Israël exerce son influence par son Ecriture ou Ancien Testament,
et aussi dans les Évangiles et des Epîtres du Nouveau Testament,
rédigés entre ~50 et ~120. Des « païens au seuil » de la diaspora
sont attirés par le message judaïque. Leur adhésion est facilitée au
sein de la nouvelle secte juive lorsque Paul estime caduques des
pratiques contraignantes. S’ensuit disputes, opposition entre deux
camps qui se définissent au second siècle, séparation : deux religions
- traditionnelle d’un peuple élu et nouvelle à l’ambition universelle -
ne peuvent partager un Messie dont ils n’attendent d’ailleurs pas le
salut sous une forme qui puisse être commune. De nombreux convertis
cherchent une confirmation de leur foi en Jésus-Christ dans l’adhésion
improbable d’une Synagogue qui possède l’Ecriture. Lorsque de minorité
combattue, les chrétiens deviennent majoritaires à la fin du quatrième
siècle, ils persécutent les juifs perçus comme négationistes de
la nouvelle religion d’Etat. Pourtant, beaucoup plus tard, après l’an
mil, les marranes contribuèrent à la renaissance de la mystique
chrétienne en Espagne ; enfin , à la renaissance, l’influence de la
mystique juive s’exerça directement en Italie dans le milieu des
kabbalistes chrétiens.
L'Ecriture, nom juif de l'Ancien Testament repris dans l’actuelle
traduction œcuménique chrétienne [TOB], contient les dits de prophètes
qui ont rencontré l’Absolu et qui furent pour certains d’entre eux des
mystiques, comme Jérémie ou comme le « second Isaïe ». Le prophétisme
comme expression de la vie intérieure (à une époque où la personne
humaine, qui ne disposait d’aucun moyen d’écrire dans l’intimité, et
demeurait par ailleurs étroitement dépendante de son clan, ne pouvait
que difficilement laisser trace d’une conscience intérieure autonome)
est un modèle qui précède celui de la sainteté individuelle (manifesté
sous la forme héroïque des moines du désert, inspirés peut-être par la
communauté des Thérapeutes, en tout cas par des précédents égyptiens
[28]). Le prophétisme sera au XVIIIe siècle repris par des réformés
protestants qui s’inspirent étroitement de l'Ecriture pour remplacer
ainsi la médiation cléricale. Ce qui posera longtemps problème : ainsi
une madame Guyon consultée sera défavorable à l’annonce prophétique en
Ecosse de jeunes exilés camisards, tandis que le réformateur méthodiste
Wesley fera face aux enthousiastes.
Le livre d'Isaïe est une bibliothèque prophétique couvrant plus de deux
siècles. Le premier Isaïe est un personnage extraordinaire qui a
prophétisé à un âge relativement jeune, vers -740, et son activité
s'est étendue sur une période d'au moins quarante ans : il s'oppose aux
injustices et annonce la colère divine. Le second Isaïe se situe deux
siècles plus tard, vers -540, au milieu de ses frères exilés. Il est
suivi d'un troisième Isaïe qui aurait exercé son ministère à Jérusalem
dans les deux premières décennies qui suivirent le retour d'exil. Les
versets 52, 13 à 53, 12, constituent le sommet du second Isaïe, ainsi
rendus dans la TOB :
Le thème du serviteur souffrant, juste qui plaide pour son peuple, a
aidé les chrétiens à comprendre la figure de Jésus et à se comprendre
eux-mêmes, placés face à des promesses de renouveau qui ne se
réalisaient pas concrètement. Cette évocation d’une Ecriture dans ce
qu’elle recèle de mystique laisse de côté d'autres textes plus récents,
qui sortent de la ligne prophétique, dont se détachent Job et le
Cantique des cantiques. On en retrouve les thèmes abondamment commentés
par tous les spirituels, en particulier lors de la collaboration autour
du Cantique entre Bernard de Clairvaux et Guillaume de Saint-Thierry
[29].
Le Nouveau Testament comporte, outre l’Apocalypse, deux ensembles
textuels qui ont sensiblement le même volume : d'une part les quatre
Évangiles, d'autre part l'ensemble formé par les Actes des apôtres
composés par un disciple de Paul et associé aux Epîtres de ce dernier.
Les Epîtres précédèrent la fixation du texte des Evangiles.
Les mystiques reprendront très souvent des versets de saint Jean, des
Epîtres de Paul, que l’on peut considérer comme un des leurs. Ainsi du
verset qui sera cité très fréquemment :
Par exemple madame Guyon (1648-1717) en donne l’explication suivante
[31] :
Le premier siècle appelle une redéfinition du judaïsme au regard de la
domination gréco-romaine qui ne permet plus l’isolement culturel. Jésus
parfait le message prophétique ; il n’a plus besoin de la médiation
externe des prêtres mais il enseigne avec autorité et monte à grand
risque au Temple de Jérusalem pour la Pâque. Ensuite,
Paul et la première génération chrétienne, à la suite même de Jésus,
opèrent un singulier retournement des valeurs, où ce qu'il y a de plus
faible et méprisable l'emporte désormais ... Ce retournement historique
est à la base de la pensée et de la pratique chrétiennes, ou du moins
devrait l'être. Il s'exprime, entre autres, dans une ancienne hymne
judéo-chrétienne, reprise et aménagée par Paul : « Lui (Jésus) qui
appartient à la réalité divine n'a pas considéré comme une proie à
saisir d'être à l'égal de Dieu ; au contraire, il s’est lui-même vidé,
assumant (en lui) la réalité de l’esclave en devenant semblable aux
hommes ; puis ... il s’abaissa lui-même, en devenant obéissant jusqu’à
la mort, et la mort de la croix » ... singulier retournement des
valeurs, où ce qu’il y a de plus faible et méprisable l’emporte
désormais sur les gloires apparentes de ce monde [32].
Paul, scandalisé comme le devait être un juif pratiquant, par le rôle
de médiateur direct qu’assume Jésus, qui ne baptise plus dans l’eau,
comprendra que le judaïsme doit être vécu de l’intérieur ; ce qui ôte
dès lors toute importance aux prescriptions minutieuses de la Loi
juive, incluant la circoncision, parce que le comportement éthique ne
trouve plus son fondement dans la Loi mais procède spontanément de la
foi vive, c’est-à-dire d’une expérience déjà mystique.
L’apport du judaïsme est constant depuis l’établissement de ses
communautés, en particulier dans le sud de l’Europe : on le verra en
Espagne lorsque nous évoquerons les sources d’un trop bref siècle d’or
mystique. Ces communautés ont jouées un rôle d’intermédiaire entre les
deux grandes (de par le nombre de leurs adeptes) religions, chrétienne
et musulmane, en partie filles de l’Ecriture. Ce rôle d’échange est
illustré de façon exemplaire à Tolède par les interprètes traducteurs
des textes qui vont féconder les premières universités occidentales.
Puis les persécutions qui prennent de l’ampleur à partir de la fin du
XIIe siècle [33] entraînent des conversions douloureuses et
ambigues favorisant le développement du christianisme : les
conversos de la fin du XVe siècle se retrouvent nombreux dans les
ordres religieux espagnols, comme l’illustre saint Jean d’Avila
(1499-1569), défenseur de Teresa, elle-même d’ascendance juive du côté
de son grand-père paternel. Enfin lorsque l’on entreprend l’étude
approfondie des sources de la Vulgate latine on a recours à la
connaissance des convertis de langue hébraïque : c’est le cas pour la
bible polyglotte d’Alcala (1514-1517) [34].
Cette histoire de l’alternance des coopérations et des persécutions est
trop complexe pour qu’il soit possible ici d’en cerner les contours,
sinon en les évoquant succinctement à l’aide d’une table présentée à la
fin de ce chapitre. La succession de leurs localisations géographiques
suggère l’imbrication difficile des communautés juives dispersés au
sein des majorités tantôt chrétiennes, tantôt musulmanes, qui
préservent leur foi par leur contrainte mobilité [35].
La Kabbale chrétienne constitue un lieu de rencontre marqué par la
mystique propre à la grande tradition remontant au Zohar (~1280). Mais
elle est négligée par les juifs et rejetée par les chrétiens : ils y
voient un affadissement ou un danger. Au sein du judaïsme, la tradition
mystique n’a retrouvé droit de cité que récemment. Elle apparaissait
comme un obscurantisme s’opposant à l’intégration tentée depuis le
siècle des lumières, dont témoigne la vie de Moses Mendelssohn
(1729-1786) [36]. Récemment, la redécouverte de cette tradition a
été l’oeuvre de trois générations marquées par Buber, Scholem, Idel
[37]. La mystique juive n’a jamais été largement diffusée, sinon
peut-être de manière voilée, et par des relais très indirects. On note
au XVIIe siècle le rôle de Spinoza, trop longtemps considéré seulement
comme l’archétype de l’athée, pour les juifs comme pour les chrétiens.