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Israël exerce son influence

Copyright 2011 Dominique Tronc


Israël exerce son influence par son Ecriture ou Ancien Testament,  et aussi dans les Évangiles et des Epîtres du Nouveau Testament, rédigés entre ~50  et ~120. Des « païens au seuil » de la diaspora sont attirés par le message judaïque. Leur adhésion est facilitée au sein de la nouvelle secte juive lorsque Paul estime caduques des pratiques contraignantes. S’ensuit disputes, opposition entre deux camps qui se définissent au second siècle, séparation : deux religions - traditionnelle d’un peuple élu et nouvelle à l’ambition universelle - ne peuvent partager un Messie dont ils n’attendent d’ailleurs pas le salut sous une forme qui puisse être commune. De nombreux convertis cherchent une confirmation de leur foi en Jésus-Christ dans l’adhésion improbable d’une Synagogue qui possède l’Ecriture. Lorsque de minorité combattue, les chrétiens deviennent majoritaires à la fin du quatrième siècle, ils  persécutent les juifs perçus comme négationistes de la nouvelle religion d’Etat. Pourtant, beaucoup plus tard, après l’an mil,  les marranes contribuèrent à la renaissance de la mystique chrétienne en Espagne ; enfin , à la renaissance, l’influence de la mystique juive s’exerça directement en Italie dans le milieu des kabbalistes chrétiens.

L’Ancien Testament

L'Ecriture, nom juif de l'Ancien Testament repris dans l’actuelle traduction œcuménique chrétienne [TOB], contient les dits de prophètes qui ont rencontré l’Absolu et qui furent pour certains d’entre eux des mystiques, comme Jérémie ou comme le « second Isaïe ». Le prophétisme comme expression de la vie intérieure (à une époque où la personne humaine, qui ne disposait d’aucun moyen d’écrire dans l’intimité, et demeurait par ailleurs étroitement dépendante de son clan, ne pouvait que difficilement laisser trace d’une conscience intérieure autonome) est un modèle qui précède celui de la sainteté individuelle (manifesté sous la forme héroïque des moines du désert, inspirés peut-être par la communauté des Thérapeutes, en tout cas par des précédents égyptiens [28]). Le prophétisme sera au XVIIIe siècle repris par des réformés protestants qui s’inspirent étroitement de l'Ecriture pour remplacer ainsi la médiation cléricale. Ce qui posera longtemps problème : ainsi une madame Guyon consultée sera défavorable à l’annonce prophétique en Ecosse de jeunes exilés camisards, tandis que le réformateur méthodiste Wesley fera face aux enthousiastes.

Le livre d'Isaïe est une bibliothèque prophétique couvrant plus de deux siècles. Le premier Isaïe est un personnage extraordinaire qui a prophétisé à un âge relativement jeune, vers -740, et son activité s'est étendue sur une période d'au moins quarante ans : il s'oppose aux injustices et annonce la colère divine. Le second Isaïe se situe deux siècles plus tard, vers -540, au milieu de ses frères exilés. Il est suivi d'un troisième Isaïe qui aurait exercé son ministère à Jérusalem dans les deux premières décennies qui suivirent le retour d'exil. Les versets 52, 13 à 53, 12, constituent le sommet du second Isaïe, ainsi rendus dans la TOB :

 Il était méprisé, laissé de côté par les hommes, homme de douleurs, familier de la souffrance, tel celui devant qui l'on cache son visage ; oui, méprisé, nous ne l'estimions nullement. En fait, ce sont nos souffrances qu'il a portées, ce sont nos douleurs qu'il a supportées, et nous, nous l'estimions touché, frappé par Dieu et humilié. Mais lui, il était déshonoré à cause de nos révoltes, broyé à cause de nos perversités : la sanction, gage de paix pour nous, était sur lui et dans ses plaies se trouvait notre guérison. ... Brutalisé, il subit ; il n'ouvre pas la bouche, comme un agneau traîné à l'abattoir...


Le thème du serviteur souffrant, juste qui plaide pour son peuple, a aidé les chrétiens à comprendre la figure de Jésus et à se comprendre eux-mêmes, placés face à des promesses de renouveau qui ne se réalisaient pas concrètement. Cette évocation d’une Ecriture dans ce qu’elle recèle de mystique laisse de côté d'autres textes plus récents, qui sortent de la ligne prophétique, dont se détachent Job et le Cantique des cantiques. On en retrouve les thèmes abondamment commentés par tous les spirituels, en particulier lors de la collaboration autour du Cantique entre Bernard de Clairvaux et Guillaume de Saint-Thierry [29].

Le Nouveau Testament.

Le Nouveau Testament comporte, outre l’Apocalypse, deux ensembles textuels qui ont sensiblement le même volume : d'une part les quatre Évangiles, d'autre part l'ensemble formé par les Actes des apôtres composés par un disciple de Paul et associé aux Epîtres de ce dernier. Les Epîtres précédèrent la fixation du texte des Evangiles.

Les mystiques reprendront très souvent des versets de saint Jean, des Epîtres de Paul, que l’on peut considérer comme un des leurs. Ainsi du verset qui sera cité très fréquemment :

…et je vis, mais non plus moi-même : c'est Jésus-Christ qui vit en moi : et en ce que je vis maintenant dans la chair, je vis dans la foi du Fils de Dieu, qui m'a aimé, et qui s'est livré lui-même pour moi [30].


Par exemple madame Guyon (1648-1717) en donne l’explication suivante [31] :

Nous ne sommes plus à nous-mêmes sitôt que nous sommes désappropriés, que nous avons perdu notre propre âme en Dieu. Nous sommes transformés en l’image de Dieu [2 Co 3, 18] c’est-à-dire, transformés en Jésus-Christ, qui est l’image du Père, de sorte, dit-il ailleurs, que je ne vis plus, moi, mais Jésus-Christ vit seul en moi. Je Lui ai cédé par une entière désappropriation la place que je tenais en moi et que j’avais usurpée. Lorsque les mystiques parlent de l’incarnation mystique, c’est la même chose dont parle saint Paul par le terme de formation de Jésus-Christ en nous [Ga 4, 19], qu’il appelle aussi révélation de Jésus-Christ [Ga 1, 16].


Le premier siècle appelle une redéfinition du judaïsme au regard de la domination gréco-romaine qui ne permet plus l’isolement culturel. Jésus parfait le message prophétique ; il n’a plus besoin de la médiation externe des prêtres mais il enseigne avec autorité et monte à grand risque au Temple de Jérusalem pour la Pâque. Ensuite,

Paul et la première génération chrétienne, à la suite même de Jésus, opèrent un singulier retournement des valeurs, où ce qu'il y a de plus faible et méprisable l'emporte désormais ... Ce retournement historique est à la base de la pensée et de la pratique chrétiennes, ou du moins devrait l'être. Il s'exprime, entre autres, dans une ancienne hymne judéo-chrétienne, reprise et aménagée par Paul : « Lui (Jésus) qui appartient à la réalité divine n'a pas considéré comme une proie à saisir d'être à l'égal de Dieu ; au contraire, il s’est lui-même vidé, assumant (en lui) la réalité de l’esclave en devenant semblable aux hommes ; puis ... il s’abaissa lui-même, en devenant obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix » ... singulier retournement des valeurs, où ce qu’il y a de plus faible et méprisable l’emporte désormais sur les gloires apparentes de ce monde [32].

Paul, scandalisé comme le devait être un juif pratiquant, par le rôle de médiateur direct qu’assume Jésus, qui ne baptise plus dans l’eau, comprendra que le judaïsme doit être vécu de l’intérieur ; ce qui ôte dès lors toute importance aux prescriptions minutieuses de la Loi juive, incluant la circoncision, parce que le comportement éthique ne trouve plus son fondement dans la Loi mais procède spontanément de la foi vive, c’est-à-dire d’une expérience déjà mystique.

L’apport judaïque.

L’apport du judaïsme est constant depuis l’établissement de ses communautés, en particulier dans le sud de l’Europe : on le verra en Espagne lorsque nous évoquerons les sources d’un trop bref siècle d’or mystique. Ces communautés ont jouées un rôle d’intermédiaire entre les deux grandes (de par le nombre de leurs adeptes) religions, chrétienne et musulmane, en partie filles de l’Ecriture. Ce rôle d’échange est illustré de façon exemplaire à Tolède par les interprètes traducteurs des textes qui vont féconder les premières universités occidentales.

Puis les persécutions qui prennent de l’ampleur à partir de la fin du XIIe siècle [33] entraînent des conversions douloureuses et ambigues  favorisant le développement du christianisme : les conversos de la fin du XVe siècle se retrouvent nombreux dans les ordres religieux espagnols, comme l’illustre saint Jean d’Avila (1499-1569), défenseur de Teresa, elle-même d’ascendance juive du côté de son grand-père paternel. Enfin lorsque l’on entreprend l’étude approfondie des sources de la Vulgate latine on a recours à la connaissance des convertis de langue hébraïque : c’est le cas pour la bible polyglotte d’Alcala (1514-1517) [34].

Cette histoire de l’alternance des coopérations et des persécutions est trop complexe pour qu’il soit possible ici d’en cerner les contours, sinon en les évoquant succinctement à l’aide d’une table présentée à la fin de ce chapitre. La succession de leurs localisations géographiques suggère l’imbrication difficile des communautés juives dispersés au sein des majorités tantôt chrétiennes, tantôt musulmanes, qui préservent leur foi par leur contrainte mobilité [35].

La Kabbale chrétienne constitue un lieu de rencontre marqué par la mystique propre à la grande tradition remontant au Zohar (~1280). Mais elle est négligée par les juifs et rejetée par les chrétiens : ils y voient un affadissement ou un danger. Au sein du judaïsme, la tradition mystique n’a retrouvé droit de cité que récemment. Elle apparaissait comme un obscurantisme s’opposant à l’intégration tentée depuis le siècle des lumières, dont témoigne la vie de Moses Mendelssohn (1729-1786) [36].  Récemment, la redécouverte de cette tradition a été l’oeuvre de trois générations marquées par Buber, Scholem, Idel [37]. La mystique juive n’a jamais été largement diffusée, sinon peut-être de manière voilée, et par des relais très indirects. On note au XVIIe siècle le rôle de Spinoza, trop longtemps considéré seulement comme l’archétype de l’athée, pour les juifs comme pour les chrétiens.

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