Madame Guyon
Correspondance
III
Chemins mystiques
Edition critique établie par Dominique Tronc
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Au XVIIIe siècle paraissent les Lettres chrétiennes et spirituelles sur divers sujets qui regardent la vie intérieure ou l’esprit du vrai christianisme. De cet ensemble, nous avons prélevé les lettres dont l’identité des destinataires nous est connue grâce à l’Indice que nous devons à Dutoit, second éditeur des écrits de Madame Guyon. Leur séquence constitue une partie de notre tome I. Restaient les lettres dont les destinataires et la date de rédaction demeurent inconnus ou, dans quelques cas, trop imprécis pour en faire état d’une façon assurée. Le lecteur les trouvera dans ce dernier tome que nous avons complété par vingt et une lettres nommément attribuées à Madame Guyon et publiées dans le Directeur Mystique ainsi que par des Témoignages spirituels. Elle y apparaît nettement comme le successeur de Monsieur Bertot dans la direction de leur groupe spirituel.
Nous avons proposé Chemins mystiques comme titre à ce recueil. Les premiers éditeurs offraient les expressions Vrai christianisme et Vie intérieure. La première nous a semblé datée, marquée par son temps. Quant à la vie intérieure, elle est perçue aujourd’hui comme limitée au seul domaine de notre psychologie[1].
Pour qui a lu la Vie et certaines lettres du tome I, le terme mystique suscite celui d’ineffable, qui implique la difficulté, sinon l’impossibilité, de décrire l’expérience particulière de qui est touché au profond du cœur. Révoquant l’approche par la raison d’un état qui la dépasse, l’ineffable, littéralement, révoquerait toute tentative d’expression intelligible. En fait l’expérience se dit néanmoins, mais se donnant comme à éprouver pour ainsi dire par le lecteur lui-même. Le style se permet des approximations, des détours, de métaphores - et de longues phrases non avares d’anacoluthes, parce que la correction de la forme, la rigueur, la concision sont peu adaptées à l’évocation d’états qui ne peuvent qu’être suggérés.
Or nous allons admirer le style des lettres de ce tome III. Avant de considérer ce qui est pour nous la cause la plus profonde d’une clarté qui n’a pas toujours frappé jusqu’ici le lecteur de Madame Guyon, faisons leur place à deux facteurs objectifs. D’une part le pasteur Poiret est intervenu : fidèle généralement, il corrige néanmoins des fautes trop criantes envers la syntaxe,
[1] On observe un tel glissement dans les autobiographies par exemple, depuis celles de Thérèse d’Avila et de Madame Guyon, passant par celles de Rousseau, Maine de Biran, Amiel, jusqu’aux introspections modernes.
peut-être au su de Madame Guyon, tant l’anacoluthe peut occasionner de gêne. Mais la rédactrice garde un rôle prépondérant. Son âge et la maturité de sa vie spirituelle expliquent en partie cette intelligibilité nouvelle de son texte.
Elle s’adresse beaucoup à des commençants. Il faut pour eux s’appliquer à la clarté et répéter la leçon, l’encouragement, la directive si besoin est - ce qui a entraîné contre la Dame l’accusation d’être monotone, alors qu’elle est surtout un bon maître, qui ne méconnaît pas la sévérité et sait donner élan à la rigoureuse discipline. Son dessein est bien d’accompagner. Elle sait se faire entendre parce qu’il lui est donné de se faire entendre.
Si nous voulons replacer Madame Guyon parmi les courants de la spiritualité occidentale, il s’agit d’une forme sobre où le pur amour est tout à la fois le moyen et le but. On la nomme souvent mystique affective. Elle fut particulièrement développée par trois courants qui s’influencèrent mutuellement : le courant franciscain transmis par Herp ou Harphius (1400-1477), puis Bernardo de Laredo (1482- v.1540) ; le courant issu de Ruusbroec (1293-1381), propagé par le même Herp et avec la contribution de cartusiens tels que Hugues de Balma (13e-14es.) ; enfin le courant carmélitain illustré par Jean de la Croix (1542-1591). Cette mystique affective s’opposerait à une mystique spéculative, appelée encore improprement contemplation intellectuelle, issue de Plotin, Denys, Eckhart (~1260-1328). Mais les « spéculatifs affirment simplement que l’homme est un miroir vivant » qui reflète le divin et l’opposition avec la mystique affective disparaît dès que l’amour de ce modèle divin prend le dessus [2].
Historiquement, au sein du siècle précédant la naissance de Madame Guyon, le courant spirituel dans lequel elle s’inscrit fut initié en France par le franciscain du tiers ordre régulier Chrysostome de Saint-Lô (1594-1646). Dans une moindre mesure, Madame Guyon fut influencée par le franciscain capucin Benoît de Canfield (1562-1610), premier confesseur de la réforme du couvent de Montmartre auquel fut attaché son père spirituel, Monsieur Bertot (1620-1681). Elle est enfin tributaire des Grands Carmes illustrés par Jean de Saint-Samson (1571-1636) et par son disciple Maur de l’Enfant-Jésus (~1617-1690), dont nous avons lu vingt et une lettres adressées à la jeune femme au début du premier volume de cette correspondance.
Tout ce contexte de sa formation intérieure nous permet donc, puisqu’on ne trouve chez elle aucune spéculation, mot pris par nous ici en son sens de « recherche abstraite », de la rattacher en premier lieu à la mystique affective
[2] Dict. Spir., art. « Mystique », vol. 10, col. 1633. – Sur le terme affectif, -ive , Littré, 2e sens : « Facultés affectives par opposition à facultés intellectuelles ».
la plus orthodoxe. Quant à l’influence quiétiste, elle est certaine, transmise par le Père Lacombe, d’origine italienne, et renforcée par leur séjour commun en Piémont chez l’évêque Ripa (-1691) lié au cardinal Petrucci (1636-1701), figure éminente du quiétisme italien. Mais cette influence ne nous paraît pas dominante par rapport aux courants précédents. Il s’agit plutôt d’un « air du temps » prévalant chez les mystiques affectifs. Madame Guyon est d’ailleurs plus tributaire des figures « pré-quiétistes » de Grégoire Lopez (1542-1596) et de Falconi (1596-1638) que de la Guia espiritual de Molinos (1628-1696)[3].
Les éditeurs du XVIIIe siècle avaient pour but de fournir aux disciples une nourriture préparant à l’oraison[4]. Ils évitent d’indiquer les noms des correspondants et suppriment toutes les dates et confidences intimes [5]. Ils effectuent très probablement un tri dans leurs sources en ne conservant que les lettres qui traitent de sujets spirituels.
L’éditeur Poiret adopte la répartition classique des trois voies de purification, d’illumination, d’union. Cette division tripartite est devenue traditionnelle dans la voie mystique avant même que Hugues de Balma ne l’adopte comme plan de sa Théologie mystique. Cette division avait été reprise pour la correspondance de Jean de Bernières (1602-1659) [6] en « Lettres pour la vie purgative, lettres pour la vie illuminative, lettres pour la vie unitive ». Elle convient donc aussi à Madame Guyon, qui s’inscrit dans le courant issu
[3] Madame Guyon nie avoir connu Molinos pour des raisons évidentes. Nous trouvons toutefois des points communs entre la Guia - vue sous un jour nouveau depuis l’édition et la présentation de J.-I. Tellechea Idigoras, 1976 - et (par exemple) le Moyen court. La Guia elle-même copie parfois trop fidèlement Falconi, dont la célèbre lettre prend place auprès d’écrits de Madame Guyon et du P. Lacombe dans les Opuscules spirituels, édités par Poiret en 1720. Notons que Joseph de Jésus Maria Quiroga (1568-1628), fidèle défenseur de Jean de la Croix, frère Laurent (1614-1691), apprécié de Fénelon, la Mère du Saint-Sacrement ou Catherine de Bar (1614-1698), « une sainte » aux yeux de Madame Guyon, la Mère Bon (1636-1680), furent suspectés de quiétisme.
[4] Ainsi de nombreux exemplaires de la Vie édités par Poiret transitent par l’intermédiaire du Dr. Keith de Londres, figure connue de nombreux intellectuels de l’époque, qui se charge d’en assurer la distribution, tout particulièrement chez les disciples écossais (Henderson, Mystics of the North-East, Aberdeen, 1934).
[5] « Les copies qui nous en sont tombées entre les mains étaient sans noms », affirme Poiret en préface, ce qui ne veut pas dire qu’il les ignorait : un copiste tel que Dupuy lui survivra longtemps.
[6] Bernières, Les Œuvres spirituelles […] seconde partie contenant les lettres…, divisée elle-même en trois parties : « Lettres où les maximes et avis spirituels pour la vie purgative sont mis en pratique » ; « …pour la vie illuminative… », « …pour la vie unitive… » . Les lettres seules couvrent 528 pages dans l’édition de Paris, Veuve Martin, 1675.
de Bernières par l’intermédiaire de Bertot. Les trois voies sont utilisées comme classement des lettres au sein de chaque volume de petit format édité par Poiret : un tel « livre de poche » peut ainsi être médité indépendamment des autres parce que les lettres qu’il contient couvrent entièrement le chemin mystique. Nous avons conservé ce modèle tripartite de répartition et les séquences organisées par Poiret, en les regroupant simplement au sein de chacune des trois voies puisque nous éditons quatre volumes en un seul.
Les thèmes de la vie mystique sont seuls présents. Un grand nombre de lettres furent écrites après l’épreuve des prisons : la « dame directrice » est maintenant âgée et un certain élan, voire l’exubérance, a disparu chez elle. Elle assure, pendant les quatorze années qui lui restent à vivre, une direction auprès de disciples beaucoup plus jeunes, dont les problèmes se ressemblent. Elle est maintenant très loin des difficultés antérieures et très enfoncée dans un état mystique immuable. Elle ne peut que répéter inlassablement ce qui, pour elle, est devenu si évident et si simple : abandonnez-vous à la grâce, et c’est tout ! Tout ceci explique une certaine « distance » : elle est passée très au-delà des problèmes qui agitent ses correspondants et son amour inlassable les aide à les surmonter avec une grande douceur et une large tolérance.
Demeure finalement une grande simplicité propre à la vie mystique totalement unifiée. Cette simplicité se retrouve de même chez Marie de l’Incarnation (1599-1671) à la fin de sa vie, pour citer un exemple assez proche dans le temps, participant au même réseau spirituel autour de Bernières.
La plus grande partie de ce volume reprend les éditions du XVIIIe siècle qui se trouvèrent être jusqu’à maintenant les seules sources imprimées de lettres de Madame Guyon, pour les lettres anonymes et non datées : Lettres chrétiennes et spirituelles sur divers sujets qui regardent la vie intérieure, ou l’esprit du vrai christianisme, Cologne [Amsterdam], [Pierre Poiret], J. de La Pierre, 4 tomes, 1717-1718, reprises très fidèlement en Lettres chrétiennes et spirituelles sur divers sujets qui regardent la vie intérieure, ou l’esprit du vrai christianisme. Nouvelle éd. enrichie de la correspondance secrète de M. de Fénelon avec l’auteur, [Jean-Philippe Dutoit], Londres [Lyon], 1767-1768, 5 tomes. Elles ont été présentées au début de notre premier volume, « Description des sources ».
L’Avertissement de P. Poiret nous renseigne sur l’élaboration des quatre volumes de Lettres :
« On ne saurait dire à qui elles ont été écrites, puisque les copies qui nous en sont tombées entre les mains étaient sans noms. Cependant ceux qui nous les ont fait tenir, et qui ne se sont point nommés eux-mêmes, nous ont averti qu'une bonne partie avaient été écrite à des personnes très considérables [...] Le nom de l'auteur ne s'y trouvait pas non plus [...] Au reste, elles n'avaient point de dates, excepté quelques-unes, qui nous font conjecturer en général qu'elles ont été écrites quelques cinq ou six ans avant et après l'année quatre-vingt et neuvième du dernier siècle.
Comme il y en avait un trop grand nombre pour n'en faire qu'un seul volume on les a partagées en plusieurs, et pour y observer quelque sorte d'ordre, on a divisé chaque volume en trois parties, à la première desquelles on a rangé les lettres dont les sujets ont le plus de rapport à l'état des commençants ; à la seconde, celles qui regardent un état plus avancé; et à la troisième, les autres qui désignent un progrès qui va encore plus loin. [...] [7]. »
On note la juste prudence de Poiret dans les appellations de ces parties (« …Un progrès qui va encore plus loin »), que nous reprenons pour titres. Il n’est pas judicieux de tenter un regroupement plus fin au sein de chaque sous-ensemble élémentaire [8] compte tenu de l’existence de courtes séries que nous rencontrons ici ou là, de lettres qui se suivent, adressées à un même correspondant inconnu.
[7] Lettres…, tome premier, §7-8, p.XXVI-XXVIII.
[8] Soit par exemple la séquence des lettres de la voie illuminative du second des quatre volumes (le cinquième volume de l’édition Dutoit, consacré à Fénelon, etc. ne présentant pas une telle distribution). Il y a 4 x 3 = 12 tels sous-ensembles.
Cet ensemble est allégé des lettres dont on connaît les destinataires par l’Indice de Dutoit donné au tome cinquième de son édition des lettres, ces dernières ayant été reprises, lorsqu’il n’y avait pas d’autre source manuscrite, dans les séries de directions spirituelles de notre premier volume.
A cette ensemble allégé, s’ajoutent les vingt et une lettres publiées en 1726 dans le Directeur Mystique et reprises à la fin du cinquième tome de Dutoit, quelques lettres étrangères aux éditions de Poiret et de Dutoit, provenant de manuscrits que nous n’avons pas édités jusqu’ici ; enfin la belle lettre de la « païsane ».
L’édition Dutoit est très fidèle, au point de respecter la pagination de Poiret malgré son format différent, mais s’avère plus complète. Une description complète est donnée dans notre premier volume. Nous indiquons ici ce que nous avons repris ici de ses cinq tomes :
Tome I : « Avertissement [cité ci-dessus] qui était à la tête de l’Édition de Hollande, sous le nom de Cologne », [Poiret], p. XIX-XXVIII. […] Lettres I à CCXL , [classées en trois parties et dans chaque partie par thèmes spirituels] p. 1-694.
Tome II : Lettres I à CC, [classées en trois parties sans subdivision thématique], p.1-614.
Tome III : Lettres I à CLVI, [classées en trois parties], p. 1-694.
Tome IV : Lettres I à CXVI, [classées en trois parties], p. 1-403.
Tome V : « Lettre accessoire […] d’une païsane de la connaissance de Mad. G. », p. 169-188. […] « Quelques lettres spirituelles de Madame Guyon telles qu’elles se trouvent dans le volume IV des œuvres de Mr. Bertot », p. 464-559.
Nous présentons en premier les lettres dont les destinataires sont connus ou qui sont datées, ensuite les nombreuses lettres sans dates ni destinataires connus. Elles formeraient une masse indistincte si nous ne reprenions, comme nous l’avons déjà indiqué, les trois grandes subdivisions de Poiret. Cela implique le regroupement au sein de chaque subdivision de contributions provenant tour à tour de ses quatre premiers tomes.
La belle « lettre d’une paysanne » ferme la correspondance de Madame Guyon : elle nous a paru souligner le but qu’elle se proposait, illustré par son Moyen court, de s’adresser aux humbles comme à ceux de rang plus élevé dont les noms nous sont parvenus.
Des Témoignages spirituels complètent ceux, de nature biographique, qui figuraient à la fin de notre second volume. La plus grande partie est constituée d’écrits de jeunesse remarquables par la lumière qu’ils jettent sur les débuts d’un chemin mystique.
Le plan du volume est le suivant :
Introduction.
Lettres spirituelles.
Lettres dont les destinataires sont connus, ou datées :
I. Lettres à Fénelon.
II. Lettres au marquis de Fénelon.
III. Lettres à d’autres correspondants.
IV. Lettres datées.
Lettres sans dates ni destinataires connus :
I. « L’état des commençants ».
II. « Un état plus avancé ».
III. « Un progrès qui va encore plus loin ».
Lettre d’une paysanne.
Témoignages spirituels.
Annexes et tables.
Index général. - Distribution de l’ensemble de la correspondance. -Table des illusgtrations. - Table générale des lettres figurant dans les trois volumes. - Table des matières.
Les titres des lettres comportent la référence numérique « [D(utoit).tome.lettre] », en vue de faciliter la recherche d’une lettre dans les anciennes éditions. A défaut du correspondant et de la date, nous faisons souvent suivre cette référence du titre courant, le plus souvent judicieux, donné par les premiers éditeurs. [Parfois nous lui substituons le nôtre, entre crochets]. Nous omettons en revanche le résumé plus ample qui figurait en italiques au début de chaque lettre.
La ponctuation du texte est modernisée ainsi que l’orthographe.
Des membres de phrase, indiqués entre parenthèses, apparaissent souvent comme des précisions qui ne s’imposent pas : s’agit-il d’ajout par les éditeurs de parenthèses ou du texte d’origine ? Madame Guyon utilisait très rarement des parenthèses et nos premiers éditeurs introduisent rarement des crochets (que nous reprenons) pour signaler leur intervention ; ainsi le doute demeure. Nous avons décidé cas par cas.
Les références bibliques sont reprises des premiers éditeurs qui suivent l’ordre de la Vulgate. Nous les complétons parfois par la traduction du verset cité si cela peut aider à éclairer la pertinence de la citation dans le contexte. Nous utilisons la révision d’Amelote pour le Nouveau Testament et la traduction de Sacy pour l’Ecriture.
Nous reprenons le texte constituant la conclusion du dernier volume du Directeur mystique (1726) qui rassemble (surtout mais non exclusivement) les œuvres de Bertot, posant ainsi Madame Guyon comme héritière dans la lignée mystique. La pagination indiquée entre crochets est celle du Directeur mystique. Elles sont précédées par l’indication : « Seconde section contenant quelques lettres spirituelles de Madame Guyon qui n’ont point encore vu le jour.. »
Ces lettres sont reprises par Dutoit, vol. 5, p. 464-559 sous le titre : « Quelques lettres spirituelles de Madame Guyon telles qu’elles se trouvent dans le volume IV des Œuvres de Mr. Bertot », avec la note suivante : « Les lettres qui suivent sont adressées au célèbre Mr. Poiret ». En fait seule la quatrième lettre lui aurait été adressée de manière sûre selon l’Indice, p. 630 du même volume : « A Mr. Poiret […] Quelques-unes des Lettres de Me. Guion, extraites du 4e volume de Mr. Bertot, singulièrement la 4e et non pas les 22 lettres, comme porte la note qui est au bas de la page 464. »
Dieu, en nous créant, a mis dans l’essence de notre âme une tendance de réunion à son principe et un germe d’immortalité. Si l’âme ne perdait point son innocence après son baptême et qu’elle fût instruite de se tourner au-dedans et d’invoquer Dieu, elle y découvrirait cette pente à la réunion et, demeurant sans cesse tournée vers ce je ne sais quoi qu’elle y découvrirait, sans se tourner vers elle ni vers aucune créature, elle découvrirait d’une manière admirable ce Dieu caché dans le fond d’elle-même. Elle éprouverait ce principe vivant qui animerait toutes ses actions.
Mais ceci est très rare que, dès l’enfance, on cherche Dieu de la sorte, ce que l’on aurait fait dans l’état d’innocence et que la grâce de Jésus-Christ [311] nous communiquerait si nous ne perdions pas la grâce du baptême. Mais elle est offusquée1 par le venin du Serpent, ce qui fait que l’âme devient propriétaire et que l’amour-propre, qui se glisse partout, qui se
1Offusquer signifie pendant très longtemps « arrêter dans son fonctionnement régulier ». (Rey).
mélange avec toutes les œuvres de justice et porte sans cesse l’âme à se recourber sur elle-même, à attribuer à son soin et à sa fidélité une grâce si éminente, fait qu’elle se détourne de Dieu. C’est ce qui fait qu’il est si rare de trouver des âmes qui aient conservé l’innocence de leur baptême, et entièrement fidèles à ne se recourber jamais sur elles-mêmes et à ne se rien attribuer ni approprier, qu’il est inutile d’en écrire.
Il faut en revenir à la conversion. Si une âme, après avoir péché, et qui sent les pointes des remords et un désir véritable de se convertir, prenait la route de son intérieur, c’est-à-dire qu’elle cherchât Dieu au-dedans d’elle-même et qu’elle se tournât à Lui dans son fond de tout le cœur, sa conversion serait tout d’un coup véritable, et elle se perfectionnerait d’autant plus qu’elle s’attacherait plus fortement à Dieu habitant en elle. Elle s’éloignerait de plus en plus de la créature, et par conséquent du péché, car pour retourner au péché, il faudrait qu’elle se détournât encore de Dieu et s’en séparât, car l’homme ne pèche jamais qu’en s’éloignant de Dieu, se détournant de Lui et se retournant vers la créature. Il est donc certain que celui qui, dès le moment de sa conversion, retournerait à Dieu dans son intérieur, et L’y chercherait avec une constante fidélité et y adhérerait sans cesse, serait parfaitement converti du péché à la grâce.
Mais comme la cupidité et les mauvaises [312] habitudes sollicitent sans cesse l’homme animal d’adhérer à elles, et que l’homme spirituel est affaibli par la contradiction que lui donne l’homme animal et par l’empire qu’il a eu sur son esprit, il faut, dans le commencement de la conversion, châtier son corps et vivre dans une mortification continuelle sans se ménager, sans quoi on n’avance pas, et l’on vit toujours dans la nature. La lumière étant alors donnée pour se combattre soi-même, on doit y travailler de toutes ses forces, et se roidir contre ses passions. A mesure que l’âme adhère à Dieu, Dieu la soulage dans son travail ; et la douceur de Sa présence, la paix, tout concourt à rendre ce travail aisé.
Il faut remarquer qu’il est de la dernière conséquence de travailler à la correction des défauts pendant que la lumière est tournée de ce côté-là, car, l’intérieur croissant, la lumière des défauts se perd peu à peu, et l’âme pour ne s’être pas servie de la lumière actuelle, vit avec un mélange de grâce et des défauts considérables. De plus, c’est que, ne travaillant pas avec la lumière actuelle pour ses défauts extérieurs, Dieu ne travaille pas par l’application de la divine justice à purifier les défauts fonciers, l’amour-propre et la propriété. Ainsi sans la fidélité à ce premier travail, on ne devient jamais une nouvelle créature en Jésus-Christ, on n’arrivera jamais en cette vie à son origine et perdra des biens immenses et infinis.
Tout dépend donc d’abord d’une mortification générale, entière et sans interruption, avec une adhérence continuelle à Dieu, soit dans [313] l’oraison soit durant le jour. Et comme Dieu nous aide dans nos faiblesses, Il fait la principale partie de l’ouvrage, car Il ne le fait pas alors entier, laissant occupée la propre activité de l’âme contre elle-même, ce qui l’amortit peu à peu et enfin fait tomber l’âme dans l’état passif. Il faut ajouter à ces mortifications une grande fidélité à remplir les devoirs de son état et préférer l’ordre de Dieu à tout le reste. Dieu donne ordinairement un grand goût pour la croix, et la divine Providence n’en laisse pas manquer. La volonté par cette adhérence continuelle à Dieu se gagne de plus en plus, et devient peu à peu souple, pliable, et conforme à celle de Dieu. L’âme se soumet sans cesse à Dieu et perd aussi toute facilité de raisonner, l’esprit se simplifie insensiblement, en sorte qu’à mesure que la foi s’empare de l’esprit et fait tomber le raisonnement, la charité s’empare de la volonté et lui ôte peu à peu toute activité, comme la foi a ôté celle de l’esprit.
L’âme arrivée ici croit n’avoir plus rien à faire tant elle goûte de paix et de tranquillité. Ce n’est néanmoins que le commencement ; c’est un état tantôt actif, tantôt passif, jusqu’à ce que Dieu, par Son opération en foi et amour, ait absolument détruit toute l’activité de l’âme, et qu’elle devienne passive. Alors non seulement son oraison est passive, mais ses épreuves le sont aussi. L’âme avait bien eu quelques tentations, mais c’était peu de chose : elle discernait fort bien sa résistance, qui lui paraissait d’autant plus vigoureuse que son activité était plus forte. Mais cette résistance même, si démêlée, si aperçue soutenant sa propriété, Dieu lui envoie de plus fortes tentations de toutes [314] manières, car il est alors question d’une purification foncière ; et comme elle a perdu son activité, elle ne résiste que passivement, de sorte qu’elle entre dans des craintes terribles, ne démêlant pas assez sa résistance. Au commencement, elle la discerne encore, mais plus elle devient passive, moins elle la peut discerner. C’est ce qui la met dans des désespoirs effroyables par la crainte d’offenser Dieu. Elle croit même souvent que ses tentations et ses peines lui sont venues par sa faute, quoique cela ne soit point. De sorte que, si elle n’a pas une personne éclairée, elle retournerait sur ses pas, et se trouvant encore plus misérable, ou elle quitte la piété, ou elle se désespère presque.
Que faut-il donc faire en cet état ? Faut-il combattre activement ? Point du tout. Cela est presque impossible, et l’âme rentrant dans sa propre conduite tomberait dans le péché. Que faut-il faire ? S’abandonner à Dieu sans réserve, afin qu’Il détruise en nous nos ennemis. S’Il ne le fait pas sitôt, c’est à cause de cet amour-propre qui est comme identifié à nous, et qui se nourrit de ce qu’il discerne, et qui s’attribuerait la victoire que Dieu remporte. Enfin plus
les tentations durent longtemps, plus nous devons conclure que notre amour-propre et notre propriété sont fortement enracinés en nous.
Il est d’une grande conséquence de mourir sans cesse à soi-même dans cet état d’épreuve, ne cherchant ni en soi ni en aucune créature de l’appui et du soulagement, se laissant dévorer à la peine, sans se multiplier par actes formés, ni aussi se divertir avec les créatures sous prétexte de détourner sa peine ou de ne pas s’en occuper. Il faut demeurer mort et renoncé [315] entre les mains de Dieu, en Lui faisant un sacrifice de tout soi-même en temps et en éternité. L’âme est, par cette peine, si prodigieusement humiliée qu’elle ne voit qui que ce soit qu’elle ne croie meilleur que soi, même les plus grands pécheurs. Elle se livre à la divine Justice afin qu’elle s’exerce sur elle sans l’épargner, et que, si elle a été assez malheureuse pour offenser Dieu, (ce qui lui est impossible de démêler, ne pouvant être assurée du pour ni du contre,) qu’elle la punisse des châtiments les plus rigoureux. Elle désire d’abord d’être punie en cette vie, mais enfin elle se résigne totalement aux décrets éternels de Dieu sur elle.
Peu à peu, de cette profonde humiliation et de cette haine qu’elle conçoit contre elle-même, elle tombe dans le néant. Elle n’a plus ces peines véhémentes, ce qui lui est une douleur bien plus profonde : elle croit être devenue insensible, elle se croit endurcie, et qu’elle a perdu Dieu. Car plus l’âme est exercée par les peines et tentations, plus Dieu Se cache, jusqu’à ce que l’âme désespérant de toute chose et d’elle-même, elle tombe dans un repos de mort et de néant.
Lorsqu’elle n’attend plus rien, qu’elle n’espère plus rien d’elle ni en elle, c’est alors que Jésus-Christ, cette divine lumière, vient éclairer ses ténèbres et lui dit comme à Lazare3 : « Sors dehors ». Elle sort effectivement de ce sépulcre et est dans un étonnement le plus grand du monde d’apercevoir ce nouveau jour qui n’est encore qu’en son commencement. Elle sent une paix profonde et intime, non sensible. [316] Elle se trouve vivante après une si profonde mort. Elle ne comprend pas encore tout son bonheur, qui croît peu à peu comme le jour. Ce commencement n’est que comme l’aube du jour ou crépuscule, qui s’éclaircit insensiblement. L’âme se trouve si différente de ce qu’elle a été autrefois, qu’elle ne se connaît plus elle-même ; elle est dans l’admiration et dans un profond anéantissement devant Dieu, se tenant dans sa bassesse et laissant à Dieu faire en elle et d’elle ce qui Lui plaît, sans y prendre aucune part. C’est ici le commencement de la nouvelle créature qui emporte avec soi des états sans nombre. Mais j’ai tant écrit de ces derniers états que ceci suffit.
21 Jean 4, 1.
3Jean 11, 43.
J’ai vu par votre lettre que vous êtes en peine sur la filiation. Il y en a de deux sortes : l’une qui se connaît par des effets extérieurs. Celui qui nous engendre à Jésus-Christ est notre véritable Père, et N.1 vous doit tenir cette place, puisque Dieu s’est servi de lui pour cela. Il y a une autre filiation qui se fait par le cœur et d’une manière purement intérieure : Dieu donne mouvement à ce cœur supérieur de se répandre dans un autre. Et le divin petit Maître se sert de ce moyen, en sorte que celui pour lequel ce don est fait en ressent les effets d’une manière tranquille et recueillie. C’est une filiation intime et purement intérieure, plus rare que l’autre, qui a besoin d’une grande fidélité et d’une [317] correspondance entière de la part de celui qui doit recevoir, sans quoi la grâce que Dieu répandait par ce moyen, redonde2 sur celui que Dieu avait choisi pour se communiquer. On en trouve deux exemples dans l’Evangile. Lorsque l’hémorroïsse approcha de Jésus-Christ, Il demanda : « Qui est-ce qui m’a touché, etc. ? Une vertu secrète est sortie de moi3 ». Il en est de même de ce cœur maternel : il sent une vertu secrète qui sort de lui pour se communiquer à cet enfant de grâce. Mais lorsque le cœur de l’enfant est inappliqué ou qu’il manque de foi, on éprouve intérieurement ce que dit Jésus-Christ dans une autre endroit : S’ils sont enfants de paix, ils recevront la paix ; mais s’ils ne sont pas enfants de paix, cette paix retournera sur vous4. Ainsi je vous dis qu’il y a de ces filiations purement intérieures et que l’âme goûte en silence lorsqu’elle est préparée pour cela : ce silence est plus efficace qu’une multitude de paroles. Je ne crois donc pas que ce soit cette seconde filiation qui soit entre N. et vous, mais pour la première, dont parle saint Paul, vous n’en devez pas douter.
Il est certain que le démon fait ce qu’il peut pour empêcher l’union des saints. Jésus-Christ ne demande qu’à réunir tout en Lui, et le démon ne tâche qu’à tout diviser. Mon cher frère, défiez-vous de tout ce qui divise, sous quelque prétexte qu’on se puisse servir. Le démon se sert de l’inquiétude de l’esprit pour tourmenter les enfants de Dieu ; il se sert de certains défauts extérieurs que Dieu leur laisse pour les cacher et à eux et aux autres, pour
1Il s’agirait de Fénelon ? Nous pensons plutôt à Pierre Poiret car l’allusion à « l’union des saints » et l’adresse finale à « mon cher frère… », suggère un correspondant protestant. Il pourrait s’agir de Godart van Evijk et de sa femme, membres du groupe de Poiret qui demeuraient à Rijnsburg. (v. M. Chevallier, Pierre Poiret…, p.116).
2 Redonder : au figuré, « être en excès, abonder en ». (Rey).
3Luc, 8, 45-46.
4 Luc, 10, 6.
diminuer [318] l’estime qu’on doit avoir d’eux, ne se souvenant pas assez que Dieu Se sert des choses faibles pour confondre les fortes5. Il est dit6 que, lorsque les enfants de Dieu étaient en Sa présence, Satan se trouvait avec eux. Il en fait de même à présent : il n’y a rien qu’il ne fasse pour diviser, il tente de toutes manières, et c’est une expérience que les plus grands serviteurs de Dieu ont faite. Il tenta Lot de quitter Abraham, sous prétexte que leurs serviteurs ne pouvaient vivre ensemble et qu’il n’y avait pas assez d’étendue pour leurs troupeaux ; vous savez tout ce qui lui arriva après qu’il eut quitté ce grand serviteur de Dieu. Roidissez-vous contre tout ce qui peut vous désunir, Dieu vous ayant unis pour achever ensemble votre course. Je vous dirais volontiers ce que disait le grand saint Antoine à Euloge7 : « vous êtes prêts à paraître devant Dieu, prenez garde qu’Il vous trouve ensemble, afin que vous ayez la récompense qu’Il vous a destinée. » Je ne doute point de votre droiture et de la sincérité de votre cœur, et je suis bien assurée que vous ne voudriez rien faire volontairement [qui pût déplaire à Dieu]8, mais le démon pallie si fort les choses par ses artifices qu’il ne nous laisse rien à nous reprocher. Y avait-il une plus grande droiture que celle du bon Euloge ? Que n’avait-il point fait pour l’estropié ? Cependant saint Antoine le reprit sévèrement.
Prenez courage, mon cher frère, et notre chère sœur aussi. Je vous souhaite à tous deux toutes sortes de bénédiction. Vos âmes me sont très chères en Jésus-Christ .
[319] Il est vrai, les écrits pour les commençants sont plus à la portée de tout le monde, tout le monde les entend. Mais il y a aussi un inconvénient en cela, que ceux qui ne voient que des écrits pour les commençants, y demeurant attachés toute leur vie sans avancer d’un pas, ne meurent point à eux-mêmes, ne rendent point justice à Dieu, ne restituent point leurs usurpations, et par conséquent ne Lui rendent pas une grande gloire.
Sans s’attacher si fort aux détails des moyens, ceux qui ont appris qu’il faut se renoncer continuellement et mourir par tous les événements de la Providence dans l’état et la condition où Dieu nous a mis, ceux, dis-je,
5I Corinthiens, 1, 27.
6 Job, 1, 6 - 2, 1.
7 Voir Vitae Patrum Rosweidi Lib. VII chap. 19. Lib. VII c.26 (Poiret).
8Les crochets indiquent une addition probable de l’éditeur Poiret.
qui savent cela et qui ont une oraison simple, doivent se contenter de ce détail : se beaucoup abandonner à Dieu, se tenir dans un anéantissement profond, n’attendre rien de soi, attendre tout de Dieu, et néanmoins faire tout ce qui se présente à faire à chaque instant. Celui qui saura ces choses, qui sera assez petit pour assujettir les lumières de la raison à la foi, ne manquera pas d’arriver, ayant plus de détails qu’il ne lui en faut. Mais l’esprit de l’homme veut toujours voir un détail pour s’y attacher et pour s’en nourrir, et rentre par là dans la circonférence de lui-même dont on le veut faire sortir ; il ne fait plus que décrire un cercle sans trouver le point central ; et étant arrêté à la circonférence, il n’arrivera [320] jamais au but quand il marcherait sans cesse.
Presque tous les hommes sont arrêtés par leur propre raison, qui veut juger elle-même de ce qui est fort au-dessus de sa portée, et qui, au lieu de devenir assez petite pour en faire faire l’expérience, veut juger des plus profondes expériences. Ces personnes veulent, disent-elles, marcher par la foi nue et l’abandon, et cependant raisonnent sans cesse sur l’un et sur l’autre, et ne veulent point sortir des bornes de leur capacité propre parce qu’ils ne veulent point mourir à leur propre raison ; ces personnes au bout de trente ans seront les mêmes et, se tenant fixées à leurs idées et à leur raisonnement, ne passeront point outre. Tous les détails du monde ne leur serviront de rien, car ils ne feront que les rejeter encore dans la circonférence du raisonnement : ils reculent au lieu d’avancer. Celui qui sait mourir à soi à chaque moment, croire et s’abandonner, deviendra bientôt savant par son expérience. Celui qui ne veut rien pour soi, qui veut Dieu pour Dieu, qui ne cherche que la gloire de Dieu, qui aime Dieu purement, qui ne veut d’autre récompense dans son amour que l’amour même, sera bientôt parfait, non selon ses vues, mais selon Dieu.
Mais pourquoi changer de route ? Pourquoi avez-vous abandonné celle que vous suiviez ? « Je voulais vous tailler à ma mode, dit le Seigneur, je voulais vous rendre selon mon cœur, mais vous n’avez pu porter votre nudité : vous cherchez des habillements : vous êtes autant et plus rentré en vous-même que vous avez fait de pas pour en sortir. Rentrez dans votre simplicité, abandonnez-vous à Moi tout de nouveau, laissez-vous conduire [321], reprenez votre chemin. Ne cherchez que Moi pour Moi, et non pour vous satisfaire en vous-même, et vous rentrerez dans votre voie : Je vous conduirai par tout le soin de Ma Providence, vous serez Mon peuple et Je serai votre Dieu ». Sinon, vous irez toujours dans une route contraire, vous vous éloignerez de plus en plus, vous vous dessécherez, vous irez non dans les ténèbres de la foi, mais dans les ténèbres de vous-même.
Je vous assure, N.1, que Dieu vous appelle à une foi très simple et très nue, à un certain général que vous éprouvez, et si je puis avoir certitude de quelque chose, c’est de cela. Loin qu’une foi particularisée et une oraison discursive vous fussent avantageuses, elles vous nuiraient beaucoup, parce qu’elles entretiendraient votre raisonnement, qui est tout ce qu’il y a de plus mauvais chez vous. Ce raisonnement, en vous tirant de la simplicité de la foi, vous jetterait dans un labyrinthe d’incertitudes, vous multiplierait en vous-même et serait contraire au dessein de Dieu sur vous.
Soyez donc certifié que Dieu vous appelle à une oraison très simple, à une foi pure, nue et générale. Il veut être le principe de votre oraison. Quand vous n’aurez qu’un simple recueillement, demeurez-y : c’est le meilleur pour vous, étant cela où Dieu vous appelle. Lorsqu’Il vous donnera quelque vue ou goût particulier, soit de Sa [322] volonté soit de Sa Providence, recevez-le de même : tout ce qui vient de Dieu, ne multiplie point. Ce qui pourrait vous nuire est ce que vous vous donneriez vous-même, sous quelque prétexte que ce puisse être, appréhendant d’être oisif et de vous dénuer 2 trop tôt. Laissez-vous en la main de Dieu qui prend soin de vous.
Les distractions vagues de l’imagination n’interrompent point l’oraison, pourvu qu’on ne s’y entretienne pas volontairement. Je crois comme vous qu’une oraison trop longue ne vous accommode pas : une faite par reprise vous conviendrait davantage. Cependant il ne faut pas vous étonner des sécheresses ; elles sont utiles. Lorsque vous êtes trop distrait, un simple retour au-dedans suffit, soit adorant la divine volonté qui vous tient en cet état pour vous purifier, soit en vous supportant vous-même et votre pauvreté, rendant hommage par elle à l’indépendance divine. Ne désirez ni un état ni un autre, mais d’être à chaque moment comme Dieu vous fait être.
Jusqu’à ce que l’âme ait une longue habitude au recueillement, il lui est fort pénible : Dieu tire d’un côté, l’habitude et les sentiments de l’autre. C’est quelque chose qui divise ; à la suite, cela vous sera plus facile. Je voudrais que sitôt que vous vous sentez attiré au recueillement, vous cessassiez toutes choses dans l’instant pour vous habituer au repos ; quand ce ne serait que
1Cette lettre est adressée à Pierre Poiret, v. notre note qui introduit les 21 lettres présentes. Compte tenu de son caractère introductif à l’oraison simple, il s’agit peut-être ici de la première d’une série à laquelle certaines des lettres suivantes appartiendraient. Poiret fut un pasteur protestant philosophe disciple de Descartes et estimé par Leibnitz, ce qui explique la critique qui suit du « raisonnement ». On note l’inutilité d’une « foi particularisée » : Fénelon tenta en vain de convertir le pasteur.
2Dénuer : démunir.
pour des moments, ce moment aura toujours son effet, car ces moments sont des touches qui portent effet dans l’âme quoiqu’on n’en connaisse rien, car quoique les touches ne soient que pour des moments, l’effet reste subsistant, comme un coup de lancette laisse une [323] cicatrice : ainsi ces petits moments de grâce sont très efficaces, pourvu qu’on ait la fidélité de n’en laisser passer aucun sans y correspondre. C’est la voix du Verbe qui appelle. Cette fidélité à correspondre à ces moments est plus essentielle pour avancer qu’une longue oraison. La raison de cela est que c’est nous qui choisissons nos temps, mais, alors, c’est Dieu qui appelle et qui est le principe du temps et de la prière.
Dieu, qui vous appelle à la simple unité, n’a garde de vous donner du goût pour les mystères en particulier, etc., parce que cela, en vous multipliant, vous empêcherait de tomber dans l’unité. Mais lorsque étant réduit en unité, vous aurez trouvée Dieu Lui-même, qui vous invitera à vous perdre en Lui, vous trouverez en Lui tous les mystères sans vous multiplier, et d’une manière admirable. Mais le temps n’en est pas venu. Il faut donc à présent tendre à l’unité et éviter tout ce qui peut vous multiplier. Rien ne peut vous multiplier que votre propre action sous bon prétexte. Croyez ce qu’on vous dit au-dessus de vos vues, de vos lumières et de vos sentiments. Lorsque Dieu a choisi un moyen pour nous faire connaître ce qu’Il veut de nous, il Le faut croire sans envisager ce moyen, mais simplement Dieu qui nous a choisi un tel moyen : le plus faible et le plus pauvre est le plus propre en Sa main.
Si Dieu a les desseins sur vous qu’Il m’a fait connaître, et si vous n’y mettez point d’obstacle, vous éprouverez encore plus votre misère et pauvreté, afin que, n’attendant rien de votre propre industrie, vous vous jetiez à corps perdu dans le divin abandon.
Ce que vous dites de votre état est vrai, c’est- [324] à-dire cette tendance vers Dieu qui vous invite amoureusement et vous donne l’instinct d’y correspondre. Toutes les créatures paraissent peu au cœur qui a goûté Dieu. La plus grande marque que Dieu est dans un cœur, c’est qu’Il fait disparaître tout le reste, comme il est dit que les montagnes se sont évanouies en la présence du Dieu de Sinaï 1.
1Psaumes 96, 5 et 67, 9.
Tant que nous désirons des assurances dans notre voie, nous sommes accablés d’incertitude, et c’est une peine qui dure longtemps et qui augmente
toujours considérablement. Cette peine sert à exercer l’âme, mais elle ne la fait point avancer et ne la purifie que médiocrement, l’arrête et recule même souvent, à moins qu’elle n’en fasse l’usage que je vais dire : c’est de s’abandonner totalement à Dieu et de redoubler son abandon à mesure que l’incertitude augmente. Lorsqu’on en use de la sorte, l’incertitude fait beaucoup avancer l’âme, la purifie, la fait mourir à elle-même, et fortifie son abandon à un point qu’elle arrive à se déprendre d’elle-même, s’abandonnant au-dessus de tout intérêt propre, croyant au-dessus de toute foi comprise, espérant contre l’espérance même. Comme la foi et l’abandon ôtent tous les appuis, l’âme reste incertaine, car le [325] plus fort appui est la certitude. Il n’y a qu’à s’abandonner toujours plus fortement au-dessus de toute certitude ; alors, sans trouver de certitude, on trouve l’immuable.
L’incertitude ou plutôt la peine de l’incertitude ne vient que de l’amour de nous-mêmes, et de ce que nous n’abandonnons pas assez à Dieu tout ce qui nous concerne pour entrer dans l’amour de Son ordre et de Ses desseins éternels sur nous. L’incertitude vient de retour sur nous-mêmes : tout retour sur nous-mêmes vient d’amour-propre, sous quelque bon prétexte qu’on le fasse et quel nom qu’on lui puisse donner. Le parfait amour est comme une pure flamme qui monte toujours en haut et qu’on ne recourbe point vers soi-même.
Vous me répondrez : « Mais je ne sais si ce que je fais déplaît à Dieu, et c’est ma peine ». Si vous n’êtes qu’incertain, allez votre chemin en vous abandonnant sans réserve à Celui qui ne peut se méprendre et qui ne veut pas vous tromper. Si vous êtes certain de ne pas faire Sa volonté, donnez- vous bien de garde de [ne] jamais faire ce que vous êtes certain que Dieu ne veut pas de vous. A l’incertitude, il faut l’abandon total, mais à la certitude d’un mal, il faut plutôt mourir que de le commettre ; cette règle est certaine. Evitez tout ce que vous connaissez avec certitude être mal ; lorsque vous avez fait quelque chose qui ne vous a pas paru mal avant que de le faire, et qu’ensuite la réflexion vous fasse douter et hésiter, il n’y a alors qu’à s’abandonner à Dieu sans réserve. Il ne faut pas agir dans le doute ; mais quand une chose est faite, il faut agir avec Dieu en enfant et s’abandonner [326] pour tout ce qui en peut être et arriver. De cette manière, l’incertitude, loin de vous nuire, vous servira : ce sera comme un coup d’éperon pour réveiller votre abandon, empêchant qu’il ne s’engourdisse.
Ô Lumière éternelle, conduisez vous-même N. dans ces sacrées ténèbres qu’il faut franchir pour vous trouver, puisque, selon l’Ecriture1, un nuage
épais vous environne, et ailleurs2, une eau ténébreuse et profonde. Mais à quoi servent les paroles, ô Seigneur, si Vous-même ne les imprimez dans le fond de son cœur ? L’habitude de raisonner fait un obstacle si grand à l’abandon, à la foi nue, au pur amour, que c’est à vous, Seigneur, à détruire cette habitude. Nous frappons à la porte : Vous seul la pouvez ouvrir. Et quand vous l’aurez une fois ouverte, qui pourrait la refermer ?
Ô Tout immense, il n’importe de quel moyen vous vous servez pour nous enfoncer dans notre néant, pourvu que nous puissions dire avec le Prophète-Roi : « J’ai été réduit au néant et je ne l’ai pas su3 ». Car tant que dure la voie de l’anéantissement, nous ne comprenons point que c’est pour nous anéantir que Dieu permet tout ce qui nous arrive ; nous ne le connaissons que quand il est arrivé. Et à quoi le connaît-on ? Ecoutons Job : « J’ai été réduit à néant, il a emporté mon désir comme un vent4. » Ainsi qu’un vent impétueux enlève tout ce qui est léger, le néant enlève tous les désirs ; or, c’est à cette impuissance de désirer qu’on connaît qu’on est anéanti. Celui qui ne désire [327] plus, se contente de tout, se trouve bien partout, ne cherche et ne craint rien.
Voilà le néant où Dieu vous appelle. Vous n’y arriverez que par un abandon généreux qui vous fasse outrepasser toute vue et tout sentiment, par une foi dénuée de tout appui, par un amour pur qui exclut tout intérêt propre.
1 Ps. 96, 2.
2 Ps. 17, 12.
3 Ps. 72, 22.
4 Job 30, 15.
Ce serait une idée bien illusoire de croire qu’il fallût, par des péchés, risquer son éternité pour l’amour de Dieu. Celui qui n’aime pas assez Dieu pour ne pas appréhender de Lui déplaire, ne L’aimera jamais assez pour Lui abandonner, absolument et sans restriction, son sort pour le temps et l’éternité. Ce même Sauveur qui a dit que celui qui ne renonce pas à tout ce qu’il possède ne peut être son disciple1, nous a aussi assuré2 que nul ne peut assez donner pour sauver son âme ; que, quand on donnerait tout ce qui est au monde pour la sauver, ce n’est rien en comparaison du prix de notre âme, qui a coûté tout le sang d’un Dieu. Il dit aussi : Celui qui veut perdre son
âme pour l’amour de moi, la sauvera par cette perte3; mais Il ne parle de la perdre pour Lui qu’après avoir perdu tout le reste pour la sauver. Comment celui qui tient à mille choses serait-il en état de perdre son âme pour Dieu ? [328]
Lorsque nos péchés sont effacés par la pénitence, et que nous sommes dans une résolution sincère de plutôt mourir que d’offenser Dieu, alors l’âme peut et doit abandonner son sort entre les mains de la Justice pour le temps et l’éternité. Il faut pour cela qu’on n’ait que des péchés passés, et non des présents. J’appelle péchés présents ceux qu’on a encore inclination de commettre, et lorsqu’on n’est pas prêt de les éviter au dépens de sa vie. Celui qui n’est pas résolu d’en éviter pour jamais l’occasion, qui flatte ou entretient le penchant de son cœur, est bien éloigné de cette charité qui fait dire à saint Paul : Nous sommes assurés que ni la mort, ni la vie, etc. ne sauraient nous séparer de la charité de Dieu qui est en Jésus-Christ4. Celui qui a des attaches est bien loin de donner tout son bien aux pauvres et de livrer son corps aux flammes, qui sont des actions qu’on peut néanmoins faire sans charité. Comment aurait le pur amour celui qui, étant tout enfoncé en soi-même, est plein de soi, de raisons et d’opinions ?
Le pur amour est si grand, si élevé, que rien moindre que Dieu ne peut l’arrêter un moment. Son feu monte toujours en haut et ne penche jamais d’aucun côté. C’est cet amour que la multitude des grandes eaux ne saurait éteindre, car, comme il est dit dans le Cantique5 : « Quand l’homme donnerait tout ce qu’il a et tout ce qu’il est, il le compterait pour rien au prix de la charité. » Cette charité a porté Jésus-Christ à quitter le sein de Son Père pour notre amour, et nous craignons d’abandonner [329] un pays où nous trouverions immanquablement la perte de ce même amour ! « Ecoutez6, ma fille, quittez la maison de votre père, et le roi concevra de l’amour pour votre beauté. » Votre âme sera véritablement belle, si vous renoncez toutes choses et vous-même pour son amour.
Mais, grand Dieu, que nous en sommes loin ! Nous avons quitté le péché, mais nous en conservons l’inclination. Nous ne combattons pas nos penchants : loin d’en avoir de l’horreur, nous y pensons avec plaisir. Nous nous éloignons toujours plus de la vérité en nous affermissant dans nos pensées et nos inclinations. Or la vérité est charité, et la charité ne se trouve point en dehors de la vérité. On trouve bien quelque ressemblance de charité,
mais ce n’est point elle-même, comme ces fausses pommes qui ressemblaient si fort aux véritables, qu’on ne pouvait les discerner qu’en les ouvrant. Il ne faut pas flotter entre deux termes : il faut choisir l’un ou l’autre.
Je prie Dieu de vous envoyer Sa véritable lumière, d’éclairer votre esprit, d’embrasser votre cœur, et de vous faire faire la véritable Pâque. Après que les Israélites eurent passé la Mer rouge, ils ne la repassèrent plus pour retourner en Egypte. Je prie Dieu qu’Il vous donne quelque Moïse. [330]
1Luc 14, 33.
2Marc 8, 37.
3Matth. 10, 39.
4Rom. 8, 38-39.
5Cant. 8, 7.
6Ps. 44, 11-12.
Dieu ne détruit jamais les vertus comme vertus, mais il détruit la propriété de ces mêmes vertus. Dieu, loin de détruire les vertus théologales, les rehausse et ennoblit admirablement. La foi n’a donc garde d’être détruite en l’âme ; au contraire, elle est tellement fortifiée dans les choses essentielles à la religion qu’elle y devient inébranlable, et ce qui avait paru douteux à la raison faible et flotteuse est imprimé dans l’âme avec des caractères ineffables et ineffaçables. Ce que Dieu détruit est le propre raisonnement. Car, quoique la foi soit si conforme à la raison, elle ne peut admettre le propre raisonnement. Il faut marcher de foi en foi d’une foi qui ne nous est obscure qu’à cause de la faiblesse des yeux de notre entendement, dans une foi nue. Remarquez que c’est toujours foi, et non destruction de foi, ce qui serait une folie.
Nous l’appelons foi nue parce qu’elle est si pure qu’elle n’admet aucun raisonnement pour croire. Elle croit parce que cela est, sans chercher de certitude ni de lumière. Car loin que les lumières et les certitudes servent à la foi, elles la détruisent, car qui dit croire suppose qu’on ne voit point, qu’on ne sait point. On ne croit point ce qu’on voit ni ce dont on est certain. La foi a en elle-même une certitude infaillible, mais cette certitude est en elle [331] et non en moi1 ; ainsi je dois m’attacher uniquement à elle, sans chercher en moi des certitudes qui lui seraient entièrement contraires et qui ne m’assureraient jamais moi-même. Car les mêmes raisons qui m’assurent aujourd’hui, seraient détruites demain par d’autres raisons qui me paraîtraient plus probables2 ; ainsi, je rendrais ma foi sujette à mon raisonnement, au lieu de captiver mon raisonnement sous le joug certain et infaillible de la foi.
Dieu ne détruit donc pas la foi : Il l’affermit et la perfectionne par la destruction de tout raisonnement, de toute lumière acquise et infuse, qui sont entièrement opposés à la foi. L’amour pur et généreux n’admet rien non plus de toutes ces choses : il soutient la foi en l’âme, lui faisant sentir que tout ce qui n’est point Dieu est indigne d’elle. Ainsi la foi sert, également avec la pure charité, à perdre l’âme en Dieu, où la foi se trouve absorbée et surmontée par la charité et non pas détruite ; au contraire, elle acquiert dans l’amour une dignité qu’elle n’avait point auparavant. [332]
1La foi étant un élan ne peut s’appuyer sur nous-même.
2On trouvera un écho de ce recours à la foi seule jusques chez S. Kierkegaard, influencé par G. Tersteegen disciple de Poiret : ainsi dans son Post-scriptum il nous présente un philosophe âgé qui découvre le nouveau livre qui remet son système en cause.
Nous1 sommes bien éloignés de vouloir poser des bornes à la puissance de Dieu, et nous sommes persuadés qu’il y a différentes routes, quoiqu’elles doivent toutes aboutir au même chemin, qui est Jésus-Christ. Mais si on ne pouvait pas se méprendre, saint Jean ne nous dirait pas1a d’éprouver les esprits, et2 : « Ne croyez pas à toutes sortes d’esprits. Vous ne savez pas de quel esprit vous êtes poussés », dit Jésus-Christ . Le zèle peut donc venir d’un bon et d’un mauvais esprit, c’est pourquoi le discernement des esprits est si nécessaire. Notre-Seigneur Jésus-Christ n’a-t-Il pas dit3 que, dans les derniers temps, il y aurait des faux prophètes ? Et plus ces derniers temps approchent, plus nous devons craindre et pour nous et pour nos frères : la charité chrétienne demande cela de nous. Il ne suffit pas d’une bonne intention pour n’être pas sujet à la méprise, car les apôtres avaient [333] de bonnes intentions dans leur zèle. Et si l’Ange de ténèbres ne se transformait pas en Ange de lumière4, il n’y aurait pas tant de méprises, et on ne nous en aurait pas précautionnés.
1Ecrite à l’occasion de certains nouveaux prophètes qui, se voyant désapprouvés de l’auteur dans une lettre (Voir la lettre 124 du 4e volume des lettres [éditée dans ce volume, D.4.124]), répliquèrent là-dessus qu’on voulait poser des bornes à la puissance de Dieu, etc. (Dutoit). – Il s’agit de camisards émigrés, « french prophets » qui firent sensation en Angleterre et en Ecosse, (ils passèrent à Edinburgh en 1709) : « their whole bodies trembled and twitched […] the messages which came from the lips of these unconscious instruments were of destruction because of God’s wrath. They called for repentance… » (v. la notice qui leur est consacrée par Henderson, Mystics of the North-East, p. 191-196). Toute une littérature de controverse se développa autour d’eux ; Henderson édite une correspondance à leur sujet entretenue par G. Garden, ami de Poiret et guyonnien (Id., p. 224).
L’Esprit souffle où il lui plaît5 : c’est au fruit qu’on connaît l’arbre6, car les voies extraordinaires doivent porter des fruits extraordinaires. Quand cela n’est pas, nous devons les suspecter. Les prophètes de Baal étaient en grand nombre, mais il n’y avait qu’un prophète du Seigneur7, et je vous assure que l’Esprit du Seigneur ne se communique guère de la sorte. Le prophète Balaam a dit8 des choses plus admirables que les autres prophètes.
Lorsqu’une impulsion extraordinaire fait agir, et qu’un esprit étranger commande avec empire, tout ce qui se dit dans ce temps doit être la vérité et ne doit point impliquer contradiction. S’il est vrai que ce soit Dieu, tout ce qui se dit dans ce temps actuel de l’impulsion d’un esprit étranger doit être absolument véritable ; si cela n’est pas, il faut conclure que l’Ange des ténèbres s’est transformé en Ange de lumière.
J’estime tout à fait la droiture et les bonnes qualités de N., mais qu’il se souvienne que les Pères des déserts envoyèrent éprouver saint Siméon Stylite et ne l’éprouvèrent que sur son obéissance9, tant les voies extraordinaires ont toujours été suspectées et examinées de près. Ce grand saint ne fut-il pas trompé lui-même lorsqu’il allait monter sur le chariot de feu, croyant être enlevé au ciel comme un autre Elie10 ? [334]
L’attache et l’amour de l’extraordinaire vient ordinairement d’un goût secret de notre propre excellence, ce qui fait que nous nous imaginons facilement que Dieu nous meut et nous pousse ; et cet amour ou certitude en nous-mêmes des choses extraordinaires est [le lieu] où la propre excellence se mêle le plus, et par conséquent ce que le démon contrefait plus facilement. Si le démon ne faisait faire que des choses mauvaises, il serait bientôt reconnu, et le cœur droit le discernerait d’abord et s’en défierait. Le diable est éloquent, il parle de Dieu parfaitement, il est chaste, il souffre ; mais il est toujours démon, parce qu’il ne saurait être humble, simple et docile. Le démon paraît zélé, charitable ; il n’est rien moins que cela. Ce fut l’amour de la propre excellence qui le fit tomber du Ciel ; il tâche de nous inspirer la même chose. C’est pourquoi saint Paul dit11 : Quand je donnerais mon corps aux flammes, etc. Si je n’ai la charité, je ne suis que comme un airain battu, car l’airain fait grand bruit lorsqu’on le frappe, mais il est vide par le dedans.
Ce qui est impétueux au-dehors est souvent vide. L’Esprit du Seigneur, dit Elie12, n’était point dans le vent impétueux, lorsqu’il était à la porte de sa caverne ; il n’était ni dans le feu ni dans la commotion ou tremblement de terre ; mais il se trouva dans le zéphir, parce que l’inspiration du Seigneur est délicate. Mais dira-t-on, le zèle d’Elie a été fort impétueux ? Cela ne venait que pour des grandes choses, et la prophétie était accompagnée de la vérité et du don de miracles : hors de cela, il passait sa vie dans la solitude et sur la montagne, ou dans les cavernes. [335]
Tout se passait dans l’Ancien Testament par l’extraordinaire. Mais depuis la naissance de Jésus-Christ, plus les choses sont simples et paraissent arriver comme tout naturellement, plus elles sont de Dieu. Ce qui arrive à Jésus-Christ, lorsqu’Il naît dans une étable, arrive comme tout naturellement: la Sainte Vierge est obligée de se faire enrôler, étant de la race de David, et obéissant aux puissances temporelles ; ne trouvant point de place dans les hôtelleries, Il est obligé de naître en une étable ; Il fuit en Egypte pour éviter la persécution comme un homme ordinaire. Il n’y a que les dernières années de Sa vie où, étant obligé de fonder Son Eglise et de détruire celle qui était établie sur des miracles si éclatants, Il fait quelques miracles et guérisons. Sa doctrine est simple et naïve, mais pleine d’une grâce divine. Il ne laisse pas, dans cet état tout simple, d’accomplir les Ecritures. La vie cachée a été Sa nourriture : il semble que le peu qu’il y a eu d’éclatant, Lui échappait comme malgré Lui, car durant trente années il n’est rien dit de Lui que ces paroles : Et il leur était soumis13, à la réserve de Sa dispute au milieu des docteurs. Mais pour faire voir qu’Il ne faisait des miracles éclatants que pour gagner un peuple mené par l’extraordinaire et dont le goût était l’extraordinaire, Il a voulu mourir pauvre et nu au rang des malfaiteurs, préférant la pauvreté, la souffrance, l’humiliation, le mépris et la confusion à tout le reste. Il semblait détruire par Sa mort ignominieuse ce qu’Il avait établi par l’éclat de ses miracles, tant Il préférait l’un à l’autre. La Sainte Vierge a mené une vie commune. [336]
Mais enfin, tendons à n’être rien ni à nos propres yeux ni à ceux des hommes, et nous serons dans la vérité. Le démon n’entre point dans ce sentier, il s’en éloigne, parce qu’il est naturellement superbe. Je prie Notre-Seigneur de faire entendre la vérité de ces paroles et de les imprimer dans le cœur d’une personne que j’estime véritablement, et auquel je souhaite le vrai bien, qui est qu’il soit animé de Jésus-Christ, simple, petit, tranquille, renoncé et mourant à tout. Amen, Jésus.
1aI Jean, 4, 1.
2Luc, 9, 25.
3Mt, 7, 15.
4II Corinthiens, 11, 14.
5cf. Jean, 3, 8.
6cf. Mt, 7, 16-20.
7III Rois, 18, 22.
8Voir Nombres, chap. 23 et 24.
9Voir Rosweidi Vit. Part. L. I. p. 177. (Dutoit).
10Voir sa vie, chap. 6, dans les Vies des saints Pères des déserts. (Dutoit).
11I Corinthiens, 13, 1-3.
12III Rois, 19, 11-13.
13Luc, 2, 51.
Quand je ne serais pas aussi convaincue que je la suis, ma chère sœur, que tout ce qui n’est pas fait par amour, mais avec gêne et contention, ne saurait subsister longtemps, votre lettre m’en aurait persuadée. L’homme est tellement né pour la liberté que tout ce qui le contraint lui est un supplice, parce qu’il le met dans un état violent ; et cette nature contrainte est comme un oiseau, qui a rompu le filet qui le retenait, et qui prend d’autant plus d’essor qu’il avait été plus gêné. Il vous est arrivé de même : vous vous êtes jetée dans l’autre extrémité, et vous avez donné l’essor à vos passions parce que vous vous étiez gênée avec excès. L’amour sacré fait faire sans gêne les choses les plus gênantes, et tout le bien dont il n’est pas l’auteur, est un supplice.
Vous avez eu grand tort de vous prendre à [337] Dieu de toutes vos peines, puisque, loin qu’Il en soit l’auteur, c’est vous qui vous [vous] les êtes causées, par la résistance que vous lui avez faite. Et vous avez éprouvé par là la vérité de ce passage : Qui a pu résister à Dieu et vivre en paix1 ? Dieu vous avait fait une très grande grâce qui était de vouloir vous conduire Lui-même à Sa mode et non à la vôtre. Au lieu de vous soumettre à Lui, vous Lui avez toujours résisté, et cette résistance a été la source du dérèglement de vos passions et ensuite de toutes vos peines. Si vous aviez soumis votre cœur et votre esprit au fort et puissant Dieu, Il vous aurait conduit, et vous auriez éprouvé une liberté douce, ainsi que Jésus-Christ le dit Lui-même : Si le Fils vous met en liberté, vous serez véritablement libre2.
Or, cette liberté consiste à être assujetti à ce Fils bien-aimé qui est à notre égard voie, vérité et vie3 : voie pour nous conduire, vérité pour nous éclairer comme notre lumière et nous instruire comme notre Maître, et vie pour nous animer. Vous vous êtes opposée à tout cela : vous avez voulu suivre votre propre voie que vous vous étiez tracée vous-même, et vous n’avez pas suivi Jésus-Christ dans le chemin où Il voulait vous mener ; et vous avez voulu suivre les règles et les méthodes de votre propre raison, et n’avez pas reçu la vérité ou lumière, Jésus-Christ ; vous avez voulu vivre en vous-même et dans votre bien-être, et Jésus-Christ voulait être votre vie, que vous ne vécussiez [sic] plus, et qu’iI vécût seul en vous. Dieu est infiniment [338] jaloux de Son domaine et de Sa sainteté : Il voulait vous assujettir à Son
empire, et vous Lui avez résisté pour agir à votre mode ; Il voulait être saint en vous, et que vous Le laissassiez agir en vous sans vous en mêler, et qu’Il fût Lui-même votre sainteté, ainsi qu’il est écrit : Je me sanctifie moi-même pour eux4.
Que faut-il faire pour remédier à cela ? C’est de laisser Dieu faire tout en vous, sans vouloir vous en mêler ni y mettre la main, sous quelque prétexte que ce puisse être, car, ma très chère sœur, toutes peines de révolte contre Dieu ne viennent que de nos résistances. Lorsque nos peines viennent simplement d’épreuves de Dieu, elles font souffrir à la vérité, mais ces souffrances, quelques grandes qu’elles soient, sont accompagnées, si ce n’est d’une résignation aperçue, du moins d’un fond soumis qui ne résiste pas. Le trouble vient de la même chose lorsque ce trouble dure. Car la paix sèche et le non-trouble ne quitte point une âme qui ne résiste pas à Dieu. Que faut-il donc faire ? Rien, rien, rien, mais vous abandonner à Dieu sans réserve. Il faut le laisser maître de votre oraison et de toute votre conduite, et vous vous trouverez tout autre. Que votre oraison soit une simple exposition devant Lui ; restez abandonnée ensuite. Vos actes, vos prières ne sont que des assurances que vous cherchez et des appuis à la nature que Dieu rejette, et où vous ne trouverez jamais la paix. Vous vous éloignez toujours plus par votre activité du but que vous cherchez. Si vous saviez vous abandonner à Dieu en temps et en éternité, ce serait la meilleure préparation à la mort que vous puissiez faire, et votre salut serait [339] d’autant plus assuré en Dieu, qu’il le serait moins en vous.
Il ne faut pas croire que Dieu rejette tout le bien que vous voulez faire. Ce n’est pas le bien que Dieu rejette : Il en est incapable, puisqu’Il est la source de tout bien. Mais le bien n’est bien, qu’autant qu’Il le connaît pour tel et qu’il est selon Sa volonté. Ce que Dieu rejette, ce sont les œuvres propriétaires, ou la propriété dans le bien, c’est-à-dire ces œuvres dont nous sommes en quelque sorte le principe, quoique la grâce les accompagne, l’opération du moi, ce qui m’est propre, qui sont les œuvres de la volonté de l’homme, et non celles de la volonté de Dieu qui sont les vraies bonnes œuvres, et non une multitude d’œuvres propriétaires qui n’ont que très peu de valeur devant Dieu. Dieu vous avait choisie pour vous conduire, et pour faire, comme dit l’Ecriture5, en vous, toutes vos œuvres. Loin de céder à ce Dieu plein d’amour et de bonté, vous Lui avez résisté de toutes vos forces, et avez été par cette résistance la cause de toutes vos peines. Il voulait vous rendre heureuse, et vous vous êtes rendue misérable.
Quittez donc toute action, toute pratique, qui ne sont pas absolument nécessaires dans votre état : abandonnez-vous à Dieu pour le temps et l’éternité. Laissez-Lui opérer votre salut, qu’Il vous prépare Lui-même à la mort. Vous retrouverez la paix, la liberté, la joie, et peut-être la santé, car la peine de la résistance altère souvent l’esprit, cause la folie ou le désespoir. Laissez tout faire à Dieu, ne vous mêlez plus de l’œuvre. Vous avez fait trop de tentatives inutiles [340] et trop vu votre impuissance. Il y a trop longtemps que vous résistez à Dieu ; cédez-Lui une bonne fois pour ne vous plus reprendre et ne plus vous mêler de vous.
Méprisez les ruses du démon, qui veut vous donner de la vanité. C’est pour vous tirer de l’oraison simple qu’il vous embarrasse l’esprit de tout cela. Car comment prendre de la vanité d’une chose où vous n’avez aucune part, et dont Dieu seul est le principe ? Ayez de la vanité de ce qui est à vous, on vous le permet. Or vous n’avez en partage que le néant et le péché ; c’est ce qui vous appartient, tout le reste est à Dieu. C’est donc à Dieu, selon l’Ecriture, qu’appartient la gloire de toutes nos œuvres6. Ne nous glorifions comme saint Paul7 que de nos faiblesses.
Je vous porterais compassion de toutes vos peines que vos résistances ont causées, si je n’espérais qu’elles vous rendront fidèle à vous laisser conduire à Dieu, et que vous étant si mal trouvée de vous être mêlée de vous, vous n’aurez plus envie de le faire. Pour le mépris de vos sœurs, c’est une excellente chose qu’il faut recevoir de tout le cœur. Je prie Dieu qu’Il vous soit toutes choses8.
1Job 9, 4.
2Jean 8, 36.
3Jean 14, 6.
4Jean 17, 19.
5Isaïe 26, 12.
6Isaïe 26, 12 et Matt. 5, 16.
7II Cor. 11, 30.
8La destinataire inconnue pourrait être sa cousine, Melle de la Maisonfort.
Ce que fait la foi est premièrement de s’élever sur le débris de notre raison ; elle combat [341] souvent et très longtemps : quelquefois la raison paraît la surmonter, d’autres fois tout est balancé ; et cela arrive souvent et dure longtemps. La peine alors de l’homme, et de l’homme raisonnable qui avait ajusté toutes choses dans la même raison autant juste qu’éclairée, est de sentir que peu à peu cette raison claire et ferme le quitte, et ne le quitte pas pour lui donner une lumière de révélation divine, certaine et brillante, mais pour le mettre dans l’obscurité et dans l’incertitude. Cela est toujours plus de cette sorte jusqu’à ce que la foi, par son obscurité sèche et pénible, ait réduit
l’âme dans un si grand aveuglement qu’elle ne va plus qu’à tâtons, et ensuite, ne pouvant plus marcher, elle est contrainte de s’abandonner sans réserve à un guide inconnu qui ne lui dit pas où il la mène, mais qui veut qu’elle s’en fie à lui lorsqu’il paraît l’égarer et la mener par des routes entièrement opposées au chemin que la raison lui avait tracé.
L’âme conduite de la sorte, voyant que ses soins sont inutiles, que sa raison est sans lumière, qu’elle perd peu à peu tout pouvoir d’user d’elle, et que les efforts qu’elle a faits pour s’en servir sont inutiles, est contrainte de s’abandonner sans réserve, de perdre toute voie et de marcher aveuglément dans un chemin qui lui paraît sans route et où elle ne trouve personne qui l’assure de la bonté de ce chemin : au contraire, l’on ne parle que de pertes et de précipices autant inévitables qu’ils sont affreux. C’est alors que la foi s’exerce parfaitement, et qu’elle fait un trophée à Jésus-Christ de la ruine de la raison ; c’est alors qu’Il devient notre propre conduite et qu’Il semble que la foi disparaisse pour [342] donner lieu à Jésus-Christ, Sagesse éternelle, de nous conduire Lui-même.
Il est à remarquer qu’à mesure que la foi travaille, en la manière que je l’ai dit, sur notre raison, la charité, encore plus active que la foi, travaille sur la volonté et fait perdre à l’âme tout dégoût, tout vouloir et non-vouloir, de sorte qu’à mesure que l’homme perd toute route et tout moyen de se conduire, il perd aussi tout vouloir d’en avoir. Et cela va si loin qu’il perd même à la fin la puissance de vouloir et de raisonner : il demeure assujetti à Jésus-Christ qui veut et ordonne tout ce qui Lui plaît et en la manière qu’il Lui plaît.
Quoique la foi travaille en même temps, le triomphe de la charité paraît le premier. Il semble à l’âme que la volonté soit bien plus tôt détruite que la raison, et qu’elle perd très longtemps le pouvoir de vouloir avant que de perdre celui de raisonner ; cela est de la sorte. Et cependant, dans la fin, l’on s’aperçoit que la volonté est ce qui se consume le dernier, et que c’est en elle que la raison se termine, que la charité absorbe la foi et que tout se trouve réuni dans la pure charité, qui est Dieu même.
Je ne vous parle point de l’espérance, quoiqu’elle soit inséparable des deux autres. C’est elle qui soutient longtemps dans le désespoir même, et c’est elle cependant qui se perd la première, car celui qui espère est supposé avoir le désir de ce qu’il espère, car l’on n’espère pas ce que l’on ne peut vouloir.
Il serait inutile à un homme aussi pénétrant que vous l’êtes1, d’expliquer les choses plus au long : il suffit que c’est là votre route sans route, et que c’est où l’on vous veut conduire [343] et où l’on vous conduira sans doute,
parce qu’il faut qu’un autre vous possède. Conduisez-vous par la raison tant que vous vous possédez vous-même, mais de quoi vous peut servir votre raison lorsqu’un plus puissant que vous vous veut conduire par un chemin tout contraire ? Je vous dis avec Jésus-Christ parlant à saint Pierre : Lorsque vous étiez jeune, vous alliez où vous vouliez ; mais lorsque vous serez devenu vieux, un autre vous ceindra, et vous mènera où vous ne vouliez point aller1. Oh ! n’est-il pas juste que Jésus-Christ règne ! qu’Il règne et que je périsse !
1Poiret ?
2Jean 21, 18.
La lettre que je vous avais écrite a fait dans votre âme l’effet que Notre-Seigneur en prétendait, qui est de vous élargir le cœur et vous communiquer paix et force pour passer l’état qu’il veut assurément vous faire passer. Ce qui a duré tout le temps que vous êtes restée fixe et ferme à ne vous épargner en quoi que ce soit de tout ce que Dieu pourrait vouloir de vous ; ce qui comprend bien des choses. Car quoique l’on ne pénètre pas en détail ce que Dieu pourrait vouloir, ce qu’Il ne montre pas toujours, ce consentement implicite suffit, comme la Sainte Vierge, en consentant à être la mère de Dieu, consentit implicitement à tous les travaux et les suites de cette maternité.
Soyez donc assurée que Dieu ne fait jamais rien faire d’extraordinaire à une âme qu’Il n’ait tiré son consentement, ou implicitement ou en [344] détail. Si vous étiez restée ferme à cette résolution de vous abandonner sans réserve, votre paix aurait toujours duré ; mais la nouvelle qui est venue vous a mise en réflexion et en retour sur vous-même, et par cela vous êtes rentrée en vous, car vous deviez agir, n’ayant un quart d’heure, comme devant y être plus longtemps. Etant rentrée en vous, vous êtes tombée dans la réflexion, et les avis du P.1, étant venus au secours de votre raison, ont fait du ravage en votre âme. Vous ne devez pas vous étonner de cela. Cela vous arrivera bien des fois avant que vous soyez établie dans l’état ferme d’abandon. Plus vous avancerez et vous précipiterez avec courage, plus vous serez forte, mais non pas à couvert de ces vicissitudes d’embarras, de peines et de scrupules, qui seront d’autant plus violents que l’état sera plus poussé et que la raison y perdra toute prise.
Le P., n’étant pas hors de la raison illuminée de la foi, ne peut pas conduire dans un chemin qui le passe absolument, de sorte qu’il est
impossible que vous entriez sans vous troubler dans ce qu’il vous dit, ni qu’il entre dans votre voie, qui sera toujours pour lui abîme impénétrable. Et c’est la différence des âmes poussées violemment par le démon d’une manière ouverte ou cachée qu’il leur reste toujours l’appui de la violence ; et quoiqu’elles ne le voient pas et se croient bien perdues, la marque qu’elles ne le sont pas autant qu’elles se le persuadent, est qu’une perte plus naturelle, plus insensible, et où il ne paraît rien de violent, les effraie, et ils ne la peuvent supporter même en choses de moindre conséquence.
Soyez donc fidèle, au nom de Dieu, non à [345] vous regarder et à suivre une fidélité qui vous paraisse telle, mais à vous perdre à l’infini : c’est la voie de Dieu sur vous. Tout ce qui n’est point cela, quelque grand et saint qu’il vous paraisse, et qu’il le soit en effet pour les autres, ne l’est point pour vous. Les conseils qui ne sont pas perte totale peuvent bien vous arrêter quelque temps, vous brouiller et vous faire entrer en vous-même ; mais ils ne vous communiqueront jamais paix et joie au Saint-Esprit, largeur et immensité dans l’immensité même. Je ne m’étonne point du dégoût ; cela vous fera un bon exercice. Mais portez tout avec courage ; c’est le temps de tout dévorer.
Quoique les dispositions où vous ont mise les conseils du P. soient bonnes en elles-mêmes et admirables pour une âme autre que la vôtre, elles ne vous sont pas utiles, parce que votre défaut n’est pas la présomption, mais la timidité, et que vous avez besoin de courage pour avancer et de vous perdre absolument de vue, de sorte que tout ce qui vous arrête en vous pour peu que ce soit, quand ce serait pour y pratiquer les plus admirables vertus, n’est plus ce qu’il vous faut. Aussi Dieu, qui a de vous un soin particulier, en vous remettant dans votre place a réveillé en vous l’instinct d’avancer et d’outrepasser tout, ce qu’il a appuyé d’un nouveau courage pour vous perdre, puisque vous ne pouvez avancer qu’en vous perdant.
Laissez donc tous les conseils et votre raison pour vous perdre dans l’abîme inconnu où Dieu vous conduira Lui-même si vous Le laissez faire, et si vous suivez en paix Ses démarches, sans vous regarder un moment sous quelque prétexte que ce puisse être. Ceci est ce que Dieu [346] veut de vous ; n’hésitez plus. La conformité de ces avis à ceux de M. Bertot2 devrait vous assurer. Mais il ne s’agit pas de chercher d’assurance, mais de vous perdre. Il vous viendra souvent dans l’esprit que vous êtes trompée et que l’on vous trompe. Ne cherchez point dans la raison des arguments pour prouver le contraire, mais dévorez tout cela, et soyez affamée de votre perte,
vous mettant avec générosité au-dessus de vous-même et de tout intérêt quel qu’il soit. Je sais bien à qui je parle, et ces avis ne sont que pour vous.
1Le P[ère] n’est pas connu.
2Des lettres et opuscules de Bertot (1620-1681), le maître de Madame Guyon, circulaient entre la France et la Hollande avant l’édition du Directeur Mystique.
Qui peut mettre des bornes au pouvoir divin pour dire : « Si l’état a été de Dieu, il doit suivre telle et telle chose » ? On veut se soutenir par quelque endroit, et lorsque tout soutien manque, c’est alors que l’esprit subtilise1 pour en trouver en quelque chose. Se reprenne et se garde qui pourra ! Pour moi, je ne puis ni ne veux faire autre chose que de me laisser davantage. Plus ma perte est assurée, et plus je suis bien, puisque celui qui n’a prétendu que de se perdre doit être entièrement content lorsque sa perte est plus sûre. Mais vouloir trouver son salut en soi-même lorsqu’il faut tout perdre en Dieu, ou prétendre sortir de sa perte, c’est n’être qu’à demi-perdu.
O vous qui êtes à Dieu, et qui valez quelque chose, conservez ce qui vous reste, ou tâchez de retrouver ce que vous avez perdu. Mais [347] pour ce cœur, il demeure perdu sans ressource, et a plus d’horreur de se regarder soi-même que du diable. Que Dieu garde ce qui est à Lui, ou qu’Il laisse perdre ce qu’il ne veut pas, que Sa volonté soit faite ! Mais il est impossible à une âme perdue en Dieu de se trouver pour s’observer, non seulement comme dans l’état passif, où cela est bien d’une autre manière ; mais c’est que celui qui n’est plus ne peut s’observer ; s’il se trouve pour cela, il est quelque chose. L’âme peut bien voir ce qu’on lui fait voir, mais ce n’est plus en elle ou comme à elle, mais hors d’elle. Il n’y a rien que le rien et la perte totale pour cette âme. Oh ! brûlez, perdez, s’il y a encore à perdre, ou s’il reste quelque chose ou au-dehors ou au-dedans qui ne soit pas perdu ! Ô Dieu, vous avez tout pouvoir ! Traitez du moins cette créature à Votre gré, mais j’aimerais mieux périr mille fois que de me trouver pour faire le moindre bien par moi-même.
Ô homme, tu veux toujours subsister en quelque chose ! Tu veux te trouver dans ta perte ! Tu veux ton salut pour toi où tu disais te vouloir perdre ! Ô Dieu, soyez seul Dieu ! Faites à jamais de ce méchant néant tout ce qu’il Vous a plu ! Qu’il soit effectivement perdu ! Il n’a pas prétendu autre chose lorsqu’il s’est jeté dans l’abandon entier, il n’a point espéré qu’un secours favorable l’en tirerait. D’où vient donc que lorsqu’il se voit comme dans l’abîme, il frémit, il pâlit, il regarde de tous côtés s’il lui peut venir
quelque secours, et n’en trouvant point, il se plaint à soi-même d’y être tombé ?
Ô âme, demeure dans ton rien ! Il faut y mourir, il faut y suffoquer, il faut tout perdre sans [348] espoir de le retrouver jamais. Mais hélas ! Où est le cœur qui est absolument sans tendance ou sans espérance, ou qui, après la perte de toute espérance conçue et de tout appui, n’a pas quelque sombre douleur ? ...2
1Entre dans des subtilités.
2Le reste de cette lettre manque. (Dutoit).
Vous demandez trop de raison, et vous voulez trop raisonner et trop d’assurance. Je n’ai nulle règle à vous donner, vous ferez ce que Dieu vous inspirera : soit que vous résistiez, ou que vous suiviez Ses mouvements, Il vous instruira par votre expérience, et Il ne vous laissera jamais égarer, ni rien retenir, sans vous faire sentir, par la gêne où Il vous mettra, ce qu’Il veut de vous. Soit que vous mouriez de douleur ou d’autre chose, c’est toujours mourir, mais, croyez-moi, si vous mourez, ce sera d’une bonne mort. Plus vous serez peinée, plus vous aurez de santé : Dieu est assez fort pour soutenir votre santé et votre esprit. Et quand il les faudrait perdre, tout n’est-il pas à Lui ? Je n’ai donc rien à vous dire là-dessus, sinon de vous laisser à Dieu : Il saura fort bien faire de vous tout ce qui Lui plaira. Pour M., il s’étrangle et le doit toujours faire, ne suivant rien que le mouvement de Dieu, et non de la cupidité.
Je n’ai aucune assurance à vous donner : peut-être serez-vous perdue1 tout de bon, je ne suis [349] caution de rien. Vous voulez des règles et des mesures dans ce qui est fait pour faire perdre toute mesure. Laissez-vous à Dieu, et faites ce qu’Il vous fera faire. Quand je ne serais plus au monde, Dieu saurait bien vous faire tomber dans l’abîme.
Communiez le plus souvent que vous pourrez. Ne craignez point ce que vous m’avez mandé, Dieu ne le permettra jamais. Je ne suis nullement surprise de toutes les pensées que vous avez, si cela n’était pas de la sorte, vous ne mourriez jamais à vous-même. Il est bon qu’il y ait quelque chose en vous de particulier qui vous fasse perdre toute assurance.
Soyez persuadée que N. est capable de tout ; si vous avez mouvement de lui parler, il ne vous en faut point retenir par les considérations de votre raison. N. a passé des trajets qu’assurément vous ne passerez pas. Je n’ai
jamais parlé à lui, mais je n’en suis pas moins savante. Il y a une manière de se connaître qui n’attend pas la découverte des personnes mêmes.
Vous voudriez être perdue et trouver des assurances dans votre perte, cela est tout à fait impossible. Il faut que tout périsse, il ne doit point y avoir de réserve pour Dieu. Vous n’êtes pas à bout de douleur et d’angoisse. Il est inutile que vous cherchiez de l’appui dans l’exemple d’autrui. Dieu ne permettra pas que vous en trouviez. Et quand vous verriez plusieurs exemples semblables au vôtre, Dieu permettra plutôt que vous crussiez toutes ces personnes dans l’illusion que de vous les laisser voir comme appui.
Laissez-vous donc sans autre soutien que la perte même où le cœur se glace par l’assurance de sa perte totale, qui sera bien autre lorsque [350] vous verrez les choses augmenter, loin de diminuer, et aller contre les idées d’état et de perfection, même dans cet état que vous vous êtes figurée selon vos vues. Plus vous avez été sage et prudente, plus vous avez eu d’égard2, plus tout vous paraîtra étrange. Je ne dis pas de vous précipiter, car je serais bien fâchée que vous prissiez de loin des idées de faire ou de ne pas faire. Mais je vous laisse à Celui qui saura bien vous faire faire Sa volonté, et après, ôter toute idée que vous l’ayez faite pour ne vous laisser voir que la nature toute pure. Et ce qui est pis, c’est que souvent l’on fait les choses comme une bête sans savoir pourquoi on les fait.
1Au féminin chez Dutoit. On appréciera la vigueur de la direction donnée.
2Avoir égard : surveiller, examiner.
Les esprits purifiés non par leur propre vertu, mais par l’abandon parfait et par le passage de leur volonté en celle de Dieu, s’écoulent les uns dans les autres, et tous ces ruisseaux ainsi mélangés se perdent dans la mer et ne font qu’une même chose avec elle. L’âme de David1 fut collée à celle de Jonathas lorsqu’il le vit, parce qu’ils se trouvèrent conformes : c’est un échantillon de la pénétration des esprits bienheureux. Il me semble que tous les mystères du temps et de l’éternité s’éprouvent dès cette vie.
Vous verrez bientôt comme Dieu ôte à [351] l’âme toute répugnance quelque légère qu’elle soit, pour tout ce qu’Il peut ordonner d’elle, et cela à tel excès qu’elle ne voit rien de bon ou de mauvais que ce que Dieu voit pour elle. Elle n’a plus nul retour, comme elle n’a plus d’intérêt. Si elle craint plus une disposition qu’une autre, quelque étrange et pleine de misères qu’elle lui paraisse, elle vit et subsiste encore, et n’est point propre à être
perdue en Dieu. Un corps mort se laisse jeter par les vagues de la mer également dans la boue ou sur le sable, dans les abîmes ou sur les rochers. Le corps vivant se défend de tout cela, et tâche avec un reste de force de gagner le rivage et d’approcher du bord ; à mesure que ses forces se perdent, il se laisse emporter au gré des ondes, mais il se laisse emporter comme malgré lui ; il a ou quelques rayons d’espérance, ou bien il est saisi de transes mortelles et accablé de désespoir. Mais sitôt qu’il est expiré, il n’a plus aucune de ces choses, ni crainte, ni désespoir, ni répugnances : il est balloté et le jouet des vagues ; cependant il n’a aucun intérêt pour soi, quel qu’il puisse être ; il en est incapable. Et si l’âme est bienheureuse, ne voit-elle pas avec plaisir son corps être le jouet des ondes, comme elle a été le jouet de la Providence ? C’est la fortune d’un homme abandonné à Dieu que d’être de cette sorte le jouet de la Providence.
Je vous dis ceci, car c’est à quoi vous êtes particulièrement destiné, à cette souplesse infinie sous la main de Dieu. Il vous jettera quelquefois dans la boue, d’autres fois Il vous mettra sur le sable ; et lorsqu’il vous paraîtra être arrivé au port, de cette même main, comme une vague, Il vous enfoncera dans le plus profond [352] de Lui-même2, et tout cela sans que vous changiez de situation.
Regardez-vous donc comme une personne qui n’est plus à soi, et qui étant achetée d’un grand prix, est dans l’absolue disposition de celui qui l’a acquise. Votre affaire est de vous laisser en la main de Dieu : qu’Il sauve ou qu’Il perde, qu’Il tue s’Il veut, qu’importe ? Ô M[onsieur], que j’embrasse de tous les bras de mon cœur, soyez à Dieu de cette sorte, et avec tant de dégagement pour vous-même, qu’à quelque état qu’Il permette que vous soyez réduit, vous ne tâchiez pas d’y apporter de remède. Ne vous regardez pas même, mais portant les intérêts de mon Dieu et de Sa volonté souveraine, entrez dans Son parti contre vous-même : frappez ce qu’Il frappera, laissez tout enlever sans exception. Qu’Il profane, s’Il veut, Son lieu saint, qu’Il détruise les sabbats, qu’Il renverse les autels, qu’Il y mette la désolation ; tout cela ne vous touche plus. Plus vous serez appauvri, couvert de boue en apparence, et plus vous serez bien, supposé l’entière désappropriation et la perte de tout intérêt. Vous verrez que le ver est fait pour la boue, et non pour être dans des lieux ornés, qu’il trouve là son centre et son repos. Et à mesure que la suprême partie de nous-mêmes est abîmée en Dieu et y trouve son parfait repos, ce qui est de nous en nous, ou plutôt ce qui appartient
proprement à l’homme, trouve le sien 3 dans la misère et la faiblesse. Il n’y a que l’expérience qui puisse parfaitement instruire de ceci.
1I Rois 18, 1.
2Peut-être : de vous-même. (Dutoit).
3 II Cor. 4, 7-12, 9-10.
A L’AUTEUR :
Je suis comme une personne bannie de son pays, qui ne sait ni où elle est, ni où elle va, et à quoi aboutira la vie qu’elle mène, et qui néanmoins ne s’inquiète de rien et va au jour la journée, persuadée qu’elle perd son temps, et qui passe par-dessus tout, et est contente, gaie et libre plus qu’elle n’a jamais été. Mes fautes mêmes ne peuvent me toucher, quoique tout le monde les voie, et que je sois presque toujours convaincue que mon état n’est point ce que l’on pense ; que je suis sortie de ma voie par ma faute, pour n’avoir pas assez rempli chaque degré, et pour avoir trop peu nourri mon âme, n’avoir pas fait toutes mes actions, mes lectures, mes oraisons et communions avec assez de préparation, c’est-à-dire avoir suivi ma vivacité, et m’y être laissée emporter; et qu’enfin mon état est tout naturel ; que je ferais bien de me soumettre à recommencer et à reprendre mes règles pour toute ma journée et de m’y attacher malgré ma répugnance, qui n’est peut-être que naturelle, - le néant et la cessation de toutes choses que j’aime, et où je retombe toujours pour tout exercice, n’étant qu’inutilité en moi. Je me persuade que, si mon état est de Dieu, mes forces diminueront encore : car souvent je ne laisse pas d’avoir une paix ou calme aperçu ; souvent aussi il n’y a que l’égarement et la distraction.
REPONSE :
[354] Vous dites bien que vous êtes comme une personne bannie de son pays, car le dessein de Dieu est de vous chasser de chez vous, où vous avez toujours demeuré d’une manière tranquille et paisible dans un fond vaste : il faut perdre toute demeure et être bannie de tous les êtres pour entrer dans le parfait néant. Si Dieu a de plus grands desseins sur votre âme, vous verrez par les pertes infinies qu’Il vous fera faire, combien vous êtes éloignée du parfait dénuement ; et ce que vous nommez perte et dureté, vous paraîtra un grand salut au prix de ce qu’il vous faudra éprouver. Dieu est impitoyable : ce que la guerre laisse, la famine le tue ; ce que la famine a laissé, est détruit par la peste ; et le feu consume ce que ces trois fléaux ont épargné. Voyez combien il y a encore à perdre avant que d’être perdue en votre être original.
Si vous croyiez que votre état fût bon, ce serait un grand soutien : il faut perdre toute confiance que cela soit. Je ne voudrais ni vous assurer, ni que vous fussiez assurée de n’avoir pas perdu votre voie et de ne l’avoir pas perdu par votre faute. Si vous ne perdiez jamais votre voie, comment vous égarer et vous perdre ? Celui qui se perd, ne se perd que parce qu’il s’égare et s’écarte de la route ordinaire qu’il ne peut plus retrouver. S’il marchait un chemin battu [355] et connu, quand il ne le serait que de lui seul, il ne s’égarerait jamais. Perdez donc toute voie, tout sentier, et n’en trouvez plus. Vous avez jusqu’à présent possédé votre voie, quoique d’une manière fort simple ; il faut à présent vous égarer pour vous perdre. Mais comment vous perdre ? Peut-être d’une manière toute divine, qui charme l’âme et l’enlève ? C’est tout le contraire : toutes ces assurances vous soutiendraient sur l’eau, et vous empêcheraient de tomber dans le fond de la mer où vous devez trouver tout votre bonheur. Il faut vous perdre dans la perte même, dans un précipice autant affreux qu’il est inconnu.
Comment recommencer une voie que l’on ne possède plus ? On est égaré, il est aussi difficile de trouver le commencement que la fin. Il ne faut plus penser à reprendre une voie, mais à marcher errant et vagabond dans le désert tant qu’il plaira à Dieu nous y laisser. Que si nous mourons en chemin, qu’importe ? Dieu sera glorifié de notre défaite. Si nous trouvons un abîme, et que nous tombons dedans sans trouver de main favorable pour nous en tirer, à la bonne heure : nous en serons plus tôt perdus. Il ne faut non plus se soucier de soi-même que d’un chien mort, ni de toutes les créatures. Dieu suffit à Lui-même, c’est assez. Notre intérêt n’est rien.
Oubliez-vous le plus que vous pourrez, et si vous tombez dans l’abîme, ne le regardez pas pour avoir compassion de vous-même. Je n’en aurai point non plus, je vous assure ; au contraire, comme cruelle, je me rirai de votre perte, votre égarement fera mon plaisir. Dieu semblera rire de vous, comme Il fait des pécheurs. [356] Oh ! que cela sera grand si cela vous contente ! comme il plaît infiniment à Dieu ! Dieu dissimule, pour ainsi dire, que cela Lui plaît, Il semble même S’irriter quelquefois. Tout cela ne doit point faire reculer : il faut demeurer dans l’abîme jusqu’à ce que Dieu en tire Lui-même. Vous avez raison de croire que vos forces diminueront encore. Soyez persuadée que la perte n’est qu’à peine commencée.
Je prie Celui qui m’a fait vous écrire cela de vous le mettre dans le cœur, vous donnant le courage qui vous est nécessaire pour vous perdre autant qu’Il le désire.
J’ai beaucoup de joie lorsque je reçois de vos nouvelles, parce que vous m’êtes chère en Notre-Seigneur, et vous la serez d’autant plus que vous vous perdrez davantage. Il est vrai que je ne le puis assez dire, qu’il se trouve peu d’âmes qui veulent bien se perdre sans ressources et entrer dans l’abîme sans fond avec un courage infini. C’est là où il n’y a plus de vue de récompense, puisqu’il n’y a plus qu’une assurance de perte totale sans rien qui puisse paraître de Dieu. C’est bien en se perdant que l’on sert Dieu pour Lui-même, et sans aucune vue de récompense, puisqu’il n’y a plus de propre intérêt et que l’on ne pense non plus à soi-même, pour le temps ni pour l’éternité, que si l’on n’était pas au monde. [357]
O heureuse perte, tu apportes tout bien ! Mais où te trouvera-t-on ? Hélas ! que tu es rare ! Je ne vois de tous côtés que des gens qui s’éloignent de toi et qui te regardent avec horreur, comme si tu devais leur apporter tous les maux, ignorant que tu es la source de tous biens, mais biens qu’ils ne trouveront jamais en eux-mêmes. Ils ne les trouveront qu’en Jésus-Christ, s’y perdant sans ressources, et après s’être perdus sans espoir, mais perdus dans la perte même.
J’avoue, N., que l’abîme dans toute son étendue est encore loin. Vous êtes cependant sur le bord de l’abîme, et déjà sur le penchant du précipice. Perdez-vous y sans retour, perdez-vous. Oh ! que si vous aviez assez de cœur pour vous y jeter comme une folle ! Mais patience ! Perdez-vous donc peu à peu, puisque les choses sont disposées de la sorte. Souffrez, soutenez, mourez par les agonies effroyables qui vous sont préparées de toutes manières. Ne faites non plus d’état de votre âme, de votre corps, de votre santé, de votre propre salut, du temps et de l’éternité que d’un moucheron.
Mais que dis-je? Ne fais-je point un blasphème ? Non. Courage ! Dévorez, consumez. Perte, perte sans vue, sans retour, sans s’effrayer des folies de l’imagination, des désirs qui semblent venir du cœur, et de mille autres choses. Vous ne serez jamais mieux que lorsque vous croirez être absolument mal. Mais à quoi cela aboutira-t-il ? A l’abîme, à la perte, et perte sans ressource. Mais cela est horrible à penser ! Il le sera bien plus à dévorer. Ne vous épargnez donc pas, et ne dites pas : « Je pouvais éviter cela. » Vous ne l’avez évité que trop, puisqu’il [358] y a longtemps que vous avez été arrêtée en vous-même sous bons prétextes. Et vous y seriez peut-être restée toute votre vie, si Dieu n’avait pris soin de vous envoyer quelqu’un pour vous en tirer. Oh ! que vous étiez bien chez vous pour vous ! L’ordre et la paix y étaient admirables. Mais que vous y étiez mal pour Dieu, qui était privé de Son plaisir lorsqu’Il vous comblait de plaisirs ! Ne vous mettez
non plus en peine des fautes que vous voyez dans les autres que de celles que vous faites vous-même. Laissez tout tel qu’il est.
Vous éprouverez souvent de pareilles angoisses à celles que vous avez souffertes. Mais courage ! Le temps de la mort est venu : il faut mourir sans miséricorde. Mourez par tout ce qui se présente à chaque moment, quel qu’il soit, sans vouloir ni ajouter ni réfléchir sur quoi que ce soit. Dieu saura vous faire des morts proportionnées à ce que vous êtes. Vous ne mourrez point selon vos vues, mais selon la volonté de Dieu, et Ses desseins éternels. Vous verrez que Dieu agira en maître, et qu’Il vous fera entrer peu à peu dans ce qu’Il veut de vous. Courage sans courage ! Car la mort est longue, ennuyeuse et angoissante pour les sens.
Prenez les petits soulagements nécessaires pour votre santé. Oubliez-vous profondément, devenez cruelle sur vous-même. Il est temps de témoigner à Dieu votre amour. Vous L’avez aimé en vous, en goûtant l’amour : il faut L’aimer en Lui, sans goûter l’amour, dans la perte de toutes choses. Ô heureuse mort qui produit une si divine vie ! Ô heureuse perte qui opère un tel salut, non en nous, mais en Dieu ! Ô heureux néant qui donne le Tout. Mais que [359] dis-je ? Perte, mort, néant qui fait passer dans le Tout immuable, et change ce rien en Son Tout, sans qu’il cesse d’être rien: Dieu lui tient lieu de tout, sans y rien prendre pour soi. Dieu Se suffit à Lui-même, et c’est assez.
Ô Amour! Jusqu’à ce que l’âme soit en la main de Dieu comme un chiffon serait en la main d’une personne pour se laisser tourner, mener, salir, et blanchir, elle n’a point le pur amour et l’abandon parfait. Tant qu’elle a quelque réserve, quelque reste de ménagement, pour petit puisse-t-il être, l’amour pur n’est point satisfait. Ô Amour, je commence de comprendre et de connaître, du milieu du profond abîme de boue où je suis descendue, quel est votre règne parfait.
Dieu n’est point parfaitement souverain, si, au moindre signal, l’âme ne se précipite sans ordre ni raison dans Son bon plaisir. Ici, il n’est plus question d’un commandement, d’une force, d’un entraînement puissant, il suffit du moindre signal. Oh ! afin qu’une âme ait cette souplesse et cette suprême indifférence, et cette égalité parfaite à suivre sans aucune réserve tous les premiers mouvements de la grâce, les plus légers et imperceptibles, par quels étranges renversements et précipices la faites-vous passer ! Je comprends, ô mon Amour-Dieu, que c’est pour cette seule chose que vous faites passer de
si [360] étranges états. On est longtemps dans la disposition de tout cela hors de l’état, mais sitôt que l’état est arrivé, qu’il est réel ! Oh ! l’on se défend, l’on ne s’y laisse aller que le plus tard que l’on peut, et après s’être défendu ! Mais où trouve-t-on des âmes qui ne résistent plus ?
Ô Amour ! c’est ainsi que vous me voulez ; vous me le faites assez entendre par votre langage muet. C’est à cette seule chose que vous me destinez. Ô loi, ô oraison, ô vertu, ô méthode, ô prudence, ô sagesse, ô soin pour Dieu, pour les créatures, ou pour soi, vous n’êtes plus de saison pour cette âme ! Ô Amour, achève et fais tout sans résistance ! Oh ! qu’il me semble que tu es bien véritablement le maître en cette maison qui commence à être tienne ! Oh ! si je pouvais dire ce que je conçois de ton véritable honneur, de ta véritable gloire ! Mais je ne serais pas comprise ni entendue. Que les autres fassent ce qu’ils voudront ; pour moi, tout mon bien est de laisser régner Dieu.
Ô mon Dieu, il me semble que c’est à présent que je Vous aime, ou plutôt que l’Amour-Dieu est Dieu souverainement. Oh ! non, non, je ne puis ne pas avoir cet amour pur, sans bornes ni limites ! Oh ! non plus de résistance, d’hésitation, de défiance, ni de défense ! Ô Amour maître, Amour souverain. Je ne puis l’expliquer, mais il est aussi réel [qu’il est réel] que j’ai un être, que cet Amour est tellement étendu dans toutes ses parties par cet abandon total, non d’actes, mais d’action et d’effet, que je ne le puis exprimer. Oh ! la créature n’a pas ce pur amour, si elle n’en suit à l’aveugle le plus simple et léger mouvement !
[361] Je ne puis vous expliquer l’abîme d’abjection où je suis, et quelque chose en moi en crie : « Encore plus ! ». Quoique ce renfoncement soit extrême, je ne puis rien exprimer là-dessus, car cet état encore ne dit point comme ces âmes sont, qui veulent l’abjection et la croix avec courage et comme quelque chose de glorieux. Mais c’est d’une manière terrassée comme un morceau qui m’est propre, comme, si vous voulez, les damnés dirent 1 : Montagnes, écrasez-nous. Ce n’est pas cela encore, car c’est quelque chose de plus abject que l’abjection, mais plus paisible que la paix même. Quand vous avez dit à la messe2 : Je suis un ver et non un homme, mais l’opprobre des hommes, c’était, ce me semble, mon endroit. Je me suis mise en repos,
en posture d’oraison, et il m’est venu dans l’esprit comme si Notre-Seigneur me disait : « Je ne veux plus que tu te justifies, mais Je veux que l’on croie, et que tu laisses croire, tout ce que l’on voudra de toi, sans dire un mot ». Et il m’est venu plusieurs fois ces paroles3 : Vous serez tous scandalisés en moi.
1Apoc. 6, 16.
2Ps. 21, 7.
3Marc, 14, 27.
Oh ! comment pourrais-je exprimer l’état où je me trouve1 ? Quelque chose en moi [362] voudrait crier de toutes ses forces, mais la voix est arrachée, et il ne se trouverait personne pour entendre ces cris. Cette créature pleure et se lamente sans pouvoir dire ni connaître ce qui la réduit à cet état, car elle ne voit ni n’aperçoit nulle cause de sa peine. Et elle ne peut pas dire même que ce soit peine, parce qu’il y a une distance quasi infinie entre l’esprit et cette partie abandonnée, et quoique la douleur soit extrême, il semble qu’elle me soit étrangère. Le corps brisé et moulu ne demanderait que la terre, ou du moins un lieu de repos, mais il ne lui est pas accordé ; et cette nature abandonnée d’une manière indicible regarde comme une insensée de tous côtés, d’où pourrait lui venir du secours, sans qu’elle en puisse demander pour peu que ce soit, ni même en désirer.
Mais loin d’en trouver du côté du ciel, qui est fermé pour elle, et qu’elle n’ose même envisager, ni du côté de l’Esprit, -c’est que cet Esprit est bandé contre elle d’une manière qui ne se peut comprendre, et s’Il pouvait ou la plaindre ou la regarder, ce serait avec indignation de ce qu’elle n’a pas assez de maux ; non qu’Il lui souhaite des maux et des peines pour la purifier, car il n’y peut penser ; mais la voyant livrée, Il ne saurait s’en soucier ni l’envisager, mais la laisser comme une chose qui ne Le touche pas - cependant cette créature crie, se lamente et ne sait que faire, parce qu’elle ne trouve personne qui ait pitié de son mal et veuille la soulager : elle ne peut même penser au soulagement.
Elle ne peut ni ne doit espérer la fin de ses souffrances, elle se désespère de ce qu’elles ne sont pas plus extrêmes : leur augmentation serait un rafraîchissement qu’elle demandait autrefois ; [363] mais elle n’ose ni l’espérer ni le prétendre : c’est une grâce dont elle est indigne et dont elle se
voit rejetée. Oh ! tout ce qui sert pour punir et les plus misérables et les plus criminels n’est pas pour cette créature abandonnée et bannie de tout refuge ! On ne saurait croire comme tout ce qui serait le plus cruel et le plus extrême serait un refuge pour cette créature, si on voulait la recevoir. Mais ce n’est pas pour elle. Ô Seigneur, Vous avez créé l’abîme pour les démons, et les démons seraient infiniment plus malheureux qu’ils ne sont s’ils ne le trouvaient pas ; et il m’est aisé de comprendre que ce lieu infiniment cruel, étant ordonné pour les recevoir, est pour eux un lieu de miséricorde, parce que s’ils ne le trouvaient pas, ils seraient bien plus à plaindre.
1S’agit-il de la nuit mystique ? Cette série de lettres nous semble antérieure ou située au début de la rencontre avec le Père Lacombe. Le style ressemble à des pages écrites par la jeune Madame Guyon (A.S.S., ms. 2057).
Le livre que je vous envoie, surtout le 13e chapitre, me paraît très conforme à l’état que j’ai passé il y a déjà longtemps. Cette pensée ne peut subsister en moi par réflexion, à cause qu’il met cet état si relevé que je ne sais que dire. Cependant mon expérience me fait voir qu’il y en a encore un plus simple, plus nu, plus rien, plus Dieu. Notre-Seigneur me donna, il y a longues années, cette expérience de l’amour sans connaissance, en sorte que j’aimais sans vue, ni raison, ni motif d’aimer ; et mon amour était plutôt, comme il l’exprime bien, un serrement, et un embrassement du centre le plus profond, qui se sentait sans sentir, embrasser et posséder1. Lorsque je dis sentir, c’est pour faire comprendre que rien ne se passait dans les sentiments, mais dans une expérience intime, réelle et très profonde.
L’état que je porte2, autant que je le puis comprendre selon la vue présente qui m’en est donnée, est très différent de celui-là. L’âme n’est plus ni serrée ni possédée, ni même ne possède, ni ne jouit ; elle ne peut faire nulle différence de Dieu et d’elle, rien voir en Dieu, rien posséder, rien distinguer : Dieu est elle, et elle est Dieu, en sorte que c’est comme la vie naturelle, sans amour, sans connaissance, sans que la volonté puisse se tourner de côté ni d’autre, ni vers aucune chose créée pour les vouloir désirer, ou goûter, ni vers Dieu même qu’elle ne trouve plus. Elle ne peut ni s’élever vers Lui, ni s’abaisser, ni se joindre. [365] Mais elle est non
seulement comme s’il n’y avait que Dieu et elle, ce n’est point cela, mais comme si Dieu était seul, car elle est si éloignée de penser de Dieu, de goûter Dieu, d’avoir de la reconnaissance, de désirer rien ni pour Lui ni pour elle, que cela ne se peut dire.
Autrefois, elle était insensible aux peines dans les temps de jouissance à cause de la profonde paix qu’elle goûtait, qui lui durait longtemps, et aussi aux faiblesses mêmes. Mais ici, ce qui la rend insensible, est qu’elle l’est pour tout, aussi bien pour Dieu comme pour tout le reste, pour tous ses intérêts, qu’elle ne distingue jamais s’ils ne lui sont montrés par quelqu’un. Elle est comme une chose qui ne se peut exprimer, tant pour le créé que pour l’incréé. Et il semble quelquefois que les grâces viennent comme chatouiller la partie propre, qui est dans un fort grand éloignement, mais la volonté reste en ce qu’elle est : l’âme ne peut distinguer ni la nature ni la grâce, ne sachant si la grâce est devenue naturelle, ou si la nature est devenue grâce. Mais lorsque certaines faveurs viennent qui semblent revivifier cette nature, elle paraît alors dans un étage bas et éloigné ; mais pour l’ordinaire, il n’y a nulle distinction.
Je cherche dans les livres, et je ne trouve rien pour moi, ni qui exprime, non ce que je sens, mais ce que je ne sens pas. Cela m’étonnerait, si je pouvais ou douter ou être étonnée ou être incertaine, mais tout cela est bien éloigné de ceci. Je trouve seulement une chose, qui est que, lorsque je me vois abandonnée de toutes créatures, la nature ou la grâce veut pour un instant s’en réjouir ; mais toute joie est ôtée aussi bien que toute tristesse : l’âme ne [366] correspond ni à l’une ni à l’autre, et ne peut qu’être immobile, soit que vous la laissiez ou non.
Il me semble cependant que Dieu veut que je vous dise tout, et je le fais sans me mettre en peine du succès. Si je vous ai celé quelque chose sur ce qui regarde les autres, c’est l’appréhension de blesser la charité, non que j’ai cette vue actuelle, mais c’est que je crois facilement le bien des autres, et j’oublie presque tout. Cet oubli incommode le prochain humain, à qui peut-être je ne rends pas les devoirs civils et humains, mais je ne puis faire autrement.
Tout intérêt est tellement ôté de mon âme, que si on pouvait comprendre cela, on l’estimerait folie ou bêtise. Si je pouvais le voir ou discerner ou craindre, j’aurais lieu de le croire mauvais, mais je ne puis faire tout cela. Je n’ai plus de scrupules. Et si je veux réfléchir, je ne trouve que cela qui me fasse sortir de mon état et qui me nuise. Tout le reste ne me donne aucun reproche, non plus que si je n’avais point de conscience. Je suis toute bête, et ne puis ni penser ni savoir les raisons de ce qui me concerne, à moins qu’elles ne me fussent données. Il faut demeurer telle que je suis.
1ou : embrassée et possédée ? cf. paragraphe suivant : L’âme ne peut faire aucune différence de Dieu et d’elle.
2Admirable description qui conclut le contenu spirituel de cette série de lettres (la 21e étant une conclusion donnée en forme de « mode d’emploi »). On peut rapprocher cette description du dernier état constant livré dans certaines pages de la Relation de 1654 de Marie de l’Incarnation (du Canada). Il faut reconnaître ici plus de sobriété.
Ou conclusion de tous les écrits de Mme G[uyon].
Si jamais ces écrits tombent entre les mains de quelqu’un devant ou après ma mort, je [367] le prie de ne point les examiner scrupuleusement, mais d’en tirer le fruit que Dieu prétend, soit par Son onction, soit pour instruire et animer à l’amour divin. Si on lit quelque chose qu’on [n']entend pas, et qu’on travaille à mourir à soi-même, Dieu en donnera l’intelligence lorsqu’on sera plus avancé. Chacun y peut trouver quelque nourriture selon son degré, laissant ce qui le passe sans vouloir anticiper la lumière, l’attendant humblement de la bonté de Dieu.
Si on les lit de cette manière, ils ne nuiront à personne et serviront à beaucoup ; et Dieu, par cet humble procédé, donnera la lumière pour les comprendre. Ou du moins ils béniront Dieu de ce qu’Il a départi Ses faveurs aux hommes avec tant de profusion ; ils travailleront courageusement à se renoncer et à mourir à eux-mêmes, afin de se rendre dignes par là des communications divines.
Que si Dieu ne leur donne rien, ils se complairont dans le bon plaisir de Dieu qui dispense Ses faveurs comme il Lui plaît ; et alors ils auront tout croyant ne rien avoir : ils supporteront leurs misères avec petitesse, se perdant sans cesse dans la volonté de Dieu et dans Son ordre divin, se tenant volontiers dans leur néant, attendant plus de la bonté divine que de leur travail, sans cesser de travailler néanmoins à la mort à toutes choses tant intérieures qu’extérieures, recevant également de la main de Dieu ce qui les crucifie et vivifie, s’accoutumant à perdre sans cesse toute volonté propre dans celle de Dieu, chérissant les croix que Sa Providence envoie comme le plus grand des biens et la plus éminente faveur.
Qu’ils soient persuadés qu’on n’obtient rien [368] que par un renoncement continuel, une mort à toute chose et une conformité entière à Jésus-Christ, qui a été dans les travaux dès sa jeunesse1, qui a choisi la croix plutôt que la joie2, qui assure qu’il est écrit qu’Il fera la volonté de Dieu. C’est par ces choses qu’on Lui devient conforme suivant Ses maximes évangéliques, et par un pur et parfait amour soumis à tous les ordres de la Providence. C’est où il n’y peut avoir de tromperie ; il y en peut avoir dans tout ce que nous choisissons, mais non dans l’obéissance à Dieu, la pauvreté d’esprit,
le renoncement continuel, la croix et la mort à toute chose. Je crois qu’on n’y trouvera rien qui ne se trouve dans les saints Pères et les saints Docteurs mystiques. Je prie Dieu de donner l’intelligence aux petits.
1Cf. Ps. 87, 16 : « Je suis pauvre et dans les travaux dès ma jeunesse, et après avoir été élevé j’ai été humilié et rempli de trouble. » (Sacy).
2Cf. Hébr. 12, 2.
Votre1 état2 est une volonté indifférente quant au fond. Plus elle sera fixée là-dedans, plus il vous paraîtra que la volonté deviendra vivante pour l’amortissement de l’autre. Comme cela sera fort long, il y aura de quoi exercer votre foi, votre patience [240] votre courage et votre abandon. C’est un arbre qui semble mourir dans sa tige, et ne pousser que de faux bourgeons qui ne servent qu’à épuiser sa sève et hâter sa mort.
La comparaison dont vous vous servez est très bonne. Il n’y a plus de résistance ni de défense chez vous, tous les passages se déboucheront chaque jour ; cela ne sera cependant que par intervalles, et le soleil par ses retours vous rendra souvent la vie douce et suave, jusqu’à ce qu’on vous l’ôte tout à fait. Vous éprouverez toujours plus ces froids, ces sérieux, et ces impuissances de vous surmonter ; et bien plus, c’est que, s’il vous reste assez de force pour faire quelque effort pour vous vaincre, cela ne servira qu’à augmenter votre faiblesse, votre sec, et le reste que vous combattez ; ce qui n’empêche pas que vous ne deviez combattre tant qu’il vous restera des forces pour le faire. Vous serez tout opposé à ce que disait saint Paul de lui-même3, car vous porterez des coups en l’air : les coups donnés en l’air [241] ne blessent personne, ils ne font du mal qu’à ceux qui les donnent.
1Lettre D.3.55 adressée à Fénelon. Elle ne figure pas dans l’Indice, p. 628 sq. du tome V de l’édition Dutoit, mais ce même tome V, p. 273, « Correspondance de l’auteur avec Fénelon »,comporte un court « supplément à la lettre 55 du troisième volume ». Cette lettre D.3.55 couvre jusqu’à l’avant-dernier paragraphe inclut. Nous avons oublié sa plus grande partie dans l’édition de la courte lettre n°142 de notre premier volume. Elle est reprise et complétée ici.
2 « Il semble que dans les premières lignes de la copie de cette lettre, il y ait quelque omission qui rend le sens obscur ; le sens que nous discernerions serait le suivant : l’état où vous êtes entré et dans lequel vous devez continuer, est celui d’une volonté indifférente quant à son fond. Plus votre volonté s’affermira dans cet état-là quant au fonds, plus elle vous paraîtra redevenir vivante par l’amortissement de son activité d’auparavant, qui semblera revivre. Comme cela sera fort long, etc. » (Dutoit).
3I Co 9, 26.
Ne vous attendez pas à des tentations fort violentes, si ce n’est lorsque vous emploierez vos languissantes forces pour les combattre. Tout se passera chez vous en faiblesse, et cela est bien plus propre à vous faire mourir dans la suite, parce qu’il ne reste ni appui ni excuse. J’ai toujours bien compris que cela serait de la sorte selon les desseins de Dieu sur vous, et je vous assure que rien ne m’est caché de ce qui regarde votre âme : la mienne la pénètre d’une manière bien singulière. C’est de cette manière que Dieu traite les âmes destinées à la foi nue, et c’est la voie des enfants, qui tombent, non dans le combat, mais parce qu’étant faibles, ils ne peuvent se soutenir. Soyez donc persuadé que vous ne mourrez4 que de faiblesse, et non de maux violents. Toutes les violences seront de vains essais de votre part. La sécheresse accompagne toujours cet état ; mais de même que, quelque grande [242] que paraisse l’aridité, il reste toujours un soutien secret, de même dans les plus extrêmes faiblesses, il reste une grâce profonde et cachée. N’ajoutez rien à votre état.
Je m’explique : j’appelle « ajouter » lorsque l’âme semble courir après le goût de la présence de Dieu. J’éprouvais autrefois que ma volonté avait, pour ainsi parler, de petites lèvres, à ce qu’il me paraissait, pour goûter et savourer la grâce, comme l’enfant suce et serre la mamelle, et ces lèvres voulaient quelquefois sucer, faisant comme un effort imperceptible pour goûter le lait de la présence de Dieu ; mais Notre-Seigneur m’instruisait Lui-même (comme je n’avais personne) à l’arrêter et laisser tout tomber, demeurant ferme et fixe en ma nudité, sans nul soutien. C’est là ce que j’appelle « courir après », mais je n’appelle pas « courir après » que de rester en silence, de lire lorsqu’on en a la pensée, et ainsi du reste, qui sont choses encore faciles et nécessaires à l’âme, et qu’elle ne prend pas comme appui, mais qui récréent et remplissent les journées.
Vous éprouverez toujours que [243] plus un état est nu, plus il est pur ; nul ne peut comprendre ces choses que par leur expérience. Que cette expérience, pleine de misère et de pauvreté, vous découvrira de grandes vérités, inconnues à tous les hommes qui ne sont pas enseignés de Dieu. Plus vous aurez été obscur, faible, et impuissant, tout ravi que vous serez de pénétrer la vérité, [moins] vous ne pourrez vous empêcher de dire à Dieu que toute la science des hommes est erreur et mensonge, et que c’est en Dieu seul qu’est la vérité. Combien la découverte de cette vérité m’a-t-elle souvent transportée, et avec quel plaisir vis-je, ô mon Dieu, la lumière dans la lumière ! Oh ! si je pouvais vous exprimer ce que je conçois, dans le moment que je vous parle, des desseins de Dieu sur vous, et de son Esprit de vérité,
mais Esprit qui ne vous laissera rien posséder afin de vous posséder Lui-même ! Laissez-vous donc tout arracher ; je dis tout sans nulle réserve. Tenez-vous le plus heureux des hommes d’être le plus faible des hommes.
Vous avez raison de dire : « Malheur [244] à qui s’arrête dans les dons de la grâce ! » Croiriez-vous bien qu’ils sont plus propriétaires que ceux qui s’amusent dans les dons de la nature ? Du moins il est infiniment plus difficile de les en tirer, et les moyens dont Dieu se servirait pour cela leur seraient à scandale. Il faudra bien assurément que vous perdiez la sagesse humaine, sans quoi vous ne parviendriez jamais à votre fin ; mais ce sera Dieu qui vous l’arrachera, et qui vous donnera en échange cette divine sagesse, cachée à tous ceux qui vivent, inconnue même aux oiseaux du ciel5, et qui n’est découverte que par la perte et la mort. Mais lorsque vous serez dégagé de vous-même et de toutes choses, quelque bonnes qu’elles paraissent, que vous volerez avec plaisir dans les airs sacrés de la Divinité ! Vous vous trouverez infiniment libre par la perte de toutes choses, et vous courrez sans que rien [ne] vous fasse tomber, parce que Dieu aura étendu votre cœur6. Vous serez contraint de dire avec saint Paul : C’est dans ma faiblesse que je trouve ma force7. [245]
Comptez que Dieu ne vous a rendu fort que pour vous rendre faible, et que les endroits où vous vous êtes le plus soutenu, ce seront ceux où vous serez le plus affaibli. Notre-Seigneur dit que le Saint-Esprit convaincra le monde de justice... parce qu’il s’en va à son Père8, voulant par là nous enseigner que toute la justice consiste à tout renvoyer à Dieu.
J’étais9 actuellement occupée de vous, monsieur, lorsque j’ai eu de vos nouvelles, et j’éprouvais, ce me semble, votre état de dénuement, qui vous sera toujours très avantageux, le don de la foi vous ayant été donné d’une manière très éminente. Unissez-vous quelquefois à un cœur que Notre-Seigneur vous a donné pour vos besoins : vous le connaîtrez un jour, et je vous le dis simplement. Ce 26 mai 1689.
4 « Il ne s’agit dans ces matières que d’une mort mystique. » (Dutoit).
5Jb 28, 21-22.
6Ps 119, 32.
7II Co 12, 10.
8Jean 16, 8-10.
9Ce dernier paragraphe correspond au « supplément » donné par Dutoit au tome V, p. 273.
Dieu me tient si fort occupée pour vous en Lui que cela augmente chaque jour, loin de diminuer. Votre âme m'est continuellement présente, et il fait toujours jour chez elle pour moi. Il m'est montré comme elle me [626] fut donnée dès que je vous vis en songe, il y a huit ans1. Mais je ne vous connaissais pas et vous ne me fûtes proprement manifesté qu'à N2. Il me semble que Notre-Seigneur ne me fasse vivre et rien souffrir que pour votre âme, et c'est ce qui me paraît essentiel. Tout le reste me paraît comme des accidents. Je m'explique : c'est comme un ruisseau que l'on conduit pour arroser un parterre ; il arrose bien en passant les endroits par où il est conduit, mais ce n'est que comme en passant, sa principale destination étant d'arroser ce parterre.
Sitôt que je suis devant Dieu, ce qui est fréquent, (je veux dire d'une manière aperçue, car il me semble que Dieu me fait la miséricorde de ne jamais sortir de lui-même), il me paraît que je suis comme un bassin qui reçoit avec abondance, mais qui ne reçoit que pour s'écouler en vous. Et cela se fait continuellement. Votre âme me paraît d'une extrême pureté pour son degré, quoiqu'elle se couvre quelquefois à mon égard de petits brouillards qui la dérobe par des moments à ma vue, sans la dérober à mon expérience, comme une personne que l'on [627] sait être auprès de nous, mais dont les ténèbres nous dérobent la vue, qui, sans changer de situation, reparaît aussitôt que les ténèbres se dissipent. C'est de cette sorte que votre âme m'est présente. Elle me l'est continuellement et inséparablement comme je la suis de moi-même, mais elle est quelquefois couverte de petits brouillards. Cette vue ou manifestation n'est point une vue objective ou distincte, mais une possession en soi qui fait que l'on goûte cette âme, qu'on la possède en Dieu plus réellement (quelque éloigné que l'on soit de la personne) que l'on ne possède un ami présent lorsqu'on le tient embrassé. Car cette dernière possession est très grossière, imparfaite, momentanée et hors de nous, et la première est tout intime, spirituelle, pure, continuelle, indépendante des moyens.
C'est de cette sorte que les saints se possèdent en Dieu très hautement et d'une manière autant pure que délicieuse qui n'interrompt point la possession de Dieu, qui n'y fait nulle altération : possession nue, pure, intime, qui ne distingue point l'âme de son [628] Dieu, quoiqu'on la possède réellement en Lui, et que l'on ne puisse ignorer quelle est cette âme que l'on aime d'une charité si pure et si parfaite que l'on ne peut compter pour liaison ce qui n'est point cela. Les saints, parfaitement dégagés des personnes qui leur étaient le plus unies par la nature, ne comptent pour proches que ceux qui leur sont unis de cette sorte. Et c'est ce que Jésus-Christ nous exprimait admirablement lorsqu'Il disait que ceux qui font la volonté de Son Père sont sa mère, ses frères et ses sœurs3. Rien de plus fort, rien de plus un, rien de plus pur.
Il m'était montré ce matin comme votre âme devait avoir un oui continuel, qu'en Dieu il n 'y avait point de non4 que c'est le oui ou le fiat qui opère tout. Vous m'entendez sans doute, mon très cher enfant, et vous comprenez ce que c'est que ce oui qui met l'âme dans une souplesse continuelle, la conserve dans une droiture parfaite et la rend selon le cœur de l’Époux. Ayez la petitesse de me croire au-dessus de votre raison, et votre âme [629] sera toujours pure comme une glace très fine, quoiqu'il paraisse quelque petite haleine dessus qui sont les défauts journaliers. Tout est renfermé pour vous et pour les autres dans ce oui. C'est ce oui qui fait participer l'âme à l'immobilité de Dieu. C'est ce oui continuel qui tient l'âme dans la vérité et qui la change en volonté de Dieu.
1« Il me fut donné à connaître que dès 1680 que Dieu me le fit voir en songe, il me le donna et qu’il me donna à lui, mais je ne le connus qu’en 1688 », Vie 3.10.1, (passage rétabli à partir du ms. A.S.-S. 2057 et du ms. de Saint-Brieuc). Cette lettre aurait donc dû figurer dans notre volume I, près de la lettre 87 à Fénelon de novembre 1688 : « […] À présent que Dieu […] me donne pour vous, monsieur, une entière confiance, étant toujours plus convaincue que vous êtes la personne qui me fut montrée il y a huit ans, je vous prie, monsieur, de me dire, si je dois conserver ou brûler ce que l'on m'a fait écrire ou continuer ? […] »
2A Beynes, v. Vie, 3.9.10.
3Mt 12, 50.
4Cf. II Co 1, 19-20.
Dieu me fait être avec vous une et indivisible, et, quand toutes les répugnances de vous à moi [559] seront ôtées, vous découvrirez une union d'unité divine qui vous charmera. Il y a plusieurs pédagogues, mais il n'y a qu'un père en Christ1 et ce père en Christ ne se sert pas seulement de la force de la parole, mais de la substance de son âme, qui n'est autre que cette communication centrale du Verbe que le seul Père des esprits peut communiquer à Ses enfants. Et, comme cette communication du Verbe dans l'âme est l'opération de la paternité divine et la marque de l'adoption des enfants, c'est
aussi la preuve de la paternité spirituelle qui communique à tous en substance ce qui leur est nécessaire sans savoir comme cela se fait.
Il y a des personnes qui, à cause de leur état imparfait, sentent mieux cette communication, parce qu'elle est toujours conforme au sujet qui la reçoit et non à celui qui la communique. Il en est de même de tous dons du Seigneur : ils sont ou [d’autant] plus sensibles ou plus spirituels que celui qui les reçoit est plus sensible ou plus spirituel : cette communication se reçoit de tous quoiqu'elle ne se sente pas également de tous. [560] Il me semble que lorsque je suis avec vous, les choses ne sont que comme une simple transpiration imperceptible. Vous n'en connaissez pas les effets : il ne laisse pas d'y en avoir beaucoup, mais comme vos sens sont dissipés et que vous êtes souvent occupé à parler ailleurs, cela me cause un tiraillement furieux. Mais si nous étions ensemble quelque temps considérable, sans distraction, vous apercevriez plus de largeur et d'aisance et moins d'opposition pour moi. Dieu veut qu'il y ait entre vous et moi une communication parfaite de pensées sans exception, de cœurs et d'âmes sans réserve. Il m'a fait comprendre qu'il fallait qu'il y eût de vous à moi comme un flux et reflux, et que ce serait la communication éternelle que nous aurions ensemble lorsque nos âmes seraient de niveau. Mon âme fait à présent à votre égard comme la mer qui entre dans le fleuve pour l'entraîner et comme l'inviter à se perdre avec elle.
On ignore deux choses, qui sont la fécondité des esprits en Dieu, et cette communication mutuelle de ces mêmes esprits. C'est ce qui cause mille [561] principes erronés. C'est cette fécondité spirituelle qui nous fait participants de la paternité divine ; et ce flux et reflux de communications nous fait participer en quelque manière au commerce ineffable de la Trinité, et c'est tout le secret hiérarchique. Cette paternité fait une communication de substance des ordres supérieurs aux inférieurs, et ce flux et reflux fait une communication d'égalité entre les anges du même ordre. Durant toute l'éternité, la source de la béatitude sera ceci : que Dieu le Père, et toute la Trinité se communiquera aux esprits bienheureux en manière de paternité et leur donnera sa fécondité en sorte qu'ils seront féconds comme Lui, sans multiplicité de productions. Il leur communiquera en même temps Son flux et reflux personnel, en sorte qu'ils auront ce flux et reflux à l'égard de Dieu, recevant et rendant continuellement ce qu'ils reçoivent ; et ils l'auront entre eux, dans l'ordre égal, en manière d'égalité, et, dans les ordres supérieurs aux inférieurs, en manière de puissance, comme Dieu.
Car le dessein de Dieu dans la [562] création des anges et des hommes a été de s'associer des esprits auxquels Il pût communiquer ce qu'Il est. Il ne pouvait rien faire de plus grand que de faire des images de Sa substance par
la communication du Verbe dans les anges et les hommes, qui est comme une lumière réfléchie de ce même Verbe dans tous les anges et les saints : aussi est-Il la splendeur des saints. Or ce qu'il y a de plus grand dans les saints est la ressemblance de Dieu : ce qui n'est point cela est détruit et consommé2 par le même Dieu avant qu'Il s'unisse les âmes. Dieu est toute action pour se communiquer, et tout passif pour recevoir ce qu'Il communique : donner et recevoir fait la fécondité et l'égalité des Personnes dans ce flux et reflux continuel. Il se passe la même chose dans les saints et chaque saint est un miroir où toute la Trinité représente efficacement Ses opérations.
Dieu ne peut se contempler dans les saints sans leur communiquer substantiellement ce qu'Il y fait représenter [563] : c'est pourquoi les anges et les saints participent à ces deux qualités de Dieu, de fécondité et de communication réciproque. Or, dans cette vie, toute la perfection consiste en ce qui fait la consommation de cette perfection dans le ciel. La perfection du ciel n'est point autre que celle de la terre : elle est plus pure, plus parfaite et plus consommée. Nul ne peut être parfait s'il ne l'est comme le Père céleste est parfait3 ; il faut donc que le don du Père de lumière4 lorsqu'il est parfait en nous, nous communique et sa fécondité et ce flux et reflux personnel, son indépendance [des moyens] et sa simplicité et unité : tout ce qui n'est point cela n'est point sainteté. Les saints ne nous sont donnés comme modèles que dans ce qu'ils expriment de Dieu : c'est pourquoi Il nous dit que nous regardions le modèle qui nous est montré sur la montagne5.
Jésus-Christ est Père des esprits, [564] et Sa génération est immortelle. Jésus-Christ s'est communiqué à tous et leur a été une substance nourrissante, germe d'immortalité. En nous donnant Sa chair à manger, Il nous a été comme une figure de la nourriture substantielle qu'Il nous donne comme Verbe, sans laquelle nous ne pourrions vivre. Aussi a-t-Il dit : Faites ceci en mémoire de moi6, comme s'Il eût voulu dire : « En mémoire de la nourriture que Je donne à tous les hommes par la communication de mon Esprit en manière centrale », car le Verbe est esprit et vie pour l'âme, lui communiquant et une vie abondante et nourrissante, et fécondité.
Le seul Esprit du Verbe est la nourriture convenable à la substance de l'âme, cette âme ne peut vivre que par la participation du même Verbe. Cette
1Citation répétée dans la lettre suivante : I Co 4, 15.
2ou : consumé ? (Dutoit).
3Mt 5, 48.
4Jacques, 1, 17.
5Ex 25, 40 ; He 8, 5.
6Lc 22, 19.
communication fait son rassasiement et son immortalité : son rassasiement, lorsqu'il est communiqué en vision béatifique, et son immortalité, à cause de sa vie essentielle. Les damnés auront nécessairement l'immortalité, à [565] cause qu'ils sont des êtres participés de Dieu, mais ils n'auront ni cette vie, ni ce rassasiement : au contraire, un vide et une faim substantielle.
C'est aujourd'hui la fête de mon divin petit Maître. Il me saisit si fort que rien plus, et vous êtes de la partie. Il me met dans l'esprit que la concupiscence, soit de l'esprit soit du corps, est enchaînée comme un dragon : c'est Lui-même qui l'a liée comme Satan fut lié. Je ne saurais la craindre et elle ne peut endommager, non par aucune vertu qui soit en moi, mais parce que le cher petit Maître la tient liée. Je ne crains même pas qu'Il la délie. S'Il la voulait délier, j'en serais contente, mais Il m'aime trop pour cela. Ce n'est pas que je désire qu'Il en use de la sorte, mais tel est Son bon plaisir [668] et Son plaisir fait le mien. Je me moque en Lui de tout l'enfer. Je vous dis bien plus : c'est que mon divin petit Maître ne voudrait pas me fâcher et, quand il me donne mouvement de Lui dire de faire quelque chose, Il m'obéit et c'est à Lui qu'Il obéit1. Depuis que nous n'avons en nous deux qu'une volonté, tout va le mieux du monde. Le rassasiement parfait de l'âme marque bien qu'elle possède le Bien Souverain, car il n'y a que Lui qui puisse remplir notre cœur d'une manière comble.
Vous dites que la concupiscence de la chair est plus tôt détruite que celle de l'esprit. Il faut vous dire comme je connais les choses par expérience. Lorsque Dieu commence de Se communiquer à notre cœur par Son infusion divine, Il amortit si fort les sentiments de la chair qu'il n'en reste presque pas d'atteinte. Cependant l'esprit est alors très vivant et très propriétaire. Ensuite Dieu semble Se servir des révoltes de la chair pour détruire les propriétés de [669] l'esprit. Et alors on aperçoit que l'esprit se purifie à mesure que la
1Cela se voit aussi dans sainte Gertrude, Livre III, 30 ; dans sainte Catherine de Gênes au chap. 29 de sa vie et dans plusieurs autres saintes âmes. (Dutoit). - « Elle disait encore qu'il lui semblait recevoir de Dieu dans son âme un continuel rayon d'amour qui les liait l'un à l'autre par un fil d'or dont elle ne craignait pas qu'il se rompe jamais. Cela lui avait été donné dès le début de sa conversion ; par suite toute crainte servile et mercenaire lui avait été ôtée, en sorte qu'elle n'avait plus peur de perdre Dieu. Au contraire son doux Seigneur lui donnait tant de confiance que lorsqu'elle était attirée à demander quelque chose qu'il voulait lui donner, il lui était dit dans l'esprit : « Commande, parce que l'Amour le peut faire. » En retour elle obtenait tout ce qu'elle demandait avec toute l'assurance imaginable. » (Catherine de Gênes, chap. 29, trad. Debongnies).
chair semble devenir plus rebelle. Mais à mesure que, par la révolte involontaire de la chair, l'esprit se trouve de plus en plus assujetti à Dieu, cette chair s'assujettit à l'esprit. Dans l'ordre de la création, la chair était soumise à l'esprit parce que l'esprit était soumis à Dieu, mais lorsque la volonté se retira de la soumission à Dieu, la chair fut révoltée contre l'esprit. L'esprit parfaitement soumis n'est guère incommodé des révoltes de la chair.
Je ne sais, mon cher P[ère]2, d'où vient que tout ce que l'on me peut dire ne me peut faire douter. Je me trouve avec une parfaite démission d'esprit et sans nulle volonté. Cependant il y a en moi un témoignage de la vérité foncière que rien du monde ne peut ébranler. Ce n'est point entêtement ni une chose forgée, mais c'est un je ne sais quoi d'inaltérable que le Maître opère. Toutes les raisons du monde3 ne me [670] rendraient point ni plus assurée, ni plus en doute. Nulle raison n'entre là. Cela est parce que cela est. C'est l'immutabilité de Dieu qui se trouve en Dieu et non dans la créature. Il me paraît que toutes les difficultés des théologiens viennent de ce qu'ils regardent les choses comme la créature, au lieu de les voir en Dieu qui tient ferme qui il Lui plaît.
Cette créature en elle-même est toujours pécheresse et péché, mais lorsqu'il plaît au Maître de faire une suspension de ces choses et de perdre une âme en soi, elle n'est plus rien de cela, non par aucune qualité naturelle, mais par le pouvoir de Dieu. Qui peut nier l'étendue de ce pouvoir suprême ? Et qui peut dire que ce Dieu, dont l'amour est aussi infini qu'il est gratuit, ne donnera pas ces marques de Son amour à qui il Lui plaît ? Il ne consulte que Son amour même pour aimer. Quelle raison a-t-Il de m'aimer comme Il le fait ? Oui, Il m'aime et je n'en puis douter, ni que Son amour ne Le porte à faire pour moi ce que je ferais pour Lui si j'étais Dieu. Non que j'aie aucune prétention ni aucun intérêt pour moi- [671] même plus que pour un autre, je le dis parce qu'il est vrai, et qu'Il me le fait dire. Je sais qu'Il vous aime de même, et qu'II ne m'aimerait s'Il ne vous aimait pas.
C'est la vérité éternelle en elle-même qui prouve au-dedans ce qu'elle exprime au-dehors grossièrement. Ce sont les secrets mutuels de l'amante et de l'Aimé qui ne sont connus que d'eux. Qui aura la témérité de s'en mêler ? Lorsque je tiens mon Époux entre mes bras et que je Le possède, l'on me veut persuader qu'Il n'y est pas, qu'Il est bien loin de moi, que je me trompe. Je me ris de tous ces discours et je ne laisse pas de caresser mon
2Cette lettre s’adresse probablement à Fénelon.
3Voyez la Vie de Ste Thérèse aux Additions, relation 1, p. 401. éd. d'Anvers ; ses nouvelles lettres : Lett. 2 p. 401. Ste Angèle, chap. 27. ou dans les éditions de Cologne pages 288, 301, 314. (Dutoit).
4Ct 2, 16 et 3 ,4.
Ami. Je Lui dis sans Lui dire : « Aimons-nous. Soyons un, et laissons crier tous ces gens qui ne sont ni de mon pays, ni mon peuple, qui ignorent que je vous possède et que je suis parfaitement contente durant qu'ils s'inquiètent pour moi ». C'est une chose tellement ferme et fixe que rien au monde ne peut faire douter d'une possession réelle. On me voudra dire des définitions et un tas de raisons pour me prouver par telle ou telle circonstances que je ne puis point posséder mon [672] Époux. Je [leur] laisse dire ces raisons que je ne conçois pas même. Je n'y puis répondre. Je ne sais point jargonner tous ces termes. Mais je sais en ma langue que mon Bien-aimé est à moi et que je suis à lui, et que je ne le laisserai point aller4. Si l'on me demande comment je le sais, je ne puis dire autre chose sinon que je sais parce qu'il est véritable.
Il m'a fallu, pour obéir, vous appeler mon père et vous écrire cela. Mon voyage est remis à huit jours, le lendemain de l'Annonciation.
Quoique j'ai eu des lumières de foi très pures, nues et profondes sur les Mystères qui m'ont été découvertes en Dieu même depuis quelques années, nulle d'elles ne me communique une autre disposition que celle de l'enfance, de la simplicité et de la candeur. Le fond n'a jamais varié d'un moment depuis ma nouvelle vie. Il a été affermi en Dieu de telle sorte qu'il n'y en a eu nul changement qu'un avancement plus grand en Dieu. Mais pour le péché, il est disparu et lorsque l'âme en veut [673] trouver dans ses fautes mêmes, elle éprouve réellement qu'il ne subsiste point5. C'est une esclave à laquelle le roi a ôté toutes les marques de sa captivité : il l'a épousée. Non seulement elle ne pense plus à son premier esclavage, mais elle est comme certaine de n'y plus retomber.
Je ne puis être simple avec personne comme avec vous. Quoique vous soyez si sage6, ma simplicité trouve que vous lui convenez, que vous ne lui êtes pas plus étranger que moi-même, et qu'il n'y a rien au monde qu'elle ne vous communique. Mon Dieu, que je suis innocente! Loin de trouver en moi
5Voyez Ste Catherine de Gênes dans sa vie Chap. 44. (Dutoit). – « La première fois qu'elle vint se confesser à ce religieux, elle lui dit : « Père, je ne sais où j'en suis ni pour l'âme ni pour le corps. Je voudrais me confesser mais je ne puis trouver d'offense que j'aurais faite. » Quant aux péchés qu'elle disait, il ne lui était pas accordé de les considérer comme des péchés qu'elle aurait fait par pensée, parole ou action ; c'était comme d'un petit garçon, qui fait quelque enfantillage sans en avoir le discernement. » (Catherine de Gênes, chap. 44, trad. Debongnies).
6Le début de ce paragraphe renforce l’hypothèse sur l’identité du destinataire – de même que le ton général de la lettre parlant de la vie intérieure d’égale à égal, en particulier dans sa conclusion « …vous arriverez d’une manière éminente. »
de la malice, je n'y trouve que de la candeur, de la simplicité, de l'innocence, de la pureté de mon petit Maître7. C'est ce qui compose tout mon intérieur. Et cela est si propre à l'âme en Dieu même qu'elle en est comme béatifiée. Les Bienheureux auront une béatitude accidentelle de leur pureté en Dieu et [674] de la pureté de Dieu en eux. Cela est si fort dans le fond que l'odeur s'en répand sur les sens comme un goût ineffable. Vous la devriez, ce me semble, goûter d'où vous êtes8. Je vous souhaite la bonne Pâque : c'est le passage de l'âme en Dieu où vous arriverez d'une manière éminente.
7Voyez la vie de Ste Angèle, chap. 27 dans l'édit. de Cologne, 1696, la 2ème partie. chap. 1 section 9, § 68 pag.301. (Dutoit). – « A présent je me vois seule avec Dieu, toute pure, toute sanctifiée, toute vraie, toute droite, toute certaine, toute céleste en Lui… » (Angèle de Foligno, 27e chap., trad. E. Hello).
8A Cambrai ?
C'est pour suivre le mouvement qui m'est donné que je vous écris. Mon cœur vous trouve plus présent et plus uni que jamais. C'est quelque chose de si intime et de si pur qu'il me serait difficile de vous l'exprimer. Quelque union que les autres me témoignent avoir pour moi, cela me paraît presque étranger et je n'en aperçois point d'autre que la vôtre, ce qui pourtant n'empêche pas que je ne serve aux autres dans toute l'étendue des desseins de Dieu pour les simplifier autant que Dieu veut.
J'ai à vous avertir que les âmes qui sont conduites comme la vôtre et la mienne doivent être très fidèles à suivre leurs mouvements : ceux de ces personnes [323] étant très simples, sans certitude et comme naturels, ce sont les plus assurés. Les choses se font comme tout naturellement, sans rien de bien marqué. Il n'en est pas de même des âmes qui sont conduites par une foi plus lumineuse, par les certitudes, et dont les mouvements sont fort marqués.
Dieu permet souvent qu'elles en aient d'illusoires pour les faire mourir à la certitude1 mais ces âmes n'en sont pas moins à Dieu en leur manière. Que faut-il donc leur faire ? Faut-il leur apprendre à discerner leurs mouvements ? Nullement. Tout ce qui les multiplierait les empêcherait de répondre aux desseins de Dieu et d'entrer dans la vraie simplicité. Il faut leur faire comprendre qu'ils doivent déposer leurs mouvements et se conduire à leur égard par la pure obéissance2, surtout lorsque ces mouvements sont des choses extraordinaires et en des personnes qui ne seraient pas capables de
leur exécution. Mais pour celles qui en sont [324] capables, cela ne peut nuire3 et sert même beaucoup à simplifier et à faire mourir4.
1Mourir au désir d'être perceptiblement assuré sur tout sujet. (Dutoit).
2C'est à dire en obéissant une personne plus avancée qu'eux. (Dutoit).
3Cette conduite selon leurs mouvements. (Dutoit).
4Nous pensons que cette lettre est adressée à Fénelon, compte tenu du caractère unique attribué à la relation : « Quelque union que les autres me témoignent… »
[516] Le
véritable état apostolique est d'être tout à tous et [tel]
que chacun trouve son compte selon son état. Les Apôtres, après
avoir reçu le Saint-Esprit parlaient toutes langues,
c’est-à-dire que chaque personne les comprenait selon son besoin
et son état : c'est là la parole de Dieu. L’Écriture
s'entend de tous selon leurs besoins, et la parole de Dieu, qui est
le Verbe, est donnée à tous, grands et petits, et chacun en a selon
son état et ce qu'il en peut contenir. La figure de cela était dans
la manne, et la réalité se trouve dans la sainte
Eucharistie :
Sumit unus, sumunt mille, etc.1
J'ai trouvé ici un grand abus envers les âmes commençantes et à qui Dieu donnait Sa présence sensible pour les attirer à Lui et les ôter de [517] mille engagements (à quoi cette présence est fort nécessaire). C'est qu'on portait ces âmes à combattre cette présence de Dieu et à s'en détourner : on les dépouillait lorsqu'elles n'étaient pas vêtues. Je leur fis comprendre comment il fallait garder cette présence tant que Dieu la donnait, et ne s'en dépouiller jamais par soi-même, mais s'en laisser dépouiller ; que c'était une grande faute à une personne de chasser Dieu comme [qui chasserait] un prince qui viendrait chez nous. Il ne faut ni Le chasser, ni Le retenir par force, mais Le laisser aller et venir comme il Lui plaît, et il serait encore plus mal de Le chasser que de Le retenir par force.
Au nom de Dieu, mon cher enfant que j'engendre tous les jours en Jésus-Christ, ne réfléchissez point volontairement. Vos réflexions ne sont point volontaires dans leur suite et elles sont malgré vous, mais vous leur donnez lieu dans leur commencement par des retours volontaires. Je vous aime avec une tendresse de mère, et cependant je ne puis point vouloir autre chose que votre perte de toute [518] manière. Laissez-vous donc à Dieu. Vous ne trouverez jamais de vrai repos que lorsque vous n'aurez plus rien pour vous. Vivez en Dieu de Dieu même, sans crainte, sans frayeur, sans défense,
sans désir que cela soit autrement. Hé bien, vous êtes perdu ? Vivez en perdu et ne penser jamais plus à vous trouver.
Oh ! si je pouvais vous communiquer, mon pauvre enfant, cette largeur immense que j'expérimente, où il n'y a plus ni rétrécissement, ni réserve, ni crainte quelle qu'elle soit, ni résistance, ni envie que votre état finisse, ni espoir de le voir finir, ni pensée de salut, ni crainte d'être et au-dehors et au-dedans le plus perdu des hommes ! Il me semble que la nature craint encore de paraître moins réglée et circonspecte au-dehors et que vous avez honte lorsque vous avez paru tel. Vous y faites réflexion et cela vous fait entrer en doute, en crainte et en assurance de votre perte. Perdu ou sauvé, qu'importe ! Plus de vous ! Plus rien de vous ! Quand sera-ce que vous serez si détruit que vous ne serez plus ?
Je ne m'étonne [519] pas que, lorsque le calme est venu, vous ayez peine à exprimer les choses qui vous regardent. C'est parce que, par ces réflexions, vous vous tirerez de votre néant et que pour vous donner un être méchant2, il faut vous en donner un [avec effort]. Lorsque vous retournez dans votre rien3, il vous faut faire violence pour en parler, parce que c'est vouloir donner un être à ce qui n'en a plus. Ô pauvre et très pauvre perdu ! quand ne serez-vous plus ni perdu, ni sauvé ?
Ô rien trop heureux ! Il n'y a que le seul tout qui puisse être plus content que le seul rien. Comprenez-vous ceci ? Ce sont deux infinis, deux centres et qui ne font qu'un. Dieu trouve Son centre partout et dans le néant plus qu'en aucun lieu, et le rien trouve son centre dans le tout, où seul tout est dans un contentement qui ne peut ni varier, ni changer.
[520] Pour le saint roi David, c'est une conformité entre nous qui nous rend un en Dieu, et cette unité se trouve aussi bien entre les saints, lorsque les états sont rapportants, qu'entre les personnes de ce monde. Il y a de grandes vérités en ce que j'ai écrit de la vie de ce saint roi, en qui tous les états intérieurs m'ont été montrés être enfermés comme en Jésus-Christ, avec la même différence qu'il y a entre la figure et l'original. Mais comme une figure, pour être parfaite, doit contenir tous les traits de l'original, aussi en David se trouve renfermés tous les états de Jésus-Christ et tous les états qui sont en Jésus-Christ. Vous et moi sommes destinés à les porter dans une grande étendue, et c'est ce qui fait cette union à mon saint roi, que vous éprouverez mieux lorsque tout être propre distinguible et perceptible vous sera ôté.
Je vous aime bien, et ce n'est plus amitié, mais conformité et unité. Il y a bien quelque chose en vous qui n'est pas achevé. La lumière que vous avez est très véritable, et il y a longtemps que je l'ai remarqué. Cependant [521] j'y vois bien du changement et que cela se purifie chaque jour. Si Dieu ne vous anéantissait, vous seriez comme le caméléon, prêt à prendre toutes les couleurs. Quoiqu'on vous accuse d'être ferme et entier, vous êtes le plus flexible des hommes et votre fermeté n'est point naturelle. Il ne faut incliner à rien, ni penser à rien. Dieu ne fera jamais les choses tant que nous y pencherons. Quoique je voie cet état d'être hors de chez moi, comme l'état le plus anéantissant du monde, je ne puis penser à en sortir, et Dieu fera Lui-même en tout temps tout ce qu'Il voudra. Oh ! qu'il est bon de n'avoir plus rien !
Ce que vous dites de votre âme est bien véritable. C'est cependant une idée qu'il faut perdre, et que Dieu ne vous donne que pour vous soutenir. Votre foi n'est pas entièrement nue, quoiqu'elle avance fort et très notablement. Lorsque le Verbe seul sera en vous la seule parole, comme Il l'est en Son Père, et que, le néant étant achevé, le Père produira Son Verbe dans ce néant comme Il le produit de toute éternité, il n'y aura plus de paroles [522] intérieures, Dieu étant la seule parole ineffable, et cela d'une manière réelle et profonde. Laissez-vous ôter et donner ce que Dieu veut. Ces paroles ne vous viennent qu'après vos grandes souffrances, peines et réflexions, et ce sont un soutien de l'état. Mais lorsque le néant sera consommé, il n'y aura plus ni de peine, ni de parole, ni de réflexion. La seule parole du Verbe, qui est la seule réflexion sans réflexion, étant l'acte direct de Son Père égal à Lui, sera seule en vous et tout le reste sera banni. Ce sera alors que l'état sera permanent et durable, l'amour pur y étant l'Amour-Dieu, comme la parole sera la Parole-Dieu.
Pourquoi me demandez-vous si je veux bien ce que vous faites ? Ai-je quelque chose qui soit à moi ? Et si je l'avais, ne serais-je pas redevenue propriétaire ? Celle qui a donné son âme à Dieu sans réserve, pourrait-elle se soucier d'autre chose .
M... me paraît étroit, mais je crois que vous lui servirez beaucoup, et je le conjure de toute mon âme de se laisser, en enfant, dilater et rompre. Il a cru souvent que cet élargissement que [523] Dieu lui procurait par vous, était un rétrécissement parce qu'il lui causait une douleur qu'il ne pouvait discerner, et il a cru, au contraire, que ce qui le pressait et qui, en le pressant, lui causait quelque plaisir, était un élargissement, et c'est tout le contraire. Les personnes qui tiennent les âmes dans ces états leur causent un petit goût qui leur paraît une largeur. Si Dieu rompt les barrières, comme je le crois qu'Il fera, il verra bien alors cette différence.
Je suis bien aise que vous ayez prêché dans la cathédrale4. Il me vient que pour avoir des termes qui soient accommodants à tous, il faut être fort avancé et avoir non seulement les lumières des états, mais même le don de les expliquer et interpréter. Ce qui fait que l'on se sert de termes qui ne peuvent être reçus, vient de ce que l'on n'est pas assez avancé pour faire l'application des termes conformément à ce qu'ils contiennent dans leurs expressions, un terme cachant plusieurs sens qui ne peuvent être développés et expliqués que par le vrai Esprit de Dieu.
Il est certain que l'esprit général de l’Église renferme nécessairement l'esprit particulier de ceux qui composent l’Église et que nul ne peut être au-dessus de l’Église que Jésus-Christ, comme le chef est au-dessus du corps sans être séparé du corps, et [que] le même Jésus-Christ se trouve encore dans l’Église puisqu'Il la compose. Je n'ai pas le temps de me mieux expliquer.
Ne faites plus de ces lettres humaines pour louer les créatures : cela n'est plus l'emploi de votre plume. Cependant, N. vous l'ayant demandé, vous auriez eu peine à le lui refuser. C'est une obéissance qu'il fallait faire dans les termes qu'il disait.
M. n'est pas raisonnable. Elle se défend tant qu'elle peut et devient étrangement propriétaire. Dieu cependant ne manquera pas de l'en arracher malgré ses résistances, mais il lui en coûtera bon.
Mon Dieu, qu'il y a ici d'aimables âmes ! La plupart ne sont point découvertes, et je vois que celles qui vont le mieux, sont celles que Dieu conduit Lui-même. Dieu leur donne une [525] confiance et ouverture entière. Il y a un pauvre garçon qui est un admirable enfant, et une demoiselle de vingt ans que Dieu conduit depuis l'âge de quatre à cinq ans dans la foi passive, et depuis six ans, Il la conduit dans la nudité de foi. Les démons l'ont fort tourmentée [même] d'impureté et de blasphèmes, et Dieu n'a pas permis qu'elle se soit découverte à des personnes qui lui auraient nui. C'est une aimable enfant, mais sa santé est ruinée par des extrêmes pénitences qu'elle a faites dans son enfance où, à six ou sept ans, Dieu lui a fait faire les choses les plus étranges, et Il l'a conduite comme Il m'a conduite, quoique dans un âge bien différent. A dix ans et moins, elle passait les nuits en oraison. Je crois que Dieu la poussera loin : Il la dénue étrangement et, si elle vit, elle passera de terribles états. Sa confiance est d'autant plus entière que Dieu opère davantage. En ce qu'on lui dit, elle comprend tout, et Dieu ne la laisse point réfléchir.
1Soit qu'un le reçoive, ou mille hommes, / Un seul le reçoit comme tous. (Après la Pentecôte, Fête-Dieu, Hymne de la messe votive du Saint Sacrement : « Lauda Sion… » )
2C’est-à-dire voulant vous considérer comme étant quelque chose de mauvais, vous devez pour cela faire effort de sortir de votre néant et vous donner un état d'être. (Dutoit).
3Qui est le seul lieu où vous trouverez votre paix, étant votre centre. (Dutoit).
4Il s’agit peut-être de Fénelon, comme paraît l’indiquer la teneur de la lettre, dont ce prêche dans la cathédrale. Toutefois certaines expressions (« mon pauvre enfant… ») font douter de cette attribution. Par ailleurs certains passages de la lettre (tel que le dernier paragraphe) ne semblent pas écrits par Mme Guyon mais peut-être par une disciple. Plusieurs lettres ont-elles été rassemblées en une seule ?
Je ne suis pas surprise que, lorsque je vous parle, je ne vous fasse pas comprendre ce que je veux dire. Je m'en explique si mal, et l'état où je suis est si peu explicable que je ne pourrais qu'avec peine, quand je voudrais, le donner à entendre. Aussi je ne m'en mets pas en peine. Je dis ce qui me vient dans l'esprit tel qu'il m'y est mis, et je le dis avec sincérité et simplicité, parce que la confiance que j'ai en vous est telle que je ne pourrais pas ne vous pas tout dire, si je le pouvais dire. Mais je n'ai aucune vue, ni d'être éclaircie, ni d'être assurée, et vous ne pouvez faire ni l'un ni l'autre. Car, comme l'improbation1 de toutes les créatures ne me peut mettre en doute, leur approbation ne me peut assurer, ni même la vôtre, que je préfère à celle de bien d'autres, le doute et l'assurance étant entièrement incompatibles avec l'état que je [527] porte, où il ne peut entrer ni doute, ni assurance, ni consolation, ni désolation, ni joie, ni tristesse.
Il est vrai cependant que, de toutes les choses du monde, rien ne me peut tant donner de consolation que de parler avec vous. Mais c'est une consolation que je ne puis pas appeler telle, tant elle est au-dehors de moi. Il en est de même de toutes les attaques des créatures, et même de mes péchés si j'en fais. Cela est si fort étranger et au-dehors que cela ne peut être appelé mien, je veux dire, ni ma joie, ni ma peine, ni ma coulpe, ou plutôt pour me mieux exprimer, c'est qu'il n'y a en moi rien de ces choses qui me soit propre. Et comme je suis étrangère à moi-même, ou plutôt, à ce qui tient en moi ma place, ce qui m'est propre me paraît étranger.
Vous me demanderez ce qu'il y a dans ce fond ? Un rocher en dureté, fermeté, insensibilité. Je n'aime de mon propre amour et ne connais de mes lumières ni Dieu, ni les créatures, ni moi. Tout amour m'est ôté, toute connaissance et toute volonté d'en avoir. La seule bêtise, les misères, [528] pauvretés, etc. est ce qui est à moi. Je ne sais que bégayer d'un état qui ferait peur à tout autre et qui ne peut m'en faire, parce que je suis sans le mouvement par tout ce qui me regarde. Je ne puis me tourner vers un côté par pente, quelque imperceptible qu'elle soit.
Il me semble que je comprends tout ce que vous me dites de vous-même. Votre état est celui qui précède l'anéantissement, puisqu'il va toujours s'approchant de plus en plus. Il faut que vous éprouviez de toutes les misères, de celles mêmes dont l'odeur est plus insupportable, et même de toutes, peu ou beaucoup. Tous n'éprouvent pas tant de choses, ni de si différentes sortes, parce que tous ne sont pas destinés à un anéantissement si
profond. Mais pour vous, il faut que vous tâtiez de tout et que vous buviez la lie du calice, ce qui durera jusqu'à ce que cela vous soit comme habituel, après quoi vous ne le sentirez plus que fort légèrement et par intervalles jusqu'à ce que l'anéantissement total soit consommé.
1Improbation : action d’improuver, de ne pas approuver, de blâmer. (Littré).
Deux autres lettres retrouvées dans le volume IV de l’édition Dutoit, ont été publiées dans notre premier volume à partir d’autres sources (dont les indications sont à compléter par les références qui suivent) :
La lettre D.4.135 a été publiée dans notre premier volume sous le n°241, à la date du 15 mars 1690, à partir du manuscrit de la B. N. F., Nouv. acq. fr. 11 010, f°. 56 r° (lettre n°13), qui comporte de plus un début non reproduit par Poiret-Dutoit : « Si je croyais, monsieur […] C’est pour perdre, c’est pour tenir en l’air sans assurance. »
La lettre D.4.136 a été publiée dans notre premier volume sous le n°292, à la date de 1690, à partir du ms. A.S.-S. 2176, pièce 7417, f°65. Copie du marquis.
Outre les trois lettres qui suivent, nous avons identifiée la lettre 334 [D.2.69], « Que vous dirai-je, sinon que vous soyez si petit que l’on ne vous voit plus ? », et 336 [D.2.71], « Je crois que vous ne devez nullement vous violenter dans le temps de l’abattement de votre corps ». Nous les laissons dans la séquence des lettres sans destinataires ni dates parce que les lettres voisines de ces dernières appartiennent à une série dont le destinataire est probablement le même marquis.
Je crois que la bonne personne dont il s’agit doit faire deux choses : la première est de ne s’arrêter jamais à aucune de ses lumières extraordinaires. Si ces lumières sont véritablement de Dieu, il suffit, pour ne leur point résister et pour en recevoir tout le fruit, de demeurer dans un acquiescement général et sans aucune borne à toute volonté de Dieu dans les ténèbres de la plus simple foi. Si au contraire ces lumières ne viennent pas de Dieu, cette simplicité paisible dans l’obscurité de la foi est le remède assuré contre toute illusion. On ne se trompe point quand on ne veut rien voir et qu’on ne s’arrête à rien de distinct pour le croire, excepté les vérités de l’Evangile. Il arrive même que les lumières so[ie]nt mélangées : auprès d’une qui est vraie et qui vient de Dieu, il s’en présente une autre qui vient de notre imagination
ou de notre amour-propre, ou du tentateur qui se transforme en ange [de] lumière. Les vraies lumières mêmes sont à craindre, car on s’y attache avec une complaisance [94] subtile et secrète ; elles font insensiblement un appui et une propriété, elles se tournent par là en illusion malgré leur vérité, elles empêchent la nudité et le dépouillement que Dieu demande des âmes avancées. De là vient que ces dons lumineux ne sont d’ordinaire que pour des âmes médiocrement mortes à elles-mêmes, au lieu que celles que Dieu mène plus loin outrepassent par simplicité tous ces dons sensibles ; on voit les rayons du soleil distinctement au demi-jour près d’une fenêtre, mais dehors, en plein air, on ne les distingue plus. Je conjure cette bonne personne de laisser tomber simplement tous ces dons, sans les rejeter positivement, et se bornant à n’y faire aucune attention par son propre choix. S’ils sont de Dieu, ils opéreront assez ce qu’il faudra, mais je crois qu’ils cesseront peu à peu, à mesure que la simplicité et le dépouillement croîtront. Voilà le premier point, qui est d’une conséquence extrême, si je ne me trompe.
Le second point est que je crois qu’elle doit, par simplicité, suivre sans scrupule les pentes du [95] fond de son cœur. Si elle suit toujours, avec méthode et exactitude, toutes les règles que des gens, d’ailleurs très pieux, lui donneront, elle se gênera beaucoup et gênera en elle l’Esprit de Dieu. Là où est cet Esprit, là est la liberté, dit saint Paul. A Dieu ne plaise que cette liberté d’amour soit l’ombre du moindre libertinage ! C’est cette liberté qui élargira son cœur et qui l’accoutumera à être familièrement avec Dieu. Il ne suffit pas de nourrir un enfant ; à un certain âge, il faut le démailloter. Elle doit suivre simplement, en esprit d’enfance, l’attrait intérieur, pour les temps de l’oraison, pour les objets dont elle s’occupe, pour parler, pour se taire, pour agir, pour souffrir. Cette dépendance de l’esprit de mort, qui est celui de la véritable vie, fera tout son état. Je ne parle point des pentes qui ne viennent que par contre-coup et par réflexion : c’est en écoutant l’amour-propre et ses arrangements que de telles pensées nous viennent ; ce sont des pensées étrangères à notre vrai fond : on se les donne [96], on les prépare, elles sont raisonnées ; on ne les trouve point toutes formées en nous comme sans nous. Les bonnes sont celles qui se trouvent dans le fond le plus intime, en paix, et devant Dieu, quand on se prête à Lui et qu’on suspend tout le reste pour Le laisser opérer. Voilà ce que je souhaiterais que cette personne suivît sans retour, et par simple souplesse, comme la plume se laisse emporter sans hésitation au plus léger souffle de vent. Il ne faut point craindre de suivre cette impression si intime et si délicate, car elle ne mène qu’à la mort, qu’à l’obscurité de la foi, qu’au dénuement total, et qu’à un rien de foi qui est le tout de Dieu seul, sans manquer à aucun véritable devoir.
Pour les souffrances, il n’y a qu’à les recevoir sans attention, qu’à les outrepasser comme les lumières, ne comptant point avec Dieu pour ce que l’on souffre, et ne les remarquant qu’autant que la remarque en vient, sans la chercher ni entretenir. Il faut recevoir tout le monde avec petitesse, [97] surtout les prêtres en autorité, mais il ne faut point se laisser brouiller et dévoyer par toutes sortes de bonnes gens sans expérience suffisante. Dieu donnera tout ce qu’il faut, sans lumière distincte, si on se contente des ténèbres de la foi et si on ne veut point de sûretés à sa mode pour s’appuyer sensiblement. Je me recommande aux prières de cette bonne personne et je ne l’oublierai pas dans les miennes.
- A.S.-S., pièce 7417 [il s’agit d’un livre de lettres, contenant aussi quelques poèmes, de la main du marquis de Fénelon], f°93-97.
Le texte présent a pour titre : « Copie d'une lettre de n[otre] p[ère] au sujet d'une âme très favorisée de Dieu ». Il est précédée de feuillets vides, puis est suivi, après un vide, au f°105, du titre introduisant de nombreuses transcriptions : « Copies, ou extraits de la meilleure des m [un blanc pour ères] à un de ses petits enfants ». Nous pouvons donc attribuer ce texte à Fénelon, « notre père » pour les disciples guyonniens ; Mme Guyon étant leur « mère » de grâce.
Il1 me paraît, mon cher E[nfant], que, quand les choses sont d'elles-mêmes indifférentes, comme est de se [516] baigner, qui est chose usitée de tout temps et même nécessaire à la propreté et très souvent à la santé, vous ne devez point vous en faire de scrupule. Tout votre mal vient de l'occupation que vous vous faites des choses, et de vos hésitations, ce qui peut rendre défectueuse une chose très innocente d'elle-même. Vous êtes toujours entre deux termes, comme dit Débora à écouter les sifflements du troupeau2, c'est-à-dire vos raisonnements, vos doutes, avant que les choses soient, et mille réflexions après qu'elles sont faites, ce qui vous cause une perpétuelle occupation de vous-même, et cette occupation de vous-même est la source de toutes vos distractions.
Il ne faut pas vous étonner si vous êtes plus sec à présent et si vous ne trouvez plus cette douceur et cette consolation que vous trouviez lorsque vous me veniez voir autrefois. Dieu ne donne par Ses instruments que ce qu'Il donne par Lui-même selon la disposition et l'état qu'Il veut de l'âme. [517] Lorsque Dieu a voulu vous attirer à Lui, Il l'a fait d'une façon plus douce et plus multipliée, mais à présent que Dieu veut vous faire aller par la foi et vous retirer du sensible, Il vous donne un état plus sec et plus simple.
Tout votre mal, comme je vous l'ai dit, vient de votre occupation de vous-même et que votre tête est toujours pleine. Quand votre tête sera-t-elle coupée ? Ne savez-vous pas que l'Ecriture dit : Qui marche simplement marche confidemment3 Vous vous chicanez sans cesse vous-même et vous chicanez avec Dieu. Comme la porte est toujours ouverte chez vous aux réflexions, vous en avez, ou de vaine complaisance sans sujet, ou de crainte et de scrupule. Si vous pouviez une fois laisser tomber toutes ces réflexions, votre intérieur changerait de forme.
Lisez lorsque la lecture vous fait l'effet que vous me dites : cela est fort bien, car il faut savoir que la lecture porte son effet dans le moment, sans qu'il soit nécessaire qu'il en reste [518] quelque chose. Quoique vous vous trouviez plus sec à l'oraison qu'à la lecture, l'oraison ne laisse pas d'avoir son effet, surtout lorsque la distraction n'est pas volontaire. Même dans toute la voie de la foi, on est plus sec à l'oraison qu'en tout autre temps. Cela n'empêche pas que Dieu n'y opère ; au contraire, Dieu y opère davantage afin que vos réflexions et vos sens n'y prennent rien. Comme, dans le jour, on est plus dans les occasions et que Dieu est plein de bonté pour nous, Il se fait sentir alors afin de nous empêcher de L'offenser en quoi que ce soit. Lorsque l'œil est malade, la lumière lui est pénible, mais lorsqu'il se porte bien, il regarde sans faire attention s'il regarde. Il en est de même de l'œil de la foi : lorsque nous sentons notre regard vers Dieu, cela vient de l'indisposition de notre vue intérieure. Ainsi tout ce que j'ai à vous demander est d'être toujours fidèle à votre oraison, sans vous mettre en peine si vous sentez ou ne sentez pas, si vous êtes d'une disposition ou d'une autre.
Vous ne parviendrez jamais à la parfaite tranquillité de l'esprit ni au [519] repos du cœur, si vous ne laissez tomber toutes vos réflexions et ne vous déprenez de vos propres idées, croyant toujours que les autres ont raison plutôt que vous, et cela universellement en ce qui ne regarde pas la foi ; sans cela, vous conserverez toujours votre vie propre et votre propre activité. Croyez-moi, soyez fidèle au divin petit Maître, je vous le demande, et vous vous en trouverez bien. La prière fait beaucoup, mais ce n'est rien si elle
n'est accompagnée d'un renoncement continuel. Vous savez bien tout ce que je vous suis en Jésus-Christ.
Ne ravaudez 4 point sur le passé, ne vous confessez que lorsque vous en avez le mouvement, ou un vrai besoin, non par vos ravauderies, mais par un je ne sais quoi. Le mariage en question est une providence non recherchée, je l'accepte de tout mon cœur. Laissez seulement les vues sur l'avenir …5 laissez à Dieu le succès. J'ai cette confiance que, si cela ne vous convient pas, le divin Maître y mettra Lui-même des obstacles. Acceptez sans raisonner. Une personne qui veut bien être à la campagne et [520] et qui est de condition, vaut plus selon moi qu'un million. Ne craignez pas que le Maître vous laisse égarer : nul choix n'égale celui de la Providence. Si ce n'est pas de Lui, tout s'en ira en fumée. Je serai ravie de vous voir ; je ne serais pas fâchée que vous soyez ici lorsque je mourrai, si le petit Maître veut bien que je meure. Le mal est si long et augmente chaque jour ; je ne vois point de fin sans la charmante mort ; je n'ose ni la flatter ni la vouloir. Dieu fera ce qu'Il voudra.
1« Les trois lettres suivantes [la présente étant la première] auraient dû être placées après la lettre 37 de ce même volume, étant écrites à la même personne, mais on les a reçues trop tard pour cet effet. » (Dutoit). Or la lettre suivante D.4.133 est celle qui est adressée au marquis de Fénelon, n°362 de notre premier volume. On en déduit que la lettre présente est adressée au marquis vers 1716.
2Jg 5, 16.
3Pr 10, 9.
4Ravauder : Tracasser dans une maison, ranger, nettoyer (4e sens selon Littré).
5Points de suspension de Dutoit.
Il ne faut point avoir de regret, mon cher E[nfant], de ce que Dieu ordonne par Sa Providence : tout ce qu'Il fait est bien ; lorsqu'Il le voudra, Il nous donnera les moyens de nous voir. Je voudrais que vous fissiez passer au public l'ouvrage dont vous me parlez1, mais après cela je voudrais que vous ne fissiez plus rien. L'occupation où vous êtes de ces sortes de choses vous nuit infiniment : cela tient toujours votre esprit en vivacité et ne lui donne point ce calme qui lui serait si nécessaire.
Je vous demande donc deux choses : l'une de ne rien faire de nouveau, l'autre d'éviter toute dispute. Il faut se calmer et prier, la vivacité naturelle ne pouvant produire rien de [523] bon, surtout dans une personne qui a tant besoin de se calmer. Comment voulez-vous qu'après vous avoir livré volontairement vous-même à la divagation, vous n'en ayez pas lorsque vous voudriez bien n'en pas avoir ? Vous êtes trop plein de vous-même et de mille
autres choses pour n'être pas sec à l'égard de Dieu. Il faut un esprit reposé et un cœur tranquille pour goûter le don de Dieu, et vous n'êtes rien moins que cela. Il serait étonnant que ne fussiez pas sec : l'impétuosité de votre esprit entraîne comme un tourbillon le peu de l'eau de la grâce que vous pourriez avoir ; et comme un grand vent sèche en un moment, de même votre vivacité dessèche tout l'humide de la grâce. Votre mauvais goût est une chose que vous devez éviter, mais votre perplexité et vos retours, loin de le détruire, l'entretiennent. Soyez persuadé que je vous aime tendrement dans le divin Maître.
Comme j'espère vous voir, je vous répondrai sur tout. Mais quand vous déferez-vous de votre tête ? Il me semblait, une de ces nuits, voir tous [524] les hommes comme des épis de blé. Je voyais tant de têtes et point de cœurs. Je disais : « Divin Maître, prenez une faux, moissonnez toutes ces têtes : qu'il n'y ait plus que des cœurs ! »
Ce n'est pas votre corps qu'il faut tuer, mais l'esprit. Laissez votre corps en repos, mais travaillez infatigablement à détruire l'esprit, car c'est ce que Dieu abhorre. Si vous venez, vous serez le bienvenu. Bon courage ! La perfection n'est pas l'ouvrage d'un jour.
Ne vous confessez point de tout ce que vous me mandez : il n'y avait point de péché. Nous parlerons de tout cela ; il y avait même de la bonne volonté, et un zèle mal réglé. Hélas ! nos propres intérêts sont la seule chose qui nous touche : l'intérêt de Dieu et de Son Eglise ne nous touche point ! Adieu, mon cher E[nfant].
1Il s’agit probablement des Œuvres spirituelles de Messire François de Salignac de la Mothe-Fénelon…, Anvers, Chez Henri de la Meule, 1718, 2 vol., précédé d’une Préface qui commence ainsi : « Depuis que l’homme s’est éloigné de Dieu, il vit dans une espèce de frénésie perpétuelle. Tout change en lui, excepté son inconstance. Son esprit et son cœur sont sans cesse agités par une foule tumultueuse de pensées vagues et de passions contraires, qui se détruisent successivement. […] »
Comme vous avez désiré de moi, ma très chère cousine1, [21] que je vous écrivisse sur une partie des choses que vous me dites dans la dernière conversation que nous avons eue ensemble, quoiqu’il me paraisse vous y avoir répondu alors assez amplement, je veux de tout mon cœur vous contenter autant que je pourrai, ou du moins, vous parler sur les articles qui me reviendront le plus.
Le premier qui se présente à mon esprit, est le peu de temps que vous croyez avoir dans cette maison pour penser à vous-même et vous occuper de Dieu. A cela, je vous dirai que, comme les communautés sont faites pour le général et non pour le particulier, on doit, en les établissant, regarder plus au bien général qu’au particulier. Or, généralement parlant, il est de conséquence qu’il y ait beaucoup d’occupation dans les communautés. Cette occupation empêche l’ennui et la négligence, étourdit la tentation, et fait une infinité d’autres biens que je ne décris pas ici, parce qu’il ne s’agit pas du général de la communauté, mais de vous seule. [22] Pour vous, je vous dis que vous aurez assez de temps si vous l’employez bien.
Pour le bien employer, (car c’est du bon usage du temps que dépend tout le bonheur de la vie,)2 il faut retrancher le temps que vous demandez pour vous-même, puisque l’oubli de vous-même est l’un des points essentiels pour le bon emploi du temps. Si vous retranchez l’occupation de vous-même, alors vous emploierez pour Dieu le temps que vous avez, et c’est ce qui vous est absolument nécessaire.
Peut-être êtes-vous persuadée qu’il vous faut plus de temps que vous n’en avez pour satisfaire à ce que vous devez à Dieu, et c’est en quoi vous vous tromperiez beaucoup. Vous en aurez assez pour satisfaire à ce que vous devez à Dieu, si vous vous renfermez dans les bornes de ce juste devoir sans vous imposer un joug qu’il ne vous impose pas lui-même, et qui, suivant la règle de l’Evangile qui nous ordonne de nous renoncer nous-mêmes, vous nuirait, puisqu’il vous ferait [23] vivre plus fortement dans votre activité naturelle, nourrissant votre vivacité, qu’il est d’une extrême conséquence de détruire, si vous voulez répondre en quelque manière aux miséricordes que Dieu vous fait. Pour y réussir, retranchez donc autant que vous pourrez les œuvres de votre vivacité qui vous sont peu utiles devant Dieu, pour ne pas dire qu’elles vous sont nuisibles, et laissez opérer la grâce que vous étouffez souvent, ou du moins que vous empêchez de s’étendre ; et vous aurez du temps de reste. Je vous parle avec ma franchise ordinaire, parce que vous le voulez de la sorte, et que l’amitié sincère que j’ai pour vous ne me permet pas d’en user autrement.
Soyez une fois persuadée (sans quoi vous ne serez jamais heureuse) que le point principal de la piété est de s’attacher uniquement au devoir de son état en quelque condition que l’on soit, et de bien remplir ses devoirs, et non à une multitude innombrable de pratiques et de prières que Dieu ne nous demande pas. Dieu ne vous [24] demandera pas si vous avez beaucoup lu, beaucoup récité de prières, mais si vous avez fait Sa volonté, et si vous L’avez beaucoup aimé. Or faire Sa volonté, même d’une manière infaillible, c’est de faire bien et avec perfection tout ce qui est renfermé dans l’état où Il nous appelle, et qui n’est point de notre propre choix, puisque notre volonté propre étant la source de toute corruption, tout ce qui nous dérobe à notre propre volonté nous est d’une extrême utilité. Les emplois que nous ne choisissons pas font cet effet. Ils nous sont donc très avantageux.
Comptez, ma chère cousine, que pour seconder les mouvements que Dieu a mis dans vous d’être à Lui sans réserve, il faut que vous posiez pour fondement que tout dépend du bon usage du temps et de remplir vos devoirs avec perfection. Mais comme l’une de ces propositions se trouve renfermée dans l’autre, c’est vous apprendre à faire bon usage du temps que de vous faire connaître la manière de faire vos devoirs avec perfection ; et c’est [25] faire vos devoirs avec perfection que de bien employer le temps. Commençons par le premier devoir, qui est celui de la prière.
Quand vous n’auriez qu’une demi-heure par jour pour prier, si vous employez cette demi-heure à vous occuper uniquement de Dieu, à L’aimer, à demeurer en Sa présence, à vous sacrifier à toutes Ses volontés souveraines, et que vous soyez persuadée que cette demi-heure vous est donnée pour poser le fondement de tout ce que vous ferez durant le jour, n’est-il pas vrai que vous tâcherez de conserver cet esprit de prière en toutes vos actions, ce qui vous fera marcher en la présence de Dieu, qui est le plus assuré moyen (possédant votre âme dans la paix, comme dit l’Ecriture,) de modérer cette grande vivacité, qui serait la ruine de la santé de votre âme et de votre corps ? Votre esprit et votre cœur, reposés par ce goût intime de la présence de Dieu que vous avez nourri et cultivé dans la prière du matin, vous font faire avec perfection, par amour de Dieu, avec joie et tranquillité, ce que [26] vous feriez sans cela avec agitation, dégoût, et plénitude de vous-même. Soyez une fois persuadée que ce n’est point la multitude des actions qui nous sauve, mais de faire avec amour et fidélité celles qu’on est obligé de faire.
Ce peu de temps que vous donnez à Dieu le matin, (si vous n’en avez pas davantage,) est comme l’essai d’un vin ou d’une viande délicieuse qui tient en appétit et en désir de cette même viande, au lieu que, si on en mange d’abord avec excès parce qu’on la trouve excellente, cet excès, malgré sa bonté, ne laisse pas d’en rassasier. Une oraison trop longue, quoique pleine de goût, ne laisse pas d’émousser la pointe de ce même goût, au lieu qu’une oraison plus courte, et que l’on tâche de faire passer dans tous ses emplois, conserve l’âme dans l’appétit de la prière, et fait que toutes ses actions se ressentent de l’oraison, portant en elles un principe de vie.
L’autre manière de prier est l’office. Si vous le dites avec les autres, (ce qui est le mieux lorsque la santé et [27] l’obéissance le permettent, parce que cette prière faite en commun a une certaine grâce d’onction que Dieu attache à tous les emplois généraux des communautés, la généralité étant incomparablement meilleure que la singularité), lors, dis-je, que vous récitez l’office avec les autres, comme vous n’avez qu’un verset à dire de deux, vous avez une très grande commodité pour conserver le recueillement en le disant. Si la nécessité vous oblige à le dire seule, dites-le posément, et tâchez de conserver, en le disant, le même recueillement. Cela vous servira beaucoup pour former votre intérieur, pour vous habituer à la présence de Dieu, et surtout pour diminuer la véhémente précipitation de votre naturel.
Après la prière, il y a les autres emplois de la journée. Attachez-vous sur toutes choses à bien faire ce que vous faites dans le moment présent. Votre esprit vif courra, sans que vous le vouliez, à tout ce que vous aurez à faire ensuite de ce que vous faites, et il vous donnera une agitation pour vous précipiter, qui vous sera extrêmement [28] dommageable si vous ne vous accoutumez de bonne heure à arrêter cette impétuosité. Vous pouvez et devez le faire en deux manières : l’une, en l’arrêtant tout d’un coup, et vous reposant dans un simple recueillement d’un moment, qui tranquillisera votre âme, et fera comme une eau trouble qu’on laisse rasseoir ; l’autre manière est de ne vous point occuper de l’avenir, et ne penser qu’à faire ce que vous faites dans le temps que vous le faites. Cette pratique vous rendra toujours présente à ce que vous faites, et vous ôtera un certain défaut naturel, qui fait qu’étant presque toujours présente à ce que vous ne faites pas, (à moins que ce que vous faites actuellement n’ait ému toute votre vivacité), vous n’êtes point où vous êtes, y étant d’une manière ou abstraite ou excessivement vive.
Je vous parle, ma chère cousine, avec une extrême liberté parce que je vous connais entièrement. Je sais que vous voulez être à Dieu sans réserve, et que c’est pour son seul amour que vous vous consacrez à Lui. De plus, c’est que je suis certaine que vous serez [29] fort heureuse si vous entrez dans ce que je vous dis, (vous ne le sauriez même être sans cela) parce qu’en ne vous occupant point de l’avenir, vous détruisez une infinité de tentations qui ne regardent que l’avenir ; et le laissant à Dieu par un abandon de tout vous-même, vous engagez ce même Dieu, dont la bonté est infinie, à vous protéger d’une manière singulière.
Il vous est encore infiniment avantageux de mettre votre piété dans l’attachement à vos devoirs en l’état où Dieu vous appelle, parce que les actions où il y a moins de propre volonté, sont celles qui sont les plus agréables à Dieu et qui nous font véritablement renoncer à nous-mêmes, car quel renoncement y a-t-il où nous faisons toujours ce que nous voulons ? Quand on agit par obéissance, faisant toujours ce qui est du devoir, on fait toujours la volonté de Dieu, et l’on aime toujours Dieu si l’on fait toujours ces mêmes choses avec un sincère désir de Lui plaire et de se renoncer incessamment. Sans cette pratique de préférer ce qui est du devoir à l’inclination, en quelque état que l’on [30] soit, on n’établit point une vie heureuse ni une piété solide. Rien ne rend plus heureux que de faire agréablement ce que l’on fait nécessairement ; rien n’est plus solidement vertueux que de sacrifier sans cesse notre volonté à celle de Dieu dans tout ce qu’Il ordonne et même qu’Il permet nous arriver.
Vous me répondrez que cela est rude à une personne franche qui semble n’être née que pour la liberté. A cela je vous dirai qu’en quelque état qu’une personne qui aime la liberté se puisse trouver, elle ne peut jamais être libre, pour peu qu’elle ait de société, si elle ne se rend libre par les mêmes choses qui sembleraient la captiver. Il faut donc qu’elle veuille bien faire tout ce qu’elle fait et y mette son plaisir, sans quoi point de vrai plaisir. Mettons donc, ma très chère cousine, notre plaisir dans le plaisir de Dieu, notre volonté dans la volonté de Dieu, et nous serons toujours heureux et toujours contents. Je dis plus : qu’avec ces dispositions, les mêmes choses qui vous gênent aujourd’hui ne vous gêneront plus dans la suite.
[31] Je vous conseille de lire moins de choses que vous n’en lisez et de lire celles que vous lisez avec plus de paix, lisant pour nourrir votre âme, et non pour remplir votre esprit d’une multitude de choses qui l’étouffent et qui, loin de vous tenir en haleine pour le bien, vous lassent, comme une personne qui, ayant trop couru ou qui étant trop chargée, ne respire qu’avec peine. La nature est toujours active et empressée, mais la grâce est tranquille, reposée et exacte. Croyez-moi à vous plus que personne au monde.
1L’indications de destination à sa « très chère cousine » ainsi que dans le corps de la lettre, l’allusion à « votre vivacité » permettent de définir le destinataire : Marie-Françoise-Silvine de la Maisonfort, née le 6 octobre 1663, fille d'Antoine-Paul Le Maistre de La Maisonfort, oncle de Mme Guyon. Sa famille étant très pauvre et son père remarié, elle vint à Paris. Mme de Brinon, directrice de Saint-Cyr, la retint comme « maîtresse séculière rétribuée. » Dès l'été 1684, elle suscitait l'enthousiasme de Mme de Maintenon. Elle prononça en 1694 ses vœux solennels. Elle fut chassée le 10 mai 1697 de Saint-Cyr comme quiétiste. Sur sa demande, elle passa chez les visitandines de Meaux, mais en raison de la même aversion pour « leurs petitesses », elle fut transférée le 23 octobre 1701 chez les ursulines de Meaux puis, en 1707, chez les bernardines d'Argenteuil. A la mort de Bossuet, Mme de La Maisonfort reprit sa correspondance avec Fénelon, elle resta aussi « en commerce » avec sa cousine Mme Guyon… (Orcibal ; v. notre index, tome II).
2Les contenus entre parenthèses, ici comme dans des cas suivants, apparaissent comme des précisions qui ne s’imposent pas, probablement ajoutées par l’éditeur. Nous supprimerons les plus inutiles.
Ma chère cousine, il faut avoir cette précaution de ne vous attacher qu’à Dieu. Honorons les hommes qui nous portent à nous détacher [496] de tout ce qui n’est pas Dieu, afin que nous soyons un jour en état que Dieu seul nous suffise. C’est en Lui que l’on trouve tous les biens et le remède à tous les maux. L’idée de remplir le moment présent est tout ce qui nous est le plus nécessaire, car le passé non plus que l’avenir ne sont plus en notre disposition. Ce que nous pouvons faire de mieux, c’est de suivre de moment en moment ce que Dieu demande de nous dans l’état où Il nous met. Cela suffit pour tous1. Oh ! si nous remplissions ce moment divin selon la volonté de Dieu, que nous serions bientôt parfaits ! nous perdrions tous nos scrupules, nous vivrions comme des enfants abandonnés à leur divin Père qui oublient ce qui les regarde eux-mêmes pour ne penser qu’à Le contenter. Vous n’aurez jamais autant de bien que je vous en souhaite, c’est-à-dire de ce bien immuable, qui, n’étant appuyé sur aucun bien créé, ne peut aussi jamais nous manquer.
1 « On y savait seulement que chaque moment amène un devoir qu’il faut remplir avec fidélité ; c’en était assez pour les spirituels d’alors : toute leur attention s’y concentrait successivement ; semblable à l’aiguille qui marque les heures et qui répond à chaque minute à l’espace qu’elle doit parcourir, leur esprit, mû sans cesse par l’impulsion divine, se trouvait insensiblement tourné vers le nouvel objet qui s’offrait à eux, selon Dieu, à chaque heure du jour. » (L’abandon à la Providence divine, chap. 1).
C’est souvent où le péché a abondé que la grâce surabonde. C’est une grande miséricorde de Dieu lorsqu’Il nous donne le goût et la connaissance du pur amour, et c’est déjà un grand pas de fait ; mais il faut soutenir cette lumière et ce goût par une entière efficacité. Pour y réussira, il est de la dernière conséquence de nourrir ce germe intérieur qui est, comme vous le dites fort bien, un penchant du cœur pour un objet inconnu et néanmoins très certain. La plupart des âmes périssent après avoir bien commencé, faute de nourrir cette grâce, ou en se dissipant trop, ou enb prenant mal à propos des amis qui sont donnés pour des personnes fort avancées. Vous ne sauriez nourrir cet attrait qu’en détruisant ce qui lui est contraire. Il faut marcher par le chemin du renoncement continuel, et travailler infatigablement à se défaire de ses défauts durant [f°1v°] que la lumière paraît et que le jour éclaire, car si vous n’employez pas ce commencement d’attrait à vous combattre, vos défauts, comme une mauvaise ivraie, croîtront avec le bon grain, s’y mélangeant de sorte qu’on ne pourra plus les séparer. C’est ce qui fait qu’il est d’une extrême conséquence, dans ces commencements, de ne se rien pardonner, car cette grâce vous est donnée pour vous combattre vous-même, et si vous ne le faites pas durant que la lumière luit, vous ne le pourrez faire dans les jours de ténèbres. Je suis toujours peinée lorsque l’on donne des avis ou des lectures trop avancées aux âmes, parce qu’elles négligent les moyens essentiels pour elles. Il faut se servir des pieds pour marcher, mais si l’on nous les coupe, alors laissons-nous porter. La pratique de se poursuivre soi-même est lumineuse. Plus l’on se poursuit avec fidélité sans se rien pardonner et plus Dieu nous éclaire des choses qui lui déplaisent en nous. Ce combat ne se fait point avec inquiétude mais avec paix, tranquillité, attendant plus de Dieu que de nous. [f°2r°] Sa lumière est très fidèle pour le cœur qui lui correspond. Il ne faut point non plus regarder les autres pour s’y conformer ni pour se mettre par soi-même dans des états qui ne nous conviennent pas. …c de suivre la lumière avec fidélité sans la précéder ni la laisser de trop loin. Il faut surtout aller fortement contre le naturel sans quoi l’on ne fait jamais rien. Mortifiez toute curiosité soit dans vos lectures soit dans ce que vous voulez savoir. Ne demandez rien de ce qu’on ne vous dit pas ; parlez peu des choses spirituelles, il faut beaucoup faire et peu dire ; la science enfle mais la charité édifie. Nous nous persuadons souvent avoir les états dont nous parlons et cette fausse prévention nous cause une présomption secrète, nous fait négliger nos obligations essentielles par une spiritualité d'idée ; pour nourrir votre grâce ne lisez que les choses qui vous conviennent et sans curiosité. Lisez peu et pour vous recueillir et [pour] remuer votre coeur. Lorsqu'il est remué et que vous sentez quelque pente au recueillement, laissez-vous y aller. Gardez le plus de solitude que vous pourrez [f°2v°] selon votre état, ne faisant que les visites d'obligation et d'une certaine bienséance qu'on ne doit pas trop étendre ; mortifiez vos sens loin de les suivre ; défiez-vous des penchants de la nature, il faut bien du temps à la grâce pour redresser des penchants tortueux, donc nature. Habituez-vous au mal. Si vous êtes fidèle à Dieu, Il vous enseignera Lui-même mille petites manières de vous renoncer. Croyez-moi, il faut que la nature soit longtemps en presse car elle a été libertine. Vous ne trouveriez pas votre compte à tout autre conduite. Il s'en faut bien que vous ne soyez en état de jouir de cette sainte liberté que Dieu donne aux âmes innocentes après les avoir purifiées par de longs travaux. C'est toujours à nous à aller par la foi du renoncement jusqu'à ce que nous nous soyons si fort renoncés que nous ne trouvions rien qui répugne à la grâce ; sans ce fondement il serait impossible que vous puissiez vous soutenir dans la voie. Allez donc courageusement, n'ambitionnez pas d'avancer mais d'aller comme Dieu vous fera aller. C'est reculer que de courir dans une carrière qu'il ne nous ouvre pas [f°3r°] lui-même mais c'est avançer infiniment que de suivre ses traces. Il faut que le pur amour vous fasse devenir un homme nouveau, qu'il évacue tout ce qui est du vieil homme. Lorsque le feu s'attache au bois avant de le changer en soi, il en fait d'abord sortir toutes les humidités qui lui sont contraires. Ensuite il le sèche, le prépare et enfin l'embrase. C'est ce que doit faire en vous l'amour divin : chasser vos défauts, vous préparer par l'oraison de recueillement, la lecture, etc. et puis vous consommer par sa chaleur divine. Appliquez-vous surtout à remplir vos devoirs et faites toutes ces choses parce que mon maître le veut de vous et qu'Il sera glorifié en cela. Ne croyez pas que ce soit un état trop rabaissé pour vous que de travailler à la mortification. C'est le plus relevé puisque c'est celui que Dieu veut de vous. Crucifiez ces membres charnels de peur qu'ils ne reviennent dans la mollesse, mais crucifiez bien plus votre esprit, votre curiosité, votre sens, vos paroles.
Ne donnez pas la liberté à votre langue de tout dire parmi [f°3v°] les gens du monde. Autant que vous devez être simple avec ceux qui aiment Dieu, autant devez-vous être prudents avec les pécheurs. On fait mille fautes par la langue qui salissent sans cesse si l'on n'y prend pas bien garde ; qui garde sa langue garde son âme, celui qui ne pèche point par la langue est un homme parfait. Ne blessez jamais le prochain en parlant. La médisance est un des plus grands maux. L'on juge souvent et l'on condamne même celui que le Seigneur justifie.
Je crois devant Dieu que vous éloigner de ce que je vous marque ici, c'est vous éloigner de ce que Dieu veut de vous ; dites simplement à Madame de Mortemart ce que vous remarquerez en elle de défectueux. Elle est bien éloignée ni d'être parfaite ni de se l'accroire mais elle travaille à se défaire de ses défauts qui comme de mauvaises herbes renaissent souvent. Dieu ne sera pas fâché contre nous de ce que nous ne sommes pas parfaits mais il le sera si nous ne travaillons pas à nous défaire de ces mêmes défauts. Le travail de la destruction de nous-mêmes est [f°4r°] très long, il faut le passer sans chagrin, sans inquiétude et sans nous rien pardonner. Trouvez bon aussi qu'elle vous dise ce qu'elle voit en vous qui ne va pas bien. Aidez-vous les uns les autres à suivre la foi du Seigneur. Tout autre spiritualité pour vous que ce que je vous mande ici ne serait pas ce qu'il vous faut. A présent par votre oraison suivait l'attrait de Dieu et l'obéissance. Lorsque vous aurez quelque peine contre Madame de Mortemart dites-lui simplement.
- A.S.-S., Pièce 1022 du fonds Fénelon, autographe de la main de Madame Guyon. Annotation, [f°4v°] : « Lettre trouvée parmi les papiers de feu M. l'archevêque de Rouen en 1708. »
a efficacité, (pour y réussir add.interl.) il
b trop (et biffé) (ou add. interl.) en
c illisible.
Vous me parlez d’abandon, monsieur, et vous me dites une chose qui ne m’est pas nouvelle, lorsque vous me parlez du goût que vous avez pour tout ce qui y a quelque rapport : il y a déjà quelque temps que j’en ai ...a les semences en vous, et j’espère de la bonté de Dieu qu’Il en fera porter les fruits en son temps. Au lieu des lettres que vous me demandez, je vous envoie sur cela deux pages d’un petit livre qui court depuis quelque temps, que je vais vous transcrire. Vous jugerez de la pièce par l’échantillon. Cela ne m’empêchera pas de vous envoyer quelquefois les lettres que vous souhaitez.
L’abandon est une donation de tout soi-même à Dieu, ce qui se fait par se convaincre fortement que tout ce qui nous arrive de moment en moment, est ordre et volonté de Dieu et tout ce qu’il nous faut. Cette conviction nous rendra content de tout et nous fera regarder en Dieu, et non du côté de la créature, tout ce qui nous arrive. Je vous conjure, qui que vous soyez qui voulez bien vous donner à Dieu, de ne vous point reprendre lorsque vous vous serez une fois donné à Lui, et de penser qu’une chose donnée n’est plus en notre disposition.
L’abandon est ce qu’il y a de plus de conséquence dans toute la voie, et c’est la clef de tout l’intérieur. Qui sait bien s’abandonner sera bientôt parfait ; il faut donc se tenir ferme dans l’abandon, sans écouter le raisonnement ni la réflexion. Une grande foi fait un grand abandon : il faut s’en fier à Dieu, espérant contre toute espérance1. L’abandon est un dépouillement de tout soin de nous-mêmes pour nous laisser entièrement à la conduite de Dieu. Tous les chrétiens sont exhortés à s’abandonner, car c’est à tous qu’il est dit : ne soyez pas en souci pour le lendemain car notre Père céleste sait tout ce qui nous est nécessaire2. Pensez à Lui dans toutes vos voies et Il conduira Lui-même nos pas3. Remettez au Seigneur toute votre conduite et espérez en Lui, et Il agira Lui-même4. L’abandon doit donc être, autant pour l’extérieur que pour l’intérieur, un délaissement total entre les mains de Dieu, s’oubliant beaucoup soi-même et ne pensant qu’à Dieu, le cœur de même, par ce moyen, toujours libre, content et dégagé.
La pratique en doit être de perdre sans cesse toute volonté propre dans la volonté de Dieu, renoncer à toutes inclinations particulières, quelque bonnes qu’elles paraissent, sitôt qu’on les sent naître, pour se mettre dans l’indifférence et ne vouloir que ce que Dieu a voulu dès Son éternité. Etre indifférent à toutes choses, soit pour le corps, soit pour l’âme ; pour les biens temporels et éternels, selon le bon plaisir de Dieu, laisser le passé dans l’oubli, l’avenir à la Providence, et donner le présent à Dieu : vous contenter du moment actuel qui nous apporte avec foi l’ordre éternel de Dieu sur nous, et qui nous est une déclaration autant infaillible de la volonté de Dieu qu’elle est commune et imitable pour tous ; ne rien attribuer à la créature de ce qui nous arrive, mais regarder toutes choses en Dieu et les regarder comme venant infailliblement de Sa main, à la réserve de notre propre péché. Laissez-vous donc conduire à Dieu comme il Lui plaira, soit pour l’intérieur ou pour l’extérieur.
Voilà, monsieur, à quoi je vous crois appelé. Mais c’est un ouvrage de toute la vie, et vous en aurez longtemps le goût et le désir avant que d’en avoir la réalité. Je prie Dieu qu’Il vous la donne.
- A.S.-S., pièce 7536. Copie par Isaac Dupuy, sans début autre que : « vous me parlez… » ; l’absence de majuscule à « vous » laisse penser qu’il manque le début de la lettre. En tête à gauche, d’une autre main, calligraphié : « Sur l’abandon à Dieu » ; à droite, d’une autre main et d’une écriture assez récente : « (Mr de Chevreuse biffé) Mr de Beaumelle remercie du procès-verbal M. de Gacé. »
a mot illisible.
1Rom. 4.18.
2 Mat. 6.36.
3 Mt 13.6.
4 Jean 36 .4.
Enfin nous avons retrouvé dans la lettre D.4.154 l’amalgame de deux lettres publiées à partir d’autres sources dans notre second volume.
Le début (« Que ne me jetez-vous dans la mer […] Disposez-vous vous-même à ne plus me voir. ») est adressé au duc de Chevreuse, en novembre 1693 et édité dans notre second volume, lettre 133. La fin (« Nous sommes tous fait à l’image […] si barbouillée ! ») est adressé au même, en février 1694 et édité dans le même volume, lettre 155.
J’ai toujours conservé pour vous, monsieur, tout le respect et la considération que vous méritez quand vous ne seriez pas aussi recommandable que vous l’êtes par vous-même. La personne à laquelle vous apparteniez, et ceux qui vous ont aimé et conseillé m’ont été si chers, et leur mémoire est si considérable et si présente à mon cœur que je ne pourrais pas vous refuser quelque chose. Mais quel échange, monsieur, et que trouverez-vous dans une personne telle que je suis, qui puisse réparer vos pertes ? Cependant celui qui a ouvert la bouche de l’ânesse de Balaam peut encore ouvrir la mienne.
Pour l’intérieur, la fidélité à l’oraison me paraît essentielle, sans quoi il est impossible d’être intérieur. C’est par elle que nous devenons tout autre que nous ne serions naturellement ; c’est elle qui donne [f. 1 v°] la paix et le calme à notre âme ; c’est elle qui nous fait remplir nos devoirs avec perfection ; c’est l’oraison qui nous fait ressentir d’un esprit égal tous les événements de la vie, quelque désagréables qu’ils paraissent au sens, parce qu’elle nous conduit insensiblement à une soumission parfaite à toutes les volontés de Dieu par l’amour de Son bon plaisir ; c’est elle qui, donnant l’esprit de foi, nous éloigne de toute erreur, parce qu’elle nous unit à la suprême vérité ; enfin, c’est par elle que la parfaite charité nous est communiquée.
Jugez vous-même, monsieur, si je n’ai pas raison de vous la recommander. C’est sur ce fondement inébranlable que vous devez vous appuyer pour toute chose : par elle, vous serez éclairé de ce que vous aurez à faire à chaque moment, car la vraie oraison nous accoutume à une certaine présence de Dieu qui nous Le rend familier. Et ce Dieu de bonté veut être notre correcteur : Il nous prévient dans nos chutes de peur que nous ne tombions ; que si nous tombons de faiblesse, Il nous relève ; si nous L’écoutons, Il nous instruit.
Je vous prie de faire attention, monsieur, qu’il faut joindre à l’oraison le combat de nos défauts les plus essentiels, et qui sont [f. 2 r°] les plus conformes à notre humeur et à notre tempérament. Celui qui est prompt et vif doit beaucoup se tranquilliser et ne point agir lorsque la passion est émue, parce qu’on ne voit point les choses telles qu’elles sont ou doivent être, comme on ne peut voir ce qui est dans une eau troublée jusqu’à ce qu’on l’ait laissée rasseoir. Au contraire, les personnes dont le naturel est lent et paresseux, doivent acquérir une certaine vivacité : sur les choses, être exacts à leurs devoirs, les remplir le plus promptement qu’ils peuvent, ne point remettre au lendemain ce que l’on peut faire le jour même, car il faut se renoncer soi-même et se poursuivre dans toutes les occasions.
Or l’oraison aplanit le chemin, rend aisé un combat qui paraît pénible à notre amour-propre et change peu à peu nos inclinations, nos habitudes, même notre tempérament. Quel fruit ne tire-t-on pas, dans la suite, de cette petite violence qu’on s’est faite ! D’abord, la bonne habitude se naturalise pour ainsi dire, et on contracte une facilité à tout bien. Vous voyez par tout ceci, monsieur, que l’oraison doit être accompagnée du renoncement à nous-mêmes, et ce renoncement doit être soutenu par l’oraison. Je répondrai d’une autre manière aux autres articles de votre lettre et le cher put1 vous donnera, outre cette lettre, un petit mémoire. Soyez persuadé, monsieur, que si je puis vous être utile et que Dieu vous porte à vous adresser à moi, je serai toujours prête à vous rendre service, vous étant, en Lui, tout ce qu’Il veut que je vous sois.
- A.S.S,. pièce 7255, sans adresse. De la même main que la lettre au bon duc [de Beauvilliers] datée « 2/1692 », constituant la pièce précédente 7254 : « fils du vidame ». Ecriture autographe, ferme mais large caractéristique des problèmes de vue de la période de Blois.
Le Vidame d’Amiens était le fils puîné du duc de Chevreuse. Il avait fait carrière dans l’armée et avait été promu maréchal de camp en 1708. Il s’était marié en 1704. V. sa biographie, Correspondance de Fénelon (Orcibal), note à la lettre 1016 du 22 octobre 1704.
1Dupuy.
Je viens tout présentement de recevoir votre lettre, je vous assure que vous m’êtes toujours bien cher en Notre-Seigneur et que Lui seul le sait. Cea n’est pas votre misère, encore un coup, dont je me plains : je l’aime et je suis ravie que vous la ressentiez comme vous faites, oui, monsieur, dans l’état où vous êtes. C’estb tout d’y acquiescer, de s’en convaincre et de s’abandonner à Dieu afin qu’Il la détruise ou vous y laisse tant qu’il Lui plaira, mais pourquoi votre amour-propre vous pousse-t-ilc à vouloir tout quitter, parce que Dieu vous fait éprouver ce que vous êtes, au lieu de Lui faire de vos misères un entier sacrifice, n’ayant que cela à Lui sacrifier ? Tout ce qui n’est point misère et pauvreté, n’étant point à vous, est un sacrifice de ce qui ne vous appartient pas, mais le sacrifice de votre néant est ce que Dieu veut de vous à présent. Que votre cœur me coûte et me coûtera de douleurs ! Plût à Dieu que Dieu Se contentât, comme vous, que je vous laissasse et que je ne m’intéressasse pas en ce qui vous regarde ! Je le ferais de tout mon cœur puisque vous m’en marquez si fort le désir, mais à vous parler franchement, je n’en suis pas la maîtresse, et ces liens de par lesquels Notre-Seigneur me fait tenir à votre âme sont autant rigoureux qu’ils sont forts. Oui, monsieur, de tout mon cœur, je veux bien être pour vous une victime à la justice de mon Dieu : je souffrirai en me taisant s’Il me le veut permettre, mais comme je n’ai plus ni puissance ni vouloir, s’Il m’oblige de vous parler encore, il faudrad que vous le souffriez. Vous avez bien des misères, mais il vous en faudra bien d’autres avant que vous vouse connaissiez bien. Je prie Notre-Seigneur qu’Il soit votre lumière et votre force. Il viendra un jour que [f.267v°] vous connaîtrez que je vous ai dit la vérité. S’il ne fallait que donner tout mon sang pour vous, que je le donnerai de bon cœur ! Mais de quoi serviraient mes avis si vous jugez de vous-même, plutôt par ce que vous croyez sentir, que par ce que Notre-Seigneur m'en fait connaître ?
Oh ! si vous étiez mis dans la vérité, que vous changeriez de langage ! Ce qui fait votre douleur, ferait votre plaisir ; ce que vous désirez, ferait votre peine ; vous auriez horreur de ce que vous croyez être grand et, content de la plus extrême bassesse, vous entreriez dans la paix que vous y goûtiez autrefois. Vous voulez vous mettre dans l’indépendance, vous éloigner des moyens que Dieu vous a donnés pour votre sanctification, chercher une solitude où vous ne serez jamais seul parce que vous vous y porterez vous-même, au lieu que vous pourriez avoir la plus forte solitude où vous êtes si vous étiez mort à vous-même. Il faut mourir à vous-même, monsieur, ou cesser de vivre : adieu ! il n’y a pointf de milieu. Celui qui ne tient à rien se laisse ôter toutes choses sans penser que l’on les lui ôte : voyez si vous êtes de cette sorte, vous qui vous plaignez de vos misères et de Dieu. Ô mes chères misères, je ne me plaindrai jamais de vous, vous serez ma joie et mon contentement parce que vous êtes le sujet des miséricordes de Dieu, et que vous servez même de trophée de Son pouvoir souverain ; vous rehaussez la gloire de Sa sainteté ! Ô amour pur, que vous êtes peu connu ! Le vrai humble espère d'autant plus que plus il se voit misérable, parce qu'il n'espère rien pour lui, mais tout pour Dieu ; et [f.268r°] il ne se voit jamais plus propre aux desseins de Dieu que lorsqu'il se voit dépourvu de tout bien.
D’où viennent donc ces assurances de n’être propre à rien, les envies de tout quitter ? Oui, monsieur, quittez tout, on ne vous demande rien autre chose ! mais quittez-vous aussi vous-même, laissez-vous arracher toutes choses. Il ne s’agit pas seulement de se mortifier ni corriger, mais de se laisser tout ôter et de tout perdre. Vous n’aurez jamais l’immuable que par la perte de tout le créé, quelque sublime et relevé qu’il soit. Entrez donc dans la poussière de votre néant, vous n’y entrerez que par votre corruption et la pourriture.
Jeg vous dis encore ceci, et je ne saurais m'en empêcher : je vous connais mieux que vous ne vous connaissez vous-même. Ce n'est pas ce qui vous déplaît à vous-même qui déplaît à Dieu en vous, mais c'est ce qui pourrait vous plaire, ce qui ferait votre inclination, votre choix et votre penchant, et mille autres choses. Oh ! qu'il viendra un jour que vous verrez la vérité dans la vérité même ! Et s'il vous reste alors un regret, ce sera de n'avoir pas suivi ce que l'on vous dit. Je suis sûre que si, dégagé de toutes choses, vous vous mettiez devant Dieu, Il vous ferait bien connaître que ce que vous faites n'est pas Sa volonté.
A.S.-S., ms. 2057, f°267r° à 268r°, en tête : « 1691 » [souligné d’une autre main] - lettre D.2.22.
a lettre. Ce D
b faites. Oui, monsieur, dans l’état où vous êtes, c’est D césures.
c vous porte-t-il D
dfaudrait D
eque vous ne vous D
fmort à vous-même, monsieur, ou cesser de vivre en Dieu. Il n’y a point D (moins intéressant !)
g entrerez que par votre destruction. Je D
Ne pouvant vous écrire, je me sers de la main du premier et du dernier pour vous écrire sur ce que je trouve de plus essentiel dans votre lettre. Je trouve peu de choses pour la demoiselle dont vous m’avez envoyé le gros écrit, et tous les préjugés sont contre. Ne la découragez pas néanmoins. Je ne vois point un intérieur fondé sur quoi que ce soit : des passions vives et violentes qui n’ont point été domptées, rien de suivi ni sur quoi on puisse compter, un dénuement avant d’être remplie, qui me paraît me venir plus ou des lectures ou des créatures que de Dieu ; la nature toute vive attribuée à la grâce, des fautes essentielles dans la conduite que l’on a tenue sur elle, lui faisant faire des vœux sans connaissance de cause, surtout le dernier. Je la trouve plantée dans la maison où elle est comme une pierre d’achoppement, et il ne faut jamais souffrir qu’une dirigée avoue à son directeur qu’elle a de la passion pour lui : le diable se sert de ces déclarations pour faire d’étranges ravages. Les consultations perpétuelles du directeur à toutes sortes de personnes, marquent combien il est peu sûr et qu’assurément la grâce n’agit pas. Quand c’est la grâce, le dirigé se trouve assuré sans assurance et sans envie d’en avoir, se tenant ferme à l’obéissance, ou plutôt à un je ne sais quoi que Dieu opère, et le directeur demeure invariable dans Sa lumière, sans emprunter des secours et des appuis humains, si ce n’est en une personne en qui il aurait confiance lui-même et qui serait éminente dans la voie. Ce qui va plus loin que cela, me paraît une ruse du démon pour détruire les voies de Dieu : ne se contentant pas de se contrefaire dans la dirigée, il pousse le directeur à demander quantité d’avis sur un état qui paraîtra toujours illusoire, afin de confirmer bien des gens que ces sortes d’états et voies sont très dangereux.
Il me semble que comme Dieu a dessein d’établir Son règne dans ce siècle, le diable veuille établir le sien en contrefaisant certaines choses qui paraissent en quelque manière semblables, et qui cependant sont très éloignées. Je ne juge pourtant point absolument, n’ayant vu ni les uns ni les autres, mais je vous prie de tenir la bride roide, que l’on travaille à une sincère mortification de ses passions, allant en tout contre son naturel : une oraison fréquente et assidue. Si Dieu veut que je sois sa mère et que cela soit, je commande de sa part que l’on ne fasse plus ce que l’on a fait, et qu’entre ici et trois mois on me mande des nouvelles, comme les choses se seront passées, car Dieu est véritable dans ce qu’Il ordonne, ainsi que les autres l’ont éprouvé. Je vous écrirai pour vous-même lorsque je le pourrai, et je ferai réponse aux autres.
- A.S.S., ms. 2057, f°269, écriture « du premier et du dernier » que nous identifions à celle de La Pialière, trace de cachet. La date de « janvier 1707 » est ajoutée d’une autre main en tête puis à la fin du texte.
Il faut que je vous ouvre un peu mon cœur comme à mon cher enfant. Je n’ai plus rien à désirer sur la terre, sinon de me réunir à mon principe. Je suis inutile. J’oserais, sans comparaison, dire ces paroles du prophète : Seigneur, qui a cru à votre parole1 ? Aucun : elle est devenue un objet de mépris. Je me console par celle de Dieu à un autre : « Si mon peuple périt pour ne lui avoir pas annoncé la vérité, tu périras pour mon peuple » ; mais si tu lui as dit la vérité, et qu'il ne l'ait pas crue, il périra lui-même, et ton âme sera sauvée. Malheur à vous, qui mettez des coussins sous tous les coudes de ceux de la maison d'Israël2, les flattant dans leurs défauts ! Heureux sont ceux à qui Dieu ne demande compte de personne parce qu'Il ne les en charge pas ! Mais si les travaux de Jésus-Christ ont servi si peu aux Juifs, qui s'affligera d'être de même ? Mon peuple a été séduit parce qu'il y a des gens qui sont une pierre de scandale dans la maison d'Israël.
J'ai toujours la fièvre. Mes douleurs sont cessées et je suis bien mieux, mais fort débile et dégoûtée. Tout est bon et excellent dans la volonté de Dieu. Ne doutez point de mon amitié, mon cher enfant, je vous porte dans mon cœur. 1716.
1Isa 53, 1.
2Ez 13, 18.
4 Décembre 1716.
Ô vous qui avez essuyé les peines de l’amour divin, dites-moi quel soulagement pour une âme toute désolée, comme la mienne ? J’ai rejeté toutes choses d’ici bas : elles me dégoûtent, je n’y sens plus de plaisir ; et j’ai cru avoir trouvé mon repos en faisant un sacrifice continuel de mon cœur et de mon esprit à un Objet qui me paraissait tout beau, et tout digne de mon amour, et de l’amour de toutes les intelligences. Mais hélas ! Cette beauté est disparue, je ne la vois plus. Si elle est, elle est pour moi comme si elle n’était pas. Que ferais-je ? J’ai quitté toutes choses pour un bien-aimé qui me fuit et qui ne veut pas mon cœur : Il le trouve apparemment indigne de Lui. Que faut-il faire dans un état si malheureux ? Le Dieu d’amour est-Il accoutumé à se cacher de cette manière à ceux qui Le cherchent ? Quand je ne cherchais pas, Il se présentait souvent devant mes yeux. Quelquefois, Il se montrait, comme un juge juste et terrible, et me menaçait de Ses jugements. Quelquefois Il me reprochait mon ingratitude, et me faisait fondre en larmes par des nouvelles offres de Sa bonté. Maintenant que je Le cherche avec tant d’ardeur et d’empressement, Il se cache, et tout mon travail pour Le retrouver est inutile. Ô mon Dieu, n’avez-Vous pas promis que Vous serez trouvé de ceux qui Vous cherchent ? Mais peut-être, je ne Vous cherche pas pour l’amour de Vous, mais pour l’amour de moi-même. Il est vrai, mon Père, je ne saurais le nier. Et voilà ce qui me désespère. Autrefois j’ai trouvé de la consolation dans mes larmes ; elles soulagèrent mon cœur chargé, mais à présent, point du tout : elles me font peine. Mes larmes mêmes me font pleurer parce que je trouve bien que ce n’est que le sentiment de mes misères qui en est la cause, et non pas une vraie contrition du cœur. Ce n’est pas d’avoir offensé ; celui à qui je dois une obéissance entière et parfaite, que je m’afflige, mais seulement d’être privée de tous plaisirs et de toute consolation. S’il y a un être absolument parfait et bon, il mérite sans doute d’être [f. 1 v°] aimé d’un amour pur et désintéressé. Je n’aime rien de cette manière, je le sens bien. Je n’aime que moi-même. Mais comment puis-je faire autrement ? Je ne saurais m’élever au-dessus de ce moi. Il faut des ailes célestes pour un tel essor et je n’en ai point. Ô mon Dieu, je veux Vous aimer comme Vous voulez. Montrez-moi le chemin par lequel Vous voulez que je m’approche de Vous ; tirez-moi, je Vous suivrai partout où vous me mènerez. Peut-être je ne suis pas sincère en ce que je vous dis. Vous êtes mon Créateur, Vous me connaissez mieux que je ne me connais moi-même. Je me présente devant Votre miséricorde tout comme je suis ; c’est à Vous, ô source éternelle de tout bien, de me rendre sincère et simple. Je me jette sous Votre main. Faites en moi tout ce qu’il Vous plaira. Ô fils de Dieu, avocat des pécheurs, soyez mon intercesseur auprès de Votre Père céleste. Vous avez promis que nul de ceux qui se mettent sous Votre protection ne sera rebuté : j’y cours. Je prendrai volontiers Votre joug : je ne désire du repos qu’en le portant. Donnez-moi la force de le faire. Je boirai de tout mon cœur de la chalice [du calice] dont vous avez bu. Mais, dites-moi, ô Lumière éternelle qui éclaires tous les hommes venant au monde : qu’est-ce que c’est que cette chalice ? Faut-il Vous aimer sans Vous voir ? Je ne veux pas dire, sans vous aimer comme vous êtes, mais sans vous voir par foi ? Je n’ai point de foi. Je parle, ce me semble, à qui ne m’écoute pas. Je ne fais que rêver. Comment puis-je aimer ce que je ne vois en nulle manière ? Si je pouvais croire que cet aimable objet à qui j’ai autrefois songé avec un si grand ravissement de cœur, était une chose réelle, ô que je serais heureux ! Car je croirais alors que c’était pour quelque bonne fin qu’Il m’avait privé de cette présence si touchante et si béatifiante, et je me reposerais dans Sa sainte volonté. J’attendrais avec patience et une soumission entière le retour de mon bien-aimé. Je ne douterais pas que ce ne fussent mes péchés qui m’avaient causé ce délaissement, [f°.2 r°] mais je m’humilierais devant Lui, je me jetterais au pied de Son trône de miséricorde, je Lui ferais ressouvenir du sacrifice de mon Sauveur crucifié, et je me soumettrais à toutes les peines desquelles Sa croix et Son intercession ne m’ont pas mis à couvert. Par cet abandon de mon être à Sa volonté, je nourrirais l’espérance dans mon âme, et je ne me plaindrais, ce me semble, de rien.
Ô état ténébreux de mon âme ! Toutes mes belles pensées ne sont-elles donc que des rêveries, que des songes ? Ces songes pourtant m’ont gâté tous autres délices : je ne les goûte plus. Je souhaiterais toujours qu’il y eût un être infiniment parfait pour y reposer mon âme. Je ferais toute ma vie tout ce que je crois devoir faire pour plaire à un tel être, s’il était. Je passerais mon temps à contempler le bonheur indicible d’une âme unie par amour pur et parfait à un objet si grand et si aimable. Je trouverais certainement plus de soulagement dans mes ténèbres qu’en aucune autre pensée. Mais, ô bon Dieu, ô Père de miséricordes, si Vous êtes véritablement, Vous êtes toujours bon : ayez pitié de mon état, chassez ces nuages qui me tiennent dans une obscurité si affreuse. Ô Perfection absolue, je ne vous cherche que pour vous aimer. Montrez-Vous, s’il vous plaît, ô Lumière éternelle, car sans votre présence, je succomberai sous le poids de mes misères.
7 Décembre 1716.
On ne saurait bien donner le nom de lettre à ce qui précède, quoique mon intention fût, madame, de vous écrire quand je prenais le papier. Puisque je prétends n’avoir point de réserve pour vous, que je fais beaucoup de fond sur vos prières, et que mon âme y est exposée toute nue et sans déguisement, je vous l’envoie comme à mon confesseur, mon intercesseur, et mon directeur. Dieu soit béni : ces ténèbres dans lesquelles je suis parfois enveloppé ne durent pas longtemps. Je vous avouerai que ce sont mes raisonnements empressés qui me jettent souvent [f°.2 v°] dans un état si affreux. Ils brouillent mon esprit et dessèchent mon cœur, je le sens. Et pourtant je ne saurais m’empêcher d’y retomber. Cet amour de la vérité, acquise par nos propres activités, n’est-il pas la concupiscence de l’esprit ? N’est-il pas aussi difficile de s’en défaire que de celle du cœur ?
J’ai reçu votre lettre, madame, avec un plaisir indicible. Je rends grâce à Dieu des conseils qu’Il vous inspire de me donner, car je ne vous regarderai plus que comme Son instrument pour mon salut. Je consens, autant qu’il m’est possible, de m’abandonner entièrement, et pour le temps et pour l’éternité de la conduite de la vérité souveraine. Je ne raisonnerai plus, et je tâcherai, par la grâce de Dieu, de subjuguer toutes mes passions rebelles au sceptre de Jésus-Christ. Je prierai toujours que Son règne vienne, et que Sa volonté soit faite en moi comme au ciel. Je Le prends pour mon roi absolu, sans faire avec Lui aucune condition, quelle que ce puisse être. Continuez, je vous prie, madame, de demander à Dieu qu’Il me donne les forces de suivre mes résolutions. Mon expérience m’a fait voir que je tombe à chaque pas sans Lui. Je Lui ai souvent dit, comme saint Philippe de N[éri], (parce que je l’ai souvent fait) que je Le trahirai à moins qu’Il [ne] me soutienne dans les tentations. Je sens bien que je ne puis rien du tout sans Lui, mais qu’importe ? Avec Lui, toutes choses me seront possibles. Encore une fois, madame, souvenez-vous, je vous en prie, de moi auprès de notre Père céleste.
- A.S.S., ms. 2175, pièce 7414. Ces deux lettres adressées à Mme Guyon se succèdent sur le même feuillet.
Je1 souffre à présent, presque sans relâche, des douleurs incroyables : il est impossible, sans miracle, que cela dure longtemps. Le petit Maître est maître, et ma Maîtresse2 use de ses droits. J'ai été tentée, cette nuit, de m'adresser à sa sœur, la Miséricorde : elle est bien plus traitable ; enfin, il s'en est fallu de peu que je n'aie fait infidélité à ma chère Maîtresse. Mais je veux aimer ses rigueurs, quoique la nature ne s'en accommode pas. Je me souviens que, dans ma plus grande jeunesse, je fis une chanson sur elle qui commençait :
Justice de mon divin Maître,
Qui te nourris de tes rigueurs,
L'amour, par toi, nous fait connaître
Ce qu'on doit au Souverain Etre.
Honorons-Le par les douleurs,
Puisqu’Il méprise les douceurs.
J'avais au plus dix-neuf ans. Ainsi Dieu m'appelait dès lors au service de ma divine Maîtresse. Je me suis faite son esclave : elle ne m'a pas épargnée depuis. Priez Dieu que je ne lui sois pas infidèle. 1717.
1Cette lettre est la dernière du tome IV des lettres et conclut ainsi la correspondance éditée par Poiret. (Le volume V ajouté par Dutoit donne la « correspondance secrète » avec Fénelon).
2La divine Justice. (Dutoit).
J’ai appris avec beaucoup de joie, mademoiselle, le dessein que vous avez d’être à Dieu sans réserve : c’est l’unique chose [2] qui soit nécessaire, et qui peut rendre notre vie heureuse. Donnez-vous donc à Dieu de tout votre cœur pour ne vous plus reprendre. Regardez-vous comme une personne qui Lui appartient, aimez-Le au-dessus de toutes choses, tâchez que Sa volonté règle toutes vos actions. Accoutumez-vous à vous recueillir au-dedans de vous-même, où Dieu est toujours présent ; tâchez de conserver cette divine présence, rentrez souvent en vous-même pour parler à Dieu et pour L’écouter, tenez-vous quelquefois comme Madeleine aux pieds de Jésus-Christ. Dieu aime beaucoup plus le langage du cœur que celui de la bouche ou le raisonnement de l’esprit. Persévérez dans la foi, dans l’humilité, dans la confiance en Dieu, et surtout dans la charité, et vous irez bien. Je prends beaucoup d’intérêt pour votre âme.
Je n’ai jamais prétendu que vous fissiez comme les religieuses, de ces règles qui sont toujours les mêmes et desquelles on ne se dispense jamais. Mais il est certain que j’ai toujours désiré que vous donnassiez un peu de nourriture à votre intérieur et par l’oraison et par une lecture qui réveille le recueillement. Mais il faut commencer par l’extérieur dont vous me parlez.
Puisque vous vous êtes mise sur le pied de ne pas faire de visites, et qu’on y est fait, je crois que de vous remettre à en faire pour remplir des devoirs qui ne sont pas essentiels, serait un haut et bas, et il paraîtrait que vous voudriez vous remettre dans le monde, ce qui pourrait faire un [4] fort mauvais effet. D’ailleurs, comme vous ne le feriez que par une espèce de pratique, cela ne durerait pas longtemps. Faites donc là-dessus ce qui convient à votre état, ni trop ni trop peu. Pour ce qui regarde d’aller à la messe les jours ouvrables, je crois qu’il le faudrait faire, non absolument tous les jours, mais assez souvent, ne vous en privant que par de justes raisons, et non par des choses amusantes, ou qui peuvent se remettre. Quelquefois on traîne en longueur des bagatelles qui pourraient être faites avec plus de diligence. On est obligé de donner un certain exemple à son domestique, et c’est un de nos devoirs. Je ne voudrais pas non plus me faire une loi indispensable de n’y manquer jamais par scrupule ; c’est ce qui ne vous arrivera point. Il faut quelquefois dans l’année aller à la messe de paroisse et ne pas manquer aux vêpres les fêtes annuelles, comme Pâques, Noël, etc . Cela rempli, faites pour tout le reste ce qui vous conviendra le plus.
Pour votre intérieur, ne manquez [sans une nécessité indispensable] [5] aucun jour sans faire oraison et un peu de lecture : cela est essentiel ; c’est ce qui peut seul amollir votre cœur et lui ôter son inflexibilité ; la cire la plus dure s’amollit au feu, et le rayon du soleil découvre mille atomes qu’on ne voyait pas sans lui, et en les montrant, il les remue et les agite, et ce qui paraissait pur, paraît plein de fétus et de poussière. Ce n’est qu’en se reposant fréquemment devant le soleil de Justice que nous voyons nos imperfections et nos défauts. Et cette vue est d’autant plus avantageuse que celle que les créatures nous pourraient donner, qu’elle est efficace et qu’elle détruit peu à peu ce qu’elle montre en gros ce que toutes les créatures ne sauraient faire ni par leurs lumières, ni par leurs soins : elles peuvent toucher dessus, mais non les ôter. C’est ce qui fait le besoin de l’oraison en quelque état qu’on soit, et c’est l’essentiel de la vie de grâce.
Notre-Seigneur ne s’est pas contenté de cette prière divine qu’Il portait toujours en Lui comme homme-Dieu, mais Il a passé non seulement [6] trente ans de sa vie à prier, lorsqu’Il ne s’employait pas encore extérieurement à la prédication, mais même Il a souvent quitté cet emploi, si nécessaire au salut des hommes, pour se retirer et prier. Il l’a fait sans besoin de sa part, étant Dieu et homme ; mais Il l’a fait et pour nous servir d’exemple, et pour être Lui-même notre sanctification. Il donnait ce temps à son humanité pour la mettre dans le repos, afin que la Divinité redondât plus abondamment sur son humanité. Et c’est de cette sorte qu’Il croissait en grâce devant Dieu et devant les hommes1. Cet accroissement ne pouvait être que pour son humanité, qui donnait lieu à la Divinité de la pénétrer davantage et de la combler de grâce, ce qui était d’un mérite infini pour notre salut. C’était dans ces moments de la prière de Dieu, comme parle l’Evangile2, qu’Il nous obtenait la grâce de l’intérieur, qui, après la Rédemption et le christianisme, [7] est la grâce des grâces. Il est certain que nous exposant devant Dieu, nous participons à cette prière divine de Jésus-Christ qui influe dans notre âme ; c’est pourquoi il nous est si nécessaire de nous exposer à ses yeux divins.
Je n’ai jamais approuvé ceux qui, sous prétexte d’avancement, négligent l’oraison, et j’ai regardé cela comme une des ruses de l’Ennemi les plus dangereuses. Je ne prétends pas qu’on ne s’en puisse dispenser pour des devoirs essentiels auxquels Dieu nous applique. Mais quels sont les devoirs essentiels qui ne nous laissent pas des moments pour nous reposer en Dieu ? Il n’en est point. C’est le défaut d’oraison qui fait que nous traînons une vie imparfaite, que nous ne sommes ni pénétrés ni échauffés de cette lumière divine, lumière de vérité, lumière Jésus-Christ. Moins on fait d’oraison, moins on en veut faire, parce que se trouvant tout au-dehors, on en contracte une habitude, et l’on ne peut presque plus se tourner au-dedans. Je vous conjure d’essayer de [8] ce que je vous dis, et vous vous en trouverez bien. Il est naturel de se laisser aller à un travail qui occupe et nous réjouit ; et il n’importe à l’ennemi [qui n’est souvent que la nature,] par quoi il nous dérobe l’oraison, pourvu qu’il nous l’ôte. Recevez ceci comme le Prophète de la bouche de l’ânesse, et soyez persuadé que mes ténèbres et mes défauts sont plus grands que ceux de tous les frères. Mais Dieu est toujours Dieu, et cela me suffit.
1Luc 2, 52.
2Luc 6, 12.
Je ne sais, mademoiselle, qui a pu inspirer à madame votre mère les dispositions de chagrin qu’elle [9] vous paraît avoir contre vous. Elle me parut mal satisfaite lorsque j’eus l’honneur de la voir la dernière fois, et je fis ce que je pus pour la rassurer contre ses impressions. Je crois, mademoiselle, puisque vous avez assez d’humilité pour vouloir bien que je vous dise mon sentiment, que vous devez faire votre principale application de la contenter. La dévotion qui ne se terminerait qu’à quelque goût de Dieu ne serait point une véritable dévotion. Le goût de Dieu nous est donné pour nous faciliter le moyen de nous acquitter de nos devoirs, et non pour nous y arrêter seulement. Tâchez donc de faire usage des miséricordes de Dieu, de telle sorte que l’on voie en votre extérieur quelque rejaillissement de ce qui est au-dedans. Ce n’est point en parlant de Dieu que nous devons exprimer ce que nous sentons de Dieu, car cela nous nuit au contraire. Et si vous me croyez, durant un très long temps, vous vous tairez de Dieu pour ne parler qu’à Dieu. Dieu veut du secret de tout ce qu’Il opère en nous, et si nous devons [10] manifester Son opération, il faut que ce soit par une conduite extérieure toute douce, toute humble, toute soumise, toute cordiale et gaie.
Madame votre mère est extrêmement blessée, aussi bien que tous vos amis, par la profonde mélancolie qui paraît sur votre visage. Au nom de Dieu, mademoiselle, tâchez de la combattre ! Votre extérieur triste serait plus propre à éloigner de la piété qu'à en faire désirer les approches. Il faut servir Dieu avec une certaine joie qui fasse comprendre qu’on Le sert avec plaisir. Il faut de plus faire ce que vous faites avec une sorte d’ouverture qui puisse faire comprendre que le joug de l’obéissance ne vous est ni à charge ni incommode. Vous aurez même plus de facilité dans le service de Dieu. La mélancolie dessèche votre âme, étrécit le cœur, et le rend peu propre à recevoir les impressions de la grâce. Vous devez travailler infatigablement à combattre cette humeur si vous voulez que Dieu soit content de vous.
Ne craignez point de faire des actes à l’oraison, au contraire suivez [11] les mouvements que vous avez de les faire : ils vous seront encore fort utiles. Mais surtout nourrissez votre âme par quelque lecture. Accoutumez-vous à vous occuper extérieurement ; vous le devez pour combattre votre langueur et votre mélancolie. Sur toutes choses, persuadez-vous une bonne fois qu’il n’y a point de solide vertu ni de véritable mortification et par conséquent de sûre oraison, qu’en travaillant efficacement à surmonter son humeur et les inclinations de la nature, qu’en faisant de nécessité vertu, recevant également tout ce qui nous arrive, vous contentant de ce que vous avez, ne souffrant en vous aucun désir de ce que vous n’avez pas. Courage, ma chère demoiselle, Dieu ne vous a pas tant fait de miséricordes pour vous laisser en si beau chemin, et vous ne sauriez Lui montrer votre reconnaissance qu’en vous laissant conduire par la Providence et par les personnes qui vous sont supérieures, qu’en vous laissant contrarier et renverser par les divers événements de la Providence. [12]
Vous ne devez point étendre votre vertu sur les choses éloignées de vous, et par lesquelles elle ne sera peut-être jamais exercée. Mais il la faut renfermer dans l’acceptation de tout ce qui nous arrive, doux ou amer, dans l’application à notre devoir, dans une complaisance extraordinaire pour madame votre mère, enfin dans une mortification continuelle, qui peut fort bien se rencontrer dans tous les événements de votre vie, sans que vous vous en mêliez autrement que pour vous soumettre à Dieu. Je crois que vous feriez bien de vous expliquer avec madame votre mère pour savoir ce qui peut la blesser dans votre conduite, et lui promettre d’y faire plus d’attention à l’avenir. Je crois que vous ne doutez pas combien je suis à vous.
Puisque l’on vous a permis de m’écrire, je vous répondrai simplement ce que le Seigneur me donnera. Il faut que tout soit réglé par l’obéissance. Dieu ne le bénirait pas sans cela. Je crois même qu’afin que tout réussisse pour Sa gloire et Son avantage, vous ne sauriez mieux faire que de donner vos lettres ouvertes à madame …1 : cela vous accoutumera de bonne heure à la simplicité, nourrira la confiance que vous avez en elle, et fera mille bons effets. Par là, vos lettres seront sûres : elles ne passeront point par les mains de la supérieure, et vous aurez sur cela une certaine aisance que la simplicité donne toujours.
Il n’est point nécessaire d’écrire à [14] moins d’un besoin véritable, et ce serait très mal fait d’interrompre l’occupation de Dieu pour écrire ou pour parler de Dieu : il ne la faut faire céder qu’à nos emplois. Car [comme j’ai déjà pris la liberté de vous le dire,] tout ce qui est ordre de Dieu sur nous, doit être préféré à tout le reste, non qu’il faille pour rien quitter la présence de Dieu, mais il est nécessaire de savoir, une fois pour toutes, que l’occupation de Dieu ne se perd, ni même ne s’affaiblit, par aucune des actions qui sont attachées à notre état. Elle ne s’altère que par celles qui viendraient de notre propre choix, parce qu’elles sont un fruit de la propre volonté, entièrement opposée à la pure volonté de Dieu, qui est marquée par l’obéissance et la Providence.
Afin de mieux comprendre cela, il faut que vous soyez une fois convaincue qu’il y a l’occupation intime de Dieu, et qu’il y a le goût de cette occupation. Ce goût est comme le parfum dont il est parlé dans les Cantiques: c’est une preuve de la [15] présence de l’Epoux, mais ce n’est ni l’Epoux, ni ce qui fait cette même présence. On perd aisément l’odeur de ce parfum, mais on ne perd pas pour cela la présence intime de l’Epoux. Il en est de même de l’amour : il y a le sentiment de l’amour, et il y a la vérité de ce même amour. Dieu donne le sentiment de l’amour afin de séparer l’âme de tout autre amour ; mais il donne la vérité de l’amour lorsque, surpassant tout sentiment, l’âme tend par la foi à l’inconnu de Dieu, qu’elle ne s’arrête point au lait spirituel, mais qu’elle suit l’Epoux dans tous les lieux où il la mène, sans crainte de se salir en marchant par tout ce qui est attaché à l’emploi auquel Il la destine. L’amour enfant veut toujours jouir des caresses de l’aimé, mais l’amour fort ne veut que souffrir pour l’aimé. Je sais que c’est la douceur de l’amour qui inspire aux âmes commençantes tous les désirs de souffrir pour lui : plus il fait éprouver à l’âme ses charmes, plus elle voudrait que l’amour la consumât dans les plus étranges travaux ; mais elle ne [16] sait pas alors ce qu’elle demande, parce qu’elle est revêtue d’une force divine que la suavité spirituelle lui communique ; mais s’il lui fallait souffrir sans soutien, elle se trouverait environnée de crainte pour les mêmes choses qu’elle passionne à présent.
Il faut commencer par donner à Dieu des preuves de l’amour que vous Lui portez, non en jouissant de Ses caresses amoureuses, mais en vous appliquant à vos devoirs. Il faut conserver la présence intime de Dieu dans tout ce que vous faites, et ne vous embarrasser pas quand même vous perdriez le sentiment de cette divine présence, pourvu que vous en conserviez la vérité. Lorsque vous avez satisfait à ce que vous devez aux autres et à l’obéissance, prenez le reste du temps pour faire oraison. Mais accoutumez-vous de bonne heure à une oraison forte et continuelle et que tous vos emplois ne divertissent point. Si vous me croyez sur ce point, comme j’en ai quelque expérience, vous verrez que Dieu Se fera sentir plus fortement à vous dans toutes les occupations qui [17] sont d’ordre de Dieu, et non de choix propre, [car celles-là ne sont pas de même] qu’à l’oraison ; et dans la suite, si vous quittiez vos emplois pour l’oraison, vous n’y trouveriez plus la même chose, et vous en auriez du reproche intérieur.
Dieu vous a donné un très grand don d’oraison, et c’est la marque qu’Il vous appelle à beaucoup de morts et de renoncements. Comptez, madame, que l’on ne meurt à soi-même que par ce qui nous vient de Dieu et que Sa Providence nous ménage. Les plus grandes pénitences, les humiliations les plus fortes que nous choisirions, nous feraient vivre en nous-mêmes, loin de nous y faire mourir. Mais celles qui nous viennent de la Providence, auxquelles nous ne nous attendons point, sont celles qui ont le véritable caractère de nous faire mourir à nous-mêmes. Tout ce qui vient de Dieu même, excédant notre capacité naturelle, porte toujours avec soi paix et rassasiement. Le cœur de l’homme peut bien être ému et même attendri par les objets moindres que [18] Dieu, mais il ne peut être rempli, pacifié, ni éprouver ce rassasiement divin que Dieu fait goûter au cœur qu’Il remplit avec surcroît. Si vous goûtez déjà dans ces échantillons tant d’innocentes délices, que sera-ce de la Vérité éternelle lorsqu’elle se manifestera à vous? Mais soyez en même temps persuadée que Dieu ne nous accable de plaisirs ineffables qu’afin de nous rendre propres à porter le poids de la croix.
Il est vrai que la croix n’est pas croix pour celui qui aime et qui ne compte aucuns travaux pour l’amour. Mais lorsque l’amour se cache, et qu’il le laisse surchargé du poids de la souffrance, il la trouve très lourde. Ne jugeons pas de notre courage dans le temps de la douceur de l’amour : il en faut juger dans celui de la rigueur de l’amour. Accoutumez-vous donc à un amour fort et généreux, qui ne s’arrête ni par la douceur ni par la douleur. Cet état met l’âme dans une inaction apparente2 pour le dedans, parce que l’action de Dieu absorbe [pour ainsi parler] celle de l’âme ; mais elle [19] agit très véritablement, se laissant mouvoir au Saint-Esprit. Demeurez donc dans un profond silence et, comme dit l’Ecriture3, que toute chair se taise en la présence du Seigneur.
Encore une fois ne dérobez rien à vos emplois pour faire oraison, mais prenez tous les moments de reste pour la faire, et surtout faites-la dans tout ce que vous faites. C’est être martyr du Saint-Esprit que d’être tellement dévoué à la volonté de Dieu et à celle d’autrui, que l’on ne fasse jamais sa propre volonté en quoi que ce soit. Il y aurait bien des choses à dire là-dessus, mais ma fièvre ne me permet pas d’écrire plus au long. Dieu donne des désirs, des mépris et des croix lorsqu’Il veut faire passer une âme par les mépris et les croix, et non pas afin qu’elle fasse rien par elle-même pour se faire mépriser. Il faut recevoir avec plaisir ce qui crucifie et humilie.
C’est répondre à votre lumière que de vous attacher fortement à votre devoir, [20] puisque par-là même vous mourrez à l’inclination de la solitude, inclination qui ne vous est pas alors donnée pour vous rendre solitaire, mais pour vous empêcher de vous dissiper dans les occupations extérieures, d’y agir humainement et par humeur. Pour la personne qui est du monde, Notre-Seigneur, vous l’ayant adressée, vous donnera ce qui lui sera nécessaire. Je ne refuse pas, lorsque je me porterai bien, de vous envoyer quelque chose si Dieu me le donne. C’est en Lui que je suis toute à vous.
1Points de suspension de Dutoit.
2Italiques de Dutoit, comme celles qui suivent.
3Zacharie, 2, 13.
Pour ce qui vous regarde, il est bon d’avoir un peu d’attention [32] pour ne rien faire qui puisse peiner les personnes avec qui on est obligé de vivre ; mais vous poussez cela trop loin, et il ne faut s’occuper de rien. Remplir ses devoirs, ou s’en faire une occupation sont deux choses fort différentes. Il faut s’occuper de Dieu davantage : c’est Lui qui vous fera remplir vos devoirs sans vous en occuper, et Il vous les fera remplir parfaitement, détruisant peu à peu cette fourmilière de défauts. Lorsque vous sentez cette occupation de vous-même et des autres, tournez-vous au-dedans de vous-même pour vous appliquer à Dieu, et vous verrez que tout tombera. On est occupé des choses, parce qu’on en est plein ; et cependant Dieu demande un grand vide, sans quoi Il ne peut nous remplir.
La plupart de nos défauts viennent de ce qu’on ne fait pas assez d’oraison et de ce qu’on ne se tient pas assez en la présence de Dieu. C’est à Lui à nous vider de nous-mêmes et à nous remplir de Sa grâce. Il faut pour cela s’exposer souvent devant Lui, car croire en venir à bout autrement, c’est croire voler sans ailes. Le travail [33] qui ne va qu’à combattre directement nos défauts, est un travail autant infructueux que décourageant. Prenez donc le biais que je vous dis et vous vous en trouverez bien.
Il est bien juste que l’amitié fasse faire les choses, et c’est Dieu qui donne cette amitié dans ceux qu’Il unit ; mais il faut sanctifier l’amitié. Ne nous flattons point : nous n’avons pas une vertu assez persévérante et assez forte pour agir toujours par principe de vertu, si le goût de l’amitié n’y était pas mêlé et si nous n’avions que des répugnances. Une marque de cela, c’est que nous n’agissons point avec les gens qui ne nous reviennent pas et que nous n’aimons pas, comme avec ceux que nous aimons. Cependant une vertu ferme et constante devrait faire cette égalité et produire cette même manière d’agir.
Comme vous savez le principe qui me fait vous parler, qui est une très tendre amitié en Jésus-Christ, je crois que vous recevrez de bon cœur ce que je vous dis, car pourquoi nous flatterions-nous les uns les autres, puisque, n’ayant pour but que [34] de plaire à Jésus-Christ, nous n’aurions qu’une fausse charité si nous ne nous aidions pas à Lui être agréables ? Je vous dirai donc que vous avez toujours eu le défaut pour ce qui regarde le manger, et la nature se couvre du prétexte de vouloir que rien ne manque aux autres. Il est bon d’être exact, mais il ne le faut pas être trop. Et pour vaincre votre humeur, il faut passer sur bien de petites choses qui choquent votre naturel. Pour le faire efficacement, il faut attendre que votre humeur soit passée pour répondre, et le faire avec application à Dieu : alors vous direz sans gronder les mêmes choses, et la réprimande fera plus d’effet.
Rien ne doit tant blesser un esprit droit que la fausseté. Mais comme Dieu ne nous a pas établis correcteurs du genre humain et que la charité doit couvrir la multitude des défauts, je m’abstiendrais de parler de ceux des autres, parce que si Dieu leur avait fait les grâces qu’Il nous a faites, ils seraient beaucoup meilleurs que nous. D’ailleurs, tout ce que nous en disons ne sert qu’à nous salir [35] sans les purifier. Pour ce qui regarde vos ajustements, je mépriserais les choses et les laisserais quelquefois moins exactement. Pour les communions, je ne voudrais point me fixer à certains jours, mais prendre ceux où vous avez moins d’embarras. Assistez à la messe le plus que vous pourrez. Lorsque vous croyez que vous avez dit ou fait certaines choses qui peuvent scandaliser vos domestiques de vous voir communier ensuite, abstenez-vous ces jours de la communion, car nous sommes redevables aux forts et aux faibles.
Je voudrais que vous fissiez tous les jours au moins une heure d’oraison, et plus si vous le pouvez. Lorsqu’il fait froid, on n’est pas échauffé d’être un moment devant le feu, mais c’est après y avoir été longtemps qu’on commence à sentir la chaleur. Que si tous les temps qui ne sont pas absolument nécessaires à remplir nos devoirs, nous les employions à faire l’oraison, nous conserverions cet esprit d’oraison dans nos devoirs et nous n’y commettrions pas tant de défauts.
C’est un grand malheur que d’être [36] obligé de traîner après soi tant de domestiques, car il ne faut scandaliser personne. Tout m’est permis, dit saint Paul, mais tout n’est point expédient : ainsi, quoique votre conscience ne vous reproche rien, présentez-vous au prêtre pour en recevoir la bénédiction, sans vous gêner à chercher ce que vous ne trouvez pas, et communiez ensuite. On a fait un si grand abus depuis quelque temps de la confession, qui est sacrement où il faut de la matière pour absoudre, qu’on n’ose communier sans aller à confesse, quoique cela soit contraire à l’ancienne pratique, car il faut, en se confessant, avoir regret d’avoir offensé Dieu et la résolution ferme de ne plus retourner, ce qui ne se trouve pas lorsqu’il n’y que des imperfections de pure faiblesse. Il faut donc recevoir simplement la bénédiction, ou, pour l’absolution, vous confesser des péchés de votre vie passée.
[37] Une des plus grandes grâces que Dieu nous puisse faire, c’est de nous donner la connaissance de nos défauts. C’est dans la retraite que cette connaissance nous est donnée, parce que l’âme étant plus tranquille, elle est comme une eau reposée où l’on voit mieux toutes les saletés. Mais pour profiter de cette retraite, il faut travailler sans empressement, prendre et quitter l’ouvrage pour l’entremêler de silence, faire de fréquents retours au-dedans, car la retraite extérieure n’est rien sans celle du dedans. Il y a des personnes qui, par leur naturel, sont portées à l’inaction et qui n’en sont pas plus intérieures : les mélancoliques sont assez de ce nombre, et [38] les paresseux. Mais lorsqu’on joint la retraite intérieure et l’application à Dieu à la retraite extérieure, tout va le mieux du monde. Votre naturel est vif et mélancolique, doux, et cependant quelque chose d’un peu aigre : vous indisposant facilement et ne revenant pas de même, excessive dans vos arrangements que vous appelez bon ordre, facile à vous enjouer des personnes et à vous rebuter, arrêtée à votre propre sens, quoique avec une démission apparente, excessive dans ce que vous louez ou blâmez ; et, sans même le vouloir, vous avez beaucoup d’art pour persuader ce que vous voulez qu’on croie, ce qui ne vient pas d’envie de tromper, mais de la force de votre imagination.
Vous voyez combien je vous aime, puisque je vous dis ainsi vos défauts et ne vous épargne pas. Une des plus grandes marques d’amour que Dieu puisse nous donner, c’est de nous faire connaître nos défauts et de nous montrer à nos yeux tels que nous sommes : aussi la plus grande preuve d’amitié que je puisse vous donner est de vous faire connaître vos défauts. [39] Lorsque nous ne profitons pas de la lumière que Dieu en donne, Il Se tait et ne nous les fait plus connaître. C’est un des plus grands malheurs qui nous puisse arriver. Il y a des personnes qui se jugent parfaites, parce que Dieu ne les éclaire pas à cause de leur infidélité et que rien ne leur reproche. C’est l’Esprit qui est éteint en eux, comme dit saint Paul1, et non pas que la source de leurs défauts soit tarie. Les défauts paraissent moins au-dehors, parce qu’ils sont plus enracinés au-dedans.
Tenez-vous donc heureuse de ce que Dieu vous fait connaître les vôtres, ou par Lui-même, ou par autrui, et prenez un nouveau courage pour vous poursuivre vous-même. Ne ménagez rien avec Dieu dans un temps où Il n’a rien ménagé pour vous. Ce n’est rien de nous dire les enfants de Jésus-Christ si nous ne travaillons à L’imiter dans Sa vie cachée, petite, souffrante et humble.
Je vous conjure donc de vous renouveler dans ce saint temps pour être plus à Dieu, et mon âme aura une [40] entière correspondance avec la vôtre. Il y a des personnes qui se persuadent que je me préviens à leur égard, que je change pour elles : elles se trompent. Un jour, elles verront à la lumière de vérité ou qu’elles ont été infidèles, ou qu’elles ont changé de conduite, et qu’elles se sont éloignées elles-mêmes les premières. Je reste toujours en ma même place : si on s’écarte, on se trouve plus loin de moi ; si l’on se rapproche, on me trouve comme j’étais auparavant. Combien de gens sortent de leur sphère sous bon prétexte ? Combien de gens s’éloignent insensiblement de ce que Dieu demande d’eux, pour faire ce que Dieu ne demande pas ? Aimons ceux qui nous reprennent, car ce sont eux qui nous disent la vérité. Craignons ceux qui nous flattent ou tolèrent, car la vérité n’est point en eux, quoiqu’ils assurent qu’ils disent la vérité.
Pour ce que vous me dites, comment il faut faire quand vous avez cédé à monsieur votre mari, pour ne pas se persuader que la raison est de votre côté, il y a plusieurs moyens de cela : le plus essentiel est la parfaite humilité, [41] qui ne nous permet jamais de croire que nous ayons raison et les autres tort. Il est impossible d’avoir une parfaite démission d’esprit que par l’humilité ; mais comme nous n’en sommes pas là encore, [un autre moyen] c’est de laisser tomber toutes vos raisons, sans les entretenir volontairement un moment, sans les comparer avec les autres, les redire pour se faire approuver. C’est par cette disposition journalière et par une démission continuelle qu’on parvient à la pauvreté d’esprit, qui est la mère de l’humilité. Prenez courage et me croyez à vous du fond du cœur. Il ne tiendra jamais à moi que nous ne soyons fort unies.
1I Th 5, 19.
Vous croyez donc qu’il n’y a qu’à se donner à moi tout à fait ; il faut voir si j’accepterai. La charge est plus forte que vous ne pensez1 [42]. Vous êtes libéral, à ce que je vois, des choses qui sont avantageuses à celui qui les donne, et onéreuses à celui qui les reçoit. Vous ne vous sauriez livrer à moi sans vous livrer à Jésus-Christ : c’est la même chose. Parlez jusqu’à ce qu’Il vous fasse taire, parlez sans que l’on vous réponde. Mais ce n’est pas tout que de parler : il faut faire. Jusques à quand compterez-vous pour quelque chose les biens et les commodités de la terre ? Prétexterez-vous toujours une avarice réelle d’un bon ordre et d’une nécessité ? Comment celui qui tient encore à l’argent, pourrait-il aimer Dieu purement si la moindre attache aux dons les plus spirituels empêche la pureté de cet amour ?
Croyez-moi, le détachement vous est plus utile que tout le reste. Défaites-vous de tout ce qui vous tient le plus au cœur. Ne craignez point de ne pouvoir payer vos dettes : vous les payerez toujours assez, votre première dette est envers Dieu. Vous avez deux maux tout contraires : l’amour de l’argent et le désir des plaisirs. Vous les goûteriez tous volontiers s’il [43] ne vous en coûtait ni Dieu ni argent. Vous vous privez des choses qui flattent votre goût lorsqu’elles coûtent ; et vous ne vous en privez pas lorsqu’elles vous sont présentées sans qu’il vous en coûte rien. J’ai bien d’autres vérités à vous dire, mais vous ne les pourriez porter2. Voyez si, au prix de les entendre, vous voulez vous donner à moi. Je vous ai beaucoup écoutée : écoutez-moi à votre tour, et croyez que qui voudra être épargné ne pourrait vivre avec moi. Auriez-vous bien le courage de montrer cette lettre à N. ?
1Le directeur mystique « porte » le dirigé ; v. dans la Vie (2.18-19 ; 2.22) les descriptions des peines supportées si ce dernier résiste.
2Ces vérités durement assénées se retrouvent dans les lettres suivantes (« Mais je ne gronde que pour consoler », cinquième lettre suivante), ainsi qu’un rapport triangulaire avec « N. », le directeur. On est ici en présence d’une petite « suite » de lettres de direction. De même les éditeurs avaient laissé groupées des lettres au marquis de Fénelon (éditées dans notre premier volume).
Vous voulez que je vous dise vos défauts. Je le veux. S’ils vous peinent, prenez-vous en à vous. Je ne vous dirai que ceux qu’il plaira au Maître que je vous dise. Je vous trouve plein d’attention sur vous-même et de retours de délicatesse, causée [44] par une longue habitude (c’est une chose qui ne se peut dire comme je le vois) tant pour les moindres incommodités auxquelles vous faites attention, que pour la manière même dont vous les souffrez, pleine de petites recherches : faisant remarquer que vous n’en avez point, que vous y êtes indifférente et cependant ne l’étant point sur votre coiffure, sur toute votre personne, étant bien aise d’être remarquée et d’être comptée pour quelque chose devant Dieu et devant les hommes. Je remarque une impureté continuelle dans ce que vous dites et pensez de votre état, faisant remarquer que vous avez peu d’appuis, même dans ce que vous dites que vous le croyez mauvais : impureté continuelle devant Dieu ! Il faut l’oublier absolument. Votre esprit et votre raison agissent incessamment dans ce que vous écrivez à M** : impureté continuelle ! vous grossissez vos peines en les lui disant, comme voulant en être plainte et faire voir que vous souffrez.
Ce que je vous dis est exprimé grossièrement, mais ce que je vois est si subtil, si étendu, et tant d’autres [45] choses qui fourmillent et qui me sont montrées qu’il faut plutôt me taire qu’en parler. Vous mesurez toujours le profit sur ce que vous sentez ou ne sentez pas : vous avez un rapport continuel à vous. Et dans les choses mêmes où il paraît le plus de désintéressement, il y en a un secret. Vous faites remarquer votre détachement et comment vous préférez les autres, et votre vue propre s’en fait une nourriture secrète. Remarquez qu’il y a des choses que vous dites quelquefois avec simplicité, et celles-là, je les discerne par le goût du fond. Mais il y en a la plupart qui se disent par cette vue secrète et cet amour enraciné d’être quelque chose, en sorte que cela même a eu part dans les sacrifices que vous avez faits, auxquels vous ne nous seriez pas engagée si aisément si vous n’aviez espéré votre perfection. Vous comparez votre état aux autres, et vous êtes si habituée aux retours qu’ils vous sont comme naturels et que vous ne les voyez plus comme retours, soit que Dieu vous exerce, soit qu’Il vous donne quelque grâce, sèche ou dans l’abondance. Il y a chez vous une rapine [46] continuelle. Soyez persuadée que cela est vrai. Si je vous disais tout, je vous ferais frayeur. Cependant, entrez simplement et avec acquiescement à tout ce que l’on vous dit, et Dieu, qui est le grand médecin, vous guérira Lui-même. Gardez cette lettre : elle est vérité de Dieu1.
1On trouve une même « dureté » et assurance de « vérité de Dieu » dans des lettres de Chrysostome de Saint-Lô.
Vous trouverez sans doute, doux comme vous êtes, ma lettre trop forte : mais, cher N., je ne sais point mettre des oreillers sous tout coude1 de la maison d’Israël. Si je ne lui dis pas la vérité, qui est-ce qui la lui dira ? Pourquoi des ménagements si la rigueur n’y fait rien ? Cher N., ne mettons point de lénitif où il faut du feu. Je ménage ceux qui ont besoin de ménagement ; mais ceux qui se sont eux-mêmes jetés dans le péril et qui s’y plaisent, pourquoi les [47] ménager ? J’avoue que je suis peut-être plus désagréable à Dieu que lui : je ne m’en crois pas moins misérable. Combien de chirurgiens avec des plaies plus dangereuses en pansent-ils de moindres ? Je vous avoue que je n’aperçois plus de route à son cœur : tout m’y paraît bouché. Si la faute vient de mon côté, je prie mon divin Maître de vous le faire connaître.
O misère, misère humaine ! Que sommes-nous, et que serions-nous sans mon Maître ? Je vois que le meilleur de nous ne vaut rien du tout, du tout. Il n’y a de bon que ce qui est au Maître ; encore le gâtons-nous. Il faut aller votre train, faisant de votre mieux, et laisser gronder Dame Nature, qui veut tenir toujours quelque chose pour s’amuser. Il n’y a que le cœur parfait en Dieu qui ne s’attache à rien. Tout le reste a ses attaches.
1Ez. 13,18.
Est-il possible que vous ayez disputé avec N. ? Il y a en cela [48] bien des fautes considérables, d’amour-propre, de préférence de votre jugement. Quand la moindre personne du monde vous dirait que vous auriez tort, vous le devriez croire, car c’est une faute que de se justifier, une plus grande de le faire avec dispute ; mais c’est tout autre chose de ne pas acquiescer d’abord à N., qui vous tient la place de Dieu. Est-ce lui qui vous conduit ou si vous le voulez conduire ? Comment le croirez-vous sur des fautes qu’il ne voit pas, si vous ne le croyez pas sur celles qu’il voit ? Par-dessus cela, vouloir donner un juge à votre juge naturel ! Quoi ! un tiers, pour savoir qui a raison de Dieu ou de vous ! Car vous devez regarder N. comme Dieu, ou ne vous en pas servir. Qu’il ne vous arrive donc jamais de disputer avec lui. C’est ce qui me paraît le plus de conséquence, car cela est essentiel, et comme un orgueil dangereux.
Croyons toujours que nous avons tort dès que quelqu’un nous le suppose, et croyez dans la véritable petitesse qui consiste à recevoir comme un enfant. Du reste, [49] allez votre chemin, ne vous inquiétez pas de vos défauts ; dites bonnement ce qui vous vient au cœur et laissez l’événement à la Providence. Prenez garde de ne rien écouter de ce qui a l’air de médisance. Vous faites deux maux en cela : l’un d’écouter, l’autre de faire dire. Mais quoiqu’il vous puisse être arrivé, je veux sur toutes choses que vous demeuriez en paix, ne vous occupant pas un moment de vous-même.
Lorsque vous avez dit les défauts simplement, sans vous embarrasser s’ils sont vrais ou non, laissez tout tomber et ne vous en embarrassez plus. Les dires, c’est votre office, mais vouloir qu’on les croit et les corrige, cela n’est plus de vous. C’est à vous à demeurer en paix, laissant à Dieu d’exécuter Lui-même ce [50] qu’Il vous fait dire, si c’est Lui qui le fait dire. Bon courage, douceur, petitesse, oubli de tout. Vous savez votre impuissance à vous corriger de vos défauts, les autres peuvent avoir la même impuissance.
La grâce agit par le fond de la personne qui conduit sur le fond de celui qui est conduit (ce que j’appelle fond, est l’intime de l’âme), en sorte que ce fond de grâce ne s’indispose point pour les défauts extérieurs des autres, et moins sur ceux qui nous regardent que sur les autres. Quand nous nous sentons refroidis et indisposés sur les défauts de nos frères, surtout lorsque ces défauts ont rapport à nous, c’est une marque que c’est la nature qui agit, laquelle il ne faut point suivre, car la grâce connaît le fond de celui qui lui est adressé, en sorte que, quoiqu’il soit d’un ordre fort inférieur à nous, cet éloignement ne nous indispose point, attendu que, remplissant l’étendue de Sa grâce, Dieu ne lui en demande pas davantage. Que s’il est infidèle à ce fond de grâce que Dieu lui a donné, le fond supérieur le discerne fort bien, mais sans rebut [51] ni dégoût, avec une charité étendue pour le redresser. Tout ce qui rebute, éloigne, refroidit, est de la nature et non de la grâce. Au reste, je vous aime. A Dieu.
Vous savez que la plus forte preuve de l’amour est de ne rien souffrir à la personne que l’on aime. Je ne gronde que pour consoler. Ne croyez pas que je sois renouvelée pour N. ; point ; mais j’ai en mouvement de lui écrire cette lettre, vaille que vaille. Ne doutez pas que vous n’ayez beaucoup d’amour-propre, mais il faut passer à travers, sans s’y arrêter ni l’écouter. Tout consiste à toujours marcher, sans s’arrêter. On amasse de la crotte, on se déchire, mais n’importe. Allez, allez, et n’arrêtez pas un moment. C’est tout le secret. Ne tournez jamais la tête. Un boiteux qui va sans [52] s’arrêter, marche mal à la vérité, mais il arrive plus tôt que celui qui s’arrête. C’est bien fait que de vous laisser dévorer à la peine sans réflexion, et Dieu vous fait faire tout ce qu’il faut pour marcher bien vite. Allez donc au nom du Seigneur, et me croyez tout à vous, mais de bon cœur.
Ayez bon courage et laissez tomber tout ce vilain amour-propre qui empoisonne toutes choses. Ne vous en inquiétez pas, mais servez-vous en comme d’un méchant cheval, pour continuer votre voyage. Plus vous connaîtrez et sentirez ce que vous êtes, moins vous vous aimerez : et c’est tout ce que je souhaite. La science gît dans l’esprit et dans quelque chose de guindé et de grand : soyez bien petite. Fi de toute hauteur et de tout retour sur soi !
[53] La plus forte illusion est de ne pas se connaître. Qui est-ce qui n’a pas cette illusion, et qui est-ce qui se croit tel qu’il est ? C’est pourquoi saint Augustin disait : Seigneur, que je vous connaisse et que je me connaisse ! Ô heureuses afflictions, heureux décri, heureuses misères, heureux rien, qui nous apprenez ce que nous sommes en nous faisant connaître à nous-mêmes, qui nous apprenez un peu ce que Dieu est autant qu’une faible créature en peut avoir de notice secrète ! c’est ce qui fait qu’on est persuadé qu’Il mérite tout, et qu’on Lui doit tout. C’est ce qui opère le pur amour qui veut tout pour Dieu, et rien pour soi.
Tous les saints ont prêché la sainte haine de soi-même. Qu’est-ce que cette haine ? Jésus-Christ l’a enseigné le premier : Celui qui hait son âme la [54] sauvera1. Quand on hait véritablement, on souhaite du mal à ce qu’on hait, on lui en fait autant qu’on peut. Quand on aime, on fait du bien à la chose aimée, on voudrait donner sa vie et ce que l’on a pour elle. Il n’y a que Dieu qu’on puisse aimer de la sorte. La charité nous permet de nous haïr de cette sorte et veut que nous aimions Dieu souverainement. Notre haine, pour être juste, ne se doit étendre que sur nous. Mais hélas ! qui aime et qui hait comme cela ?
1Jean 12, 25.
Vous avez raison de croire que je vous gronderai. Est-il possible qu’après les miséricordes que Dieu vous fait, vous soyez si vive et si sensible ? Ne vous découragez pas néanmoins, [55] car quoique la sensibilité soit une maladie, le découragement serait la mort. Supportez donc vos misères, je vous en conjure, mais aussi employez la grâce que Dieu vous donne, à vous combattre efficacement.
Il faut vous répondre par ordre. Ne pourriez-vous point vous priver de ces fêtes ? Je ne crois point que cela vous convienne, ni que cela même soit nécessaire pour remplir votre état. Ce sont de ces choses dont le retranchement dépendant absolument de vous, vous êtes obligée de le faire pour marquer à Dieu votre amour et votre fidélité. Comment voulez-vous n’être point dissipée dans des occasions de dissipations où vous vous exposez ? Il faut une fois vous déclarer pour Dieu dans ces sortes de choses contre les goûts naturels. Si vous ne le faites, vous vous affaiblirez et vous mériterez que Dieu retranche Ses bontés sur vous. Voyez si cela est conforme à ce que Dieu mérite et à ce qu’Il doit attendre de vous ? Je vous conjure par Son nom d’être plus sévère à la nature. C’est un bon jeûne que celui-ci.
J’ai cru vous devoir retrancher [56] celui du vendredi au sortir du Carême et l’été, ce qui n’empêchera pas que, dans la suite, on ne le puisse reprendre, si Dieu l’inspire. Vous n’êtes pas encore digne de faire de ces sortes de pénitences, vous qui êtes si vive que vous ne sauriez souffrir un air sec et méprisant. Il fallait répondre simplement à N. que vous l’aviez quitté par obéissance, que vous le reprendrez de même, et le tout avec douceur ; mais vous vous hérissez dès que l’on vous parle : c’est ce que je vous conjure, au nom de Jésus-Christ, de ne plus faire. Je Le prie qu’Il vous en donne la force. Ne croyez pas, quoique je vous dise cela, que j’aime que l’on ait un air sec avec vous. Nullement. Peut-être n’y pense-t-on pas : les choses se font sans dessein et Dieu le permet pour vous faire mourir à vous-même.
Ne soyez plus de mauvaise humeur lorsque vous aurez fait des fautes, car le chagrin vous tient en une disposition continuelle d’en commettre de nouvelles. Ayez cependant bon courage : Dieu est plus fort que vous n’êtes faible, Il aura soin de vous. Vous éprouverez encore longtemps le combat [57] de la nature et de la grâce. Tout ce que vous pouvez faire à présent, c’est d’éviter tout ce que vous pouvez éviter d’occasions de rentrer dans le monde, et de souffrir celles que vous ne pouvez éviter tâchant de vous rappeler au-dedans. Mais lorsque, par vivacité, vous avez commis des fautes, soyez-en humiliée sans en être chagrine. Ne laissez point éloigner votre cœur de N. : le démon fera tout ce qu’il pourra pour cela. Comment exercerez-vous la patience et la modération si ce n’est envers elle ? Vous n’en pouvez avoir d’occasions dans votre famille, qui n’étant composée que d’enfants et de domestiques, vous n’y pouvez être contrariée. Cependant il faut se rapetisser. Vous êtes heureuse que Dieu vous en fournisse les occasions : profitez-en, je vous prie, afin qu’elles ne soient pas rendues inutiles. Vous ne pouvez marquer l’amour que vous avez pour Dieu que par les effets ; les paroles et les sentiments nous trompent souvent. Croyez, s’il vous plaît, que personne au monde ne vous aime plus que moi. Je prétends vous en donner des preuves en ne vous flattant pas. [58] Je ne laisse pas de conserver dans mon cœur le respect que je vous dois.
Je suis le penchant qui m’est venu de vous écrire pour vous conjurer d’être à Dieu sans réserve et de vous renoncer dans les petites choses qu’Il m’a fait vous dire. Oh ! que les petits sacrifices attireront de miséricordes ! Vous aimez Dieu, témoignez-le Lui en vous renonçant dans ce qui vous fait quelque plaisir. Je vous aime véritablement parce que Dieu vous aime, et qu’Il vous a choisie pour faire triompher Sa grâce de l’impétuosité de votre naturel et de la vivacité de vos sentiments.
Vous êtes suffisamment persuadée que vous ne pouvez vous vaincre vous-même que par une occupation fréquente de la présence de Dieu, que par le silence et la retraite selon votre [59] état. Ce n’est pas assez que cela, quoique ce soit beaucoup. Il faut vous renoncer dans toutes les choses qui vous font quelque plaisir et auxquelles vous avez quelque attache. Retranchez la magnificence : si vous n’aimez pas le monde, pourquoi porter ses livrées avec plus d’attachement que ceux qui l’aiment le plus ? Renoncez donc à tant de choses superflues, et ne croyez pas par là faire une action fort héroïque : vous ne ferez qu’un simple devoir de justice auquel vous ne sauriez manquer sans péché ; vous vous mettrez en état de payer peu à peu vos dettes. Ce que vous pensez ne s’accorde point avec ce que vous faites. Vous pensez comme vous devez penser de Dieu, et vous êtes extérieurement comme ceux qui ne pensent rien de ce qu’ils doivent penser. Il faut donc garder tout ce qui est de bienséance et retrancher le magnifique. Jouez peu et petit jeu : le reste ne vous convient point. Évitez les conversations dangereuses en attendant que vous soyez assez forte pour éviter les inutiles.
Faites profession d’être chrétienne ; vous le pouvez d’autant plus facilement [60] qu’étant maîtresse de vous-même, vous ne devez rendre raison à qui que ce soit de ce que vous retrancherez pour l’amour de Dieu. Souffrez, pour vous accoutumer à la patience, d’être quelquefois moins bien coiffée que vous ne voudriez. Souvent pour être un quart d’heure plus tôt à l’église, vous vous impatientez de la lenteur de vos filles : ne vaudrait-il pas mieux y être une demi-heure plus tard ? Dieu ne veut point de ces dévotions qui sont le fruit de nos impatiences. Taisez-vous tout à fait lorsque votre humeur est remuée, car il vous sera plus facile de ne rien dire du tout que de dire peu lorsque vous avez commencé à parler. Quand on est du naturel dont vous êtes, il se faut faire d’extrêmes violences pour se surmonter. J’espère que vous en viendrez à bout, car Dieu vous ayant choisie comme Il a fait, Il ne manquera pas de vous assister d’une protection particulière. Donnez-vous bien à Lui, afin qu’Il vous fasse faire ce qu’Il me fait vous dire.
[61] Il est très difficile de se défaire soi-même de son esprit lorsque l’on en a autant que vous en avez, mais il est aisé de ne lui point donner d’aliment qui le fasse revivre, lorsque l’on sait que cet esprit est un obstacle absolu au domaine de Dieu en nous, et que cela blesse son cœur. J’ai tâché plusieurs fois de vous écrire, mais en vain : le Maître ne l’a pas permis, parce qu’Il voulait que j’écrivisse la vérité, qui n’est que très rarement reçue et encore plus rarement goûtée.
On dit : « Je veux que mon esprit meure, mais je ne le puis tuer ». Cependant, Dieu le condamne à la mort, et le moyen le plus sûr est de le priver de toutes sortes de nourriture. Vous le nourrissez pourtant avec le même soin qu’une chose dont la vie serait infiniment [62] chère, car n’est-ce pas le nourrir que de rejeter tout ce qui lui est contraire et lui donner incessamment tout ce qu’il aime ? De faire même un choix de ce qu’il aime le mieux pour le lui donner ? On trouve des prétextes pour cela. N’est-ce pas le nourrir que de n’aimer que ce qui est haut, et fuir et dédaigner ce qui est petit ? D’avoir du mépris pour les dons de Dieu, parce qu’ils sont renfermés dans un sujet méprisable ? De tourner en ridicule, par une raillerie affectée, ce qu’il y a de plus saint pour vous, puisque c’est le sacrement du Seigneur ? Rien n’est plus propre pour empêcher l’efficacité des paroles et des lettres que le tour ridicule qu’on leur donne. Rien n’est plus opposé à Dieu qu’un esprit hautain et railleur.
Les vertus que vous pouvez avoir sont plus de la générosité naturelle et de la noblesse de l’âme que du goût de Dieu. Qu’avez-vous qu’un païen honnête homme ne puisse avoir ? Mais la petitesse, la docilité, laisser éteindre le brillant de l’esprit qui absorbe en vous toute onction et qui, semblable aux épis de Pharaon, dévore la nourriture grasse et abondante que Dieu donne [63] au cœur docile, ce sont les vertus que je viens de dire qui sont les vertus de Jésus-Christ, inconnues aux païens et même aux chrétiens ordinaires.
Votre esprit prend à présent le dessus de tout, et vous avez trouvé le secret, par le tour railleur que vous donnez aux choses qu’on vous dit, d’empêcher le fruit de grâces qu’elles apporteraient. Moquez-vous encore de ma lettre si vous voulez, contristez le Saint-Esprit : ce n’est pas ma faute. Le Seigneur sait que j’ai crié, que j’ai parlé, que j’ai souffert en me taisant, ou plutôt, Il a fait tout cela en moi pour vous. Au lieu de L’écouter Lui-même, vous méprisez l’organe de Sa parole, et ne voyant la vérité qu’au travers d’un objet plein de misères, vous vous arrêtez à l’écorce grossière et méprisable qui la renferme, et vous mettez par là un fort grand obstacle à l’écoulement de la grâce. Lorsque vous êtes de la sorte, mon âme est comme divisée d’elle-même, au lieu de cette union pleine de douceur que j’éprouve lorsque vous voulez bien être assez petit et assez docile pour recevoir avec respect ce qui est de Dieu1. Si vous ne le croyez pas de Dieu, [64] ne vous y amusez pas davantage, rompez tout d’un coup. Si vous le croyez de Dieu, respectez-le.
1Effets de la « maternité » spirituelle décrits dans la Vie (2.18-19 ; 2.22).
Je consens, madame, à tout ce que vous me mandez. Je reconnais la vérité de tout ce que vous me reprochez ; je n’ai pas besoin de foi pour le croire, car je le sens. Il n’est question que de savoir précisément en quoi je dois retrancher toute nourriture à mon esprit. Mandez-moi simplement si je dois éviter les gens d’esprit avec lesquels j’ai des liaisons qui ne sont pas de nécessité, ou si je dois, en les voyant, supprimer les conversations de vivacité, d’agrément, ou de science, ou de connaissance des affaires du monde qui entretiennent ce maudit goût de l’esprit. Pour les gens qui n’en ont pas, je ne les évite guère de propos délibéré : je n’ai guère d’occasion de les recevoir ni de les écarter. Quand il en vient quelqu’un, il est vrai qu’il m’ennuie, et que quand le hasard m’en défait, je me sens débarrassé. Je suis sujet dédaigneux, [65] mais je tâche d’être honnête et je suis même sincèrement touché de la bonté que je vois en eux. Si je me croyais, il me paraîtrait que je suis moins coupable pour m’accommoder trop des gens d’esprit que pour trop éviter les autres. Je ne laisse pourtant pas de reconnaître un fond de hauteur sèche et dédaigneuse. Pour vous, je ne vous regarde point par les talents naturels : je me soumets sans raisonner et je vous suis étroitement uni. Quand vous faites quelque raisonnement qui me paraît mauvais, je le compte pour rien et je vous regarde par un autre côté. Mes petites railleries ne sont qu’un jeu qui ne diminue en rien ma soumission et ma foi. Je crois pourtant que ce jeu nourrit secrètement un certain goût d’esprit et une hauteur secrète. Je veux donc bien, pour m’en corriger, parler toujours simplement et sérieusement. Dieu sait combien je tiens à vous plus qu’à ma raison. Mandez-moi ce que je dois faire.
Le Maître est content de la docilité ; Il sera fidèle aux occasions comme on l’a été à la soumission. Une fidélité inviolable à suivre Dieu : ne pas dire tout ce que l’on aurait envie, supprimer quelquefois un brillant extraordinaire. Dieu n’en veut qu’à l’esprit, et il faut que Sa grâce prenne le dessus et le surmonte, sans quoi, il y aurait, toute la vie, un mélange monstrueux de la grâce et de l’esprit. Le Maître veut être seul maître chez vous ; Il veut des sacrifices de ce qui est le plus estimable. C’est le temps de séparer l’esprit de Sa pure opération, c’est pourquoi point de quartier là-dessus. La chose du monde la plus aisée est de suivre l’esprit et (ainsi) l’on s’écarte sans s’en apercevoir. C’est comme une brèche à la levée d’une rivière rapide, à laquelle il faut remédier avec une extrême promptitude.
Dieu veut être tellement maître de vous qu’il n’y ait que Sa pure lumière. [67] Vous avez un esprit très juste, une raison extrêmement droite ; rien n’est plus aisé que de suivre cet esprit et cette raison sans s’en apercevoir et que de le laisser passer pour un goût de grâce. Dieu veut votre esprit pur comme un ange et qu’il soit comme une simple intelligence. Vous êtes très pur à l’égard de ne rien [vouloir] ajouter à l’opération intérieure, mais vous n’êtes pas tel dans l’occasion : l’esprit agit, et il doit mourir. Ne lui pardonnez donc rien durant ce temps qu’il plaît au Seigneur de l’attaquer.
Je vous presse l’épée dans les reins parce que je sais de quelle conséquence cela est pour vous, et combien il est nécessaire de profiter de la lumière présente et qui est tournée contre cet esprit. Lorsque l’on ne profite pas de cette lumière présente, elle s’éteint peu à peu et elle ne demande plus rien, et l’on ne voit plus le mélange. Que vous êtes cher à Dieu et à moi !
Je suis satisfaite, mon cher E[nfant], au-delà de tout ce que je vous puis dire, de votre acquiescement et de votre soumission. Je ne doute pas que Dieu ne l’ait très agréable. C’est à présent votre esprit qui est attaqué, et c’est lui pour lequel je souffre, car Dieu le veut purifier. Je vous conjure, mon cher E[nfant], d’être uni à moi, car il est temps que l’œuvre se consomme. Que les lettres soient simples. Et laissez éteindre l’esprit, afin que l’onction de la grâce prenne le dessus ; que vos discours soient de même. Ne vous gênez en rien, mais aussi, que l’art n’ait de part en rien. Vos défauts ne seraient rien en un autre : ils ne sont [tels] que parce que Dieu veut plus de vous que de nul autre.
Je vous aime infiniment, mais Dieu exerce sur moi une terrible justice. Je suis contente de répondre pour vous. Il est terrible en Ses jugements et Il est [69] sans miséricorde pour ce qu’Il attaque. C’est donc votre esprit qu’Il veut attaquer. Je ne vous demande que cela. C’est le capital. Il est incroyable combien des bagatelles Le blessent dans les âmes qu’Il chérit d’une manière singulière, comme vous. Vous Lui êtes cher comme la prunelle de l’œil. Ce qu’Il ne voit pas dans les autres, Il le sent en vous. J’ai souffert pour purifier l’imperfection du goût de l’esprit : passe ! Et je souffre pour la purification de ce même esprit.
Soyez docile comme un petit enfant et vous serez comme Dieu vous veut. Je n’ai nul raisonnement juste, ne me regardez jamais par cet endroit ; si je l’avais, ce serait un mal pour moi et pour vous. Ne m’épargnez jamais lorsque vous voudrez me faire aller. Je ne puis souffrir que vous regardiez le temporel. Dieu m’a frappée d’une étrange manière cette fois, il y avait plus d’un an que je n’avais souffert pour vous : la nature était comme dans la rage, ne pouvant supporter un si étrange tourment. Donnez-vous donc de nouveau à Dieu afin qu’Il exerce sur vous son empire souverain : il faut qu’Il l’exerce par la destruction de ce qui est naturel [70] et acquis. Je vous conjure, mon cher E[nfant], d’entrer absolument en tout, comme vous le faites. Et laissez toute la raison pour vous soumettre aveuglément à une déraison apparente.
Je ne suis point surprise de ce que vous me mandez de N. Ce qu’il fait est imparfait, mais il vous est absolument nécessaire pour vous détacher de toutes choses. Ne vous inquiétez pourtant point de ce qu’il pense de vous : Dieu, qui vous a laissé votre vivacité, vous a voulu donner un contre-poids.
Pour lui, j’ai toujours remarqué qu’il suivait beaucoup ses goûts et ses sentiments. C’est ce qui fait une variation dans ses principes, tantôt dehors, tantôt dedans, selon qu’il se [71] trouve disposé. Ce qu’il y a à craindre, c’est que le goût des choses divines venant à lui manquer, il ne quitte tout à fait la voie par laquelle Dieu l’a conduit : la sécheresse de son naturel, et Dieu lui ôtant certains appuis d’une tranquillité (qui quoique sèche en apparence, ne laisse pas d’être savoureuse), le doute, l’hésitation soutenue du raisonnement éloignent insensiblement, de sorte qu’on se trouve enfin dans une autre sphère, où, l’activité trouvant son compte, on reprend les premières inclinations qu’on avait quittées avec peine. Qu’il est difficile de plaire au monde et à Dieu, et que le partage entraîne facilement dans le goût de la prudence charnelle et éloigne de la simplicité évangélique !
Pour vous, demeurez dans votre simplicité : c’est ce que Dieu veut pour vous. Cherchez-Le où Il vous a marqué qu’Il était pour vous, et non ailleurs. Ne témoignez jamais à N. ce que je vous ai mandé de ses manières. J’en ai terriblement souffert : c’est un terrible naturel, qu’on cache avec tout l’art et l’artifice que son esprit, qui lui paraît [72] infiniment supérieur à tout autre, lui fournit.
Je prie Dieu qu’Il ne demande compte à personne du tort qu’on lui peut faire en le rappelant trop tôt. Je ne serais point surprise quand les vérités qui regardent l’intérieur ne seraient point goûtées. Bien des gens comprennent la mortification extérieure, mais peu veulent en venir à un renoncement parfait de leur propre esprit, de leurs idées, de leurs raisonnements, de leurs préjugés, non plus que de leur propre volonté, pour entrer dans le petit sentier de la foi et suivre, nus et dépouillés de toutes ces choses, Jésus-Christ nu et dépouillé de tout pour notre amour. Cependant on ne parviendra jamais à la mort du vieil homme, (lequel [73] subsiste en tout ce que je viens de dire) pour être revêtu et animé de l’homme nouveau, que par cette voie.
On parle assez de la régénération, mais nul n’y entre, parce qu’on ne prend pas le chemin pour y arriver. Il y a même peu d’écrits qui en enseignent les moyens et ceux que Dieu fait écrire (qui sont les seuls vrais) ont peu d’effet, parce que l’homme est si amoureux de lui-même, de tout ce qui compose le moi, surtout du propre esprit, qu’il ne veut jamais entrer dans cette pauvreté spirituelle si nécessaire et si recommandée par Jésus-Christ. L'homme veut toujours opérer et être l’auteur de tout ce qu’il fait ; il veut voir, connaître et sentir. C’est ce qui fait que Jésus-Christ ne vit et n’opère point en lui. Jésus-Christ Se lasse, pour ainsi parler, à chercher des cœurs dociles et des esprits soumis ; mais hélas ! Il n’en trouve point. Tous font comme les gens de Bethléem qui lui refusent un logement. Il est obligé de se retirer dans une pauvre étable pour y naître, c’est-à-dire dans un pauvre cœur simple, dégagé de tout, méprisé et méprisable : c’est ce qu’Il cherche, mais qu’ils sont rares ! Il préfère, [74] dans l’étable et dans le désert, la compagnie des bêtes à celle des hommes, tant leurs faux raisonnements et l’amour d’eux-mêmes Lui sont à dégoût et insupportables.
La connaissance que j’ai du petit nombre de personnes qui veulent bien entrer dans cette mort entière d’eux-mêmes, me cause une douleur profonde. Nous dérobons à Dieu une gloire qu’Il attend de nous et qu’Il a droit d’en exiger, et que j’ose dire être la fin de notre création ; nous nous privons nous-mêmes, par notre entêtement, du plus grand de tous les biens, nous contentant d’une sorte de mort ou mortification qui n’est qu’une ombre de la mort et non pas la réalité. Je m’assure que si on voulait lire les Réflexions sur l’Écriture avec un esprit dégagé et résolu de perdre toutes choses pour Dieu, on y trouverait une manne cachée : c’est une moëlle enfermée dans une écorce ; mais il faut briser l’écorce, c’est-à-dire, nous défaire de nous-mêmes pour en goûter la douceur et la suavité. Je prie Dieu qu’Il Se choisisse des cœurs déterminés à être à Lui à leurs propres dépens. C’est tout ce que je souhaite au monde et ce [75] pour quoi je donnerais mille fois ma vie. Je vous salue et tous vos amis.
P.S. Si nous ne mourons pas au propre esprit et à la propre volonté, ainsi que je l’ai dit, nous ne serons jamais investis ni remplis de la raison éternelle et de la pure charité. Pour une raison bornée, on en a une immense, et pour un amour mélangé d’amour-propre, un pur et divin. Si nous quittons notre propre sagesse, nous aurons la Sagesse-Jésus-Christ en partage. C’est à Dieu de nous illuminer : je Le prie de le faire.
Je vous conjure, ma très chère, par l’amour de Jésus-Christ, qui n’est mort que pour nous unir tous en Lui, de surmonter votre humeur à l’égard de N., et pour cela il faut vous défaire des préventions. Rendez-vous complaisante, car il faut devenir par grâce tout autre que vous n’êtes par naturel [76]. Quel gré Dieu vous saura-t-Il d’une bonne volonté qu’Il a Lui-même mise en vous ? Et quelle espèce de renoncement vous convient mieux que celui-là, tant parce que son contraire altère l’union et la charité entre vous, que parce qu’il faut toujours s’attacher à l’endroit qui coûte le plus ? C’est donc ce que je vous demande présentement, de vous rendre à l’extérieur complaisante à N. : ne la regardez pas personnellement, mais regardez Jésus-Christ en elle, et que cette vue adoucisse votre cœur. Il faut qu’il en coûte pour être à Dieu : c’est un moyen de sanctification que Dieu vous a choisi. Aimez cette croix et la portez, vous convainquant même que vous avez le plus de tort, et qu’elle [cette croix] est plus dans votre imagination blessée que dans la réalité. Dieu sait à quel point votre âme m’est chère : je donnerais ma vie pour elle, mais il faut qu’elle entre sans hésiter dans une solide mortification de l’humeur.[77]
Ne vous découragez jamais quoique vous éprouviez des misères infinies, mais supportez-vous et supportez les autres, persuadée néanmoins qu’ils ne vous feraient nulle peine si vous étiez plus mortifiée et plus petite. Comme néanmoins vous n’êtes pas maîtresse de sentir ou ne sentir pas les violentes agitations que votre naturel vif et sensible éprouve pour les moindres choses, il faut alors s’armer de patience et vous laisser calmer peu à peu, non avec effort, car vous n’en viendriez à bout de cette sorte, mais en vous reposant et en ne permettant ni à vos gestes [78] ni à vos paroles de montrer ce que vous avez au-dedans. Il faut de plus rentrer en vous-même, cherchant auprès de Dieu la force que vous ne trouverez en nul autre endroit.
Mais, ce me dites-vous, « la chose m’est presque impossible, l’extrême agitation où je suis ne me permettant pas de me retourner au-dedans et d’y chercher Celui qui peut seul calmer la mer la plus agitée ». Vous ne le pouvez à présent, à cause de la longue habitude que votre âme a prise de passer toute dans vos sens : dès qu’ils sont le moins du monde agités, vous sortez, pour ainsi dire, de vous-même, mais d’une mauvaise sorte. Tâchez de contracter une nouvelle habitude toute contraire : rentrez au-dedans de vous au lieu d’en sortir par le trouble et la promptitude, et votre âme, en se recueillant, attirera vos sens et les calmera, au lieu que vos sens, attirant votre âme, lui causent un trouble et des saillies dont vous n’êtes plus maîtresse. Celui qui s’est donné le branle pour se précipiter d’un lieu élevé, ne peut plus retenir son corps, quoiqu’il le veuille ; il faut qu’il tombe malgré lui. Si vous étiez prompte à rentrer [79] en vous-même dès les premières bourrasques, vous n’entreriez point dans ces fortes agitations dont vous n’êtes plus maîtresse.
Je vous dis que la chose vous paraîtra difficile dans le commencement, mais dans la suite elle deviendra la plus facile du monde, et il n’y a que l’habitude qui puisse vous rendre cette pratique aisée. Or, pour en prendre l’habitude, il en faut faire des actes fréquents ; et si à cause de la difficulté que vous y trouvez d’abord, vous perdez courage, et n’entreprenez pas de le faire, comment en contracterez-vous l’habitude ? Bon courage donc ! Où est le cœur qui se laisse abattre à la moindre difficulté ? Si vous aimiez un peu Dieu, tous les obstacles que vous trouvez en vous-même, loin de vous alarmer, animeraient votre courage pour les surmonter. Il se faut faire violence dans le commencement. Lorsque l’on veut tirer un navire du port, surtout s’il est pesant, il faut un travail infini, mais il n’est pas plus tôt en mer qu’il vogue quasi de lui-même. Le commencement vous sera un peu difficile, mais quel bonheur, lorsque vous étant rendu cette [80] pratique aisée par la fidélité, vous vous trouverez secourue et soulagée par les abondantes eaux de la grâce ! Croyez-moi : Dieu mérite bien que l’on se fasse un peu de violence, et si l’amour de Dieu ne vous touche pas assez pour vous obliger à vous combattre vous-même, (ce que je ne crois pas) faites-le pour votre propre repos.
Vous le ferez sans doute, puisque Dieu vous ayant appelée avec une bonté infinie et vous ayant déjà tant fait de grâces, il n’y a pas d’apparence que vous soyez invincible et qu’Il ne surmonte pas par l’excès de Sa charité le feu impur de votre humeur bouillante. Je Le prie de mettre Lui-même la main à l’œuvre. Il le fera : je vous le promets de Sa part. Mais je veux une condition de la vôtre, sans quoi ma promesse serait vaine : c’est une fidélité à ne rien garder sur votre cœur, et à ne point réfléchir volontairement sur vos peines, qui ne sont vraiment telles que parce que votre imagination, agitée comme la mer, voit souvent comme une montagne une vague, qui, un moment après, meurt contre un grain de sable. Soyez assez petite pour dire tout ce qui vous fait peine. [81] Plus la chose vous semble difficile, (parce que vos sens trompés prennent l’ombre pour le corps), plus vous devez le faire avec générosité. Quoi ! manqueriez-vous de courage dans des bagatelles, qui sont pourtant essentielles pour vous et qui doivent vous attirer mille grâces ?
Mais, direz-vous, on prendra mal ce que je dirai, on en tirera avantage. Je ne le crois pas ; mais quand cela serait, les défauts d’autrui doivent-ils vous empêcher de faire votre devoir ? Et serez-vous cruelle à vous-même parce que l’on vous est un peu moins doux ? Quoique vous puissiez avoir à souffrir des autres, comme vous êtes et plus vive et plus imparfaite, l’on a beaucoup plus à souffrir de vous, bien que vous ne le voyiez pas. C’est une vérité dont il faut une fois vous convaincre. Mettez-vous toujours du parti des autres contre vous-même.
Pour en venir à bout, il faut que l’esprit de foi vous fasse agir. Ce sera lui qui corrigera peu à peu vos sentiments. La foi est la seule chose certaine en cette vie. Tous les sentiments sont trompeurs. Ne jugez jamais ni de Dieu, ni des autres, [82] ni de vous-même, par les sentiments, mais par cet esprit de foi. C’est ce même esprit qui épure en nous la charité. Je prie Celui qui descendit sur les Apôtres, de remplir votre âme. Croyez-moi bien sincèrement à vous.
Je vous assure, ma très chère, que je souffre du moins autant que vous de ce que vous souffrez. Je partage toutes vos peines, je porte vos langueurs, mais je ne puis m’en étonner. Il est pourtant de la dernière conséquence de vous tirer de la mélancolie, et de ne vous y pas laisser aller. C’est pour vous une dangereuse tentation, qui étrécit le cœur, et l’empêche d’être léger vers Dieu et étendu pour recevoir les grâces. Le diable ne vous tentera pas d’une manière grossière, mais il tâchera, en vous rendant mélancolique, d’éteindre la grâce de l’intérieur, et de vous [83] dégoûter de votre état en vous rendant insupportable à vous-même et aux autres.
Plusieurs choses contribuent à votre mélancolie : vos vapeurs, le peu de consolation que vous avez au-dehors, Dieu semant de l’amertume sur toutes choses afin que rien ne vous attache, et c’est une marque qu’Il vous veut pour Lui seul et sans partage. Je crois toujours plus qu’Il ne vous laissera point en repos qu’Il ne vous oblige tout à fait de quitter la N. Mais le temps n’en est pas encore venu. Il faut que l’intérieur croisse et que la privation de ce pays-là ne vous fasse point de peine.
Pour votre trouble, c’est une épreuve de Dieu, qui veut purifier votre fond. Laissez-Le faire, demeurez abandonnée sans réserve et ne sondez pas davantage votre volonté, car la force ou la faiblesse ne dépendent pas d’un sentiment anticipé de la volonté, mais d’être, dans le moment actuel, abandonnée à Dieu. Le même Dieu, qui vous a bien fait agir jusqu’à présent contre vos répugnances, le fera lorsqu’il sera nécessaire.
Vous vous enfoncez dans votre [84] mélancolie comme dans un lieu qui vous convient, et cela vous ferait tort car la mélancolie nous rend tout insupportable, grossit les objets et leur donne tout autre couleur. J’aime mieux que vous vous divertissiez innocemment, que d’être mélancolique. Néanmoins si vous pouviez ne l’être point, ce vous serait un bonheur infini que la conduite que Dieu tient sur vous. Il y a deux manières de sevrer les enfants : l’une est en leur faisant goûter quelque chose d’un plus grand goût que la mamelle, de sorte qu’ils la quittent volontiers pour aller à cette liqueur plus exquise ; mais la plus commune manière, c’est de mettre du chicotin sur la mamelle, et c’est ce que Dieu vous fait : Il sème de l’amertume sur tous les plaisirs afin que vous les quittiez tous. Et quoique vous ne sentiez pas une grâce secourable, elle ne laisse pas d’être très forte, puisqu’elle est efficace dans la peine même. [85]
Il y a deux sortes de travail sur votre humeur, dont le premier est de combattre avec force : cela ne servirait qu’à s’irriter, et vous ne le pourriez faire ; l’autre est de rentrer en soi et se tenir en la présence de Dieu pour laisser calmer l’humeur, et pour celui-là, vous le devez toujours faire sitôt que vous vous apercevez de votre humeur, vous arrêtant tout court comme un cheval emporté qu’il faut arrêter tout à fait pour le retenir. En faisant cela, ne vous mettez point en peine de vos misères. Faites un sacrifice de tout vous-même à Dieu et oubliez-vous du reste.
On m’a dit de votre part que vous aviez beaucoup de hauteur [86]. Il y a longtemps que je le connais, et aussi votre âpreté, sous prétexte de bonnes choses. Vous devez comprendre que Dieu ne Se sert point de la hauteur et de l’âpreté pour corriger les défauts d’autrui. Cela peut bien peiner les gens auxquels vous parlez, mais cela ne leur donne ni grâce, ni force pour les tirer de leur état, au contraire.
Jusqu’à présent, je n’ai pas voulu vous écrire sur tout cela, de peur que vous ne le puissiez porter, espérant toujours que Dieu vous éclairerait Lui-même et qu’alors, tout ce que je vous dirais aurait plus d’efficacité. Vous avez un fond qui secoue naturellement tout joug, soit extérieur, soit intérieur, et qui aime à dominer. Croyez que le dénuement qu’on se procure est très dangereux, et ce qui serait une perfection à une âme plus avancée sera un grand défaut pour vous. J’ai bien peur pour vous que des personnes fort avancées qui n’auront pas le discernement de votre état, ne vous inspirent leur propre voie, ce qui vous conduirait assurément dans le précipice. Le dommage ne se voit que tard : en agissant comme ces personnes qui ont grâce pour suivre leurs mouvements, vous vous méprenez, car comme vous êtes fort vivante, presque tous vos mouvements sont naturels quoiqu’ils paraissent excellents à ceux qui n’ont pas ce discernement. Vous aimerez toujours plus ce qui a l’air d’avancement que la solidité d’un édifice tout renfoncé au-dedans. Le dommage ne paraît pas autant qu’il pourrait être grand dans les suites.
Je comprends que je vous mets d’abord à l’étroit en vous disant ces vérités, et que les autres vous donnent une espèce de large en vous faisant secouer un joug qui semble vous peser. Mais croyez-moi, le poids de vous même, que cette prétendue liberté vous donne, sera bien autre dans la suite que ce joug du Seigneur qui devient léger en le portant, et qui enfin nous rend libres en nous défaisant de nous-mêmes. Croyez-moi, allons toujours par le plus petit, le plus bas, le plus profond. On se pare même du pur amour, et il perd sa réalité sitôt qu’il nous sert de parade. Croyez que je vous aime très tendrement et très sincèrement en Notre-Seigneur. Je Le prie de tout mon cœur de mettre en vous l’efficacité de [88] ce qu’Il me fait vous dire, car vous me serez toujours chère, et d’autant plus que plus vous ne serez rien.
La lettre que vous avez pris la peine d’écrire pour me faire savoir votre état, m’a fait un grand plaisir parce qu’elle me fait comprendre la miséricorde que Dieu vous fait et le désir sincère qu’Il vous a donné de vouloir être tout à Lui. Je ne crois pas que vous puissiez par vous-même et par vos austérités détruire entièrement les rébellions de la chair. Il y a deux moyens plus courts et plus efficaces : le premier est le recueillement intérieur et l’oraison, non le recueillement qui se fasse à force de tête, mais celui qui se fait par le doux penchant du cœur et qui s’opère par l’amour, comme il est dit : L’amour est mon poids1. C’est une tendance profonde du cœur vers Dieu où la tête n’a point de part, et c’est aussi dans le plus intime de l’âme que s’opère la véritable présence de Dieu, parce que tout consiste dans la volonté, et non dans l’esprit qui nous nuit infiniment plus qu’il ne nous sert ; mais la volonté, se rendant par l’amour insensiblement conforme à celle de Dieu, nous y unit, et c’est là le seul et unique moyen par lequel nous pouvons être faits un avec Dieu. Lorsque la volonté a commencé le chemin, la foi s’empare de l’esprit qui, en le simplifiant et lui ôtant tout ce qu’il y a de propre et de raisonnements, le rend assez pur pour être uni au pur Esprit de Dieu. Au lieu que dans les choses extérieures c’est l’esprit qui éclaire et meut la volonté, dans les intérieures c’est la volonté qui attire et éclaire l’esprit ; c’est pourquoi il est dit : Goûtez et vous verrez2.
Le second moyen de vaincre les tentations de la chair, c’est un grand abandon à Dieu pour les porter tant [90] qu’il Lui plaira, ne comptant point sur nos forces, mais sur Sa pure bonté et miséricorde, s’humiliant beaucoup, car Dieu ne les laisse que pour cela. Si nous ne sentions point notre propre corruption, nous croirions pouvoir quelque chose et nous aurions une secrète estime de nous-mêmes. Mais Dieu, qui veut régner seul en nous aux dépens de tout ce que nous sommes, permet les tentations, afin que nous ayons une extrême horreur pour nous-mêmes, que nous nous en séparions comme d’une chose qui ne peut que nous nuire, pour nous porter à nous jeter entre les bras de Dieu, afin qu’Il nous purifie Lui-même. Ainsi, ne pensez pas à faire de plus grandes austérités : cela serait contraire aux desseins de Dieu sur vous, qui veut faire Lui-même l’ouvrage de votre sanctification, afin qu’Il en ait toute la gloire.
J’ai bien de la joie que Dieu vous a[it] conduit par la voie de la foi nue : c’est la voie la plus sûre, et j’ose dire la seule sûre, d’autant qu’elle est toujours accompagnée du pur amour, qui arrache tout à la créature pour restituer tout à Dieu. Nous voulons toujours [91] être quelque chose, soit dans la nature, soit dans la grâce : nous ne savons point nous contenter que Dieu soit seul en nous et pour nous, qu’Il soit glorifié uniquement par notre destruction. C’est par là seulement que le vieil homme est détruit et que nous sommes faits des nouvelles créatures en Jésus-Christ.
Pour ce que vous dites de la tentation de l’ennemi par les opérations sensibles, cela n’arrive point aux âmes conduites par la foi nue, parce que les épreuves sont conformes à l’état de l’âme ; celles qui sont conduites par des lumières ou illustrations, le sont par le ministère des anges ; et ils ont aussi un Ange de Satan qui les soufflette, comme dit saint Paul, afin qu’ils ne s’élèvent pas pour leurs révélations3. Mais ceux qui sont conduits par la foi nue ont des tentations purement naturelles, comme sont la simple rébellion de la chair, etc. Ces deux différents états sont décrits dans saint Paul. Ayez donc courage et vous abandonnez à Dieu, qui peut seul commander aux vents et à la mer, et qui fera faire calme chez vous lorsqu’il sera temps et que vous serez [92] bien convaincu de votre propre misère et de ce que vous êtes. Une profonde humilité est un grand remède aux tentations, car ni le diable, ni la chair, n’agissent plus sur le néant. Donnez-vous donc réellement à Dieu, pour qu’Il vous garde, et vous verrez que tout ira bien : Il sera Lui-même votre fidélité.
Pour ce qui est de quitter le monde, il faut se quitter soi-même, parce qu’on se porte partout. Si vous vous portez vous-même dans la solitude, vous y serez beaucoup plus mal qu[e là] où vous êtes, et ainsi, demeurez dans l’état de la vocation où Dieu vous a appelé. Travaillez, par le renoncement continuel de vous-même, à vous en séparer, et vous vous trouverez aussi solitaire au milieu de la Cour qu’un solitaire dans un désert. Toute la différence est que vous avez plus de combats à soutenir. Je demanderai à Dieu qu’Il vous fasse remporter la victoire sur vous-même et sur tous les autres ennemis qui vous environnent. Prenez courage, aimez Dieu de tout votre cœur, tâchez de conserver Sa divine présence au fond de vous-même par un recueillement presque [92] continuel, non point en gênant votre extérieur, mais par une habitude de rentrer au-dedans d’une manière toute simple et toute naturelle. Donnez-vous à la force de Dieu, afin qu’elle vous soutienne dans vos faiblesses, car celui qui s’appuie sur ses œuvres s’appuie sur un roseau brisé, qui le blesse sans le soutenir. Je prie Notre-Seigneur de vous faire comprendre ce que je vous dis : je Le prie aussi qu’Il vous soit toutes choses. Croyez-moi en Lui toute à vous avec un véritable zèle pour votre âme.
1St Augustin, Confessions, Livre XIII, ch. 9.
2 Ps 33, 9.
3II Cor 12, 7.
Je viens d’apprendre que N. est mal. J’en suis très touchée. Mandez-moi ce que c’est. Que puis-je vous dire du songe, sinon qu’une poussière offusque l’esprit et empêche de connaître la vérité et de la suivre. C’est une [93] chose qui pourrait se défaire aisément, mais à moins que Dieu n’éclaire, comment le fera-t-on ? Je vous assure que je suis en peine de lui.
Les puérilités devraient être passées. Comment ne comprend-on pas que la véritable piété consiste à remplir ses devoirs, et comment n’a-t-on pas un ami fidèle qui hasarde de dire la vérité et qui ôte le bandeau de dessus les yeux ? Il y a longtemps que votre naturel et le goût de l’amitié1 sont un amusement, même dangereux. Une envie secrète de plaire et d’être aimé, avec cela un empressement naturel, une certaine crasse que le commerce des créatures laisse, tout cela trouble l’œil de l’âme et l’empêche de voir les objets tels qu’ils sont. Cela tire de cette simplicité ingénue qui ne montre que ce qu’elle sent. Vous avez encore beaucoup de sagesse humaine : il faudrait un bon rabat, ou plutôt un feu sacré qui consumât tout.
Il faut une patience infinie avec les autres et avec soi-même, mais il faut être fidèle à suivre la lumière. Vous avez raison d’être persuadé que [95] Dieu fait mieux que nous pour la correction de nos défauts. Nous corrigeons souvent des défauts médiocres par de plus grands, lorsque c’est nous qui nous en mêlons.
1Il s’agit ici de l’amitié mondaine selon la sévère prescription qui suit du dirigé.
Il faut que Dieu mette la main à tout : tout en a besoin. Pour moi, je dirai: Heu mihi, quia incolatus meus, etc.1 Sitivit in te anima mea. In terra deserta, et invia, etc.2 Pour vous, M[onsieur], ayez bon courage : n’avoir rien vaut mieux que d’avoir beaucoup. Je ne doute point que Dieu ne récompense votre fidélité.
C’est une chose bien difficile à présent [96] que de trouver de la droiture : tout roule sur la fourberie et la mauvaise foi. Je ne dis pas qu’on est comme la rose au milieu des épines, car ce serait mal dit, mais comme une main prise et embarrassée dans un buisson d’épines qui pressent de toutes parts et qui blessent sans cesse, et sans pouvoir s’en délivrer : lorsque vous croyez en échapper une, vous en trouverez mille. On languit et la vie devient insupportable. On ne voit que la mort qui puisse finir tant de tourments, mais elle ne vient point. Dieu est-Il seulement connu en ces quartiers ? On n’oserait le nommer ; pas une âme, je dis une seule ; tout est étranger. Et il faut vivre loin de sa véritable patrie, loin de son élément, oublier en quelque sorte ce qu’on ne voudrait jamais perdre de vue, voir et entendre sans cesse ce qu’on voudrait toujours ignorer :
Félicité
passée,
Qui ne peut revenir
Tourment de ma pensée
Que n’ai-je, en te perdant, perdu le souvenir3 ?
[97] J’ai lu ces vers autrefois, mais ils viennent bien à propos. Croyez-vous que, quand le Fils de l’homme reviendrait, il trouvât de la foi sur la terre4 ? Les cœurs se discernent. Et il y en a un de par le monde qui pourrait dire : « Je suis seul et abandonné », etc. Il faut apprendre à vivre dans un autre monde un langage nouveau et ignoré jusqu’alors, des manières toutes différentes, passer pour un oison bridé, recevoir des instructions de gens qui ne savent pas les premières lettres de l’alphabet. Pas une personne de confiance. Digérer le fer et l’acier : tout est pierre et cailloux à votre égard. Cependant tout cela est bon dans la volonté de Dieu, quoique plein d’amertume.
Pour vous, continuez à marcher sans savoir où et sans le vouloir savoir, vous fiant à Dieu seul qui saura vous mener en Lui par des routes inconnues aux sentiments et aux réflexions. Plus nous nous éloignons de nous, plus nous nous approchons de Dieu ; plus ce nous est traversé, piqué d’épines de toutes parts, plus nous le quittons. Dieu, [98] qui ne veut point d’attache, sème du déplaisir sur tout, sans quoi, un bon cœur, qui est toujours liant, s’attacherait partout où il trouverait de la correspondance. Bon courage sans courage ! Adieu.
1Ps 119, 5 : Que je suis malheureux de ce que le temps de mon pèlerinage est si long !
2 Ps 62, 2-3 : Mon âme brûle d’une soif ardente… - Dans cette terre déserte où je me trouve, et où il n’y a ni chemin ni eau…
3Vers de M. Bertaut [Bertot]. (Dutoit).
4Luc, 18, 8.
Je ne suis point fâchée que les gens du monde qui, jusqu’alors, vous avaient laissé en repos, commencent à vous faire la guerre. C’est une marque que Dieu vous aime. Il les faut laisser se divertir. Comme vous avez l’imagination fort vive, vos peines s’augmentent par l’impression des préventions. Laissez tout tomber, je vous en prie, mais de tout le cœur ; et tâchez de n’envisager que Dieu dans ce qui nous arrive de la part des créatures. Vous aurez moins de peine à l’égard de N. Je crains que, comme [99] votre solitude est causée en partie par un peu d’humeur, elle ne vous lasse et ne vous dégoûte d’une autre solitude que Dieu produit. Tout ce qui vous est arrivé, quoique par le défaut de la créature, ne laissera pas de vous être fort utile pour vous détacher des créatures.
Je ne crois pas que Dieu permette jamais que la conduite qu’Il me fera tenir avec vous vous trouble. Elle pourra bien vous affliger, comme vous l’éprouvez, mais non pas vous troubler. Ne craignez point l’union que vous sentez avoir pour moi : elle vous donnera Dieu, comme vous l’avez déjà éprouvé. Ne faites point d’effort pour la retrouver, car lorsque Dieu vous sera plus présent, cette union vous sera plus présente. C’est un moyen que Dieu choisit comme il Lui plaît, sans avoir égard à ce qu’il est par lui-même ; il suffit que ce soit un pur instrument entre les mains de Dieu, pour qu’Il S'en serve comme il Lui plaît. L’union ne laisse pas d’être la même, quoiqu’elle ne soit pas toujours aperçue.
Ne craignez point avec une trop violente gêne de déplaire à Dieu, mais [100] demeurez abandonnée à Lui, et vous serez en paix. Il ne permettra pas que vous L’offensiez, Le craignant comme vous faites. Si vous vous abandonnez en parlant, vous ferez moins de fautes. La prudence de la chair gâte tout ; mais la vraie prudence, qui est la confiance en Dieu, accommode tout, rend léger et paisible pour servir Dieu, au lieu que la crainte charge, embarrasse, affaiblit et fait tomber plus facilement. Il faut être abandonnée pour les autres comme pour vous-même. Croyez que je vous aime uniquement.
Ne vous contraignez pas pour aller à la Cour : n’y allez que dans la nécessité absolue et de bienséance indispensable. Vous êtes attirée à faire la cour à Dieu, et non aux hommes. [101] Notre vie est bien courte, employons-la toute à Le servir en Sa manière, et non à la nôtre. Quoique la vie intérieure soit dure dans son commencement, on est récompensé dès cette vie de ce qu’il faut souffrir.
Je vous aime infiniment et je ne vous plains point du tout. Oui, je vous aime toujours plus, ma très chère et je suis plus certaine que jamais des desseins de Dieu sur vous. Ne vous étonnez point de vos misères, elles vous sont utiles et je n’y crois point de volonté ; j’en suis même comme assurée. Ne voyez-vous pas que c’est le goût de l’abandon que vous cherchez, et non l’abandon ? Car l’abandon consiste à n’en avoir pas le goût et à être abandonnée sans sentir jamais que vous l’êtes. Oh ! que Dieu vous aime et que cette pensée vous raccommode ! Je le connais, je le sens : tout est fait pour vous ; et vous ne trouverez de douceur qu’en Dieu seul, sans sentir de douceur, mais dans un abandon total.
Si l’affection que j’ai pour vous pouvait être comptée pour quelque chose, elle devrait vous consoler, car je sens pour vous une tendresse qui ne [102] m’est pas ordinaire. Vivez à l’extérieur avec N., comme étant raccommodée tout à fait, et que votre cœur souffre ses amertumes pour l’amour de Celui qui a préféré la douleur aux plaisirs. Mais ne donnez point de contorsions à votre cœur pour lui donner un goût qu’il ne peut avoir. Que l’amour de Dieu vous fasse tout faire. Regardez-la comme un moyen que Dieu vous donne pour Lui montrer votre amour en vous surmontant vous-même. Ne perdez pas cette couronne, et que cela soit entre Dieu et vous de telle sorte qu’elle ne s’aperçoive pas de la violence que vous vous faites. N’examinez plus son froid, son chaud, son mépris, etc. parce que ce n’est plus par rapport à cela que vous devez vous conduire. Vous devez avoir un motif bien plus relevé : Dieu seul et Sa gloire. Tout est également bon et vous le trouverez de la sorte quand vous ne regarderez plus la personne, mais Dieu en elle, qui vous demande cette marque de fidélité d’amour. C’est là la vraie et solide mortification que Dieu veut à présent de vous. Je ne vous l’ai pas demandée plus tôt, parce que Dieu ne me l’ordonnait pas. A présent qu’il m’en presse, [103] je suis certaine qu’Il vous soutiendra et que cela sera d’un grand secours.
Le pis qui puisse arriver est que N. ait gagné l’esprit de N. sur vous, et que vous passiez pour une personne qui s’imagine. Cela était déjà tel, et il faut souffrir cette humiliation. Comptez que vous ne perdez rien du côté de la créature que vous ne le gagniez infiniment du côté de Dieu. Si vous pouviez une fois laisser tomber toutes choses, et ne vous pas mettre en peine de ce qu’on pense de vous, pourvu que Dieu fût content, Oh ! quelle paix ne goûteriez-vous pas ! Je parle seulement sur les choses de providence que vous faites, soit par obéissance, soit croyant bien faire, car pour celles qui seraient contre l’ordre de Dieu ou la bienséance, cette maxime ne vaudrait rien. [104]
Ayez bon courage : Dieu vous aime assurément, et j’espère qu’Il dira un jour à votre cœur : je suis ton salut1, et qu’Il lui donnera Sa paix. La vie contrariée et pénible que vous menez, est d’un excellent augure. Corrigeons le dehors puisqu’on le désire, mais comment corriger ce dehors si le dedans est vide ? Commençons toujours par loger Dieu dans notre cœur : s’Il y est une fois, Il y allumera un si grand feu que vous serez obligée de jeter tout dehors, comme vous voyez jeter tous les meubles d’une maison par les fenêtres lorsque le feu y est. Bon courage, je vous en prie. Tâchez de posséder votre âme en paix en toutes choses, et tout ira bien. Je vous conjure de jouer le moins que vous pourrez : faites ce sacrifice-là à Dieu, vous verrez qu’il saura bien récompenser ce temps-là. Donnez-Lui autant que vous pourrez des marques de votre fidélité : Il vous en donnera de Son amour infini.
1Ps 34, 3.
Je suis très mortifiée de ce que vous souffrez. Le bon Dieu ne laisse pas sans souffrances ceux qui Lui appartiennent. Je ne suis point surprise de tous les travers de M. sur N. Lorsqu’on est dérouté et qu’on a pris un chemin contraire à celui qu’on tenait, on fait en peu bien du chemin. Je suis ravie que *** soient bien unis à vous. Et je prie le Seigneur de tout mon cœur qu’Il tourne le cœur de N. vers vous, de manière qu’il y ait toujours une entière correspondance : toute sa perfection consiste en cela, car plus elle vous sera unie, plus elle sera bien pour Dieu ; si elle se désunit d’avec vous, elle quittera Dieu peu à peu et s’égarera sans fin. Comme tout dépend pour elle de cela, faites donc ce qui dépend de vous [106] pour l’unir à vous, et tout le reste ira de pas égal. Dieu attache la perfection de certaines personnes à l’union qu’elles ont aux autres : si quelques considérations les en séparent, ou l’infidélité, elles ne sont plus rien, et c’est encore beaucoup si elles ne reculent pas et ne s’écartent pas tout à fait. Ce sont de ces personnes dont Jésus-Christ a parlé lorsqu’Il a dit que ceux qui ne s’attachaient pas à lui bâtissaient sur le sable ; leur édifice est renversé par la moindre persécution, qui cependant devrait les affermir. Car si nous comprenions bien que Jésus-Christ n’a établi son Église que par la persécution et le renversement, que par la calomnie, en disant toute sorte de mal contre ceux qui en étaient les principales pierres, nous comprendrions que la perfection des âmes qui composent cette hiérarchie terrestre, ne s’établit que par les persécutions, les renversements, les calomnies, etc. : ainsi, c’est ce qui devrait les lier, comme les premiers chrétiens, qui s’unissaient dans la persécution. Ceux qui en usent autrement deviennent peu à peu des sépulcres blanchis : il reste au-dehors une apparence [107] de vertu, mais le dedans se corrompt chaque jour davantage ; on continue de faire certaines actions extérieures, mais le dedans n’est plus que mensonge. Vous en avez vu de beaux exemples. Comptez donc que pour N., toute la suite de sa perfection dépend de ce que je vous ai dit.
J’ai pensé devant Dieu à l’affaire de N. S’il ne peut se donner à Dieu sans se défaire de sa charge, il vaut mieux, selon l’Évangile, s’arracher un œil que de se perdre.
Vous serez sans doute étonnée, madame, que je m’ingère de moi-même à vous écrire. La bonté que vous m’avez témoignée me donne cette confiance. Comme vous êtes résolue d’être à Dieu quoiqu’il vous en puisse coûter, [108] et d’établir une piété qui soit solide, vous n’y sauriez donner de fondement trop ferme, puisque c’est des fondements que dépend la hauteur et la durée de l’édifice. Quantité de personnes commencent à bâtir la piété, mais ce qui fait ou qu’ils n’y réussissent pas, ou qu’ils la quittent, c’est parce qu’ils l’ont fondée sur du sable au lieu de l’établir sur la pierre vive, Jésus-Christ. Il faut tâcher d’éviter ces inconvénients. Vous le pouvez, et je le désire avec toute l’ardeur dont je suis capable, en ayant pour votre perfection autant que j’en puis avoir.
Vous n’avez rien à craindre si vous persévérez avec fidélité dans l’oraison en la manière que nous avons dite. Faites-vous une loi inviolable de n’y manquer jamais, et de ménager si bien votre temps que vous en trouviez pour la faire. Ne consultez jamais votre goût pour vous y mettre ni pour s’y arrêter, mais bien la fidélité que vous devez à Dieu. Cela étant de la sorte, la sécheresse vous sera plus utile que l’abondance, pourvu néanmoins que votre oraison soit toujours accompagnée d’une véritable et solide mortification. Ne nous flattons pas, l’oraison et la mortification sont deux [109] sœurs si essentiellement attachées l’une à l’autre que l’une ne se perd pas plutôt qu’il en coûte la vie à l’autre. Souvent les sécheresses dans l’oraison ne sont causées que par l’immortification [sic]. Dieu est jaloux : Il punit nos infidélités et nos délicatesses pas Ses absences, et l’absence de Dieu cause le froid et la sécheresse à laquelle le dégoût de la piété succède. Ne soyez jamais un jour sans vous mortifier de quelque chose. Faites tous les jours à Dieu ce double sacrifice de vous priver de ce qui vous plaît le plus, et de faire ce qui répugne davantage à vos sens. Jésus-Christ, notre divin modèle, ne S’est pas contenté de Se priver pour nous des plaisirs, Il a de plus embrassé les douleurs, ainsi qu’il est écrit qu’il a préféré de porter la croix à tous les plaisirs1. Ne vous flattez point en cela.
Soyez sincère avec Dieu, mais faites tout ce que vous faites tellement pour Lui-même que vous vous dérobiez, autant que vous pourrez, aux yeux des créatures et que vous n’ayez que Lui en vue dans tout de que vous faites. Dieu regarde autant, et plus, à l’intention [110] qu’à l’action. Ceux qui cherchent l’estime des créatures dans ce qu’ils entreprennent pour Dieu ne peuvent jamais persévérer. Ce fondement sablonneux s’écoule d’abord, et leur laisse la confusion devant ceux-là mêmes dont ils ont désiré l’estime. Donnez-vous à Dieu d’un cœur droit, sincère, dégagé. Mortifiez-vous continuellement et vous renoncez. Plus on se mortifie, plus la mortification devient aisée et familière. Elle est farouche et âpre à ceux qui la craignent et la fuient ; elle est douce et aisée à ceux qui la pratiquent. J’espère beaucoup de votre âme si vous marchez constamment par ce sentier. Les miséricordes dont Dieu vous a prévenue vous y engagent si fort que vous ne pourriez, sans une extrême ingratitude, vous en retirer. Croyez, madame, que de tous ceux qui sont à vous, personne n’y est avec plus de sincérité et d’affection que moi.
1Hb 12, 2.
Vous savez bien par vos dispositions que ce sont vos goûts qui sont votre lumière et votre guide. Vos goûts vous font canoniser les défauts lorsque vous en êtes content. Ce goût qui fait votre discernement empêche la vraie lumière d’opérer dans votre âme. Tout va en amusement, en occupations inutiles. Au nom de Dieu, commençons à mourir à nous-mêmes et à nous raidir contre notre amour-propre. Ce ne seront ni les réponses dures ni les gracieuses qui feront quelque chose à l’affaire, mais de prendre du temps pour demeurer en silence devant Dieu. Exposez-vous à Ses yeux ; interrompez pour cela votre étude et votre travail. Vous êtes tout goût, et non toute lumière. [112] Plût à Dieu, en un autre sens, que vous fussiez tout goût sans goût pour Dieu, et que vous marchassiez en foi et en abandon ! Hélas ! les avis ne manquent pas. La connaissance, même celle de nos défauts, nous sert de peu sans ce fond de mort et de démission de nous-mêmes.
La différence de saint Jean [-Baptiste] à Jésus-Christ est que saint Jean ne parlait que de défauts, que son baptême n’était que d’eau pour laver les souillures apparentes1 ; mais celui de Jésus-Christ était du Saint Esprit dans le feu2 : aussi Notre-Seigneur, parlant de saint Jean, disait que c’était une lampe ardente et luisante. Vous vous êtes réjouis pour un temps à sa lumière3. Prenez garde que pour vous réjouir à la lumière de saint Jean, vous ne quittiez Jésus-Christ. Vous faites trop consister dans les conseils et dans le créé, ce qui vous empêche d’aller à Jésus-Christ, de vous abîmer en Lui dans ce silence profond et respectueux. Il vous portera sur Ses épaules, ce bon Pasteur ; et sans marcher, vous avancerez plus en un mois [113] en suivant cette conduite, que vous n’avez fait jusques à présent. Les moyens créés sont bons pour un temps, mais d’en faire son capital, c’est se fixer et n’avancer jamais.
J’ai encore un avis à vous donner tant pour vous que pour tous : c’est de nommer les choses par leur nom. Vous vous êtes fait une idée si étonnante de la créature lorsque vous la croyez éclairée de Dieu, qu’il vous paraît qu’elle doit être impeccable, de sorte que, plein de la pensée qu’une personne qui est à Dieu ne doit point avoir de défauts, vous vous réduisez à l’une de ces deux extrémités : ou de la croire sans défauts ou d’attribuer à Dieu ces mêmes défauts. Par exemple, une humeur haute, brusque, dure, vous croyez que c’est Dieu qui donne cela pour détruire l’amour-propre des autres ; cela n’est nullement vrai, car Dieu ne Se sert pas du naturel et de l’humain pour détruire l’humain et le naturel, mais Il permet ces sortes de défauts pour humilier ceux qui les ont s’ils en font usage, et pour nous faire comprendre qu’il n’y a que Dieu seul de saint, et c’est ce qui fait ma joie. Nommez donc défaut ce qui est défaut. [114] et vertu ce qui est vertu ; par exemple, N. est droite, sincère, dégagée d’elle-même, etc. mais sa hauteur, son âpreté, sa brusquerie sont des défauts, etc. Tout cela fait voir ce que Dieu est et ce que nous sommes. Cela nous doit faire comprendre que toutes les créatures les meilleures sont des lampes ardentes et luisantes auxquelles nous nous amusons, mais allons foncièrement à notre bon Maître : c’est Lui qui a les paroles de vie éternelle4. Nous pouvons Le montrer du doigt et dire : Ecce Agnus Dei5. Mais il faut aller à Lui. Si vous vous amusiez moins autour du créé, vous Le connaîtriez et goûteriez davantage.
Commencez votre journée par vous appliquer et abîmer dans ce divin Tout par un silence d’amour et de respect. Prenez quelques heures tous les jours, comme deux heures, pour étudier, et pas davantage. Et donnez tous les jours du temps à l’amour divin de reformer votre cœur. Car d’étudier et d’interrompre de moment à autre votre étude pour demeurer en silence, que sera-ce6 [115] qu’une continuation d’étude en silence ? Votre tête pleine vous distraira même dans le recueillement. Prenez donc un temps fixé pour vous tenir devant Dieu. Votre âme n’est nullement en état de s’en passer : elle se dessécherait comme l’araignée ; et même, en quelque degré qu’on soit, il est bon et nécessaire de prendre du temps pour se recueillir et demeurer exposé aux rayons divins qui nous échaufferont et purifieront insensiblement. Jésus-Christ, tout Dieu qu’Il était, prenait des temps pour cela, ce qui n’empêche pas néanmoins que, lorsque vous étudiez, vous ne retourniez des moments vers Dieu.
Que nous serions heureux de n’étudier que la divine sagesse ! Mais notre esprit volage a besoin d’amusements innocents. Ne quittez pas votre étude : faites-là comme je dis. Nourrissez votre cœur plus que votre esprit. Il est temps de quitter l’enfance pour entrer dans l’âge parfait. Cet âge est celui de Jésus-Christ, qu’Il communique à tous ceux qui veulent bien se laisser à Lui sans réserve.
1sensibles. (Dutoit).
2Mt 3, 11.
3 Jean 5, 35.
4Jean 6, 69.
5Voici l’Agneau de Dieu Jean 1, 36.
6engoué comme vous êtes de l’étude. (Dutoit).
J’ai bien de la joie, ma chère sœur, que Dieu ait bien voulu Se servir de ce méchant néant pour votre consolation. Je désire de tout mon cœur qu’il achève en vous l’ouvrage qu’il a commencé. Toutes les grâces du christianisme sont des grâce de mort, de croix, de renoncement ; et je puis vous assurer, que l’esprit intérieur est le vrai esprit du chrétien.
D’où vient donc, me direz-vous, qu’il y a si peu de personnes intérieures? C’est qu’il n’y a presque plus de vrais chrétiens, et qu’on fait consister le christianisme dans un certain extérieur destitué d’esprit et de vie. L’esprit fait la résignation parfaite à toutes les volontés de Dieu, et la vie est un esprit [117] vivant et vivifiant, qui anime tout le dedans et rejaillit sur les œuvres du dehors. Quand je dis les œuvres, je n’entends pas beaucoup de multiplicité, mais la croix, la mort à toutes choses, qui est le seul moyen d’arriver à l’unité que Dieu veut de nous. Les chrétiens, loin de suivre cet esprit que saint Paul leur conseille1 et que Jésus-Christ leur demande2, ne s’attachent qu’à un certain extérieur destitué de vie, qui est plutôt le fantôme du christianisme que le christianisme même.
Tenez-vous donc heureuse (malgré l’état fâcheux où vous vous trouvez) d’avoir découvert ce germe de la vérité ; et ne vous embarrassez point de ce que font les autres, pourvu que vous soyez fidèle à suivre votre voie, et à demeurer anéantie sous la puissante main de Dieu. Que voudriez-vous faire, et que pourriez-vous faire de mieux, que de demeurer dans votre néant, dans votre impuissance, dans votre incapacité à tout bien ? Mais il y faut demeurer en paix : vous y en trouveriez une parfaite, quoique sèche, si vous vous contentiez [118] de ce que vous avez, sans rien désirer. Vous me dites que vous n’avez rien ; contentez-vous de n’avoir rien et tout ira bien. Laissez-vous comme un enfant entre les bras de la Providence : c’est elle qui vous portera. Vous ne verrez pas votre marcher, il est vrai, mais soyez sûre qu’elle vous conduira bien. Nous ne savons point nous abandonner comme il faut : c’est ce qui fait toutes nos peines.
J’espère que Dieu ne vous donnera de la santé qu’autant qu’il vous en faudra pour demeurer dans votre solitude, et non assez pour vous multiplier en quantité d’exercices qui seraient au-dessus de vos forces. Quand votre âme sera plus avancée, l’action la plus multipliée ne vous multipliera point, mais en attendant, demeurez en repos et solitude le plus que vous pourrez. Voyez ce que font les enfants : téter et dormir, c’est ce qui les fait croître. L’oraison est le lait spirituel qui nourrit l’âme, et le repos de la solitude donne lieu à l’âme de s’engraisser de cette bonne nourriture que Dieu lui présente. L’Écriture dit : Recevez cette bonne nourriture que je [119] vous présente et votre âme étant engraissée sera dans la joie3. Le défaut de nourriture intérieure et d’oraison cause un dessèchement et une tristesse dans toute l’âme. Quand vous ne feriez autre chose à l’oraison que de vous tenir auprès de Dieu, sans autre mouvement de votre part, vous trouveriez qu’insensiblement votre âme changerait de situation et se renouvellerait comme l’aigle.
Nous devons souffrir tout ce qui nous vient de la part de Dieu, des hommes et de nous-mêmes : de celle de Dieu, les sécheresses, les soustractions, les impuissances ; de la part des hommes, les contrariétés, les humeurs diverses et tout ce qu’il y aurait en eux de désagréable pour notre nature ; de nous-mêmes, nos pauvretés et nos misères. Il faut pour cela une patience infatigable, qui ne se lasse jamais, et c’est la croix de tous les jours que Dieu nous commande de porter4. Il faut donc bien se donner de garde de salir la beauté de la croix par nos murmures. Les personnes qui nous approchent sont des instruments choisis de Dieu pour nous crucifier ; ainsi nous les devons regarder [120] avec respect. On honore, on respecte la vraie croix avec raison, mais ces instruments que la Providence nous fournit, sont la vraie croix pour nous : portons-les avec le même respect que nous porterions un morceau de la vraie croix à notre cou. Et demeurez également abandonnée pour toutes sortes de croix. Nos misères servent beaucoup à détruire l’amour-propre et l’amour de la propre excellence. Nous avons un admirable modèle en Jésus-Christ. Il n’a pu porter cette dernière croix, mais Il S’est chargé de nos langueurs, Il a porté l’abandon du Son Père et les outrages de tous les hommes.
J’espère beaucoup de votre âme si vous êtes fidèle à porter en mort tout ce qui vous arrive, de quelque part que ce soit. Mais prenez garde de ne donner aucune vie à la nature par vos plaintes, vos murmures, et vos réflexions. Il ne faut pas croire que tout d’un coup vous veniez à porter la croix avec toute la perfection requise. Lorsqu’il vous sera échappé quelques paroles, ne vous en troublez pas ; humiliez-vous en beaucoup devant Dieu, et tâchez d’adoucir la peine que vous aurez pu faire à vos [121] sœurs par quelque honnêteté dans l’occasion, et édifiez-les par votre patience. C’est par cette patience que vous trouverez la vraie liberté des enfants de Dieu. Je finis par ce passage de David : Je suis fait comme une bête devant vous et cependant je demeure toujours attaché à vous5.
1Ga 5,16.
2Jean 4, 23-24.
3Is 55, 2.
4Lc 9, 23.
5Cf. Ps 72, 26-27.
Je prends beaucoup de part à la perte que N.N. ont fait de N. C’était une excellente fille : elle trouve à présent la récompense de ses travaux et de ses souffrances. Vous avez raison de dire qu’on ne trouve point de ces trésors de grâce ; ils sont plus rares qu’on ne peut dire. Et comment ne le seraient-ils pas, puisque, parmi cette foule de directeurs et de dirigés, nul ne s’attache au fond et à la vérité, mais seulement [122] à l’écorce ? On dore les dehors de l’arche, quoique Dieu eût commandé à Moïse de commencer par le dedans, d’orner le dedans de plaques d’or, et qu’Il accommoderait après le dehors ; c’était la figure du fond de l’âme, que Dieu prépare par le dedans. Et au lieu d’obliger l’âme à s’occuper de son fond, on laisse le fond vide et on ne s’applique qu’au dehors ; on essuie le dehors du plat et on laisse le dedans plein d’ordures de l’amour-propre, de la propre volonté, du propre esprit, et de l’amour de nous-mêmes.
Pourquoi faites-vous difficulté de me parler de vos ajustements ? Ne faut-il pas tout dire ? Vous avez bien fait de retrancher le superflu. Je vous prie de ne le plus reprendre : je suis même sûre que, si vous écoutiez votre fond, vous en trouveriez encore à ôter. Quoiqu’il ne faille pas faire son capital de ce retranchement, il est pourtant nécessaire. Et je suis sûre que dans la disposition où est à présent M**, vous lui plairez autant sans ces ajustements qu’avec ces mêmes ajustements. Mais la nature veut trouver des prétextes pour conserver des choses qui lui plaisent. Cependant [123] un petit sacrifice que vous en ferez à Dieu, vous attirera souvent beaucoup de grâces, et Dieu, qui récompense jusqu’à un verre d’eau donné pour Son amour, récompensera bien davantage ce renoncement que vous ferez d’un petit ajustement. Je dis même que cela attirera les bénédictions du ciel sur M**. Il faut qu’une femme chrétienne se distingue des autres non par un extérieur affecté, ni par la malpropreté, mais par un extérieur propre et modeste. Vous pouvez porter des habits et du linge selon votre qualité, mais je voudrais ôter tous ces rubans superflus ; et je suis sûre que vous n’en serez pas moins bien aux yeux de votre époux, et que vous serez beaucoup mieux à ceux de Celui auquel vous voulez plaire uniquement.
Ne faites jamais de difficulté de me mander les choses simplement. Ne craignez point que cela diminue l’estime que j’ai pour vous. Cela fait un effet tout contraire, puisque cela m’apprend que vous voulez véritablement être à Dieu, et que Dieu veut vous conduire puisqu’Il vous fait faire ces petites attentions, qui marquent qu’Il remue le fond de votre cœur. Soyez-Lui fidèle, [124] je vous en conjure, et vous trouverez mille fois plus de satisfaction à L’écouter au-dedans et à suivre Ses inspirations, qu’à toutes les bagatelles du monde qui n’en peuvent jamais donner de véritable.
Je vois bien par tout ce que vous me mandez que vous avez pris le change, et qu’ayant la source à laquelle Dieu vous attache par Son ordre divin, vous vous êtes attaché à un faible ruisseau qui n’avait pas la force [125] de vous désaltérer. Deux raisons ont empêché que vous n’ayez profité sous N. : la principale est qu’il n’était pas de l’ordre de Dieu sur vous qu’elle vous conduisît ; la seconde, qu’elle n’avait pas pour vous ce qu’il fallait. La crainte et le goût naturel vous ont conduit ; il ne faut néanmoins ni l’un ni l’autre. Dans l’ordre de la conduite, la crainte resserre le cœur, qui doit être dilaté pour recevoir l’impression de la grâce ; le goût naturel éteint l’esprit de grâce.
C’est un intérieur en peinture qu’un intérieur sans silence et sans occupation de Dieu. Recommencez à nouveaux frais, suivant le conseil de celui que Dieu vous a donné. Quand vous ne deviendriez intérieur qu’une heure avant de mourir, ce serait une grâce très grande. On ne l’est point sans mourir réellement à soi-même. Toute l’occupation a été sur des défauts sans force pour s’en défaire, mais point assez de fond de mort que la conduite intime de Dieu doit opérer, comme elle le fait sans doute en celui qui y donne lieu pour l’écouter en paix et silence, et la suivre avec une fidélité inviolable. Avons-nous rien fait de tout cela ? Nous sommes [126] devenus sensuels et humains, nous avons perdu cette chère et aimable petitesse qui fait le fondement de la vie de grâce. Comment serions-nous devenus petits en ne voyant que de grandes gens qui font si grande peur ? Un enfant plaît parce qu’il n’impose point, il ne donne aucune crainte, on est au large avec lui, on est sans ménagement à son égard ; mais les grandes gens font tout le contraire. Quoique Notre-Seigneur nous ait dit : Si vous ne devenez comme des enfants, vous n’entrerez point au Royaume des cieux1, tous se défendent de la petitesse, tous courent après la fausse sagesse. Jésus-Christ est venu pour servir2 et non pour commander, et nous voulons dominer sur tout !
Jésus-Christ ne donna jamais un pouvoir tyrannique : que sommes-nous que des chiens morts3 ? Si Dieu veut se servir de nous, il ne faut point s’attacher avec empire les âmes, mais les conduire à Jésus, Le montrer, comme saint Jean [-Baptiste] le montra : C’est là l’agneau [127] de Dieu qui ôte les péchés du monde4. Croyons-nous pouvoir perfectionner les autres en leur faisant voir sans cesse leurs défauts ? Non, nous ne pouvons les guérir. Apprenons-leur à suivre Jésus-Christ : Il les guérira. Les Apôtres avaient tant de défauts : Jésus-Christ ne les leur reproche point, Il se contente de se faire suivre par eux. Suivons Jésus-Christ, marchons à sa suite : nous deviendrons parfaits. Nous pouvons Le suivre au-dedans par le recueillement et par l’attention à sa voix, qui ne se fait plus entendre parce que nous avons perdu l’habitude de l’écouter. Suivons-Le aussi extérieurement par le renoncement, la petitesse, la pauvreté d’esprit, l’amour de sa volonté et la fidélité à Le suivre. Ne nous trompons point ; nous n’avons pas avancé, parce que nous avons voulu marcher par nos propres forces, au lieu de nous laisser porter à Jésus-Christ.
1Mt 18, 3.
2Mt 20, 28.
3Cf. I Rois 24, 15 : (David à Saül) : « Qui poursuivez-vous, ô roi d’Israël ; qui poursuivez-vous ? Vous poursuivez un chien mort et une puce. » (Sacy)
4Jean 1, 9.
Vous avez trop de bonté, ma très chère mère, de penser à [128] moi, et je ne serai point fâchée que vous vous en souveniez quelquefois, puisque j’espère que cela vous fera penser à Dieu et réveillera le désir que vous avez d’être toute à Lui, mourant sérieusement à vous-même et à vos inclinations, au penchant de la nature, et à l’entraînement de la vivacité naturelle. Je crois que le moyen le plus efficace pour le faire est l’attention continuelle à Dieu, parce que, par elle, on possède son âme dans la paix.
La source de nos maux vient de ce que nous sommes beaucoup occupés de nous-mêmes et que nous admettons des raisonnements. Pour y remédier, il faut beaucoup s’occuper de Dieu intérieurement, car il est impossible de nous désoccuper de nous-mêmes que par une occupation plus forte de Dieu : il faut que l’une efface l’autre. Sitôt que l’on s’aperçoit qu’on raisonne sur soi-même et sur quelque autre chose, il faut laisser tomber ce raisonnement ; cela éteint peu à peu une certaine vie secrète et un amour de soi extraordinaire.
Oh ! accoutumons-nous de bonne heure à ne faire aucun cas de nous-mêmes ! Jésus-Christ s’est fait le plus [129] petit de tous les hommes, Il s’est rendu le serviteur de ses propres esclaves. La véritable humilité ne consiste pas à faire certains actes extérieurs, qui, quoique bons, ne sont pas l’essentiel de l’humilité ; mais c’est dans les bas sentiments de nous-mêmes, dans la préférence réelle que nous faisons des autres à nous, dans la connaissance de nos misères, de notre rien et du tout de Dieu, dans l’amour de la bassesse et de n’être comptés pour rien. Ne faisons jamais aucune action pour être estimés ; mais en faisant avec fidélité ce qui est de notre devoir, soyons contents d’être dans le dernier mépris ; sans cela, point de solide vertu.
Ma chère mère, Dieu nous a tant fait de miséricordes : Il mérite bien que par reconnaissance et par amour nous travaillions solidement au renoncement de nous-mêmes. Il y a un si bel endroit dans le livre de l’Imitation : Aimez d’être inconnu1. Il faut être inconnu aux autres et à nous-mêmes. Cela se fait en deux manières : l’une, en ne faisant aucune action pour être estimé ou aimé des autres ; l’autre, en ne s’occupant [130] jamais de soi-même. C’est le moyen de vivre dans cette ignorance de ce que l’on est. Demeurons dans notre néant. Nous aimons à être occupés de nous-mêmes sous de bons prétextes, et que les autres en soient occupés. Mourons à tout sans réserve. Cela n’est facile que par l’exercice de la présence de Dieu, qui habite dans nos cœurs, comme dit l’Écriture. Toute à vous sans réserve.
1Imitation de Jésus-Christ, Liv. I, Ch. II, 3.
Je vous assure que vous ne m’êtes pas inconnue, et il y a longtemps que je prends beaucoup d’intérêt à tout ce qui vous regarde. N. le sait bien [131] : Dieu vous a gravée dans mon cœur depuis longtemps. J’ai senti une partie de vos peines, j’aurais bien voulu les diminuer, mais je n’ai pu en ce temps-là. Je suis ravie que vous vous abandonniez un peu à Dieu, et tout ce qui vous concerne. C’est ce qui vous fera trouver la paix, et non les retours et les réflexions. Dès que vous n’êtes pas sûre d’avoir consenti aux pensées qui vous traversent, vous ne l’avez pas fait assurément, car si cela était, vous n’en douteriez pas. Mais c’est une chose que vous ne devez pas même trop examiner, car l’examen des mauvaises pensées en fait renaître. Méprisez tout cela.
Défiez-vous de tout ce qui vous étrécit le cœur et vous entortille en vous-même. La voie qui conduit à Dieu, est étroite en apparence, parce qu’elle retranche au sentiment, mais elle étend et dilate le cœur. Fuyez comme la mort ce qui peut rétrécir votre cœur. Dieu est immense et Il veut un cœur vaste ; c’est un père qui porte les faiblesses de ses enfants lorsqu’elles ne sont pas malicieuses, et qui essuie la boue qu’ils ont contractée en marchant. Le plus grand tort qu’on Lui puisse faire, c’est [132] de douter de Sa bonté ; ce n’est pas un procurateur accoutumé à chicaner sur tout : Il ne regarde que la droiture et la simplicité du cœur, une volonté sincère d’être à Lui sans réserve.
Faites votre principale application de votre oraison, du recueillement et de la présence de Dieu durant le jour. Lorsque vous vous sentez trop dissipée par les affaires ou le commerce du monde, rappelez-vous autour de votre cœur où Dieu habite. Ce retour ne se doit pas faire avec effort, mais simplement, avec une confiance filiale. Accoutumez-vous à aller à Dieu plus par l’amour et la confiance que par la crainte. Il est vrai qu’il faut avoir une grande défiance de nous-mêmes, et l’expérience que nous avons de nos misères et de nos faiblesses nous convainc assez du peu que nous valons, et de notre impuissance. Mais il ne faut pas nous arrêter là ; cela nous découragerait, mais il faut nous confier d’autant plus en Dieu et attendre d’autant plus tout de Lui que nous espérons moins de nous.
Accoutumez-vous au silence intérieur et à l’oraison, ne vous forçant point à méditer. Lorsqu’une seule vérité [133] envisagée vous recueille, demeurez-en là ; et soyez une fois persuadée que Dieu agit dans ce moment, et qu’une seule action qui vient de Lui vaut mieux que tout ce que vous pourrez faire. Lorsque vous n’éprouvez point de recueillement, servez-vous doucement de votre vérité1, mais sans effort et sans attache, en sorte que vous la laissiez lorsque Dieu vous rappelle au-dedans.
Il ne faut pas vous mettre en peine de n’avoir pas cette confiance sensible et les autres dispositions consolantes. Il faut vous accoutumer à marcher par la foi et l’abandon. Cette voie n’est pas si satisfaisante, mais elle est très sûre. N. a bien raison de vous conseiller de ne vous faire point de violence pour dire vos dispositions. Le grand soin de dire vos pensées et tout ce qui se passe en vous, ne fait que vous occuper de vous-même, vous rétrécir et vous entortiller : il vaut mieux vous oublier vous-même et ne dire dans l’occasion que ce qui vous vient à dire naturellement, sans effort, sans étude et sans scrupule.
J’espère beaucoup de votre âme et je désire fort que nous soyons unies, pour [134] marcher ensemble, non selon nos vues, mais selon la volonté de Dieu.
1Sens : retourner à la vérité envisagée plus haut.
Je ferais volontiers, mademoiselle ce que vous m’ordonnez, si je croyais y pouvoir réussir. Convaincre l’esprit, ou toucher le cœur, sont deux choses si différentes, à ce qu’il me paraît, que Dieu donne ces deux différents dons à deux sortes de personnes. Il faut des raisonnements et de la science pour convaincre l’esprit, et presque tous les livres sont remplis de cela ; mais pour toucher le cœur, il n’y a que l’onction de la grâce qui le puisse faire, et Dieu donne cette onction à qui il Lui plaît, sans avoir acception de personne. L’onction réside dans le cœur, et se répand aussi dans les autres cœurs ; mais le raisonnement et la science résident dans l’esprit : c’est pourquoi ils n’ont de pouvoir [135] que sur l’esprit. Qui est-ce qui n’est pas convaincu dans l’esprit qu’il ne faut pas se contenter d’éviter le mal, mais qu’il faut pratiquer le bien ? Qu’il y a des fautes d’œuvres ou qui se commettent, et qu’il y en a d’autres d’omission ? Le catéchisme l’enseigne aux petits enfants, et Notre-Seigneur l’a dit : Tout arbre qui ne portera pas de bon fruit sera coupé et jeté au feu1. Il est donc clair que celui qui ne fait point de bien et qui ne pratique pas les œuvres du chrétien, quoiqu’il ne commette pas les grands maux, doit craindre pour son salut, car c’est un mal véritable que de ne point faire de bien. Le serviteur qui se contenterait de ne point faire de mal à son maître, sans rien faire de ce qu’il ordonne, serait-il un bon serviteur, non assurément. Vous voyez donc, mademoiselle, qu’il est aisé de convaincre l’esprit et qu’il n’y a personne, tant soit peu instruit de sa religion, qui ne sache à quoi la qualité de chrétien nous engage. Mais que c’est peu de chose que l’esprit connaisse, si le cœur n’est pas touché, et si la [136] volonté n’est absolument déterminée de suivre les sentiers de la justice!
Il n’est pas toujours nécessaire de sentir cette touche ; il suffit que, malgré l’insensibilité, on soit résolu de servir Dieu à ses propres dépens ; et cette seule disposition est celle qu’il faut pour recevoir l’impression de la grâce et son onction. La volonté d’aimer Dieu et de quitter les amusements du siècle est un amour de Dieu et une conversion véritablement commencée. Ce sont de ces âmes dont Dieu exauce la préparation du cœur2. Comment l’exauce-t-Il ? C’est qu’après avoir éprouvé par Sa rigueur la fidélité de leur cœur, Il leur donne des preuves sensibles de Son amour. Lorsque Dieu nous fait sentir la douceur de Son amour, Il nous donne des preuves de ce même amour ; mais lorsque nous Le servons malgré les répugnances de la nature, nous Lui donnons des marques du nôtre. Un bon cœur aime mieux donner que recevoir.
Ordinairement, Dieu use de quelque sévérité envers nous au commencement. Et n’est-il pas trop juste qu’après nous avoir appelés si longtemps [137] et que nous avons résisté à Sa grâce, Il ne nous fasse pas sentir Sa douceur aussitôt que la crainte de nous perdre nous fait retourner à Lui ? Mais quoiqu’Il ne donne aucune preuve sensible de l’amour qu’Il nous porte, Il ne laisse pas d’être infiniment content du cœur qui se donne à Lui, et d’autant plus content que ce cœur le fait avec plus de générosité. Rien n’est plus généreux que de servir Dieu malgré toutes les répugnances de la nature et lorsque les plaisirs nous attirent d’un côté et que la grâce ne nous fait pas sentir d’autres plaisirs plus doux et plus forts pour contrebalancer le goût des plaisirs du siècle. Celui qui persévère dans le service de Dieu de cette sorte, Lui donne les plus fortes preuves qu’il Lui puisse donner d’une bonne volonté et d’un amour véritable. Ce sont ces âmes de bonne volonté qui goûteront la paix que Jésus-Christ est venu apporter en naissant : Il ne la leur refusera point.
Il faut avoir une grande patience avec Dieu et avec nous-mêmes, mais celui qui attend le Seigneur ne sera point confus. J’espère que l’exemple de Mad.3 fera plus sur l’esprit des personnes dont vous me [138] parlez que toutes les paroles. Il faut attendre le moment du bon Dieu : Il vient quand il Lui plaît. Je vous assure qu’on ne peut avoir plus d’estime pour Mad. ni être plus persuadé qu’elle sera véritablement à Dieu. Je prie ce Dieu de paix de vous combler toutes deux de cette paix, qui surpasse toute la paix des hommes. C’est en Lui que je suis tout ce que je vous dois être.
1Mt 7, 19.
2Ps 9, 17.
3non identifiée.
Je vous ai répondu aux choses principales de vos lettres, ainsi, je n’ai pas beaucoup à vous dire, sinon de vous prier de ne rien témoigner à qui vous savez, de peur de le décourager. Il m’a paru un peu mieux sur la fin et il a besoin d’être soutenu pour ne pas se laisser abattre, car sous prétexte de combattre son cœur, c’est un contre-coup qui le renfonce toujours dans sa malheureuse occupation et qui l’y entretient [139]. Il n’y a que l’éloignement et l’oubli qui puissent remédier à ses maux. C’est à quoi je le sollicite tant que je puis. Mais c’est en vain que nous travaillons et que nous nous levons avant le jour si Dieu ne travaille Lui-même ; c’est en vain que nous gardons la cité si le Seigneur ne la garde1. Je sens l’étrange obstacle qui est en lui : c’est à Dieu de le détruire peu à peu. Il est si ferré qu’il faudrait lui tirer les paroles avec un tire-bourre2. Il n’a point cette ouverture si simple et si salutaire qui est nécessaire, mais il est enfoncé en lui-même. Il faut prier. S’il était plus ouvert, le remède serait plus facile à appliquer et la plaie plus aisée à guérir. Mes plaies se sont envieillies, parce que je me suis tu3.
Je prie Dieu qu’Il
remette si bien tous les enfants en voie qu’ils courent à
grands pas vers Lui. Mais hélas ! leurs pieds sont appesantis,
parce que leurs cœur le sont. Et comment le sont-ils devenus ?
C’est que le même cœur est engraissé. Je vous prie de ne donner
pas sitôt la lettre à N. et de vous souvenir qu’il faut
mourir avec Jésus pour [140] ressusciter avec Lui. J’avais
écrit ce billet pour le donner à N., mais je n’ai pas jugé à
propos de le faire, crainte de l’affliger et le faire trop enfoncer
en lui-même.
[Ce qui suit est le billet en question :]
Il faut, mon cher N., que je vous dise simplement ma pensée : vous me paraissez comme étranger à mon égard. Qu’est devenue cette douce correspondance du fond qui faisait cette liaison intime dont Dieu était l’auteur ? Je ne crois pas que la peine que vous prenez de venir ici vous soit d’aucune utilité. Certaines raisons vous y font venir, mais souvenez-vous de ce que dit le Prophète : Mes plaies se sont envieillies, parce que je me suis tu. Il serait donc inutile d’y venir dorénavant, et je crois bien que ce sera la dernière fois si les choses ne changent. Je ne prétends pas me séparer de vous pour cela, mais je me regarde à votre égard comme un instrument inutile dont Dieu S’est servi et qu’Il a remis dans la boutique. Je ne sais si vous seriez bien aise de guérir ? Vous me [141] direz que oui, parce que vous le croyez de la sorte, et moi je vous dirai que non, parce que votre mal vous plaît. Vous êtes plein de consistance en vous-même, ferré, enfoncé en vous-même : point d’ouverture. Je crois que vous sentez comme moi : je ne vous suis plus bonne à rien, et je ne désire pas être bonne à quelque chose. La sagesse humaine fait de grands progrès chez vous : vous n’êtes ici que de corps. Il y a des personnes parmi les enfants qui vous seront peut-être plus utiles, et à qui vous aurez peut-être plus de confiance. Que rien ne vous retienne. Ce n’est pas une raison que parce que Dieu S’est servi de moi pour vous, Il veuille encore S’en servir. Que nulle considération ne vous arrête. Je n’en parlerai à personne, car je ne veux uniquement que le bien de votre âme. Je ne cesserai de prier le Seigneur pour vous. C’est peut-être ma faute, et je ne vous assurerai pas du contraire, ma pauvreté et ma misère étant plus grandes que je ne puis l’exprimer.
1Ps 126, 1-2.
2tire-bourre : instrument qui sert à tirer la charge des bouches à feu. (Littré).
3Ps 31, 3.
N’attendez pas de moi des compliments : je vous plains de ceux que l’on vous fait, loin de vous en faire. Tout celui que je vous fais, c’est de vous dire qu’il faut toujours plus renoncer à toute sagesse humaine, qui est folie, pour entrer dans la folie de Jésus-Christ, qui est la véritable sagesse. Il faut qu’il n’y ait plus chez vous que cette seule sagesse, Jésus-Christ, qui est petitesse et enfance. Vous êtes sage même jusque dans votre abandon, car l’autre jour que je dis à N. : « Il faut même que vos sens soient en paix », lui qui y allait acquiescer bonnement comme un bon petit enfant, Dame sagesse dans l’abandon dit : « Qu’importe qu’ils soient en paix ou non ! », et ce « qu’importe » fit rengainer le limaçon dans sa coquille. Mais mon divin petit Maître veut qu’on prenne tout pour [143] argent comptant, que l’on acquiesce à tout. Chez Lui, il n’y a point de fausse monnaie : les folies1 sont monnaie de bon aloi. Toute votre indifférence et les « qu’importe » sont très bons pour les événements de la Providence, mais ils ne valent rien pour les moindres choses que mon divin petit Maître fait dire. La vraie richesse que je trouve en vous, c’est votre pauvreté d’esprit et votre docilité. Le vrai honneur est d’être à Jésus-Christ. Sans cela, je vous tiendrais pour la plus misérable du monde, et fussiez-vous reine, je cesserais de vous aimer et de vous voir si vous cessiez d’être petite. Je veux que la balance chez vous fasse toujours le contrepoids ; que plus Il vous élève, plus vous soyez petite ; plus Il vous enrichit, plus vous entriez dans un dépouillement réel.
Retranchez tout ce que vous pourrez retrancher avec bienséance : Dieu veut que, contre votre naturel et votre rang, vous soyez un exemple de modération. Vous ne l’avez pas été, il s’en faut quelque chose, mais que cela s’étende partout, sans exception. N’allez pas dire, comme vous dites toujours, « Je [144] ne puis rien, car cela me désespère », mais acquiescez, et entrez réellement dans la pratique sans pratique du retranchement dans ce qui vous sera marqué par l’Esprit de Dieu aux occasions où vous voudrez bien aller, tête baissée, sans vous flatter. Je porte la vérité dans mon cœur et j’espère qu’il ne sortira que vérité de ma bouche ni de ma plume. Plus je vous la dirai avec liberté, plus je vous aimerai.
Ne jugez point du profit par ce que vous sentez ou atteignez par votre raison : il y en a pour vous dans les plus petites choses, et dans celles-là plus que dans les autres. Ce serait bien accommoder un naturel élevé comme le vôtre que de le conduire par des choses solides, élevées, où la raison et la délicatesse de l’esprit trouvent toujours son compte ! Non, non, la vérité est nue, elle est sans ajustement, elle est amère à l’esprit, quoique pleine de douceurs en elle-même. Dieu sera toujours caché pour vous dans des riens, sans quoi vous auriez été une jolie personne ! Soyez plus petite que jamais : écoutez jusqu’au moindre de vos domestiques, vous dont la hauteur naturelle ne pourrait souffrir [145] que l’on vous parlât. Que l’on ne vous reconnaisse plus. Ce sera alors que vous serez selon mon cœur, qui est le cœur de mon petit Jésus. Amen.
11 Co 1, 25 : Car ce qui semble folie en Dieu, est plus sage que les hommes. Et ce qui semble faiblesse en Dieu, est plus puissant que les hommes.
Je ne vous fais point de compliment, et je suis persuadée que vous n’en attendez pas de moi, mais la simplicité d’une chrétienne. C’est cette simplicité qui me porte à vous dire sans réflexion ce qu’il plaira au Seigneur de m’inspirer. Vous manquez de cette vertu, et les retours fréquents que vous faites sur vous-même, qui vous persuadent de votre indignité, quoiqu’il paraisse une espèce d’humilité en cela, sont pourtant l’effet d’un amour-propre affiné qui vous occupe autour de vous-même, qui vous fait craindre de ne pas [146] bien dire, d’ennuyer, etc. La véritable humilité n’a point d’yeux pour se regarder soi-même, parce qu’étant mère de la parfaite simplicité, elle agit sans retour, sans penser si elle plaît ou déplaît, si elle parle juste ou d’une manière basse et commune. Comme elle ne veut plaire qu’à Dieu, elle est aussi contente de dire des pauvretés que les plus belles choses du monde : c’est ce qui la rend paisible et contente, ravie que ses mauvaises expressions la ravalent dans l’esprit des autres. Ne nous trompons point, quelque miséricorde que Dieu nous fasse, nous n’y correspondons point avec fidélité que nous n’en soyons venus là. Si vous croyez être quelque chose, dit le livre de l’Imitation de Jésus-Christ, apprenez à devenir rien.
Tous sentiments inquiétants ne sont point de Dieu, mais de l’amour-propre, quelque apparence de vertu qu’ils semblent avoir. Le défaut de simplicité est la source de toutes vos peines, c’est ce qui vous fixe en vous-même. Allez où vous voudrez : si vous restez en vous-même, vous porterez partout vos peines et vos inquiétudes ; elles ne sont point dans les autres, mais en vous. [147] Pour quitter ces mêmes peines, il faut vous quitter vous-même pour vous perdre dans ce Bien infini et inaltérable ; mais vous ne pouvez vous perdre en Dieu qu’en vous quittant vous-même et [en] perdant cette propre consistance qui, vous fixant en vous-même par la propre réflexion, vous empêche de vous écouler dans votre être original. C’est pourtant ce à quoi vous êtes appelée et ce que Dieu demande de vous. Vous voulez Lui donner ce qu’Il ne vous demande pas, et ne Lui pas donner la seule chose qu’Il exige de vous. Quittez-vous vous-même, et vous trouverez le véritable repos, que vous ne trouverez, sans cela, dans aucun lieu du monde.
La peine que vous avez à l’égard de N. vient de la même source : c’est vous qui la causez et non lui. Vos réflexions vous gênent et le gênent aussi ; le défaut de simplicité qui est en vous suspend en lui la grâce qui lui est donnée pour vous. Votre agir étant humain et naturel, et lui, pour le fond, étant fort éloigné de cela, il paraît sec. Vous fermez la bonde aux grâces : ouvrez-la par votre petitesse, par une simplicité sans retour, et la grâce coulera en abondance [148] ; vous éprouverez une correspondance qui vous a été inconnue jusqu’alors à cause de la barrière de votre amour-propre. Hélas ! le temps est si court, pourquoi l’employer autour de nous-mêmes ? Rien n’est plus contraire à l’abandon et à l’amour pur que cet état recourbé sur soi-même. L’œil simple n’a qu’une vue directe, il n’envisage que son objet sans se recourber sur soi-même. Vous faites comme une personne qui, étant appelée auprès du roi, au lieu de correspondre à son amour et à ses bienfaits, serait occupée d’une bagatelle qui manque à sa parure et perdrait par là un temps si précieux. Dieu veut vous déranger : Il aime mieux un ornement simple qu’une parure affectée, et vous voulez toujours ranger ce qu’Il détruit.
Il y a encore une source de vos peines, c’est que vous regardez trop N. du coté de l’humain et des dons naturels, et c’est la moindre partie de lui-même. Regardez-le comme l’homme de Dieu pour vous, pénétrez Dieu en lui sans vous amuser au-dehors qui le couvre, obéissez aveuglément, ne vous donnez pas la liberté de raisonner sur ce qu’on vous dit et ordonne. Si Jésus-Christ [149] était sur terre et qu’Il vous parlât Lui-même, le seul moyen d’empêcher le fruit et l’effet de Ses paroles serait de raisonner dessus ou de s’occuper de soi-même dans ces moments, sous prétexte de voir son indignité. Vous remarquerez que ces vues recourbées, loin de vous rendre plus humble, augmentent votre amour-propre ; l’effet en paraît par la rage, le désespoir, etc. au lieu que l’oubli de vous-même vous changerait en peu de temps. Je sais qu’il est difficile qu’un esprit accoutumé depuis longtemps à la réflexion, s’en défasse si promptement, mais travaillez-y, sans effort pourtant, car il ne s’agit pas de beaucoup faire, mais de laisser tomber ce que vous tenez. Le démon est moins à craindre pour vous que vos propres réflexions.
Ce que je vous ai dit jusqu’à présent est la source de vos jalousies. La jalousie n’en est que l’effet ; ainsi, ce n’est pas de ce coté là que doit être votre travail, mais à ce que je viens de vous dire au contraire. Il faut porter cette jalousie en esprit de mort, demeurant en silence auprès de Dieu pour vous en laisser écraser, car, en combattant, vous [150] l’irriteriez, au lieu que, demeurant sans vous remuer sous la main de Dieu, portant le poids de Sa justice dans la violence de cette passion et vous abandonnant à Dieu pour porter cette peine tant qu’il Lui plaira, elle s’adoucira peu à peu. Rien ne peut vous changer qu’un procédé surhumain, si éloigné de celui que vous avez suivi.
Pour ce qui est de la religion, vous n’êtes nullement en état, dans ce temps brouillé, de faire un choix. Je crains bien que le démon, sous prétexte de bien, ne veuille vous tirer de la conduite de Dieu, pour vous donner une conduite humaine selon votre arrangement. Vos voies ne sont pas mes voies, dit le Seigneur ; et autant que le ciel est élevé au-dessus de la terre, autant les pensées du Seigneur sont-elles au-dessus des nôtres1 Je Le prie de mettre dans votre cœur ce que je viens de vous dire, car je crois que c’est la vérité. C’est en Lui que je vous suis entièrement acquise et unie en charité.
Que votre état de peine ne vous empêche pas de servir votre amie : Dieu vous l’ayant donnée, vous demanderait un terrible compte si vous cessiez de lui aider, et si, cédant à vos peines, vous l’abandonniez, car il faut que vous sachiez qu’il y a une hiérarchie sur terre comme au ciel, et que quelquefois la perfection d’une personne est attachée à celle de l’autre. Il y a des unions de grâce bien plus fortes que celles de la nature. On manquerait plutôt à cette dernière qu’à l’autre. Je vous souhaite à l’une et à l’autre la plénitude de cette charité que les grandes eaux ne peuvent éteindre2 ni les plus grands travaux diminuer.
1Is 55,8.
2Ct 8, 7.
Je ne puis avoir aucune peine de celle que je vous ai faite ; au contraire, elle a servi à me certifier à votre [152] égard. Faites si bien que vous voudrez. Il faudra toujours la perte totale en la manière que Dieu connaît, et que Lui seul a destinée. Oui, je veux toujours me charger de vous, mais je ne veux ni bornes, ni conditions, ni réserves. Je ne serai jamais importunée de vos lettres ; mais il faut vous résoudre, de quelque manière que j’en use à votre égard, de garder toujours la même fidélité que vous avez eue pour dire tout ce que vous pensez : c’est à quoi Dieu donnera bénédiction et à quoi vous n’êtes pas encore entièrement souple. Quelque chose qui en puisse arriver, allez toujours votre train et soyez fidèle de votre côté.
Puisque vous le voulez, je vous ferai marcher (quelque peine que vous ayez) sans écouter ni votre nature ni votre raison ; mais assurez-vous que Dieu ne fera rien au-dessus de vos forces. Désoccupez-vous de l’avenir, non par effort, mais en n’entretenant point de pensées volontaires ; s’il vous en vient, souffrez-les, et les peines, mais que l’abandon sans abandon dévore tout. Ce que vous dites dans votre lettre fait voir que votre fond est dans l’état de la [153] volonté de Dieu et qu’il n’y a que le détail des choses qui vous peine. Vous voulez cette volonté en général : Dieu vous la fera vouloir dans tout ce qu’Il voudra de vous.
Puisque vous voulez bien que je vous dise mon sentiment, sans prétendre ni vous gêner ni être crue, (car Dieu m’est témoin que j’ai si peu d’attache à mes lumières, que je suis prête à les soumettre à tout autre) la confiance que vous avez eue en moi et l’affection que j’ai pour vous, m’obligent de vous dire que la conduite ne doit pas être la même en toutes les âmes, qu’il ne s’agit pas de les conduire par notre propre voie mais par celle que Dieu leur a choisie, chacune dans leur état. Il ne se faut pas lever avant le jour, et celui qui précède le flambeau [154] qui l’éclaire, est aussi bien en ténèbres que celui qui le suit de trop loin.
Vous devez remplir les devoirs d’une mère de famille, et il y a bien de la différence de vous à une particulière. Je ne voudrais pas me faire une loi exacte de ne pas perdre Vêpres, ni la grand-messe ; mais aussi je me garderais bien de secouer le joug. Mettez-vous en devoir d’y aller toujours, et n’y allez point certains jours que vous y trouverez trop de répugnance. Nous voyons dans les communautés des âmes de grâce éminente à qui Dieu fait remplir tous leurs devoirs, parce qu’elles sont supérieures. Croyez-moi, si vous suivez tout conseil, vous vous égarerez. Il y a des âmes qui ont de la grâce qui se communique, mais le don de conduite n’est pas toujours donné, et avec bon zèle on gâte bien de l’ouvrage. Jésus-Christ a conduit peu à peu Ses Apôtres, et leur a dit Lui-même1 qu’il y avait des choses qu’ils ne pouvaient pas porter.
1 Cf. Jean 16, 12.
Permettez-moi, ma très chère, de vous parler à cœur ouvert, sous l’approbation de N.1, mais je vous demande que cette lettre ne soit vue que de vous et de lui. S’il l’improuve, n’y faites aucune attention ; s’il l’approuve, lui qui vous connaît, croyez que Dieu m’a fait vous l’écrire. C’est devant ses yeux et en sa présence que je vous proteste que votre état a été et est de lui. Si vous vous étiez abandonnée à sa conduite purement et simplement, les choses auraient eu un autre effet.
Il y a de la tentation dans votre état, et cette tentation est fortifiée par votre naturel et par vos réflexions. Dieu [156] vous veut à Lui par la foi, par la paix et le silence. Votre esprit vif et approfondissant s’est toujours opposé à cette foi simple et nue, qui ne veut rien voir ni rien connaître, qui se laisse conduire comme un enfant, sans retour, sans soin de soi. Vos réflexions d’amour-propre, quoiqu’elles paraissent humbles et fondées sur votre indignité et sur les bas sentiments de vous-même, vous ont ôté la paix parce qu’elles sont contraires au paisible rien, qui, ne méritant rien, ne pense pas même ni à mérite ni à démérite, mais qui est content et paisible dans son rien. J’ose dire même, sans craindre de trop oser, que cette humilité est un amour-propre raffiné, qui ne peut donner la paix, parce qu’elle vient par l’effort de l’imagination et le combat de l’esprit propre, de sorte qu’elle ne peut avoir de stabilité. Celui qui demeure dans son rien, sans rien envisager, y demeure affermi, et quoiqu’il arrive, il demeure à l’abri de tous les vents, qui ne peuvent le renverser ni mettre plus bas qu’il est. Le silence n’a garde de subsister car, comme vous voulez toujours quelque chose, cela fait chez vous un [157] certain tumulte qui l’interrompt. Vous voulez avoir de la vertu par effort, ce qui vous sera toujours impossible, attendu le dessein de Dieu sur vous. Vous voulez entrer dans un combat nouveau et actif contre vous-même, et Dieu ne demande de vous qu’un acquiescement humble et simple, un abandon total pour porter vos misères et vos peines comme il Lui plaira, et aussi longtemps qu’Il le voudra ; de sorte qu’en croyant combattre contre vous-même, vous combattez contre Dieu, vous Lui résistez. Qui a pu résister à Dieu et vivre en paix ? 2
Si vous portiez vos tentations et vos peines sans vous regarder vous-même, vous auriez la paix au milieu de ce qu’elles ont de plus terrible et de plus affligeant, car vous les porteriez comme Dieu le veut. Comptez que l’état où vous êtes est le meilleur pour vous et le plus glorieux à Dieu. Cependant, loin de vous y soumettre par un humble acquiescement, vous le combattez de toutes vos forces. Ce n’est pont là la voie de Dieu sur vous, ni ce qu’Il vous demande. Allez où vous voudrez, consultez [158] qui il vous plaira : si vous ne vous quittez vous-même, vous n’aurez pas une véritable paix.
La nature et l’amour-propre trouvent leur compte à changer de route, cherchent des appuis partout ; et c’est ce qu’on appelle une très grande infidélité. Dieu vous a donné du goût pour N. : c’est un moyen imparfait dont Il S’est servi pour vous porter à suivre ses conseils ; mais vous laissez ses conseils à cause de ce goût imparfait. Suivez ses conseils, et ce goût tombera peu à peu. Mais Dieu, qui voulait, comme je vous le dis, Se servir de ce goût pour vous porter à suivre ses conseils, n’a pas réussi, et le démon au contraire a réussi à merveille, vous faisant abandonner ces conseils par la crainte du goût ; et c’est précisément ce qu’il ne fallait pas faire, car cette crainte a augmenté le goût, et ôté la fidélité à suivre les conseils avec une humble et sincère obéissance. De sorte que vous avez craint de vous abandonner à Dieu et vous avez suivi, sans le vouloir, les desseins de l’ennemi, ce qui vous a fait éprouver des états si violents qu’ils allaient à la fureur. [159] Qu’a prétendu par là le démon ? Vous jeter dans le désespoir, ou du moins vous faire abandonner toute voie, vous rendre suspecte la voie par laquelle Dieu voulait que vous marchassiez, afin de vous égarer dans des sentiers qui vous paraissent plus commodes, où plus de gens marchent, mais qui ne sont pas ce que Dieu demande de vous.
Rentrez dans votre voie par un humble abandon, contente de porter la sécheresse et la peine tant qu’il plaira à Dieu. Vous la méritez, pour n’avoir pas voulu vous fier à Lui. Au reste, vous avez très mal fait de parler à ce confesseur de cette attache prétendue. Comme il ne vous connaît pas, qu’il ignore votre voie aussi bien que les desseins de Dieu sur vous, il n’avait garde de vous donner un conseil qui vous fût utile, quoiqu’il vous paraisse l’être [utile] dans l’envie que vous avez d’agir, de voir votre travail, et de vous dérober à Dieu. Quand je dis « l’envie », je n’entends pas une envie délibérée de vous arracher à Dieu, mais une envie de la nature, couverte du prétexte du bien.
Oh ! si vous pouviez prendre sur [160] vous d’aller simplement comme un enfant, de faire à la lettre ce qu’on vous dit, sans écouter ce que vous sentez ou ne sentez pas, vous feriez des merveilles ! Remarquez que cette persuasion que vous vous donnez que vous n’êtes rien, que vous ne méritez rien, afin d’excuser les autres en vous accusant d’une manière vertueuse, loin de vous donner la paix, l’ôte entièrement. N’accusez ni vous, ni personne ; laissez ce que vous êtes et n’êtes pas ; ne songez à rien faire, mais soyez ainsi que le Prophète comme une bête devant Dieu et demeurez néanmoins attachée à Lui3 Je prie Celui qui me fait vous écrire, qu’Il ouvre votre cœur, et que ce même cœur comprenne ce que l’esprit ne comprendra jamais. Croyez-moi à vous sans réserve. Vous vous causez bien des peines faute d’abandon, mais j’espère que Dieu S’en servira pour vous faire rentrer dans votre voie. Tant de coups de fouet vous font voir qu’il n’y a qu’un sentier pour vous : tout autre voie, quoique bonne en elle-même, ne l’est pas pour vous, de qui Dieu demande autre chose. [161]
1Il s’agit peut-être de Fénelon, compte tenu de la transmission suggérée à la suite.
2Jb 9, 4.
3Ps 72, 23.
Puisque vous voulez que je vous dise mon sentiment, ma très chère, je ne crois point que les sentiments de mademoiselle votre fille aient été une vraie vocation. Nourrie qu’elle a été dans la religion, à entendre relever l’état religieux fort au-dessus de celui du mariage elle s’est imprimé cela dans son cœur. Comme son cœur est bon, elle a voulu se former un état parfait, que Dieu n’a point approuvé par les terribles oppositions qu’Il lui a données. Le fond mélancolique et d’humeur noire que cette pensée lui donne, n’est point de Dieu. Sitôt qu’elle n’y a plus pensé, son esprit et son cœur s’est développé ; ainsi entrant dans le mariage, conservant la crainte de Dieu et la liberté de l’esprit, elle sera plus propre à ce que Dieu veut d’elle, et plus en état d’être tournée du côté de l’intérieur.
[162] Puisque vous m’ordonnez, monsieur, de vous dire simplement ma pensée, je le ferai pour vous obéir. S’il peut y avoir une indépendance qui vient de Dieu, vous me permettrez de vous dire qu’il y aurait une infinité de circonstances à l’indépendance qui vient de Dieu, qui ne sont point dans la vôtre : la vôtre au contraire leur est opposée. Je vous en dirai quelques-unes ; la première, que l’indépendance qui doit venir de Dieu ne doit pas être de notre choix et de notre entêtement, mais de l’avis de quelque autre qui veuille cela comme Dieu le veut, au lieu que la vôtre ne vient que d’un amour secret de votre propre excellence. Celle-là ne vient par nulle cause extérieure comme la vôtre est venue, et [163] loin qu’elle dût retirer de l’union des personnes qui sont tout à Dieu, elle y unit davantage, parce que cette indépendance (qui ne peut venir que d’un état très avancé) n’est jamais si entière que Dieu, pour exercer la souplesse de l’âme, ne fasse demander souvent avis ; et l’on est toujours prêt à le faire, bien loin de se croire dans un état où l’on n’est pas, et même où l’on ne peut pas être, lorsque les personnes qui ont la lumière divine nous assurent du contraire. Ce seul entêtement à vouloir, malgré les avis de N. et les sentiments des autres, être indépendant, marque que vous ne le pouvez être par l’ordre de Dieu : il faut que des méprises et que des humiliations vous en convainquent.
Comment agirez-vous par le pur fond, lorsque vous ne possédez pas même encore ce fond pur ? Car tant qu’il reste du sensible, et même de l’aperçu, l’on ne peut distinguer ce que Dieu veut ou ne veut pas. Car vous vous tromperiez beaucoup si vous preniez le fond pour un certain goût suave qui vous porte aux choses. Ce n’est nullement cela, et quiconque le suit, va par ce qu’il sent ou ne sent pas, et n’entre jamais dans la [164] pure foi ni la mort totale, où se discerne le fond, qui est si simple, si éloigné de ce goût aperçu (qui fait souvent votre plénitude et votre recueillement), que rien n’est plus opposé (quoiqu’il soit bon), car l’on empêche la manifestation de l’autre. Suivant cela, vous ferez toujours des méprises, vous n’aurez jamais un vrai discernement des esprits ; et sous prétexte de communiquer à un peu de grâce sensible, vous demeuriez toute votre vie arrêté. Ce goût, que vous appelez « intime » et que je nomme « aperçu », ne discerne jamais juste ; et le fond simple, destitué de sentiments sensibles, discerne sans méprise, parce que l’homme mort ne tient à rien, et qu’un grain de blé remue et emporte le poids. Vous tenez à votre indépendance, et cet arrêt est très considérable. Vous avez des gens qui ont beaucoup de grâces et de lumières qui ne vous arrêteront pas. Ce n’est pas à nous de nous ôter les appuis, c’est à Dieu. Mais je vous dis plus : les gens éclairés de Sa pure lumière ne s'en servent pas. Je crois que vous auriez pu montrer [165] votre lettre à M**, par petitesse, avant de la donner. Vous dites que vous n’avez point de reproche [en vous] d’avoir fait cela, et vous concluez de là que vous avez fait la volonté de Dieu : cela même est (que je crois) une méprise, car il y a des fautes que Dieu ne nous reproche pas, à cause de la simplicité de notre intention. Ce défaut de reproche n’est pas toujours une marque que l’on a fait la volonté de Dieu, puisque vous savez vous-même qu’il y a des fautes incontestables que Dieu ne reproche point ; et qui voudrait se fonder là-dessus pour s’assurer de faire la volonté de Dieu, se tromperait. L’assurance si forte, où vous êtes, de la faire, est même une tromperie. Si vous êtes sûr d’avoir écrit cette lettre par la volonté de Dieu, pourquoi, deux jours après, aller vous jeter aux pieds de M. N. et faire des bassesses non seulement indignes de votre grâce, mais même de votre caractère ? Ces hauts et bas, et je ne sais quoi qui mollit, qui abandonne tout d’abord, qui rejette le fardeau, qui ne voudrait dans la cure que le doux et l’utile, et non ce qu’il y a de pénible, n’est-il pas un effet de la [166] nature spiritualisée ? Car je vous assure, en présence de mon Dieu, pour lequel seul je plaide contre l’amour-propre, parce que vous le voulez, que vous êtes encore fort vivant dans la nature, quoique vous ne le voyiez pas. Quel gain et quel profit ai-je à être cruelle ? Que cherchè-je que votre bien ? Quoique je visse tout cela, et bien d’autres choses, comme les vies extrêmes1 que vous avez dans tout ce que Dieu fait par vous, je ne vous en eusse rien dit, car je ne m’ingère de rien par moi-même ; mais j’ai cru devoir cela à notre amitié et à l’humilité que vous faites paraître en me demandant ma pensée sur la résolution où vous êtes de vivre indépendant.
Les âmes de vraie lumière, comme M. N., ne tirent point les autres de la pure dépendance de Dieu, comme [le font] ceux qui n’y sont pas ; et c’est en quoi vous vous tromperiez. S’ils sont fidèles, ils n’agissent que comme Dieu les fait agir ; autrement leur grâce ne serait pas pure. Dès que ces personnes, qui sont assurément toutes à Dieu, vous disent que vous avez besoin [167] d’une conduite, vous devez croire que Dieu le leur fait dire ; et c’est la nature en vous qui la rejette, et non la grâce. Ces personnes, quoique pleines de grâce, vous déplaisent, à ce que vous dites, elles qui plaisent pourtant si fort à Dieu : d’où vient cela en vous, qui êtes vivant ? C’est que votre goût n’est pas le goût de Dieu, car si vous aviez le goût de Dieu, vous ne pourriez que vous ne goûtassiez ce qui est purement à Lui.
Vous voyez que je vous dis la vérité de tout mon cœur. Vous savez ce que je vous ai déjà écrit sur votre lettre ; ceci fait, je ne vous le dirai plus, espérant que par une expérience de confusion Dieu vous le fera connaître un jour ; et alors vous vous y rendrez. Je suis cependant toute à vous en Notre-Seigneur.
1c. à d. quand on prend vie et complaisance en tout ce qu’on fait. (Dutoit).
Est-il possible, M., que vous preniez pour un refroidissement [168] d’amitié ce qui en est la plus forte preuve ? Il y a bien de la différence de nous aimer pour Dieu ou de nous aimer pour nous-mêmes. Je vous l’avais toujours bien dit, M., qu’il n’était pas bien aisé de suivre une conduite si détruisante et si contraire au plan que l’on se fait de conduite. Il y a des abandons et des sacrifices qui plaisent infiniment à Dieu, mais il y en a d’autres qui ne Lui peuvent être agréables. Il veut Se choisir Lui-même les victimes, et l’on est étonné souvent de celles qu’Il rejette. Le chemin de la mort est bien long et, si vous avez peine d’entrer dans les prémices de cette mort qui n’est qu’une ombre, comment entrerez-vous dans ses agonies ? La mort est douce à qui ne la porte pas dans son sein, mais elle est affreuse lorsqu’elle paraît. Les pas de ceux qui annoncent la paix sont beaux, dit l’Écriture1 ; mais ceux qui apportent la guerre ne sont pas tels. Cependant le même Jésus-Christ, qui est né pour apporter la paix sur terre, y a apporté le glaive et le feu2. Tout courage sera détruit, parce que c’est l’ouvrage [169] du cœur humain. S’il plaisait à Dieu de remuer, votre cœur serait bien autre chose que ce qui en paraît.
Si Dieu se contente de votre abandon, pourquoi n’en serais-je pas satisfaite ? Et qu’ai-je à démêler avec vous si ce n’est pour Lui ? Croyez-vous qu’Il vous reçoive si je vous rejette ? Et pourrais-je vous rejeter s’Il vous recevait ? Vous vous trompez beaucoup. Il ne s’agit pas de porter la justice de Dieu, mais il s’agit de donner lieu à cette même justice de détruire en vous ce qui lui est opposé.
Je sais, M[onsieur], ce que vous êtes et ce que je suis, le ménagement que je devrais avoir pour vous, à parler humainement ; mais à parler selon Dieu, je me soucie de votre rang, de tous vos avantages comme d’une paille ; d’être bien ou mal voulue de vous, m’est comme rien, je ne me soucie que de vous voir remplir les desseins de Dieu. Si vous n’entrez pas absolument, non par condescendance, mais par une croyance si entière que vous ne doutiez pas un moment que ce qui vous paraît blanc est noir, vous me seriez arrachée. Alors je vous compterais comme le reste des [170] personnes de qualité pour lesquelles on garde des respects apparents, mais pour lesquelles on n’a pas la moindre liaison. Il n’en est pas de même, M[onsieur], des unions que Dieu fait que de celles que notre humeur fabrique ; surtout lorsqu’il y a une subordination de grâce. On ne les secoue pas comme un manteau, et l’on ne saurait les rompre sans s’éloigner de Dieu. L’exemple de Loth dans l’Écriture en est une preuve assez forte. Vous en userez comme il vous plaira. Je ne vous ai point celé la vérité. On peut, avec les autres, conserver une amitié fondée sur le rapport d’esprit et de manières, mais avec moi, il n’y a que Dieu seul. Aussi n’ai-je rien que de rebutant, rien qui flatte ni qui plaise ; il n’y a nul assaisonnement ni pour l’esprit, ni pour le cœur, à ce que je dis. Mais il me faut prendre de cette sorte, ou me laisser en chemin ; et c’est ce qui arrive d’ordinaire lorsque je montre toute ma laideur. Bien d’autres l’ont fait ainsi : vous ne ferez point la planche aux autres2a. Peu restent, parce que les paroles de mort et les effets sont durs. On ne trouve personne qui puisse servir d’exemple ni d’appui, la voie des [171] autres n’étant point pour nous. Souvenez-vous que de cinq mille personnes qui suivirent Jésus-Christ dans le désert lorsqu’Il les nourrissait, aucuns ne restèrent à Sa mort.
Le chemin est long, la conduite de Dieu paraît bizarre : Il veut dans un temps une chose et, dans un autre temps, Il en veut de toutes contraires. Vous êtes encore sur vos pieds : la mort et la vie3 vous sont offertes, et Dieu vous en laisse le choix ; mais si vous choisissez la mort, il faut mourir à la mode de Dieu et non à la vôtre. Si vous choisissez la vie, je vous fais la révérence, et n’ai plus rien à vous dire : c’est un chemin que je ne connais plus, où le divin petit Maître ne Se trouve point comme petit Maître. Je ne vous dis pas que l’on ne s’y sauve pas : c’est le chemin de tous les dévots, et même des personnes intérieures d’un certain rang. Mais pour le chemin de la mort, il est désert : on n’y trouve personne, et il a des précipices continuels, non de ces précipices qui exercent le courage et dont on se fait des idées, mais de [172] ces précipices auxquels on ne s’attend pas et qui ne paraissent pas tels. Choisissez donc, M[onsieur], ce qu’il vous plaira. Les temps de ménagement sont passés. Et si vous êtes deux nuits sans dormir, j’en ai été bien d’autres pour vous.
1Cf. Rm 10, 15.
2Cf. Mt 10, 34 ; Lc 12, 19.
2aSens : aider à franchir un obstacle.
3c. à d. la voie de mort mystique, ou la vie en foi et en lumière. (Dutoit).
Je vous conjure, madame, d’être persuadée que personne ne prend plus de part que moi à votre affliction. Je l’ai regardée comme une suite de ces croix dont la divine Providence semble vous accabler depuis quelque temps et ne vous faire sortir des unes que pour vous accabler d’une autre ; mais comme vous regardez toutes ces choses d’un œil chrétien, je suis persuadée, madame, qu’au travers de la juste douleur qu’elles vous causent, vous y découvrez les caractères de l’amour et de la bonté de Dieu, qui, en vous rendant conforme à son Fils, verse dans votre âme une force secrète et une résignation [173] entière pour toutes Ses divines volontés, une impression profonde qui adoucit les plus étranges amertumes et qui fait concevoir qu’il n’y a que Dieu qui puisse mélanger tant d’amertumes avec de véritables douceurs. Dieu même sera votre force, madame, et en vous donnant moins de mal que vous n’avez (ce semble) sujet d’en craindre, Dieu vous fera voir avec quel soin Il tempère les douleurs de ceux qui les reçoivent avec soumission. Ces sortes d’accidents servent à augmenter la piété de ceux qui les souffrent, et de ceux qui les partagent par le sang et l’amitié.
Je vous écris sans en savoir la raison. Pourquoi cherchez-vous [174] quelque chose hors de l’ordre et de la volonté de Dieu sur vous ? Dieu se communique à nous non pas selon nos vues ni nos inclinations, mais selon Son dessein sur nous, selon ce qui nous est le plus convenable. Il suffit que nous tendions à quelque chose pour ne le point avoir. Tout vient dans le temps que Dieu l’a destiné. Pour vouloir trop bien faire, l’on ne fait rien. Laissez-vous comme une terre sans mouvement exposée à la rosée céleste, et cette rosée vous pénétrera et vous fera porter du fruit. Je suis toute à vous.
Si vos humeurs sont en mouvement, je suis persuadée que cela vous vient en partie du jeûne. Prenez quelque orge ou gruau le matin pour vous rafraîchir, et le soir faites une bonne collation. Du reste, tâchez de jeûner de vos passions. Dieu permettra de semblables changements en vous, afin de vous faire voir qu’Il est le maître chez vous. S’Il amortit votre vivacité, ne croyez pas que cela soit naturel, puisque, lorsqu’Il vous laisse à vous-même, vous vous retrouvez la même. Dieu ne laisse pas d’être avec vous, quoique vous sentiez vos sens si vifs. Soyez donc en paix. Pourquoi n’obéissez-vous pas ?
Je vous conjure, ma très chère, de ne vous inquiéter point pour vos défauts, quels qu’ils soient : il faut en être contente, dès qu’ils ne sont pas volontaires. Il ne faut faire aucune faute volontaire pour en être humiliée ; mais il faut être contente de celles que le naturel fait commettre par sa précipitation et sa vivacité. Oubliez-vous vous-même, et ne réfléchissez point volontairement sur vous-même. Ne vous étonnez pas même de ne pouvoir empêcher les réflexions. Il y a des saisons dans la vie spirituelle comme il y en a dans la nature : l’hiver suit l’automne, le printemps n’est pas toujours printemps ; et ces saisons sont nécessaires à nous faire sentir ce que nous sommes, et qu’il n’y a point d’état où nous puissions nous soutenir par nous-mêmes. Tous états sont bons dans la volonté de Dieu. Laissez tout tomber, et ne vous arrêtez à rien : soyez seulement fidèle à votre oraison, quelque sèche qu’elle vous paraisse. Laissez aller les autres par leur voie, suivez la vôtre avec petitesse et simplicité. [176]
Ne quittez point N. sous prétexte d’avancer : souvent on recule et on se perd sans ressource. Les fruits prématurés ne sont point de garde. La nature toujours empressée veut faire tout d’un coup l’ouvrage de la perfection, mais l’Esprit de Dieu est longanime. Les hommes font leurs bâtiments à fleur de terre, parce qu’ils ne se soucient pas de l’avenir pourvu qu’on aperçoive leur travail : aussi le moindre vent abat le travail de l’homme ; mais Dieu fait jeter de profondes racines par une longue mort à soi-même. S’il n’y avait point d’hiver, les arbres ne prendraient point racine. Soyez bonne fille, ne songez plus à vous, et soyez en paix.
Vous savez, madame, l’affection tendre et sincère que j’ai [177] toujours eue pour vous, ce que j’ai souffert pour votre âme, et ce que je voudrais encore souffrir pour son avancement selon la volonté de mon Dieu ; ainsi, ce que je vous dirai ne vous doit pas être suspect, puisque personne ne vous aimera jamais ni plus purement, ni plus fortement que je vous aime. Ce n’est point le démenti public que vous avez donné par votre long séjour à la Cour à la conduite que Dieu m’avait fait tenir avec vous qui me fait parler, car si je m’arrêtais à ces choses, je serais indigne de Dieu : c’est la vérité seule. Je vous assure qu’il n’est nullement de l’ordre de Dieu ni de Sa volonté sur vous que vous demeuriez à la Cour. L’ordre de Dieu est que vous restiez dans votre famille à remplir les devoirs de votre état.
Tout autre conduite, quoique vous y trouviez plus d’aisance et plus de liberté, vous conduirait dans le précipice. Je vous assure que c’est un artifice du diable afin de vous faire prendre le change, parce que plus Dieu a de desseins sur votre âme, plus le diable s’efforcera d’une manière couverte à vous tromper. N’allez pas, je vous [177] prie, prendre sur ce que je vous dis un abandon à contresens, comme fit N., car, par là, vous boucheriez toutes les avenues par où la vérité pourrait aller à vous : ce serait un mauvais abandon que celui qui, sous prétexte de vous abandonner à être trompée du diable, vous porterait à mépriser ce que je vous dis. Croyez à mon expérience, je vous en prie, et si ma lettre vous rétrécit et vous ôte une certaine liberté apparente, c’est pour vous procurer dans la suite une liberté réelle.
N’allez pas vous imaginer que vous êtes utile aux autres : ce serait le comble du malheur car vous vous tromperiez et, en aidant aux autres, vous vous perdriez la première et les égareriez. Les lumières qui vous sont données dans l’état où vous êtes ne vous sont données que pour vous-même, et l’occupation que vous auriez des autres empêcherait tout l’effet pour lequel Dieu vous les donne. De plus, cela ne porte nulle grâce aux autres. Quoique ce que vous disiez remue et paraisse éclairer pour des moments, cela a peu d’effet. Vos paroles, étant destituées de (vrai) principe, demeurent [179] sans force et sans vigueur. N. n’a nul besoin de vous, sa grâce étant infiniment supérieure à la vôtre. Et ce ne sera pas même en lui disant ses défauts que vous lui servirez. Cela a été bon pour un temps et, dans ce temps, Dieu n’a pas permis que je lui en aie caché aucun. A présent son âme est dans un état que cette aide extérieure lui nuirait. Il faut que Dieu Lui-même, par des coups de marteau, achève Son ouvrage en lui, non en l’éclairant, mais en l’assommant. Croyez-moi donc, s’il vous plaît, et je vous conjure de la part de Dieu de ne plus parler à aucun de leurs défauts : ceci est essentiel pour vous.
Si vous y entrez, Dieu sera content. Si vous rejetiez mes avis, mon âme ne pourrait plus avoir de correspondance avec la vôtre, et je vous regarderais comme faisant bande à part. Mais je n’ai pas cela à craindre de vous, que je crois, vous ayant toujours vue et si souple et si docile à l’Esprit de Dieu que cette docilité vous a sans doute attiré beaucoup de grâces. Je ne vous ai pas écrit d’abord du tort que vous vous faisiez en parlant aux autres parce que j’ai cru que vous aviez alors besoin de [180] cela pour vous tirer d’un certain enfoncement en vous-même, Dieu se servant souvent de l’amour-propre pour rendre plus léger ; mais ce dessein de Dieu ayant eu son effet et vous ayant été par-delà de beaucoup, oubliez-vous, et oubliez tout le reste.
Ne croyez pas que vous vous soyez oubliée parce que la légèreté de votre état vous tient comme en l’air. Nullement. Ce n’est pas là oubli : l’occupation des autres empêche qu’on ne pense à soi. Entrez donc dans ce que je vous dis, qui est capital pour vous. J’ai souffert de ne pouvoir vous écrire plus tôt là-dessus, parce que je craignais qu’en vous écrivant, et vous, n’y entrant pas, j’augmenterais le mal, loin de le guérir. Dieu sait combien je vous aime.
[185] La bonté que vous m’avez témoignée me fait prendre la liberté de vous écrire pour vous assurer que j’ai pris toute la part que je dois à votre maladie et aux miséricordes que Dieu vous y a faites. Vous êtes heureuse, mademoiselle, de savoir faire l’usage que l’on doit faire des croix de la Providence ; et j’espère que vous le ferez toujours plus si vous êtes fidèle à suivre la voix de Dieu.
Vous savez mieux que moi que pour suivre cette voix, il faut l’entendre. Et comment l’entendre si on ne l’écoute pas ? Et comment l’écoutera-t-on si le cœur n’est entièrement vide ? La voix du Seigneur n’est autre que son inspiration. Il faut nécessairement qu’afin que l’inspiration puisse se connaître dans son extrême délicatesse, le cœur soit vide de toute prévention ; sans quoi, c’est la prévention qui nous détermine dans les choses les plus essentielles, et non l’inspiration.
Tous les saints nous ont avertis de l’extrême délicatesse de l’inspiration, afin que nous la puissions distinguer des inclinations que l’amour-propre et la cupidité pourraient nous inspirer. Notre-Seigneur nous l’explique en peu de mots lorsqu’Il nous assure que le Pasteur vient par la porte, et que le larron vient par ailleurs1, par la fenêtre. Qu’est-ce que cela veut dire sinon que l’inspiration sort du fond de notre cœur, s'y trouve toute placée sans que l’on sache comme elle y est venue ? Mais la prévention entre par les sens. Pour qu’une chose soit inspiration, il faut qu’elle ne nous ait été suggérée par personne, qu’elle n’ait nul motif ni égard humain, que ce qui est inspiré ne flatte point nos penchants ni nos inclinations. Vous voyez donc, mademoiselle, que pour être en état de recevoir l’inspiration, il ne faut être prévenu en faveur de quoi que ce soit, ni être en garde contre rien. Si nous sommes en garde, nous empêchons la pénétration de l’inspiration, mettant comme un bouclier au-devant ; si nous sommes prévenus, nous ne donnerons point de lieu à l’inspiration. Il faut donc un cœur vide, résolu de ne se déterminer par aucun choix qui lui soit propre, mais de se laisser déterminer à Dieu.
Une chose qui est dans un parfait équilibre et qui ne penche d’aucun côté, est remuée et emportée d’un seul grain ; mais une chose fixée par un poids a besoin de beaucoup de charge et de violence pour être remise dans son équilibre. J’insiste là-dessus, mademoiselle, parce que je sais que c’est le point essentiel où le salut, la vocation, et la conduite intérieure sont attachés. Je crois que vous prendrez ceci comme l’effet d’un zèle et d’une affection sincère, et que vous serez persuadée du respect avec lequel je suis, etc.
1Jean 10, 1.
Je crois, ma chère N., que c’était une tentation du démon qui vous faisait garder en vous-même les choses qui vous faisaient de la peine : rien n’est plus contraire à la simplicité. C’est ce qui vous faisait croire aussi que les choses que vous me mandiez tournaient contre vous, car j’avais un désir sincère de vous dire la vérité, et jamais vous n’avez été plus chère à mon cœur que lorsque je vous l’ai dite sans ménagement. Je vous ai crue capable de l’entendre, ou plutôt Dieu vous en voulait rendre capable. Je ne la dis pas à tous : il ne m’en vient pas même la pensée. Si vous connaissiez mon cœur, vous verriez que c’est la plus forte preuve d’amitié [189] que je puisse vous donner. Dieu, à cause de votre humeur naturelle, qui est haute et sèche, a voulu vous tirer d’une certaine domination, parce que le naturel se mêlait avec la grâce. Il vous a ôté, par une bonté infinie, tout ce qui pouvait vous accrocher, pour vous rendre petite et souple.
La nature souffre étrangement de cela, et lorsqu’on lui ôte d’un côté, elle tâche à se dédommager de l’autre. Mais lorsque Dieu aime une âme et qu’Il la choisit pour être à Lui d’une manière particulière, Il la poursuit dans tous ses retranchements, de sorte que la nature effarouchée ne sait à qui s’en prendre, mais c’est alors que nous devons avoir plus de courage. La nature nous fait voir le tort des autres, et nous cache le nôtre ; la grâce fait tout le contraire : elle ne nous laisse voir que notre tort à l’égard des autres, et nous fait croire que ces autres ont raison. La nature veut être écoutée, est bien aise de donner conseil et que son sentiment soit préféré à celui d’autrui. La grâce au contraire est ravie de n’être bonne à rien et de n’être comptée pour rien. Ceci ne se fait ni par pensée, ni par réflexion, [190] ni par se vouloir humilier ; mais la bonté de Dieu, qui chasse la nature, met cela dans notre fond sans que nous le cherchions : on est plutôt étonné que les autres s’adressent à nous, il nous paraît que c’est qu’ils ne connaissent pas notre misère, qu’ils sont trompés sur nous quoique nous ne voulions pas les tromper, et ce qu’on nous dit à notre avantage nous paraît un songe.
Pour en venir là, il faut nous laisser en la main de Dieu, afin qu’Il nous mène à Sa mode par des chemins rompus et inaccessibles. Comme ce que je vous dis est un travail efficace de Dieu, qui ne veut que la correspondance de la créature par un total abandon, vous ferez bien des fausses démarches en voulant aller droit ; mais ces fausses démarches mêmes vous seront utiles pour vous faire connaître la dépendance où vous devez être de la grâce, car, lorsqu’il faut devenir par grâce tout autre qu’on est par nature, c’est un chemin long et raboteux. Au lieu de nous décourager, il faut au contraire être remplis de joie de ce que Dieu veut bien travailler Lui-même à l’ouvrage de notre salut. [191]
Livrons-nous entre Ses mains, quoi qu’il nous en puisse coûter, et lorsque nous sentons les vivacités et les délicatesses de la nature, disons à Dieu de cœur : « Voilà ce que je suis ! » S'il y a du bien, de la lumière, ou quelque correction, disons-Lui aussi dans notre silence : « Voilà ce que vous êtes ! » Tout bien est Dieu, tout mal est nous. Soyons donc bien petites, ma très chère, bien simples, bien souples. Vous voulez garder1 vos peines comme les grandes personnes : Dieu veut que vous vous plaigniez comme les enfants qui apportent à leurs mères leurs petites mains qu’ils ont salies en tombant. J’espère que tout ira très bien dans la suite et que Dieu, en vous ôtant vos yeux, vous donnera les Siens. Je vous embrasse en Notre-Seigneur.
1Garder par devers soi.
Voilà les réponses, et celle pour M. Sa lettre me paraît simple et vraie, [192] je vous l’envoie. Vous êtes trop âpre, et vous n’avez pas une certaine douceur et compassion que Dieu donne pour les âmes, que je Le prie de vous donner pour celle-là. Il ne la faut pas pousser à bout, de crainte que ne trouvant que de l’amertume dans la piété, elle ne se laisse aller entièrement au goût du monde. Ménagez-la, et n’éteignez pas, comme il est dit dans l’Écriture, la lampe qui fume encore1. Il y a en elle plus de faiblesse que de malice : elle a besoin d’être ménagée avec douceur.
1Cf. Mt 12, 20.
Je vous plains, M., mais je ne désespère pas de N., et je suis persuadée que, lorsqu’elle aura servi à vous faire mourir à vous-même, ou Dieu l’ôtera du monde, ou il se fera jour dans son cœur. Il est vrai que vous avez deux [193] qualités qui auront toujours de la peine à compatir avec un pareil naturel : la première, c’est votre droiture, qui ne saurait souffrir le déguisement et la fausseté ; l’autre qualité est défectueuse : c’est que vous êtes vive et âpre, et il faut espérer que Dieu la détruira peu à peu. Je dis donc que je voudrais prendre N. avec douceur, ne lui pas tailler tant d’ouvrage, comme serait la correction de ses défauts : plus ils sont en grand nombre et son naturel mauvais, moins il y a d’apparence qu’elle s’en puisse défaire par ses soins. Ce que je voudrais donc faire à présent, ce serait de cultiver le fond de grâce qui se démêle quelquefois et que le mauvais naturel étouffe. C’est un germe léger, qu’il faut peu à peu développer, ce qui ne sera que par la confiance que vous lui donnerez en vous.
Louez le peu de bien que vous y verrez, mais il n’est pas temps de lui laisser voir toutes ses misères : vous la décourageriez, et ce serait un faisceau d’épines qu’elle abandonnerait, sentant de toutes parts les piqûres. Notre-Seigneur en usait de même avec ses disciples : Il avait bien des choses à leur [194] dire, mais ils n’étaient pas en état de les porter. Regardez ses lumières pour petites qu’elles soient, mais ne les prévenez pas ; que tout votre soin soit de cultiver son fond. Je vous en conjure au nom de Jésus-Christ, et vous verrez qu’elle fera mieux. Ce que je vous demande encore, c’est de tâcher que son M. ne s’en dégoûte pas : faites-lui en voir les bons endroits, car de ces dégoûts, on n’en revient jamais. Si une fois elle se rebute, elle quittera tout. Attirez sa confiance, car quelque défaut qu’elle ait, ce ne sera rien si elle est fidèle à vous les dire. J’ai connu une personne d’un naturel comme le sien, laquelle n’a pas laissé de devenir très intérieure, et tout s’est corrigé peu à peu.
Je prie notre divin Maître de vous faire concevoir que je vous dis la vérité. Je sais que vous avez à souffrir avec elle et qu’il vous faudra une patience infinie, mais cela ne sera rien. Je vous dis encore que si elle est infidèle, elle vivra peu, mais il faut vous attendre à des hauts et bas. [195]
Pour N., il faut beaucoup la ménager. C’est tout ce que vous pouvez souhaiter, à présent, que l’ouverture qu’elle a pour vous. Il ne faut encore lui demander qu’une perfection conforme à ses lumières, et non aux vôtres, et suivre Dieu pas à pas, la soutenant et lui donnant des avis avec bonté, jusqu’à ce que Dieu lui découvre Lui-même le mauvais fond dans toute son étendue. Vous savez de qui elle peut tenir. Faites-lui lire les Institutions de Tauler1 : c’est un excellent livre pour cela, il pourra lui être très utile. La grâce va lentement dans ses ouvrages. La fidélité à ne vous rien cacher fera peu à peu son ouvrage. Il faut voir longtemps de grands défauts avant que de les tous dire sinon à mesure que vous y êtes poussé par l’ouverture que l’on vous donne. Vous savez que N. n’a rompu avec moi que pour lui avoir fait [196] connaître les siens. Notre cher Maître disait à ses disciples : J’ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous n’êtes pas en état de les porter2. J’espère que Dieu vous en donnera de la satisfaction. Le P. m’a-t-il aussi renoncée ?
Plût à Dieu qu’il ne fût ici question que du plus ou du moins de perfection ! Mais c’est bien autre chose. Si Dieu veut que j’y reste, Sa sainte volonté soit faite ! Ce sont tous les jours choses nouvelles, sans pouvoir avoir un moment de repos que celui qui est immuable dans le fond. Pour vous, ayez bon courage : Dieu est en vous et vous conduit, quoique d’une manière inconnue, et mon cœur vous est très uni.
Je ne puis trop vous prier de ménager N. : il faut une patience infinie avec ces sortes de naturels. Il faut appuyer sur les défauts qu’elle avoue, mais en lui témoignant qu’elle ne doit point se décourager ; que celles qui en ont le plus, sont celles qui avancent davantage pourvu qu’elles travaillent doucement à les surmonter ; qu’un mal découvert est à moitié guéri. Enfin, suivez [197] Dieu en tout à son égard, sans écouter la réflexion, car Dieu saura bien tout raccommoder en son temps. La grâce ne détruit les défauts que peu à peu, au lieu que l’amour-propre semble les essuyer tout d’un coup, mais loin de les détruire, il les enfonce, et cette sagesse apparente, nourrit la propre estime. Je plains ces sortes de naturels.
1Les Institutiones désignent la traduction par Surius de l’édition de Canisius. Elles furent traduites en français : Institutions … avec la Vie et les epistres et quelques excellents sermons… (Rouen, 1614), et « traduction nouvelle » par Chardon, Paris, 1665).
2Jean 16, 12. Peut-être Madame Guyon ressent une accélération des événements : il lui faut aller vite et rigoureusement. Cf. la fin de la lettre 101 : « Le temps est court, il faut l’employer ».
Je suis très affligée, ma très chère, de la peine que N. vous fait : je ne doute point que cela ne contribue beaucoup à votre indisposition. Cependant il ne doit pas prétendre de se corriger tout d’un coup ; il le faut ménager avec douceur : le découragement serait pis que tout le reste. Les peines amères et les désespoirs ne viennent que de notre amour-propre. Dieu donne une douleur paisible, [198] et plus notre faiblesse nous donne lieu de désespérer de nous, plus nous avons d’espérance en Dieu. Ne le pressez pas trop, mais faites comme Dieu, qui a une patience longanime pour les pécheurs et les imparfaits. Lorsqu'un homme sent son impuissance et qu’on le pousse trop, ne sentant nul moyen en soi de faire ce qu’on lui demande, cela lui cause une peine qui va jusqu’au désespoir. Il fait (alors) comme le scorpion qu’on entoure d’un cercle de feu : comme, de quelque côté qu’il se tourne, il ne trouve point d’issue, cela fait que, de désespoir, il se pique lui-même de son aiguillon et se tue. Ainsi les désespoirs viennent d’une nature peinée1 qui ne trouve point d’issue pour sortir de ce qui l’incommode, et qui ne peut non plus se livrer à ce qui lui plaît, parce que la crainte de Dieu la retient : elle se pique elle-même d’ennuis cuisants, se décourage, et souvent quitte tout. Priez, soyez en silence : c’est tout ce que vous pouvez faire de plus efficace pour N., et qui vous donnera le plus de repos à vous-même. [199]
1Sens fort : torturée.
Je comprends fort bien qu’un mal connu est moins dangereux que celui qui est caché, pourvu qu’on veuille bien en guérir, car une plaie intérieure peut devenir très fâcheuse. Il est de grande conséquence de ne point décourager N. : Dieu, ne l’éclairant pas sur ces choses-là, voit mieux que nous qu’il faut attendre le temps qu’Il ouvre Lui-même la porte. J’espère qu’Il le fera. Ne vous en occupez pas trop, cher N. : cela vous nuirait à vous-même, sans lui être utile. Priez pour elle, consolez-la dans ses peines si vous en avez le pouvoir, et s’il arrive quelque chose d’extraordinaire, mandez-le moi. Laissez tomber tout le reste. Il n’importe par qui nous soyons occupés et distraits, pourvu que nous le soyons. Profitons des fautes d’autrui, afin de mourir à nous-mêmes. Le temps est court, il faut l’employer. [200]
Je ne puis qu’approuver votre conduite sur votre chère épouse. Souffrez que, dans la même lettre, je réponde à deux. Pour ce qui la regarde, je ne suis point surprise qu’elle ait de l’humeur, des faiblesses passagères ; mais ce qui m’étonne, c’est la durée : le soleil devrait-il se coucher là-dessus ? Ne voyez-vous pas que c’est la nature qui veut raisons sur raisons, et qu’on vous parle dans ces occasions afin qu’elle se puisse évaporer ? Vous voyez vous-même que les soins ne ramènent pas. Cela ne fait qu’une fécondité de paroles sans effet ; et c’est la nature toute pure qui, dans les peines, veut parler, user de raisons, se justifier. La même nature, qui fait évaporer en paroles, est aussi taciturne, tenace, boudeuse. Je voudrais donc, (Oh ! que vous vous en trouveriez bien !) que, sitôt que vous sentez les avant-coureurs [201] de l’humeur, ou qu’elle vient vous affaiblir, sans lui ouvrir la bonde, dire d’abord [sic] à N. : « Je sens mon humeur qui me veut gagner », et cela, comme un enfant. Dieu vous ferait la grâce que l’humeur resterait à la porte, car, dès que la bonde est levée, il faut que l’humeur, comme l’eau, ait son cours : il est plus aisé de ne s’y pas laisser aller que de l’arrêter. Vous êtes trop heureuse que Dieu vous ait donné un mari comme celui que vous avez : soyez persuadée qu’il ne fait rien pour vous déplaire ; et lorsque, par hasard, quelque chose vous choque ou qu’il vous paraît sec, dites-le lui bonnement ; vivez comme un enfant avec lui. On peut avoir de petits moments de chagrin, mais il ne faut pas que cela dure. Je suis garante qu’il vous aime, qu’il supporte les misères que d’autres ne supporteraient pas. Je sais que vous l’aimez ; comment ne le croyez-vous pas au premier mot ? Mon cœur sent d’ici qu’il est simple et candide. Je veux qu’il soit quelquefois sec, qu’il ait même des défauts : qui n’en a pas ? S’il porte vos faiblesses, compatissez avec lui, et songez qu’il est homme.
Pour vous, mon cher N. dites-lui [202] en badinant, lorsque vous voyez que l’humeur la saisit, qu’elle lui ferme la porte : car tout ce que vous direz ensuite, lorsque cette vilaine bête sera entrée dans la maison, ne servirait qu’à la fortifier, ou entasser défauts sur défauts. Méprisez tous deux cette humeur. Agissez comme si de rien n’était et comme vous faites lorsqu’elle n’y est pas. Et qu’elle-même ne l’écoute point du tout. Elle lui fournira mille raisonnements, elle fourmillera en réflexions, elle s’entortillera : rien ne fait plus de chagrin à une personne en humeur, que de ne point donner de lieu à cette humeur. Maris, supportez les faiblesses de vos femmes. Femmes, soyez soumises à vos maris, parce que le mari est le chef. Or, cette soumission ne s’étend pas seulement pour vous sur les choses extérieures, mais Dieu vous l’ayant donnée pour vous aider pour votre salut, agissez avec lui en esprit de foi. Dites-lui d’abord vos peines sans attendre qu’il vous les demande, et ne leur souffrez aucun progrès : vous en serez soulagée. Que les fautes que vous y ferez, servent à vous humilier, et non à vous décourager. Quand vous retomberiez [203] cent et cent fois, relevez-vous avec confiance, et ne vous laissez point abattre. Ne vous fâchez pas de vous être fâchée.
Je vous prie de dire à N. qu’elle prenne bien garde de ne point suivre son âpreté ni sa trop grande vue sur les défauts : qu’elle soit comme Jésus-Christ pleine de douceur et de charité pour les pécheurs. Jésus-Christ est venu rassembler et réunir ce qui était dispersé : qu’elle le rassemble et unisse, et qu’elle ne le disperse point. Pour le rassembler, il faut faire comme Jésus-Christ qui étant la pureté essentielle, souffrir les publicains et les pécheurs. Si je pouvais faire glisser en son cœur cette charité immense de Jésus-Christ, elle verrait ses entrailles étendues pour le prochain et comme elle a des défauts qu’elle ne peut corriger, les autres en [204] ont de même : elle doit croire, et il est vrai, que lorsqu’elle est raide et rétrécie pour quelqu’un, cela fait le même effet de raideur et de rétrécissement pour les autres, en sorte que cette grâce douce, suave et longanime, n’a point de lieu dans le cœur des uns et des autres, quoiqu’elle soit absolument nécessaire pour la correction des défauts.
L’Esprit de Dieu n’est point turbulent et âpre : il attend en patience, il est longanime, il tempère tout, il espère, il croit, il souffre les misères des autres, et toutes ces vertus sont renfermées dans la pure charité. Combien Dieu nous donne-t-Il de vues auxquelles nous ne pouvons atteindre afin de nous faire voir notre impuissance ? En ne nous attachant qu’aux défauts, nous rendrions extérieurs et multipliés ceux que Dieu veut intérieurs et réunis. Nous devons donc travailler à être intimement à Dieu, nous occuper de Lui ; Il fera le reste peu à peu et en son temps. Nous prendrions, sous prétexte de perfection, le change1. Je prie Dieu de faire entrer en ce que je dis : cela est de conséquence.
Je vous prie de ne point rétrécir N. par la vue de ses défauts : il n’est [205] que trop fixé et trop borné. Faites-lui voir ceux qui sont essentiels à son état, comme son arrangement, sa timidité, etc. Je vous conjure, par la douceur de Jésus-Christ, de mener les enfants doucement, afin qu’ils aillent sans perdre haleine. Jésus et le disciple de l’amour ont tout surpassé en douceur, charité et patience. Je prie Notre-Seigneur qu’Il vous donne un cœur vaste pour les contenir avec tous leurs défauts. Il ne faut pas vouloir les choses trop parfaites. Craignez la raideur. C’est une bonne chose que d’éclairer, mais c’est plus de porter dans son sein par la charité de Jésus-Christ. Je vous aime, et vous ne sauriez croire combien je désire que votre cœur soit étendu.
1Le change : échange d’une chose contre une autre. Ici, ce qui permettrait d’échapper à Dieu.
Après avoir examiné votre lettre, je vous dirai que vous devez faire tous vos efforts adroitement et sans [206] affectation apparente pour empêcher les tête-à-tête dont vous me parlez. C’est assurément un coup de partie, car des discours perdraient cette jeune personne. Une piété commençante subsiste dans des moments de goût, mais qu’il est dangereux que, le goût étant passé, un pareil esprit ne l’entraîne et ne la perde sans ressource !
Elle est fort à ménager. Suivez le penchant que Dieu vous donne pour sa conduite, la poussant doucement. Lorsque l’on quitte le chemin que Dieu nous marque, on fait bien plus de chemin à reculer qu’à avancer. Il faut la soutenir et la consoler dans sa douleur, lui faire plus attendre de Dieu que d’elle pour la correction de ses défauts, mais ne pas laisser de la faire travailler à les combattre ; lui faire voir de quelle conséquence il est pour elle de suivre à présent la lumière de Dieu, parce que l’infidélité la fait évanouir, et on ne la retrouve plus. A mesure que sa santé reviendra, une certaine vigueur spirituelle lui sera plus sensible. L'abattement du corps en cause à l’esprit. Je crois qu’il faut l’accoutumer à voir N. et quelque autre comme cela, avec vous, lorsqu’elle se portera bien, afin qu’elle se fasse un peu.
Ces personnes qui sont jeunes et peu expérimentées, ont besoin [qu’on se serve] d’une grande douceur pour les attirer. Il ne faut pas penser à mille choses qui vous paraissent de grosses imperfections, et qui ne leur paraissent pas telles, parce que la lumière ne leur en est pas encore donnée. Jésus-Christ voyait les faiblesses des Apôtres et Il les souffrait, parce qu’il était plus nécessaire de leur élargir le cœur que de le leur resserrer par des vues anticipées. La largeur du cœur corrige plus que toutes les attentions. C’est ce qui faisait dire à David : Lorsque vous aurez étendu mon cœur, je courrai dans la voie de vos préceptes1. [208]
Ce qui vous indispose si fort, ce sont les idées de perfection que vous vous faites, et que vous ne trouvez peut-être pas. Mais n’attendez rien : priez, et vous trouverez. Dieu ne Se sert point de l’humeur pour corriger.
Cependant ne vous étonnez pas de souffrir encore de votre humeur : portez-en le poids en paix et en silence, et soyez persuadée que les sujets qui sont plus faibles que vous, en souffrent plus que vous n’en pouvez souffrir. C'est pourquoi il faut, comme il est dit, porter les fardeaux les uns des autres et que les forts portent les faibles2.
1Ps 118, 32.
2Cf. Ga 6, 2 ; Rm 15, 1.
Je sais que votre indisposition est très pénible, soit à votre égard, soit à l’égard des frères. Mais que vous dirai-je, sinon qu’il faut vous supporter vous-même, et cependant aller avec [209] courage contre le fil de l’eau ? Votre humeur s’est fortifiée, dites-vous, et votre faiblesse est augmentée. C’est votre même humeur que vous avez toujours eue ; mais comme, dans les commencements, vous ne vous êtes point raidie contre elle, elle ne s’est point affaiblie ; d’ailleurs, la complaisance des frères faisait que vous l’aperceviez moins, mais Dieu qui vous aime, vous la découvre, vous en fait sentir le poids, et c’est le meilleur pour vous. J’espère que le sentiment accablant que vous en avez servira à la corriger.
Jésus-Christ a dit : Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur1. La vraie douceur de cœur supporte tout, aussi bien que la vraie humilité. Y avait-il au monde des gens plus grossiers et plus remplis d’amour-propre avant la venue du Saint-Esprit que les Apôtres ? Cependant Jésus-Christ les supporte tous avec une patience infinie. Il supporta même Judas, qui devait le trahir, sans aigreur, sans amertume, et même sans froideur. Car la véritable charité est de cette nature. [210]
Jésus-Christ ne se sert jamais de l’humeur et du naturel pour corriger les autres : une seule parole, dite par son Esprit avec petitesse et douceur, fera plus d’effet que cent mille corrections hors de cet Esprit. La raison en est que, lorsque l’humeur se mêle avec la correction, quoiqu’on dise la vérité, Jésus-Christ ne concourt pas avec nous. C’est ce qui fait qu’on ne se corrige pas de ce que vous dites, qu’on s’indispose même contre la correction, car, à mesure que Jésus-Christ parle par nous sans nous, comme sa parole ne tombe point en vain, Il tourne Lui-même le cœur de celui à qui on parle pour la faire recevoir. Je sais qu’il y a des gens qui résistent sciemment à la parole, mais l’humeur ne les corrige pas.
Il faut attendre le moment de Dieu, et alors, ces gens ou quittent tout à fait, ou reviennent à la fin. D’ailleurs, on voit des défauts qui sont réels dans les âmes, mais ces âmes ne sont pas encore en état de profiter de la déclaration qu’on leur en ferait. Il ne faut pas leur en dire plus qu’elles n’en peuvent porter : c’est ce que j’appelle « précéder la lumière », en sorte que le flambeau [211] va si loin devant la personne qu’il ne peut l’éclairer. Notre-Seigneur disait à ses Apôtres : J’ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous n’êtes pas encore en état de les porter2. Jésus-Christ avait-Il une parole infructueuse, ou ne pouvait-Il pas rendre ses Apôtres parfaits tout d’un coup ? Il le pouvait sans doute, mais deux raisons L’empêchèrent de le faire : la première et la principale est qu’Il voulait donner à tous ceux qui conduisent les âmes un exemple de la patience qu’on doit avoir avec elles pour les supporter, et attendre le moment de la lumière efficace ; la seconde est qu’Il respectait le libre arbitre. Qui n’admirera la patience et la longue attente de Dieu comme parle saint Paul ? J’ajoute : (tout indigne que j’en suis) de ceux mêmes qui l’admirent, qui est-ce qui L’imite ?
Le changement des Apôtres, après la descente du Saint-Esprit, est une preuve bien claire qu’il faut que le Saint-Esprit soit descendu pour avoir cette patience longanime. Saint Jean l’Évangéliste, le plus doux des Apôtres, et qui a poussé [212] la douceur plus qu’aucun, dont la charité était si parfaite, était auparavant plein d’un zèle âpre et véhément, jusqu’à vouloir faire descendre le feu du ciel3 pour consumer une ville qui n’avait pas reçu Jésus-Christ : c’est ce qui obligea mon cher Maître de lui dire qu’il ne savait pas de quel esprit il était poussé. Saint Paul porte, dit-il4, ses enfants dans son sein, il les engendre tous les jours à Jésus-Christ. Le Prophète dit5 que Dieu les porte comme une nourrice entre ses bras : une nourrice voudrait bien que son enfant marchât seul, mais elle attend en patience le temps. Faisons-en de même, ma très chère, et ne nous rebutons jamais. Saint Paul dit à Timothée : Enseignez d’exemple et de parole6. Les défauts ne se corrigent que par leurs contraires : soyez bien petite et bien rien, et vous imprimerez cela dans les autres. Car je sais qu’ils ont beaucoup d’amour-propre : il s’est accru parce qu’ils se sont retirés de la petitesse, ils ont [213] suivi le goût naturel plutôt que la grâce. Mais il faut faire comme le bon Pasteur qui ramène sur ses épaules la brebis égarée : s’il la châtiait, elle s’écarterait encore plus.
Je parlerai à N., mais recevez-le de bon cœur. Il vaut encore mieux qu’il soit dans la voie, borgne et estropié, que de n’y être point : sa volonté est bonne, son génie et sa capacité petite. Si vous saviez ce que les âmes coûtent, vous verriez qu’elles vous coûtent encore peu, ne coûtant qu’un renoncement à votre humeur et à vos sentiments à supporter ce qui les contrarie. Jugez-en par l’exemple de Jésus-Christ, notre cher Maître. Ne dites point les défauts lorsque l’humeur vous domine, mais lorsqu’elle vous donne quelque relâche. D’ailleurs, dites-les tête à tête, autant que vous pourrez, parce qu’on a peine à souffrir un témoin de la correction. Il ne faut pas arracher le bon grain avec l’ivraie7. Dieu soit avec vous.
1Mt 11, 29.
2Jean 16, 12. Troisième reprise de cette citation soulignant une urgence.
3Lc 9, 54-55.
4I Th 2, 7 ; Ga 4, 19.
5Deutéronome, 1, 31.
6I Tm 4, 11-12.
7Mt 13, 39.
[215] Qu’il y a de différence d’avoir le sentiment de la présence de Dieu ou d’avoir Dieu ! Souvent le premier fortifie l’amour de soi-même et raffine l’amour-propre, au lieu que l’autre le détruit entièrement. Mais si vous voyiez jusqu’où va la corruption générale ! Ceux qui paraissent des saints me semblent [si] pleins d’eux-mêmes que j’en gémis devant Dieu.
Il ne faut pas attendre de N. une perfection de mort : il faut la supporter, et c’est beaucoup qu’elle ne s’éloigne pas. Étendez votre cœur, ma chère M., étendez-le pour dévorer tout, car c’est ce que Dieu demande à présent de vous. Laissez votre humeur autant que vous le pourrez, mais si Dieu permet que vous en sentiez le poids, portez-le avec petitesse, abandon, et même avec étendue de cœur. Car il faut porter même sa propre misère avec un cœur dilaté, content que Dieu seul soit saint et parfait, car la vraie charité fait que nous nous supportons, et les autres. Soyez persuadée que vous supporter vous-même et les frères est un moyen de mort que Dieu vous a choisi : entrez-y à voiles déployées.
Ce ne sont pas les défauts extérieurs que j’appréhende, ni que mon divin Maître hait le plus, mais l’amour de soi-même, la délicatesse sur soi. Dévorez donc tout, je vous en conjure. Sitôt que vous voyez votre humeur paraître, laissez-la tomber, et tâchez d’avoir plus de largeur et d’ouverture. Lorsque le contraire vous sera arrivé par inadvertance, ne vous en tourmentez pas, mais allez toujours avec un cœur étendu, sans vous rétrécir par rien. Dieu est si immense qu’il faut un cœur bien étendu pour Le recevoir.
Je trouve une injustice horrible en nos frères de s’indisposer et s’éloigner de vous pour vos humeurs. Ils peuvent et [216] doivent les dire bonnement ; mais s’éloigner, s’indisposer pour cela, y regarder de trop près, ne vouloir pas qu’on leur dise leurs défauts, se cantonner, c’est ce qui ne se doit pas. Ô Seigneur, répandez dans leur cœur cet esprit unissant ! Comment seront-ils de nouvelles créatures en Jésus-Christ s’ils veulent toujours conserver la vie d’Adam ? Comment seront-ils de nouvelles pâtes, s’ils conservent le vieux levain1 ? Que ne puis-je aux dépens de mon sang et de ma vie les rendre petits ! Car, s’ils étaient petits, ils seraient dociles, ils ne se fatigueraient et ne se dégoûteraient de rien, ils entreraient à cœur ouvert dans ce qu’on leur dirait. Combien [de fois] ai-je dit que lorsqu’on se cantonne et s’indispose pour ses défauts, c’est une marque d’amour-propre, et que ces défauts-là sont bien réels ? Combien ai-je dit qu’il fallait s’accuser sans préambule, sans adoucissement, mais dire bonnement les choses comme Jésus-Christ les fait connaître ? Seigneur, envoyez d’en haut votre Saint- Esprit, et toute la face de la terre sera renouvelée2 !
[217] Ne vous découragez donc point, mais allez à Dieu avec un cœur étendu sans vous regarder vous-même, vous faisant toute à tous, pour les gagner tous, comme un chiffon qui se laisse plier, chiffonner, sans bruit et sans résistance. Il faut vous dire, comme saint Paul : Reprenez en temps opportun ou importun3. Si on le reçoit mal en un temps, on le recevra bien en un autre, et ne vous indisposez pas vous-même. Si on le reçoit mal, ne vous arrêtez pas pour cela, et dites en un autre temps ce que vous avez dit. Il faut une patience infinie avec vous et avec les autres, ne jamais se rebuter. Notre amour-propre voudrait voir du fruit de ses peines ; que notre travail soit sans fruit, qu’importe ? Arrosons, labourons : Dieu donnera du fruit en son temps. Il vous sera difficile d’élargir le cœur des autres si le vôtre est reserré.
1I Co 5, 7.
2Ps 103, 30.
3Tm 4, 2.
On ne peut être plus contente que je le suis de votre docilité, et j’espère que Dieu y donnera une telle bénédiction qu’Il vous fera voir l’utilité d’un conseil qui, quoique rude en apparence, a pourtant beaucoup de douceur, à cause de la paix qu’il prépare et qu’il donne dans la suite. Ne vous gênez pas néanmoins pour parler devant N. : il faut, avec beaucoup de fidélité, conserver une liberté simple, et vous verrez dans la suite que cette conduite adoucira votre cœur aigri par un état violent.
Vous me feriez beaucoup de compassion si je n’étais persuadée que cet état vous est extrêmement utile, tant pour vous faire sentir ce que vous êtes, et l’extrême dépendance où vous devez [219] être de la grâce, que pour vous porter à un abandon entier entre les mains de Dieu, car celui qui se défie beaucoup de soi-même, ne fait fond sur rien que sur Dieu. On fuit ordinairement les personnes pour lesquelles on a de la défiance, on les hait même : c’est donc le moyen de vous haïr vous-même que d’avoir cette défiance, et par un contraire effet, vous serez obligée de vous confier en Dieu, de L’aimer par conséquent, et de vous approcher d’autant plus de Lui que vous vous éloignerez plus de vous-même.
Ne vous pardonnez rien. C'est à présent le temps de combat ; plus il sera violent, plus la victoire sera glorieuse. Mais combattez gaiement. Les serviteurs de Jésus-Christ ne doivent point se laisser aller à l’ennui ni au découragement, parce qu’ils ne combattent pas de leurs propres armes, avec lesquelles ils seraient bientôt vaincus, mais avec celles de Jésus-Christ, qui, étant leur capitaine, a le premier monté à l’assaut. Sa vie n’a été que croix, que contradictions, et que soumission de sa part : il faut que la vôtre soit de même. Mais si la voie qui conduit à la vie est étroite, combien cette même vie donne-t-elle de largeur et d’étendue lorsqu’on l’a trouvée ! La voie des pécheurs est large, mais la fin est mort et désolation ; celle du Seigneur est étroite dans ses commencements, mais la fin est pleine d’étendue et de plaisir. Aussi le même Jésus-Christ qui nous invite tous à passer par la porte étroite, nous assure que nous trouverons là des pâturages gras et fertiles1, que nous entrerons et sortirons sans peine2, parce que rien ne borne un cœur qui aime Dieu et qui a bien voulu se faire quelque violence dans les commencements.
Ne vous laissez donc point abattre, et tenez-vous plus heureuse de ce que vos plaies jettent au-dehors tout le pus qui pourrait les corrompre, et qui les corromprait infailliblement s’il ne sortait pas. Lorsque nous les sentons avec douleur, nous courons promptement au remède, mais lorsqu’elles deviennent insensibles, elles deviennent peu à peu incurables : l’on n’y songe presque plus, la corruption est renfermée au-dedans, elle attaque peu à peu les parties nobles, et elles ne guérissent plus. Je crains plus mille fois une personne qui, ne connaissant pas son mal, se croit saine, qu’une qui serait à l’extrémité à cause que sa douleur est véhémente.
Consolez-vous donc, mais consolez-vous sans cesser de vous poursuivre vous-même, faisant avec générosité ce qui vous coûte le plus. C’est trop peu donner à Dieu que de Lui donner les choses qui ne coûtent presque rien. Il faut Lui faire des sacrifices magnifiques de ce qui vous coûte le plus. C’est une conduite nécessaire dans la voie du pur amour. Ce n’est point aimer que de ne se pas faire toutes sortes de violences pour faire la volonté de Dieu. Mais n’ayez point de peine de votre faiblesse, car, comme dit saint Paul, l’Esprit nous aide dans nos faiblesses3. Plus vous vous trouvez faibles en vous-même, plus vous éprouvez le secours de Dieu, [222] pourvu que vous ne demeuriez point lâche dans vos répugnances. Allez donc contre toutes celles qui vous font le plus de peine, et croyez que c’est vous perdre que de vous flatter le moins du monde sur cela.
1Cf. Ez 34, 14.
2Cf. Jean 10, 9.
3Rm 8, 26.
J’ai toujours bien cru, monsieur, que la trempe de votre cœur, jointe aux faiblesses, serait le moyen dont Dieu Se servirait pour commencer à vous faire mourir à vous-même. Au nom de Dieu, secondez Ses desseins, vous servant des faiblesses que vous découvrirez en vous avec d’autant plus de peine qu’ordinairement celles par lesquelles nous sommes exercées, sont celles que nous avons le plus condamnées dans les autres et que nous nous avons su meilleur gré de ne pas avoir. [223]
Personne ne se figure la mort1 comme elle est : on la regarde comme quelque chose d’extraordinaire, qui se doit désigner à un chacun qui s’en fait une figure à sa mode, et qui se dit toujours : « ce n’est point là la mort », s’il ne la voit conforme à ses idées. Cette mort dure autant que notre vie, et coupe tous les jours quelque trame, sans jamais finir que très tard. Mais soyez persuadé qu’elle se cache si bien que l’on ne la connaît jamais que lorsqu’elle n’est plus. Ô trop heureuses faiblesses qui diminuent peu à peu la force de notre propre vie !
Il faut continuer à dire vos misères à N. et les divers mouvements de votre cœur à son égard, sans jamais vous ennuyer, quoique ce soit répéter la même chose et que vous ne voyiez en cela nulle utilité. On ne peut être plus à vous que j’y suis en Notre-Seigneur ; l’ingénuité avec laquelle je vous écris en est une preuve. Ayez la bonté de me renvoyer l’écrit de la conversion.
1La mort qui fait mourir à soi-même. (Dutoit).
Je suis tout à fait fâchée de ce que vous me mandez de N. Il faut prendre les gens selon leur portée ; et c’est beaucoup pour elle de mener une vie réglée. Le peu de lumière et le peu de correspondance font tout le mal. Il y a milles choses qu’on voit, et qu’on ne découvre pas à ces âmes : elles ne pourraient les porter. Souvenez-vous de ces paroles de Jésus-Christ à ses Apôtres.
Pour vous, je vous plains, car vous êtes en désert au milieu du monde. Ne vous étonnez pas de vos vivacités ; lorsque vous en apercevez, restez court. Il est bon que nous ayons des défauts et des misères : c’est la bonne source de l’humiliation, et la vertu se perfectionne dans l’infirmité. Ceux qui se scandalisent ne connaissent guère Dieu et la créature : Dieu seul saint, nous, misère, faiblesse et péché. C’est cette ombre qui rehausse l’éclat de la sainteté de Dieu seul. Lorsqu’on ne s’aime plus, on aime sa misère. Non pourtant qu’il la faille entretenir ; sitôt qu’on aperçoit le naturel, il faut rester court, comme un cheval trop vite qu’on arrête doucement.
N. me fait une grande compassion, et d’autant plus que si elle s’abaissait, comme dit saint Pierre, sous la puissante main de Dieu, ses peines se changeraient en une parfaite tranquillité. C’est une étrange chose que de ne vouloir pas se soumettre à Dieu pour souffrir toutes les peines, les misères, les pauvretés, auxquelles Il permet que nous soyons livrés : elle veut combattre avec force une jalousie, que Dieu permet pour lui servir de contrepoids, et au lieu d’en être humiliée, selon le dessein de Dieu, elle se révolte à l’encontre et entre dans un désespoir effroyable. Une humble patience, un abandon entre les mains de Dieu, qui peut seul la guérir, la délivrerait bientôt, ou du moins adoucirait toutes ses peines.
Ce qui est, je crois, la cause du mal de N. et de beaucoup d’autres, c’est qu’on passe trop le temps à des inutilités et qu’on ne fait pas assez d’oraison. Deux sortes de personnes doivent en faire beaucoup : ceux qui ont le cœur tendre et porté à l’amitié, afin que, s’attachant beaucoup à Dieu, Il fixe leurs cœurs en Lui par Ses amabilités divines, et qu’Il les déprenne de tout autre attache - ne nous trompons point, il faut bien que notre cœur tienne à quelque chose : c’est pourquoi, s’il ne s’attache pas fortement à Dieu, il s’attachera fortement à la créature, ou du moins sera comme un papillon qui vole de fleur en fleur pour prendre de la nourriture qui le satisfait si peu qu’il faut une grande multitude d’objets pour le remplir. L’oraison seule peut le fixer, et [227] lui faire trouver en Dieu ce qu’il ne trouve pas dans le créé - les autres qui ont encore beaucoup besoin d’oraison, sont les naturels hauts, âpres, durs, peu flexibles : il faut qu’ils s’approchent souvent du soleil de Justice, afin qu’il les refonde et les fasse changer de forme.
Plus on fait oraison, plus on la veut faire, et plus on a de facilité ; moins on la fait, moins on veut la faire. Si nous donnions à Dieu autant de temps que nous en donnons aux créatures, quel gré ne nous en saurait-Il pas, et quelle force ne trouverions-nous pas en Lui contre nos faiblesses ? L’oraison fait deux effets : elle vide les cœurs pleins, et remplit les cœurs vides. Je vous le répète encore, comment N. se connaîtrait-elle, ne faisant pas d’oraison ? Ce n’est pas ma faute : je lui en ai écrit plusieurs fois, et lui ai dit positivement d’en faire. Je crois que le démon nous porte à ne point faire d’oraison, ou d’en faire très peu pour nous perdre, voyant qu’il ne le peut faire par d’autres voies.
Comme N. ne m’écrit point sur ses défauts, elle ne me met pas à portée [228] de lui en écrire : je le fais seulement dans l’occasion, mais très succinctement, ses lettres n’étant pleines que des affaires du temps ou de celles de sa famille. Je disais autrefois : « malheur ! » à ceux qui étaient toujours occupés d’eux-mêmes ! Mais je dis à cette heure : « malheur ! » à ceux qui sont occupés de tout le monde et ne pensent point à eux, ou plutôt à ceux qui, étant désoccupés de Dieu, sont occupés de tout le reste ! Il ne faut pas que vous vous étonniez si vous avez pitié de tout ce qu’elle a fait en ce pays-là. Si le divin Maître ne remonte l’horloge, il est bien à craindre qu’elle ne se détraque de plus en plus : comment la remontera-t-Il si l’on ne la Lui présente point ? Comment éclairera-t-Il si l’on ne se présente pas à Sa lumière ? Comment soutiendra-t-Il si l’on ne voit point sa faiblesse et si l’on ne cherche point de la force en Lui seul ?
Pour vous, vous faites trop de réflexions. Lorsque vous m’en parlez, vous avez peur d’en trop dire, vous cherchez même à vous excuser. Vous craignez que cela ne diminue mon amitié pour elle, et au contraire cela redouble ma charité ; ainsi, mandez-moi toutes choses simplement. Quand vous vous trouvez à portée de lui dire quelque petit mot sans lui faire de peine ni la blesser, dites-le lui, mais après cela, ne vous en occupez plus, car cette occupation pourrait vous nuire. Pour vos défauts, je ne sais point d’autres remèdes qu’oraison et abandon, et éviter toutes les visites qui ne sont pas d’une nécessité de bienséance. Pour cette sagesse dont vous me parlez, je crois qu’il faut entrer dans une véritable petitesse, et ne point agir volontairement dès que vous avez la lumière1. Il faut laisser tomber cette vilaine sagesse, qui est réprouvée de Dieu.
1Selon laquelle il ne faut point agir.
Vous savez combien je m’intéresse à tout ce qui vous regarde ; ainsi vous ne doutez pas que je n’aie partagé [230] toutes vos peines. Dieu fait tout ce qu’Il fait pour Sa gloire et notre avantage. Vous le savez mieux que moi : Il fait convertir le poison en antidote, et faire tourner toutes choses pour le bien de ceux qui sont à Lui. Il est vrai qu’Il ne peut souffrir que le cœur se partage, et que rien n’attire tant Sa colère ; mais d’un autre coté, Il connaît notre faiblesse et notre misère. Qui sait mieux la profondeur du cœur de l’homme que Celui qui l’a formé ? Et Sa bonté est si grande qu’Il Se sert de notre égarement pour nous crucifier, nous dégoûter du monde et nous remettre en notre chemin.
Il est difficile d’arrêter un cheval fougueux qui a pris la pente d’une vallée, il est difficile d’arrêter la pente du cœur dans les commencements : il n’y a que Dieu qui puisse le barrer dans son penchant. J’espère que tout tournera à bien, que Dieu essuiera vos larmes, et que votre douleur sera récompensée. Il y a des enfants que l’on enfante à deux fois et davantage : l’enfantement du cœur coûte encore plus que le premier. Soyons toujours unis en Celui qui a lié nos cœurs pour Son amour et pour Sa gloire.
Que vous dirai-je ? Je vous plains plus que je ne vous le puis exprimer. Vous me feriez tort si vous doutiez de l’affection sincère que j’ai pour votre avancement. Je ne m’étonne nullement de l’âpreté de votre humeur. Comment voulez-vous que des passions qui ont toujours été flattées, loin d’être surmontées et assujetties, ne vous fassent pas une étrange guerre ? Ce sont des tyrans, qu’il faut tâcher de surmonter et de les rendre esclaves ; ce travail serait impossible si nous présumions d’en venir à bout par nous-mêmes, mais il sera aisé dans la suite par la grâce de Jésus-Christ. [232]
J’espère que ce voyage vous sera fort utile ; s’il ne vous sert à avancer votre oraison, à vous faciliter le recueillement et la prière, il vous servira pour vous donner plus d’aversion du monde et des manières de la Cour, qui ne vous conviennent plus guère. Qu’il est bien plus aisé de servir à Dieu qu’au monde ! Je vous assure que toutes les rigueurs que mon Dieu exerce sur ceux qui sont à Lui, ne sont rien au prix de la tyrannie que le monde exerce sur les siens. C’est un esclavage plein de trouble et de confusion, au lieu que l’esclavage de Jésus-Christ est plein de paix et de liberté. Ce voyage vous apprendra encore plus à vous connaître et le peu de fond que vous devez faire sur vous-même.
Toutes sortes d’occasions vous sont et vous seront toujours pernicieuses. Ne vous découragez point néanmoins, je vous en conjure. Soyez humiliée, et non abattue ; lorsqu’il vous échappe quelque chose contre NN., demandez-leur excuse pour vous surmonter ; il faut vous combattre efficacement en surmontant les répugnances que vous auriez là-dessus. Je vous conjure de retourner [233] doucement à Notre-Seigneur, espérer qu’Il calmera l’orage ; je L’en prie. Et que cette petite lettre, qui n’est rien, amène le calme dans votre âme. Je suis mille fois plus à vous que je ne vous le puis dire.
Dieu vous ayant appelée, madame, dans un temps où vous ne pensiez pas à Lui, et ayant arrêté le rapide cours de l’amour du monde lorsqu’il semblait que vous vous y précipitiez avec plus d’entraînement et de volonté, c’est une marque qu’Il veut avoir votre âme, qu’elle est dans Son décret éternel. Mais, madame, il est très juste que vous payiez cet amour gratuit par un amour de reconnaissance, et que cette reconnaissance vous engage du moins à faire quelque chose pour Dieu, ou plutôt, pour vous-même. Dieu assiège votre cœur, Il attaque [234] les dehors de la place, Il prétend Se l’assujettir un jour ; c’est pourquoi Il lui retranche mille choses qui empêcheraient la conquête qu’Il en veut faire.
Ne vous étonnez pas, madame, des répugnances que vous sentez : il y a des places qui se rendent d’elles-mêmes, mais il y en a d’autres que l’on ne gagne que par le fer et le feu. C’est beaucoup pour vous, que vous ayez la résolution de laisser faire Dieu malgré vos répugnances. Il vous aime, madame, et Il ne S’étonne pas si, comme un enfant qui ne fait que naître, vous ne sauriez presque marcher, ni même vous soutenir ; Il porte vos langueurs. Ayez donc bon courage et souffrez-vous vous-même, Dieu vous souffre bien. L’habitude que la nature a prise à goûter les plaisirs est si forte qu’elle est comme pétrie là-dedans. Tous vos sentiments sont vifs ; ne vous en étonnez pas, s’il vous plaît, et ne jugez jamais de vous-même par ce que vous sentez ou ne sentez pas, mais par le désir sincère que vous avez d’être à Dieu. Croyez, s’il vous plaît, que votre âme Lui est chère ; elle me l’est à un point que je ne puis dire. Je ne [235] puis me repentir cependant de vous avoir affligée, car j’espère que votre tristesse sera changée en joie. Puisque vous êtes résolue de vous en aller à vos terres, prenez ce temps que la Providence vous envoie, pour travailler doucement à vous occuper de Dieu et à vous corriger de vos défauts.
Il faut tâcher de conserver le plus que vous pourrez la présence de Dieu. Il faut faire vos oraisons fréquentes, mais non assez longues pour vous accabler. Ramenez votre cœur toutes les fois qu’il se dissipe trop, mais ayez une grande patience avec vous-même. Ce doit être votre principale vertu que la patience ; vous la pouvez exercer envers Dieu en souffrant Ses absences, les sécheresses dans l’oraison, le peu de correspondance que vous éprouvez au-dedans ; envers les autres, souffrant mille choses qui vous choquent et vous déplaisent, qui ne vont pas comme vous le voulez ; et pour réussir dans l’acquisition [236] de cette patience, lorsque quelque chose vous émeut, rentrez en vous-même, et tenez-vous ferme auprès de Dieu jusqu’à ce que la tempête qui s’est élevée en vous se tranquillise. Dites avec saint Pierre : Seigneur, sauvez-moi1 sinon je péris, car je succomberai !
La présence de Dieu est le meilleur remède contre la promptitude : tâchez de la réveiller par de fréquents retours au-dedans et imposez-vous quelque pénitence lorsque vous y manquez, comme de vous priver de quelque plaisir, ou de donner quelque aumône. Il faut aussi exercer la patience envers vous-même, vous supportant dans vos faiblesses et vos rechutes, ne vous décourageant point, vous relevant avec le secours de la grâce lorsque vous êtes tombée. Donnez-vous à Dieu, madame, pour qu’Il fasse en vous ce que vous ne pouvez faire. Et croyez-moi sans réserve, avec respect, toute à vous. [237]
1Mt 14, 30.
Dieu ne regarde pas la fortune temporelle ; au contraire, Il semble renverser celle de ceux qui sont à Lui, afin d’être leur partage pour jamais, et cet héritage, le plus fortuné de tous, vaut mieux que l’empire de toute la terre.
Le propre de l’abandon à Dieu est de mettre l’âme dans une certaine indifférence, qui fait qu’elle veut tout et ne veut rien. Elle est sur un pivot où on la remue et fait tourner du côté que l’on veut. Plus l’âme avance, plus elle se trouve de la sorte. C’est ce qui la rend contente sans contentement dans les événements de la vie les plus fâcheux, ce qui n’empêche pas pourtant qu’on n’en sente la peine.
Pour ce qui regarde votre famille, il faut peu à peu parvenir à y mourir [238] entièrement, comme s’ils vous étaient étrangers, leur donnant néanmoins des marques de cordialité. Ce n’est point par les sorties âpres qu’on les corrige, au contraire, cela les rebute, les aigrit, les mal-édifie, vous nuit à vous-même, à votre corps et à votre âme. Si vous vous apercevez que l’humeur et le vif se mêlent dans ce que vous faites ou dites, laissez-les tomber ; lorsque cela est arrivé sans vous en apercevoir, supportez-vous en patience, et tâchez de réparer par votre douceur l’impression de peine que vous pouvez avoir faite. C’est un très grand défaut que de vouloir les choses trop parfaites dans ceux qui n’en sont pas capables : il faut souffrir en patience le mal qu’on ne peut empêcher. Dieu nous supporte dans nos misères, quoiqu’Il puisse nous les ôter tout d’un coup. Le mal vous paraît trop mal dans les autres. Abandonnez votre famille à Dieu, priez pour elle en votre manière, et Dieu y remédiera davantage que vous. Il faut que nos familles nous crucifient, sans quoi, on s’y attacherait, et elles ne nous seraient pas comme le reste du genre humain. Car, si nous étions bien morts, [239] nous serions aussi contents que Dieu donnât la vertu, la sainteté à d’autres qu’à nous-mêmes, et par conséquent qu’à ceux qui nous appartiennent. Il faut dire avec Jésus-Christ : mes enfants, mes frères, etc. sont ceux qui font la volonté de mon Père1.
Ah ! que Dieu demande une grande mort de ceux qu’Il conduit par la voie de l’abandon ! Mourons donc, et par nos propres défauts, et par ceux des autres ! Il faut espérer que Dieu sera en vous ce qu’Il a promis par le Prophète : Je vous ôterai, dit-il, le cœur de pierre et vous en donnerai un de chair2. Cela viendra peu à peu. Et cette charité douce et compatissante, condescendante, supportante, c’est la vertu de Jésus-Christ. Ce fut celle qu’Il communiqua à Son disciple bien-aimé lorsqu’il reposait sur Son sein. C’est cette vertu que le cœur communique au cœur : premièrement le cœur de Jésus à celui qui L’aime, et le cœur qui aime aux autres qui lui ont été unis3. C’est cette admirable hiérarchie terrestre, qui se contre-tire4 en quelque sorte sur la hiérarchie céleste. Ne vous mettez [240] pas en peine des dégoûts et répugnances, souffrez-les comme le reste : tout cela est nécessaire pour nous avancer dans la mort et le rien.
Le reste de vos dispositions, quoique sèches, me plaît assez. Demeurez sous la main de Dieu comme un enfant, et tâchez avec Sa grâce de devenir si petite qu’on ne vous aperçoive plus. Je suis à vous dans le cœur et par le cœur de Jésus, patient, humble, petit, compatissant.
1Mt 12, 50.
2Ez 36, 26.
3Description précise de la communication de la grâce de personne à personne, de cœur à cœur.
4Contre-tirer : copier trait pour trait en calquant. (Littré).
Je ne suis point surprise de ce que vous me mandez de N. Lorsque l’on est rentré une fois dans la possession de soi-même, la nature y trouve si fort son compte qu’on n’a plus envie d’en sortir, et on fait en peu de temps un grand chemin, parce qu’on n’a qu’à suivre le penchant de la nature comme [241] le fil de l’eau, au lieu que c’est comme remonter à la source que de se quitter soi-même, ce qui ne se fait qu’avec bien de la peine, et sans voir son avancement. Il serait bien fâcheux pour elle qu’elle se démentît, car pour vous, ce vous serait une croix bien purifiante. Tant que la grâce la soutiendra, elle reviendra. Mais qu’il y a peu de personnes qui veulent suivre Dieu aveuglément dans la peine et dans l’obscurité !
C’est néanmoins le meilleur état. C’est le vôtre. Dieu est toute lumière en Lui-même, mais à notre égard ce n’est qu’obscurité. Et plus la lumière est pure, plus elle nous paraît ténèbres parce que rien ne la termine. Je crois que vous m’entendez assez. La plus grande marque que le cœur est bien, c’est cette séparation entière et générale, car le cœur n’est point fait pour être vide et séparé ; et dès qu’il l’est de tout, il est certainement dans son centre, ou du moins uni à son centre.
Celui qui ne se possède plus, ne se commande plus : c’est pourquoi il a tant de peine à se précautionner contre certains défauts purement extérieurs, qui paraissent davantage à cause de l’impuissance où l’on est, et que vous exprimez bien.
Je suis très fâchée de votre infidélité : elle est de conséquence. Dieu vous fait voir par là ce que c’est que de suivre les mouvements de son cœur ou d’y résister. Il faut une chose aussi marquée que celle-là pour vous y faire entrer. Plus on est fidèle aux mouvements de la grâce, plus on a de lumière pour les découvrir ; mais lorsque vous ne les suivez pas, soit par respect humain, soit autrement, ils se perdent, et s’effacent peu à peu. C’est ce que saint Paul veut dire, lorsqu’il nous dit : N’éteignez pas l’Esprit1 ; on ne comprend jamais sans expérience ce que cela veut dire : chacun l’explique à sa mode, mais c’en est là le vrai sens. [243] Entrez donc avec fidélité, à l’avenir, dans les mouvements de la grâce, puisque vous avez une si funeste expérience de votre infidélité. Lorsque nos infidélités ne regardent que nous, c’est peu de chose ; mais pour l’ordinaire elles font tort aux autres. Voilà assez sur cette matière.
Vous me direz que je ne prêche que la petitesse : est-il rien de meilleur ? Mon Maître a dit : Si vous ne devenez petits comme des enfants, vous n’entrerez point au Royaume de Cieux2. Il y a pourtant des grands qui croient que le ciel leur est dû ; mais ils n’entreront point dans le Royaume intérieur, s’ils ne sont petits ; et même, pour aller au ciel, quels feux pour les réduire en cendres ! Laissons donc la sagesse humaine pour nous revêtir de la sagesse [de] Jésus-Christ, le plus anéanti de tous les hommes. Ce n’est pas la graisse du corps qui nuit, mais l’enflure de l’esprit. Tout tend à être quelque chose, et il faut n’être rien. [244]
1I Th 5, 19.
2Mt 18, 3.
Il est juste que Dieu fasse payer à N., dès cette vie, la peine de son élévation. On dit cent choses sur son sujet que j’ai peine à croire. Il vous paraîtra étonnant qu’ayant beaucoup souffert par les mauvaises impressions qu’on lui avait données de moi, cependant personne ne la justifie plus que moi et ne prend plus de part à ses peines ; et si elle manquait de refuge et que je pusse lui en donner aux dépens de tout ce que j’ai, je le ferais : ce sont les dispositions de mon cœur. Je voudrais lui procurer autant de bien qu’elle m’a causé de peine. Je suis persuadée qu’elle n’a jamais eu de mauvaises intentions, ou bien qu’elles lui étaient cachées.
Ce que vous dites est vrai, qu’il est plus aisé d’être fidèle dans les grandes [245] choses que dans les petites, parce que les petites sont des tracasseries journalières qui importunent ; de plus, les grandes sont rares et les autres sont fréquentes. Les grands coups assomment, et les petites choses irritent la nature. Mais vous savez que Notre-Seigneur nous demande la fidélité dans les petites choses ; et c’est cette même fidélité qui attire Son secours dans les grandes. Vous savez qu’il s’agit de mourir réellement à soi-même et que rien ne fait tant mourir que les tracasseries journalières. Quand vous sentez votre vivacité s’émouvoir, laissez-la tomber avant que de parler et d’agir, recueillez-vous un moment pour vous tranquilliser : alors vous ferez les choses beaucoup mieux selon Dieu, et même pour les hommes ; ce que vous direz aura plus d’effet. Travaillez donc à cela avec courage. C’est ce que Dieu veut de vous.
Tout ce que Dieu fait est toujours pour le mieux : nous en verrons peut-être les motifs dans la suite ...a Comme vous m’aviez paru souhaiter ma demeure à N., j’ai pensé que c’était assez du chagrin de voir la chose manquée sans le croître encore par vous faire faire attention à autre chose1. J’espérais toujours que cette forte inclination qui vous occupe, diminuerait et que, votre cœur étant vide, il serait en état de recevoir ce que Dieu vous donnerait. Cependant j’aperçois que vous craignez tous les remèdes qui peuvent diminuer votre mal parce que le mal vous plaît plus que le remède, que votre blessure vous fait plaisir, et que loin de la diminuer, vous ne songez qu’à l’accroître, ou du moins à la conserver. [247]
Que faut-il donc faire ? Il faut attendre en paix l’événement de la maladie. Dieu jaloux de votre cœur, voyant votre faiblesse à suivre ses penchants, Se servira peut-être de remèdes plus forts et plus décisifs que ceux qu’on vous avait proposés. Il Le faut laisser faire : Il a une bonne lancette et de bons rasoirs. Ne vous découragez point cependant. Priez, espérez : que votre volonté supérieure désire sincèrement être guérie malgré les répugnances de l’inférieure.
aPoints de suspension dans l’édition Dutoit.
1Sens probable : …sans accroître le chagrin, en vous offrant une diversion.
Monsieur,
Tout se fait et s’opérera toujours pour vous par la souplesse de votre volonté et par l’enfance, parce que ces deux choses, qui n’en sont qu’une, sont le moyen le plus contraire à votre sagesse naturelle et à votre bon esprit, et Notre-Seigneur l’a choisi pour vous. Ne croyez pas aussi que vos épreuves doivent être de fortes tentations. Il y a longtemps que je vous l’ai dit, mais je l’ai vu ce matin plus clair que le jour.
Tout ce que Dieu fera, c’est de vous conduire contre toute raison, rendant votre volonté aussi souple dans l’effet qu’elle l’est dans l’instinct, et (faisant) qu’elle se trouve conforme à la lumière qui vous découvre l’étendue du domaine de Dieu. Cette souplesse exclut toute propriété, et par conséquent toute réserve, dans l’effet comme dans l’intention.[3]
Vous savez assez que ce qui s’appelle véritablement la mort, est le passage de notre volonté en celle de Dieu. Ce qui fait changer l’homme charnel en l’homme spirituel, c’est le passage du sensible charnel au spirituel, qui fait qu’à mesure qu’il passe d’une manière (même active au commencement) dans ce qui est de l’esprit, il s’éteint à tout ce qui est des plaisirs extérieurs, des sentiments et des goûts pour les choses du monde. De sorte qu’il est aussi essentiel à l’homme de commencer par mourir aux plaisirs (et c’est ce que l’on appelle communément pénitence)1 comme il lui est essentiel de perdre sa volonté pour passer en Dieu : ceci arrête presque tout le monde et est l’écueil général des bons et des mauvais. Les bons ne peuvent quitter cette première mort ou mortification : c’est ce qui fait qu’ils ne passent pas outre. Les mauvais ne sauraient se résoudre à l’embrasser, et comme elle est la porte nécessaire, ne passant point par elle, ils demeurent toujours dehors, et par conséquent toujours dans le péché. Mais lorsque l’homme meurt véritablement à ces choses, il devient spirituel. [4]
Et comment devient-il spirituel ? C’est qu’en mourant activement et volontairement à tous les plaisirs des sens, même aux plus innocents, il aperçoit en soi un autre plaisir, plus délicat à la vérité, mais aussi plus délicieux et ensemble sensible, qui affine son goût de telle manière que ce qui lui causait autrefois du plaisir (parce qu’il n’avait rien goûté de plus délicat) ne lui en cause plus, parce qu’il est accoutumé à une autre nourriture. D’où vous voyez, monsieur, qu’il est de conséquence de laisser aux commençants le sensible spirituel jusqu’à ce qu’ils soient affermis dans la mortification ou mort des choses extérieures, et qui voudrait leur ôter le sensible spirituel avant ce temps et avant que Dieu le fasse Lui-même, sous prétexte de les avancer, leur nuirait infiniment. Il faut que les directeurs soient extrêmement possédés de l’Esprit de Dieu pour ne point précéder la grâce, et aussi pour ne point l’arrêter. Il la faut suivre avec un courage merveilleux, et se servir du goût sensible spirituel pour mourir infatigablement au sensible matériel. [5]
Ceci est d’une si extrême conséquence que sans cela l’on demeure toujours charnel ; et il arrive ou que le sensible spirituel se perd et se dessèche par le goût du monde, ou qu’il se fait un malheureux mélange de l’esprit et de la chair qui produit des monstres, et qui attire, au lieu d’un déluge de grâce qui nous était préparé, un déluge de la colère de Dieu. N’est-il pas dit dans l’Écriture qu’il sortit de l’alliance contractée entre les fils de Dieu et les filles des hommes, des géants, qui étaient les puissants du siècle ? Ce furent eux qui attirèrent ce déluge, et ce mélange est une chose abominable devant Dieu. C’est pourtant de cette alliance abominable de l’esprit et de la chair que tous ceux qui paraissent dans le monde comme les grands du siècle, se soutiennent et se produisent.
Il est donc d’une extrême conséquence de se servir du goût sensible spirituel pour exterminer tout goût sensuel ; et qui voudrait se défaire avant le temps du goût sensible spirituel sous prétexte d’avancement, se nuirait [6] beaucoup. Mais aussi, lorsque Dieu ôte le goût spirituel, et qu’Il substitue un goût délicat en la place, qui est perceptible mais qui n’a rien de sensible, il s’y faut laisser tout entier et ne point s’attacher au sensible spirituel, [ce] qui serait [alors] un dommage irréparable, et qui est encore une pierre d’achoppement à la plupart des spirituels.
Vous voyez et vous savez, monsieur, que Dieu conduit l’âme de dénuement en dénuement de cette sorte, et tout cela s’appelle mort ; et les personnes peu éclairées qui voient un extérieur fort éteint par cette première pratique, qui est pourtant essentielle, disent : voilà un homme bien mort ! Oui, il est mort aux choses extérieures, quoiqu’il soit souvent tout plein de vie pour les choses du dedans. Tous ces passages sont des morts à l’égard des choses qui leur sont inférieures ; mais la mort totale, qui se fait par quantité de passages presque imperceptibles que nous appelons dénuements, n’est autre que la perte entière de notre volonté en celle de Dieu, non seulement quant au sentiment, quant à la foi et à l’intention, mais quant à la [7] réalité. Et comme les autres passages ne se font que par l’extinction entière de tout ce qui nous faisait vivre ou dans le monde ou dans les choses sensibles spirituelles, de même la mort totale et le passage de notre volonté en celle de Dieu ne se fait que par la perte entière et sans exception de tout ce qui nous peut arrêter, même dans une volonté bonne et juste.
Que fait donc Dieu ici, et que fera-t-Il, monsieur ? C’est que, par une autorité autant douce que puissante, Il Se sert de Son pouvoir pour accommoder ce qu’Il veut de nous, et de telle sorte que le consentement que nous donnons est aussi doux et suave qu’il est infaillible : Il n’arrache rien avec violence. Mais comme Il est aussi habile que puissant, Il ajuste toutes choses de telle manière qu’il faut Le suivre, mais Le suivre agréablement à travers les plus étranges précipices. Mais Il est si adroit, ce cher divin Maître, et Il entend si bien Son métier de nous dérober à nous-mêmes, qu’Il ne fait infailliblement ce qu’il veut pour ce dernier passage qu’après avoir si bien fixé [8] notre volonté vers Lui, qu’il n’est plus en état de retourner en arrière.
Il me semble que vous me dites : « quelles sont donc les infidélités que l’on peut faire, puisque Dieu nous prend alors infailliblement ? Car s’Il nous prend infailliblement, nous ne Lui sommes plus infidèles. Et pourquoi tous ne passent-ils pas en Lui ? Comment y en a-t-il si peu qui y passent ? » Il faut vous le dire, et peut-être le savez-vous déjà. Pour l’ordinaire, tous les arrêts des âmes viennent avant que d’en venir jusqu’ici ; or étant alors libres et leur volonté n’étant pas encore fixée, elles se reprennent aisément et se tiennent arrêtées sous de bons prétextes, croyant faire merveille, quoiqu’elles fassent tout par amour-propre, mais diversement, selon que l’amour-propre est plus grossier ou plus spiritualisé. L’infidélité dans la voie consiste à ne se pas laisser dépouiller du sensible, ou spirituel, (selon les degrés que nous avons marqué), et de ne pas se laisser conduire par un directeur intérieur duquel les avis sont plus ou moins aperçus selon l’état de l’âme : directeur qui est si délicat, et qui doit être si fort ménagé [9] que, comme il ne manque jamais lorsque l’on est fidèle à le suivre, et qu’il devient plus délicat à proportion de l’avancement, aussi il se dépite, se retirant aisément lorsque l’on ne le suit pas avec fidélité ; et autant qu’il est fidèle à ceux qui le suivent fidèlement, autant est-il se cachant et s’éloignant de ceux qui le négligent. C’est proprement ce que saint Paul appelle ne point éteindre l’esprit2. Ce sont donc les deux choses que je viens de dire, qui arrêtent toutes les âmes, et c’est l’amour-propre charnel ou spirituel qui fait cet arrêt ; et comme on ne demeure pas toujours en une même place, on ne fait alors qu’aller et venir, et l’on ne passe point un certain terme, qui, étant une fois franchi, ferait avancer l’âme infiniment.
La raison illuminée, ou la foi même en tant qu’elle est appuyée, est ce qui sert à arrêter l’âme. Mais comment cela ? C’est que la volonté est une aveugle, qui irait aveuglément par tout ce qui l’entraîne, et qui suivrait infatigablement un certain goût, ou aperçu ou caché, qu’elle trouve dans les choses ; [10] mais comme elle ne voit pas où elle va, elle se contente de courir après les parfums de l’Époux sans rien examiner. Mais la raison et ensuite la foi appuyée de la sagesse lui servent de flambeau pour l’éclairer et l’arrêtent tout court, et c’est ici [que se trouvent]a tous les combats et toutes les peines de la vie intérieure. Car cette volonté, incapable de raison et de rien voir, mais très capable de goûter, de se nourrir, et de suivre son maître à la piste sans rien examiner, veut courir de toutes ses forces après cet inconnu qui l’entraîne. Mais elle se sent arrêtée tout court par la raison et par la foi revêtue de la sagesse : elle ne peut passer outre ; cependant elle se sent toujours tirée. Qu’arrive-t-il ? C’est qu’elle est comme déchirée ; et ce sont là les grandes peines de la vie spirituelle dont quantité de gens ont écrit, et où presque personne ne donne de remèdes, faute de connaître le remède spécifique. On fait ici, comme les médecins, des raisonnements infinis ; on donne quantité de remèdes qui augmentent ou flattent le mal, mais ne le guérissent point. Il arrive quelquefois ou [11] que l’on rencontre par hasard un médecin qui, connaissant la nature du mal, indique le remède, ou bien que le pauvre malade, fatigué de tant de remèdes qui ne servent qu’à le tourmenter, recouvre la santé en abandonnant les médecins et les remèdes, et suivant un appétit secret contre lequel souvent il a combattu longtemps, et contre lequel les médecins se gendarmaient, l’assurant que s’il suivait cet appétit, il se ferait mourir. Combien alors est étonné ce pauvre malade, de voir que ce qu’il avait fait comme en tremblant et suivant un appétit qui l’entraînait comme malgré lui, lui rend la santé et la vie ! Il en arrive autant à une âme : souvent la raison illuminée, ou la foi sage, l’arrête toute la vie ; elle fait cent efforts, parce qu’elle est déplacée ; elle n’est plus nourrie, car elle a affaire à des maîtres qui lui disent sans cesse que la nourriture qu’elle prend est une nourriture empoisonnée : ils lui donnent des craintes mortelles de l’appétit qu’elle a de s’en nourrir, mais ils ne lui donnent nulle nourriture ; elle est affamée et ne sait que devenir, car elle n’est point nourrie, ni n’ose satisfaire son appétit ; [12] et c’est ce qui la fait languir et gémir jusqu’à ce qu’elle trouve quelqu’un qui lui enseigne la vérité, et qui lui fasse prendre ce qu’elle souhaite, ou qu’elle le fasse elle-même par entraînement et désespoir. Qu’elle est étonnée alors de voir qu’elle trouve la vie, la joie, et la liberté dans ce qu’elle croyait lui devoir causer la mort3 !
La souplesse de la volonté est donc ce qui est le plus nécessaire. C’est pourquoi lorsque Dieu veut pousser une âme aussi loin qu’Il a résolu de pousser M..., non seulement pour lui, mais pour bien d’autres pour lesquels Il le destine, Il travaille incessamment sur sa volonté, obscurcissant l’esprit en apparence, mais l’éclairant en effet4. Je dis donc que Dieu rend cette volonté souple, et c’est son travail : Il la rend dans le commencement souple à suivre la raison illuminée, ensuite à suivre la foi sage. Mais après l’avoir rendue souple de cette sorte, Il lui fait [13] quitter les routes de la raison et de la foi sage pour la conduire par des sentiers qui lui sont inconnus, et qui, paraissant la dérober à la raison et à la foi, la font entrer dans la sagesse de Jésus-Christ, si différente de tout ce qui a été jusqu’alors que, sans le témoignage de la filiation divine qui reste dans le fond d’une manière cachée, et sans l’aisance et la liberté que l’on trouve en la suivant, on croirait s’égarer incessamment. Aussi faut-il bien se donner [alors] de garde d’en croire la raison ni la foi sage ; il ne faut pas même les écouter un moment, car la volonté étant alors fixée (comme je l’ai dit) selon le dessein de Dieu, elle ne doit plus être conduite ni de la raison, ni de la foi sage ; mais elle doit les conduire elle-même en les perdant en Jésus-Christ d’une manière inconnue.
Et c’est alors que toute sagesse humaine et raisonnable étant perdue, la Sagesse-Jésus-Christ s’élève dans une âme et y croît jusqu’au jour parfait ; mais cela ne se fait (comme j’ai dit) qu’en perte, et lorsque la volonté n’a plus quoi que ce soit (pour bon et juste qu’il paraisse) qui la puisse arrêter, et [14] qu’ayant outrepassé les limites de la raison et de la foi sage, elle court sans ordre ni raison par un chemin inconnu aux autres et à elle-même, dont elle ne désire avoir aucune connaissance, mais elle trouve qu’il la met dans une région, qui, pour être éloignée d’elle-même, ne lui est plus étrangère.
C’est là son lieu propre, où elle serait dans un bonheur achevé, (parce qu’elle passerait par là en Dieu), si elle pouvait ne point envisager les premières routes qu’elle a suivies, ni les crieries de la raison illuminée et de la foi sage. Mais comme l’eau rapide a pris alors son cours dans une pente où il est impossible de l’arrêter tout à fait, elle se donne bien quelque peine elle a des craintes, des frayeurs, des hésitations lorsque la raison crie contre elle de toutes ses forces, et que la foi sage semble la condamner ; cependant, comme elle est fixée par Dieu même et qu’il lui est impossible de retourner d’où elle est venue, il faut qu’après des souffrances inutiles qu’elle se cause, elle se laisse entraîner en se débattant du mieux qu’elle peut. Elle ne sent la violence que lorsqu’elle se veut défendre car, hors de là, [15] elle est dans un état qui lui est aussi naturel qu’il est naturel à l’eau de suivre sa pente. Souvent même, l’aisance et le naturel de cet état fait de la peine, mais qu’elle n’en ait point de peine, car c’est l’état simple, dans lequel nous sommes créés : il est aussi naturel à l’homme d’être en Dieu et d’y être dans une parfaite largeur, simplicité, et innocence, qu’il est naturel à l’eau de s’écouler. Si l’homme est comme il doit être, son état est d’une aisance infinie et sans bornes, parce qu’il est créé souverain, et qu’il ne peut être assujetti par nulle chose créée, quoiqu’il soit assujetti par son Dieu, si l’on peut appeler assujettissement ce qui, le rendant peu à peu un même esprit avec Dieu, semble l’égaler à Dieu.
Soyez donc persuadé qu’il n’y a rien de violent dans la conduite de Dieu que ce que nous y ajoutons, que Sa conduite est douce et suave ; s’il y a quelque violence, c’est ou parce que notre volonté n’est pas encore parfaitement gagnée, ou parce que notre amour-propre la cause, ou parce qu’il nous reste encore quelque intérêt du temps et de l’éternité, et que bien qu’on ait souvent [16] abandonné à Dieu l’un et l’autre, néanmoins lorsqu’Il tient sur nous une conduite qui semble les faire perdre, cela nous étonne, et cela trouve des répugnances. Ce n’est cependant en Lui qu’un jeu, quelque effrayant qu’il nous paraisse. Mais lorsque ayant franchi tout ce qui nous retarde, tout nous est rendu égal, alors nous courons sans que rien nous fasse tomber, parce que nous n’avons plus ni désirs ni répugnances qui nous arrêtent. Et c’est de cette sorte que, rien de ce qui est en nous ou hors de nous ne nous arrêtant plus, nous sortons de nous-mêmes, perdant tout amour rapportant à soi, ou même distinguant quelque chose en Dieu qui n’est pas Dieu même, comme honneur, gloire de Dieu, et le reste, car il y a différence entre ne rien distinguer en Dieu dans l’usage, et lorsqu’Il nous conduit par des routes contraires à nos idées, [par des routes] nues et générales.
Lors donc que toutes ces choses sont, [17] la volonté meurt à soi véritablement, non d’un trépas douloureux et sensible5, mais d’un passage doux et tout naturel, qui fait que cette volonté cessant d’être arrêtée en elle-même par ce qu’il y a même de plus délicat, passe infailliblement et nécessairement en Dieu. C’est ce que l’on appelle mort. Elle [à savoir la volonté] est morte quant à son propre, mais elle ne fut jamais plus vivante : elle vit en Dieu, non de la première vie, ou d’une vie qui lui soit propre, mais d’une vie que Dieu lui communique, qui n’est autre que Sa propre vie et Sa volonté.
Alors cette âme est faite volonté de Dieu : elle a des volontés, et il faut qu’elle les suive, mais volontés qui sont Dieu, et qui ne tenant plus rien de leur première nature, n’en empruntent plus les défauts, même dans les choses qui paraissaient défauts dans cette volonté lorsque l’homme en était le principe. Cette volonté [étant] ainsi en Dieu est nécessairement changée en Lui-même, comme c’est le propre de toute fin, et surtout d’un fin parfaite, de [18] changer en soi-même tout ce qui lui est rapporté et tout ce qui passe en elle. Elle passe donc en Dieu, elle est changée et transformée en Lui, et c’est ce que les mystiques appellent résurrection. Ce mot, s’il n’était pas de l’usage, me paraîtrait impropre : pour ressusciter, il faut revivre de la vie dont on vivait ; mais ici, la volonté ne vit plus de la première vie : elle est mangée, digérée, transformée, de sorte que Dieu veut d’une volonté absolue. Or comme la volonté est le siège de l’amour, celui-ci, bien que nous n’ayons point parlé de lui, n’a pas laissé de faire le même trajet que la volonté, de changer comme elle, de courir avec elle ; il passe aussi avec elle en Dieu, et alors il est fait Amour-Dieu, amour pur, où l’âme n’aime plus par amour, mais Dieu S’aime en cette âme et transforme son amour en Lui.
Vous voyez que toute la Trinité travaille à cette transformation indistinctement. Le Saint-Esprit change en Lui la volonté d’amour et de jouissance. Le Verbe change en Soi la sagesse et la connaissance, en sorte que cette raison illuminée [19] et cette foi sage disparaissent et ne s’opposent plus à l’entraînement aveugle de la volonté et meurent peu à peu, parce que, ne vivant que pour la tourmenter, elles ne peuvent vivre sans elle. Elles meurent, dis-je, et passent dans le Verbe, Sagesse éternelle qui devient la lumière et la vie de l’âme avec l’Esprit-Saint en unité parfaite. Et c’est alors que le Père engendre incessamment Son Verbe dans l’âme et que le Saint-Esprit y est produit, mais l’âme n’entre en rien : elle est anéantie quant à son propre, mais elle est en même temps rendue divine.
Et c’est alors qu’elle participe aux qualités de Dieu, qui est de se communiquer aux autres, ou plutôt, c’est comme une rivière qui, s’étant perdue dans un grand fleuve, suit sa course et n’en suit point d’autre : elle se communique où le fleuve se communique, arrose ce qu’il arrose, entraîne en soi toutes les petites rivières qui, se trouvant dans son passage, sont destinées à se perdre avec elle dans le fleuve. Vous voyez ici qu’il se fait non seulement un mélange de toutes ces rivières dans le fleuve, mais que ces mêmes [20] rivières sont mélangées et sont réduites en unité dans celle qui est destinée à les perdre avec soi (dans le même fleuve Voilà la consommation des âmes en un : c’est le pur Évangile selon que Jésus-Christ l’a dit de la consommation d’unité6.
Or de même que toutes les rivières qui se perdent dans la mer, (pour retenir la même comparaison) n’entrent dans leur fin qu’en se perdant toutes dans les rivières destinées à les y porter, il en est de même de plusieurs âmes à l’égard de celle qui doit leur servir de moyen à les mener en Dieu. Si ces rivières disaient : « Nous ne voulons point passer dans cette rivière où nous aboutissons, mais nous voulons nous perdre directement dans la mer », ne leur dirait-on pas qu’elles ne peuvent y aller sans ce moyen qui, loin de leur servir d’empêchement, les y conduira sans doute, et que, si elles se refusaient, elles s’ôteraient pour jamais toute voie de se perdre dans leur fin, et qu’alors, se changeant en de misérables marais, elles se conserveraient à la vérité sans être mélangées mais [21] conserveraient aussi la corruption, au lieu qu’elles se fussent conservées pures en se perdant et se mélangeant7.
Ceci est plus réel que l’on ne le peut dire, et il serait difficile de comprendre sans expérience ce que c’est que cette unité des esprits. Combien y a-t-il de rivières qui marchent longtemps à côté les unes des autres sans se perdre et se mélanger que lorsque le moment est venu ? Et combien y en a-t-il aussi qui semblent ne se rencontrer que pour se perdre d’abord avec précipitation ?
Ceci, loin d’être une chose forgée par l’imagination, est toute l’économie de la Divinité hors d’Elle-même. C’est la fin et de la création et de toutes religions, qui n’ont été établies de Dieu que pour conduire l’homme en Dieu même, comme les lits de chaque fleuve sont pour les perdre dans la mer. C’est tout le travail de Dieu sur Ses créatures, c’est toute la gloire qu’Il en peut et doit tirer. Tout ce qui n’est point cela sont des moyens ou éloignés ou plus proches, mais ce n’est point ni notre fin ni notre essentielle béatitude.
C’est la découverte de cette lumière [22] qui ravit ; cette lumière, du moins en netteté et distinction, ne précède point l’état de l’âme, mais elle le suit, comme un homme dans une caverne sombre ne découvre les endroits cachés qu’après y avoir un peu demeuré .
C’est là la pure Théologie8 que Dieu enseigne aux anges et aux saints. Tout autre est un discours : ou des moyens par rapport à Dieu, ou de Dieu par voie de raisonnement, mais c’est ici une théologie d’expérience que Dieu n’apprend qu’à Ses enfants qui, ayant perdu toute leur sagesse pour Son amour, ont mérité par là qu’Il devienne leur sagesse, leur esprit et leur vie. Ceci est la loi de la sagesse pour vous et la voie du Seigneur en vous, et de vous en Lui-même, en qui je suis, sans distinction, par un mélange inexplicable en unité divine, ce que vous savez.
aEntre crochets chez Dutoit.
1Cet ajout qui paraît inutile veut aller contre l’inflation du mot pénitence qui ne veut plus dire la mort aux plaisirs.
2I Thes. 5, 12.
3Son expérience personnelle des confesseurs.
4(ce qui est si vrai, que celui que la Sagesse divine obscurcit, est aussi éclairé que celui qu'elle illumine d'une manière connue ; comme il se voit en ce qu'ils pensent et goûtent les mêmes choses) Ajout probable, qui rompt la lecture.
5(car la mort ne se sent pas quoique ses approches soient douloureuses) Ajout…
6Cf. Jean 17, 21-23.
7Ce paragraphe souligne la nécessité d’avoir un maître spirituel.
8Majuscules chez Dutoit que nous rendons par des italiques.
Le souverain bonheur de la vie, comme vous le dites fort bien, est cette dépendance continuelle à toutes les volontés divines. Tout ce qui n’est pas cela n’est que fantôme de piété. Car, je vous prie, de quelle utilité est un serviteur qui, en s’accablant de travaux que son maître ne lui ordonne pas, néglige de faire ce qu’il lui ordonne ? Je sais qu’on répondra que personne ne veut aller contre la volonté de Dieu par une désobéissance manifeste s’il a quelque connaissance de Dieu [24] et quelque dessein de Lui plaire, mais ce n’est pas assez. L’Écriture sainte dit que c’est comme le péché d’enchantement que de répugner, et comme le péché d’idolâtrie que de ne vouloir pas obéir1. Tout l’embarras donc des âmes de bonne volonté est de connaître la volonté de Dieu.
La volonté de Dieu se manifeste extérieurement ou intérieurement : extérieurement, par l’état, l’emploi et la vocation de chacun. On doit toujours préférer le devoir de son état à toutes les dévotions particulières. On la connaît aussi par la Loi, par l’Évangile, et par les règles de l’Église, à laquelle Dieu nous oblige d’obéir. Cette règle est généralement pour tous. Mais il y a un ordre divin marqué pour chacun de nous : c’est ce qui nous arrive de moment à autre, soit de la part de Dieu, qui nous exerce, soit des créatures, qui nous crucifient, soit de nous-mêmes, par nos imprudences. Enfin, tout ce qui arrive, hors le péché, c’est ce qui nous marque la volonté extérieure de Dieu. [25]
Sa volonté intérieure se manifeste, ou par la simple inclination qu’elle donne à l’âme, ou par des dispositions où elle la met. L’âme doit être également fidèle à l’une comme à l’autre, car comme il faut combattre les désirs déréglés de la nature, il faut aussi acquiescer aux désirs que la grâce forme en nous. On connaît les désirs être de la grâce lorsqu’ils sont désintéressés, qu’ils ne sont point opposés à nos devoirs, car tous désirs contraires au devoir, quelque bons qu’ils paraissent, ne sont pas de Dieu : Dieu n’est point contraire à Lui-même ; et c’est en ce sens qu’il faut mourir au désir des bonnes choses lorsqu’elles sont contraires à ce que Dieu veut de nous. Pour les dispositions intérieures, quelque pénibles et ennuyeuses qu’elles soient, elles doivent être portées en esprit de sacrifice, car celui qui ne mérite rien n’a pas lieu de rien attendre. L’Écriture sainte nous conseille de souffrir les retardements des consolations, afin que notre vie croisse et se renouvelle2. [26]
Pour répondre avec simplicité à ce que vous me demandez sur l’oraison que je crois que Dieu veut de vous, je vous dirai que votre oraison doit plus être un fruit de votre cœur que de votre tête : Dieu fait plus de compte de l’amour que du raisonnement. Aimez beaucoup, et raisonnez peu. C’est une bonne méthode que de parler un peu à Dieu, qui n’habite dans le fond de nous-mêmes que pour nous écouter, mais il faut, après avoir parlé à Dieu, L’écouter quelques moments par respect. Si Dieu ne parlait point à notre cœur, Il ne dirait pas, en tant d’endroits de l’Écriture, qu’Il parle au cœur de Jérusalem3, qu’il faut L’écouter : Écoutez, ma fille4. Écoutez donc quelques moments. Mais, me direz-vous, je n’entends point la voix de Dieu. C’est que vous ne connaissez point Son langage, car Il parle incessamment, mais Il parle efficacement : c’est une touche intime, qui enseigne à petit bruit la science de connaître Dieu et de L’aimer, de se connaître soi-même et se haïr.
Ne finissez jamais votre oraison que vous ne soyez restée quelques moments [27] de cette sorte, demandant à Dieu qu’Il vous apprenne Lui-même à prier. La prière de la tête ne se fait pas toujours, l’imagination étant fort volage, mais comme tous nos efforts ne peuvent l’arrêter, je crois que le temps que l’on emploie après elle, serait mieux employé à aimer.
Vous avez raison de craindre les dévotions ridicules et extraordinaires. La prière du cœur et l’amour de la volonté de Dieu ne portent ni l’un ni l’autre de ces caractères. Cette prière de cœur et d’amour est aussi ancienne que le monde, et Dieu ne nous a jamais demandé que notre cœur. C’était la prière de l’ancienne loi et de la nouvelle. Si la prière dépendait du raisonnement, l’Écriture aurait tort de nous dire que Dieu exauce la préparation du cœur du pauvre5 , qu’Il aime la simplicité. Disons-en de même de la soumission à la volonté de Dieu, c’est le pivot de la pratique évangélique : se soumettre d’abord à cette divine volonté, s’y conformer ensuite, et enfin s’y unir. Si l’on prend cela pour une dévotion [28] extraordinaire, c’est parce que tout ce qui n’est pas une entière dépravation est à présent extraordinaire ; et moi, je trouve qu’il est [plus extraordinaire] que l’homme raisonne sur les volontés de Dieu, [plutôt] que de s’y soumettre. Lorsque l’on est une fois instruit des vérités chrétiennes, il ne faut plus raisonner devant Dieu, mais s’efforcer de L’aimer et se soumettre. L'aimer, comme je vous ai dit, par reconnaissance, c’est la première démarche qui donne un amour de confiance, qui se change enfin en un abandon de tout soi-même entre les mains de Celui que l’on aime.
Je ne vois rien d’extraordinaire en cela, mais plutôt je crois que tout autre voie n’est point le propre sentier de l’âme. Cela est si vrai, qu’elle est toujours gênée et captive jusqu’à ce qu’elle ait pris cette route, qui est le pays de la paix et de la liberté, où elle se trouve à l’aise. Saint Paul dit qu’où est l’Esprit de Dieu, là est la liberté6. L’homme ne peut subsister longtemps dans un état violent ; il faut donc prendre une piété qui le mette dans la tranquillité. Je dis de plus que rien n’est plus raisonnable que cela, car que peut-il y avoir de plus juste que de prier, parler, écouter son Dieu, attendre de Lui tout son secours, que de se soumettre à Ses ordres, d’accepter de bon cœur tout ce qu’Il fait et ordonne ? Si l’on n’en use pas de la sorte, n’est-on pas toujours inquiet, et même souvent révolté ? Il est très vrai que la pratique de la soumission à la volonté de Dieu donne la paix, car celui qui ne veut que ce que Dieu ordonne, ne peut être trompé. Cette voie est la seule qui peut porter le nom de simple, puisqu’elle est exempte de toute multiplicité et uniforme, étant toute un seul et même exercice.
Les résolutions positives ne sont guère du goût des personnes qui se connaissent un peu elles-mêmes : elles savent trop le peu de fond qu’elles doivent faire sur elles-mêmes. Mais elles se présentent à Dieu afin qu’Il fasse en elles et d’elles Sa sainte volonté, qu’Il leur fasse éviter telle et telle faute, et pratiquer telle et telle vertu. Si les résolutions que nous faisons, lorsque nous manquons[9], donnaient [30] de la force, ce que vous dites serait vrai, mais la force est en Dieu et la misère en nous. Lorsque nous faisons des fautes, il faut recourir à Dieu, implorer Son secours, se convaincre de sa misère et que, si Dieu nous laissait à nous-mêmes, nous en ferions encore davantage, nous donner à Lui afin qu’Il nous garde, puisque nous ne pouvons nous garder nous-mêmes. Il ne s’agit point ici de vœux, qui sont saints en eux-mêmes, mais qui ne sont pas pour vous.
Toutes ces pratiques et ces examens sont bons et saints, mais ils ne doivent pas faire notre occupation principale, mais bien la passagère. Lorsque nous parlons de pratiques ou d’exercices spirituels, nous supposons ceux qui ne font pas d’obligation. Ce serait une attache que de vouloir quitter notre devoir pour ces exercices, ou pour reprendre le temps que Dieu nous dérobe par Sa providence ; il faut les laisser librement quand Dieu occupe à autre chose. Ce serait un relâchement de les quitter par soi-même, et pour des divertissements et amusements qui ne sont ni de charité ni de vraie bienséance, [31] mais ce n’est pas relâchement que de quitter une prière particulière parce que Dieu attire à l’oraison mentale et à quelque autre chose. Il y a l’oubli du passé qui regarde les choses qui nous concernent, et dont le souvenir est amour-propre ; il y a le souvenir du péché qui est très utile ; mais lorsque Dieu vous ôte la vue de ces mêmes péchés pour vous occuper de Son amour, c’est perdre une bonne chose pour une meilleure.
1I R 15, 23.
2Eccl 2, 3.
3Is 40, 2, etc.
4Ps 44, 11.
5Ps 10, 17.
6II Cor 3, 17.
Je crois, mademoiselle, que lorsque votre oraison est trop sèche, il faut lire quelque chose qui vous recueille1, ou regarder en vous-même Jésus-Christ crucifié. Prenez quelques mystères de Jésus-Christ que vous envisagerez simplement, non en raisonnant, mais par un regard simple et amoureux. Excitez-vous autant que vous [32] pourrez à l’amour de Jésus-Christ crucifié. Aimez la croix et la mortification. Il est impossible que vous puissiez être véritablement à Dieu sans la mortification et le renoncement à vous-même. Il faut ou que la mortification augmente ou que l’oraison diminue.
Il faut, ma chère demoiselle, vous donner à Dieu sans partage. Vous n’aurez aucun repos sans cela. Je vous conjure de vous attacher uniquement à Notre-Seigneur. Vous ne trouverez de véritable repos que là, en Le laissant agir en vous. Tâchez d’établir un édifice qui soit solide. Tâchez d’agir comme s’il n’y avait que Dieu et vous au monde : que votre seul but soit de Lui plaire ; n’admettez jamais aucune raison humaine dans ce que vous faites ; embrassez volontiers tout ce qui vous mortifie, fuyez la délicatesse de peur de devenir sensuelle, aimez la droiture et la simplicité, ne biaisez jamais mais allez à Dieu fortement, quoique non pas toujours sensiblement. Accoutumez-vous d’aller à Dieu au-dessus de tout sentiment : que ce ne soit point le goût qui vous détermine. Croyez-moi très inviolablement toute à vous. [33]
1recueillir ses esprits, concentrer son attention.
Ayez bon courage, mademoiselle, plus vous trouverez de difficulté dans le chemin de la vertu, plus vous devez vous opiniâtrer à sa poursuite. Dieu le mérite et, quand notre propre intérêt ne se rencontrerait pas dans Son service, ce qu’Il est et ce que nous Lui devons nous devrait faire faire toutes choses.
Ne L’oubliez jamais, ce Dieu de bonté : reprochez-vous tous les moments que vous vivez sans être occupée de Lui. Comment pouvez-vous L’oublier, L’ayant si proche ? Quoi ! Il est au milieu de votre cœur, et vous demandez des moyens de vous souvenir de Lui ? L’Écriture dit : Il est au milieu d’elle ; et elle ne sera point ébranlée1 ; comment pouvez-vous donc l’être pour [34] des riens, puisqu’Il est en vous ? C’est qu’Il y est seul sans être l’objet de votre recherche continuelle. Vous n’aurez l’habitude de chercher Dieu en vous qu’à force de Le chercher. Faites-le donc incessamment et sans relâche, afin que votre amour et votre foi ne se ralentissent jamais.
1Ps 45, 6.
Je vous assure, mademoiselle, que j’aurais beaucoup de peines de voir celles que vous avez, si je n’étais sûre qu’elles vous sont très utiles. Il me semble que, pour faire un usage, tel que Dieu le désire de vous, des choses que l’on vous dit, il faudrait les regarder comme des vérités, et vous en convaincre. Car il est certain que, quelque envie que nous ayons d’être droites, nous nous cachons à nous-mêmes et [35] aux autres en mille choses. C’est l’effet de notre amour-propre qui nous empêche de voir ce que nous sommes. J’avais autrefois un directeur qui m’avait donné pour maxime de croire toujours que tout ce que l’on me disait de mes défauts était véritable, bien que le chagrin et la passion le fît dire. C’est le moyen de bannir l’amour-propre et les réflexions, d’adoucir les croix, et d’être véritablement humiliées et pleines de défiance de nous-mêmes.
Attendez-vous cependant, mademoiselle, à avoir des croix. Nul changement d’état ne peut faire changer cette conduite. C’est l’unique chemin du ciel, il n’y en a pas d’autre ; s’il y en avait eu, Jésus-Christ, modèle de tous les Chrétiens, l’aurait choisi pour nous l’enseigner. Je ne sais point d’autre spiritualité que celle-là : Renoncer à nous-mêmes, porter notre croix tous les jours et suivre Jésus-Christ1.
Priez sans cesse2 parce qu’étant faible, vous avez sans cesse besoin de secours. D’où peut vous venir ce secours que de Dieu seul ? Vous ne devez point vous mettre en peine de votre [36] intérieur ni de votre extérieur, puisque M. s’en charge ; obéissez-lui donc simplement et candidement, ne lui cachez aucune de vos dispositions, pas plus les grâces que les faiblesses. C’est le moyen de vous défaire de vous-même. Il ne faut pas vous défendre d’avoir du goût pour le monde, car vous en avez, et il ne dépend pas de vous d’en avoir ou de n’en avoir pas. Mais ce qui dépend de vous est de ne point agir en conséquence de ce goût et de renoncer à tout ce qui peut vous empêcher d’être à Dieu sans réserve.
1Lc 9, 23.
2Th 5,13.
C’est une très bonne disposition, mademoiselle, que celle de vouloir servir Dieu pour Dieu même, sans avoir égard ni au goût ni à la sécheresse. Il est d’une extrême [37] conséquence de prendre d’abord ce sentier, sans quoi l’on ne parviendrait jamais à aimer Dieu purement, et l’on n’aurait rien de solide faisant bien lorsque l’on serait soutenu par le goût, et se relâchant lorsque la sécheresse viendrait. Prenez donc courage, et soyez persuadée que la sécheresse vous sera plus utile que toutes les consolations, mais surtout ne vous laissez point abattre à la mélancolie. Amusez-vous à des riens si vous n’avez pas autre chose à faire : faites-le par petitesse. Et tenez pour certain que l’état où Dieu vous met, Lui qui connaît le fond de votre cœur et tempérament qu’Il vous a donné, est et sera toujours le meilleur pour vous.
Pour ce que vous me demandez, comment on peut s’abandonner à Dieu sans produire des actes d’abandon, c'est à Lui-même à vous l’apprendre. Jusques à ce temps, produisez-en souvent, quelquefois tout simplement. C’est comme une simple exposition de soi-même devant Dieu, laquelle dit tout sans rien dire. Ne doutez point que, lorsque cet état vous conviendra, il vous sera donné [pour cela] tout ce qu’il faut. Jusqu’à [38] ce temps, exposez-vous devant Dieu afin qu’Il vous apprenne Lui-même à vous abandonner. Priez-Le d’opérer seul en vous, et tendez sur toutes choses à l’amour pur et dégagé de vous-même. C’est ce que Dieu veut présentement de vous jusqu’à ce que l’Esprit consolateur soit venu, qui vous enseignera toutes choses1.
C’est à Dieu de dénuer l’âme : ainsi il faut s’exposer souvent devant Lui afin qu’Il le fasse. Il nous dénue lorsqu’il le faut ; mais Il ne le fait qu’après nous avoir rempli de Ses grâces et de Son onction sainte, autrement, ce serait un dénuement forcé et produit par la créature, qui ne vaudrait rien. Il y a un commun proverbe qui dit qu’un clou chasse l’autre : c’est la grâce de Dieu et Son opération qui bannit et détruit celle de la créature. Il faut donc se laisser remplir de Son onction sainte. Il le fera si nous sommes fidèles à demeurer en Sa présence, à nous exposer souvent à Ses yeux divins, à faire notre oraison avec assiduité.
1Jean 14, 16-17.
Votre sécheresse peut venir de la mélancolie dans laquelle vous vous laissez aller. Au nom de Dieu, mademoiselle, tâchez de vous divertir et ne vous laissez point abattre par la mélancolie : c’est la chose du monde qui vous nuirait le plus.
Il est impossible de persévérer dans la voie de piété si on ne s’y donne avec joie. L'amour de Dieu, qui doit être le principe de toutes nos actions, doit donner de la joie à votre âme. Ô mademoiselle, Dieu vaut infiniment. Et comme Il veut être Lui-même la récompense de ce que vous quittez pour Lui, Il vous dit, comme Il dit autrefois à Abraham : Je suis moi-même ton salaire très abondant1. Pour emporter un tel prix, que ne doit-on pas faire ? Je vous assure que de toutes les personnes qui vous honorent, nulle [40] ne le fait plus fortement et plus sincèrement que moi.
1Gn 15, 1.
Je ne sais, mademoiselle, pourquoi je m’avise de vous écrire, n’ayant rien à vous dire, si ce n’est de vous conjurer d’être à Dieu de plus en plus et sans aucune réserve. Il voit le fond de votre cœur, il n’y a pas un repli de ce même cœur qui puisse se dérober à Sa vue. Ayez bon courage : Il achèvera en vous ce qu’Il a commencé si vous êtes fidèle à vous renoncer vous-même, et à suivre le chemin que vous avez commencé.
[41] Souffrez, mademoiselle, toutes les croix que la Providence vous envoie, et regardez-les comme des gages de l’amour d’un Dieu. Le goût du monde (involontaire) ne vous nuira point tant que vous ne ferez rien pour nourrir et entretenir ce goût ; mais il vous nuirait infiniment si vous cherchiez à lui donner de l’aliment. Mourez à vous-même par toutes les rencontres que la Providence vous fournit : moins vous aurez de moyens de faire vivre la nature, plus vous serez heureuse. Ne cherchez ni ne désirez pas la fin de vos peines, mais soyez abandonnée à Dieu pour les porter toute votre vie.
Si Dieu vous veut pour Lui, la croix vous suivra partout. Elle vous sera pénible tant que vous n’en verrez que l’écorce, mais si, en cassant la noix, vous pénétrez jusqu’à sa substance, vous y trouverez un goût divin. Il ne faut pas envisager la croix par [42] ce qu’elle a de pénible, mais par ce qu’elle renferme : elle a le pouvoir de donner Dieu, comme Dieu donne la croix. Plus Dieu vous donne de croix, plus cette même croix vous donne de possession de Dieu. On trouve dans la croix un goût foncier tout divin que l’on ne trouve point en tout le reste ; les plus grandes douceurs n’ont point ce fond de suavité, autant intime que spirituelle, qu’on trouve dans la croix.
Rendez continuellement à madame votre mère ce que vous lui devez, sans attendre de retour de sa part, sans regarder si elle le reçoit agréablement ou non. Si vous n’avez que Dieu seul en vue, vous agirez toujours de même manière, soit que l’on reçoive avec agrément ce que vous faites, ou qu’on le reçoive avec chagrin ; mais si vous envisagez la créature, ou le plaisir que vous auriez si l’on était content de vous, vous n’aurez jamais une véritable paix. Ne voyez-vous pas que, lorsque cela vous manque, vous en êtes plus peinée et plus triste ? Au lieu que, n’ayant que Dieu seul en vue, vous serez toujours gaie et contente [43] quoiqu’il arrive, parce que vous serez contente du contentement de Dieu.
Je vous avoue, mademoiselle, que je goûte dans la séparation des créatures des plaisirs inconcevables. Vous ne les troubleriez point : au contraire, vous les augmenteriez. Si Dieu ne permet pas que j’ai l’honneur de vous voir, je vous verrai en Lui, où vous me serez toujours chère.
Ne vous étonnez point des difficultés que vous trouvez dans le chemin de la vertu. Si l’ouvrage dépendait de notre force, tout serait à craindre, mais la bonté de Dieu, qui nous prend par la main et qui nous soulage de notre travail, le rend très facile. Ayez donc patience avec vous-même, je vous en conjure, et attendez avec foi ce que Dieu ne manquera pas de vous donner si vous persévérez [44] dans Son amour, dans le désir de vous renoncer et de mourir à tout sans exception. L’habitude que vous contracterez de ces choses vous les rendra aisées, et vous fera dans la suite trouver la douceur où vous croyez ne trouver que de la peine ; et puis, quand vous n’en trouveriez point, Dieu ne vaut-Il pas la peine que vous travailliez solidement à être à Lui ? Il fait les trois-quarts du chemin, Il vous a comblée de miséricordes : que donc Sa bonté ait en vous toute son efficacité. Aimez-Le tellement pour Lui-même que vous n’envisagiez que Lui en tout ce que vous faites.
J’ai bien de la joie, ma chère demoiselle, que vous continuiez toujours dans le dessein d’être à Dieu en quelque état qu’Il vous choisisse. Je [45] sais que l’état religieux est à l’abri de mille inconvénients lorsqu’on y est bien appelé. On y tombe plus rarement, dit saint Augustin ; on s’y relève plus promptement et plus facilement lorsqu’on est tombé ; on est hors de mille occasions d’offenser Dieu ; enfin il y a beaucoup d’avantages qui ne sont point dans le monde. Mais il faut y être bien appelée : sans cela, ce paradis serait un enfer. Il faut être fidèle à suivre la voix de Dieu de quelque côté qu’Il vous appelle. Vous ne pouvez mieux faire que de ne penser à aucun parti, afin que Dieu vous penche Lui-même du côté qu’il Lui plaira. Vous pouvez avoir une ouverture entière à monsieur votre père : il a de la droiture, beaucoup ; il est très éclairé, et fort intérieur ; il vous aime ; vous aurez de la consolation d’entrer avec lui dans un certain air de confiance qui vous sera très utile dans la suite.
Pour les pénitences, il n’y a point de danger d’en faire quelques-unes, vous portant mieux, et Dieu vous l’inspirant. Préférez celles qui sont cachées à celles qui paraissent, afin que Dieu seul soit le motif de vos actions. Il [46] faut être fidèle à suivre le mouvement que Dieu vous donne de faire des pénitences modérées. Mais il faut éviter un autre inconvénient : l’amour-propre et le démon inspirent souvent des pénitences excessives, afin d’altérer la santé, de telle sorte qu’on en devienne incapable de rien faire pour Dieu, ce qui cause un grand relâchement, car à moins d’être fort avancé, les infirmités détruisent pour l’ordinaire l’intérieur. Tout ce que vous pouvez faire, est d’être humiliée des pensées de vanité qui vous viennent, et n’agir jamais conformément à elles.
Ne demeurez point en suspens, comme vous faites, sur les choses indifférentes, pour les faire ou ne les faire pas. Cela vous accoutumerait à une conduite pleine d’hésitation, et qui n’est pas exempte d’illusions. Il faut faire tout naturellement ce que vous avez à faire de moment à autre, sans attendre sur cela un attrait. Si Dieu veut autre chose de vous, Il saura bien vous arrêter ; et en ce cas vous Le suivrez sans hésiter. Évitez autant que vous pourrez tout ce qui est extraordinaire, [47] mais allez à Dieu avec simplicité, petitesse et fidélité.
Je crois, mademoiselle, qu’il faut demeurer dans un vide de tout désir pour un état ou pour l’autre, et demander à Dieu qu’Il vous fasse connaître Sa sainte volonté. Faites dire pour cela trois messes en l’honneur de la Sainte Trinité. Ensuite, retranchez-vous, autant que vous pourrez, le superflu. Vivez dans une grande solitude, et tâchez d’éviter toutes les affections humaines. Après cela, faites avec un grand courage tout ce que Notre-Seigneur vous inspirera de faire.
Pour votre oraison, il faut lire quelque chose pour vous recueillir avant de la faire. Souffrez la sécheresse lorsque Dieu vous l’envoie, et n’ayez pas moins de fidélité en ce temps pour demeurer [48] en Sa présence que pour le temps de l’oraison.
J’avoue, mademoiselle, que celui qui prend le parti de la religion se met à couvert de bien des dangers. Cet état affermit la volonté d’être à Dieu par l’éloignement effectif des créatures, car il ne faut pas faire grand fond sur les sentiments : rien n’est si variable. Il faut que la vocation s’établisse sur la volonté de Dieu : il faut Lui en demander la connaissance, et la suivre quoi qu’il en coûte, sans disputer avec Dieu. Demandez donc cette connaissance, et quand vous l’aurez connue, expliquez-vous-en simplement avec monsieur votre père : il ne veut pour vous que la volonté de Dieu, et vous le trouverez toujours porté à vous écouter. Je prie Dieu qu’Il vous mette à couvert de toute méprise.
[fin des dix Lettres de direction adressées à une demoiselle]
Je réponds à la lettre de mademoiselle M. avant de vous répondre. Il faut qu'elle soit bien fidèle à suivre ses mouvements de renoncement : c'est de la fidélité à cela que dépend tout l'établissement de son intérieur dans la suite ; mais lorsqu'elle tombe par faiblesse, qu'elle soit humiliée sans découragement ! L'une des fautes les plus considérables pour elle ce serait d'être infidèle à ses mouvements de renoncement. Qu'elle ne s'étonne pas de l'attache qu'elle a pour M. : cela est l'ordre de Dieu. Il ne faut pas voler sans ailes ; Dieu purifiera dans son temps ce qu'il y a de trop humain. Il faut qu'elle fasse ce qu'il souhaite d'elle, et quoiqu'elle trouve du goût à lui obéir, elle ne doit pas laisser pour cela de lui obéir et d'être complaisante. Dieu ôtera le goût imparfait de cette obéissance, mais ce serait mal fait de ne pas faire ce qu'il souhaite, parce qu'on y trouve du goût.
Il ne faut pas se fonder sur des sacrifices que Dieu ne demande pas, car il ne faut pas juger de la réalité de l'abandon par des sentiments anticipés : tel qui se sent abandonné de loin, est faible dans l'occasion, durant que celui qui se sent faible à la seule pensée du sacrifice, se trouve fort dans la réalité. La force est en Dieu, et non en nous. C'est bien fait de lire avant l'oraison. Qu'elle ne veuille point que M. soit tout à coup sans raisonnement : il faut bien du temps pour détruire cela, qu'elle ne le fatigue pas là-dessus.
Ne vous inquiétez point de vos défauts, je vous en prie ; souffrez-les en paix et avec petitesse, car ils vous seront utiles. Tâchez néanmoins de vous surmonter et corriger avec la grâce en reprenant votre train ordinaire. Lorsque vous vous porterez mieux, mourez à vous-même autant que vous le pourrez, soit pour ce qui regarde M., soit pour ce qui vous regarde.
J'ai été chez vous, et j'eusse été bien contente de vous y voir si la divine Providence l'eût permis ; mais j'ai vu M., dont je suis infiniment contente. J'espère beaucoup de son âme et des miséricordes que Dieu lui fait. Vous voyez que votre attente n'a pas été vaine. Allez donc, ma très chère en Notre-Seigneur, et courez avec M. dans la carrière du Seigneur. Ne craignez pas qu'il vous précède à la course, soyez au contraire bien aise qu'il remporte le prix. J'espère que Dieu, qui S'est servi de votre amitié naturelle pour en faire une union de grâce, vous fera sur cela une grâce complète, et que vous serez unis dans l'éternité. Quelle douleur est-ce de s'aimer en cette vie, et se haïr éternellement ! Au lieu que s'aimant en Dieu, et aimant Dieu en ce que nous aimons, nous nous assurons une possession éternelle de la chose aimée.
Ayez entre vous deux une sainte émulation à qui se donnera le plus et sans réserve à Notre-Seigneur, à qui Lui sera plus fidèle. Aidez-vous l'un l'autre dans vos faiblesses. Qu'on voit renaître en vous les mariages des saints Patriarches. Croyez que je ne serai point séparée de votre union, puisque nous sommes un en Jésus-Christ, et que c'est pour ceux qui aiment Dieu qu'Il a demandé cette unité. Je vous serai donc présente en Dieu, quoique je sois bien éloignée de vous ; et j'espère que lorsque vous me chercherez en Dieu et dans Son union, vous m'y trouverez toujours.
Ô ma chère, n'ayez ni peine ni jalousie, mais songez que l'amitié véritable n'est fondée qu'en Jésus-Christ. Si M. vous aime en Lui, plus vous vivrez ensemble, plus cette amitié s'affermira, et il vous aimera toujours. C'est à ce naturel qu'il faut mourir, sûre que vous devez être que l'affection qui ne réside que dans les sentiments, passe comme l'ombre. Portez en paix et avec résignation le trouble et les peines qui s'élèvent dans vos sentiments. Ne vous troublez pas de votre trouble, ne vous inquiétez pas de votre inquiétude, mais faites-en un sacrifice au Seigneur qui Se servira de votre peine comme d'un feu dévorant pour purifier vos sentiments. Ne vous étonnez pas de vos faiblesses : plus nous sommes faibles en nous-mêmes, plus nous sommes fortes en Dieu. Allez donc, et poursuivez votre carrière avec une entière confiance que Celui qui vous a appelée ne vous manquera pas dans le besoin.
Vous ne devez pas douter que je n'aie toujours beaucoup de joie d'apprendre de vos nouvelles, surtout sachant qu'elles sont si bonnes pour Dieu et pour vous, puisque lorsque l'on se plaît en Dieu, Dieu Se plaît en nous.
Je crois que vous ne devez pas vous inquiéter de ces ris involontaires qui arrivent lorsqu'on entend des choses qui ne peuvent plaire. Nous ne sommes pas toujours maîtres de nos sentiments, et même quelquefois Notre-Seigneur affaiblit sur ces choses, ce qui peine beaucoup. Mais il n'y a qu'à suivre son chemin.
Pour ce qui regarde la religion, vous pouvez dire quelques mots, sans vous ériger en censeur, qui fassent voir que vous l'estimez. Cela fait, une fois seulement, votre silence après est une confirmation de vos sentiments. Il ne faut pas vous rendre singulier. Ainsi, ne vous faites pas une affaire de perdre quelquefois la messe les jours ouvriers, surtout à l'armée. Tout ce qui est de votre état, est ordre de Dieu pour vous.
Vous ne sauriez manquer en faisant ce que vous dit N. Et tout ce qui vous fait mourir à vous-même est le mieux. Je crois que vous devez dire avec beaucoup de fidélité ce qui se passe en vous. Défiez-vous de votre naturel caché, et allez plutôt contre cela. Je prie Dieu d'être votre force. Je vous conseille de faire le moins de dépense que vous pourrez ; distinguez-vous par la modestie, et non par la dépense : cette inclination ne s'accorde pas avec les inclinations de Jésus-Christ. En prenant plus de gens que vous ne pouvez nourrir, vous vous endetterez, et vous vous incommoderez de plus en plus. Je vous conjure de faire attention à cela, et mortifiez-vous, pour l'amour de Dieu, de cette inclination magnifique que vous avez.
Je prie Dieu qu'Il vous console et fortifie. Vous savez que N. est fort peu démonstratif : il faut prendre les gens comme ils sont. Vous êtes sûre de l'essentiel : c'est beaucoup. Dieu ne veut pas que vous trouviez de la consolation dans les créatures. Il faut souffrir lorsque l'on est à Lui, chacun a sa sorte de souffrance et sa croix : heureux qui en fait usage ! J'ai pensé mourir, et je suis encore assez mal. Je vous embrasse de tout mon cœur en Notre-Seigneur. Bon courage, bon courage !
Je n'ose plus vous écrire, ni à N. Nous nous trouverons en Dieu ; c'est où il faut me chercher dorénavant. Je vous conjure de ne vous point aliéner de1 N. : c'est la ruse du diable la plus sûre pour vous faire tort et vous tendre des pièges. Ne vous croyez pas tout à fait, vous ne sauriez rien risquer à vous soumettre. Soyez-lui fort ouverte, cela vous est absolument nécessaire, faites-le pour l'amour de Dieu. Quand vous auriez des faiblesses sur votre intérêt, seriez-vous la première ? Qu'est-ce que cela ? Les pensées et les sentiments ne sont rien ; mais c'est tout que de les dissimuler, et de se donner à soi-même le change pour le donner aux autres. Croyez-moi, soyez simple et ouverte. Je ne vous crois pas dissimulée, mais vous ne dites point assez ce que vous pensez, ni les choses comme vous les pensez. Je prie Dieu qu'Il soit votre consolation et votre force, et qu'Il ne permette pas que vous vous éloigniez de Lui.
1séparer de
Deux raisons m'ont portée de dire à mademoiselle non de vous plus donner de conseil (car ce ne fut jamais ma pensée), mais bien de ne vous plus interroger de ce qui se passe en vous. Les deux raisons qui m'ont obligée à lui dire cela, sont premièrement parce que votre naturel n'est pas aussi franc que le sien, et que vous êtes un peu cachée : les naturels de cette sorte sont cachés à eux-mêmes avant que de l'être aux autres. L'autre raison est prise de son naturel trop vif et trop ardent, qui dit les choses trop fortement, joint à une franchise si grande que l'ombre d'une dissimulation rebute. J'ai cru qu'il était impossible que vous vécussiez en bonne intelligence avec elle tant qu'elle se croirait obligée de s'informer de ce qui se passe en vous. J'ai donc cru qu'il fallait que vous lui disiez vous-même avec franchise ce que vous sentez ; et vous ferez bien, car vous devez beaucoup vous défier de votre naturel caché.
Ce qui vous fait paraître encore de beaucoup plus dissimulée que vous ne l'êtes, c'est que les choses présentes font en vous une impression vive, mais qui ne dure pas ; et lorsque vous parlez, vous parlez selon l'impression présente, qui vous fait oublier ce qui s'est passé auparavant, et M. juge sur ce qui précède votre sentiment présent : c'est ce qui fait que vous avez tant de peine à vous accorder. Cependant vous ne sauriez être trop ouverte pour combattre votre naturel. Ne pouvez-vous point voir N. et lui parler avec simplicité et ouverture, pour voir si elle vous accommodera ? Car, comme elle est moins vive et moins franche que M., peut-être vous en accommoderez-vous mieux. Je vous assure que vous me faites grande compassion.
Vous ne devez pas craindre, ma chère fille, l'oisiveté à l'oraison si vous commencez par le recueillement. Lorsque vous êtes trop dissipée, il faut lire quelque chose, non pour vous occuper de ce que vous avez lu, mais pour vous recueillir. Que si, à l'ouverture du livre, vous vous trouvez recueillie, fermez-le ; et toutes les fois que la dissipation sera trop forte, rentrez au-dedans de vous. Mais lorsque vous aurez un repos qui vous paraîtra une oisiveté parce qu'il est moins sensible, ne vous en inquiétez pas : il fera le même effet sur votre âme que le sommeil [60] au corps suppléant à votre nourriture.
Lorsque vous avez facilité à lire avant l'oraison, vous le pouvez faire, pourvu que vous quittiez votre lecture sitôt que vous vous sentez recueillie. Ne faites que demi-heure d'oraison, puisqu'on vous l'a ordonné (il faut préférer l'obéissance à tout le reste), mais continuez-la durant le jour tant que vous pourrez. Dérobez-vous mille moments en cessant tout ouvrage, pour demeurer en repos entre les bras de votre Bien-aimé. Ne vous en retirez pas tant qu'iI vous tiendra : attendez qu'Il vous donne Lui-même congé, et ne le prenez jamais vous-même dans ces heureux moments sous prétexte de travail ou d'autres choses, à moins qu'elles ne fussent indispensables. Votre travail pour lors est votre repos. Il faut que les enfants dorment beaucoup, et ce sommeil leur entretient la vie.
Ne vous inquiétez pas, je vous prie, de ce qui vous concerne : rien n'est plus contraire à votre état. Un enfant s'oublie entièrement de tout, il laisse tout au soin de la Providence, [61] il ne connaît que le moment présent. Soyez de même, et laissez là tant de craintes mal fondées. C'est Dieu qui vous conduit : craignez-vous qu'Il vous égare ? Et quand, pour Son plaisir, Il vous égarerait en apparence, votre égarement serait votre sûreté. La crainte est bonne pour ceux qui se conduisent eux-mêmes ; mais pour ceux que Dieu conduit, c'est une marque de défiance. Ne soyez plus affligée, ma chère enfant, mais demeurez en paix. Qu’y a-t-il qui puisse vous affliger, puisque votre Dieu est infiniment heureux ?
Vous savez que je ne donne jamais de moi-même des avis, mais aussi que je ne puis m'empêcher, lorsque je vois une personne peinée ou qui prend le change1, de lui dire mon sentiment quand elle me le demande ; après que [62] je l'ai dit, je n'y pense plus, même si on le suit ou qu'on ne le suive pas. Vous savez, de plus, combien je suis persuadée que l'essentiel de la perfection consiste à remplir ses devoirs, et qu'il ne peut y en avoir sans cela ; qui prendrait une autre route, s'égarerait immanquablement. Cette personne dont vous me parlez a la volonté droite, mais elle est tombée dans le même inconvénient où tombent toutes les personnes qui sont touchées vivement de Dieu, et qui n'ont aucune expérience ni par elles-mêmes, ni par d'autres. Elle a cru qu'elle ne pouvait mieux faire que de se laisser aller à la force du recueillement, négligeant tout le reste. Cette négligence n'est pas causée dans ces personnes par entêtement, comme dans bien d'autres, mais par défaut de lumière, comme un enfant [qui] ne marche pas, quoiqu'il ait volonté de marcher, parce qu'il ne le peut pas.
On a combattu le recueillement de cette âme, et on l'a combattu avec d'autant plus de justice qu'il lui empêchait de faire ses devoirs. Si elle avait pu comprendre qu'il fallait conserver son [63] recueillement dans ses occupations, sans s'imaginer qu'il fallut ou cesser d'être recueillie, ou cesser de faire son devoir, elle n'aurait pas pris le change comme elle a fait. Ces contretemps l'ayant déplacée, elle était tiraillée et troublée, elle ne pouvait plus posséder son âme en paix. Cet état ôte même une certaine capacité naturelle de faire les choses, rend interdit et incapable de tout, et fait un brouillard si épais que l'on ne peut plus marcher, et que l'on ne conçoit pas même ce que l'on nous dit, à moins que l'expérience ne fasse toucher l'endroit malade et y apporter le remède spécifique. Tous les pas que ces personnes font, leur paraissent des précipices ; tous les conseils les troublent. Voilà en peu de mots ce qui a fait toute la peine de cette âme et le peu de satisfaction que l'on a eue d'elle.
Mes propres fautes dans ces matières m'ayant fait pénétrer ce qui la tenait arrêtée, je lui ai fait voir comment tout ce qui n'allait pas remplir ses devoirs à une obéissance parfaite, était tromperie ; mais qu'elle n’était pas cependant trompée quant au fond de son état (comme il est très vrai), [64] mais quant à l'usage de ce même état. Elle entra dans ce que je lui dis sur la confession, sur la vie commune, etc. Et cela la mit au large et en repos. Elle me dit qu'elle m'écrirait quelquefois, et je lui dis de ne faire là-dessus que ce qu'on lui conseillerait, et de demander à N.
Je crois que cette personne fera bien dans la suite, et que l'on en sera aussi satisfait qu'on l'a été peu. Il n'est pas nécessaire ni que je la voie, ni que je lui écrive. Qu'elle suive Dieu au-dedans, et l'obéissance au-dehors, comme elle en est convenue, et j'espère que tout le monde aura lieu d'être content d'elle, car le véritable amour de Dieu, ne gâte rien et rend propre à tout. Mais comme l'on fait bien des fautes dans les commencements par défaut d'expérience, se laissant trop enivrer du lait spirituel, il faut que les supérieurs aient quelque compassion de ces personnes et qu'ils en attendent du fruit en son temps.
Comme la voie de Dieu porte à renoncer incessamment et à son propre esprit et à sa propre volonté, il serait à souhaiter qu'il y eût dans les [65] communautés beaucoup de ces personnes qui n'aient ni volonté ni choix : on les mettrait dans tous les lieux et à tous les usages que l'on voudrait sans qu'ils en eussent la moindre peine2.
1Terme de vénerie : les chiens prennent le change, quittent la bête lancée pour une nouvelle.
2Lettre intéressante sur deux points : conseil pour une religieuse hors de sa « juridiction » et à propos d’une interprétation erronée du recueillement
Nous possédons une copie (ms. 2057 des A.S.-S.) pour la lettre suivante D.2.22, datée de 1691, ce qui nous la fait déplacer en tête de ce volume.
[70] Il me paraît que, de quelque manière que Notre-Seigneur permette que je vous traite, vous devez suivre votre même train à mon égard. Ne voyez-vous pas que, dès que vous en auriez de la peine, dès que vous hésitez ou vacillez pour vous reprendre, ce n'est plus Dieu seul que vous regardez, mais bien la créature ? Cela demeurant de cette sorte, vous ne mourriez jamais. Dieu compte ce que vous avez fait pour Lui, mais Il ne le compte qu'autant que vous ne vous reprendrez pas. Vous examinez tout et réfléchissez sur tout : il ne faut pas que rien vous arrête, et il faut devenir courageuse.
Quand je serais un démon, qu'est-ce que cela ferait à votre affaire ? Est-ce à moi que vous vous sacrifiez, n'est-ce pas à Dieu ? Il faut plus de courage. Comment porteriez-vous une grande chose si vous êtes ébranlée pour si peu ? Si Dieu permettait que l'on ne vous épargnât en rien, vous en seriez plus heureuse. Il faut mourir une fois pour revivre. Plus de courage, et moins de retours ! Ne regardez plus le passé ni l'avenir, et très peu le présent : les fréquentes pensées que vous en avez [71] marquent que vous n'êtes pas assez désoccupée de vous-même. Oubliez-vous une bonne fois. Dieu veut plus de vous que vous ne faites, et s'Il ne voulait que cela, Il vous aimerait trop peu. S'il fallait que je vous ménageasse encore à présent, je ne pourrais vous écrire, et je n'aurais plus de grâce pour vous. Si vous agréez que je vous serve dans la volonté de Dieu, souffrez-moi avec toutes mes infirmités, sans les examiner, et agréez que je vous dise ma pensée avec fermeté.
Je vous dis encore qu'en votre conscience, lorsque Dieu a voulu quelque chose de vous, vous avez bien compris que c'était Lui : Il ne Se laisse point ignorer alors, quoique dans la suite Il Se cache. Il faut se perdre. N'examinez point ma lettre comme une lettre que la fâcherie m'ait fait écrire, car elle est de Dieu ; relisez-la sans prévention et vous verrez que c'est de Dieu. Oui, il y a encore des craintes et des réserves : Dieu vous éclairera assez pour vous les faire concevoir. Combien raisonnez-vous sur la créature, qui est moins qu'un chien ? Et pourquoi vous arrêter à mille incidents ? [72] Il faut plus de courage. Vous connaîtrez peut-être mieux toutes choses. Tournez tant que vous voudrez, il en faudra toujours venir au point que je vous dis, et à croire sans hésiter ni raisonner. Il y a plusieurs pédagogues, mais il n'y a qu'un Père en Jésus-Christ1. Pour ce que vous me dites de ramper, croyez que c'est ramper que de ne point sortir de vous-même, c'est faire comme un enfant qui, après avoir fait un effort violent pour sortir du ventre de sa mère, y reste, faute de force pour achever ce qu'il a commencé.
1Cor 4, 19.
J'ai vu votre lettre. Il y a de la faute de chaque côté. Soyez tous unis en charité. Je serais inconsolable si le démon semait la discorde entre vous. Ne nous inquiétez pas de vos défauts. Défiez-vous de tout ce qui vous trouble. Travaillez doucement à vaincre votre humeur. Soyez fidèle à l'oraison, [73] à la présence de Dieu, au soin de votre famille, à remplir votre état. Dieu aura soin de vous.
Demeurez en repos, ne songez plus à aucun état, sinon présentement à demeurer comme vous êtes sans vous occuper de l'avenir et de choses qui n'arriveront peut-être jamais. Vous pouvez vous conseiller ou au ** ou à …a : ce sont des hommes doctes, leur science vous appuierait ; et vous avez raison de vous défier d'une personne sans étude, décriée de tout le monde, en qui vous ne voyez que des choses méprisables. Pardonnez-moi ma hardiesse, de m'être mêlée de choses qui ne sont peut-être pas de ma portée ! C'est que la raison chez moi n'a point d'entrée : je suis aveuglément [74]
Un je-ne-sais-quoi que j'ignore
Autant que je l'aime et l'adore.
Je n’ai jamais prétendu que vous vous fiassiez à moi, mais je vous dis ma pensée car vous l’avez voulu. Je ne me sens nulle envie d’aider aux âmes, quoique je sois prête à m’exposer aux flammes pour celles dont Dieu m’a chargée1.
Dieu éprouve les âmes différemment : Il est maître de faire ce qui Lui plaît. Et une personne n’est jamais la règle d’une autre, puisqu’on en voit très peu de semblables : il y a des personnes que Dieu se plaît de sanctifier et d’autres de détruire. Nul ne doit jamais par soi-même se mettre dans aucun état, mais suivre la Providence. Je crois que vous ferez bien pour votre repos de vous mettre dans un qui soit plus assuré : vous serez par là hors de tout embarras. Comme vous croyez de le pouvoir, vous ferez bien de le vouloir.
Pour moi, je n’ai qu’une route et une voie, qui est la volonté de Dieu, ou connue ou inconnue. Ceux qui veulent suivre la volonté connue, ne doivent point marcher sans appui ; ceux qui suivent l’inconnue, doivent toujours marcher en perte. Ne croyez pas cependant que j’ai moins d’affection pour vous servir : nullement. Je serai toujours votre pis-aller : essayez de tout le reste auparavant, afin que vous n’ayez rien à vous reprocher. Votre âme me sera toujours très chère.
aLes points de suspension sont de Dutoit, comme les astérisques qui précèdent.
1Notre mouvement propre ne doit jamais se substituer à celui de la grâce..
J'ai fort souhaité, monsieur, que Notre-Seigneur vous donnât la plénitude de Son Esprit, mais j'ai peur que vous n'y mettiez obstacle par une autre plénitude, ce qui serait pour vous une perte irréparable, et d'autant plus grande que Dieu avait plus de desseins sur vous. L'Esprit de Dieu est d'une extrême délicatesse, Il veut beaucoup de tranquillité. Le mouvement de l'esprit, du corps et du cœur lui est fort opposé.
Vous me direz à cela que vous êtes dans un état qui vous dissipe beaucoup. Ne nous flattons point, ne nous [76] cachons point à nous-mêmes. Tout ce qui sera de pur ordre de Dieu dans votre état ne vous dissipera point. Mais combien aidons-nous à la lettre ? Combien se fait-on des nécessités des choses dont on serait surchargé si l'Esprit de Dieu n'était point à demi suffoqué en nous ? Combien croit-on qu'il faut remplir l'esprit de lumières et de connaissances, quoiqu'il soit vrai qu'il ne sera jamais véritablement plein que par son vide ? Combien notre naturel s'y mêle-t-il, et combien sommes-nous propriétaires ? Je vous assure que je tâche quelquefois de me cacher à moi-même et cela et mille autres choses que l'on me fait voir en vous et que je ne vous dis pas, parce que vous ne pourriez pas les porter ; mais je ne puis les ignorer : je me tais, et me contente de dire de temps en temps quelque petite chose. Je gémis en secret devant Dieu, et comme votre âme m'est infiniment chère, je souffre beaucoup de voir qu'après tant de grâces que Dieu vous a faites dans le commencement, vous soyez encore si propriétaire, je ne m'en étonne nullement. Depuis que votre cœur s'est écarté de Dieu, il est vide et sec.
Mais, me direz-vous, il n'en est pas éloigné. Il est vrai : il n'y est pas entièrement opposé, mais il est à tout autre chose. Il n'y a plus en vous ce principe vivant que Dieu y opérait : c'est une machine ou un luth qui résonne sans vie. Vous êtes comme entre deux termes, ni tout à fait à Dieu, ni tout à fait au monde. Pourquoi laissez-vous partager votre cœur ? Vous serez toujours malheureux, dans la plus grande fortune, tant que cela sera de la sorte. Dieu ne vaut-Il pas bien la peine que vous vous fassiez quelque violence, et que vous vous donniez un peu de repos ? Je prends votre cœur à témoin de ce qu'il a goûté lorsqu'il était sans partage et qu'il ne s'éloignait pas de l’ordre particulier de Dieu sur lui. Je vous conjure, par Son sang, de faire usage de cette lettre, et de mourir avec courage à vous-même. Que vous servira-t-il d'amasser des matériaux pour un édifice destiné au feu, si ce n'est à vous rendre plus propriétaire chaque jour ? Quittez tout, et vous trouverez tout. Je vous conjure, au nom de Dieu, de recevoir cela de la part d'un cœur désintéressé.
Je vous ai demandé à Dieu avec la dernière instance, sans me mettre en peine de ce qu'il m'en doit coûter, et il n'y a point de tourments que je ne souffrisse pour cela. Je vous ai demandé à Dieu, et je vous ai trouvé, et je ne vous laisserai point aller que je ne vous aie mené dehors, que je ne vous aie introduit dans la chambre de ma mère, dans la chambre de celle qui m'a engendrée1. Mais agréez que je ne vous souffre rien et que je vous sois quelquefois cruelle. Je vous veux si pur, si petit, si séparé de vous-même, qu'il n'y a rien que je ne fasse et ne souffre pour vous former à ma mode. Vous faites bien de ne point laisser de pâture à l'amour-propre : il vit de tout, et les choses même les plus saintes sont ce dont il fait ses ragoûts les plus exquis. Soutenez votre corps et ne lui faites rien, car l'amour-propre vivrait encore plus fortement par la destruction de votre santé : conservez-la, pour l'amour de Dieu. Regardez-vous comme un enfant. Ce n'est pas aux enfants à être austères ; croyez moi sur cela, car vous ne mangez point assez, et vous faites contre ce que je souhaite. Vous aurez beaucoup à souffrir là- dessus, car je ne vous donnerai point de quartier jusqu'à ce que vous soyez devenu simple et petit.
Dans vos occupations extérieures, tâchez de posséder votre âme en paix. Ce n'est pas une bonne maxime que de vous dépêcher de faire vos actions pour en être plutôt quitte ; il faut au contraire vous accoutumer à les faire avec tranquillité, afin de vous posséder dans ces mêmes actions, et vous accoutumer même à avoir une paix également forte dans les actions les plus dissipantes. Cela vous donnera une certaine égalité et une possession de vous-même en tout ce que vous faites, vous accoutumera à conserver l'occupation de Dieu en toutes choses, et fera que vous ne serez pas [80] facilement dissipé. Cette conduite est extrêmement nécessaire, surtout dans les commencements où l'on est encore fort proche de la multiplicité. Soyez également simple dans l'action comme dans l'oraison : pour y réussir, lorsque vous sentez que votre activité se mêle dans ce que vous faites, cessez pour un moment toute action, et vous laissez tranquilliser comme une eau qu'on laisse rasseoir lorsqu'elle se trouble. C'est comme cesser de retenir une chose, ou la laisser tomber ; cela s'opère dans le commencement par rentrer en soi, et dans la suite cela devient plus simple.
Lorsque l'on dit quelque chose devant vous que vous avez peine à supporter, observez le même conseil : rentrez en vous et demeurez en silence, laissant tout tomber. Il n'est point à présent question de défendre la vérité, mais de vous taire, vous contentant de goûter dans le secret ce que vous goûtez, sans le faire paraître au-dehors. Je vous demande sur cet article un rigoureux silence. Il viendra un temps où il vous sera donné de défendre la vérité et de la défendre efficacement2. Les remords qui vous viennent ne sont causés que parce que vous sortez hors de vous-même contre l'ordre de Dieu, qui ne veut pas à présent de vous que vous défendiez Sa vérité qu'Il saura bien défendre Lui-même. Lorsque vous vous sentirez attaqué, unissez-vous à Dieu, et vous trouverez un secours autant prompt qu'efficace.
1Ct 3, 4.
2On pense à Fénelon ; autre indice : « je vous ai trouvé ».
Je suis touchée de vos peines, mais que voulez-vous ? Il faut porter la croix, et la porter constamment. C'est la longueur des peines qui ennuie, mais nous ne serions pas crucifiés si nous ne l'étions que pour un certain temps. Après avoir été lassés du monde, nous le sommes de nous-mêmes, et enfin de Dieu, contre qui nous sommes tentés de murmurer. Mais patience : Dieu fera peu à peu Son œuvre. Vous aimez à être aimé, vous êtes tendre en apparence pour autrui ; mais si le sensible va droit au prochain, le fond demeure tout pour vous-même, et vous n'aimez [82] que pour rechercher plus d'amitié. Le trouble où vous met le moindre mécompte sur le retour d'amitié d'autrui, vous doit apprendre que c'est vous, et non le prochain, que vous recherchez dans toutes ces belles affections. La jalousie, la délicatesse, la sensibilité, viennent d'attachement à nous, et non d'attachement à ceux que nous paraissions aimer. Votre naturel est véritablement tendre et obligeant pour vous complaire dans vos amitiés. Quel remède à ce fond corrompu ? Ce n'est point de se tourmenter, de se dépiter ni contre Dieu ni contre soi-même, mais de se voir dans sa laideur, d'écouter N., qui vous la découvre, de vous accoutumer à vous voir difforme, de recevoir avec fidélité les choses dont vous avez déjà la lumière, et avec petitesse celles dont vous n'avez pas encore la lumière distincte.
La vue paisible de votre abjection est ce que Dieu demande de vous : c’est le contrepoison de vos secrètes complaisances. Dieu veut vous montrer autant de boue et de puanteur d’amour-propre dans vos amitiés, que vous vous flattiez d’y avoir mis de parfums et de choses délicieuses. Écoutez en paix, recevez petitement ce qu’on vous dit, pratiquez fidèlement selon toute votre lumière. Quand vous avez été infidèle, supportez-vous vous-même, et reprenez toujours sans fin votre petite tâche.
Il ne faut pas se troubler sur ses misères, mais il faut en porter paisiblement la vue et ne s’y laisser jamais aller volontairement. Vous avez besoin de trouver des cœurs secs, durs, ingrats et trompeurs, afin que ce mécompte vous sèvre sur la recherche d’être aimée. Je m’imagine que vous trouvez assez cette correction de votre amour-propre dans les amis du monde. Il ne faut aimer que ceux qui aiment Dieu, et à proportion de ce qu’ils L’aiment, et ne vouloir être aimé d’eux qu’à proportion de ce qu’ils voient Dieu en nous. Tout le reste n’est que vanité, qu’amollissement de cœur, que délicatesse sur soi-même. [84]
Courage ! Nous avons un bon Maître qui sait combien nous sommes de pauvres gens. Dites-Lui toutes les peines que vous avez à valoir quelque chose. Priez-Le de démonter vos amitiés généreuses et tendres pour ne vous laisser qu’un seul Ami qui vous rende tous les autres en la manière qu’il Lui plaira.
Je vous aime toujours de tout mon cœur, mais à condition que vous ne serez plus si friand d’amitié. Ce goût vous gâte le cœur et il vous éblouit, car il paraît venir d’un cœur excellent. Le bon cœur est celui qui n’aime que Dieu, et le reste à proportion que Dieu le fait aimer. Ce véritable amour corrige toutes les sécheresses d’un cœur rétréci et renfermé en soi, mais il ne corrige pas moins les attendrissements où l’on se recherche en paraissant s’oublier, et où l’on s’enivre de son propre vin. Courage ! Dieu est fidèle et Il vous aidera, si vous ne partagez point votre cœur. [85]
Vous me ferez justice, mademoiselle, quand vous serez persuadée que personne ne prend plus de part que moi à tout ce qui vous regarde. Les troubles et les incertitudes sont des fuites de la foi, et des épreuves qui ne doivent jamais faire quitter cette voie, car le don de la foi pour l’intérieur est la plus grande grâce que Dieu nous puisse faire. Ne vous laissez donc point abattre par tous ces différents changements et dispositions : il faut servir Dieu au travers des sécheresses.
Je ne crois pas que les livres du père **, ou ceux qui traitent de l’intérieur, vous puissent nuire. Cependant il ne faut pas se figurer aucun état, mais s’en servir pour mourir à soi-même, et réveiller l’onction qui est l’effet que produisent ces sortes de livres. Les autres ne le font pas ; au contraire, ils éteignent, pour ainsi dire, la lampe qui [86] fume encore, desséchant le peu d’humeur qui reste. Si néanmoins l’on vous défend nommément quelques livres, il ne faut point lire celui que l’on vous défend ; mais à moins d’une défense positive, je ne crois pas que vous deviez vous priver vous-même de la nourriture qu’ils procurent.
Ne vous étonnez point de votre langueur, ni de voir revivre vos défauts. Il faut vous supporter vous-même, tâcher de vous surmonter, rester humiliée lorsque vous ne l’avez pas fait, mais que rien ne vous fasse quitter l’oraison. Rappelez-vous au-dedans lorsque vous vous trouvez dissipée, et surtout, ne vous découragez point.
J’ai bien de la joie, mademoiselle, que les choses soient comme vous les dites, et que l’on se soit mépris dans ce que l’on a pensé de vous. Cependant comme nous ne nous voyons [87] pas nous-mêmes, il faut par petitesse adhérer à ce que les autres nous disent de nos défauts, quoique nous ne les voyions pas en vous, et travailler comme s’ils y étaient. Dieu donne une bénédiction plus grande à cette démission de notre esprit et de notre volonté.
Je vous plaindrais extrêmement dans votre sécheresse, si je ne vous voyais assez de courage pour passer par-dessus toutes les difficultés. Nourrissez votre âme le plus que vous pourrez par de fréquents retours vers Dieu, par des actes d’amour et d’abandon, par Lui demander1 souvent Son secours, par des lectures faites avec tranquillité et silence. Mais surtout, point de mélancolie : la mélancolie seule est capable de vous accabler de sécheresse. Combattez-la intérieurement pour l’amour de Dieu, et extérieurement par ce que vous vous devez à vous-même et aux autres. Je me trouve encore si mal que j’ai peine à écrire de longues lettres. [88]
1Archaïsme : infinitif-substantif.
Il faut souffrir les temps de peine et d’épreuves, mademoiselle, mais il faut les soutenir avec une fidélité inviolable. Votre cœur et votre esprit sont si pleins qu’il ne reste presque point de place pour Dieu. Donnez-Lui du moins quelques jours : contraignez-vous. Il est difficile de n’être pas sans goûter quelque chose : sitôt que l’on ne goûte pas Dieu, le goût s’étend sur le monde. C’est à présent qu’il faut combattre contre votre propre cœur, et pour le faire avec succès, il faut être fidèle à l’oraison et à l’exercice de la présence de Dieu, nourrir votre âme par la lecture, de peur qu’elle ne se dessèche comme l’araignée. Sacrifiez à Dieu M. d. M. : Il en aura plus de soin que vous. Je vous l’ai déjà dit, Dieu est jaloux. Je ne vous oublie pas. [89]
Je ne crois pas que M. doive s’inquiéter de sentir trop d’attache pour N. Ce n’est point par la violence qu’on se détache, mais en retranchant doucement les amusements. Cette attache lui est encore nécessaire à cause de sa faiblesse, et empêchera d’autres attaches qui ne seraient pas si innocentes. Elle doit mortifier les plaintes qu’elle fait sur ce qu’on lui témoigne moins de tendresse que son amour-propre n’en désirait, souffrir sans se plaindre qu’on s’occupe d’affaires sérieuses et qu’on s’occupe peu d’elle, et mille choses de cette nature. Elle ne saurait assez remercier le Seigneur de lui avoir donné un mari comme celui-là dans la corruption générale du siècle. Je ne crois pas qu’elle doive se chagriner ni s’occuper du sentiment de cette attache, mais, laissant toutes ces choses, ne s’occuper que de Dieu et de son devoir dans le moment présent. [90]
J’ai bien de la joie que Dieu lui ait appris à Le chercher en elle : c’est ce qui abrège bien du chemin. Les dispositions qui viennent purement de Dieu ne se peuvent procurer par aucun effort : il faut que ce soit Lui qui les donne. Et lorsqu’Il a la bonté de les donner, il faut les recevoir avec humilité, et s’en laisser priver avec soumission et résignation, demeurant dans la patience, observant néanmoins de se tourner toujours au-dedans qui est le lieu que Dieu S’est choisi pour habiter en nous.
Il faut s’accoutumer à beaucoup de calme, à une grande démission de volonté, et à une indifférence entière sur les événements, car tout consiste à mortifier notre propre volonté ; or, les désirs trop véhéments et les craintes excessives viennent d’une prodigieuse vie de notre volonté. La mort ne consiste pas à se tuer avec effort, mais à retrancher doucement tout moyen de vie, laissant mourir les désirs et les craintes à leur naissance. Il ne faut point s’inquiéter des défauts : l’inquiétude les augmente, loin de les corriger. Il les faut retrancher dans leur source, qui est la propre volonté et l’amour de nous-mêmes. [91] Retranchez autant que vous pourrez tous retours sur vous-même, et vous retrancherez la vanité : ce sont ces retours qui l’entretiennent. Cessez d’en faire : elle sera obligée de disparaître.
Que puis-je vous dire, sinon de mourir sans cesse à vous-même, car nous vivons en toutes choses ; et la raison trouve assez de prétextes spécieux pour appuyer la vivacité de l’esprit et de l’humeur. Soyez souple comme un enfant sous la main de celui dont vous me parlez. Ne vous embarrassez de quoi que ce soit. Je loue votre affection, et le soin que vous avez de sa santé, mais souvent la contradiction qu’on fait à un malade, fait plus de mal que le remède qu’on voudrait lui faire prendre ne fait de bien. Vous avez le droit de prier et de remontrer. Quand vous verrez quelque aheurtement1 dans son esprit, ne passez pas [92] outre, et vous verrez qu’il en reviendra de lui-même.
C’est souvent plus l’envie que nous avons qu’on ait de la condescendance pour nous que la charité pure, qui porte à en user comme vous le faites, car la charité est douce, compatissante, longanime : elle ne désire être comptée pour rien, elle fait sans empressement le bien qu’elle croit devoir faire, elle ne se choque ni ne s’indispose de rien, elle est toujours la même et prête à faire les mêmes choses qu’elle faisait, quand même on la rebuterait cent fois. Elle fait simplement son devoir, sans s’embarrasser du succès. Quand sera-ce que N. voudra n’être comptée pour rien ? Quand est-ce qu’elle ne s’apercevra plus si on rejette ou agrée ses pensées ?
Pour ce qui est de **, qu’il s’en tienne à ce que je lui ai mandé : qu’il devienne tous les jours plus petit et plus simple, que l’élévation ne serve qu’à l’abaisser davantage ; qu’il s’occupe beaucoup de Dieu, et peu de lui-même et de tout le reste ; qu’il soit fidèle dans les occasions à se tenir fortement attaché à Dieu et recueilli au-dedans, sans quoi [93] son naturel prendra toujours le dessus. C’est à présent le temps de travailler tout de bon à la garde de son cœur, non en s’appuyant sur soi-même, mais en s’abandonnant beaucoup à Dieu.
1Aheurtement : attachement opiniâtre à un sentiment, à une opinion. (Littré).
J’ai tâché de me cacher à moi-même ce que Dieu voulait de vous, afin de n’être pas obligée de vous le dire, voyant que vous êtes si attaché à vous-même que vous avez peine à mourir à des bagatelles. Vous marchandez avec Dieu et balancez avec Lui une curiosité ; cependant je vois que Dieu veut que vous mouriez à tout cela. Vous ne faites cas que d’une pureté extérieure, et vous vous contentez d’essuyer le dehors, sans vous laisser purifier radicalement. On craint une faiblesse extérieure, durant que l’on ne craint pas la corruption de [94] l’esprit. Quoique votre dernière lettre soit pleine de confiance, elle ne me satisfait point, car quoique je vous aime en Jésus-Christ plus que je ne puis vous le dire, je ne veux votre amitié et votre cœur que pour le faire entrer dans ce que Dieu veut de vous.
Je vous conjure en Son nom que nous ayons une liaison durable, ce qui ne sera que par l’union de notre esprit. Je vous prie donc que notre esprit soit un et uni en Dieu ; et pour cela, quittez vos premières manières d’agir et de concevoir pour prendre les miennes. Donnez-vous à l’intérieur, et pénétrez la moelle du cèdre sans vous arrêter à l’écorce. Chose étrange qu’après ce que vous me témoignez, je n’aie pu obtenir de vous que vous vous priviez des lectures qui vous sont nuisibles puisqu’il est à présent question d’établir votre intérieur, et vous ne me voulez pas croire ! Au nom de Dieu, faites ce que je vous demande, car sans cela il serait impossible que nous fussions unis. Vous ne connaîtrez que dans la suite la nécessité d’en user comme je vous dis, et la conséquence qu’il y a de renoncer pour l’amour de Dieu dans les choses de l’esprit. [95] Il faut que vous soyez bien dur, ou que vous aimiez bien peu Dieu, pour me refuser si peu. Je ne veux pas que vous regardiez de trois mois aucun de ces livres, et cela absolument.
Souffrez que je vous ouvre entièrement mon pauvre cœur : il est si fort à Dieu, et Son amour pur le pénètre si fortement qu’il souffre de ne pouvoir communiquer aux autres, et surtout à votre cœur, un amour entièrement pur et nu, dégagé de tout ce qu’il y a de propre. Ô mon Dieu, que l’on Vous connaît peu ! On ne Vous connaît point : c’est pourquoi on ne Vous aime point d’un amour digne de Vous. On traite Dieu en créature, et l’on se fait des idées de Lui conformes à ce que nous sommes. Dieu ne peut être véritablement honoré que par notre destruction et notre anéantissement. Il est venu au monde pour nous apprendre à honorer Son Père comme Il doit être honoré. Qu’a-t-Il fait pour cela ? Il a été mis au rang des malfaiteurs. Il a été fait péché pour nous1, quoiqu’Il ne puisse pécher. Ô mystère qui [96] n’êtes point compris. Saint Paul achevait ce qui manquait à la passion de Jésus-Christ2, et comment l’acheviez-vous, ô Paul ? Par l’expérience de ce que Jésus-Christ n’a pu éprouver. Jésus-Christ a été dans une continuelle oraison, dans une dépendance entière à toutes les volontés de Son Père, n’étant venu dans le monde que pour faire cette volonté, ainsi que David l’exprime de Lui : il est écrit de moi à la tête du livre que je ferais votre volonté3.
Sacrifiez-vous à tous les vouloirs divins, défaites-vous de vous-même, je vous en conjure, et mettez-vous en état que vous puissiez être tout à Dieu sans retour et sans crainte. C’est assurément à quoi vous êtes appelé. Si vous vouliez bien ménager votre temps, vous en trouveriez pour l’oraison et pour la lecture des choses intérieures, pour entrer en ce que Dieu veut de vous. Si vous en lisiez tous les jours un peu avec application, quelque peu que ce fût, vous goûteriez Dieu assurément, et vous Le goûteriez d’une manière autant ineffable qu’elle serait au-dessus du sentiment. Je vous demande ces faibles marques de votre amitié. [97] Si vous me les refusez, que voulez-vous que je juge de votre cœur ? Il me servira de témoignage contre vous-même de ce que Dieu veut de vous. Qu’a-t-il fait à Dieu, ce cœur ingrat, que Dieu y mette Son amour et Ses yeux ? Hier, il y avait en moi quelque chose qui disait à Dieu : « Ou rendez ce cœur digne de Vous, ou m’effacez du livre de vie, ou, comme saint Paul, que je sois anathème pour lui ! » Mon Dieu, quel bien ne ferez-vous pas si vous voulez bien faire à l’aveugle ce que je vous dis, et entrer dans les dispositions où Il vous souhaite !
Ne comptez pour bon que ce que Dieu fait en vous sans vous : ainsi, il n’y aura rien chez vous de parfait ni de bon que ce qui s’opérera par votre propre destruction. Regardez-vous n’étant plus à vous-même, mais comme étant à celui qui vous a racheté d’un grand prix4. Je vous ai acheté moi-même pour Dieu : eh ! que ne donnerais-je pas pour vous voir tout à lui ! Perdez toute idée de grandeur et d’espérance humaine pour vous conformer au pauvre petit et humble Jésus. Si [98] vous tendez à être quelque chose, vous ne serez jamais rien, je vous le prédis ; mais si vous tendez à n’être rien, ce sera par là-même que vous serez propre aux grandes choses, car Dieu n’établit qu’en détruisant, Il donne la vie en tuant5. Il ne fait que trouver tout qu’en perdant tout. C’est la conduite de Jésus-Christ sur Ses enfants, car elle ne sera pas autre envers eux qu’elle est envers Lui-même : Il a tout établi sur la ruine même de ce qu’Il établissait. Qui n’eût dit que Jésus-Christ n’était pas venu pour détruire l’Église, mais pour l’établir ? L’a-t-Il fait par le succès ? Tout au contraire, Il l’a fait par le renversement. Laissez remplir votre cœur de ces vérités, car elles sont les plus solides. Je ne cherche à votre amitié que vous-même. Vous ne verrez jamais que je vous emploie pour rien qui me regarde. Mais pour vous faire entrer dans les plus pures maximes de Jésus-Christ, je donnerais tout ce que j’ai et tout ce que je suis. Ô si jamais un rayon de la vérité remplit votre esprit et pénètre votre cœur (ce qui sera, sans [99] doute, si vous n’y mettez point d’obstacle volontaire), vous en comprendrez alors plus en une heure que je ne vous en dirais en toute ma vie.
Prenez ce miel quoique dans la gueule du lion mort6 et ne regardez pas à ce que je suis noire car c’est mon soleil qui m’a décolorée7 de la sorte pour son amour. Ne vous arrêtez pas à l’extérieur, mais fondez8 l’amour pur, désintéressé, l’amour qui n’aime son objet que pour lui-même, sans retour sur soi, l’amour qui aime plus à souffrir pour l’amour que de jouir de l’amour, l’amour qui n’a point d’yeux pour se regarder soi-même, enfin l’amour qui est tellement passé en son objet qu’il se transforme en lui. Mandez-moi si votre cœur admet ou rejette la nourriture que je lui présente, car ce me sera un signe de vie ou de mort. Ô que je vous dirais de bon cœur avec le Prophète : Recevez la bonne nourriture que je vous présente, et votre âme en étant engraissée, sera dans la joie9 !
1II Co 5, 21.
2Col 1, 24.
3Ps 39, 8-9.
4I Co 6, 19-20.
5Jean de la Croix : Cantique de la vive flamme d'Amour, §2.
6Jg 14, 8 : Dans ce chapitre Samson épouse une Philistine.
7Ct 1, 5.
8ou : sondez.
9Is. 55, 2.
Il m’est venu de vous dire, madame, que le diable est autour de vous comme un lion rugissant, afin de chercher quelque chose qu’il puisse dévorer1 : il vous donnera d’extrêmes répugnances pour les personnes qui peuvent le plus vous porter à l’intérieur, afin qu’étant dépourvue de secours de ce côté-là, il puisse après cela vous terrasser. Donnez-vous bien de garde d’adhérer à ces peurs et à ces répugnances, car c’est le plus grand mal qu’il puisse vous faire. Ne donnez aucune prise à ses illusions car, pour peu que vous en donnassiez, vous verriez comme il s’emparerait de votre extérieur, le liant et l’obsédant, ce qui est fort dangereux. Il faut marcher par une foi forte et vive. Soyez persuadée que tout ce que je vous [101] dis est de plus grande conséquence qu’il ne paraît. Il n’y a que l’expérience qui comprenne combien il est aisé de prendre le change et cela cause, toute la vie, de grandes peines. La plus grande miséricorde de Dieu sur vous est d’être entre les mains de M., qui ne vous conduira ni par l’extraordinaire, ni par les sentiments.
Mais, me direz-vous, ne suis-je pas conduite par une voie extraordinaire ? Nullement. Elle l’est, si vous voulez, par rapport au petit nombre des serviteurs de Dieu, mais elle ne l’est point parce que c’est la voie toute naturelle où Jésus-Christ introduit Ses enfants : c’est l’effet du domaine qu’Il S’est acquis sur notre âme. La voie que j’appelle extraordinaire est celle où il entre des visions, des terreurs, des démons, etc. qui se peut mieux dire qu’écrire. Si vous tombez entre les mains des personnes qui fassent cas de ces choses, vous y entrerez jusque par-dessus la tête, et sortirez de cette voie simple, petite, et comme toute naturelle de mon divin Maître. Je vous conjure, puisque Dieu vous a adressé à M., de ne point mélanger d’autre conduite, et d’aller où il vous [102] mènera. Je ne sais pourquoi je vous écris ceci, mais je sais que toutes vos terreurs viennent du démon, qu’il faut mépriser et ne pas craindre. Ne me craignez pas non plus : je ne suis point du tout redoutable.
1Pi 5, 2.
J’ai été, madame, la plus surprise du monde d’apprendre que vous croyez que je vous avais conseillé de quitter le lieu où vous êtes. Ce ne fut jamais ma pensée, à moins que Dieu ne vous le fasse faire. Il ne faut pas se lever avant le jour. Lorsque Dieu le voudra de vous, Il vous poursuivra avec tant de force que vous ne pourrez vous en défendre.
La retraite dont nous parlâmes, ce me semble, était d’un jour, et de votre cœur retournant fréquemment au-dedans. Et si vous vous souvenez, madame, sur ce que vous me dites que [103] cela était fort difficile, je tâchais de vous en faire connaître la facilité, et vous priais d’y faire attention et de vous priver même de quelque chose lorsque vous y auriez manqué. Je suis fâchée de vous avoir affligée, quoique j’espère que cette affliction vous sera avantageuse, car je ne désire que de vous consoler et encourager, étant persuadée combien cela vous est nécessaire. Bien loin de vous porter à quitter le lieu où vous êtes, je vous en détournerais à présent si vous le vouliez faire et que vous eussiez la bonté de me demander mon sentiment. Ce sont des coups que Dieu seul doit faire faire, et que l’on ne doit jamais conseiller s’Il ne conseille Lui-même ; autrement, il n’y aura point de succès, et un retour fâcheux en serait la suite. Je prie le Dieu de paix de la donner à votre âme.
[104] Ce qui fait l’enfer dans l’autre vie est la compagnie continuelle des créatures et la privation de Dieu, quoique ces créatures (qui sont les anges rebelles) soient de nature si parfaites, que tous les hommes les plus parfaits sont des ordures en comparaison. Ce qui fait l’enfer de l’âme, c’est aussi la présence des créatures et l’absence de Dieu. Pour pouvoir posséder Dieu, qui est le paradis, il faut mourir à toutes les créatures ; ainsi donc, quand je m’occupe volontairement et que je cherche à me satisfaire dans les créatures, je suis en enfer.
Comme l’on a l’esprit brillant et sans beaucoup de solidité, il ne faut pas s’étonner de ces différents changements. Il faut s’humilier devant Dieu, se supporter telle que l’on est avec paix, étant bien aise de paraître telle que l’on est. L’humiliation la plus avantageuse et la plus difficile à supporter est celle qui nous vient de nos défauts, misères et péchés. Il faut nous supporter et nous regarder comme si nous avions soin, pour [105] l’amour de Dieu, de quelque lépreuse : il faudrait tous les jours laver ses plaies, sans nous ennuyer ni nous étonner de la puanteur de ses ulcères et du mal de cœur qu’elle nous ferait.
Lorsque l’on sent ses inclinations s’épancher vers la créature, et que l’esprit et le cœur s’en occupent, il faut se souffrir, retournant à Dieu par une confiance humble, laissant passer cela et souffrant la peine que cela nous fait, sans vouloir combattre directement, (ce qui ne ferait que nous troubler), mais paisiblement demeurer auprès de Dieu, de qui nous avons tant de besoin, sans nous multiplier par actes. Tout ce qu’il faut faire est d’éviter autant que l’on peut les occasions, et mourir à toutes les petites satisfactions, désirs de voir, de parler, d’entendre parler même des choses les plus saintes, cela étant toujours imparfait, et la mort à tout étant ce que Dieu désire ; ne se point mettre en peine des troubles, nuages, tentations, mais les supporter doucement, les laissant couler, s’accoutumant au calme et à la paix ; ne faire point de scrupule des choses que notre état exige de nous, et faire tout dans l’ordre de [106] Dieu et pour Dieu. Il faut regarder tout ce qui nous arrive comme ordre de Dieu et être content de tous, sans se mettre en peine de ce qui paraît plus saint et meilleur aux autres, l’ordre de Dieu devant être notre conduite ; ne se point soulager dans les croix, de quelque manière que ce puisse être, le désir d’être éclairé étant amour-propre ; lorsque l’on n’a point de directeur, se mettre à genoux devant Dieu, Le prier de nous éclairer, et demeurer en repos ; mourir au désir de parler de Dieu, et garder toujours une solitude intérieure sans laquelle l’extérieure n’est rien ; croire que, dans le naturel que l’on a, si Dieu ne soutenait par une grâce spéciale, l’on serait prêt de commettre toutes sortes de crimes ; jeûner les vendredis, et outre les pénitences, se mortifier de tout sans nuire à la santé ; être gaie et paisible et ne se troubler pour aucun péché, si nous étions assez malheureux d’en commettre, un retour amoureux, tranquille et humble étant ce qu’il faut ; ne point craindre l’oisiveté à l’oraison, lire auparavant quelque passage, ne se mettre pas en peine si on l’oublie ; ne point désirer ce que l’on ne peut pas [107] avoir et être contente des choses qui nous paraissent fâcheuses, étant dans l’ordre de Dieu.
Notre corruption est comme le fumier qui sert à faire croître et fructifier le froment. Dieu, qui nous veut entièrement à Lui, pouvait nous ôter ce fond de concupiscence, mais Il nous le laisse, afin de nous faire mériter davantage. Il ne faut pas s’étonner de ce qu’encore que nous voulions et souhaitions les croix, nous ne laissons pas d’y répugner ; c’est ce que disait saint Paul1, qu’il avait en lui une loi qui s’opposait à la loi de son esprit. Vous ne devez pas vous mettre en peine de ces choses qui se passent en vous sans vous. Quoique vous fassiez les choses sans goût, ne vous en mettez pas en peine non plus que des nuages. La foi doit être notre guide. Il faut apprendre à se bien connaître et travailler à se détruire sans relâche, autrement notre esprit serait toujours inconstant, allant de branche en branche sans s’arrêter à rien.
Tout ce que l’on désire avec [108] empressement n’est point de Dieu : Dieu habite dans le calme. Il faut souffrir les troubles sans nous tourmenter à nous en délivrer (ce qui ne ferait que les augmenter), se désoccuper de toutes les créatures, pour ne s’occuper que de Dieu. C’est folie d’attribuer aux créatures les croix qui nous arrivent, puisque nous n’avons que celles que nous nous faisons à nous-mêmes. Si nous étions bien morts, rien ne nous ferait peine. [109]
1Rm 7, 23.
J’ai à répondre, ma chère Mère, à deux de vos lettres : l’une où vous m’écrivez vous-même, et l’autre que N. m’a donnée. Il m’ordonne de vous répondre. Vous dites, dans celle que vous m’aviez écrite, que l’on a cru que je méprisais les images ; ceux qui me voient à Paris, où j’en ai deux chambres toutes tapissées, savent le contraire. J’ai peine à souffrir les statues en bosse des saints lorsqu’elles sont mal faites et d’une manière ridicule, et c’est le respect que j’ai pour les images qui me donne ce sentiment. Il y a des images extérieures, et il y a des images intérieures. Je viens de vous dire mon sentiment sur les premières, il faut vous le dire sur les secondes : je crois qu’il est bon pour un temps, à ceux qui le peuvent, de s’imaginer Jésus-Christ crucifié ou en quelqu’un de Ses mystères, pourvu qu’on Le regarde comme en soi et en se recueillant, et que notre propre cœur serve comme de théâtre pour cette tragédie, [110] parce que cela habitue au recueillement. Mais je crois aussi qu’il ne faut point vouloir retenir cette image, lorsque nous avons plus d’attrait à la foi qui croit tout, adore et aime tout sans se faire de figure particulière.
L’autre article regarde les prières vocales. Je crois que c’est bien assez pour des religieuses de dire celles d’obligation, qui sont en grand nombre, et qu’il serait plus à propos d’employer le temps que l’on a de reste à faire oraison. Et je ne crois pas avoir tort en cela si l’on considère la différence de la vie des personnes qui ne prient jamais que vocalement d’avec celles qui font oraison. Or, si l’on y voit une différence si notable, il faut conclure que l’oraison est plus utile et plus efficace que les prières vocales qui ne sont pas d’obligation. Dieu aime mieux pour nous un discours que l’amour produit en nous-mêmes, que ce que le même amour a produit dans les autres. Nous avons un cœur comme eux pour concevoir les mêmes sentiments. Si l’on voit donc qu’une année de bonne oraison sert plus à la conversion des mœurs que vingt ans [111] de récits de prières vocales, (à moins qu’une profonde oraison ne les accompagnât, ce qui ne serait que pour celles qui sont d’obligation) je dis que l’on doit préférer cet exercice à l’autre, comme étant le meilleur et le plus utile. Et plus on le pratique, plus devient-il excellent ; il dont donc être préféré aux prières vocales. C’est le sentiment de saint François de Sales, et de bien d’autres. Ce saint veut même pour ses filles, dans les prières d’obligation lorsqu’elles disent l’office seules, que quand elles se sentent attirées, elles le quittent, afin de correspondre à l’attrait de Dieu. Si saint Benoît veut une obéissance si prompte qu’on quitte une syllabe commencée lorsque le supérieur appelle, à plus forte raison [doit-on le faire] lorsque Dieu, qui est le véritable supérieur, appelle au-dedans.
Mais, se dira-t-on, je ne sens pas cet appel : je l’ai senti, et il ne paraît plus. Il est à craindre qu’il ne se soit tu pour n’avoir pas été suivi, car rien n’est plus aisé à éteindre que cet Esprit. L’Esprit de Dieu s’explique chez nous en deux manières : ou en nous [112] invitant, ou en nous corrigeant. Le premier est doux et délicat, il s’éteint facilement lorsque l’on ne le suit pas, et la fidélité à le suivre le manifeste toujours davantage ; mais l’infidélité, même sous bon prétexte, l’éteint véritablement et il ne paraît plus. Cependant ce je ne sais quoi qui le manifeste à ceux qui le suivent, est comme le feu sacré caché dans un puits, qui devint boue, mais redevint feu étant exposé aux rayons du soleil1. Ce même Esprit, éteint par une longue suite d’infidélités que l’on ne connaît pas même, n’est pas plus tôt exposé aux yeux de Dieu avec une véritable délibération de le suivre qu’il reparaît avec toute sa délicatesse : il se fortifie par la fidélité à le suivre.
L’autre effet de l’Esprit de Dieu est de corriger ; c’est ce que l’on appelle communément remords de conscience. Lorsque l’on est fidèle à suivre la délicatesse de la conscience pour ne rien faire contre ce qu’elle indique, elle est très fidèle, et met l’âme fort à l’étroit jusqu’à ce qu’elle l’ait conduite à une parfaite pureté. Elle s’éteint par sa [113] consommation, et elle s’éteint alors avec un grand avantage ; mais malheur à celui en qui la conscience s’éteint pour ne l’avoir pas voulu suivre ! Les remords ne s’éteignent qu’à force d’infidélités ; et comme à mesure que l’on est infidèle, la conscience devient plus grossière, aussi à mesure que l’on est fidèle, elle devient plus délicate, et manifeste les choses plus profondes et cachées. De même, à mesure que l’on est fidèle à ce simple Esprit invitateur, il manifeste davantage les volontés du Seigneur, et c’est à cela que l’on connaît qu’une âme, quelque obscure et sèche qu’elle soit, ne s’est point égarée : que plus elle est sèche, aveugle, impuissante pour tout, plus elle est éclairée sans lumière par ce simple Esprit invitateur pour connaître ce que Dieu veut d’elle. Ce discernement est d’une telle conséquence, dès le commencement de la conversion, que tout roule là-dessus. Heureux ceux qui ont des personnes qui le leur enseignent !
Pour répondre à la lettre que vous avez écrite à N., je vous dirai que si vous avez bien lu la lettre que je m’étais donné l’honneur de lui écrire, vous aurez remarqué que je ne touche point à tout ce qui est du général d’une communauté, que l’on appelle observance régulière. Je m’en suis, ce me semble, expliquée clairement. Mais comme je pourrais me tromper dans la pensée de m’en être bien expliquée, je tâcherai de le mieux faire ici, non afin que vous m’en croyiez, mais afin de satisfaire et à l’amitié que j’ai toujours eue pour vous, et à l’ordre que l’on m’en donne. Ce que je vous mande ne satisfait pas votre raison, je suis sûre qu’il s’accordera si bien avec le fond de votre âme (où la vérité doit résider) qu’il ne pourra qu’il ne dise « amen ». J’aime mieux satisfaire ce fond que la raison, l’un étant la volonté de l’homme, et l’autre celle de Dieu.
Je dis donc que je mets au nombre des règles les observances régulières qui sont générales. Et qui voudrait en cela apporter de la singularité, serait comme une personne qui prétendrait bâtir un édifice en posant toutes les pierres d’une manière dérangée ; elle ne le pourrait : il faut qu’elles soient du moins unies et toutes rangées à certaines hauteurs quoiqu’elles ne soient pas d’égale figure ni grosseur. Qui voudrait dîner [115] lorsque les autres prient, et prier lorsqu’elles dînent, faire oraison lorsqu’il faut chanter l’office et chanter lorsqu’il faut garder le silence, ce serait une folie. Il ne s’agit point ici de cela, mais de quantité de dévotions particulières dont on peut se dispenser, Dieu n’y attirant point, quoiqu’elles soient utiles à bien d’autres qui y trouvent de l’avantage. Or il faut que ces sortes de pratiques se quittent facilement sitôt que l’on est attiré à autre chose. Par exemple, on dit le chapelet à la fin de l’oraison : cela est très louable, mais si les âmes étaient attirées à continuer leur oraison et qu’elles demandassent de la continuer durant ce temps, je crois que l’on doit le leur accorder. Cela se fait sans que personne s’en aperçoive. Pourquoi la supérieure ne les en dispenserait-elle pas ? Lorsque tous les Pères ont dit qu’il faut éviter la singularité, ils l’ont dit touchant des choses publiques, où le dérangement extérieur serait remarqué de tous ; mais il serait absurde de croire que, parce qu’une personne entre dans une communauté où la plupart sont des âmes communes, même très imparfaites, elle ne dût pas travailler à sa [116] perfection, et parce que l’on n’y a pas été exercé à la pure mortification et à l’oraison, elle dût être immortifiée ou sans oraison.
Faire oraison est une règle générale pour tous, mais la manière de faire oraison doit être singulière pour chacun, puisque l’oraison doit être abandonnée au Saint-Esprit, selon le témoignage de tous les saints, et le Saint-Esprit la fait faire à chacun comme il Lui plaît. Ce qui doit être général pour tous, est de s’abandonner au Saint-Esprit, chacun selon son degré. Et comment s’abandonnera-t-on au Saint-Esprit si on Lui lie les mains ?
Il y a bien peu d’âmes arrivées en Dieu. Il est vrai que celles qui le sont ont une grande liberté pour l’office : ce qui est d’obligation ne les surcharge pas, mais elles ne sont point portées à des pratiques particulières, parce qu’elles sont dans la fin où tout cela est consommé. Or dans cette fin, quoique l’âme soit très libre pour les prières d’obligation qui lui étaient autrefois à charge, elle n’a point la liberté de ces pratiques que Dieu ne lui demande pas ; et si même Dieu lui en demandait, comme il a fait à quelques saints, c’est par un [117] mouvement subit qui n’a pas de suite, et qui est peut-être pour une fois, et qui change, Dieu faisant cela pour augmenter la souplesse de l’âme par ces variétés. Mais comme ce n’est pas de cela dont nous avons voulu parler, puisque les âmes de cet état n’auraient pas besoin d’éclaircissement, le mouvement de Dieu leur étant certain pour le moment qu’elles agissent, je n’en parlerai pas davantage.
Pour l’impression des vérités de notre religion, qui est la seconde difficulté, il y a deux manières de se les imprimer : le raisonnement et la lecture. Le raisonnement est plus pour les hommes doctes qui, voulant étudier les vérités et les approfondir, doivent en peser toutes les circonstances ; mais pour des filles, et que je suppose instruites, (car elles ne sont point reçues pour être religieuses qu’elles ne soient instruites de ce qu’elles doivent savoir), je dis qu’il faut qu’une lecture goûtée et faite avec application leur fasse ce que l’on prétend que la méditation doit faire. Il faut un temps pour prier, et un autre pour s’instruire de ses devoirs. Celui qui est destiné pour la prière doit être tout employé à la prière : il faut que ce soit une prière [118] de cœur, que l’on adresse, si l’on veut, à Jésus-Christ ou crucifié, ou flagellé, selon que le mystère qu’on aura lu touchera le plus, mais qu’on Le regarde de cette sorte pour s’adresser à Lui et pour produire tels actes et telles affections que Lui-même suggérera ; que l’on ne quitte point ce mystère tant qu’il touche et qu’il produit le recueillement et émeut l’affection. Mais sitôt que le recueillement est formé, que l’on demeure devant Dieu, recueilli et abandonné à Lui. Il est de conséquence de lire avec assiduité durant bien du temps tous les mystères de la religion, ne point lire en courant, mais s’en laisser pénétrer et cesser pour des moments la lecture lorsque l’on est touché, puis la reprendre et encore la quitter de cette sorte, afin de laisser toute la liberté à l’esprit de ce qui est écrit de s’insinuer en nous. Sans quoi, c’est la lettre qui se retient, mais l’esprit vivifiant en est banni : une personne qui mâcherait incessamment une viande ne s’en nourrirait jamais si elle ne se reposait pour l’avaler.
La conviction des vérités dépend donc de la lecture goûtée, savourée et pénétrée ; mais le progrès de l’oraison [119] dépend du cœur. Il faut donc une prière de cœur, soit que nous la fassions nous-mêmes activement, ou que le Saint-Esprit la forme en nous. Si l’on faisait de cette sorte, l’on serait bientôt intérieur.
Lorsque je parle de la prière du cœur, je ne parle pas du simple envisagement de la vérité, ou de son simple regard. L’oraison de regard est une action de l’esprit, et non de la volonté ou du cœur ; et c’est ce qu’on appelle contemplation, qui est plus ou moins parfaite [selon] que l’esprit est plus ou moins épuré. Ce n’est point ce dont j’ai parlé lorsque j’ai parlé de la prière du cœur. C’est l’Esprit qui regarde, mais c’est le cœur qui prie, qui désire, qui parle et qui demande ; et c’est ce qu’il ne faut pas confondre. Lisons en la manière que je l’ai dit, pour satisfaire à ce que nous devons à notre esprit, mais prions comme je viens de dire pour satisfaire à ce que notre cœur doit à Dieu. On détruit les mauvaises habitudes en se donnant à Dieu, en Le priant, en s’instruisant de ses devoirs, en tâchant de conserver la présence de Dieu en toutes ses œuvres.
Je n’ai point prétendu parler pour les indociles, puisque le premier point est celui de la bonne volonté, sans laquelle [120] on ne peut rien. Le Sauveur du monde n’est-Il pas venu apporter la paix aux âmes de bonne volonté ? Celles qui auront la bonne volonté, auront donc la paix. Lorsque vous dites, ma chère Mère, que cette oraison n’est point pour les personnes troublées, je vous dis, moi, qu’elles ne peuvent avoir la paix par une autre voie, puisque tous les raisonnements du monde peuvent bien convaincre l’esprit qu’il faut avoir la paix, mais ils ne peuvent faire goûter cette paix à notre cœur ; il n’y a que l’opération de Notre-Seigneur qui le puisse ; et cette paix est même le signe qu’Il a toujours donné de Sa présence soit en venant au monde, soit [en] étant avec les apôtres. Je sais qu’il y a des personnes qui après avoir goûté la paix, don du Seigneur, éprouvent des peines et des troubles, mais si on les examine de près, on verra ou qu’elles ont quitté leur voie, ou qu’elles ne sont pas aidées, ou bien qu’elles manquent de docilité si elles ont pour leur conduite des personnes éclairées ; mais pour l’ordinaire, tout le défaut vient de n’avoir pas des personnes éclairées qui découvrent l’endroit qui cause le trouble. [121]
Ainsi vous voyez qu’il ne s’agit de rien moins que de dire aux commençants qu’ils aient un simple envisagement et qu’ils s’abandonnent. Il faut leur apprendre à se convertir à Dieu, à Le prier, à Lui demander miséricorde, à crier à Lui avec tous les gémissements de leur cœur, comme faisait David, à Lui présenter leurs péchés, à Lui dire sans cesse : Lavez-moi, et je serai nettoyé2. Un pécheur entendra mieux ce qu’on lui voudra dire, lorsqu’on lui parlera de cette sorte et qu’on lui fera dire le Miserere dans les sentiments de celui qui l’a fait, que de lui dire « Méditez ».
1I Mac 1, 20-22.
2Ps 50, 9.
J’ai souffert pour votre cœur que je ne trouvais point à l’ordinaire [122], depuis quelques jours. Je le cherchais auprès de mon Maître, et je ne le trouvais point tourné à son ordinaire.
Le livre L’Agneau occis1 est un livre où il y a du bon, mais il y a aussi bien des choses que vous ne devez pas approuver. Le bonhomme qui l’a fait est un saint homme, mais comme sa lumière n’était pas étendue, c’est un galimatias ; de plus, il veut qu’on se forme une image de Jésus-Christ avec les armes de la Passion dans le cœur. Ces sortes d’images dans la suite rendent imaginaire et sujet aux visions et représentations, ce qui nuit à l’intérieur. Ce bonhomme fait assez bien commencer les âmes simples, mais il n’a pas le don pour le reste, et son livre est moins bon que ce qu’il dit, car Dieu donne grâce à sa simplicité. Je ne le connais pas personnellement, mais je connais de bonnes âmes qu’il a commencées2 ; mais dès qu’elles perdent les images, il commence à ne savoir [123] où il en est. Il ne faut pas trop approuver ce livre, ni aussi le condamner, mais dire que Dieu bénit quelquefois la simplicité de ces bonnes gens, qu’il faut toujours se recueillir au-dedans, sans qu’il soit nécessaire de se former de ces images. Ce qui fait que ce bonhomme a réussi en apprenant à faire oraison, c’est qu’il apprend à chercher Dieu dans le cœur, à se recueillir, et à y regarder Jésus-Christ crucifié d’un simple regard.
Tous ceux qui s’y prennent par le recueillement dans leur cœur et s’accoutument à considérer Dieu en eux-mêmes, deviennent en peu de temps gens d’oraison. Il n’y a point de méthode plus facile, plus courte, plus aisée et plus sûre. C’est pourquoi Jésus-Christ a travaillé à nous faire comprendre que le Royaume de Dieu est au-dedans de nous3. Si vous pouviez mettre cela dans le cœur de vos pénitentes, et leur apprendre à faire tous les jours un quart d’heure ou une demi-heure de cette manière d’oraison, vous les reformeriez bientôt. Ce serait la pénitence que je leur donnerais. [124]
N. a fait des conversions admirables parmi les soldats en leur apprenant de cette sorte à chercher Dieu en eux et à y envisager Jésus-Christ crucifié, non en raisonnant, mais d’un regard plein d’affection, Lui demandant leurs besoins ; mais pour fondement, ne chercher jamais Dieu hors de soi, parce qu’en le cherchant en soi l’on devient bientôt intérieur, et l’on ne le devient jamais par une autre voie. Pour vous, vous le trouverez dans l’abandon, et non autre part.
1Imprimé à Rennes, en 1669. L’auteur avait été un bon villageois nommé Jean Daumont. Le père J. Rigoleuc en fait mention dans ses Lettres. (Dutoit) – Il s’agit de L’ouverture intérieure du royaume de l’Agneau occis dans nos cœurs avec le total assujettissement de l’âme à son divin empire, par un pauvre villageois [J. Aumont, disciple de Bernières], Paris, 1660. Son « galimatias » ne manque pas d’onction ; il n’hésite pas à commenter des images gravées.
2Jean Aumont forma Archange Enguerrand, le « bon franciscain » qui ouvrit à l’intérieur la jeune madame Guyon, ainsi que d’autres membres du réseau spirituel issu de Chrysostome de Saint-Lô et de Bernières.
3Lc 17, 21.
Dieu permet, mademoiselle, que vous sentiez votre faiblesse afin que vous soyez plus convaincue du besoin que vous avez de Lui, que vous [125] imploriez sans cesse Son assistance, que vous ne vous éloigniez jamais de Sa divine présence pour ne point entrer dans le froid de la mort : la source de tout bien est la présence de Dieu, et son éloignement est ce qui produit tous les maux. Il faut donc, Mademoiselle, vous servir de cet antidote, et vous procurer à vous-même un secours si avantageux lorsqu’il ne vous vient point d’ailleurs. Vous le pouvez en deux manières : soit en évitant les occasions qui pourraient malgré vous triompher de votre faiblesse ; soit, dans l’occasion même, en tâchant de vous occuper intérieurement de Dieu qui y est présent, vous rappelant autant de fois que vous sentez de vous en être écartée. Cette fidélité attirera sur vous les miséricordes du Seigneur, et vous donnera une nouvelle fidélité. Il est d’une extrême conséquence de se tenir recueillie en soi-même lorsque l’on est dans les compagnies : sans cela, on se dissipe nécessairement. On dit qu’il faut s’oublier soi-même, et je le dis aussi ; mais pour vous, mademoiselle, je vous dis : n’oubliez jamais votre cœur. C’est le lieu où vous devez [126] habiter. Lorsque l’on ne vous parle point de Dieu, parlez-vous en à vous-même, et faites-vous un commerce intérieur qui contrebalance les épanchements extérieurs. Sans cela, vous serez toujours attaquée, et j’ose dire toujours vaincue. Vous ne vous trouverez pas souvent dans les lieux où l’on parle de Dieu (plût à Dieu que vous n’en vissiez jamais d’autres !), mais vous portez en tout lieu votre propre cœur, où Dieu habite. C’est avec Lui que vous devez faire un accord de ne point oublier Dieu, comme Job avait fait un pacte avec ses yeux1.
Il faut éviter, de plus, la vaine complaisance, le désir de paraître et de vous produire. Les occasions où nous nous engageons par amour-propre sont ordinairement périlleuses ; celles où nous sommes engagées par l’ordre de Dieu ne le sont point. Ne vous étonnez pas des difficultés que vous trouverez dans le chemin de la vertu : que plutôt elles servent à fortifier votre courage. Ô que vous seriez criminelle et que je vous trouverais à plaindre si après les miséricordes que le Seigneur vous a faites, [127] vous quittiez cette source d’eau vive pour la bourbe empoisonnée de l’attachement du siècle ! Voilà le temps de combattre et de remporter des victoires sur vous-même. Suivez l’étendard de Jésus-Christ avec courage, et soyez persuadée que personne ne le désire plus fortement que moi.
1Jb 33, 1.
Le démon faisait tous ses efforts pour empêcher que vous n’entrassiez dans les desseins de Dieu sur vous : il se servait pour cela de votre tempérament afin de mieux cacher sa ruse. Ce n’est pas assez de faire oraison ; il faut vous accoutumer à de fréquents retours au-dedans, au milieu de vos occupations ; et cette habitude vous sera aussi utile que l’oraison, puisque c’est le fruit que vous devez tirer de celle que vous faites [128]
Vous avez besoin d’occupations, et comme votre imagination est fort vive, il ne faut pas vous étonner si elle se remplit de vos occupations journalières pour lesquelles vous avez du goût. Le goût même que vous y avez excite l’imagination ; et je vous assure qu’il est avantageux pour vous d’être occupé, sans quoi votre imagination se tournerait contre vous-même et vous exercerait beaucoup. J’espère pourtant que, si vous êtes fidèle à retourner à Dieu fréquemment au milieu de vos occupations, la vivacité tombera peu à peu. C’est tout ce que vous pouvez faire de mieux, car si vous vouliez la combattre directement, vous l’exciteriez davantage.
Soyez sûr que plus vous vous appliquerez à Dieu, plus vos défauts se corrigeront insensiblement. Il est étonnant combien cette seule application rectifie notre cœur et notre esprit. Il n’est pas étonnant que le feu fonde la glace qui lui est exposée, puisqu’il purifie tous les sujets, lors même qu’il les détruit ; et la même action en lui fond, sèche et dessèche, purifie, consume et détruit ; il ne change pas de mouvement pour cela : c’est toujours la même action, qui n’a de différence que dans la différence des sujets sur lesquels il s’exerce. Il en est de même de notre application à Dieu qui redresse, corrige, échauffe, purifie, etc. Vous êtes heureux d’être auprès d’une source où vous trouverez tout selon vos besoins. Priez pour moi, je vous en conjure, et je le fais pour vous.
Pour ce qui regarde les enfants, il ne faut pas croire qu’ils deviennent parfaits par la seule lumière qu’on leur donne sur les défauts, surtout si ce qu’on leur dit est plus fort que leur état. Il faudrait leur apprendre à se posséder moins eux-mêmes, et à quitter [130] tant de dissipations inutiles, afin que Dieu possédât leur fond. Et comment possédera-t-Il leur fond s’ils ne demeurent longtemps auprès de Lui et s’ils donnent tant de temps à des conversations peu fructueuses ? Tant de temps perdu les met hors d’état de profiter de celui qu’ils ont.
Un soleil trop brillant éblouit au lieu d’éclairer : des vues de défauts trop fortes, lorsqu’on ne sent point en soi le pouvoir d’agir, aveuglent loin d’éclairer. Tâchons que les âmes s’exposent beaucoup à la lumière divine, et elles profiteront plus par là, en un an, qu’en trente d’une autre manière. Tout se passe en inutilités ; de plus les conversations générales sur les défauts ne profitent guère, non plus que les sermons. Un défaut qui est la source des autres, bien pris, et qu’on tâche de détruire avec la grâce, en emporte beaucoup avec foi. Mais hélas ! Comment, étant vivants comme nous sommes, communiquerions-nous la mort les uns aux autres ? Nous sommes des voix criantes [criant] dans le désert : Redressez les sentiers, [131] aplanissez les voies1 ; mais il faut que Jésus-Christ fasse le reste. Ne nous trompons point : nous ne sommes propres qu’à tout gâter ; mais Jésus-Christ peut tout faire : aussi le plus nécessaire, c’est de demeurer auprès de Lui.
Je suis ravie que la femme de N. ait ces sentiments de la présence de Dieu que vous me dites, car quoique ces sentiments soient encore éloignés de l’union intime, et même de la simple présence en foi, ils ne laissent pas de lui être utiles pour la déprendre peu à peu d’elle-même. C’est un don qu’il faut recevoir avec respect, et qui bride toujours le naturel, quoiqu’il ne le détruise pas tout à fait.
Si vous saviez la dépravation générale du monde et la fausse dévotion, vous béniriez encore Dieu de ce que les enfants, quoique imparfaits, en sont néanmoins tirés.
Je suis bien contente de M. : sa douceur, sa patience, sa charité sont les vertus de Jésus-Christ. Si nous étions bien convaincus du peu que nous pouvons par nous-mêmes et de l’édification du pouvoir de Jésus-Christ, nous aurions une patience infinie avec le prochain [132]. C’est ce que je vous répéterai toujours, et que je vous dirais même en mourant.
Pour les enfants, moins de perte de temps, plus d’application à Dieu. Le temps est si court, pourquoi le perdre ? Pour ceux qui en prennent soin, charité immense sans se rebuter jamais, patience à toute épreuve. Nous avons besoin de nous supporter nous-mêmes, pourquoi ne pas supporter les autres ? Je prie Dieu qu’Il soit votre lumière et votre consolation dans vos peines.
1Mt 3, 3.
Pourquoi êtes-vous triste et pourquoi vous troublez-vous ? Espérez en Dieu1, Il sera votre force. Ne pouvez-vous vous accoutumer au pain sec après avoir goûté le lait ? Et l’expérience des misères vous fera-t-elle toujours [133] réfléchir ? C’est une mauvaise odeur, qui vous deviendra comme naturelle. Accoutumez-vous non seulement à aimer l’expérience d’une misère exempte de péché, mais à l’aimer même comme celle qui fait admirer d’autant plus la grandeur et la sainteté de Dieu que nous nous trouvons plus misérables. Il nous faut sortir de chez nous ? Si notre maison était belle et propre, nous aurions beaucoup de peine à la quitter, nous l’aimerions, et n’en sortirions jamais. Vous ne serez jamais comme Dieu vous veut que lorsque la vue de vos misères, loin de vous troubler, vous augmentera votre paix.
Ô que l’âme qui aime Dieu pour Lui-même, aime son humiliation, et que celle qui aime son humiliation trouve de paix dans sa misère ! Le démon sait bien qu’il ne vous trompera pas en vous inspirant d’offenser Dieu, parce que vous en avez trop d’horreur : il vous trouble par la crainte de l’offenser, et par la réflexion sur tout ce que vous faites et dites, afin qu’en vous occupant de cela, il vous désoccupe de Dieu. Tant que, sous de bons prétextes, vous vous regardez vous-même, vous vous détournez de Dieu et [134] perdez par conséquent la paix. Je ne veux point que vous fassiez de la sorte. Allons, paix, joie au Saint-Esprit ! La tristesse rétrécit le cœur, et ne donne pas assez de lieu à Dieu, au lieu que la joie, en le dilatant, Lui laisse posséder ce même cœur.
1Ps 41, 42.
Pourquoi vous désolez-vous, ma très chère ? Eh, que ne vous abandonnez-vous à Dieu sans réserve ! Vous Le croyez bien loin, et Il est très proche de vous. J’ai rêvé à vous toute cette nuit, et il me semblait que je vous pressais contre ma poitrine, et que je vous disais : « Recevez cette paix et cette douce onction que vous goûtiez autrefois ». On est venu vous tirer d’auprès de moi dans le temps que vous vous y trouviez fort bien. Il faut vous abandonner à toutes les dispositions où il plaira à Notre-Seigneur de vous mettre. Faites-le [135] donc, et après avoir goûté les douceurs du Tabor, souffrez avec abandon, comme Jésus-Christ, le délaissement de Son Père sur la croix, qui fut la plus terrible souffrance de Jésus-Christ. Ô si vous saviez vous abandonner à Dieu dans toute l’étendue de ces pensées qui vous viennent d’être rejetée de Lui, vous trouveriez plus Dieu dans cet abandon que dans toutes les douceurs premières ! Faites-le donc, je vous en prie.
Remarquez qu’il ne s’agit pas de vous abandonner à quitter Dieu, mais à laisser Dieu faire de vous selon Sa volonté. Pauvre aveugle, ne comprenez-vous pas que qui s’abandonne à Dieu pour être rejeté de Lui, n’en peut être séparé par cet abandon, puisque ne pouvant être unis à Dieu que par notre volonté, c’est la conformité de notre volonté à la Sienne qui fait cette union, qui ne consiste dans aucun des sentiments ? Nous ne pouvons être séparés de Dieu que par défaut de conformité et d’abandon. Dieu peut-Il vouloir quelque chose qui ne soit pas pour Sa gloire et pour notre avantage ?
Il y a des saisons dans la vie spirituelle, [136] comme il y en a dans l’année. Si l’été durait toujours, le soleil brûlerait tout par son ardeur, et il ne croîtrait rien sur la terre. L’hiver est aussi nécessaire aux plantes que l’été : il sert à faire prendre racine aux arbres, sans quoi, toute leur sève poussant au dehors, ils demeureraient desséchés. Toutes les saisons sont également utiles. Ainsi la sécheresse et la privation vous sont plus avantageuses que tout autre état. Lorsque vous receviez ces douces consolations, Dieu vous donnait des marques de Son amour ; mais c’est dans la privation qu’il Lui faut donner des preuves du nôtre. Accoutumez-vous à aimer d’un amour généreux, qui n’attend rien de son bien-aimé, qui l’aime sans espérer nul retour de sa part. L’amour entre les hommes doit se conserver par être réciproque, mais l’amour de Dieu devrait être gratuit. Aimons gratuitement Celui qui nous a aimés de la sorte. Il faut quitter l’enfance, et souffrir qu’on nous ôte le lait des enfants pour nous donner le pain des forts. Soyez en paix. Je le veux. [137]
Il est vrai, ma chère fille, que je suis souvent occupée de vous, mais c’est bon signe. Je rêve souvent qu’on fait mille efforts pour vous tirer de votre voie ; je vous vois d’autres fois arrachée de mon sein par force : reposez-vous-y quelquefois en esprit. Cela me fait comprendre que vous aurez beaucoup de persécutions sur la voie de la part des hommes et des démons, les premiers tâchant de vous ôter tous ceux qui pourraient vous y aider, et les derniers tâchant de vous intimider par les doutes, scrupules, tentations, terreurs paniques. Vous en éprouverez encore plus que vous n’avez fait.
Il n’y a rien à changer ni dans votre conduite, ni dans votre oraison. Il faut seulement que votre abandon soit plus ferme et plus entier. Vous éprouverez de très grandes vicissitudes ; mais [138] vous ne devez pas vous en étonner. Il faut porter également tous les états, l’abondance et la pauvreté, la sécheresse et la consolation, vous tenant également immobile à l’un et à l’autre. Ne vous étonnez pas de vos faiblesses : il faut les souffrir. Vous voudriez être trop forte : il faut aimer notre faiblesse comme notre divin maître, qui a bien voulu être petit.
Quoique vous ne puissiez parler à M… ne laissez pas de le voir : demeurez en silence lorsque votre bouche se ferme et ne cherchez pas alors à parler ; parlez quand la facilité vous sera donnée. Ne vous gênez point pour m’écrire : cela n’est point nécessaire, je n’en suis pas moins unie à vous sans cela. Si vous cachiez volontairement quelque chose, cela ne serait pas bien ; mais lorsque le Maître vous fait garder le silence, gardez-le, et que nulle raison ne vous porte à écrire. Il faut être fidèle à se laisser à Dieu. C’est Lui qui ouvre, et nul ne ferme ; qui ferme, et nul n’ouvre 1.
Ne vous étonnez pas des tentations : elles sont bien éloignées de [139] devoir finir. Recevez les douceurs lorsque Dieu vous les donne, sans examiner d’où elles viennent : Dieu les accorde à votre faiblesse. Ne vous accoutumez pas à faire venir quelqu’un lorsque vous avez peur : vous donnez par là prise au démon. Il faut demeurer en foi sans discerner sa foi ; autrement, le démon vous ôterait insensiblement toute votre solitude. J’ai été beaucoup tourmentée de ces terreurs, et je n’en ai été délivrée qu’en les souffrant avec des peines étranges sans y apporter de remède.
1Ps 41, 42.
Je sentis bien hier, ma très chère en Notre-Seigneur, que vous étiez peinée. Je voyais ce qui causait votre peine, quoique vous n’eussiez pas assez de simplicité pour la dire. Le Diable fait son effort pour troubler les enfants du Seigneur, leur mettre des petites peines, de petites jalousies : mais ce sont des peines qui ne servent qu’à purifier et unir davantage lorsqu’on est assez [140] simple pour les dire. Bon courage : allez à Dieu avec un cœur plus large ; ne soyez point scrupuleuse ; ayez le cœur gai.
Je suis ravie que le calme dure. Souvent néanmoins la tempête succède, mais tout doit être égal à un cœur généreux et abandonné. J'aime bien vos dispositions d’oraison : quand la grâce souffle à peine voile, il est aisé de la faire. Il est bon d’oublier tout ce qui vous concerne, sans vouloir faire attention sur vos sentiments intérieurs pour me les dire, car ce serait conserver quelque chose de vous-même qui empêcherait votre anéantissement. Il faut seulement marquer, en m’écrivant, ceux qui vous viendront dans l’esprit, sans vouloir rien me cacher ou retenir volontairement, soit du bien, soit du mal.
Je crois que Dieu ayant voulu choisir ce misérable canal pour vous [141] communiquer la grâce, afin de vous humilier et anéantir, c’est un moyen qui subsistera dans le temps et l’éternité, et duquel vous ne sauriez vous retirer par vous-même sans manquer à la grâce de votre intérieur. Dieu sait que je vous dis la vérité, sans vue ni retour sur moi ; et je vous la dis de la sorte, parce qu’il ne m’est pas permis de la cacher.
J’ai de la joie que tout soit amorti, je souhaite que ce soit pour bien longtemps ; cependant vous devez vous attendre à quelque réveil un peu fort après ce calme. Cette nuit, sur le matin, j’ai songé à vous, ce qui ne m’arrive guère, car comme je ne conserve nulle espèce des choses créées1, aussi ne songeai-je guère. Votre âme m’est si chère que je crains tout pour vous. Je vous conjure de vous appliquer durant quelque temps au pur nécessaire. Quand votre intérieur sera formé, je serai satisfaite, et alors vous aurez plus de liberté. Mais souvenez-vous que Tauler, qui était un homme si célèbre comme docteur savant et grand prédicateur, cependant sitôt que ce pauvre laïque, dont Dieu Se servit pour le faire entrer [142] dans les voies intérieures, l’eut entrepris, il lui fit quitter toutes ses études, tout livre, tous sermons, et le confina pour quelques années dans une solitude très grande2 ; après quoi ses sermons opérèrent des conversions si extraordinaires que l’on en était surpris3. Je ne vous demande pas que vous vous teniez dans une profonde solitude, mais je vous prie seulement de donner lieu à Dieu de consommer en vous Son ouvrage ; et soyez persuadé que si vous êtes fidèle à Dieu, vous aurez plus par voie d’infusion que de tout autre sorte : saint Bonaventure, si célèbre entre les docteurs, fut instruit de cette sorte. Et pour la spiritualité, tout ce qui n’est point la voie où Dieu vous conduit, ne doit point vous servir de lecture, parce que cela vous brouillerait. Vous verrez dans la suite que je vous dis la vérité
Demeurez toujours égal dans le changement de vos dispositions, car ce ne sont pas les dispositions qui font un état ; mais dans un état, il y a des dispositions. Le fond de votre état doit être de pur abandon et de foi. Cependant vous éprouverez des vicissitudes continuelles, tantôt au haut du ciel, [143] puis dans l’abîme ; une fois tout rempli d’espérance à cause de l’onction de la grâce qui vous sera répandue, d’autres fois découragé par la sécheresse et la révolte de vos passions, tantôt ange, tantôt démon. Je vous envoie un livre de Cantiques Spirituels du Père Surin4 qui m’a plus servi que tous les livres spirituels que j’ai jamais lus. Je n’ai jamais trouvé dans les autres livres ni l’onction ni la profondeur de celui-là. Commencez-le, et suivez de suite pour vous divertir.
1Nul souvenir du spectacle deschoses créées ?
2Allusion au récit (fictif) de la conversion de Tauler (-1361), qui émanait du cercle des Amis de Dieu formé autour de Rulman Merswin, ami de Tauler, et édité en tête du Pseudo-Tauleriana. Tauler entra tôt, vers 15 ans, au couvent des dominicains de Strasbourg. V. DS, 15.57-79.
3Le corpus taulérien reconnu aujourd’hui comme authentique comprend au moins 83 sermons, admirables textes mystiques, v. J. Tauler, Sermons, trad. Huguenin et al., Paris, 1930, rééd. 1991.
4Surin (1600-1665), auteur des Cantiques spirituels sur l’amour divin, 1660. Voir J.-J. Surin, Poésies spirituelles suivies des Contrats spirituels, trad. E. Catta, Vrin, Paris, 1957.
Comme il me faut suivre tous les mouvements de mon cœur, sitôt que je vous eus promis de demeurer le reste de la matinée, je sentis en moi qu’il fallait partir et que vous aviez reçu selon votre portée tout ce que vous pouviez contenir : ce que l’on verse dans un vase plein se répand1. Dieu ménage Ses grâces comme il Lui plaît. Je m’en retournai encore très pleine, mais fort contente, vous laissant entre les mains de Celui qui est l’amour même, qui vous aime et qui aime véritablement tout ce qui est à moi, parce que tout ce qui est à moi est à Lui. Ah ! madame, ne croyez pas que votre cœur soit assez grand pour contenir ce qui est dans le mien. Il ne borne pas les conquêtes de celui qui le possède. Dieu vous a unie à une planche pourrie pour passer une mer orageuse, mais je vous assure que vous ne la pouvez passer sans elle, et que, si vous la quittez, vous croyant assez forte pour nager, vous tomberez. Je sais des personnes qui après avoir commencé à naviguer à sa faveur, l’ayant méprisée ou se croyant assez fortes pour s’en passer et voulant faire les braves, ont perdu leur voie ; quelques-uns, l’ayant reconnu, sont venus la reprendre, d’autres sont enfin sortis de leur voie. Il n’en sera pas de même de vous. Ô si vous étiez assez infidèle pour le faire, je ne voudrais point d’autre témoin contre vous-même que votre propre cœur.
Je ne vous demande qu’un cœur docile : ce sera dans la docilité que vous trouverez la véritable sagesse. C’est cette docilité qui vous a fait déjà goûter bien des choses que d’autres, après un grand nombre d’années, n’ont pas encore goûtées. Tout ne s’opérera en vous que par la croix, la mort à vous-même et la docilité à la grâce. Apprenez le reste dans le silence : c’est où je prétends vous parler et vous éclaircir de vos doutes ; c’est où je prétends vous communiquer ce qui m’est donné pour vous ; c’est où je vous apprendrai des secrets ineffables. Si vous voulez bien vous unir à moi dans le silence, toutes espèces vous seront ôtées : le seul pur silence, qui est le parler du Verbe, vous communiquera toutes choses. Tout autre parler vous sera ennuyeux si vous êtes assez petite pour goûter celui-là : la seul petitesse en fait l’expérience, ainsi que vous le savez. Combien de fois, ô Amour sacré, vous ai-je demandé des cœurs dociles avec qui je puisse communiquer de cette sorte ? Combien en ai-je désiré dans mon extrême abondance ? Mais hélas, qu’ils sont rares ces cœurs, et qu’ils sont peu larges ! La réflexion, les retours diminuent encore leur étendue.
Que votre cœur soit donc celui qui reçoive, et qu’il soit choisi entre mille autres. Ô que vous découvrirez de grandes choses dans la suite ! Mais sachez un secret qui arrête la plupart des âmes, c’est que, lorsque la vie leur est communiquée, le goût et le plaisir qu’ils sentent engage leur fidélité ; mais hélas ! quand le temps de l’hiver et de la mort est venu et que ce même cœur, en qui l’on trouvait la source de la vie, semble devenir une source de mort et d’amertume, on s’en éloigne, et c’est cependant le temps où l’on a plus besoin de fidélité. Car, ma chère fille, c’est bien plus donner, de communiquer la mort que la vie. Il se trouve assez de cœurs vivants, mais où en trouve-t-on de véritablement morts ? Mais après que ce cœur a communiqué la mort, il donne une nouvelle vie qui ne se perd plus jamais. Et presque tous les hommes sont privés de cette noble vie parce qu’ils ne veulent pas éprouver les rigueurs de la mort.
1Témoignage sur la transmission de cœur à cœur.
J'ai reçu beaucoup de consolation, monsieur, de votre lettre, voyant que vous voulez être [2] à Dieu sans réserve, et que vous comprenez que les voies de Dieu ne sont pas celles des hommes, puisqu'elles en sont aussi éloignées que le ciel l'est de la terre. L'égarement de tous les hommes vient de ce qu'ils ne connaissent point d'autre voie que leurs propres voies : les moins sages suivent celle des sens, et ceux qui se croient éclairés celle de leur propre raison. Mais les uns et les autres sont infiniment loin de la voie qui conduit à la vie. Quoique leur éloignement soit différent, ils ne peuvent [unanimement] souffrir la lumière de la vérité ; ils la fuient avec autant de soin que le hibou fuit la lumière du soleil. Ils font plus, ils la combattent avec une chaleur étonnante, ils blasphèment sans cesse contre des mystères qu'ils n'entendent pas. Ils s'éloignent toujours plus de la vie, et suivant une voie qu'ils croient droite, et qui néanmoins conduit à la mort1, ils ne veulent point entrer dans la voie de la vérité, ni souffrir que les autres y entrent.
Vous êtes heureux, monsieur, que Dieu vous ait retiré de cette route [3] de perdition pour vous montrer le chemin de la véritable vie. Mais ce n'est pas assez : il y faut marcher avec une grande fidélité et un grand courage, nous défiant beaucoup de nous-mêmes et de notre propre raison pour suivre la foi.
Quoique le sentier de la foi paraisse plus obscur que celui de la raison à ceux qui sont accoutumés à raisonner, il est néanmoins infiniment plus lumineux. La foi, si certaine en elle-même, paraît obscurcir notre raison parce qu'une plus grande lumière en absorbe une moindre. La raison a des brillants comme par secousses, qui éblouissent sans éclairer, ainsi que les éclairs qui percent un nuage : on croit, par elle, voir les objets tels qu'ils sont, et on se trompe. La foi, au contraire, a une lumière douce et suave, qui ne blesse point la vue, elle se discerne moins en elle-même, mais elle fait voir les objets tels qu'ils sont, sans s'y méprendre. Ce qui fait que la lumière de la foi paraît plus obscure que celle de la raison, c'est que rien ne la borne et ne la termine. Ce qui borne et termine renvoie [pour ainsi dire] des [4] rayons qui paraissent plus brillants ; aussi sont-ils plus éblouissants, mais une lumière pure, simple indistincte, étendue et sans borne, n'a rien de tout cela.
Il est donc de grande conséquence d'aller au-dessus de la raison pour suivre la foi. Plus on veut voir par les yeux de la raison, moins la foi nous éclaire de la suprême vérité. Il faut donc mourir sans cesse à notre raison, et y mourir d'autant plus que plus on a été élevé dans l'habitude de raisonner.
C'est là cette pauvreté d'esprit2, si recommandée par Jésus-Christ, à qui le royaume de Dieu appartient, c'est-à-dire, pour cette vie, le royaume intérieur. Il est impossible même d'arriver au pur amour que par cette mort de notre propre raison : nous pouvons bien l'avoir en spéculation, mais non le posséder réellement, car une vérité comme celle du pur amour charmera tout cœur droit, mais pour entrer dans l'expérience de ce même amour, il faut mourir à notre propre raison pour nous laisser conduire jusqu'à lui par la foi simple et nue [5].
1Pr 14, 22.
2Mt 5, 3.
J'ai eu beaucoup de consolation, monsieur, de voir la simplicité qui est dans votre lettre, et le désir sincère que vous avez d'être à Dieu. Nul ne désire si ardemment d'y être qui n'y soit, quoique non dans toute la perfection que Dieu demande, car vous savez que Dieu exauce le désir du pauvre et la préparation de son cœur1. Ce n'est pas de la pauvreté temporelle dont il est parlé ici, mais de la spirituelle, car la plus grande grâce que Dieu puisse nous faire est de nous faire éprouver ce que nous sommes. Aussi le prophète Jérémie disait-il, pour faire voir qu'il était un [6] pur instrument à la main de Dieu, qu'il était un homme qui voyait sa pauvreté2.
Pour répondre par ordre à votre lettre, je vous dirai que vous avez fait comme bien d'autres qui, mettant leur appui dans leurs propres œuvres, croient assurer leur salut par des pénitences immodérées, ce qui est certainement une tromperie du démon pour nous mettre hors d'état d'entrer dans les desseins de Dieu et d'y persévérer. Une austérité fort modérée, et continuée de la même manière, ne débilite point ni le corps ni l'esprit et s'accorde très bien avec l'intérieur. Le démon craint extrêmement que l'on s'adonne à l'intérieur parce que c'est le chemin de la parfaite abnégation ; c'est pourquoi il pousse les âmes de bonne volonté à des austérités excessives, afin que mettant tout leur travail au-dehors, elles ne songent pas à établir le véritable fondement, qui est à l'intérieur. Il le fait aussi afin de mettre les âmes hors d'état de pouvoir continuer une vie presque impraticable ; et il est ordinaire aux personnes [7] qui, dans leur jeunesse, ont fait de ces austérités immodérées de se relâcher facilement et de devenir plus sensibles aux plaisirs des sens que ceux qui ont vécu d'une manière plus modérée.
Je crois donc que ce que vous devez faire à présent est de vous appliquer sérieusement à l'intérieur et à l'oraison, car c'est là la source de la vie. Autrement, c'est bâtir un édifice sans fondement, c'est le bâtir sur le sable3 ; les vents et les orages l'abattent ; mais celui qui fonde son édifice sur l'intérieur n'est point abattu par le vent et les orages. Remarquez que Notre-Seigneur dit que, quand les tempêtes, les grands vents, les débordements arrivent, ils demeurent inébranlables ; ce qui nous fait voir que les âmes intérieures, dont ce bâtiment est la figure, ne sont pas exemptes de tempêtes, des vents, de l'orage, des inondations, mais, quoiqu'elles en soient battues au-dehors, elles demeurent fermes parce qu'elles sont fondées en Jésus-Christ par l'intérieur [8] et l'abnégation de tout soi-même. Il n'en est pas ainsi de ceux dont le travail est purement extérieur : la moindre tempête les abat et l'inondation les emporte. Travaillez donc, monsieur, à faire un édifice solide, mais souvenez-vous que, pour être tel, il faut qu'il soit bâti en Jésus-Christ et non sur nos œuvres, puisque l'édifice de la main des hommes doit être détruit afin que Jésus-Christ en bâtisse un nouveau, qui ne soit point fait de la main des hommes.
Tâchez donc de commencer à vous appliquer sérieusement à une oraison simple. Préférez cette oraison à toutes les choses qui ne sont point absolument nécessaires à votre état, et vous éprouverez un grand changement en vous. Les hauts et bas dont vous vous plaignez viennent du défaut d'oraison, car tout ce que la créature fait sans ce fondement est comme un bateau exposé sur les eaux sans avoir un bon pilote qui le conduise. Le pilote qui vous manque est l'intérieur. Vous dites et vous craignez de n'être pas encore chrétien ; vous l'êtes véritablement, mais vous n'êtes pas [9] parfait chrétien puisque l'intérieur chrétien vous manque.
Ayez une grande défiance de vous-même, mais non de ces défiances qui abattent et découragent, mais de celles qui vous portent à vous abandonner totalement à Dieu afin que, comme dit l’Écriture, Il fasse en vous toutes vos œuvres4. Lorsque notre intérieur est bien abandonné à Jésus-Christ, et qu'Il s'en est rendu le maître par le moyen de l'oraison, Il répand une sagesse simple sur le dehors, en sorte qu'Il ne permet pas qu'on excède ni dans le boire ni dans le manger, ni dans aucun des plaisirs de la vie, mais Il donne cette juste médiocrité qui fait mener une vie tempérante et non trop austère : cette sagesse fait éviter le trop et le trop peu dans le boire et le manger. Et comme Dieu fait bien plus de cas de ce qu'Il opère Lui-même dans l'âme que de nos actions extérieures, Il inspire cette juste médiocrité afin que par une ferveur précipitée nous ne ruinions pas notre santé et que nous ne nous dérobions pas à ses desseins ; et le travail intérieur est beaucoup [10] plus fort et plus étendu, et même plus pénible, que tout l'extérieur. Dieu inspire cette sagesse simple dans les choses de la vie afin de pouvoir travailler au-dedans sans affaiblir le dehors.
Je ne puis donc vous dire autre chose sinon : faites l'oraison - mais une oraison simple, une oraison du cœur, et non de raisonnement, une oraison toute d'amour, qui puisse s'étendre sur toutes les actions de votre vie, par une présence de Dieu intime qui empêche toutes les évaporations des sens, qui donne une gaieté simple sans gêne ni contrainte. L'occupation de la présence de Dieu, pour être de durée, doit venir du fond de la volonté, et ensuite de l'intime de l'âme, et non de la pensée qui ne peut pas durer et qui échappe facilement. Vous pouvez vous servir de la méthode qui est dans le petit livre que vous savez5, et vous vous en trouverez très bien. Vous vous trouverez changé en un autre homme, car tout votre mal vient du défaut d'oraison, et d'avoir trop compté sur vous-même.
Que vous soyez dans un état ou [11] dans un autre, c'est de quoi il n'est pas question à présent, mais bien de vous donner à Jésus-Christ, afin qu'Il vous conduise dans Sa sainte volonté, non selon vos vues et vos idées, mais selon les Siennes. Dites avec saint Pierre : Seigneur, nous avons travaillé toute la nuit sans rien prendre, mais sur votre parole je jetterai mes filets6, c'est-à-dire : « Je ne veux plus d'action que la vôtre, plus de volonté que la vôtre, plus de moi ni de rapport à moi, mais vous, Seigneur, soyez toutes choses en moi comme vous êtes tout en votre Père, que je puisse parvenir à cette bienheureuse unité que vous avez demandée pour tous, et qui nous rassemble de cette dispersion que la multiplicité du dehors avait causée ». C'est ce que je demanderai de tout mon cœur à Dieu pour vous. Et lorsque vous aurez commencé de cette sorte, si Dieu me laisse en vie et que vous ayez besoin d'autres éclaircissements, j'espère qu'Il voudra bien vous les donner par moi.
On m'a dit que vous étiez dans un emploi qu'il n'était pas facile de quitter, c'est pourquoi je ne crois pas [12] absolument nécessaire que vous veniez, à moins que Dieu ne vous en pressât très fort. Il n'est pas nécessaire non plus, à la distance où nous sommes, de m'écrire un plus long détail des fautes que vous pourriez avoir commises : je comprends aisément toutes celles qui viennent d'une personne dont l'intérieur n'est point établi. J'espère beaucoup de votre âme si vous êtes fidèle ; ne craignez point trop votre faiblesse, parce que Dieu nous aide dans nos faiblesses, alors qu'Il laisse marcher celui qui se croit fort. Commencez donc, au nom de Dieu, l'œuvre de votre intérieur par un abandon total entre Ses mains, et soyez persuadé que je m'intéresserai toujours dans le bien de votre âme, priant Dieu de fortifier votre homme intérieur par la destruction de l'extérieur.
1Ps 9, 38.
2Lm 3, 1.
3Mt 7, 25-26.
4Es 26, 12.
5Probablement le Moyen court et très-facile de faire oraison.
6Lc 5, 6.
[13] Quoique je n'aie point eu de part, monsieur, à la lettre que M. vous a écrite, j'ai cependant une grande joie qu'il l'ait fait, puisqu'elle a donné lieu à votre réponse qui m'a beaucoup satisfait[e]. Il serait à souhaiter que tous les hommes fussent intérieurs : ils n'auraient pas besoin de ce qui multiplie pour aller à Dieu. Mais comment seraient-ils intérieurs puisque, loin que les pasteurs leur apprennent à le devenir, ils s'y opposent de toutes leurs forces ? Il est donc nécessaire pour la multitude qu'il y ait des cérémonies, non seulement celles qui sont essentielles à la religion, mais même certaines décorations pour arrêter l'attention de la multitude. Dieu jugea les cérémonies nécessaires, dans l'ancienne loi, après la mort des anciens Patriarches qui vivaient d'une manière patriarcale, sans autre cérémonie extérieure que l'abandon à Dieu et la dépendance de Sa volonté, qu'ils consultaient pour toutes choses et à [14] laquelle ils obéissaient sans réplique, quoiqu'il leur en pût coûter ; ce qui ne pouvait venir que d'un véritable amour de Dieu et d'une connaissance profonde de ce qui est dû au souverain Être. C'était ainsi, dis-je, que vivaient Abraham, Isaac, Jacob, Enoch, Job, etc. dans un temps où le cœur seul était la règle des actions extérieures.
Mais lorsque le peuple d'Israël se fut multiplié d'une manière innombrable, comme dit l’Écriture, Dieu lui donna des cérémonies pour arrêter la volubilité de son esprit. Le dessein de Dieu d'abord fut de les faire passer dans le désert pour les introduire par là dans la Terre promise ; mais la nudité de cet état leur devint à dégoût. Étant devenus charnels et attachés aux seuls sens, tout ce qui était spirituel leur devint à charge. La manne du Ciel les lassa, les eaux miraculeuses de la roche vivante ne leur parurent pas assez abondantes ; enfin, il fallait quelque chose qui amusât leurs sentiments, et qui les tînt dans un certain respect extérieur. Ayant perdu cette conviction et présence intime de l’Être souverain, aussi bien que cet amour [15] pur, qui était la seule nourriture de leur cœur, ils idolâtrèrent et rendirent à la créature visible ce qui n'était dû qu'à Dieu. Ils firent plus : ils se forgèrent une idole qu'ils adorèrent, quoiqu'ils sussent bien que c'était l'œuvre de leurs mains. Dieu, pour remédier à la dureté de leur cœur et à l'inflexibilité de leur esprit, ordonna un tabernacle et des cérémonies pompeuses, qui en attirant leur admiration, les retiraient insensiblement du goût pour les idoles, parce qu'ils furent frappés d'un spectacle plus auguste. Quels miracles Dieu n'a-t-Il point fait en faveur de cette Arche d'alliance qui n'était qu'un symbole !
Quand Jésus-Christ est venu établir la nouvelle loi, il n'a rien donné à ses Apôtres de surchargeant parce qu'Il voulait les instruire de l'intérieur, et les conduire par là. Nous voyons même que dans les premiers Conciles les Apôtres ne demandèrent rien aux fidèles, sinon qu'ils s'abstinssent de la fornication et du sang1. Ceci renferme un grand mystère : Dieu voulait les retirer par là de tous objets sensibles, de [16] tout relâchement et de tout goût pour les choses extérieures. Aussi tous les premiers chrétiens étaient-ils intérieurs. Et lorsque Jésus-Christ leur dit : Il est expédient que je m'en aille, sans quoi le Consolateur ne viendra point2. Il voulait les retirer par là de ce qui était sensible, quoique très saint, et les porter à étendre leurs cœurs pour recevoir la plénitude du Saint-Esprit qu'Il regardait comme l'unique nécessaire. Aussi ne leur donna-t-Il point de prières multipliées comme saint Jean en donnait à ses disciples. Et ce ne fut qu'à leur sollicitation qu'Il leur donna cette prière unique, qui renferme en soi tout l'intérieur d'une manière admirable ; encore les prévient-Il d'abord, leur disant que pour prier ils doivent se retirer dans leur cabinet3 [qui n'était autre que leur cœur], et fermer là la porte sur eux ; Il leur dit ensuite qu'il faut peu parler parce que leur Père sait leurs besoins avant qu'ils les lui demandent. Ceci est expliqué ailleurs.
Mais la liberté étant venue dans la suite de professer une religion publique [17] et les Chrétiens s'étant extraordinairement multipliés, et par conséquent étant devenus plus grossiers, les cérémonies et les spectacles se sont multipliés à proportion ; et c'est un effet de la Sagesse de Dieu qui conduit l’Église. Cette multiplicité de cérémonies fait que, du moins, on sanctifie extérieurement le Sabbat, quoique le dessein de Dieu, en instituant le Sabbat, eût été d'appeler les âmes à ce repos intime et profond dont Il jouit en Lui-même, et leur en donner une participation selon la capacité qu'Il avait mise en eux. L’Église, voyant qu'elle ne pouvait plus retenir ses enfants dans un état purement spirituel, a multiplié les cérémonies pour s'accommoder à leur faiblesse.
Oh ! qu'il serait à souhaiter, monsieur, que tous puissent vivre en Dieu et de Dieu ! Il faut espérer que cela arrivera un jour, puisque l'on voit dès à présent dans les personnes qui deviennent intérieures, et en qui Jésus-Christ règne, que tout ce qui est d'extérieur leur tombe des mains sans faire même attention à tout ce qui se passe, se contentant de ce qui s'opère au-dedans [18] d'eux. Ils ont pourtant un grand goût pour le saint Sacrifice, parce que, loin de les multiplier, il les unit davantage, et ils y trouvent quelque chose de si divin qu'il se peut mieux expérimenter que dire. Si tous avaient l'esprit des anachorètes, cette vie simple et uniforme suffirait à tous. Mais hélas ! que nous en sommes éloignés ! Il faut dire de ceci ce que disait saint Paul, que ceux qui mangent de tout ne condamnent pas ceux qui ne mangent pas4 de tout, etc. Heureux sont ceux qui sont instruits du Seigneur ! ils n'ont pas besoin d'autre chose.
Il est de grande conséquence, monsieur, de préparer les âmes pour le règne de Dieu en elles, les obligeant de Le regarder présent en elles-mêmes et de ne se distraire que le moins qu'elles peuvent de ce grand objet. Quand la faiblesse et la volubilité de l'imagination en détournent, il faut rentrer au-dedans par un acte d'amour Si on accoutumait les âmes à cela, on deviendrait bientôt intérieurs. Mais les pasteurs ne leur en disent pas un mot, au contraire, ils détournent de leur [19] attrait ceux qui en ont. Si on tournait les âmes de ce côté-là, il n'y en aurait point qui, en se convertissant du péché à la grâce, ne devinssent intérieures. C'est une expérience que nous avons faite, que, dans les endroits où il y avait de tels pasteurs, tous, jusqu'aux enfants, devenaient intérieurs.
Il y a un autre inconvénient, qui est que les gens mal conduits s'imaginent que toutes leurs pensées viennent de Dieu, et les voulant suivre comme telles, ils tombent dans un certain fanatisme, que celui qui marche par la foi simple et par l'amour pur évite absolument, car, ne faisant aucun cas de toutes ces pensées, ils ne s'y arrêtent point, allant à Dieu au-dessus de tout sentiment et dans une résignation parfaite, quelque crucifiante qu'elle soit. Plus ce qui leur arrive est contraire à la nature, plus ils sont contents, parce qu'ils savent bien qu'ils y doivent mourir absolument. Celui qui ne s'arrêtera ni à pensée ni à sentiment, et qui marche par une entière abnégation de soi-même, par un amour pur et désintéressé, ne peut jamais se méprendre ou être trompé. [20]
C'est donc par là que les pasteurs, en quelque endroit du monde qu'ils soient, doivent conduire les âmes pour préparer5, comme saint Jean[-Baptiste], la voie au Seigneur ; c'est abaisser les montagnes que d'ôter tout amour de la propre excellence, qui donne un grand goût pour les voies extraordinaires où le diable et la nature trouvent leur compte. C'est remplir les vallées que de s'occuper de Dieu seul et de Jésus-Christ, parce que tout ce qui n'est pas Dieu, quoiqu'il paraisse remplir le cœur de l'homme, ne fait qu'un mauvais vide, bien différent de l'humilité et de l'anéantissement que la véritable plénitude de Dieu opère.
Car il faut savoir que plus Dieu remplit l'âme de Lui-même, plus Il fait un vide de tout ce qui n'est point Lui, en sorte que tous les objets disparaissant aux yeux, l'âme n'éprouve qu'un vide dans lequel est la pure lumière ; car tout ce qui termine la lumière lui donne un brillant et une distinction, mais tout ce qui ne la termine point lui donne une pureté et une [21] vastitude immenses. C'est pourquoi il est dit que Dieu habite dans les ténèbres6, parce que l'excès de Sa lumière met l'âme comme en ténèbres, ne lui laissant rien discerner, et c'est ce qui la met à couvert de toute méprise.
Je vous conjure donc, monsieur, d'aider les âmes que vous pourrez et de préparer, comme de loin, le règne de Dieu en elles, car il ne faut pas se persuader que le règne de Dieu s'établira par quelque chose d'extérieur et d'éclatant, mais peu à peu, par l'intérieur. La réunion de toutes les volontés dans l'amour sera une réunion de tous ces grands corps dispersés qui ne peuvent jamais être réunis d'une autre manière. C'est l'esprit de l’Église qui doit s'étendre partout selon la prédiction du Roi-Prophète : et renovabis faciem terrae7. Il y en a qui, pour avoir voulu atteindre un règne extérieur et d'éclat, sont demeurés dehors et n'ont point fait régner Jésus-Christ en eux, demeurant dans l'attente d'un [22] événement qui n'arrivera jamais de cette sorte. Ils ne se renoncent point eux-mêmes, ils ne deviennent point intérieurs et mettent par là un grand obstacle à ce qu'ils attendent. Oh ! si je pouvais aux dépens de ma vie, faire connaître à tout le monde la nécessité qu'il y a de se soumettre à Jésus-Christ, de Lui sacrifier notre liberté, et de Lui donner un pouvoir entier sur nous-mêmes ! La source de toutes les erreurs vient des faux raisonnements que l'on fait et du défaut d'abnégation. Il n'y aurait point de dispute si tous soumettaient leur esprit à la foi et leur volonté à l'amour.
Il y a encore un autre inconvénient qui fait un grand tort à l'intérieur, c'est qu'on ne laisse pas les personnes dans leur état lorsque cet état n'est pas criminel. On a voulu prendre les choses trop rigoureusement par l'idée qu'on avait d'une révolution générale, ce qui a fait des enfants rebelles à leurs parents, et qu'ils ont embrassé une vie répugnante à tous, sous bon prétexte ; d'autres n'ont pas persévéré à cause de la trop grande âpreté de vie qu'ils avaient embrassée. [23] Cela oblige tout le monde de s'opposer à l'intérieur. Il est certain que, Dieu voulant étendre Son règne partout, il faut que chacun demeure dans son état lorsqu'il n'est pas mauvais par lui-même, à moins d'un attrait extraordinairement approuvé par une personne éclairée. On peut être intérieur dans les plus grandes occupations. Nous avons eu et avons encore des amis qui en sont une preuve manifeste ; et ces personnes d'un haut rang et dans de grands emplois peuvent faire et font effectivement de très grands biens. Il faudrait donc tâcher de se sanctifier dans son état, et, comme dit l’Écriture, garder8 son secret pour soi sans faire paraître au-dehors ce que l'on sent au-dedans, si ce n'est pour le bien des âmes à qui l'on parle pour les gagner à Jésus-Christ. Les âmes véritablement intérieures sont d'un naturel doux, aisé, insinuant, complaisant, parce que la grâce est comme une huile répandue, ce qui fait que tout le monde s'en accommode, au lieu que les autres ont un extérieur farouche et âpre qui éloigne [24] de la vérité. Le diable porte à toutes ces voies extraordinaires afin de décrier l'intérieur et d'empêcher qu'on ne l'embrasse.
Je salue très cordialement monsieur votre frère, et je prends très grande part au mauvais succès de ses affaires. Je me sers de ce terme parce qu'il est usité quoiqu'il ne soit pas selon mon cœur, car je suis persuadée que ce qui est mauvais succès selon les hommes en est un excellent selon Dieu, la croix des pertes de biens, des persécutions, du déshonneur étant ce qu'il y a de meilleur pour nous unir à Jésus-Christ. Tous les biens qui ne sont pas le souverain bien sont des maux, et tous les maux sont de grands biens qui nous unissent au souverain Bien. Je prie Dieu de le soutenir. Il le fera sans doute puisqu'il n'est rejeté des hommes que parce qu'il a cherché le Sauveur des hommes. Ce qui lui est arrivé me donne une véritable estime, et si j'ose dire, amitié pour lui. Je le salue in Domino. [25]
1Ac 15, 29.
2Jean 16, 7.
3Mt 6, 6-7.
4Ro 14, 3.
5Lc 8, 4-5.
6I R 8, 12 ; II Ch 6, 1.
7Ps 103, 30 : et vous renouvellerez la face de la terre.
8Es 24, 16.
Vous me feriez tort, mon cher E[nfant], si vous me croyiez capable de vous oublier. Je vous assure que vous m'êtes très cher, et plus cher que je ne vous puis dire. Ayez donc bon courage, allez à Dieu sincèrement par tout ce qui se présente de moment en moment, quel qu'il soit ; et tâchez de profiter de tous les moments que vous pourrez pour les donner à Dieu. Ne nous flattons point : il est certain que, lorsque nous sommes en train d'activité, nous trouvons toujours mille choses pour agir, dont nous faisons des nécessités ; mais lorsque nous nous faisons une loi du repos, nous trouvons du temps pour seconder notre inclination en cela.
Ne travaillez pas tant pour les autres que vous ne travailliez pour vous un peu. Si vous donnez beaucoup aux [26] autres, les autres vous occuperont beaucoup et se donneront beaucoup à vous. Retirez-vous en : vous verrez que l'on retranchera mille choses dont on se fait des nécessités et qui deviennent ensuite inutiles. Ayez donc [ici] un peu de courage, sans quoi vous serez toujours comme ces torrents desséchés qui à force d'être raides ne retiennent pas une goutte d'eau, car, sitôt que la pluie leur envoie quelque nourriture, ils la perdent aussitôt et ne paraissent aux yeux des passants que comme un chemin escarpé. Travaillez donc, au nom de Dieu, non à faire, mais à ne rien faire, et à vous désoccuper de tout ce qui n'est point Dieu. Ce sera alors que nous serons unis très intimement.
Pour l'intérieur, la fidélité à l'oraison me paraît essentielle, [27] sans quoi il est impossible d'être intérieur. C'est par elle que nous devenons tout autres que nous ne serions naturellement, c'est elle qui donne la paix et le calme à notre âme, c'est elle qui nous fait remplir nos devoirs avec perfection. C'est l'oraison qui fait recevoir d'un esprit égal tous les événements de la vie, quelque désagréables qu'ils paraissent aux sens, parce qu'elle nous conduit insensiblement à une soumission parfaite à toutes les volontés de Dieu par l'amour de Son bon plaisir. C'est elle qui, donnant l'esprit de foi, nous éloigne de toute erreur parce qu'elle nous unit à la suprême vérité. Enfin, c'est par elle que la parfaite charité nous est communiquée.
Jugez vous-même, monsieur, si je n'ai pas raison de vous la recommander. C'est sur ce fondement inébranlable que vous devez vous appuyer pour toute chose : par elle, vous serez éclairé de ce que vous aurez à faire à chaque moment, car la vraie oraison nous accoutume à une certaine présence de Dieu qui nous le rend familier. Et ce Dieu de bonté veut être notre correcteur : Il nous prévient dans [28] nos chutes, de peur que nous ne tombions ; que si nous tombons de faiblesse, Il nous relève ; si nous L'écoutons, Il nous instruit.
Je vous prie de faire attention, monsieur, qu'il faut joindre à l'oraison le combat de nos défauts les plus essentiels et qui sont les plus conformes à notre humeur et à notre tempérament. Celui qui est prompt et vif, doit beaucoup se tranquilliser et ne point agir lorsque la passion est émue, parce qu'alors on ne voit point les choses telles qu'elles sont ou doivent être, comme on ne peut voir ce qui est dans une eau troublée jusqu'à ce qu'on l'ait laissée rasseoir. Au contraire, les personnes dont le naturel est lent et paresseux doivent acquérir une certaine vivacité sur les choses, être exacts à leurs devoirs, les remplir le plus promptement qu'ils peuvent, ne point remettre au lendemain ce qu'on peut faire le jour même. Car il faut se renoncer soi-même, et se poursuivre dans toutes les occasions. Or, l'oraison aplanit le chemin, rend aisé un combat qui paraît pénible à notre amour-propre, et change peu [29] à peu nos inclinations, nos habitudes, même notre tempérament. Quel fruit ne retire-t-on pas dans la suite de cette petite violence qu'on s'est faite d'abord ? La bonne habitude se naturalise, pour ainsi dire, et on contracte une facilité à tout bien. Vous voyez par tout ceci, monsieur, que l'oraison doit être accompagnée du renoncement à nous-mêmes, et ce renoncement doit être soutenu par l'oraison.
Si je ne vous écris pas, monsieur, aussi souvent qu’aux autres, ce n’est pas que je n’aie pour vous toute la considération que vous méritez, mais je me suis toujours tenue dans les bornes des réponses à moins que je n’eusse un mouvement contraire. Ce que vous me dites de la violence que vous vous faites pour rendre votre esprit abstrait, n’est nullement ce que Dieu demande de vous, et ce n’est pas la voie dont il s’agit. Nous tâchons que tout se concentre dans le cœur sans nul effort de tête, car souvent Dieu cache sous des distractions vagues ce qu’Il opère dans l’intime de l’âme, afin de le dérober à la connaissance du démon et de notre amour-propre. L’abstraction de l’esprit a de grands inconvénients car, outre qu’elle ne fait guère de véritables intérieurs, elle nuit beaucoup à la santé et peut à la longue affaiblir l’esprit. Il n’en est pas de même de la volonté : plus elle est excitée à l’amour, plus elle se repose dans ce même amour et plus elle a de force. Elle ne s’affaiblit ni ne se lasse point par ce divin exercice : au contraire, elle reprend chaque jour une force toujours nouvelle, non pas toujours une force aperçue, mais réelle.
Accoutumez-vous donc à ce simple exercice d’amour dans la volonté, qui ramassent les autres puissances en elle sans les forcer ni les contraindre, les réunit par l’amour dans le Bien Souverain, ainsi que l’Ecriture nous l’enseigne lorsqu’elle dit : Passez en Moi, vous tous qui me désirez avec ardeur1. Comme le désir ne peut appartenir qu’à la volonté, c’est par ce désir amoureux que nous passons en Dieu, et non par la contention de la tête. Ce que nous pouvons faire quelquefois, c’est de laisser tomber par un retour amoureux au-dedans de nous la distraction de l’esprit, non par une contrainte de la tête, mais en cessant de retenir volontairement ce qui nous occupe l’esprit, comme une personne qui ne fait que laisser ce qu’elle tenait en sa main en l’ouvrant doucement : alors tout tombe de soi-même. Soyez donc persuadé une bonne fois que c’est là la véritable voie. La foi nue est pour l’esprit, et l’amour pour la volonté, non que nous devions nous dénuer nous-mêmes l’esprit, mais à la longue, cette même foi le dénue des activités propres, et non pas toujours des distractions, car il y a une grande différence entre l’activité propre et volontaire de l’esprit et les distractions vagues et involontaires : la première arrête l’opération de Dieu et ces dernières ne servent qu’à la couvrir.
Comprenez une bonne fois que nous ne pouvons jamais fixer notre imagination. Il n’y a que Dieu seul qui le puisse faire et Il ne le fait pas d’ordinaire pour les raisons que je vous ai dites. Lorsque l’âme est accoutumée à aller à Dieu par l’amour dans la volonté, elle ne pense pas même à ses distractions, et elles ne lui nuisent point. Elle les laisse pour ce qu’elles sont, comme un grand bruit que l’on ferait autour de nous ne nous empêcherait point ni d’aimer, ni de nous occuper de Dieu. L’âme éprouve même souvent que, malgré les tumultes de l’imagination, elle goûte au-dedans un très grand repos. Elle n’a garde de s’amuser à ce qui se passe dans sa tête, cela étant comme une chose séparée d’elle ; lorsqu’on s’occupe a se défaire de ses pensées, on perd cette douce tranquillité de la volonté en Dieu, et on fait comme une personne qui quitterait incessamment sa prière pour aller faire taire des chiens qui aboient. Laissons-nous donc totalement à Dieu : ne songeons qu’à L’aimer et à faire Sa volonté. Il fera le reste Lui-même.
Il me vient dans l’esprit que ce qui vous a fait éprouver une si grande différence entre la facilité que vous aviez au commencement et la difficulté que vous trouvez à présent, est que vous avez fait consister votre oraison dans une certaine suspension de l’esprit qui se peut faire même naturellement sans aucun don particulier d’en haut, au lieu que l’oraison qui vient de l’amour et de la volonté, est toujours accompagnée d’une grâce particulière, puisqu’elle est le fruit de la pure charité. La suspension et l’abstraction de l’esprit étaient la manière de contempler des philosophes, qui ne rend pas plus saint. Quoiqu’on croie par là acquérir des lumières, ce n’est point la lumière que nous cherchons, mais l’amour qui, sans nulle lumière distincte, nous enseigne par son onction toute vérité et nous rend de ces véritables philosophes qui, au lieu de s’élever, ne songent qu’à s’abaisser et à s’anéantir devant cet Être suprême qui, comme un feu dévorant et sacré, consume et détruit tout ce qui est de l’homme-Adam en nous, pour nous faire vivre par le nouvel homme en Jésus-Christ. Cette différence est d’une extrême conséquence et je vous prie de la peser.
J’ajoute à ceci que, quand l’oraison est trop sèche et ennuyeuse, il faut de temps en temps la réveiller par quelque petite aspiration vers Dieu ou, si l’âme est plus avancée et que ces petites aspirations courtes et éloignées les unes des autres, lui soient moins faciles qu’au commencement, il faut se servir d’un simple plongement vers son centre, ce qui se fait par abaissement et non par élévation. Cet enfoncement est fort utile aussi pendant le jour, au milieu des occupations, et cela se fait en un clin d’œil et nous redonne pour l’ordinaire la paix et la tranquillité du cœur.
Cette oraison dont je parle n’incommode jamais : plus on est malade, plus on a de facilité à la faire, au lieu que celle qui se fait par la tête augmenterait de beaucoup la maladie et qu’il faut la cesser quand on est malade. Cela est si vrai que les maîtres spirituels qui ont écrit sur la méditation (qui est beaucoup plus facile que l’abstraction2) défendent aux malades de la faire, au lieu que le cœur n’est jamais plus paisible et plus tranquille que lorsque le corps est accablé de souffrances, ce qui donne à l’âme une liberté si grande qu’elle ne pense presque point à ses maux.
Il y a un grand abus, c’est qu’on s’imagine qu’il faut que la lumière soit donnée directement à l’entendement et que c’est cette lumière qui échauffe le cœur, mais c’est tout le contraire ! La véritable lumière vient de l’amour, le feu en chauffant éclaire ; c’est pourquoi il est dit gustate et videte3, parce que la lumière qui vient de ce goût du cœur ou de la volonté est la sûre et vraie lumière. C’est pourquoi l’Apôtre ne dit pas : la lumière vous enseignera toute vérité, mais «l’onction», et cette onction n’est reçue que dans la volonté par l’amour. Le Saint-Esprit étant le Dieu d’amour et de vérité, c’est par l’amour qu’Il donne la vérité.
1Eccl. 24, 26.
2L'abstraction du philosophe.
3Goûtez et voyez.
Je vous assure que j'ai beaucoup de joie de votre docilité et de ce que vous voulez être à Dieu tout de bon, et prendre tous les moyens nécessaires pour mourir efficacement à vous-même. Je vous conjure d'être fidèle à Dieu. Vous avez fait et défait jusqu'à présent ; il faut tout de bon vous abandonner à Dieu sans réserve, éviter toutes les occasions de dissipation, car la dissipation est la source de tous vos maux.
Si vous aviez travaillé à conserver le recueillement et la présence de Dieu dans tout ce que vous faites, vous auriez vu votre activité tomber de la moitié, vous auriez un extérieur sérieux, conservant une gaieté grave. Comptez que, comme la dissipation est [37] la source de tous vos maux, vous ne les guérirez que par des retours simples mais fréquents en vous-même, que par une attention sans contention, simple et paisible ; car souvent, sans ce que je vous dis là, vous vous trouverez accablé des défauts qu'on vous fait connaître, vous les verrez, vous voudrez les corriger sans en venir à bout : vous aurez une bonne volonté sans effets, et vous vous trouverez au bout de dix ans le même : ce qu'on vous dira sur vos défauts ne servira qu'à aigrir la nature. Votre esprit éclairé sur ces mêmes défauts et l'impuissance de les vaincre, jettent dans l'irritation ou la mélancolie, au lieu que, vaquant à Dieu seul en la manière que je vous ai marquée, Dieu travaillera Lui-même et fera ce que vous ne pouvez faire. Prenez courage et soyez fidèle à ce que je vous dis, et vous vous trouverez tout changé. Oraison, oraison, retours simples et fréquents. Vous savez combien vous m'êtes cher en Jésus-Christ. [38]
Suivez votre goût, madame, pour le silence, qui est toujours très utile, mais prenez garde qu'il n'incommode point le prochain et qu'il ne vous fasse point entrer dans votre humeur mélancolique. Il ne faut pas moins faire d'oraison lorsqu'on y a de la peine que lorsqu'on y trouve du goût. Quand nous y avons une facilité douce et tranquille, c'est Dieu qui nous donne des marques de Sa bonté et de Son amour ; mais lorsque, malgré l'ennui et la sécheresse, nous ne laissons pas d'y demeurer, nous Lui donnons des preuves du nôtre. Agissez donc toujours également, madame, sans vous arrêter à ce que vous sentez ou ne sentez pas. Il est impossible, dans le temps de la sécheresse, d'empêcher l'imagination de courir çà et là ; tout [39] ce que vous pouvez faire de mieux est de rentrer le plus fortement que vous pourrez au-dedans de vous-même, faisant quelques actes d'amour et d'abandon à Dieu pour rester en cet état tant qu'il Lui plaira, ne voulant que Sa volonté, non votre propre satisfaction.
Il serait bien plus doux d'avoir toujours la présence de Dieu douce ou aperçue que d'être dans la sécheresse, mais il ne faut pas pour cela manquer de faire votre oraison quoique vous trouviez plus de paix et de tranquillité dans le travail. Ceci est assez ordinaire pour deux raisons : la première, parce que le démon n'est pas si fort alerte pour vous y troubler qu'à l'oraison, s'apercevant moins de ce que vous faites ; l'autre raison est que Dieu, voyant que vous êtes là uniquement pour faire Sa volonté, se contente d'opérer en vous d'une manière cachée et inconnue à vos sentiments pour exercer votre foi et votre abandon. Il n'en est pas de même dans le travail et dans les autres occupations où, pouvant plus facilement vous échapper, Dieu vous retient comme par la bride, [40] et alors on s'aperçoit d'être retenu et comme recueilli. Enfin, recevez également tout ce qui vous vient de la main de Dieu : le doux et l'amer, tout doit être égal lorsqu'on aime véritablement. Mais l'homme veut toujours voir, sentir ou goûter ; c'est ce qui fait qu'une oraison sèche et distraite le fatigue, et il voudrait en moins faire à ce temps-là, ou point du tout. Plus votre oraison s'enfoncera, plus vous irez bien, supposé la fidélité continuelle à vous renoncer et à mourir à vous-même.
Quand Dieu vous donne des consolations, c'est pour vous faire marcher plus vite et pour radoucir les petites croix extérieures que vous seriez trop faible pour porter sans ce soutien de la part de Dieu.
Bien loin que la vanité que vous voyez dans les autres dût en exciter en vous, cela devrait plutôt vous remplir de confusion, car le mot vanité dit une chose vaine et inutile, un rien ; ainsi c'est s'amuser à des riens. Salomon dit que tout est vanité et il a bien raison, parce que tout ce qui n'est pas Dieu n'est rien. [41]
Je vous conjure d'aller contre votre humeur avec une grande fidélité : ne vous pardonnez rien. Le temps est court1 dit l'Apôtre, et nous nous trouverions à la fin de notre vie vides de tout. Accoutumez-vous d'abord à céder à S. Il vaut mieux que les choses soient moins bien rangées que de contester un seul moment. Vous savez que votre faible est l'amour de l'arrangement : ainsi vous êtes fort heureuse que l'on fasse pour vous ce que vous n'aviez pas le courage de faire, qui est de laisser toutes choses d'une manière plus négligée. Ce n'est pas assez que de ne point contester : il ne faut point laisser paraître certaines tristesses que vous connaissez et qui sont plus insupportables que tout ce que vous pourriez dire. D'ailleurs, tout ce qui détruit notre propre jugement et notre propre volonté nous est fort nécessaire.
Il ne faut pas attendre que vous fassiez tout ce que je vous dis là par effort de tête et en comptant sur vos forces, mais en espérant beaucoup de [42] la bonté de Dieu. Une fidélité à une chose attire Sa grâce pour être fidèle à une autre, et donne des forces pour se surmonter, au lieu que l'infidélité nous affaiblit de plus en plus et attire une seconde infidélité. Prenez donc un nouveau courage et commencez comme si vous n'aviez encore rien fait, priant Dieu de faire en vous ce que vous ne pouvez faire vous-même.
1I Cor., 7, 29.
Je bénis Dieu de tout mon cœur, mon cher M., de toutes les miséricordes qu'Il vous a faites depuis votre enfance, et vous seriez plus coupable qu'un autre si vous n'en aviez pas toute la reconnaissance possible, et si vous n'étiez pas fidèle à Celui qui a eu tant de fidélité pour vous. Soit que je regarde les grâces qu'Il vous a faites, [43], soit que je voie les infidélités qu'Il a permises dans lesquelles vous pouvez être tombé, tout vient de Sa bonté pour votre instruction, car il vous était d'une extrême conséquence de comprendre combien tout ce qui vous dissipe vous est dangereux, et la nécessité de la retraite et d'un soutien particulier de Dieu, sans lequel vous vous égariez sans doute.
Dieu vous a fait aussi connaître par là combien l'oraison et l'occupation de Sa présence sont nécessaires pour mener une vie véritablement chrétienne. Le chrétien sans intérieur serait un corps sans âme ou un fantôme que l'on ferait marcher par ressorts. Tâchez de ne jamais interrompre votre oraison. Si quelque providence vous la dérobe un certain temps, il faut en prendre d'autres, et ne jamais manquer à cet exercice. Ce serait peu que les temps marqués pour l'oraison si l'on ne continuait pas ce même esprit d'oraison durant le jour et dans les diverses occupations. Quand l'occupation est trop forte, contentez-vous de réveils et de petits retours au-dedans. L'occupation de Dieu durant le jour est la meilleure [44] préparation pour l'oraison actuelle, et l'oraison elle-même s'étend durant le jour. Celui qui, sous prétexte de conserver la présence de Dieu dans le jour, ne voudrait point du tout faire oraison, se dessécherait insensiblement. Jésus-Christ, notre divin exemplaire, quoiqu'Il fût tout abîmé dans la Divinité, ne laissa pas de prendre des temps pour prier quoiqu'Il n'en eût aucun besoin. Il le faisait pour notre instruction.
L'oraison est la garde de notre cœur, elle est comme un antidote qui le préserve de la corruption du péché. Quelque sèche que soit l'oraison, elle ne laisse pas de procurer un grand bien. Il ne dépend pas de vous d'y être sec ou consolé, et Dieu distribue l'un et l'autre selon le plus grand besoin de l'âme, mais il dépend de vous d'être fidèle à la faire. Quand vous êtes le plus sec, lorsque vous n'y avez donné aucun lieu par certaines dissipations, ne vous en étonnez pas ; faites alors une oraison de patience, et marquez à Dieu votre amour par votre persévérance. Quand Dieu console, Il le fait à cause de notre faiblesse et pour nous donner quelque témoignage de [45] Son amour ; mais dans une oraison crucifiante, c'est nous qui Lui donnons un véritable témoignage du nôtre. La vie crucifiée est la meilleure pour un cœur généreux, quoiqu'elle ne soit pas satisfaisante pour la nature ; mais il faut la faire mourir, cette nature, qui est notre plus grand ennemi.
Quelque agrément que vous puissiez avoir dans votre mariage, attendez-vous à la croix, car souvent, avec bonne intention, on se crucifie les uns les autres. Pour l'usage du mariage il faut éviter deux choses : l'une d'y chercher trop la délectation, et l'autre aussi de ne pas rendre à madame votre épouse ce que vous lui devez et ce qu'elle a droit d'exiger de vous. Mais si vous êtes fidèle dans l'intérieur, j'espère que Dieu vous fera la grâce de n'excéder ni d'un côté ni d'autre. Vous pourriez lui insinuer simplement à chercher Dieu au-dedans d'elle, lui faisant comprendre ce qui est dit dans l’Évangile, que le royaume de Dieu est au-dedans de nous1, et ce que Jésus-Christ nous fait demander dans le Pater.
Vous pouvez copier et traduire [46] quelques petits endroits des livres que vous avez entre les mains, de ceux qui conviennent aux commençants et que vous jugerez qui la toucheront le plus. Vous pouvez lui donner cette traduction comme venant de vous-même par le désir que vous avez de la rendre parfaitement heureuse. Il faut tâcher de la gagner par vos complaisances. Celui qui a plus reçu de Dieu doit mettre davantage dans ses liaisons, afin que la complaisance et la douceur gagnent le cœur à Dieu. La disposition, où elle est de n'être entêtée ni attachée à aucun sentiment particulier, est bien propre pour entrer dans l'intérieur. Vous ne sauriez rien risquer en lui parlant doucement et sobrement ; à mesure que Dieu lui ouvrira le cœur, vous lui En parlerez davantage. C'est un grand moyen de devenir heureux en ce monde et en l'autre que de travailler de concert pour être à Dieu. Cela sanctifie toute la famille par l'impression qu'on donne de concert aux enfants, au lieu que, quand on veut porter ses enfants à Dieu et que l'autre les en détourne, cela fait le plus méchant état du monde.
Je prie [47] le divin Maître de tout mon cœur de vous unir bien davantage par le lien de l'amour sacré que par tout autre, et je Lui demande que vos paroles à l'égard de madame votre épouse soient comme une semence qui produise en son temps l'abondante récolte. M. vous dira mieux que moi combien vous m'êtes cher en Jésus-Christ.
1 Lc 17, 21.
[61] Les dispositions d'angoisse que vous avez ressenties et qui semblent n'être point de saison dans le degré où vous êtes, en sont extrêmement, supposé le don qui vous a été fait incontestablement, et le [62] dessein de Dieu de vous conduire dans la suite par une voie autant obscure qu'elle a paru lumineuse dans le commencement ; ce qui ne s'opérera que par le don de foi que vous avez assurément en germe et en commencement. Elles sont encore de saison à cause de votre naturel lent et porté au repos qui a besoin d'être réveillé quelquefois par ce qui lui est contraire ; et cet état est ce qui m'assure le plus que votre repos est de grâce et non naturel. Vous devez être fort fidèle en cet état pour le porter dans toute son étendue, sans vous remuer pour le faire passer ou diminuer, le souffrant par abandon et comme un moyen de purification fort utile et même nécessaire à votre degré.
Ce que je dis de porter cet état tel qu'il est sans se remuer pour en sortir par soi-même, n'est point un état trop avancé pour vous, dont le naturel est lent et paisible, et cependant remuant. Ceci paraîtra opposé, mais si vous voulez faire attention sur vous-même, je m'assure que vous connaîtrez que je dis la vérité. Vous devez aussi être fort fidèle pour ne point [63] diminuer vos oraisons pendant ce temps de peine, quelque dures ou inutiles qu'elles paraissent ; mais vous devez vous y soutenir doucement par un simple envisagement de votre sujet, et par quelques affections ou aspirations qui, quoique faites fort sèchement, ne laisseront point de soutenir votre âme, déjà soutenue par une main invisible, cachée sous la peine et la sécheresse.
C'est à présent le temps de ne vous rien pardonner pour la destruction des passions du dedans et des défauts extérieurs, car si vous perdez ce temps-ci qui vous est donné pour cela, vous ne le pourrez plus en un autre temps. Un grand moyen pour cela, c'est de posséder son âme en paix, laissant doucement apaiser le mouvement que cause la passion, sans agir dans cette même passion mais la laissant tranquilliser sans effort, comme on laisse une eau agitée se rasseoir sans y rien faire : si l'on y faisait quelque chose, on la troublerait davantage. Il ne faut pas attendre pour cela que la passion soit violente, car votre naturel ne vous en fournira pas de cette sorte, mais il faut [64] prendre le même procédé pour les plus petits empressements. Un autre moyen extérieur qui doit accompagner celui-ci, qui est intérieur selon le degré de chacun, c'est de travailler aux défauts par leur contraire, jusqu'à ce que l'on se rende par grâce autre que l'on est par nature, ce qui n'est pas un petit travail, mais qui se doit faire avec beaucoup de paix, car votre travail doit être de posséder votre âme et non de la perdre, de sorte que vous devez bien vous donner de garde de prendre pour vous l'avis des personnes plus avancées.
Le papier qu'on vous a donné ne vous saurait nuire à présent, quoiqu'il ne soit pas de votre degré, pourvu que vous ne vous en serviez que comme de lecture et non de méditation, et que vous preniez le même procédé pour mourir à vous-même que j'ai dit pour détruire les défauts ; car c'est la mort de votre degré qui n'est autre qu'une extinction des passions, des défauts et de la vie de nature, qui est la première mort nécessaire pour passer aux autres, et sans quoi les états suivants ne seraient [65] qu'imaginaires et ne seraient que des images de morts.
Je crois que le désordre que l'on voit parmi tant de faux spirituels1, vient de n'avoir pas rempli ces premiers degrés. Ils disent qu'il faut mourir, et ils prennent la mort de l'esprit pour la mort du sens et des passions, et sous prétexte de faire mourir l'esprit, qui n'est guère difficile à tuer en ceux en lesquels il ne vit qu'à peine, ils étouffent ce peu d'esprit et de vie2 pour faire vivre la chair et les passions en faisant mourir l'esprit.
Il est aisé de concevoir qu'il faut faire mourir la chair et la nature par l'esprit ; puis Dieu vient Lui-même détruire cet esprit pour prendre sa place. Mais si l'esprit n'a premièrement détruit la nature, Dieu ne viendra jamais Lui-même, et notre vie sera toujours une vie de nature et non une vie de grâce. Ceci est si clair dans [66] saint Paul : prenez garde qu'ayant commencé par l'esprit, vous ne finissiez par la chair3, ce qui arrive lorsqu'on ne détruit pas la chair par la vie de l'esprit. C'est pourquoi le même saint nous avertit de ne point éteindre l'esprit4 parce que cette extinction de l'esprit est la cause du premier désordre dont nous venons de parler. Il faut donc que l'esprit éteigne la chair, et c'est ce qui fait vivre l'esprit et, quand la vie de l'esprit est dans la plénitude, c'est alors que Dieu vient Lui-même combattre et détruire cet esprit et ce qu'il a de corrompu, afin de venir animer l'âme, qui ne vit plus alors de la vie de l'esprit, mais de la vie de Dieu même. Je vous ai mis ceci quoiqu'il ne soit pas encore pour vous afin de vous faire voir la nécessité de travailler selon votre degré en la manière que je vous ai marquée.
Pour la retraite, je vous dirai ma pensée puisque vous le voulez. Levez-vous à sept heures, faites ensuite demi-heure d'oraison, dans laquelle [67] vous ne comprendrez pas quelques moments de lecture que vous ferez pour vous y disposer : je prendrais quelque chose des Psaumes, ce qui vous écherra en partage, ou du Nouveau Testament ; mais je crois qu'à présent, comme vous avez plus besoin d'ardeur que de lumière, les Psaumes, qui sont fort affectifs, vous conviendront mieux. Après que vous aurez fait votre oraison, et que vous serez habillé, vous entendrez la messe, dans laquelle vous devez continuer votre disposition sans la changer. Après la messe, vous pourriez vous occuper à quelque chose qui vous soulagera la tête sans vous dissiper ; après quoi, vous feriez demi-heure de lecture jusqu'au dîner. Mais il faut surtout prendre garde à ne point mélanger les lectures et ne point travailler votre esprit à retenir ce que vous lirez, mais en laisser seulement pénétrer votre cœur. Il faut faire une seconde demi-heure d'oraison avant le dîner, et ainsi couper l'heure en deux. Après le dîner, il faut se recréer et se donner bien de garde de s'appliquer. Après la récréation, une petite visite au Saint Sacrement, de demi-quart d'heure [68] ; après quoi revenir faire un peu d'ouvrage, comme écrire ou autre chose qui n'occupe pas avec trop de contention ; puis faire la demi-heure d'oraison. Après cela, un peu de relâchement, où l'on demeure en paix ; puis faire un peu de lecture conforme à l'état de l'âme, un peu de repos, de silence et d'abandon, tant durant qu'après la lecture. Je crois qu'il serait bien utile de faire un peu d'oraison avant de se coucher : on ne saurait croire combien cela est avantageux. Ainsi j'opinerais à couper en deux la dernière demi-heure. Il faut prendre un peu de temps pour s'exposer devant Dieu, afin qu'Il fasse connaître les fautes et les inclinations déréglées qui sont en nous sans que nous les connaissions, car il suffit pour rendre une inclination déréglée qu'elle soit contraire à ce que Dieu veut de nous.
1Ce sont ceux qu'on appelle des quiétistes, avec lesquels on a tâché malignement de confondre les vrais spirituels et les mystiques les plus solides et les plus purs D
2[qui leur était donné pour travailler à la destruction d'eux-mêmes] D
3Ga 3, 3.
4ITh 5, 19.
[69] J'ai toujours bien cru, monsieur, que lorsque je vous manderais la vérité de ce que Notre-Seigneur veut de vous, vous auriez peine à le supporter. Je m'en suis défendue autant que j'ai pu, et je l'aurais fait encore si vous ne m'aviez pas pressée là-dessus en me disant que votre âme m'était indifférente puisque je ne vous disais rien.
Dieu sait si elle m'est indifférente, et qu'en cas qu'il fallût donner jusqu'à la dernière goutte de mon sang pour elle, si je ne la donnerais pas, et Lui seul sait ce que je souffre quand vous n'êtes pas comme il faut. Mais puisqu'il faut m'en taire, je m'en tairais volontiers pourvu que Notre-Seigneur ne m'oblige pas de parler. Plus vous m'assurez du contraire des défauts que je vous marque, plus j'en suis certifiée. Il ne s'agit point ici de tirer au bâton, mais je vous dis simplement ce que je connais. C'est à vous d'y acquiescer, ou de rebuter ce que je vous dis. Je suis toujours satisfaite lorsque j'ai obéi à Dieu. [70]
Si l'on osait vous dire tout, on vous dirait que ce je ne sais quoi qui vous fait dire que vous quitterez tout, n'est que pure nature et amour-propre, aussi bien que de rejeter la faute sur moi. Je la prends de tout mon cœur, et plût à la divine Bonté qu'en m'en chargeant et en me rendant Sa victime pour vous, je vous rendisse comme Dieu vous veut ! Les misères sur lesquelles vous vous récriez si fort sont les moins dangereuses. L'amour secret de vous-même que vous ne voulez pas avouer, et qui me perce le cœur, est une bien plus forte opposition aux grâces de Dieu en vous. Plût à Dieu que vous vissiez par mes yeux et que vous connussiez par mon cœur.
Mais il faut me taire et souffrir pour vous tant qu'il plaira à Dieu. Je pourrais garder le silence, mais je gémirais dans le secret de voir qu'une personne que Dieu s'est choisie avec tant de bonté et qu'Il a destinée pour Lui, ne veuille pas mourir à des bagatelles, et que par là il perde des trésors inestimables. Je vous dis ceci les larmes [71] aux yeux, et si je pouvais en verser de sang, je les donnerais. Vous ne connaîtrez que dans l'éternité l'amitié que j'ai pour vous. Si vous aviez voulu me croire ...1 Mais je n'ai rien à dire : il faut que Dieu fasse et que je demeure en silence. De quelque manière que vous en usiez dans la suite, je serai toujours inviolablement à vous en Notre-Seigneur.
1Points de suspension D
Il me semble de connaître que vous avez un amour-propre si fort, quoique caché sous la grâce, que si Dieu ne tenait la conduite qu'Il tient sur vous, vous resteriez toujours propriétaire. Vous vous êtes toujours conduit par la lumière de la raison, en sorte que, soit par votre propre conduite, soit par celle des autres, il [72] fallait toujours que vous trouvassiez dans votre esprit de quoi rendre raison d'une voie et d'un état ; et Dieu, qui veut vous purifier jusque dans la racine, vous fait prendre une conduite, non au-dessus de la raison, car ce serait une gloire, mais au-dessous d'elle ; et ce qui fait que vos peines durent tant et vont si avant, c'est que vous voulez toujours suivre la lumière de votre raison ; vous édifiez lorsque Dieu détruit et ainsi vous allongez votre supplice. Ce n'est pas qu'il faille rien faire de volontaire qui déplaise à Dieu, mais Dieu permet vos chutes pour vous détruire, et elles ne finiront que lorsque votre raisonnement finira.
Cet état honore la souveraineté de Dieu, et l'homme connaît mieux sa dépendance de Dieu dans ses défaillances que dans sa force. Le soleil darde ses rayons sur la boue, dans les cloaques, durant que les plus hautes montagnes sont privées de sa chaleur. L'état de boue n'est point opposé à Dieu. Mais que ne voyez-vous comme votre amour-propre était caché sous une humilité propriétaire ! Dieu le poursuit à outrance et, comme un homme [74] désespéré qui ne sait où fuir, il trouve mille cachettes pour se défendre ; il voudrait même trouver sa justification dans les choses les plus condamnables, et, n'en trouvant point, il se déchire comme le scorpion.
Il me paraît que la conduite de Dieu sur vous est une conduite de justice et d'amour. Vous vous abandonnez, mais vous vous reprenez par vos raisons, et dans votre abandon même, votre amour-propre y trouve sa vie et s'y satisfait. C'est pour cela qu'il faut que Dieu vous ôte encore l'abandon. Croyez que votre esprit propre est la source de vos peines et de votre purgatoire : lorsqu'il sera purifié, vous ne brûlerez plus. Que Dieu vous donne l'intelligence de ceci ! Il sait combien votre âme m'est chère et ce que je donnerais pour la conquérir à Jésus-Christ, sans prétendre rien pour moi que la mort et la perte. Ô qui dit perdre ne dit pas gagner ! [74]
J'ai bien de la joie, mademoiselle, que Dieu vous fasse connaître vos défauts les plus cachés. C'est une marque qu'Il veut vous en corriger. Vous ne sauriez être trop soumise à B., ni croire trop aveuglément les imperfections qu'elle dit être en vous, quoique vous ne les voyiez pas toujours. Cette petitesse à croire les défauts dont on nous reprend contre nos propres lumières, attire celle de Dieu dans notre âme et nous est fort utile. Quel mal vous peut faire de croire tous les défauts que l'on vous dit ? S'ils sont vrais, quel plus sûr moyen pour en être corrigée ? S'ils ne le sont point, nous ne laissons pas d'en être humiliés, et c'est un grand bien.
Je pourrais même vous assurer que quand même on vous dirait ces défauts par humeur, il ne laissera pas de vous être très utile en les recevant [75] en la manière que je vous ai dit. Nous avons une infinité de défauts que nous ne connaissons point et que la lumière des autres ne saurait même atteindre. Oui, nous devons être persuadés que nous en avons une infinité, cachés au fond de nous-mêmes, que Dieu ne nous montre qu'à mesure que nous sommes fidèles à faire usage de ceux que l'on nous dit. Vous êtes naturellement haute, tout ce qui vous rabaisse vous fait peine ; mais il faut aller par l'humilité et la petitesse, ne faisant aucun cas de tout le reste. La vertu qui ne nous fait pas ressembler au pauvre et humble Jésus n'est qu'une apparence de vertu. Prenez donc courage et allez sans vous rien pardonner.
Vous outrez un peu la matière quand vous vous traitez de [76] détestable : il n'est pas question de cela. Je doute que vous soyez assez fidèle à Dieu et que vous suiviez assez exactement les lumières qu'Il vous donne pour ne vous point flatter et ne vous rien pardonner. Nous nous aimons si fort nous-mêmes que nous avons beaucoup d'indulgence pour nous sans nous en apercevoir. Nous suivons presque toujours notre naturel dans ce que nous faisons ou ne faisons pas ; cependant nous n'avancerons jamais qu'autant que nous irons contre ce naturel. Vous me direz : mais je ne le connais pas ! On cesse de le connaître à force de lui obéir, et on le connaît d'autant plus que plus on lui résiste. Je ne crois pas qu'il y ait personne qui puisse vous mépriser, mais si cela était, vous seriez trop heureuse de participer au mépris que l'on a eu pour Notre-Seigneur. Nous croyons Le respecter et L'aimer, et nous ne faisons ni l'un ni l'autre lorsque nous ne suivons pas Ses maximes et Ses exemples.
Le plus que vous pourrez vous taire sur les choses qui vous font de la peine, c'est le mieux. Imitons le silence de Jésus-Christ qui laissa tout faire [77] sans rien dire. Vous me direz que lorsque vous ne parlez point pour vous soulager dans votre peine vous demeurez indisposée contre les personnes qui la causent. Il faut chercher un autre soulagement que celui de la plainte. Vous serez bien plus soulagée en vous unissant à Notre-Seigneur Jésus-Christ et en Lui offrant ce que vous souffrez en union de ce qu'Il a souffert pour vous. Vous apprendrez auprès de Lui à aimer vos ennemis. Quand on ne prend pas cette voie, les peines grossissent dans notre imagination, tandis qu'en souffrant avec Jésus-Christ et pour Lui, les monstres mêmes ne paraissent que des moucherons. Il vous sera difficile d'abord de vous taire à cause de votre vivacité, mais dans la suite cela vous deviendra tout naturel.
Mais prenez garde à un certain extérieur que j'ai souvent remarqué en vous, c'est que vous êtes d'un sombre et d'un froid glaçants avec les personnes contre lesquelles vous êtes peinée. Efforcez-vous d'être gaie, cela vous donnera un commerce plus aisé avec les uns et les autres. Vous n'êtes sombre de la sorte que parce que vous [78] écoutez vos pensées et que vous réfléchissez sur le prétendu tort qu'on vous a fait. Si vous devez être comme cela pour tous, à bien plus forte raison le devez-vous être pour M., qui dans le fond est très bonne et qui a un vrai désir d'être à Dieu sans réserve. Il se peut bien faire qu'elle ait des intentions qui vous blessent, mais il se peut bien faire aussi que cet air sombre que vous lui marquez, lui en donne un pour vous, car le cœur sent le cœur. Ce n'est pas assez de rendre certains devoirs extérieurs : il faut faire les choses avec une certaine cordialité qui ouvre le cœur des autres et les fait changer en notre faveur. Je vous conjure de faire beaucoup d'attention à ce que je vous dis là, parce que, dans la disposition où est à présent M., pourvu que vous fassiez ce que vous faites pour l'amour de Dieu et avec cette cordialité qui vous est si naturelle pour les personnes que vous aimez, vous la gagnerez immanquablement et vous aurez avec elle un commerce agréable, au lieu de ce commerce tout hérissé d'épines que votre grand froid cause. [79]
Vous voyez par la peine que vous cause la hauteur et l'humeur des autres, celle que vous pouvez faire dans cette disposition. Je suis sûre que quand votre hiver se changera en printemps, toutes choses se renouvelleront. Dieu vous entoure d'épines et de croix afin que vous ne vous attachiez à rien qu'à Lui seul. Vous me trouverez bien laide d'avoir si peu d'égards et de complaisance pour vous, vous ayant tant d'obligations, mais il me paraît que je ne peux vous donner une plus forte marque de reconnaissance qu'en prenant tout l'intérêt imaginable à votre avancement intérieur : c'est l’unique nécessaire.
Ne vous arrêtez point à ce que vous sentez ou ne sentez pas, pourvu que vous soyez fidèle à vous vaincre, et à votre oraison. Ne vous découragez point de ne pas réussir d'abord en ce que vous voudriez. Si vous avez fait quelque faute là-dessus, ne vous en occupez pas, mais prenez un nouveau courage en Dieu pour réparer le défaut que vous auriez commis, lorsque vous en trouverez l'occasion. [80]
Voilà une lettre que je vous envoie et que j'avais écrite : Notre-Seigneur m'avait fait connaître votre infidélité qui ne vient que de votre amour-propre et de l'envie d'être quelque chose. Il ne faut pourtant point vous décourager, je vous en prie. Notre-Seigneur permet cela pour vous faire voir la nécessité que vous avez d'être aidé, sans quoi vous péririez infailliblement. S'il me reste quelque crédit sur vous, je vous défends absolument ces sortes de choses. Il me vient une pensée que Dieu n'a fait cela que parce que vous n'aviez pas assez estimé le don qu'Il vous a fait : vous ne l'avez pas même connu, vous avez pris les choses naturellement au lieu de vous en servir pour mourir à vous-même. Je ne veux pas cependant que vous [81] preniez aucune résolution sans me la communiquer, et je serai bien aise que vous me mandiez ce que vous avez fait. Vous ne pouvez vous cacher à mes yeux qui voient tout en Dieu. Bon courage ! Priez Dieu qu'Il vous redonne à mon cœur, et tout ira bien.
Je craindrais d'être infidèle si je ne vous disais que lorsque je lus votre dernière lettre, je connaissais vos dispositions, et Notre-Seigneur me faisait remarquer certains petits défauts que je pourrais mieux vous dire que vous écrire. Il me paraissait bien des infidélités et votre fond m'était montré clairement. Ne nous trompons point nous-mêmes. Vous aspirez, vous espérez. Ô qu'il s'en faut bien que l'état que vous avez passé vous ait dépris de vous-même ! Je vous y vois attaché d'une manière qui ne se peut comprendre.
Au nom de Dieu, entrons dans la mort. On peut se tromper, mais on ne trompe pas Dieu. Votre âme m'est montrée plus clairement que la mienne : tout ce que vous avez fait depuis mon absence, la manière dont vous avez agi, même pour moi ; je voyais votre amour-propre, le désir que Dieu avait de votre âme et que vous fussiez à Lui sans réserve, l'effroyable opposition que vous y aviez à cause de l'attache que vous avez à vous-même, à être quelque chose, et à vos intérêts, que vous vous cachiez à vous-même. Je voyais comme vous vous cachiez aussi à moi, qu'il fallait entrer dans la connaissance de vous-même, et dans l'aveu de ce que vous êtes, pour être disposé à recevoir les écoulements de Dieu. Ô si vous compreniez la plénitude de vous-même ! Que ne puis-je vous la faire concevoir et que ne souffrirais-je point pour vous faire être ce que Dieu veut que vous soyez ! Mais hélas ! que je crains bien que vous ne m'en croyiez pas ! N'importe, il faut que je risque tout pour vous rendre tel que je vous désire. [83]
Je m'étais bien imaginé, monsieur, que vous seriez dans la peine, et je vous assure que je vous porte compassion, mais je vous conjure, au nom de Dieu, de ne point vous étonner ni décourager de tout cela. L'habitude que vous avez à réfléchir est trop forte pour tomber si vite. Je vous prie cependant, au nom du saint Enfant Jésus, de calmer vos réflexions, ou plutôt de les laisser afin de posséder votre âme en paix par la patience. Si vous vouliez bien ne point écouter vos réflexions qui sont la source de tous vos maux, vous rentreriez aisément dans votre état simple, qui doit être le seul soutien de votre âme.
Il faut agir bonnement et abandonner à Dieu ces retours que vous [99] faites sur les choses, qui les rendent mauvaises lorsqu'elles sont les plus innocentes. Oubliez-les. Lorsque vous ne vous laissez point accabler de vos réflexions, tout va bien ; lorsque vous leur laissez gagner le dessus, vous êtes dessous pour toutes choses et le mal semble vous dominer : votre esprit n'étant plus docile à son Dieu, ni votre cœur dans sa douce tendance, tout se révolte chez vous.
Pourquoi quitter l'oraison ? Comment voulez-vous guérir si vous évitez le remède de vos maux, et comment vivre si l'on ne veut point recevoir la plénitude de la vie ? Dieu ne demande autre chose de vous, sinon que vous fassiez pour le dehors, de moment en moment, tout ce qui est de votre état, et pour le dedans, que vous adhériez à Son Esprit. Je vous le dis encore : tout ce qui nous arrive de moment en moment, à la réserve de nos propres fautes et péchés, est volonté de Dieu et nous n'en pouvons douter ; mais lorsque nous voulons par nous-mêmes faire quelque chose, et cependant nous couvrir du prétexte de cette volonté, ce n'est plus [100] cela, car c'est nous-mêmes qui agissons volontairement et qui attribuons à la volonté de Dieu nos œuvres défectueuses. Mais, demeurant dans l'ordre de Dieu selon notre état, nous sommes dans la volonté de Dieu. Par exemple, lorsque vous quittez vos obligations et que vous cessez de remplir vos devoirs, tout cela est humeur, volonté propre, défaut, et par là vous sortez de ce bel ordre de la volonté de Dieu. Il ne faut pas demeurer paresseux et nonchalant dans vos devoirs, et ceci roule sur le même principe de la volonté de Dieu. Votre nonchalance ne vient que parce que vous sortez de l'ordre réglé de votre état.
Mais aussi, il ne faut pas vouloir se procurer des ferveurs qui, étant d'un principe humain et naturel, seraient humaines et naturelles. Il faut faire en paix et tranquillement ce qui est de votre devoir, évitant les boutades1 de la nature, et cela, quoique simple et sans ferveur sensible, n'est point une nonchalance, mais une simple et tranquille action.
Communiez demain, au nom de [101] Dieu, et communiez avec courage, et la paix vous sera assurément donnée. Courage, je vous en prie ! Croyez-moi toute à vous en Notre-Seigneur. Les jugements téméraires ne viennent que du dérèglement de vos réflexions : retranchez vos réflexions et vous retrancherez tous vos défauts.
Consacrez-vous de nouveau à Notre-Seigneur pour marcher dans la voie dans laquelle Il vous a fait la grâce de vous introduire. Imitez sainte Madeleine, qui entra d'abord dans un si grand oubli d'elle-même qu'elle ne pensa pas même à ses péchés : elle resta abîmée dans l'amour, dans la paix, la confiance et le délaissement de toute elle-même entre les mains de Dieu. Ce sont les dispositions que je vous souhaite.
1bouderies.
[102] Je crois qu'il est à propos pour deux raisons que vous empêchiez M. de parler et d'écrire : l'une parce que cela fait du tort à son âme, les choses qui lui sont données ne lui étant données à présent que pour s'en nourrir, et elle doit les conserver dans son cœur. Elle n'est pas en source, il s'en faut bien ; c'est pourquoi, en voulant répandre et communiquer, elle donne son nécessaire, ce qui la desséchera peu à peu. Dans ces temps-là, on suit un certain goût que l'on ressent en s'évaporant : c'est comme une liqueur précieuse qui réjouit par son odeur en la répandant, mais qui se perd en même temps.
L'autre raison est que, depuis ce temps, je m'aperçois de beaucoup d'altération dans son esprit ; et comme il en a déjà souffert extrêmement, cela serait dangereux. Recommandez-lui de manger de boire et de dormir plus qu'elle ne fait, et ne lui témoignez pas que je vous ai écrit ceci. Elle voulait encore recopier sa lettre si je ne l'en avais empêchée. Je sais ce que c'est que ces premières ferveurs ! [103]
Je ne vous dis rien de moi sur ce qu'elle vous en dit, car en moi je ne vois que le néant. En Dieu, tout est Dieu. En moi, je suis au-dessous de toutes choses ; en Dieu, je suis au-dessus de toutes choses. Il m'est impossible d'entrer dans la louange ni dans le mépris. Ce qu'il y a de vrai, c'est qu'il n'y a rien dans la créature que de méprisable, car elle n'est par elle-même que néant et péché : c'est en Dieu que sont tout don, grâce, vertu et sainteté.
Vous lisez toujours les livres curieux, et lorsque vous me mandâtes dernièrement que vous ne lisiez presque que l’Écriture Sainte, il me fut donné à entendre que c'était ce que je vous dis. Il est impossible que vous puissiez vivre en deux voies si opposées. Mes lettres ne vous seront plus utiles dès que vous changez1 de voie et de conduite. Dieu sait ce que je [104] voudrais faire pour votre âme et si je ne donnerais pas jusqu'à la dernière goutte de mon sang pour vous, Dieu m'en est témoin, mais je n'ai nul pouvoir sur les âmes qu'autant qu'elles sont petites, soumises, dociles, et qu'elles font à l'aveugle ce que je leur dis. Quand elles ne le font pas, je ne les estime pas moins, mais je sens bien que je ne peux rien pour elles.
Dieu sait combien je vous aime et à quel point vous m'êtes cher. Qu'ai-je dû faire pour ma vigne que je n'aie fait1 ? Vous ai-je celé quelque chose ? Et l'abandon à Dieu, sans lequel vous n'aurez jamais de repos, ne vous a-t-il pas soutenu ? Mais en vous écartant, ne vous désespérez pas tout à fait. Quittez ce qui vous embarrasse, et tâchez de vous séparer de l'occasion, qui n'est pas assurément selon Dieu. Si vous ne le pouvez, j'espère que Dieu finira des maux qu'Il n'a permis que pour vous faire concevoir, par votre expérience, la différence qu'il y a de ce qu'Il fait et de ce que nous faisons nous-mêmes. Ayez bon courage.
1[sic] : discordance dans l’emploi des temps.
2Es 5, 4.
J'ai appris, monsieur, de votre ami la mélancolie dans laquelle vous êtes. Il ne faut point que les vrais serviteurs de Dieu se laissent aller à la tristesse, au contraire, quelque affliction extérieure ou intérieure que nous ayons, il faut nous réjouir d'appartenir à un si bon Maître. Notre consolation dans les tentations les plus pénibles est de trouver dans la soumission à Sa volonté un refuge que nous ne pouvons trouver dans toutes les violences que nous nous faisons. Cette soumission et cet abandon à Dieu émoussent les forces de nos ennemis. Réjouissez-vous donc au contraire d'être trouvé digne de souffrir quelque chose pour le nom de Dieu.
Vous pourriez me répondre : ce sont mes misères qui m'affligent, c'est la révolte de la chair contre l'esprit. Qui est-ce qui a fait cette révolte de la chair contre l'esprit sinon la désobéissance [106] d'Adam ? Voulez-vous que l'esprit surmonte la chair ? Faites que votre esprit soit entièrement soumis à Dieu, car, à proportion que cette soumission s'accroît, le pouvoir de l'esprit sur la chair augmente. Il me semble, me direz-vous, que je n'ai aucun pouvoir pour empêcher les peines que je souffre. J'en conviens, mais soumettez-vous à Dieu pour les souffrir autant et en la manière qu'il Lui plaira ; alors, vous n'en serez plus affligé, au contraire vous vous réjouirez de dépendre si fort de Dieu que vous ne puissiez rien pour vous-même ni par vous-même.
Prenez donc courage, et réjouissez-vous de ce que Dieu est seul saint, seul pur, seul parfait. Honorez-Le par l'humiliation profonde dans laquelle vos misères vous réduisent. Mais vous ne L'honorez point par la tristesse, qui est un des plus grands pièges du démon pour vous rendre la vie intérieure ennuyeuse ; il fera même tous ses efforts en vous accablant de mélancolie pour vous la faire quitter. Mais surmontez toutes ses attaques par la foi : ce sont les armes dont saint [107] Pierre1 nous ordonne de nous servir contre lui. Mais en même temps, réjouissez-vous dans le Seigneur ; cette joie spirituelle abattra et désarmera votre ennemi. Il y a encore une autre cause de votre mélancolie, que j'ai dite à votre ami et qu'il vous expliquera lui-même.
Croyez que votre âme m'est très chère en Notre-Seigneur et que je Le prie de tout mon cœur de vous faire goûter cette paix spirituelle qu'Il donne à Ses véritables enfants.
1I P 5, 9.
J'infère de ce que j'ai remarqué dans vos lettres que vous vous laissez aller à la mélancolie. Vous savez que c'est la perte de l'âme, puisque cela la cantonne et la renferme en elle-même. Le temps de la mélancolie n'est guère propre pour la solitude, parce qu'alors, au lieu que la solitude doit vous dilater en Dieu et vous donner, malgré vos misères, une sorte de joie [108] de ce qu'il est à Dieu, la solitude jointe à la mélancolie vous serre le cœur et vous l'étrécit. Les saints solitaires disaient que lorsqu'on était triste, il fallait chanter des cantiques qui portassent à la joie afin de ne point laisser rétrécir son cœur. Dieu est si grand et notre cœur si petit : comment pourra-t-il contenir l'immense si nous le rétrécissons encore ? Cela, malgré que vous en ayez, ne peut que vous occuper de vous-même.
Vous me direz que vous n'avez point de pensées dans ce temps-là, parce que vous le croyez de la sorte et que vous [les] oubliez facilement, car si vous n'en aviez point, vous n'auriez point le cœur serré : vous pourriez bien avoir quelques peines paisibles dont vous ne discerneriez point la cause, mais point de serrement de cœur. Faites en ce temps-là quelques lectures qui réveillent un certain germe de vie, et qui contribuent à vous rendre tranquille. Abandonnez-vous à Notre-Seigneur et recourez à Lui par le moyen de l'oraison ; ne manquez jamais d'en faire, quoique sans goût, car celui qui [109] s'approche du feu, quoiqu'il ne le voie pas, ne laisse pas d'en être échauffé. Je crois que ce qui fait cette grande obscurité dont vous vous plaignez, vient de ce que vous n'êtes pas assez exacte à faire l'oraison. Plus on s'éloigne de la région du soleil, plus on entre dans des pays obscurs et glacés ; mais en contre-échange, plus on s'approche du soleil, plus on éprouve une chaleur fortifiante.
Je n'ai jamais pu comprendre comment on pouvait être intérieur et négliger l'oraison. J'ai toujours combattu, autant qu'il m'a été possible, les sentiments ou l'opinion de quelques personnes qui disaient que lorsque l'on était avancé, on n'avait plus besoin de prendre de temps particuliers pour l'oraison. Qui peut se comparer à Jésus-Christ qui passait les nuits entières1 dans ce saint exercice ? Je sais qu'en certains emplois et dans certaines occasions qui surprennent, on ne doit faire aucun scrupule de la laisser pour remplir d'autres devoirs que la Providence nous fournit ; mais c'est une fois en passant, et on se donne bien de garde d'en faire une habitude. On la reprend [110] le plus tôt que l'on peut, et c'est sur cela que roule tout l'intérieur.
C'est encore un abus de s'imaginer que parce qu'on a la présence de Dieu durant le jour, il ne faille point prendre d'autres temps réglés pour faire oraison. La présence de Dieu est le fruit et l'extension de cette même oraison, et celui qui cesse de la faire, sous quelque prétexte que ce soit, ne conservera pas longtemps cette présence dans les actions de la journée. Je sais qu'il n'est pas toujours nécessaire de la faire à une certaine heure donnée, mais il faut se donner un saint loisir pour la pratiquer tous les jours. Nous donnons la nourriture à notre corps, donnons-la aussi à notre âme. Nous perdons tant de temps inutilement, donnons-en à Dieu ; il n'y aura que celui-là qui ne sera pas un temps perdu.
Je ne sais pourquoi je vous dis tout cela, sinon parce que je suis persuadée que vos peines, vos obscurités, vos serrements de cœur viennent du défaut d'oraison. L'oraison adoucit l'humeur, rendant petite et humble, ôte l'amertume de vos peines, rend le joug de Jésus-Christ doux et suave. Je vous [111] prie d'en essayer un peu, et vous vous trouverez tout autre. Si vous ne vous en trouvez pas mieux, ne vous fiez plus à moi et ne me croyez plus.
Vous me direz : « Mais je n'y fais rien, je suis sèche et distraite ». Mais Dieu y fera pour vous, si vous y êtes fidèle et si vous n'entretenez point volontairement vos distractions. Ne savez-vous pas que, quand il y a longtemps que l'on n'a eu commerce avec une personne, elle nous devient étrangère ? Il faut converser souvent avec nos amis pour entretenir une certaine liaison pleine de familiarité. Il en est de même avec Dieu : plus nous conversons avec Lui, plus Il nous devient familier et plus nous L'aimons.
1Lc 6, 12.
Ce à quoi vous avez présentement le plus à prendre garde, c'est la mélancolie. Bien loin d'avancer ainsi les affaires du divin Maître, cela les éloigne tout à fait : la mélancolie [112] rétrécit le cœur, et il faut aller à Lui avec un cœur large et étendu. Notre cœur est déjà si petit pour loger l'immensité même, et cependant nous le rétrécissons et le flétrissons par le chagrin. Saint Paul, connaissant la nécessité de la joie pour aller à Dieu et pour persévérer dans le chemin de la vertu, recommande fortement à ses enfants1 la joie : il veut qu'ils se réjouissent dans la présence du Seigneur parce que Dieu aime cette simplicité enfantine. Cette joie paisible qui vient de l'amour sacré, loin d'enfanter le mal, ne le conçoit pas même. La tristesse est la mère et la source d'une infinité de passions, et nous rend, outre cela, pesants au service de Dieu : elle rend ce même service ennuyeux, au lieu que la gaieté fait que l'on fait toutes choses allègrement, sans peine et sans contrainte. Tout ce qui est contraint et forcé ne peut être de longue durée. L'homme est né pour la liberté : il faut qu'il la trouve au service de Dieu comme dans tout le reste. Je puis dire qu'il n'y a que ce service joyeux et agréable qui donne une véritable liberté à l'homme parce qu'il rend le cœur paisible. Et où est la paix, là est aussi la liberté. Cette liberté écarte le tumulte des passions que le chagrin nourrit. L'homme mélancolique tombe dans mille défauts que celui qui a goûté le Royaume de Dieu2, qui est paix et joie au Saint-Esprit, ignore.
Que ce soit donc votre principal travail que de ne point vous laisser aller à la mélancolie. Quand on l'a une fois laissée entrer dans le cœur, il est difficile de l'en bannir : il est beaucoup plus aisé de l'empêcher d'y entrer. Quand vous voyez qu'elle veut vous attaquer, tâcher de conserver au-dedans une douce tranquillité et au-dehors, amusez-vous à des riens. Évitez toutes réflexions ; ce sont elles qui font entrer le chagrin dans l'esprit. Contentez-vous de ce que vous avez à chaque moment ; ne désirez jamais ce que vous n'avez pas. Ne croyez jamais qu'aucun vous fasse tort, car celui qui ne mérite rien n'a pas lieu de rien prétendre.
Ce n'est point par des efforts d'actes d'humilité et de pensées qui vous rabaissent que vous viendrez à bout [114] de cela, mais c'est par une expérience réelle de ce que vous êtes. Il ne vous est pas bon de penser à vos fautes passées et de prévoir l'avenir : à chaque jour suffit son mal3. Ces réflexions ne servent qu'à vous rendre mélancolique. Celui qui ne compte point sur soi et qui est bien convaincu de sa misère, est humilié de ses fautes sans occupation et sans découragement. L'occupation et le découragement ne viennent que de l'orgueil : on présume trop de soi, on trouve en cela du mécompte, et ce mécompte afflige et chagrine. Poursuivez votre course, appuyé uniquement sur Jésus-Christ. S'Il vous laisse quelquefois tomber, c'est pour vous porter à vous jeter plus fortement entre Ses bras et à vous abandonner plus absolument à Sa conduite. Si vous vous laissez aller à la tristesse, vous serez comme ces enfants qui sont en chartre4 : plus ils mangent, plus ils maigrissent et viennent enfin dans une langueur mortelle. J'appuie beaucoup là-dessus parce que j'en sais la conséquence et que je prends un puissant intérêt à votre bien. [115]
Il ne faut pas s'étonner s'il y a des temps où vous avez peine à vous recueillir et à vous renfoncer en vous-même, qui est, comme vous dites, s'enfoncer dans le néant ; quand vous ne le pouvez pas facilement, ne vous forcez point par des actes, car le désir de votre cœur, qui est connu de Dieu, suffit. On trouve quelquefois les avenues bouchées ; Dieu le permet de la sorte, soit pour nous punir de quelque infidélité, soit pour rendre notre abandon plus simple. Il y a des temps où il paraît même qu'on soit rejeté de son propre cœur ; c'est ce que l'Imitation appelle l'exil du cœur5. Il le faut porter avec grande humilité et se tenir à la porte comme un mendiant jusqu'à ce qu'il plaise au Maître de vous l'ouvrir. S'Il est longtemps sans le faire, demeurez dans une douce persévérance, content de ce qu'Il fait, et ne voulant point être autrement que comme Il vous fait être.
Soyez comme un petit enfant entre [116] les bras de sa nourrice : tantôt elle le porte dans son sein, tantôt elle le met à terre, d'autres fois elle le met dans une espèce de petite charrette où il se tient debout, et elle s'éloigne de lui, persuadée qu'il ne peut se faire aucun mal. L'enfant est content de tout. Quelquefois il pousse sa petite charrette pour tâcher de joindre sa nourrice ; elle s'éloigne encore, et c'est ainsi qu'elle lui apprend peu à peu à marcher et à se laisser conduire. La tendance de votre cœur vers Dieu est le seul pas que vous pouvez faire présentement ; Il ne s'éloigne que pour Se faire chercher, ce Dieu d'amour, mais cherchez-Le en enfant et non point en homme. Plus vous serez simple et petit avec Lui, plus Il vous aimera. Saint Bernard dit que Notre-Seigneur s'est fait petit afin d'être plus aimable ; j'ajoute à cela qu'Il se l'est fait aussi pour nous apprendre à devenir petits, et c'est le seul moyen d'être agréable à Ses yeux.
N'aspirez point aux vertus hautes et fortes, mais à la vertu des enfants qui est d'être souples, simples, ingénus, désoccupés d'eux-mêmes, recevant également tout ce qu'on leur donne. Ô qu'on fait de méprises sur l'idée de la vertu ! Dieu a en horreur une vertu superbe, mais Il aime un enfant qui ignore même sa vertu et ce que c'est que vertu. Je porte une impression dans mon cœur que Dieu demande de vous une vie simple, uniforme, un dépouillement de tout esprit propre et de toute volonté propre, jusques au point d'ignorer ce que c'est que volonté. Je vous porte dans mon cœur.
1Ph 4, 4.
2Rm 14, 17.
3Mt 6, 34.
4Chartre : prison (Littré).
5Imitation de Jésus-Christ, Livre II ch. 9 § 1. D
[117] Il est certain, monsieur, que ce ne sont pas toujours les temps consacrés aux mystères de notre salut que l'on est le plus recueilli : Dieu permet souvent le contraire pour [118] exercer notre foi et nous dégager du sensible ; et d'autres fois, le démon imprime sur les sens des sentiments tout contraires à ceux que l'on voudrait avoir. Il faut négliger tout cela et se tenir au solide, qui est la foi et l'abandon. Le néant et pauvreté est notre partage.
Deux choses m'ont fait rire dans votre lettre. La première est que vous me dites que je vous fasse entrer dans un état permanent et qui ne soit point sujet aux vicissitudes. Si l'on pouvait entrer dans cet état comme dans une chambre, cela serait bientôt fait, mais hélas : que la porte qui y conduit est étroite, et qu'il y a des morts à passer avant que d'y arriver ! Il est impossible de passer de notre propre vie à la vie en Dieu, où se trouve uniquement l'état permanent, sans passer par la mort à toutes choses ; non, il faut mourir, sans quoi point de bonheur, point d'état assuré. Mais qu'il est rare de trouver des personnes qui veuillent bien mourir dans toute l'étendue des desseins de Dieu ! Et qu'il faut être petit pour passer par une porte si étroite ! Il ne se faut point flatter : tant que nous resterons en nous-mêmes, nous ne passerons point en Dieu. Je ne sais qu'un sentier, qu'une voie, qu'un chemin, qui est celui du renoncement continuel, de la mort et du néant. Tout le monde le fuit et cherche avec soin tout ce qui fait vivre, nul ne veut être rien ; comment trouver ce que l'on cherche par un chemin contraire à sa possession ? Cela ne se peut.
L'autre chose qui m'a fait rire est que vous me mandez que vous allez travailler à former votre intérieur et à lui donner la situation qu'il doit avoir. Bon Dieu ! pouvez-vous avoir de pareilles prétentions ? Et ne savez-vous pas ce que vous pouvez par vous-même, qui êtes misère, pauvreté et péché ? Travaillez plutôt à laisser opérer Dieu en vous ; laissez-Lui tous les droits que vous avez sur vous-même, commencez à vous renoncer véritablement, et Il prendra soin de former votre intérieur, non pas peut-être à votre mode, mais à la sienne. Il en coûte un peu pour en venir là ; c'est pourquoi nul n'y tend purement. [120]
Je vous prie de vous abandonner beaucoup à Notre-Seigneur et de quitter votre manière ordinaire d'agir et de concevoir les choses pour vous délaisser à Lui, car Dieu veut absolument que vous mouriez à votre propre esprit. Que j'aurais de plaisir que cela fût de la sorte ! Tâchez de prendre le plus de temps que vous pourrez, cet Avent, pour vous tenir en silence auprès du Verbe, qui se tait et s'éteint, et d'éteindre le brillant de votre esprit plutôt que de le faire éclater ; ce sera dans ce silence ineffable et toujours éloquent que vous serez instruit de la vérité. Si vous voulez me croire en cela, vous recevrez de très grandes grâces. Si vous ne le voulez pas, j'en aurai un déplaisir mortel parce que je sais que si vous [121] êtes fidèle en ces petites choses, mon Roi vous constituera sur de plus grandes. Si vous n'y êtes pas fidèle, on vous ôtera assurément ce que vous semblez avoir. Celui qui ne sait pas tout perdre pour Dieu est indigne de Lui.
Je vous avoue que je m'en retournai affligée de la résistance que vous me fîtes. Vous voulez nourrir un esprit qu'il faut détruire. Croyez-vous qu'il ne sera plus propre à rien après la destruction ? C'est tout le contraire : vous direz parfaitement alors ce que vous ne faites que bégayer ; et ce qui n'est qu'un écho sans nourriture et sans fruit, deviendra une parole de vie éternelle qui apportera un fruit exquis. Vous ne sauriez me tromper en cela, et quand vous le feriez, vous ne tromperiez jamais Dieu, et vous m'entendriez vous dire pour une dernière fois ce que le prophète Samuel dit à Saül : Qui sont ces bêlements de troupeaux1 et ces réserves contre la volonté de Dieu ? Mais, ce, me direz-vous par un prétexte que l'amour-propre ne manquera pas de vous fournir, c'est pour sacrifier au Seigneur. Je [122] vous répondrai que l'obéissance vaut mieux que [le] sacrifice, et écouter vaut mieux qu'offrir la graisse des moutons. Ne croyez pas que ce soit une chose indifférente de faire ou ne faire pas ce que je vous dis ; non, assurément, et je vous le déclare de la part de mon Dieu, que si vous manquez dans ces petites choses qu'Il veut de vous, vous ne Le trouverez plus.
Vous me dîtes encore une chose, en partant, qui m'affligea ; c'est que, lorsque je vous dis que vous seriez peut-être infidèle, vous me dites que non, et je vis que pour établir votre fidélité, vous comptiez beaucoup sur vous-même, et peu sur Dieu. Ô aveuglement ! Je veux que vous n'attendiez rien de vous-même. J'aimerais mieux de vous voir le plus faible des hommes que de vous voir fort de votre propre force. Il y a un passage si beau, qui assure que l'homme ne sera jamais fort de sa propre force2.
Tout ce que je vous dis vous paraîtra dur, cependant ce que je vous dis est esprit et vie pour vous. Je vous dis tout et je vous suis sévère, car [123] ce serait vous perdre que de flatter votre plaie. Si vous vouliez bien me croire en tout, la joie, la candeur, la simplicité et l'innocence deviendraient votre partage et vous gagneriez des millions de cœurs à Jésus-Christ. Je vous assure que Dieu me donne la lumière du lieu où l'amour-propre niche que l'on ne peut pas plus. Oraison, je vous en prie, oraison, silence, moins écrire, car sur le fait des lettres, on se fait des nécessités de répondre qui ne sont pas toujours nécessaires et qui ne servent qu'à en attirer d'autres. Tout ce que je dis ne vous épargnant pas, vous doit être la plus forte preuve de mon amitié.
1I R 15, 14, 15, 21.
2I R 2, 9.
Je vous assure que vous m'êtes très chère en Jésus-Christ. [124] Défiez-vous des pensées qui peuvent vous donner d'autres idées, et tenez pour suspects les discours qui peuvent vous éloigner insensiblement de moi, non à cause de moi qui ne suis rien, mais parce que Dieu vous ayant choisi ce moyen, vous ne ferez rien qu'autant que vous y serez entièrement unie. On ne vous dira pas ouvertement du mal, mais on sème adroitement certaines petites choses qui diminuent la confiance et causent un petit dégoût secret. Je vous dis ceci pour vous précautionner, car il y a plusieurs Docteurs en Israël mais il n'y a qu'un Père en Jésus-Christ1. Quelquefois la perfection est attachée à la fidélité que nous avons pour les moyens que Dieu nous a choisis, et lorsqu'on s'éloigne de ces moyens, on s'éloigne de Dieu.
Je ne suis point surprise que vous sentiez pour N. des sentiments si différents : d'un côté, l'amour de la solitude vous fait appréhender ce qui vous en retire et distrait ; d'un autre côté, comme vous avez le cœur bon et tendre et que vous l'avez beaucoup [125] aimé, son éloignement cause une certaine peine dans les sens. Accoutumez-vous à aller à Dieu au-dessus de tout goût et de tout sentiment. Tâchez de ne point contrarier N., laissez-le dire, et ne paraissez pas l'improuver ; souffrez la contradiction qu'il vous fait, sans témoigner d'emportement ni même de chagrin. Ce sont ces petites croix qui font les croix de tous les jours2 que Notre-Seigneur nous ordonne de porter. Les grandes croix et d'éclat sont rares ; ce ne sont point aussi celles que Notre-Seigneur nous commande d'aimer et de porter, mais ce sont de petites croix continuelles et journalières, qui fatiguent perpétuellement la nature et l'irritent même. Vous avez un bon nombre de celles-ci, tâchez donc d'en faire usage en esprit de mort et de renoncement à vous-même. Ce sont ces petites croix qui nous tirent le plus tôt de nous-mêmes.
La lumière que vous avez est excellente : nous serions en solitude dans les places publiques si nous étions loin de nous, et nous ne sommes pas en solitude, dans la solitude la plus forte, [126] lorsque nous sommes avec nous-mêmes. Ce nous-mêmes est composé de notre propre esprit, de notre propre volonté, de tout ce qui nous flatte au-dehors et au-dedans, de tout intérêt propre, tant spirituel que temporel, de propriété même dans le bien, de l'amour de notre propre excellence, même dans la pratique des vertus, et de tout ce que nous regardons en nous et pour nous, et non en Dieu et pour Dieu. C'est pourquoi l’Évangile recommande si fort le renoncement à nous-mêmes et la pauvreté d'esprit. Prenez donc courage, et faites une guerre avec ce vous-même, qui ne finisse que par sa destruction. Ô que vous serez heureuse et libre lorsque vous serez délivrée de ce vilain moi ! Regardez-le comme votre plus grand ennemi. Il ne faut point lui donner de relâche ; soyez sûre que vous n'aurez de parfait repos que par là.
Vous avez été nourrie de lait, il faut commencer à manger le pain des forts. Défiez-vous de tout ce qui vous flatte. Aimez la vérité. Je vous embrasse.
1I Co 4, 15.
2Lc 9, 25.
Dieu veut assurément de vous une grande fidélité, et la mort de tout ce qui est de sensible et naturel est de saison pour vous. Ce renouvellement que vous avez senti est la marque que Dieu veut que vous étrangliez la nature sans miséricorde. Il faut mourir à tout ce qui est de sensible avant de mourir à tout ce qui est de l'esprit.
Soyez donc courageux dans le courage de Dieu même pour ne vous rien pardonner, et vous serez comme Dieu vous souhaite. Le moindre amusement de la nature est pour vous une infidélité qui la fera vivre autant de temps que cela durera, elle prend même des forces dans ces petits repos. Pour ce qui s'est passé, laissez-le à la justice de Dieu.
Je vous ai dit quantité de fois qu'il vous fallait une fidélité inviolable, car il s'agit de faire mourir la nature qui est en vous toute vivante, et il n'est pas encore temps de vous perdre à vos activités, mais bien de vous sauver par la peine et la douleur, la violence et la mort. Soyez donc fidèle à ne vous rien pardonner, mais lorsque vous êtes tombé, souffrez la peine et la douleur qui vous en est imprimée ; mais n'allez pas chercher subtilement, par vos réflexions et sous bon prétexte, à vous procurer une douleur que l'on ne vous imprime pas, car ces sortes de douleurs procurées sont de friands morceaux pour la nature, qui vit de rapines et qui se console aisément dans ses chutes lorsqu'elle sent une vraie douleur de les avoir faites. Laissez-la donc mourir sans lui donner [129] ce morceau qui est pour elle de bon goût.
Lorsque vous êtes fidèle, ne vous étonnez pas des furies de la nature qui, ne trouvant point son compte et trouvant toutes les avenues bouchées, fait des siennes et s'échappe. Pensez seulement qu'il faut tuer la nature par l'esprit chez vous, et qu'il faut, chez N., tuer l'esprit par la nature. C'est assez vous en dire. Marchez de votre mieux ensemble par un chemin si différent. Il faut que vous vous serviez l'un à l'autre de moyen de perte, quoique d'une manière bien différente. Ne perdez point courage. Demeurez simplement dans votre oraison, sans vous multiplier en nulle manière, par aucune activité sous prétexte d'être mieux et de goûter Dieu davantage.
J'avais au cœur, ma chère demoiselle, que c'était quelque [130] raison particulière et par vous-même que vous avez commencé à mener une vie aussi extraordinaire que celle où vous vous êtes réduite. L'habitude de ne rien prendre vous en a fait par la suite une nécessité. Quoique la tentation grossière ait paru vous quitter par là, vous n'avez pas vu que vous avez fait deux fautes notables : la première, vous avez manqué d'abandon à Dieu, et vous avez eu plus de confiance dans vos œuvres qu'en Dieu même ; la seconde faute est que vous abrégez vos jours et vous mettez hors d'état de répondre aux desseins de Dieu qui voulait sans doute achever en vous Son ouvrage.
Vous avez fait comme un architecte à qui on ordonne de faire un bâtiment magnifique et qui se contente de faire un portail et laisse tout le reste. L'amortissement des sentiments extérieurs paraît une chose considérable à ceux qui n'ont pas d'autres lumières, mais la mort intérieure à soi et même à ces choses est ce qui fait l'édifice que Dieu voulait bâtir en vous.
Je comprends fort bien que le démon a cessé ses attaques extérieures : [131] il est assez content de vous avoir menée au point qu'il voulait, qui est d'empêcher l'ouvrage merveilleux de la consommation intérieure en Dieu par Jésus-Christ, de vous ôter vos forces afin que vous ne puissiez plus soutenir les épreuves de Dieu et le poids de Son amour. Ce que vous devez donc faire à présent est de reprendre peu à peu la nourriture, pas beaucoup à la fois, car la longue habitude que vous avez prise ferait que vous ne la pourriez supporter : quelques cuillerées de bouillon un jour, et augmentez peu à peu la dose ; vous vous trouverez en état de pouvoir vivre et vous soutenir insensiblement. Il faut joindre à cela un grand abandon de tout vous-même entre les mains de Dieu. Ne vous étonnez pas des scrupules que vous auriez de prendre plus de nourriture, car le démon fera ce qu'il pourra pour vous en empêcher ; il vous brouillera même afin de vous faire désister d'entreprendre ce que l'on vous prescrit, mais soyez courageuse et combattez le combat du Seigneur.
L'intérieur ne consiste pas dans [132] le repos d'esprit que vos pratiques vous donnent, mais à se laisser entre les mains de Dieu. Soit que l'ange remue la surface de la piscine, soit qu'il la laisse reposer, ce sera toujours pour votre bien et pour votre parfaite guérison. Les voies de Dieu sont bien différentes de celles que les hommes s'imaginent. Ils ne connaissent qu'un certain travail qu'ils veulent faire et continuer. Dieu les laisse faire pour un temps, voyant leur bonne volonté ; Il semble les y secourir même, mais après, Il veut tout détruire afin de substituer sa seule opération en la place. J'espère que le cher M. vous fera entendre ce que je vous dis par cette lettre. Croyez que vous m'êtes infiniment chère en Jésus-Christ, mais, je vous prie, obéissez et préférez l'obéissance à toutes vos vues pour imiter Celui qui a été obéissant jusqu'à la mort et à la mort de la croix. Je Le prie de vous être toutes choses. Ne vous donnez pas la peine de faire un détail plus long des motifs qui vous ont fait entreprendre ce genre de vie : je les comprends par le peu que vous m'en dites. [133]
L'amertume du cœur que vous avez sentie autrefois, en quittant votre jeûne excessif, ne venait que de la contradiction que l'on vous faisait à ce que vous vouliez entreprendre. Quand même vos peines et vos tentations reviendraient, ne désistez point d'obéir, car le démon ne manquera pas de vous en susciter quelques-unes pour vous porter à reprendre votre propre conduite. Mais demeurez abandonnée à Dieu qui se servira même des attaques de l'ennemi pour remporter en vous une véritable victoire, non selon vos vues mais selon les siennes, en vous déprenant de vous-même et de tout appui en vos œuvres. Que s'il vous venait quelques peines, vous n'avez qu'à m'écrire ou me faire écrire, et si je suis encore au monde, je vous répondrai à tout. En attendant, je vous dirai qu'il y a une paix intime, profonde et inaltérable infiniment au-dessus du repos d'esprit que vous trouvez, laquelle ne s'acquiert que par la mort intérieure et l'entière désappropriation. Quand vous en aurez fait l'expérience, vous avouerez que la tempête extérieure et superficielle n'est rien en [134] comparaison de cette pure et profonde, quoique non pas toujours délicieuse, paix que Dieu fait éprouver dans le centre de l'âme. C'est ce qui fait que l’Écriture nous dit : Celui qui n'est pas tenté, que sait-il1 ?, et en un autre endroit : celui qui se prépare à la piété solide doit s'attendre aux tentations2.
1Si 34, 9.
2Si 2, 1.
Quoique je vous aie vu, je ne laisse pas de vous écrire ma pensée sur la lettre que j'ai trouvée. Dieu vous veut assurément pour Lui-même et Il vous a choisi pour cela préférablement à bien d'autres. Mais vous n'y arriverez que par un chemin entièrement opposé à tout ce que vous vous en étiez figuré ; et Dieu le fait pour deux raisons : la première est pour [135] détruire votre propre vie en toutes choses, et la seconde pour arracher votre amour-propre, qui est tel que, si vous le voyiez, vous en seriez effrayé. Je veux bien, parce que Dieu le veut, - sans regarder ni les désagréments ni les peines qu'il y a à souffrir pour moi, - servir à Dieu d'instrument de votre destruction et il faut même en cela que vous creviez sous votre raison et sous votre inclination naturelle qui voudrait tout autre chose que ce que vous avez, quoique Dieu vous donne infiniment plus que vous ne sauriez espérer ni prétendre. Vous ne connaîtrez que tard le don que Dieu vous a fait, et vous ne le connaîtrez que lorsque vous ne l'aurez plus. Il faut vous faire un petit détail comme votre propre intérêt se rencontre en toutes choses : vous vous rapportez tout, vous vous regardez en tout, et il faut vous oublier vous-même, avoir en horreur vos propres intérêts et rapporter tout à Dieu. Vous n'arriverez à cela que par la destruction de tout vous-même, et cette destruction ne s'opérera que par le renversement de tous vos [136] desseins, de toutes vos vues et de toutes vos lumières. Dieu se plaira de salir ce que vous voudrez purifier, de rendre horrible ce que vous voudrez faire beau, de détruire ce que vous voulez édifier.
Dieu vous aimerait plus dans la boue et dans la fange que dans la propriété où vous êtes, car Il regarde le premier comme une chose indifférente et Il a de l'horreur pour le dernier. Il se sert même de la boue pour purifier, comme d'un savon qui semble salir ce qu'il nettoie. Il veut vous éclairer comme l'aveugle-né, mais il faut en même temps que vous entriez dans le parfait renoncement de vous-même, que vous vous haïssiez autant que vous vous aimez. Vous cherchez votre intérêt spirituel ou temporel ; il faut au contraire ne chercher ni l'un ni l'autre, mais demeurer abandonné à Dieu sans réserve. Vous tendez à tout ce qui est élevé, soit devant Dieu soit devant les hommes, et il ne faut tendre qu'à l'abjection et à la petitesse. Vous ne vouliez dans l'intérieur que le beau, que le grand, que le sublime, et Dieu vous a donné tout le contraire, la boue pour partage. [137]. Vous vous estimiez être quelque chose, et vous n'êtes rien.
Vous me démentirez là-dessus parce que vous ne vous connaissez pas, quoique je tienne votre âme en mes mains et que je la voie à nu. Vous vous cherchez dans le temporel, vous fuyez la pauvreté, vous pensez à des établissements, et si vous vous abandonniez à Dieu, Il y penserait pour vous. Vous êtes continuellement occupé de vous-même, et il faut vous vider : vous devez éviter avec plus de soin un retour sur vous-même que vous n'éviteriez la rencontre d'un démon, car le démon ne vous nuira qu'autant que vous serez plein de vous-même. Il n'attaque point ceux qui marchent par le sentier par où Dieu veut que vous marchiez ; au contraire il les craint et les fuit ; mais il se plaît à attaquer les âmes qui s'attachent aux choses grandes et aux lumières de l'esprit. Tout ce que vous faites ne tend qu'à être, selon l'esprit, quelque chose : si vous lisez, c'est pour vous remplir l'esprit, et il faudrait le vider afin que Dieu le remplît de Lui-même.
[138] Ne me dites point que vous êtes dans un poste où vous avez besoin de cela. Je vous dis que, dorénavant, vous ne serez plus rien par l'acquis, mais par l'infus. Mais, me direz-vous, je ne l'ai point cet infus ; non, vous ne l'aurez pas - que par la perte de tout. Vous vous tuerez l'esprit sans rien avancer, et tous vos soins ne serviront qu'à le rendre plus stupide ; mais, si vous vous laissez vider de vous-même et de toutes choses, vous aurez infiniment plus que vous n'attendiez et que toute l'étude ne pourrait vous donner. Mais comment me vider, me direz-vous ? Laissez-vous vider à Dieu, et avec un ferme courage, mourez à votre raison. Vous n'avez non plus de courage qu'une poule. Suivez simplement les instincts intérieurs qui vous portent ou à ne pas faire, ou à faire. Mais, me direz-vous, comment démêler ces instincts ? Rien de plus aisé pour une âme simple et fidèle, rien de plus difficile pour une personne qui ne l'est pas et qui veut se conduire par la raison, loin de se soumettre à la foi aveugle. Si vous êtes fidèle à suivre d'abord un [139] mouvement et un instinct, cette fidélité vous éclairera pour en suivre un autre ; ainsi vous apprendrez peu à peu, par votre expérience à connaître ce qui est de l'esprit de Dieu et à le suivre. Mais attendez, comme il fut dit à saint Pierre : Quand vous étiez jeune, vous alliez où vous vouliez, mais lorsque vous serez devenu vieux, un autre vous ceindra et mènera où vous ne voulez pas aller1. Il en sera de même de vous. Vous êtes encore plein de votre intérêt de salut, de perfection, de fermeté, d'avancement, d'espérance, même temporelle, il faut que tout cela périsse. Plus vous rentrerez en vous-même suivant votre raison, et plus vous allongerez votre supplice ; plus vous sortirez de vous-même et de votre raison, plus tôt serez-vous mort et délivré.
Vous avez beau me dire que vous avez cent affaires que vous ne pouvez éviter. Je vous dis que vous vous en faites les trois-quarts. Suivez Dieu, et Il vous ôtera peu à peu le superflu. Prenez ce temps pour demeurer en solitude et quand vous ne feriez autre [140] chose que demeurer en repos, vous feriez beaucoup, parce que par cette cessation de toute action vous donneriez lieu à Dieu de vous remplir. Vous êtes toujours plein : vous ne donnez aucun lieu à Dieu, soit parlant, soit lisant, soit écrivant. Je vous conjure de cesser toute action dans votre retraite, et de prendre ce temps pour, en cessant toutes choses, donner lieu à Dieu de vous vider de vous-même et de vous remplir de Lui. Vous voulez toujours faire, et Dieu veut que vous ne fassiez rien, puisque au contraire Il détruira toujours ce que vous édifierez ; et ainsi, si vous vous employez toujours, Dieu ne sera jamais occupé qu'à vider et détruire, et Il ne vous remplira pas de Lui-même.
Au nom de Dieu, entrez dans ce que je vous dis, croyez-moi sans hésiter et soumettez-vous sans raisonner à tout ce que Dieu me fait vous dire ; et soyez assuré que, si vous en usez de la sorte, vous trouverez bientôt le lieu tant désiré. Que si vous ne suivez pas ce que je vous dis, je ne pourrai vous dire autre chose que [141] ce que Debora dit de Ruben : Pourquoi s'amuser à demeurer entre deux termes2, tantôt dehors, tantôt dedans ? Tu écoutes ta raison ? Vous n'avancerez jamais, vous ne serez ni fort en Dieu, ni en vous, et vous souffrirez toute votre vie de ce partage. Prenez donc courage, et prenez à l'aveugle ce que Notre-Seigneur me fait vous dire, car c'est assurément ce qu'Il veut de vous, sans cela, mon âme n'aurait plus rien pour conduire la vôtre, et les lettres seraient des amusements. Soyez persuadé que plus vous entrerez dans ce que je vous dis, plus il me sera donné pour vous aider et conduire, et plus il vous sera donné à vous-même.
Lisez et relisez cette lettre, car elle est tout ce que Dieu veut de vous ; lisez-la sans raisonner, avec dépendance à l'Esprit qui l'a dictée, sans vous regarder, ni celle qui l'a écrite, et vous verrez qu'elle aura son effet, et que votre cœur se rendra témoignage de la vérité qui y est. Prenez donc courage et soyez persuadé que Dieu ne vous a pas pris pour vous [142] perdre ; que s'Il vous perd en apparence, c'est pour vous mieux sauver. Évitez les réflexions plus que la mort, et suivez en enfant ce que l'on vous a dit, et votre âme entrera peu à peu dans la vraie lumière du jour éternel. Ce sera là que, voyant les choses en Dieu, elles les verra bien d'un autre œil qu'elle ne les regarde : tout ce qu'elle voyait grandeur, pureté, élévation, vertu, lui paraîtra bassesse, impureté et néant.
1Jean 21, 18.
2Jg 5, 16.
Je crois que vous devez vous combattre et vous défier beaucoup de vous-même dans les répugnances que vous avez pour N. : regardez cela comme une tentation. Lorsque Dieu nous a donné quelqu'un, il ne faut suivre, dans les conseils qu'on demande, ni goût, ni dégoût, mais agir toujours également.
Le dégoût, lorsqu'il [143] n'est pas dans les sens, est souvent plus utile que le goût sensible, parce qu'on fait alors purement pour Dieu ce qu'on ferait par inclination. La violence qu'on se fait à se découvrir, lorsqu'on a ce dégoût, donne une simplicité et une ingénuité si nécessaires et si agréables à Dieu, au lieu que, lorsque le goût fait agir, on est souvent ingénu par amour-propre. On ouvre facilement son cœur lorsque le goût s'en mêle : cela est naturel et sans vertu ; il n'en est pas de même lorsqu'on se fait violence : tout ce qu'on fait est vertu, étant purement pour Dieu. Soyez donc fidèle à tout découvrir à N. et à lui obéir comme un enfant. Surmontez la honte et la peine. Lorsque vous avez manqué à lui obéir, dites-le lui simplement. Accoutumez-vous à devenir ingénue ; c'est un grand avantage et qui fait beaucoup avancer l'âme. C'est à quoi vous devez travailler, plutôt qu'à la recherche scrupuleuse du passé. [144]
Oui, c'est de tout mon cœur, ma chère enfant, que je vous reçois, et de toute l'étendue de mon âme. Il ne tiendra jamais qu'à vous que nous ne soyons unies. Je veux bien réchauffer votre cœur : qu'il s'expose donc et il se trouvera bien. Ne croyez pas à toutes sortes d'esprits, mais laissez-vous conduire comme un enfant et Dieu aura soin de vous. Mon cœur est toujours prêt à recevoir le vôtre, mais il ne peut le recevoir s'il ne se donne. Il n'y a personne qui sache ce que vous me faites souffrir que Dieu, et ce que vous coûtez à mon cœur, mais s'il fallait, pour l'acheter, donner ma vie, je la donnerais de bon cœur.
Ne parlons plus du passé, et tâchez d'entrer dans les dispositions de petitesse où Dieu vous désire. Il est le plus petit et le plus pauvre des hommes, et le plus anéanti. [145]
Tous les saints pourraient vous trouver et vous parler que cela ne servirait de rien s'ils n'ont pas grâce pour vous, car Dieu est maître des moyens de se communiquer, et c'est à nous de nous soumettre à ce qu'Il veut. Tout autre voie vous éloignera de Dieu : demeurez-y donc. Il est vrai qu'il serait plus avantageux pour moi-même que vous quittassiez tout à fait, parce que si vous ne m'étiez plus rien, je ne souffrirais plus rien, car c'est comme si on m'arrachait le cœur lorsque vous n'êtes pas fidèle. Hé ! pourquoi faut-il que vous quittiez la source des eaux vives1 pour vous désaltérer incessamment dans des citernes rompues qui ne peuvent tenir l'eau ?
1Jr 2, 13.
M. m'a lu votre lettre, ma très chère sœur en Notre-Seigneur, et elle m'a donné beaucoup de joie et un goût intime de votre cœur. Ne vous étonnez pas si vous n'avez plus le doux recueillement d'autrefois et cette présence perceptible que Dieu donne à ceux qu'Il veut attirer à Lui dans le commencement. Lorsqu'Il les affermit dans Son amour et qu'il est sûr de leur cœur, Il les sèvre de tout cela pour les faire marcher en foi et en croix. Le premier état est le lait dont parle saint Paul, et le second est le pain des forts : dans le premier, Dieu nous donne des témoignages de Son amour et dans le second, Il en exige du nôtre.
Il tient cette conduite pour plusieurs raisons : premièrement, afin que nous ne nous attachions à aucune consolation, mais à Lui seul, purement et nûment, parce qu'il faut suivre Jésus-Christ nu sur la croix ; la seconde raison est que l'amour-propre [147] se nourrit de ces choses, quoique l'on ne s'en aperçoive pas. La troisième est pour nous faire marcher en foi nue et ténébreuse, et par un amour pur et dégagé de tout intérêt, aimant Dieu au-dessus de tous dons et de toutes récompenses, ne voulant rien de Dieu pour nous que Sa très sainte volonté, et ne désirant que Sa pure gloire, quand ce serait à nos dépens. La principale raison est pour nous tirer hors de nous-mêmes, nous faisant mourir à tout ce qui est du vieil homme et à toute propriété, afin d'être vêtus, animés et vivifiés par l'homme nouveau.
La foi nous épouille de toute lumière créée, soit de la raison, soit des illustrations, afin que, par la perte de ces choses, nous soyons remplis de la vérité pure et nue, sans quoi nous ne serions jamais renouvelés et régénérés. La charité, ou l'amour pur, détruit en nous toutes sortes d'affections et de désirs, toute volonté, tout goût, tout sentiment, afin que nous ne soyons imprimés que de la seule volonté de Dieu. C'est la foi qui opère la véritable pauvreté d'esprit, et c'est [148] l'amour qui nous sépare de toutes choses et de nous-mêmes, mais un amour nu et inconnu et non pas un amour goûté, senti et aperçu. Tenez-vous donc heureuse de ce que Dieu vous traite comme Il a traité Son Fils, qui dans les plus extrêmes douleurs extérieures, fut dans le plus extrême délaissement, lorsqu'il dit :Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-Vous abandonné1 ? Toute dévotion qui ne va point à nous rendre conformes à Jésus-Christ m'est un peu suspecte, mais celle où je vois la croix et le délaissement remplit mon cœur de joie.
J'avoue que c'est une chose bien dure que d'être obligée d'entendre tous les discours frivoles des créatures. Il faut supporter en patience tout ce qui est de notre état ou qui nous vient par providence, et éviter autant qu'on peut les conversations que l'on peut éviter. La solitude extérieure est fort agréable au cœur qui aime Dieu, mais quand elle nous est dérobée par la Providence et non par notre choix, il faut le porter en patience et pour [149] l'amour de Celui que ces choses semblent nous dérober. Je prie Dieu de vous être toute chose et de vous être par Lui-même, et non par Ses dons, votre force et votre soutien. Croyez-moi en Lui véritablement à vous. Je désire de tout mon cœur que nous soyons unies en Lui pour le temps et pour l'éternité.
La véritable tendance que Dieu donne à un cœur qui L'aime, c'est la simplicité et la petitesse. Il n'est véritablement honoré que par les enfants, et ce sont eux qui lui rendent une louange parfaite2. J'ai bien de la joie de ce que le divin Maître vous donne de l'inclination pour la petitesse. Quand serons-nous si petits que nous ne nous apercevrons plus nous-mêmes et qu'on ne nous apercevra plus ? Quand serons-nous tout enfantins ? Je vous avoue que tout ce qui est grand ne me convient point. Ah ! que l'enfance me fait un grand plaisir ! Je ne me trouve bien qu'avec les enfants, ou avec ceux qui le veulent bien devenir. [150]
1Mt 27, 46.
2Ps 8, 3.
Ne vous inquiétez point, ma chère dame, de l'état de peine où vous vous trouvez, et où vous vous êtes trouvée jusqu'à présent. Le démon ne ferait pas tant d'efforts contre vous s'il ne voyait bien que Dieu, qui vous a choisie pour Lui, veut achever en vous l'œuvre qu'Il a commencée : le diable n'attaque point ou très peu les mondains parce qu'ils sont à lui, mais il attaque avec force toutes les âmes de bonne volonté ; lorsqu'il ne peut les faire pécher réellement, il les attaque par des craintes et par des doutes. Nous ne voyons guère de gens déréglés se croire damnés, et avoir de pareilles tentations ; au contraire, il leur ôte toute idée de l'avenir, de peur qu'une terreur salutaire ne les convertisse. Mais pour les âmes simples et de bonne volonté, il les tente de cette pensée imaginaire qu'elles sont réprouvées, afin ou de les jeter dans le désespoir, ou de les occuper perpétuellement d'elles-mêmes, les troubler et empêcher cette douce tranquillité que donne l'oraison simple.
Pour votre oraison, ne tâchez pas de vous donner aucun sentiment par vous-même, soit de tendresse pour la Passion de Jésus-Christ, ou sur d'autres vérités. L'oraison de silence renferme éminemment toutes ces dispositions. Continuez-la, je vous en conjure, quoique vous vous trouviez sèche et distraite : vous ne laisserez pas d'en sentir de merveilleux effets, non pas toujours aperçus, mais très réels. Dieu permet cet état plus sec dans le temps de l'oraison, afin que la nature et le démon, ne pénétrant pas ce qui se passe dans l'intérieur, ne [152] dérobent rien et ne se servent pas des miséricordes de Dieu pour nous inspirer de la vanité et des retours d'amour-propre sur nous-mêmes.
Soyez fidèle à l'oraison, quoique vous vous y trouviez souvent plus distraite que dans vos occupations. Quand les distractions sont trop fortes, un petit retour au-dedans vers Dieu qui habite dans votre centre, suffit pour vous remettre. Dieu se fait apercevoir quelquefois dans les occupations pour nous empêcher de nous trop dissiper, mais, pour l'oraison, où Il veut éprouver notre foi et notre amour, Il nous y tient plus sèchement, afin que nous n'ayons d'autre vue en la faisant que Lui-même et que d'accomplir Sa sainte volonté. Les distractions involontaires n'empêchent point l'oraison lorsqu'elle est simple et du cœur, parce qu'il n'y a aucun rapport entre l'imagination et la volonté. Dieu prévient la prière du pauvre, c'est-à-dire de l'âme qui, n'ayant rien, ne désire rien pour soi, ne voulant uniquement que ce que Dieu veut en elle et pour elle. Continuez donc à faire cette oraison [153] de silence, soit dans une posture humiliée, soit assise, car il ne faut vous prosterner quand vous êtes grosse. Dieu qui opère en vous dans le secret, voyant votre fidélité à continuer l'oraison malgré les peines et les diverses tentations du démon, vous comblera de Ses miséricordes.
Ne vous mettez pas en peine de l'état que vous croyez un assoupissement : Dieu s'en sert pour arrêter la volubilité de votre imagination et vous posséder plus pleinement. Vous devez juger de l'avantage de cet état par les effets qui vous en restent. Soyez persuadée que tout ce qui décourage vient du démon, et non pas de notre bon Maître. Il faut vous abandonner entièrement à Lui. Votre état est très bon, mais la nature ne compte pour bon que ce qui la satisfait, que ce qu'elle voit et discerne.
Tous les discernements et toutes les choses extraordinaires dont les hommes peu éclairés font tant de cas, ne servent qu'à nourrir l'amour-propre et nous arrêter dans la voie de Dieu. Un état plus simple et plus nu nous y avance bien davantage. Vous [154] ne pouvez discerner votre état vous-même, ni voir votre avancement : cette vue et cette assurance seraient un piège pour vous, qui, vous donnant un orgueil secret et un appui dans vos propres œuvres, déplairait à Dieu, au lieu que l'état de nudité et d'obscurité Lui plaît beaucoup davantage, parce qu'Il fait alors Lui-même tout ce qu'il Lui plaît. Quand on attache un mineur à une place, on le fait fort secrètement afin que personne ne découvre le lieu où il est ; on fait du bruit d'un autre côté, mais lorsqu'il a fait son ouvrage, on fait jouer la mine qui détruit beaucoup l'ennemi. Dieu en use tout de même dans notre âme : Il fait son ouvrage à petit bruit, Il permet même une certaine agitation dans l'imagination, et ce bruit fait que nous n'apercevons pas l'ouvrage de ce divin mineur, cependant il fait d'autant plus d'effet pour la destruction de nos ennemis que nous nous en étions moins aperçus. Continuez donc avec fidélité votre oraison, et soyez bien certaine que c'est la meilleure voie. Que cette assurance serve à vous calmer au milieu des [155] tentations du diable et de la nature qui, avec ses subtilités jointes à l'amour-propre, nous nuit souvent plus que le diable lui-même.
Pour ce qui regarde votre promptitude, tâchez de la combattre non par effort mais en laissant reposer votre âme : il en est comme d'une eau trouble qu'il faut laisser rasseoir afin de l'éclaircir. Ne faites point de correction ou de dispute lorsque vous vous sentez émue, mais, après vous être recueillie auprès de Dieu, dites bonnement ce que vous aurez à dire. Mais comme c'est un défaut qui dure presque toute la vie, quoique avec grande diminution, ne vous étonnez pas quand vous y retomberiez quelquefois. Ayez promptement recours à Dieu et attachez-vous encore plus fortement à l'oraison. Vous faites deux fautes sur le sujet de la promptitude : l'une est [en] faisant des résolutions comme si vous étiez toute-puissante pour les accomplir, au lieu d'entrer dans une profonde humilité et de dire comme saint Philippe de Néri : Seigneur, Vous connaissez ma faiblesse : si Vous ne me gardez Vous-même, je vous trahirai à chaque moment. L'autre faute que vous faites est de vous décourager après la promptitude, et de ne pas rentrer dans l'oraison comme auparavant. Il faut faire alors comme un petit enfant qui est tombé dans la boue et qui vient à sa mère afin d'en être nettoyé : il pleure, il s'afflige, mais sa mère le console et le purifie. Tout ce qui nous abat sous prétexte d'humilité et qui nous éloigne de Dieu, n'est pas une vraie humilité. Le vrai humble ne s'étonne point de ses fautes parce qu'il voit qu'il n'est capable, de soi-même, que d'en commettre. Sitôt qu'il est tombé, il a recours à Dieu qui est son seul asile, et il lui dit : « Seigneur, voilà de quoi je suis capable ; que serais-je sans Vous, sinon un monstre d'iniquité ? » Cette manière d'agir est si agréable à Dieu que c'est souvent après nos fautes, prises en la manière que j'ai dit, qu'Il se fait plus sentir au fond de notre âme ; au contraire, quand vous vous éloignez de Lui après vos promptitudes, vous faites comme ceux qui s'éloignent du feu parce qu'ils ont froid. Dieu laisse des promptitudes aux plus grands saints afin de les humilier et de leur servir de contrepoids, de peur qu'ils ne s'élèvent pour les grâces qu'Il leur fait. S'Il a donné un contrepoids à saint Paul, pourquoi n'en donnera-t-Il pas plutôt à ceux qui sont si éloignés d'être comme ce grand saint ?
Ne vous étonnez pas de ce qu'on vous dit du jeûne : les Pharisiens disaient la même chose aux Apôtres, mais Jésus-Christ sut bien les défendre. Il y a un autre jeûne meilleur que celui qu'on ferait extérieurement, c'est celui de la propre volonté, c'est de souffrir en paix les absences du Bien-aimé, tâcher de vaincre nos passions, de nous supporter nous-mêmes dans nos faiblesses et nos misères, souffrir la contradiction des hommes et l'attaque du démon. Il est de conséquence que vous sachiez que les démons, aussi bien que les hommes peu éclairés, tendent toujours à l'extraordinaire afin de décrier la dévotion sous prétexte de la même dévotion. La vie commune est celle que Jésus-Christ, notre véritable modèle, a voulu pratiquer afin que tous [158] Le pussent imiter. Ainsi ne nous mettons jamais dans rien d'extraordinaire : demeurons cachés, simples, enfantins, ne mettons point d'enseignes au-dehors de notre dévotion.
Fuyons les pompes du monde, mais soyons vêtus honnêtement selon notre état et condition avec une honnête médiocrité, qui est si agréable à Jésus-Christ et qui ne dégoûte personne de la piété. Il faut que l'humilité soit bien plus dans le cœur que sur les habits, supposé qu'ils ne soient pas trop superbes. Le démon se sert même d'un extérieur trop affecté pour nous donner une vanité plus fine et plus délicate, et un certain mépris secret de ceux qui ne sont pas comme nous ; il le fait aussi pour éloigner les autres du désir de se donner à la piété. Ne changez donc rien à votre manière d'être habillée, au contraire, s'il y a quelque chose de trop singulier, changez-le et soyez selon votre condition pour ne point faire de peine à votre famille. Il y a des personnes qui ne s'attachent qu'à l'extérieur, et qui ne connaissent que cela de bon ; ils n'estiment que l'austérité, n'ayant [159] jamais goûté l'intérieur et cette vie toute simple et commune qui nous dérobe à la vue des hommes, des démons et de nous-mêmes. La sainteté ne consiste pas à paraître saint, mais que Jésus-Christ soit saint en nous, comme Il le dit Lui-même après le sermon de la Cène : Je me suis sanctifié moi-même pour eux1.
Ce que vous devez le plus travailler à combattre est votre humeur mélancolique. Rien n'est plus contraire à la véritable piété. Sitôt que vous vous apercevez que la mélancolie vous gagne, tâchez de vous en retirer. Égayez-vous et vous retirez auprès de Dieu : c'est là que vous trouverez cette gaieté qui vous manque. Nous devons toujours aller contre notre naturel.
Ne vous faites aucune peine d'employer du temps à l'éducation de vos enfants : c'est un devoir indispensable, et la plus grande marque d'une véritable piété est de remplir ses devoirs avec la plus grande fidélité qu'il est possible.
Si je puis avoir quelque crédit sur votre esprit, je vous défendrai [160] absolument de jeûner. Vous savez le jeûne que je viens de vous dire que Dieu veut de vous : une mortification universelle des passions, des sens, de l'esprit, et de la propre volonté, est infiniment plus agréable à Dieu que l'autre. La mortification du corps est excellente pour les personnes d'une complexion forte et robuste, qui veulent se donner à Dieu et quitter les habitudes criminelles ; mais pour ceux à qui Dieu a fait la grâce d'être les enfants de l'humble et petit Jésus, il faut qu'ils renferment tout au-dedans, qu'ils ne soient connus au-dehors que par leur candeur et par leur simplicité. Il est vrai que les hommes n'estiment et ne font cas que de ce qu'ils voient, c'est pourquoi le petit sentier de la simplicité, de la foi et de l'amour pur étant hors de leur portée, ils n'en ont que du mépris. Les Pharisiens ne pouvaient estimer l'extérieur de Jésus-Christ, parce qu'Il menait une vie commune et qu'ils ne voyaient pas la divinité du dedans ; au contraire ils estimaient infiniment saint Jean[-Baptiste] à cause de ses austérités ; ils disaient que Jésus-Christ mangeait [161], buvait et aimait la bonne chère, quoiqu'Il en fût fort éloigné.
Il y a quelques-uns de nos sens qu'on ne saurait trop mortifier, c'est la vue, l'ouïe et la parole. Pour les austérités qui vont à détruire la santé, il faut en user fort sobrement, parce que celles qui sont excessives viennent souvent du démon, pour dégoûter de la piété, ou, en faisant mourir trop tôt, dérober cette personne aux desseins de Dieu, qui aurait achevé Son œuvre en elle si, avec une mortification modérée, on s'était adonné à l'intérieur.
Les personnes d'oraison sont mortifiées, mais elles ne font pas leur essentiel de l'austérité : leur essentiel est de se tenir attachées à Dieu et de recevoir de Sa main toutes les croix qui arrivent, quelles qu'elles soient. La raison de cela est que les pénitences de choix ne peuvent faire dans l'âme le même effet que les croix de providence. Nous avons vu quelquefois des gens d'une austérité affreuse ne pouvoir souffrir la moindre contradiction ni le moindre mépris. Ceux qui ont des passions violentes et de fortes, [162] avec un corps robuste, ne doivent point s'épargner dans les austérités, pourvu qu'elles soient raisonnables ; ils doivent néanmoins se confier plus en Dieu qu'en ces austérités. Si nous savions bien entrer dans la vraie voie de l'oraison, Dieu nous enseignerait Lui-même des mortifications qui ne seraient connues que de Lui.
1Jean 17, 19.
Je vous renvoie, mon cher M., une copie de la lettre que vous n'avez pas reçue, où je crois que vous trouverez tous les conseils dont vous avez besoin. Toutes les personnes mélancoliques sont dissipées dans le temps [170] que la mélancolie cesse ; c'est pourquoi il faut s'accoutumer à une joie simple et égale. Je sais que cela ne vient pas d'un coup, mais j'espère de la bonté de Dieu que cela viendra peu à peu. Travaillez seulement à présent à détruire la mélancolie, et le reste se fera après. Il est bien difficile de faire des chansons spirituelles sur l'air que vous m'envoyez : il est trop court pour souffrir une certaine majesté qu'il faut dans les choses spirituelles. Je vous envoie pourtant cinq ou six couplets qui ne valent pas grande chose. Je vous envoie aussi quelques autres chansons avec les notes.
Le démon, voyant le bien qui revient de l'intérieur, suscite toutes sortes de personnes pour le persécuter. S'il n'y avait que les libertins, les persécutions seraient glorieuses, mais c'est tout le contraire, car les dévots propriétaires s'y joignent, et comme ils ont une certaine composition extérieure, cela porte à les croire, et c'est ce qui fait le plus grand mal. Il faut espérer qu'après que le règne de Dieu aura été beaucoup persécuté, il prendra le dessus. [171]
J'ai une très grande joie de la disposition où est madame votre épouse. J'espère que le bon Dieu se servira de vous pour la faire entrer dans la voie de Son pur amour. Personne au monde n'est si capable que vous de lui insinuer la vérité, parce que tout nous est agréable de la part d'une personne qu'on aime ; c'est pourquoi saint Paul dit que l'homme fidèle sanctifie la femme infidèle1. Mais la plupart ne veulent pas entendre. Tout est gagné si elle vous écoute avec plaisir. Il ne la faut pas trop presser mais avoir une grande patience, et prendre les temps à propos pour lui insinuer les vérités. Je prie Dieu de tout mon cœur qu'Il soit avec vous et qu'Il bénisse votre petite famille.
1I Co 7, 14.
[172] J'ai eu trop d'union avec vous pendant ma vie, ma très chère, pour ne vous en pas donner des preuves en mourant. Je crois que Dieu a permis que les autres aient eu confiance en vous, afin de vous apprendre à vous-même combien la nature se mêle avec la grâce. Vous avez éprouvé du mécompte lorsque Dieu les a retirés, et quoiqu'ils eussent la même amitié pour vous, parce qu'ils n'avaient pas la même soumission, vous les regardez comme changés à votre égard. La grâce a voulu vous retirer d'un piège qui vous était tendu, et vous avez cru tout le contraire. Cela vous a serré le cœur ; c'est la nature seule, sans la volonté, qui a fait tout cela.
Pour y remédier, je crois que vous devez vous soumettre comme un enfant, sans regarder la nature. A qui vous soumettre ? A celui que Dieu nous a donné à tous comme père1, qui a l'expérience, la petitesse, et le caractère. Pourquoi êtes-vous désunie d'avec lui ? Ce n'est [173] point certainement sa faute, puisqu'il est plus petit et plus éclairé que jamais, plus expérimenté et plus à Dieu. Vous voyez donc que la faute venait de votre naturel, qui voulait dominer et conduire une personne sans comparaison plus avancée que vous, ce que Dieu ne voulant point, Il n'a pas permis une certaine correspondance.
Cela n'empêche pas que Dieu vous ait donné beaucoup de grâce et que vous ne Lui ayez d'extrêmes obligations. Mais autre est la grâce qui nous est donnée pour nous-mêmes, autre est celle pour conduire les autres. On peut même avoir beaucoup de lumière sur les défauts, sans avoir cette grâce qui opère dans le fond du cœur, qui est cette paternité divine. Même les lumières sur les défauts peuvent nuire beaucoup si on les découvre hors de saison. Si les défauts que vous découvrez à une personne sont plus forts que sa portée, votre lumière l'abat et le décourage, comme un enfant à qui on voudrait faire porter la charge d'un homme fait ; mais quand vous dites les défauts en temps et saison, la grâce elle-même [174] est dans le fond du cœur l'écho de vos paroles. Jésus-Christ a eu ce ménagement pour Ses Apôtres : Lui qui pouvait leur donner tout d'un coup ce qui leur manquait, Il a voulu attendre le temps et les moments pour nous servir d'exemple.
D'ailleurs la grâce ne donne point d'opposition pour les personnes ; c'est la nature toute seule, et l'on croit qu'elle est de grâce ! Il est de grande conséquence de savoir faire le discernement des esprits, sans quoi on se méprendrait beaucoup, attribuant aux autres nos propres défauts, et à la grâce même ce qui est de la nature et qui est un défaut en nous. Jésus-Christ a supporté Judas et nous ne pouvons supporter les défauts des autres, quoiqu'ils soient bons d'ailleurs ! Les Apôtres avaient même des contestations qui étaient de l'homme, et Dieu se servait même de cela pour Son œuvre. Ne nous croyons jamais assez morts pour attribuer [tout le tort] aux autres ; creusons plutôt, en la présence de Dieu, ce qui nous regarde, et Sa lumière de vérité nous [175] fera voir notre misère. La grâce est suave, et la charité patiente, longanime : elle croit tout, elle espère tout, elle souffre tout, elle supporte tout2, elle porte dans son sein les petits, et entre ses bras ceux qui ne peuvent marcher. Considérons la patience et la longue attente de Dieu3, dit saint Paul. Je voudrais que vous lussiez chaque jour quelque chose du Nouveau Testament, tant de l’Évangile que des Épîtres de saint Paul.
Trouvez bon, ma très chère, que je porte dans mon cœur, ma petite pensée. Servez-vous comme un enfant des conseils de N. : suivez-les à la lettre, sans vouloir raisonner dessus, car votre propre esprit les rebuterait ; mais en lisant ce qu'il vous mandera, mettez-vous devant Dieu, et, fermant les yeux de votre propre esprit, ouvrez votre cœur à cette rosée céleste. Ce que je vous dis, je le dis à tous : Dieu nous l'a donné pour père. Si j'étais à portée, je me soumettrais à lui comme un enfant, sans me permettre le moindre raisonnement. Autrement, il serait à craindre qu'on ne dispersât la [176] famille du divin Maître au lieu de la réunir.
Qu'avons-nous à désirer au ciel et sur la terre que la gloire de Dieu ? Si nous voulions autre chose, qu'Il nous anéantisse tout à l'heure ! Mais il faut vouloir Sa gloire comme Il la veut Lui-même. Lui qui a un pouvoir absolu sur le cœur de l'homme le ménage néanmoins : Il fait toutes choses en leur temps, Il attend que l'heure soit venue. Il pouvait, en venant au monde, convertir toute la terre et détruire tous les vices, mais Il laisse agir l'économie de Sa Sagesse. Quand j'entends un Dieu dire : Mon heure n'est pas encore venue4, et ne vouloir ni avancer ni reculer d'un moment cette heure que Son Père a marquée, je suis enfoncée dans mon néant ; et s'il y avait quelque chose de plus bas que le néant, je m'y enfoncerais. Dieu n'a que faire de nous, nous ne sommes propres à rien qu'autant que nous sommes un instrument en Sa main ; le Maître le quitte, le jette au feu ou s'en sert, selon qu'Il juge à [177] propos ; il faut être indifférent à ce qu'Il s'en serve ou ne s'en serve pas.
N. a eu sur cela une grande fidélité, elle qui était notre ancienne. Elle a gagné des âmes, mais elle les menait à d'autres. Elle disait : « J'appelle, je prends, mais je ne garde rien », et j'ai admiré bien des fois qu'étant d'une grâce éminente et moi si peu, elle en usât comme elle faisait. Demeurons donc, ma très chère, en la main de Dieu pour qu'Il fasse en nous et par nous tout ce qu'il Lui plaira ; qu'Il n'y fasse rien du tout si tel est Son bon plaisir. Je crois que vous voudrez bien recevoir cette dernière marque d'amitié d'une personne à laquelle vous avez toujours été si chère. Tous mes défauts et mes misères n'empêchent pas que Dieu ne veuille bien se servir de ma plume pour vous dire ce que je vous dis.
Pour N., il est selon le cœur de Dieu : il est de Son ordre de s'adresser à lui. Allez-y simplement, exposez votre cœur à nu par vos lettres, et vous verrez que Dieu lui donnera ce qu'il vous faut. Gardez-vous d'une tentation dangereuse, de croire ou [178] qu'on ne vous connaît pas, ou que vous ne savez pas vous expliquer, ou qu'on est prévenu ; ce sont là les cachettes et les ressources de l'amour-propre. Écrivez simplement et sans rien rechercher ce qui vous viendra sur le moment. La réponse à une lettre vous éclairera pour quelque autre, et vous trouverez que vos dispositions cachées et comme enfouies se démêleront et qu'elles paraîtront au jour ; mais, si vous ne croyez contre vos propres lumières, vous n'aurez point cette lumière, foncière mais délicate.
Il faut bien se donner de garde, sous prétexte de montrer les défauts, qu'on ne tourne l'âme au-dehors, car c'est lui ôter sa force ; c'est comme montrer un chemin et couper les jambes. En accoutumant l'âme à écouter Dieu au-dedans et la portant à l'oraison, la correction se fait mieux que par les paroles : alors il se fait un accord de la lumière du dedans avec celle qui éclaire par dehors en sorte que ce n'est plus qu'une seule et même lumière. D'ailleurs, vouloir dire simplement les défauts, soit en précédant la [179] lumière, ou lorsque le temps en est passé, c'est marcher sans jambes ou faire rentrer un homme dans le ventre de sa mère.
Je sais que la nature ne saurait souffrir qu'on lui dise ses défauts, surtout lorsqu'ils sont vrais, qu'elle entre comme dans la rage. Mais ce n'est rien pourvu qu'on ne rebatte5 pas, car, surtout, il ne faut pas répéter sur les défauts intérieurs ni sur les extérieurs, pourvu qu'on ne prenne pas le chemin de l'égarement, car alors il faut des chaînes pour retenir. Ce qu'on dit, de la part de Dieu, sur un défaut, a son effet non pour se corriger tout d'un coup, mais pour éclairer l'âme afin qu'elle n'en doute pas ; ce qui se fait, et par acquiescement, et par se prêter à Jésus-Christ, afin qu'Il fasse Lui-même en nous et pour nous. Je dis donc, pour empêcher de rebattre sur les défauts, ce beau passage de l’Écriture : Dieu a parlé une fois, et j'ai entendu deux choses : l'une que la puissance est à Dieu, et la miséricorde à vous, Seigneur6.[180]
Ô Parole unique, qui dit tout, qui parle toujours quoiqu'elle ne parle qu'une fois ! Dieu parle Son Verbe, et qu'entendons-nous par cette parole ? Que la puissance est à Dieu pour faire ce qu'il Lui plaît, et la miséricorde à vous, Seigneur, pour nous l'obtenir et le mériter. Mais que voulons-nous sinon que la puissance Vous demeure, que Vous ordonniez ce qu'il Vous plaira, et que nous entrions dans la miséricorde du Sauveur qui, ayant donné Sa vie par miséricorde, doit nous communiquer une charité sans bornes pour nos frères ? Amen, Jésus !
1Fénelon.
2I Co 13, 7.
3Rm 7, 4.
4Jean 2, 4.
5rebattre : répéter inlassablement et de façon fastidieuse.
6Ps 61, 12-13.
Je vois bien que Dieu veut vous exercer par le même endroit qui pourrait vous servir d'appui, mais je vous défends bien de témoigner par vos airs plus de resserrement ni rien de dédaigneux, car vous êtes naturellement [181] fière, et avez un esprit qui veut trouver une certaine raison en toutes choses, ce que Dieu prendra plaisir de renverser. Prenez garde aussi à vos termes, car ils sont naturellement vifs, forts et tranchants. Du reste, portez avec soumission, malgré votre répugnance et faiblesse ce que B. vous peut dire. Elle est dans un âge et dans une infirmité à prendre toutes les précautions que vous pourrez pour ne point lui faire de peine. Ce n'est pas assez de vous taire et de ne point vous justifier, il faut un silence doux et paisible qui ne marque aucune amertume ; aussi auriez-vous grand tort de vous offenser de ce qu'elle vous dit. Dieu vous a mis[es] ensemble non seulement afin que vous lui rendiez tous les services assidus, mais aussi afin que vous soyez exercée par elle. Peut-être l'exercez-vous aussi, et il n'en faut pas douter. Dieu permet souvent qu'on ne s'entende pas afin que nous soyons une croix les uns aux autres. S'il n'y avait ni hommes ni démons pour nous faire souffrir, les bons anges s'en mêleraient, et Dieu même. [182]
Ce n'est pas en vain que nous portons le nom de Chrétiens. Je ne connais point de vrais Chrétiens que ceux qui veulent bien souffrir pour Dieu non des croix choisies, mais des croix que la divine Providence nous fournit journellement. Outre l'union intime que vous devez avoir pour B., regardez-la avec respect, comme vous feriez un morceau de la vraie croix, et elle doit vous regarder de même. Une bonne âme a dit à une personne, qui lui demandait comment elle vivait avec d'autres personnes qui étaient dans la même maison avec elle en une espèce de communauté : « Nous servons le Bon Dieu, disait-elle, et nous nous crucifions les unes les autres ».
Quand vous pouvez prendre quelque moment pour aller devant le Saint Sacrement, faites-le, mais pour peu que cela fasse de la peine à B. privez-vous en pour l'amour de Dieu. Cela s'appelle quitter Dieu pour Dieu. Vous n'êtes point une domestique à gages, mais vous êtes bien plus obligée que ceux-là, puisque vous êtes domestique de foi et de charité. Quand on fait quelque chose pour Dieu, on le doit [183] faire bien plus parfaitement que ce que l'on fait par un devoir d'intérêt, et ce devoir que l'on s'est imposé par charité, nous oblige bien davantage que tout autre.
Vous voyez que je ne vous ménage pas et que je vous dis la vérité. Il n'est pas question pour vous de contenter, en faisant ce que vous faites, les personnes pour qui vous le faites, mais de contenter Dieu qui voit dans le secret ce que vous faites pour Lui, trop heureuse de n'en avoir aucune récompense et qu'on ne vous en sache pas même gré. Cependant, je suis persuadée que lorsque l'humeur de B. est passée, elle sent tout ce que vous faites pour elle. Et, quand cela ne serait pas, vous êtes à Celui qui vous a rachetée d'un grand prix1, et vous vous êtes assujettie pour Lui ; que Lui seul connaisse le fond de votre cœur ; moins les hommes le verront, plus vous serez heureuse. N'oubliez pas dans tout ce que vous faites que c’est pour Dieu seul que vous le faites. N'y laissez entrer aucune autre raison ni motif, qui seraient indignes de Dieu et des miséricordes qu'Il vous a faites. [184]
1I Co 6, 20.
J'ai reçu, mon cher M., votre lettre. La méthode dont vous vous servez pour élever vos enfants me plaît fort ; soyez surtout fort exact sur le mensonge et la dissimulation : lorsqu'ils vous avoueront naïvement leurs fautes, ne les punissez jamais, quelque faute qu'ils aient commise, mais, quand ils n'auraient fait qu'une légère faute, s'ils mentent, punissez-les sévèrement, en leur faisant entendre que ce n'est point pour la faute, mais pour le mensonge ; de cette sorte, vous les accoutumerez à ne point mentir et à devenir simples et naïfs, qui est déjà un grand pas. Rien ne déplaît tant à Dieu que le mensonge, parce qu'Il est la suprême vérité, et que, lorsqu'on s'y est une fois habitué, on a bien de la peine à s'en défaire. Ne point mentir est une chose même absolument nécessaire pour la société civile et pour être honnête homme, [185] quand même cela ne regarderait pas Dieu : du moins en ce pays, un homme menteur ne peut passer pour être un honnête homme.
Ayez soin de les accoutumer de donner leur cœur à Dieu dès qu'ils sont éveillés, Lui demandant qu'Il ne permette pas qu'ils L'offensent dans la journée. Avant que de leur faire faire quelque chose, faites qu'ils offrent à Dieu ce qu'ils veulent faire. Quand ils font bien, il faut leur donner quelque petite récompense, ne les accoutumant point facilement au fouet : cela les endurcit. Il y a plusieurs petites punitions qu'on leur peut faire. C'est bien fait de les empêcher de suivre leur goût, mais je me servirais de cela plutôt pour les punir de quelque faute qu'ils auront faite que d'en faire une habitude continuelle ; et je leur donnerais ces mêmes choses qu'ils désirent pour récompense du bien qu'ils auraient fait.
Faites-les souvenir souvent que Dieu habite dans leur cœur, qu'Il voit toutes leurs pensées et toutes leurs actions, que, quand ils veulent prier, ils n'ont qu'à s'adresser à Dieu en eux : [186] cela les accoutumera de bonne heure à Le chercher où Il veut être trouvé, et par là ils deviendront insensiblement intérieurs. Celui qui a une vive foi que Dieu est présent en Lui s'empêche de L'offenser et se familiarise avec Lui. C'est tout ce que je puis vous dire là-dessus. J'espère que Dieu vous donnera tout ce qui est nécessaire pour leur éducation, comme étant le canal dont Il doit se servir pour cela.
Nous avons éprouvé que, quand on gêne excessivement les enfants, ils lèvent la bonde à leurs passions quand ils sont libres, et deviennent plus mauvais. Il faut leur donner une honnête liberté avec vous, afin qu'ils prennent confiance en vous comme en un père qui les aime, car un enfant qui ne connaît son père que par le châtiment, ne peut jamais l'aimer, ce qui leur donne un esprit mercenaire, qu'ils conservent même pour Dieu. J'ai vu des enfants tenus dans une gêne extraordinaire ; on admirait l'éducation que leurs parents leur donnaient ; cependant, dès qu'ils ont été à eux-mêmes, ils n'ont plus gardé de mesure et se sont livrés à toutes sortes [187] de misères. Et d'autres, au contraire, qui ont élevé leurs enfants comme s'ils eussent été leurs frères, ont eu la joie de les voir se maintenir toujours dans la vertu. Cela nous fait voir que nisi Dominus œdificaverit domum, in vanum laboraverunt qui œdificant eam1.
Je suis très fâchée de votre mauvaise santé ; prenez garde qu'elle ne vous soit une tentation ou de chagrin, ou de dissipation. J'ai été longtemps sans pouvoir digérer quoi que ce soit ; on me fit prendre un gros de rhubarbe de deux jours l'un, dont je me trouvais parfaitement bien : cela me fortifia insensiblement l'estomac, cela purge doucement les humeurs et fortifie en purgeant, ce que ne font pas les autres remèdes, qui affaiblissent toujours l'estomac. J'en étais venue à une telle faiblesse d'estomac que j'en rendais jusqu'au chyle. Je vous ai dit d'abord qu'il fallait que votre mal ne vous rendît ni mélancolique ni dissipé ; la mélancolie ne ferait que l'augmenter, et la dissipation nuirait à votre âme. [188] Celui qui souffre pour Dieu conserve une gaieté humble qui adoucit beaucoup ses maux. Les maîtres de la vie spirituelle ont remarqué qu'autant les maladies sont utiles aux personnes avancées, et qui en font l'usage que je vous ai dit, autant sont-elles nuisibles aux personnes qui croient se soulager par la dissipation.
Mais n'appelleriez-vous pas dissipation ce qui n'est qu'un simple relâchement de trop d'application au travail ? Il faut modérer l'un ou l'autre, et vous imprimer fortement dans l'esprit que ce n'est point nos œuvres et notre travail qui sont les plus agréables à Dieu, mais une confiance tranquille en Lui, un abandon total à Ses volontés, une mort à nous-mêmes, une conviction du tout de Dieu et de notre rien, une persuasion foncière que nous sommes inutiles à tout bien, travaillant néanmoins comme si tout dépendait de nous, mais avec tranquillité et paix, et ne comptant que sur la bonté de Dieu. Ne fatiguez pas tant votre corps, mais donnez le plus de nourriture que vous pourrez à votre âme par l'oraison et la présence de [189] Dieu ; j'espère que de cette sorte tout ira bien.
Je salue très cordialement madame votre épouse, et prie Dieu d'avoir soin de votre petite famille, et de vous donner les lumières nécessaires pour éviter le trop et le trop peu. C'est dans cette juste médiocrité qu'est la vraie vertu.
1Ps. 127, 1 : « Si le Seigneur ne bâtit Lui-même la maison, en vain travaillent ceux qui la bâtissent. »
On ne connaît guère un bien lorsqu'on le possède, mais [203] après l'avoir perdu. Je crois toujours que lorsque votre époux sera délivré du purgatoire, cette tendance vous sera douce et aisée. Soyez sûre que s'il n'était pas en voie de salut, ni vous n'auriez cette tendance, ni il ne me serait pas venu voir. Si vous aviez rempli votre vocation avec lui, vous auriez pu le gagner davantage à Dieu, mais l'inquiétude de votre esprit est ce qui vous en a empêchée ; c'est pourquoi Dieu vous fait souffrir à présent. Souffrez avec le plus de silence que vous pourrez, commençant à souffrir avec perfection, sans rien témoigner à ces filles, qui ne sont pas capables1 de votre état. Que Dieu seul soit le témoin de vos peines. Retirez-vous à l'écart et laissez-vous aller sans résistance à cette union et tendance dans la volonté de Dieu. Vous éprouvez, quoique légèrement, ce que l'on éprouve dans l'autre vie, qui est une tendance infinie vers un centre infini, et une impuissance d'y être réuni à cause que nous n'avons pas pris en cette vie le moyen d'y arriver, négligeant ce qui nous était [204] donné pour cela. Prenez courage et vous abandonnez à Dieu sans résistance : il faut mourir à tout. Ne négligez point le moyen de mort qui vous est offert ; plus vous souffrirez purement, plus vous abrégerez votre supplice et celui du défunt.
Vous dites que si votre lien était rompu, vous serviriez Dieu en paix. Ce n'est pas la paix que Dieu veut à présent, mais que vous mouriez entièrement à vous-même. Contentez-vous donc de ce que vous avez, sans désirer ce que vous n'avez pas. C'est bien prendre le change2 que de vouloir ce que nous n'avons pas, et ne pas vouloir ce que nous avons. Votre lien ne sera rompu ni en ce monde ni en l'autre, mais il cessera d'être douloureux à cause de la conformité parfaite à la volonté de Dieu, qui vous rendra un en Lui. Soyez donc abandonnée pour ne vouloir que ce que vous avez. Les âmes du purgatoire ont une tendance infinie à être réunies à leur tout, et c'est le plus grand de leurs tourments ; cependant elles restent en paix dans des maux intolérables, sans désirer d'en sortir que [205] dans le moment de la volonté du Seigneur. Ayez la foi et demeurez en paix : vous n'avez point de foi.
1Capable : qui peut comprendre.
2S’abuser.
Je ne m'étonne pas, mon cher E[nfant], que vous ayez de la peine sur certains points de l’Église catholique et romaine. Les préjugés dans lesquels vous avez été élevé ont pu vous faire croire que l’Église approuve tout ce qui se pratique. Il y a des choses qu'elle commande, il y en a qu'elle désire, il y en a qu'elle supporte : elle commande ce qui regarde le culte extérieur, elle désire que le culte extérieur soit joint à l'intérieur ; elle tolère beaucoup de choses extérieures grossières, qu'elle ne peut empêcher sans contrister infiniment le peuple, qui n'est pas capable des choses de l'esprit, tant parce qu'on ne les instruit pas que parce qu'étant aussi attachés à la terre qu'ils le sont, ils ne peuvent s'élever jusqu'aux célestes.
Dieu vous a attiré à Lui par la simplicité et l'unité, de sorte qu'il n'est point surprenant que vous n'ayez pas le goût multiplié en beaucoup de choses. Mais la simplicité et unité par laquelle Dieu vous conduit, y joints vos anciens préjugés, ne vous laissent pas assez voir combien les mêmes choses que vous avez peine à goûter sont utiles aux autres ; par exemple, les tableaux, qui servent peu aux âmes intérieures, pendant un temps sont très utiles pour la multitude. Les esprits grossiers oublient facilement les instructions qu'on leur donne, et, comme ils ne savent pas lire, ils n'ont point d'autre soutien que les images, qui leur servent comme d'hiéroglyphes pour leur faire ressouvenir de ce que Jésus-Christ a souffert pour eux, de ce que les saints ont enduré et fait, et cette vue les porte à souffrir plus volontiers les misères de leur état.
Pour ce qui regarde les personnes intérieures, qui sont celles-là de [207] qui je parle et que Dieu appelle à l'unité, comme Il leur ôte toute image dans l'esprit, Il leur ôte aussi la pensée des images représentées dans les tableaux, parce que cette multitude les tirerait hors d'eux-mêmes et les empêcherait de réunir toutes leurs forces en Dieu, qui est leur centre et qui les appelle à ce centre où Il habite, pour les réduire à Son unité par un profond recueillement intérieur, puisque l'âme, dispersée en divers objets, ne réunit pas toutes ses forces en Dieu ainsi que l’Écriture nous conseille de le faire.
Mais, quand, à force de se recueillir et de se ramasser tout au-dedans de soi, l'âme meurt à toutes choses et à elle-même, et qu'elle est abîmée et perdue en son Dieu, elle retrouve en Dieu, sans nulle multiplicité, ce que Dieu lui a fait perdre. Et alors, trouvant en tous les mystères une grandeur, une beauté et un goût surprenant, elle voit que Dieu a inspiré à Son Église les choses qu'elle a commandées. Elle n'a jamais prétendu nous faire adorer les images, mais elle a voulu qu'elles restassent dans l’Église, [208] ainsi que je l'ai dit, pour être un caractère hiéroglyphique à tout le peuple ; elle veut qu'on les respecte non par rapport à ce qu'elles sont, mais par rapport à ce qu'elles représentent, comme on ne profane pas l'image d'un roi quoiqu'on soit sûr que cette image ne soit pas le roi même. Je dis plus : que dans une âme très avancée en Dieu, la seule vue d'une image lui donne la réalité de ce qu'elle représente ; mais il faut être fort avancé pour cela.
Il en est de même de l'invocation des saints. Tant que l'âme est attirée de l'unité de son centre, elle perd toutes ces choses en distinction et ne pourrait s'y appliquer quand elle le voudrait ; mais lorsque l'âme est arrivée en Dieu, Dieu l'unit avec les saints particuliers d'une manière ineffable qui ne s'opère ni par le souvenir, ni par aucune application distincte et particulière qu'elle ne peut se donner lorsque Dieu ne l'y applique pas. Elle est étonnée de se trouver quelquefois tout d'un coup unie à certains saints d'une manière très intime, avec une certaine conformité [209] toute particulière. De dire comme elle sait et éprouve que c'est un tel saint, c'est ce qui ne se peut, parce que c'est esprit à esprit, sans figure, représentation ni image, comme les purs esprits sont ensemble, ce qui fait comprendre l'union des esprits d'une manière ineffable.
Cette même union s'y opère aussi avec les saints qui sont sur la terre, quoique très éloignés, et sans qu'on les connaisse particulièrement ; et plus les âmes qui sont sur terre sont pures, simples, dégagées de tout, plus l'union qu'on a avec elles est pure et étendue. Il y a cette différence que ceux du ciel ont une certaine vastitude qu'on ne peut exprimer, et que l'union aux saints de la terre se trouve en degrés bien différents des uns aux autres, selon l'état de l'âme à laquelle on est uni. Et c'est l'imitation de la hiérarchie céleste où les anges qui sont plus conformes, sont plus unis et se pénètrent davantage les uns les autres. Parmi les anges il y en a de supérieurs et d'inférieurs ; les anges supérieurs influent sur les inférieurs, et ceux qui sont de [210] même ordre n'agissent pas sur les autres par influence, mais par pénétration : l'ordre supérieur agit sur l'inférieur, et les anges d'une même hiérarchie se pénètrent l'un l'autre et ne se communiquent, comme ils font à leurs inférieurs, par manière de reflux1.
Il en est aussi de même en cette vie : les âmes supérieures en grâce influent aux inférieures, mais elles ne reçoivent rien d'elles ; celles qui sont en pareil degré ont une certaine liaison de pénétration : elles se goûtent fort bien, quoiqu'elles ne soient point vues ; et les supérieures connaissent encore mieux l'état de l'âme inférieure [chacune] à l'étendue de sa capacité.
Ceci sera compris de peu de personnes, mais ceux qui n'entendent pas le mystère ineffable de la bonté de Dieu dans les âmes qu'Il a choisies pour Ses épouses doivent respecter l'amour d'un Dieu tout-puissant, qui peut tout ce qu'Il veut. Mais on peut faire ici la plainte que faisait un grand Apôtre : qu'on blasphème contre les choses saintes qu'on ignore. Notre-Seigneur Jésus-Christ a dit que si quelqu'un pèche contre lui, son péché lui sera remis, mais quiconque péchera contre le Saint-Esprit, il ne lui sera pardonné ni en ce monde ni en l'autre2. Qu'est-ce que c'est que le péché contre le Saint-Esprit, sinon d'attribuer au démon et à l'erreur les plus sublimes opérations de l'Esprit Saint dans les âmes de ses serviteurs ? Si les plus savants hommes n'ont pu pénétrer toutes les causes naturelles par tous les efforts de leur raisonnement et de leur science, comment pénétreront-ils les choses les plus spirituelles ? Car ce qui se passe dans le cœur de Dieu n'est pénétré que de l'Esprit de Dieu3 ; et je puis dire qu'autant que l'ordre des esprits est différent de l'ordre des choses corporelles, autant y a-t-il de différence entre les choses purement spirituelles qui se passent entre Dieu et l'âme, et [entre] l'esprit humain.
Soumettons-nous à Dieu de tout notre cœur. Laissons-nous conduire à Lui, mourons à toutes les choses créées et à nous-mêmes, et nous [212] connaîtrons que l'expérience est au-dessus de tout ce que l'on peut dire, parce que les termes manquent pour exprimer ce qui est au-dessus de la compréhension de l'homme.
Lettre intéressante en ce qui concerne la communion des saints.
1De reflux : d'abondance, de regorgement. D
2Mt 12, 32.
3I Co 2, 11.
Je vous avoue que ce serait le meilleur pour vous d'être écrasé sans miséricorde, et que tout fût arraché à la nature ; mais si vous pouviez voir en vous de la fidélité en ces choses, votre nature est si maligne qu'elle s'en nourrirait entièrement et deviendrait par là plus propriétaire. C'est pourquoi on ne retranche que peu à peu. Cependant comment vous laverez-vous d'être toujours infidèle malgré tout ce que l'on vous a dit au contraire ? Il ne faut pas vous étonner que vous soyez puni de vos infidélités, puisque vous avez si peu de courage que de pouvoir vous arracher à une si légère occasion.
Savez-vous bien pourquoi tant [213] de faiblesse ? C'est que la moindre force vous soutient et vous nourrit en vous-même. Lorsque je vous voyais compter les endroits où vous avez été fidèle, je me doutais bien que l'infidélité viendrait bientôt prendre la place de ces fidélités vues et remarquées. Cependant il faut mourir, et mourir par tous les endroits où vous désirez de vivre. Il faut pourtant avoir bon courage et faire, malgré vos faiblesses, comme si vous étiez le plus fort des hommes. Ne vous pardonnez donc rien à vous-même, car je vous proteste qu'autant d'endroits que vous vous pardonnez et par lesquels vous pensez vous soulager, sont autant de matières que vous donnez à la vengeance de Dieu et un fouet que vous Lui mettez entre les mains. Si vous vous égorgiez vous-même, votre mort serait bien douce, mais parce que vous vous épargnez, un autre ne vous épargnera pas : Il allumera contre vous le feu de son ire et Il enivrera Ses flèches de sang, Il leur fera manger la chair des occis et ce que la rouille épargnera, la chenille le rongera1.[214].
Pourquoi croyez-vous que Dieu vous ait pris si jeune ? Y a-t-il quelque chose en vous qui l'ait mérité ? Et en quoi l'avez-vous prévenu si ce n'est par vos fautes ? Dieu ne vous a pris de la sorte que pour être la victime de Sa fureur afin que vous deveniez l'objet de son amour.
1Dt 32, 42 et Joël 1, 4.
Je suis très contente du bon frère **. Dites-lui de ma part qu'il est de grande conséquence de s'accoutumer de bonne heure au désintéressement de l'amour pour servir Dieu comme Il veut être servi et comme Il mérite de l'être. Cela fait que, ne cherchant que Sa gloire, et nullement notre intérêt, nous sommes contents de toutes les dispositions où Il nous met, et nous avançons dans notre carrière sans être arrêtés par les retours sur nous-mêmes, qui sont [215] toujours des effets de notre amour-propre, quelque prétexte que nous prenions pour les entretenir.
La sécheresse peut être quelquefois une punition de nos infidélités, et aussi une épreuve de notre fidélité, mais dans l'un ou l'autre de ces cas, il faut être également content, puisque c'est une marque de la bonté de notre Père, qui nous châtie en nous purifiant et qui nous purifie en nous éprouvant. Qu'il prenne donc une nouvelle détermination d'être à Dieu sans réserve et de se laisser traiter comme il plaira à ce bon et juste Père. Je serais ravie qu'il soit du nombre des enfants du petit Jésus. Faites-lui connaître ce petit et grand Maître : Il le rendra simple et le conduira sûrement.
Ceci lui servira de réponse et lui fera comprendre que nous n'aspirons point aux choses grandes et relevées, mais à n'être rien, afin que notre Maître soit tout en nous et pour nous, qu'Il se sanctifie pour nous, comme Il le disait1 pour Ses Apôtres. Celui des gentils [Saint Paul] relève [216] la foi au-dessus de toute œuvre, mais il élève la charité au-dessus de tous dons. Après avoir fait le dénombrement des dons les plus excellents auxquels il dit qu'il est permis d'aspirer, mais2 ajoute-t-il, je sais une voie plus abrégée et plus parfaite : c'est la charité. Quand je parlerais le langage des Anges, que je livrerais mon âme aux flammes..., etc. je ne serais sans la charité que comme un airain qui résonne3. On peut donc avoir tous les dons sans la charité, mais on ne peut préférer la gloire de Dieu à tout intérêt propre, quel qu'il soit, qu'on n'ait la charité en degré éminent ; c'est où elle conduit l'âme, et au mépris de soi, puisque le même saint Paul, qui nous assure que rien ne peut le séparer de la charité de Dieu qui est en Jésus-Christ4, nous dit qu'il est comme la balayure du monde5, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus méprisable.
O si les hommes pouvaient comprendre à quoi ils sont appelés, et le bonheur infini (quoique au milieu des souffrances) de répondre à cette [217] vocation, ils ne travailleraient qu'à cela, ils préféreraient les mépris de toutes les créatures à leurs applaudissements. Quel bonheur d'être crucifié au monde et que le monde nous soit crucifié6 ! Mais on veut faire un mélange monstrueux d'être à Dieu et au monde, on veut unir le vif et le mort, et encore se croit-on quelque chose lorsqu'on a donné quelques moments à Dieu, pendant qu'on donne tout le reste à son ennemi. C'est l'amour de nous-mêmes, une certaine mollesse dans laquelle nous vivons, qui est cause de tout cela. Nous ne saurions rien faire de généreux pour Dieu, et nous n'avons non plus de courage que des poules pour nous renoncer nous-mêmes. Notre goût est notre principal conducteur, et toute notre vie se passe sans avoir laissé Dieu user des droits qu'Il a sur nous-mêmes.
Vous pouvez prêter à notre bon ** les livres que vous avez. Je prie Dieu, cher **, qu'Il vous continue Ses bontés, qu'Il fortifie votre homme intérieur. Vous savez combien je suis à vous en Notre-Seigneur.
1Jean 17, 19.
2[sic] Phrase mal construite: “mais” est inutile.
3I Co 12 passim et 13, 1.
4Ro 8,38-39.
5I Co 4, 13.
6Sens incertain : que nous soyons détaché du monde au point de ne le pouvoir plus souffrir ?
Mes maladies et mes longues souffrances m'ont empêché[e], ma chère fille, de répondre plus tôt au billet que vous m'avez envoyé par mon cher **. Je bénis Dieu de tout ce qu'Il fait en vous et dans vos sœurs. Si Sa Providence vous a séparé[s] extérieurement, il vous rassemblera en esprit dans Son cœur adorable qui est le lieu de rendez-vous de tous Ses enfants, où ils se trouvent toujours, quoique à la plus grande distance. Il sera avec vous dans vos tribulations, et en vous unissant en Lui par la croix, Il vous unira les unes aux autres par des liens que les créatures ne peuvent jamais rompre.
Ne vous étonnez point de ce que la lumière divine vous découvre votre corruption et vos misères à proportion qu’elle augmente. Le solide fondement de la piété est l’humilité et le mépris de soi, et ces vertus ne s’opèrent que par une expérience foncière de ce que nous sommes, de notre faiblesse et de notre néant. Dans la dévotion commune et ordinaire, on ne se donne à Dieu que pour être consolé, favorisé de Ses dons, rassasié des douceurs spirituelles et conduit au ciel par un chemin semé de roses ; c’est là la voie de Juifs, mais l’esprit du christianisme est un esprit d’abnégation, de croix et de mort. Le petit sentier de la foi est un chemin étroit : pour y entrer, il faut être dépouillé de tout et ce dépouillement ne se fait que par les humiliations intérieures et extérieures, par la connaissance expérimentale de notre rien et de notre impuissance. On est introduit peu à peu dans son propre fond où l’on ne découvre que vide, ténèbres, impuretés, propriétés, laideurs. Nous nous dégoûtons de nous-mêmes, nous nous faisons mal au cœur, nous nous méprisons, nous nous oublions, nous sortons enfin de nous-mêmes pour nous unir à notre Tout ; voilà le chemin royal de la croix.
[89] 3. Il est de grande conséquence de comprendre d'abord en entrant dans la vie spirituelle qu'il faut faire peu de cas de tout ce qui est goûté, doux et sensible, parce que ces choses sont sujettes à la variation et au changement, et si l'on fait fond là-dessus, on sera toujours inconstant et changeant. Accoutumez-vous donc à souffrir les suspensions1 des consolations divines, et, comme dit le sage, en vous donnant à Dieu, préparez votre cœur à la tentation2. Dieu mérite bien qu'on souffre quelque chose pour Lui, et les légères afflictions de cette vie ne doivent pas être comparées au poids immense de gloire3 qui nous est préparé. Je prie le divin Maître de vous bénir, ma fille, et de vous instruire Lui-même dans Ses voies cachées et inconnues qu'Il n'a préparées qu'aux simples et aux petits. Je m'intéresse fort à votre perfection et à celle de vos sœurs, que je salue et embrasse dans le cœur de Jésus pauvre et crucifié.
1Suspension : action interrompue, remise à plus tard.
2Si 2, 1.
3Ro 8, 18.
Je vous prie, mon cher monsieur, de remplir tous vos devoirs à l'égard de monsieur votre père, car c'est l'ordre de Dieu, et de soigner vos affaires. Ayez toujours beaucoup de confiance en Dieu, recourez souvent à Lui : vous Le trouverez prêt à vous secourir dans toutes les occasions pourvu que vous vous accoutumiez à Le chercher souvent dans le fond de votre cœur. Je Le prie de vous apprendre Lui-même ce chemin où on Le trouve facilement comme un père plein d'amour et un conseiller et protecteur fidèle dans toutes les occasions où Sa providence nous engage, pourvu que de nous-mêmes nous ne nous exposions pas dans des occasions dangereuses. Je Le prierai pour vous, mon cher, et j'aime trop monsieur votre frère pour ne pas m'intéresser en tout ce qui vous concerne. Je prie Dieu qu'Il vous bénisse.
Que dirai-je à mon cher F[rère] sinon qu'il se réjouisse d'être traité comme le divin Maître qui a été couvert d'infamies et d'opprobres ? Il a été regardé comme le dernier des hommes et le mépris du peuple, comme un homme aimant la bonne chère, que dis-je ? comme un démon même ; c'est là la récompense qu'Il donne à Ses favoris. N'êtes-vous pas heureux de boire du calice et qu'Il vous compte digne de Lui être rendu conforme par les calomnies et les persécutions ? Prenez courage et préparez votre cœur à de plus grands combats.
Dieu épurera votre amitié et votre union avec vos sœurs en vous séparant les uns des autres. Le commerce extérieur avec les meilleures personnes dégénère souvent en goût naturel et humain, et quoique ce goût ne blesse point la modestie chrétienne ni les vertus morales, il corrompt [92] cependant la pureté de l'amour divin et blesse sa délicatesse et sa jalousie.
Il me paraît que votre tempérament penche un peu vers la mélancolie. Evitez la tristesse et le chagrin. Réjouissez-vous en Dieu, et plutôt que de vous livrer à la noirceur, amusez-vous doucement comme un petit enfant, sans vous dissiper. Soyez fidèle à l'oraison : plus vous vous sentez misérable, plus vous devez vous attacher à Jésus-Christ, qui est notre unique ressource, force et soutien. Ma santé ne me permet pas de vous écrire une plus longue lettre.
Il faut bien dire un petit adieu à notre cher frère. Je prie le divin petit Maître qui a bien voulu le recevoir dans Sa filiation, de l'accompagner et de ne point l'abandonner. Souvenez-vous dans toutes les occasions, surtout dans les tentations, que vous [93] n'êtes plus à vous-même mais à Celui auquel vous vous êtes donné : vous Lui appartenez par tant de titres que vous ne sauriez vous éloigner de Lui sans être le plus ingrat de tous les hommes. Vous avez de commun avec les autres votre création, votre rédemption et même votre vocation au christianisme ; toutes ces grâces ne servent qu'à rendre plus malheureux ceux qui en abusent, comme on ne le voit que trop. Mais vous avez par-dessus cela un appel pour l'intérieur, qui est une grâce de Dieu bien particulière ; Il vous a de plus reçu au nombre de Ses enfants et a bien voulu que vous fussiez de Sa famille. Il vous a appris, comme à la Samaritaine, qu'Il voulait être adoré en esprit et en vérité1.
L'adorer en esprit, c'est soumettre sa raison à la foi, c'est que tout notre esprit n'agisse que par la foi, soit dans la prière, soit dans tout ce qui se passe dans la vie, croyant toutes les raisons fautives, et étant dans la [94] résolution de croire toutes choses selon l'intention de Jésus-Christ dans ce qu'Il a dit et institué, voulant les croire comme Il a eu intention que nous les crussions sans entrer dans les raisonnements humains. Car chaque homme se fait une loi de sa propre raison, et l'amour est tel en nous que nous sommes plus attachés à ce que notre propre raison a fabriqué, parce que c'est notre ouvrage, qu'à ce que la Raison éternelle a opéré et voulu opérer et entendre2 dans ce qu'elle a fait et dit. On ne saurait se méprendre en s'unissant au vouloir et à l'intention de Jésus-Christ, prenant le sens de Ses paroles comme Il les a entendues Lui-même et avec l'intention qu'Il a eue de nous les faire entendre.
Soyez persuadé, mon cher frère, que je ne vous oublierai point devant Lui. Je voudrais une chose de vous : que vous vous missiez sous la protection de la Mère de Dieu. Elle est d'un puissant secours pour ceux qui sont de la famille du divin Maître, comme elle en a fait la principale partie ; on en est puissamment secouru à point nommé dans les occasions dangereuses, dans les tentations violentes. N. vous dira lui-même les secours qu'il en a reçus, et bien d'autres ont reçu des effets bien sensibles de sa protection. Enfin, mon cher frère et plus cher enfant, je prie Dieu qu'Il vous éclaire de Sa lumière de vérité, qui peut seule faire apercevoir les dangers que la lueur de la raison nous cache. Je vous porte dans mon cœur.
1Jean 4, 23.
2Faire entendre ?
Quoique je sois fort mal, j'écris ce petit mot à mon cher ** pour lui dire que la Sainte Vierge n'est pas morte : elle n'est que disparue à nos yeux. Elle est vivante en Dieu. Dieu n'est pas le Dieu des morts mais des vivants1, dit Jésus-Christ. Il se dit le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob ; donc ils sont vivants en Lui. Il y a bien d'autres protestants qui se sont mis sous sa protection et s'en sont bien trouvés. [96]
Vous aurez des tentations sur la filiation2, mais si vous êtes fidèle, vous en sentirez les effets. Ne vous étonnez pas des sécheresses ; il n'est plus question d'aller par le sensible, mais par la foi. Prenez courage et ne vous détournez point de cette voie pour tous les raisonnements de votre esprit. Aimez Dieu plus que vous et vous n'aurez plus de peine. Je Le prie qu'Il vous soit tout et vous accompagne. Si j'étais moins mal, je vous ferais comprendre comme les saints, et surtout leur reine, voient tout en Dieu sans se détourner de Dieu, et, comme les vingt-quatre vieillards3, présentent les prières des saints qui sont sur terre. Mais, ne le pouvant, je prie le divin petit Maître de vous le faire entendre. [98]
1Mt 22, 32.
2Filiation spirituelle.
3Ap 5, 8.
Je vois bien, monsieur, que le Seigneur veut vous éprouver par les peines d’esprit qu’Il vous envoie afin d’épurer votre foi, car Dieu nous donne ordinairement les choses par l’apparence de leurs contraires : ceux que Dieu veut conduire par une grande foi, Il leur donne pour l’ordinaire de violents doutes sur cette même foi. Ce n’est pas même en combattant ces doutes qu’on les peut vaincre, mais en s’abandonnant à Dieu et croyant au-dessus de la foi même, de même qu’il faut « espérer contre l’espérance », et au-dessus de l’une et de l’autre.
Les personnes qui, comme vous, ont beaucoup cultivé l’esprit et le raisonnement, ont besoin plus que d’autres de ces sortes d’épreuves. Ceux qui ont toujours marché à la faveur de ces sortes de lumières sont étonnés qu’on éteint leur flambeau afin qu’ils marchent en ténèbres, appuyés seulement sur la foi de Celui qui semble même disparaître aussi. Il faut avoir bon courage. Sondez le moins que vous pourrez votre disposition, allant tête baissée dans les plus épaisses ténèbres. Vous savez sur cela ce que je veux dire, et vous saurez aussi que, quoique la foi ne soit pas contraire à la raison, elle est si fort au-dessus de la raison, qu’elle doit la mettre en obscurité. La raison est comme une lueur de flambeau, et la foi comme un soleil devant qui toutes les autres lumières disparaissent. Peu de raisonnement, beaucoup d’oraison, quitter le goût de l’esprit, aimer beaucoup Dieu, c’est marcher sûrement. Quoiqu’on ne voit pas son chemin sur la mer, ce sont les étoiles qui y conduisent. Le pilote ne regarde point la mer pour savoir son chemin, mais seulement sa boussole.
L'abandon est la boussole de ceux qui marchent dans le chemin de la foi. Lorsque je vous verrai, nous parlerons de tout cela plus amplement. Jusqu'à ce temps, défiez-vous de vous, mais ne vous défiez jamais de Dieu. Vous voulez tout croire : cela vous suffit. Vous le croyez [99] implicitement, quoique vous ne le croyiez pas d'une manière précise et particulièrement, et qu'il vous paraisse plutôt manquer de foi.
Ne vous étonnez point de la difficulté que vous avez à dire des prières vocales. Vous ne devez en dire aucune que celles qui sont de devoir indispensable, encore, en les disant, vous pouvez sans scrupule vous arrêter et faire des pauses lorsque vous vous sentez attiré intérieurement. Car le dessein de l'Eglise en vous obligeant d'en dire n'a été que pour vous porter à vous occuper de Dieu ; ainsi quand Dieu vous occupe Lui-même, il faut vous y laisser, et reprendre ensuite ce que vous avez quitté lorsqu'il est d'obligation indispensable. C'est une bonne marque quand les paroles meurent dans la bouche ; c'est signe que Dieu occupe le dedans d'une manière secrète.
Vous êtes encore bienheureux que Dieu vous fasse tant de miséricorde que de Le connaître et de L'aimer d'une manière plus singulière que la plupart des autres. Tous les chrétiens, et même les prêtres, ne connaissent que l'extérieur, ignorants et combattants [100] même l'intérieur, blasphémant, comme a dit saint Jude1, les mystères qu'ils n'entendent pas. Mais Dieu vous a fait découvrir l'homme intérieur, qui est la principale partie du chrétien. Que votre oraison soit libre, plutôt du cœur que de la tête, plus d'affection que de raisonnement. Accoutumez-vous à entremêler vos affections d'un peu de silence, afin de ramasser au-dedans par le recueillement ce que l'affection pousserait au-dehors. Cette méthode est très utile et accoutume l'âme peu à peu au recueillement et à la solitude intérieure, qui est une participation de cette solitude que Dieu a de toute éternité en Lui-même.
Je suis ravie que vous goûtiez la simplicité et l'enfance. Ce sont les enfants qui ont approché le plus de Jésus-Christ et à qui Il a témoigné le plus d'amour, le plus d'affection. C'est quelque chose de bien aimable que cette simplicité enfantine. Je souhaite qu'elle s'augmente et croisse en vous. Pour l'avoir avec perfection, il faut rentrer dans le ventre de sa mère, qui n'est autre que l'essence divine. [101] Bien des gens parlent de la régénération sans la bien comprendre, la faisant consister en des choses d'une apparence merveilleuse, mais elle n'est que dans la simplicité. Car tout ce qui est un est simple, tout ce qui est simple est un. Nous ne pouvons parvenir à la régénération que nous ne soyons parvenus à l'unité.
J'espère que Dieu vous fera comprendre ce que je veux vous dire. Il est certain que la nature répugne à se donner totalement à Dieu, mais il ne faut point l'écouter, et réfléchir là-dessus le moins qu'on peut. Le mal de l'appréhension est souvent beaucoup plus grand que le mal de la chose. Ordinairement, ceux qui craignent beaucoup de se sacrifier n'ont plus de peine dans le sacrifice, et ceux qui s'immolent avec courage avant le temps du sacrifice ne se trouvent plus dans ce temps le même courage, et sont affaiblis dans l'occasion. Tout consiste donc à s'abandonner à Dieu sans réserve, sans penser à soi, ni sans regarder son courage ni sa faiblesse. Dieu ne nous manque jamais dans l'essentiel. [102]
1Jude v. 10.
Je me sers de la main1 de ** pour vous témoigner la joie que j'ai toujours quand je reçois vos lettres. J'ai beaucoup de joie de la manière dont vous prenez vos défauts, qui est d'en être beaucoup humilié sans en être découragé. Ce que vous avez le plus à travailler est de mourir de tout point à votre propre volonté et à une certaine promptitude qui vous est naturelle. Pour le faire efficacement, n'agissez et ne parlez jamais lorsque vous êtes ému, mais, en vous recueillant au-dedans, attendez que l'émotion soit passée pour agir. Tâchez de faire toujours la volonté des autres plutôt que la vôtre, moins par devoir en certaines occasions que pour vous déprendre peu à peu de votre propre volonté, qui, n'étant pas combattue d'abord et dans le temps qu'on le peut faire, se fortifie loin de s'affaiblir ; mais à force [103] de la renoncer, elle devient souple et pliable. Quoique je vous dise de faire cela avec force, je n'entends pas une force trop active, mais une force de démission qui ne consiste qu'à cesser de tenir ce que l'on tenait, comme une personne qui, en ouvrant la main, laisse tomber ce qui [y] était renfermé. Comptez beaucoup plus sur Dieu que sur vous pour ce travail ; soyez-y fort fidèle, mais ne vous découragez jamais lorsqu'il vous sera échappé quelque chose. J'espère que Dieu, qui voit votre bonne volonté, vous aidera dans vos faiblesses et fera par Lui-même ce que vous ne pourriez faire.
Je suis bien aise que vous ne vous laissiez plus aller à la tristesse, mais que vous vous réjouissiez dans le Seigneur comme un petit enfant. Il vous a pris dès votre enfance, non pour vous faire devenir homme, mais afin que vous deveniez toujours de plus en plus enfant. J'ai bien de la joie de ce que vous me mandez de la personne qui vous est unie. J'espère que Dieu achèvera en elle l'ouvrage qu'Il a commencé. Vous avez une obligation très forte de ne lui donner aucun sujet de [104] scandale, parce que les personnes qui commencent et à qui on parle d'intérieur, se persuadent facilement que ceux qui leur en parlent doivent être tout parfaits, et cela faute d'expérience.
Dieu nous laisse notre homme extérieur à combattre de peur que s'Il détruisait tout d'un coup nos ennemis, l'orgueil et l'amour-propre ne se fortifiassent et ne se cachassent sous un terrain extérieur plus composé. Nous avons une figure de cela dans l'Ecriture Sainte où il est dit que Dieu ne détruisit pas entièrement tous les ennemis des Israélites2 afin de leur laisser de quoi s'exercer et de quoi combattre. Il faut combattre sans se lasser ni se rebuter. Lorsque les Israélites cessaient de combattre leurs ennemis et qu'ils demeuraient en paix avec eux, ces mêmes ennemis prenaient le dessus et les captivaient. Alors, se voyant assujettis à des ennemis qu'ils avaient dominés, ils criaient vers Dieu de toutes leurs forces : Dieu leur donnait un puissant secours, Il les tiraient de l'esclavage et les mettaient en paix. Je [105] vous dis cela pour vous faire voir qu'il ne faut point donner de trêve à nos ennemis qui sont nos défauts, et surtout notre propre volonté, mais se les assujettir par la puissance de Dieu. Ce travail, comme j'ai déjà dit, est plutôt un calme et une cessation d'action qu'un effort. Vous savez déjà cette manière de se combattre. C'est à quoi vous devez être fort fidèle.
Vous m'êtes infiniment cher dans le Seigneur. Je ne vous oublie point. Je désire que vous soyez à Lui sans réserve et en Sa manière. Je vous embrasse, mon cher E[nfant], des bras de Son amour. J'espère qu'Il aura soin du père, de la mère et des petits enfants. Je prends une très grande part à l'affliction de tous nos amis. Dieu se servira de cela sans doute pour les sanctifier : Dieu se sert même souvent de nos fautes et de nos imprudences pour remplir Ses desseins.
1Lettre dictée.
2Jg 2, 21-22 ; 3, 1-9.
Je ne manquerai pas de prier Notre-Seigneur pour vous. Vos affaires ne vont point aussi mal que vous pensez. Tout ce qu'il y aurait à craindre pour vous, ce serait que vous quittassiez l'oraison sous prétexte que vous n'en êtes pas meilleure, et que vous vous croyez même pire. Il n'y a que la persévérance dans l'oraison qui achèvera l'œuvre de Dieu en vous. Bien loin que la multitude des défauts dont vous me parlez m’épouvante, cela fait voir que la lumière de Dieu augmente. Ils étaient en vous quoique vous ne les vissiez pas bien. L’oraison est comme la lumière du soleil qui nous fait voir des objets que nous ne voyions pas auparavant à la lumière d’un flambeau. Prenez donc courage puisque vos défauts vous paraissent dans toute leur étendue ; c’est une marque que Dieu les veut détruire, car il fait comme un bon chirurgien qui, voyant un abcès renfermé, incise et fait voir au-dehors le pus qui était au-dedans ; il était bien plus dangereux lorsqu’il était caché, quoique moins dégoûtant que lorsqu’il paraît au-dehors. Persévérez donc dans l'oraison et combattez-vous de toutes vos forces. Vous n'aurez d'armes pour le combat qu'autant que vous ferez oraison. Plus elle vous paraîtra sèche et insipide, plus vous y devez persévérer avec courage. C'est le seul endroit où vous puissiez donner à Dieu des marques de votre amour.
Travaillez surtout à acquérir ces deux vertus de Jésus-Christ : Apprenez de moi, dit-Il, que je suis doux et humble de cœur1. Quand l'orgueil vous poursuit, faites ou dites quelque chose qui puisse vous humilier profondément. Quand vous sentez élever en vous des mouvements de promptitude, laissez-les tomber et ne dites rien du tout que le trouble ne soit cessé. Quand on veut trouver quelque chose dans [108] une eau troublée, on la laisse rasseoir et alors on trouve dans le fond ce que l'on a perdu. Mais vous me direz : comment laisser rasseoir mon esprit lorsqu'il est ému ? Il n'y a qu'à retourner au-dedans auprès de Dieu qui habite dans le fond de notre âme. Et c'est là le grand fruit de l'oraison qui est de la continuer par une application douce et par des retours fréquents au-dedans de nous jusqu'à ce que, par la fidélité à cette pratique, Dieu nous rende Sa présence familière.
Si je savais la conduite que Dieu a tenue sur vous jusqu'à maintenant, je vous parlerais plus sûrement selon votre état présent. Faites toujours ce que je vous dis : lorsque nous sommes superbes, Dieu nous fait sentir vivement nos défauts afin de nous humilier profondément, et c'est là le fruit que nous devons retirer de cette connaissance de nous-mêmes. L'orgueil se rebute et se décourage lorsqu'il se voit misérable, mais celui qui est véritablement humble, sans cesser de se combattre, est content que Dieu lui fasse voir et sentir le fond épouvantable de [109] misère qui est en lui. L'âme est alors contrainte de s'abandonner à Dieu sans réserve afin qu'Il détruise en elle ce qu'elle ne peut détruire en elle-même à cause de son infinie faiblesse. Celui qui est faible s'appuie sur un homme fort pour en être soutenu : appuyez-vous sur les bras du Tout-puissant, Il vous soutiendra, Il vous portera même afin que vous ne vous blessiez point par des chutes mortelles. Si c'est à l'égard de madame votre mère que vous dites quelque chose ou de trop haut ou de trop prompt, ne manquez pas de lui en demander pardon, afin d'abattre la nature qui veut toujours s'élever et qui a peine à avouer son tort.
Nous portons en nous-mêmes notre plus grand ennemi ; c'est pourquoi nous ne devons point lui donner de relâche, parce que, quand on cesse de le poursuivre, il se fortifie contre nous et nous assujettit. Dieu avait commandé aux Israélites de détruire tous leurs ennemis ; ils se contentèrent de se les assujettir ; dans la suite, ces ennemis les captivèrent eux-mêmes et usèrent sur eux d'un empire tyrannique. Il en arrive ainsi de [110] la nature corrompue : lorsqu'on lui donne un peu de relâche, elle prend le dessus, elle nous captive, elle nous domine.
1Mt 11, 29.
Je suis ravie, monsieur, du goût que vous avez pour l'oraison. Plus vous en ferez, plus vous l'aimerez, plus vous vous familiariserez avec elle, et plus vous en connaîtrez la nécessité et l'excellence. Le démon craint beaucoup les âmes droites et qui font oraison ; c'est pourquoi il met tout en œuvre pour l'empêcher, et c'est là la raison pour laquelle on est plus acharné contre les gens d'oraison que contre les plus grands pécheurs. Nous ne voyons l'exemple dans Jésus-Christ : on se contenta de crucifier les voleurs avec Lui sans leur faire d'insulte et sans rien ajouter à la sentence de mort donnée contre eux. Que ne s'avisa-t-on pas de faire souffrir à Jésus-Christ [111] et combien fut-il insulté de tout le monde ! Or comme c'est par le moyen de l'oraison que le vieil homme est détruit en nous et que nous sommes faits de nouvelles créatures en Jésus-Christ, il faut aussi que les gens d'oraison, qui sont les plus prédestinés à devenir conformes à l'image de Jésus-Christ, soient de même les plus méprisés et les plus combattus. Jésus-Christ n'a-t-Il pas dit à Ses Apôtres : Vous serez bienheureux lorsque vous serez haïs et méprisés du monde et lorsqu'il dira toute sorte de mal contre vous en mentant1,... etc. Ainsi, monsieur, les croix et les humiliations sont les béatitudes des personnes d'oraison. Il y avait un bon serviteur de Dieu qui disait que c'était en Jésus-Christ que la croix était béatitude, et la pauvreté plénitude.
J'ai bien de la joie que vous vouliez être un des enfants du Seigneur. On le connaît peu. C'est en Lui que je vous suis véritablement tout ce qu'Il veut que je vous sois.
1Mt 5, 11 : « Vous serez bienheureux, lorsqu’à mon sujet on vous aura fait des affronts, on vous aura persécutés, on aura dit faussement toute sorte de mal contre vous. » (Amelote).
J'ai eu bien de la joie, monsieur, d'apprendre de vos nouvelles, je vous assure que vous m'êtes bien cher. Je ne doute point que la chère défunte ne vous soit très utile auprès de Dieu : étant dépouillée de la mortalité, elle est dépouillée en même temps de tous les obstacles de1 la nature, qui est si rusée qu'elle se fourre partout, même dans les unions les plus saintes. Cette paix et cette joie que vous éprouvez quelquefois vient de Dieu. L'attendrissement vient d'un certain sentiment et d'une habitude qu'on s'était faite de vivre avec les personnes que l'on aime. Le mécompte que l'on trouve dans leur mort est difficile à porter d'abord, mais la foi doit outrepasser [113] tout cela. Pour la peine et l'effroi, il vient de vous-même, ou parce que la réflexion y donne lieu, ou parce que vous voulez des appuis et des assurances que vous ne trouverez jamais.
Tout cela ne regarde que vous-même et fait voir que votre abandon n'est point entier, car si vous étiez abandonné à Dieu comme il faut, vous ne prendriez d'intérêt que pour Sa gloire et vous vous regarderiez comme un moucheron que Dieu a droit d'écraser quand et comme Il voudra. Mon Dieu ! Quand mourrez-vous à tout intérêt propre ? Cela ne peut venir que quand votre intérieur sera plus passif. Tout se sent chez vous de votre activité naturelle. Il n'est pas étonnant que, toute la surface étant agitée, le fond s'agite aussi. Votre peu de passivité intérieure vient encore de votre défaut d'abandon, et votre défaut d'abandon est causé par votre activité intérieure : l'un suit nécessairement l'autre. Vous faites comme ces gens qui se noient, qui s'attrapent à tout croyant se sauver, mais leur peine serait bien inutile (la lassitude faisant souvent tomber des mains ce à quoi l'on se [114] tenait, de sorte que l'on ne laisserait de se perdre), si une main secourable ne venait donner du secours. Et c'est à cette main secourable que nous devons notre salut et non point aux appuis auxquels nous nous attachons. Cette main nous est toujours tendue, mais notre activité, la crainte de nous perdre et le désir de nous sauver font que nous ne la voyons pas et que nous nous attachons à tous les moyens qui se présentent. Il faut donc être beaucoup passif, tranquille et reposé pour l'apercevoir. D'ailleurs, elle ne secourt efficacement que ceux qui se livrent à elle et qui veulent bien ne prendre plus soin d'eux-mêmes.
Votre état intérieur ne répond point aux grâces que Dieu vous a faites et aux épreuves2 qu'Il a voulu tirer de vous. Faites tout ce que vous voudrez, vous ne trouverez d'assurance que dans l'abandon entier et dans la mort à toutes choses. Quand Dieu enverrait un ange du ciel pour vous assurer, cela vous donnerait pour quelques moments de la certitude, une joie, une confiance toute naturelle, mais vos doutes s'augmenteraient dans [115] la suite, vos craintes deviendraient plus fortes et cela ne vous paraîtrait que comme un songe. Mais si vous voulez bien vous abandonner totalement à Dieu et mourir à tout propre intérêt, vous éprouverez une paix qui, quoique souvent sèche, deviendrait invariable, parce que, ne comptant plus sur vous ni ne cherchant plus rien pour vous, vous serez content de ce que Dieu est Dieu. Dès que les réflexions vous viennent, laissez-les tomber aussi bien que vos activités intérieures. Ces activités intérieures sont la source de toutes vos activités extérieures et de tous vos défauts, dont vous ne pourrez jamais vous défaire que par une oraison simple et passive : lorsque vous croirez vous être gardé un temps, il viendra tout d'un coup une occasion qui vous renversera. Commencez donc à être fidèle à ce que je vous dis, sans cela vous n'avancerez rien pour l'intérieur. Voyez combien vous êtes peu avancé pour le temps qu'il y a que Dieu vous a appelé, et soyez une bonne fois convaincu que le défaut d'abandon et de simplicité [116] à l'oraison en est la cause. Quand je mourrais, vous ne perdriez rien si vous savez vous confier à Dieu au-dessus de toutes choses. Je vous parlerais toute la vie et je ne pourrais vous dire autre chose que foi, abandon, désintéressement, oubli de vous-même, oraison simple, fréquent recueillement, laisser tomber votre activité, mourir à tous vos goûts, éviter les occasions qui les peuvent réveiller.
Il est certain que vous n'avez point travaillé au renoncement de vous-même conformément à l'état que vous portez. Il y a un temps qui doit être employé à ce renoncement et, quand on le perd, on a peine à y revenir. Cependant ne vous découragez point et recommencez une nouvelle vie. N. vous aidera à vous corriger de vos défauts, qui sont une trop grande activité et une trop grande lenteur et vétillement3 perpétuel qui vous fait perdre beaucoup de temps que vous pourriez mieux employer : il n'y a rien dont nous devions être si avares que du temps, car il n'y a rien dont Dieu nous demandera tant de compte. Le temps que vous employez [117] à vous amuser et vétiller, vous l'emploieriez dans des lectures qui nourriraient votre âme, au lieu que, par là, votre âme se dessèche : cela empêche que vous donniez tout le temps à Dieu de vous posséder. Il est impossible que dans une si grande activité, lorsque vous voulez faire oraison, cette même activité ne vous y accompagne pas. C'est ce qui vous met comme dans la nécessité de vous multiplier en actes. Vous vous calmeriez plus tôt si vous étiez tout passif. Mais il est presque impossible que vous soyez passif que ce calme ne vienne de plus loin. Il faut que cette même passivité s'étende sur toutes les actions de votre journée et modère également votre trop grande activité et votre trop grande lenteur. Vouloir travailler à corriger vos défauts seulement par l'attention sur vous-même est une chose difficile et presque impossible : vous vous garderez pour un temps et, tout d'un coup, vous vous trouverez abattu. Mais quand vous agirez par cette passivité paisible, Dieu devenant le principe de vos actions, Il vous retiendra Lui-même comme [118] on retient un cheval par la bride. Soyez persuadé que c'est là le point capital pour vous : son défaut vous a empêché d'avancer et vous a retenu comme dans un cercle.
J'espère beaucoup de votre âme si vous entrez pleinement dans ce que je vous dis. Ne vous inquiétez point pour le passé : Dieu vous pardonnera aisément ces fautes pourvu que vous travailliez sur nouveaux frais4 à Le servir, et si vous étiez comme il faut, vous Le laisseriez libre de vous pardonner ou de vous punir. Mais, mon cher **, nous sommes bien éloignés de cet amour si pur qui nous fasse oublier tous nos intérêts du temps et de l'éternité, afin que le bon plaisir de Dieu et Sa justice s'exercent sur nous. Cependant nous ne serons point selon le cœur de Dieu que nous n'en venions là. Tout autre route est la voie de l'homme en Adam et non celle de l'homme en Jésus-Christ. N. vous dira tout le reste. Je vous embrasse des bras du divin petit Maître. [119]
1Que D corrigé.
2Souffrances, malheurs.
3Vétiller : s’amuser à des vétilles, faire des difficultés sur de petites choses. Vétille : en piémontais, vetilia. (Littré).
4Sur nouveaux frais, en considérant tout ce qu’on avait fait comme nul, de nouveau, derechef. (Littré).
J'ai lu, monsieur, votre lettre. Je vous dirai qu'il me paraît que votre confesseur a raison de trouver à redire à vos résolutions sur le jeûne. C'est souvent une tentation que de chercher les grandes mortifications : le démon nous y précipite pour nous empêcher de remplir les desseins de Dieu sur nous et pour nous dérober à Sa justice avant le temps. Une vie simple et uniforme est bien plus pénible à la nature que ces jeûnes de propre volonté, purement extérieurs, et faits par secousses pour soulager l'amour-propre qui affecte les singularités. Il y a une autre mortification bien plus difficile, c'est de mourir sans cesse à tous ses goûts, à toutes ses activités et à toutes ses volontés propres. Cette mortification commence par le dedans et se répand sur le dehors, et elle retranche universellement tout ce qui peut plaire à la nature et tout [120] ce qui n'est pas d'une nécessité absolue selon son état. Les austérités extraordinaires, échauffant le corps aussi bien que l'imagination, nous remplissent d'images, tantôt impures, tantôt vagues et inutiles, ce qui empêche le repos de l'âme devant Dieu.
J'avoue que la dignité de la prêtrise est quelque chose de bien grand, mais il ne faut pas pour cela s'en éloigner, puisque saint Paul nous dit d'aspirer aux dons les plus parfaits1. Vous ferez bien plus pour remplir la grâce de votre ministère en mourant sans cesse à vous-même et en tâchant de devenir intérieur que si vous faisiez les pénitences les plus étranges de tous les anciens anachorètes. Lorsque vous serez devenu intérieur, il n'y aura point à craindre que vous excédiez dans les pénitences extérieures parce qu'au lieu de les faire par votre propre esprit, vous les ferez par le pur mouvement de la grâce. Entrez donc dans l'ordre de la prêtrise avec amour et simplicité, et une profonde humilité, sans scrupules. C'est [121] une présomption de s'imaginer que certaines austérités vous en rendront plus digne. Il faut que votre dignité vienne du grand Prêtre selon l'ordre de Melchisédech2. Ce sera lui qui vous donnera des dispositions nécessaires pour servir l'Eglise et ne vous laisser aller à aucune erreur. Je prie Dieu de tout mon cœur qu'Il vous éclaire sur ce que je vous dis.
1I Co 12, 31.
2Hebreux, 5, 6 & 10 ; 6, 20 : « Où Jésus notre Précurseur est entré pour nous, étant établi Pontife selon l’ordre de Melchisédech pour toute l’éternité. » (Amelote).
Je suis bien aise, monsieur, que vous soyez entré dans les dispositions que je vous ai mandées. Cette docilité vous attirera les bénédictions du ciel. La plus grande pénitence que vous pourrez faire, c'est de mourir à toutes vos pénitences indiscrètes et propriétaires, pour rentrer profondément au-dedans de vous-même pour y combattre le combat du Seigneur. [122] Mettez-vous dans Sa présence, exposez votre âme devant Lui, dites-Lui toutes vos misères selon que vous y trouverez de facilité, puis restez un moment dans le silence devant Lui comme un pauvre qui, ne sachant pas exprimer l'excès de sa misère, se contente de montrer ses plaies, ses ordures et sa lèpre.
Accoutumez-vous à un recueillement continuel et habituel, non par multiplicité d'actes et bandement1 de tête pour penser toujours à Dieu, mais par un doux penchant du cœur, faisant tout pour Son amour et Lui offrant toutes vos actions. Peu à peu, ce recueillement vous deviendra facile. Faites, le matin et le soir, une lecture des livres que votre ami peut vous fournir, et après votre lecture, demeurez devant le Seigneur comme un pauvre muet qui ne saurait exprimer l'excès de ses maux. Quand vous ne pourrez pas Lui parler, dites-Lui que vous ne savez que Lui dire. Quand vous vous trouverez sec et sans goût, dites-Lui que vous ne trouvez point de plaisir d'être seul à seul avec Lui, que cela vous ennuie, et que cette vue [123] ennuyante vous dégoûte de vous-même. Haïssez-vous d'autant plus que vous sentez plus votre impuissance d'aimer et de prier le seul aimable. Voilà une bonne oraison : qui sait bien sa misère prie toujours bien ; qui connaît son insensibilité et la hait fait une oraison excellente.
L'amour-propre est un mal profond ; on n'en guérit pas facilement. C'est le but de toutes les opérations purifiantes et détruisantes de l'Amour. Mais commencez-le tout de bon de la manière que je vous ai dite. Il faut que Dieu seul le fasse, car la créature ne peut pas le faire. Mais avant qu'Il opère seul en vous, il faut que vous coopériez à Son action par une fidélité inviolable à rentrer en vous-même et à vivre de recueillement et d'oraison. Cela vous coûtera de grandes peines, mais c'est la pénitence solide que Dieu demande. On parle toujours des pénitences et des austérités corporelles pendant qu'on nourrit l'esprit, qui est la source de toute corruption : faites jeûner et veiller votre esprit par l'assiduité à l'oraison et par la solitude du [124] cœur, et vous verrez que vous serez renouvelé bientôt.
Je prie Dieu, monsieur, de vous être toutes choses, et vous recommande encore une fois, comme le point capital, de faire une demi-heure d'oraison mentale le matin et le soir, et de fréquents, courts et petits retours vers Dieu pendant la journée. Jésus-Christ est plus présent à vous que vous-même : vous Le trouverez toujours si vous Le cherchez au-dedans.
1 De bandé, fortement tendu comme un arc ou une arbalète : « Il a l’esprit toujours bandé, toujours occupé ». (Littré).
Je vous assure que c'est une grande consolation pour moi de voir les miséricordes que Dieu vous fait et le progrès de votre âme. Rien n'est plus doux et plus aisé que l'oraison lorsque Dieu en est le principe, et qu'Il nous la fait faire ; mais lorsque nous voulons nous-mêmes en [125] être le principe et la faire à notre mode, elle est bien plus pénible. Lorsque vous pouvez facilement rester en silence dans une simple occupation de la présence de Dieu, demeurez-y sans scrupule et sans retour sur vous-même pour voir ce que vous faites, et lorsque le silence vous devient pénible, servez-vous de votre action, ou en méditant, ou par affection entremêlée de silence. L'affection est même plus utile que la méditation, comme de dire à Dieu : « Faites que je sois toute à Vous, que je Vous aime pour Vous, car Vous méritez infiniment d'être aimé de la sorte. Ô mon Dieu ! soyez-moi tout et que tout ne me soit rien ! » et bien d'autres affections qui partiront de votre cœur.
Il faut entremêler les affections de silence, et ne point interrompre votre silence par les affections tant qu'il vous est facile d'y demeurer. Je vous assure qu'en suivant avec fidélité cette méthode, votre âme avancera beaucoup dans l'oraison et dans la pratique des vertus. Il faut aussi, dans les autres temps qui ne sont pas de l'oraison, tâcher de rentrer souvent [126] en vous-même par des affections ou par un simple souvenir que Dieu est présent dans votre cœur.
Faites tout ce que vous faites pour l'amour de Dieu et dans le désir de Le glorifier par les plus petites de vos actions comme par les plus grandes. Lorsque vous faites des lectures spirituelles durant la journée, il faut les entremêler de silence, vous arrêtant lorsque quelque chose vous touche, et de cette sorte la lecture vous sera fort utile et nourrira votre âme. Car notre âme a autant de besoin de nourriture que notre corps, sans quoi elle se dessèche et, ne trouvant plus au-dedans une douce correspondance, elle se répand dans les objets du dehors, perdant peu à peu son intérieur. J'espère qu'il n'en sera pas ainsi de vous et que Dieu qui a commencé en vous son œuvre, l'achèvera. J'espère beaucoup de votre âme si vous êtes fidèle à suivre ces prémices de l'intérieur : c'est le véritable moyen de devenir heureux. Ô le grand bonheur, mademoiselle, d'appartenir à Jésus-Christ ! C'est le baume [127] qui adoucit toutes le douleurs et toutes les amertumes.
Ne songez point à faire des austérités, mourez au goût que vous en avez : votre santé ne le permet pas. Le démon ne manque pas, lorsqu'il voit une âme qui veut s'adonner à l'oraison et dont le corps est délicat et malsain, de lui donner un goût d'austérité. Il le fait pour deux raisons : la première, pour la jeter par là au-dehors et l'empêcher de tourner sa force au-dedans, la seconde est pour achever de détruire sa santé afin qu'elle se dérobe par là aux desseins de Dieu. Si votre corps était fort et robuste, dominé par le plaisir du goût, je ne vous parlerais pas de la sorte.
Je veux vous apprendre une autre mortification qui, sans nuire à votre santé, aura encore plus d'effet que les austérités que vous choisiriez : mortifiez vos goûts, vos penchants, vos inclinations, votre propre volonté, n'y adhérez jamais ; tournez contre votre esprit ce que vous voudriez tourner contre votre corps ; portez en patience vos grandes et [128] fréquentes douleurs ; souffrez pour Dieu tout ce qui se présente à souffrir de contradictions, de maladresse ou de négligence dans le service qu'on vous rend ; souffrez ce qui vous contrarie, qui vous déplaît, qui vous incommode, en union des souffrances de Jésus-Christ, et tout cela à chaque moment. Avec cette pratique, vous prendrez des remèdes très dégoûtants pour honorer le fiel et le vinaigre dont Jésus fut abreuvé ; vous perdrez cette envie de donner ce qui n'est pas à vous, car on ne doit faire des aumônes que de son propre bien, et celui qui doit ne peut rien donner qui n'appartienne à autrui. (On ne comprend pas assez l'obligation de payer ses dettes). Mourez à toutes sortes de magnificences, et vous ferez un plus grand sacrifice à Dieu que si vous jeûniez toute votre vie au pain et à l'eau. Tout dépend de mortifier l'esprit et notre corps1. C'est ce que saint Paul appelle circoncision du cœur2. La [129] nature veut ce qui brille et paraît. N'ayez point de scrupule de manger gras ; plût à Dieu que tous ceux qui le font en eussent un aussi grand besoin que vous. Communiez autant que vous pourrez. Jésus-Christ est le pain de vie qui nourrit et vivifie nos âmes. Je ne vous oublierai pas auprès de Lui, car je souhaite fort qu'Il règne et commande chez vous.
1Peut-être : notre cœur ; ou bien : et non notre corps. D
2Romains 2, 29 : Mais le véritable Juif, est celui qui l’est dans le secret, et la circoncision véritable est celle du cœur, laquelle est en esprit, et non selon la lettre ; duquel la louange vient de Dieu, et non pas des hommes. (Amelote).
Quittez-vous vous-même, mon cher frère. Tant que vous conserverez votre propre esprit et votre propre volonté, sous quelque prétexte que ce puisse être, vous n’aurez jamais ni la pure oraison ni le pur amour ; vous ne serez jamais spirituel, votre imagination ne sera jamais dégagée des fantômes, ni votre esprit des pensées tumultueuses ; vous ne serez jamais libre, mais toujours embarrassé en vous-même, inquiet, tendant à ce que vous n’avez pas, ennuyé et dégoûté de ce que vous avez ; votre cœur ne sera jamais affranchi de désirs et ne goûtera jamais un parfait repos ; vous vous porterez partout et vous vous trouverez partout d’une manière surchargeante et incommode ; vous ne jouirez jamais de la pure lumière de vérité : vos lumières seront toujours mélangées de celles de la raison, et par conséquent toujours fautives ; vous aurez une espèce de foi ténébreuse, mais jamais cette foi dégagée de tout objet distinct et de toute agitation.
Cette foi pure et nue, ne laissant rien voir à l’âme de tout ce que les hommes conçoivent par leurs idées et leur raisonnement, la met dans un séjour serein et paisible où la vérité habite, où l’on voit tous les préjugés des hommes remplis de fausseté. C’est cette vérité ou foi nue, pure et dégagée qui nous unit à l’Essence divine, et qui nous fait passer en elle lorsque nous ne sommes retenus et fixés par quoi que ce soit, bon ou mauvais. L’esprit, ainsi dénué par la foi, et la volonté, par l’amour, entrent dans cet amour pur, net, nu, dégagé de tout propre intérêt quel qu’il soit, de tout retour sur soi, de tout rapport à soi. Demeurant perdus en temps et éternité sans nous regarder, et demeurant uniquement attachés à cet objet immense, nous le laissons disposer de nous, contents de tous les états et de tous les lieux où il nous met, content même de nos misères et de nos pauvretés, parce qu’il reste toujours ce qu’il est, un grand Tout immuable, infiniment heureux. Ma misère ne pouvant altérer son bonheur, ne doit point m’altérer non plus.
[131] Retenez bien, mon cher frère, et ne l'oubliez jamais, que tout ce qui arrache à la créature pour restituer à Dieu est le meilleur état. Ce qui nous fait mourir à notre propre excellence, à nos vues courtes et bornées sur la perfection, est le meilleur parce qu'il est le plus glorieux à Dieu. Vous avez bien connu et pratiqué les [132] vertus extérieures jusqu'à présent, mais vous n'avez pas bien compris la parfaite abnégation de nous-mêmes, qui est d'une étendue immense, la démission entière de votre jugement et de votre volonté. Vous n'avez point bien connu la simple, petite et parfaite obéissance, tant envers Dieu qu'envers les hommes, cette obéissance qui vient de la véritable humilité et qui ne conserve plus rien du propre esprit et de la propre volonté qui puisse juger de la nature et de l'obéissance, ni du commandement, l'examiner et le comparer.
Il y a des gens qui suivent leur propre raison au lieu de la soumettre à la Raison éternelle. Ces personnes demeurent renfermées dans leur prudence humaine et ne participent jamais à la sagesse de Jésus-Christ, qui a été le plus humble et le plus obéissant qui fut jamais. Ce n'est point une humilité pratiquée vertueusement, mais cette humilité qui vient de la parfaite connaissance de ce que nous sommes, qui est un anéantissement, et que la désappropriation produit, une humilité et une [133] obéissance qui deviennent si propres à l'âme qu'elle les pratique tout naturellement et quasi sans s'en apercevoir.
Vous êtes loin de cela, quoique vous ayez une perfection au-dehors assez grande. C'est pourtant ce que Dieu veut de vous et à quoi Il vous appelle. Vous ne pouvez remplir votre vocation sans cela. Mon cher enfant, que j'engendre tous les jours à Jésus-Christ dans les douleurs et les angoisses, je vous dis avec l'Apôtre : Ne vous fiez pas à votre prudence1 mais abandonnez-vous totalement à Jésus-Christ afin qu'Il vous conduise, non par la sagesse humaine, mais par la folie de la croix, par la simplicité enfantine, par tout ce pour quoi Il vous a appelé, à laquelle faveur vous n'avez pas encore répondu.
Que j'ai grand-peur qu'au lieu de devenir simple et petit, à quoi vous avez une opposition naturelle, vous ne deveniez encore plus sage et plus grand ! Si vous ne devenez [134] comme un enfant, vous n'entrerez point au Royaume des Cieux2, vous ne serez point possédé de Dieu, vous resterez toujours perplexe, flottant et douteux, incertain, indéterminé, ou arrêté à votre propre sens, sans prendre le bon parti, qui est celui de la volonté de Dieu. Ô Père, je vous rends grâce de ce que vous avez caché vos secrets aux grands et aux sages et les avez révélés aux petits ; oui, Père, car vous l'avez ainsi voulu3. Que je désire, mon cher enfant, que vous suiviez ces avis que je vous donne de la part de Dieu. Le feu et l'eau, le bien et le mal, sont devant vos yeux et c'est à vous de choisir4. Si vous ne suivez pas les avis que je vous donne ici, que je crains que vous ne vous écartiez insensiblement de la vérité ! Le mal sera grand avant que vous l'aperceviez, il deviendra presque incurable : je le discernerai bien, il me fera mourir de douleur. J'espère que vous serez ce que je vous dis et que vous deviendrez par là ma consolation et ma joie, Amen. Jésus.
1Ro 12, 16.
2Mt 18, 3.
3Mt 11, 25-26.
4Si 15, 16-17.
Vous me faites plaisir de m'avoir avertie de ce que vous pensez sur **. C'est une chose assez ordinaire, surtout aux femmes, d'écrire d'une manière plus avancée qu'elles ne le sont, principalement dans le commencement que l'on éprouve des sentiments de Dieu plus vifs. Cela se démêle plus facilement dans la suite, et c'est ce que j'ai tâché de faire comprendre, comme vous le verrez dans la continuation de ce que vous avez déjà. On a peine à désabuser ces personnes jusqu'à ce que Dieu le fasse Lui-même. Notre plus grand avancement consiste à être bien convaincus par expérience de notre misère, de notre impuissance et de notre incapacité ; alors, nous avons encore plus besoin d'être soutenus et encouragés que nous n'en avons eu, dans le commencement, d'être rabaissés et éclairés.
Mon cher f[rère], si Dieu me tirait de cette vie, je Le prierais de vous envoyer, comme à un autre Elisée, Son double Esprit1. Le découragement, dans les personnes qui se donnent à Dieu, me paraît le plus dangereux. On voudrait voir l'ouvrage fait tout d'un coup, comme on voit une fleur croître au printemps, et Dieu se plaît à nous faire sentir ce que [142] nous sommes. Je dirai, à présent que Dieu vous a soutenu : Confirmez vos frères2. C'est tout ce que je vous désire. Mon cœur est fort uni au vôtre en Jésus-Christ, et à tous vos amis. Dites au bon ** qu'un mouvement qui vient sans aucune réflexion lorsqu'une âme est bien à Dieu, est supposé de Dieu, pourvu qu'il ne soit ni contraire à Sa loi, ni à notre devoir dans l'état où Dieu nous a mis, ni à l'obéissance. On [n’]a parlé de cela à M ** qu'afin de lui faire voir la différence qu'il y a entre un scrupule et une inspiration.
1IV Rois, 4, 15 : « Ce que voyant, les enfants des prophètes … dirent : L’esprit d’Elie s’est reposé sur Elisée… »
2Lc 22, 32.
La première partie de votre lettre est très bonne. Quand on agit simplement et bonnement, il ne faut pas tant examiner si l'amour-propre s'en mêle. [143] Quand on a parlé des mouvements, on ne parle que de ceux qui nous regardent nous-mêmes et non de ceux qui regardent autrui, car la charité chrétienne nous doit faire croire que, si les autres, qui sont plus à Dieu que nous, n'y entrent pas ou en ont de contraires, c'est une marque que le mouvement n'était pas de Dieu ou que Dieu n'en veut pas l'exécution, comme vous dites fort bien. Nous ne saurions nous méprendre en exposant aux autres nos mouvements et en laissant l'exécution dans une entière indifférence.
Or, on doit remarquer que pour peu que le mouvement soit de Dieu, il faut que ce soit de choses sur lesquelles nous n'ayons point entretenu nos pensées auparavant, soit par peine ou par complaisance ou consolation, car il se peut faire qu'on ait pensé auparavant les mêmes choses dont on croit avoir les mouvements, et, quoiqu'on n'y pense plus alors, une subite et presque imperceptible réminiscence peut nous incliner de côté ou d'autre d'une manière très subtile. Mais comme Dieu ne demande [144] pas que nous fassions tous ces examens si contraires à la simplicité, si la chose ne regarde que nous, faisons bonnement ce que nous croyons ordre de Dieu, et si ce ne l'est pas, la confiance et l'abandon que nous avons à Dieu, fera que Dieu nous donnera une petite répugnance à ce que nous croyons faire pour Lui qui nous éclairera que ce n'est pas Sa volonté ; si nous n'avons pas cette répugnance, allons bonnement et simplement avec Dieu sans vouloir trop éplucher si c'est Sa volonté ou non. Que si cela regarde les autres, en exposant simplement ce qui nous est venu au cœur, laissons-leur la liberté de faire ou de ne pas faire ce que nous leur disons, et demeurons en repos sans nous mettre en peine de rien, persuadés que Dieu leur fera faire ce qu'Il voudra.
Nous supposons une âme qui soit bien à Dieu, et qui ait une volonté d'y être sans réserve. Du reste, plus on va simplement, c'est le mieux pour nous. Il ne faut pas chercher tant d'assurance, car si nous étions [145] toujours sûrs de faire la volonté de Dieu, nous serions comme les anges qui la font très assurément et sans pouvoir en douter. Quand nous sommes dans un état depuis longtemps, n'allons point éplucher si nous y sommes par la volonté de Dieu, car Dieu nous y ayant placés ou même permis que nous y soyons, tout ce qui vient à l'encontre est une pure tentation, le diable faisant tout ce qu'il peut pour désunir ce que Dieu a uni.
Soit que je vive ou que je meure, je ne vous oublierai point ni madame votre épouse, vous saluant tous deux dans le cœur de Jésus.
Il y a longtemps, ma chère demoiselle, que j'avais envie de vous écrire ; j'attendais une occasion [146] favorable de le faire. Je ne doute point que Dieu ne veuille se servir du cher M** pour vous conduire dans la voie qu'Il vous marque Lui-même. J'ai vu, par quelques-unes des lettres qu'il vous a écrites, qu'il avait grâce pour vous. Ne l'écoutez pas lorsqu'il parle de son indignité et de sa misère, comme je ne l'écoute pas moi-même. C'est un reste d'imperfection que de s'excuser sur son indignité. Il n'y a nulle dignité dans le rien : toute dignité est en Dieu, qui se sert pour Sa gloire des instruments les plus faibles et les plus misérables afin que la gloire des œuvres ne soit pas attribuée à l'homme, mais à Lui. Il couvre ses vrais serviteurs de faiblesses, afin qu'eux ni les autres ne s'appuient que sur Lui. Heureux celui qui sait tirer la moelle du cèdre au travers de son écorce grossière1. On donne trop à la créature, qui n'est rien, et moins que rien. Il faut garder l'eau qui nous est présentée sans s'arrêter au vase qui la renferme : l'eau est meilleure dans la terre que dans l'argent.
Je vois que votre âme avance considérablement. Laissez-vous à [147] l'Esprit de Dieu : tout votre soin doit être de l'écouter et de le suivre, laissant votre première manière d'agir pour n'agir que par lui jusqu'à ce qu'il lui plaise d'agir seul en vous. C'est une excellente disposition que la souplesse et l'indifférence. Cette souplesse extérieure vous aura appris à être souple sous la main de Dieu, car les volontés raides et fermes ont un obstacle si grand pour se laisser conduire à Dieu qu'il faut une espèce de miracle pour les déprendre de leur propre volonté et les rendre dociles sous la main de Dieu et des hommes. Ces personnes vont bien un temps à force d'onction et de sentiments, mais cela n'est pas plus tôt passé qu'on les voit s'arrêter, reculer et déchoir même tout à fait. Ne regardez point comme un simple naturel la facilité que vous avez à vous soumettre à tous et cette indifférence qui vous rend souple : c'est une grâce que Dieu vous a faite pour vous préparer à de plus grandes, et si vous êtes fidèle à vous laisser à Dieu, vous irez vite et loin, n'ayant pas ce plus grand des obstacles à vaincre.
J'ai vu aussi votre disposition dans votre maladie. Le mal n'est plus un mal lorsqu'on y est soutenu comme vous l'avez été. Mais il faut être prête non seulement à tout souffrir avec joie et douceur lorsque Dieu le donne, mais aussi à souffrir avec délaissement, comme Jésus-Christ sur la croix, lorsque le Maître le veut ; alors on en sent toute la dureté, mais celui qui a acquis la patience dans la suavité la conserve dans la douleur toute nue, et participe réellement aux douleurs de Jésus-Christ, qui n'a point voulu d'autre appui que la croix et la douleur ; il se fit même une suspension dans Son âme bienheureuse de l'écoulement de la Divinité qui Lui fit dire : Ô Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné ? Mais tant que le divin amour vous laisse le lait de ses mamelles, nourrissez-vous en et vous regardez comme un enfant qui a besoin de lait pour croître et se fortifier : il laisse le soin à sa mère de lui donner la nourriture qui lui convient ; s'il voulait manger ce qui nourrit les hommes, il ne le pourrait, et cela [149] le ferait mourir et l'empêcherait de croître. Je prie Notre-Seigneur de vous prendre par la main pour vous conduire, de vous porter même s'il est nécessaire si vous ne Lui résistez pas. Il ne convient pas à un enfant de marcher seul : laissez-vous conduire par lui au-dedans, et au-dehors par M** puisqu'Il vous l'a donné. Croyez-moi toute à vous en Celui qui est tout en nous tous.
1Ezechiel, 17, 3 : « …Un aigle puissant … vint sur le mont Liban, et emporta la moelle d’un cèdre. » & 22 : « Voici ce que dit le Seigneur notre Dieu : Mais moi, je prendrai de la moelle du plus grand cèdre et la placerai ; je couperai du haut de ses branches une greffe tendre, et la planterai sur une montagne haute et élevée. » (Sacy).
Voilà, cher **, la réponse pour le bon **, que vous lui ferez tenir. Il me paraît bon et simple et qu'il a de la grâce, mais il a besoin d'être soutenu et encouragé [177] et de bien comprendre en quoi gît la véritable et solide piété. J'espère que vous lui servirez à l'éloigner de sentiments pour marcher en foi ; cela lui est d'autant plus nécessaire qu'il me paraît appelé à cette voie et qu'il trouvera peu de secours actuels dans son pays. La lecture est très utile pour toucher le cœur et pour les personnes d'expérience, mais la conversation et faire usage de ce qu'on lit selon son degré est tout autre chose. Tous les hommes mettent la piété où elle n'est pas et non où elle doit être ; c'est ce qui fait la méprise de tous et qu'ils ne persévèrent pas, voulant voir, et dans soi et dans les autres, les choses selon l'idée qu'on s'en est faite, et, ne les trouvant pas telles, ni dans soi ni dans les autres, on se scandalise des derniers, et on se dégoûte et perd courage pour soi-même. C'est ce que je vous prie de lui faire bien comprendre, aussi bien qu'au bon ** lorsque vous le verrez. De plus, on fait un mélange malheureux de la nature et de la grâce, prenant les sentiments, qui sont la pâture de l'amour-propre, pour la [178] grâce même et pour l'amour le plus pur. Ce mécompte fait qu'on s'attache à ce qui n'est rien, et qu'on est toujours vacillant et muable, au lieu de s'attacher au Tout immuable qui est toujours le même quoique les accidents changent. Car le goût, la saveur, le sentiment sont des accidents qui subsistent même quelquefois avec le péché. C'est ce que je vous conjure de lui faire comprendre, car il est de grande conséquence de mener d'abord par le solide. C'est ce que Jésus-Christ appelle bâtir sur la pierre ferme1 : tout le reste, c'est bâtir sur le sable et le moindre vent de la tentation abat ce bâtiment, d'autant moins solide qu'on l'avait élevé plus haut. Je n'ai tous les jours que trop d'expérience de cela. Vous pouvez montrer ceci à ce monsieur : il me paraît assez simple pour cela.
1Mt 7, 24.
J'ai eu bien de la joie, mon cher E[nfant], de recevoir de vos nouvelles : j'en étais en peine, on m'avait dit que vous étiez parti malade ; j’avais auprès de moi un bon enfant que vous avez vu, qui se reprochait de ne vous avoir pas fait saigner ; mais le Seigneur a eu soin de vous et je l'en bénis. Comme j'espère que votre âme avancera de plus en plus dans Son amour et dans l'abandon total à Sa conduite, j'aurais eu une vraie douleur que vous ayez été enlevé avant que Ses desseins éternels eussent été remplis sur votre âme. Cela m'aurait fait croire que Dieu, dont la bonté est infinie et qui nous prend toujours dans le temps favorable, prévoyant que vous ne seriez pas fidèle, aurait abrégé vos jours pour les rendre heureux. Mais voyant qu'Il a fécondé mes vœux [182] et qu'Il vous laisse dans ce lieu de pèlerinage et d'exil, j'espère qu'Il achèvera en vous Son ouvrage. Je L'en prie de tout mon cœur, car votre âme m'est infiniment chère. Ô que je désire que mon Dieu possède pleinement votre âme et qu'Il en fasse le lieu de Ses délices !
Ne vous forcez pas à m'écrire lorsque vous n'en avez pas le mouvement et la facilité. Vous me trouverez toujours dans le cœur de mon cher Maître qui ne se l'est fait ouvrir sur la croix que pour nous y loger tous, c'est-à-dire ceux qui veulent correspondre à Son amour : car, quoiqu'Il ait répandu Son sang pour tous, Il ne loge néanmoins dans Son cœur que ceux qui L'aiment et qui veulent bien être conformes à l'image de Son Père en Lui ressemblant de tous points.
J'ai été fort mal, je suis un peu mieux depuis deux jours, quoique loin de guérison en apparence, mais le divin Maître fait ce qu'il Lui plaît et se moque des apparences. Je vous embrasse de Ses bras et Le prie de vous être toutes choses.
Il y a une manière d'avoir de vos nouvelles et de converser ensemble, mon cher f[rère], qui ne demande pas de fréquentes lettres : on se trouve, on s'entend, on se connaît, on est présent dans le cœur de Jésus-Christ. Il l'a fait ouvrir, ce cœur, sur la croix pour y loger Ses vrais enfants ; c'est là que ces mêmes enfants sont ensemble quand leur[s] corps serai[en]t à mille lieues l'un de l'autre. C'est où je prie sans prière pour mon cher f[rère] ; c'est de sa fidélité à se trouver souvent dans ce divin cœur, où je lui ai donné rendez-vous, que j'espère sa persévérance, et qu'il augmente de plus en plus dans l'amour sacré ; ce cœur est une fournaise, quoique dans le froid de la mort. C'est là que nous apprendrons à trouver Dieu sans l'entremise du sentiment, et même de l'aperçu. C'est là que [184] notre amour deviendra si pur que nous ne chercherons que la gloire de notre divin Maître, sans retours sur nous, que nous serons tellement à toutes Ses volontés que, quoiqu’Il nous mette haut et bas, dans l'abondance ou dans la disette, qu'Il fasse semblant de nous rebuter ou qu'Il nous caresse, tout nous sera égal.
La mer rejette quelquefois sur son bord des coquillages qui semblent devoir y rester toujours, lorsqu'une vague favorable les reprend et les abîme dans son sein ; Dieu en use de même à notre égard. Laissons-Le faire, servons à Son plaisir et qu'Il se joue de nous. Que j'aurai de joie quand mon cher f[rère] sera de la sorte ! Je prie le divin Maître de lui être toutes choses.
Mon très cher f[rère] en Notre-Seigneur,
Je prierai Dieu pour M.***, et ne comprends pas comment on veut l'engager à la Cour ou dans les charges publiques, n'y étant point ; si la Providence l'y avait mis depuis du temps, il pourrait y rester et y faire de son mieux, mais le monde est présentement dans une corruption si effroyable que je crois que le mieux pour ceux qui veulent être à Dieu est de demeurer cachés. Pour [187] le mariage, je ne sais si c'est à propos de l'en détourner. L'inconstance humaine et les dangers qui se rencontrent dans la vie me font croire qu'il est plus avantageux pour les jeunes personnes de se marier que de rester dans un célibat où ils ne sont pas suffisamment appelés. Je soumets cela cependant à vos lumières, car vous connaissez son tempérament et sa situation mieux que moi. J'ai vu que des jeunes gens ayant, par une ferveur précipitée, renoncé au mariage, il en est arrivé des inconvénients qui déshonorent la piété. Il faut que les personnes soient déjà fort avancées, ou qu'on ait un mouvement particulier de leur déconseiller le mariage pour le pouvoir faire. C'est pourquoi, mon cher f[rère], en vous disant cela, je remets tout ce qui regarde ce monsieur à votre prudence, car, pour moi, après tous les inconvénients que j'en ai vus, je ne suis pas si hardie que de conseiller aux gens du monde un célibat qu'ils ne peuvent garder sans une vocation particulière. C'est tout ce que je puis vous dire sur ce jeune monsieur….1 [188]
Je vous suis très unie, mon cher f[rère], et je ne connais guère de personnes à qui je le sois davantage intérieurement. J'espère que Dieu achèvera Son œuvre en nous tous. Je ne sais point si les empêchements de ** n'empêcheront point M. ** de revenir. Hélas ! qu'est-ce que l'homme ? Ce n'est qu'embarras et confusion. Que celui qui est attaché à la terre est malheureux ! Que celui qui ne veut que Dieu est heureux ! Au milieu des malheurs apparents il ne trouve que paix et joie au Saint-Esprit, au lieu que ceux qui font cas de la fortune ou qui sont dans quelque parti ne sont pleins que de troubles et d'embarras, et semblent n'être faits que pour troubler le genre humain. Heureux [d'être] dans un petit coin du monde à ne voir rien de tout ce qui s'y passe et à jouir en secret de l'Immuable ! Rien n'altère notre bonheur, car, ne dépendant d'aucune chose créée, rien ne peut ni l'affaiblir ni le faire changer, plus content dans l'exil, dans la persécution, que ceux qui sont sur le trône. Si on connaissait la vanité de ces mêmes choses pour [189] lesquelles on se déchire les uns les autres, on les refuserait lorsqu'elles sont offertes, bien loin de vouloir les usurper de force. L'homme semble n'être fait que pour la terre. Ceux qui ne cherchent que les biens de la terre, cherchent l'estime et l'approbation des hommes, et c'est encore une plus grande vanité, le jugement des hommes étant presque toujours contraire à la vérité. L'homme charnel n'estime que ce qui est charnel, l'homme spirituel fait cas de ce qui est spirituel, mais l'homme divin n'estime que Dieu. Croyez-moi à vous pour jamais dans le divin petit Maître. Dominus illuminatio nostra et salus nostr : quem timebimus2 ?
1Nombreux points de suspension D (coupure probable).
2Ps 26, 1 ; c'est-à-dire : Le Seigneur est notre lumière et notre salut : qui craindrions-nous ? D
[190] De quoi nous servirait-il d'avoir gagné tout le monde si nous perdons notre âme ? Vous devez faire vos affaires autant qu'elles ne vous engagent point dans un monde si pernicieux, mais sitôt que les choses sont comme vous marquez, que puis-je dire autre chose sinon : fuyez, taisez-vous et vous reposez ? Dieu ne vous appelle pas assurément au commerce du monde puisque vous n'êtes pas en état de vous soutenir dans les occasions. Il faut rester dans la retraite jusqu'à ce que nous puissions être au milieu du monde comme si nous n'y étions pas. Si votre intérieur était formé et que vous fussiez encore plus accoutumé à la retraite intérieure qu'à l'extérieure, vous auriez fait un fond qui vous mettrait à couvert des ravages que l'iniquité fait présentement dans votre âme. Fuyez donc le monde, et commencez à travailler à vous rendre intérieur et à faire au-dedans de vous-même une solitude que rien ne puisse distraire. Vous avez présentement grand besoin de la solitude extérieure pour cultiver celle du dedans ; mais sans [191] celle-ci, l'extérieure vous sera peu utile et vous vous trouveriez toujours le même dans les occasions. Tous les saints anachorètes ne faisaient tant de cas de la solitude extérieure que parce qu'elle leur était un moyen de cultiver celle du cœur. Accoutumez-vous à chercher Dieu au-dedans de vous et à y demeurer en Sa présence.
Ne vous étonnez point de toutes vos chutes, mais retournez à Dieu du fond du cœur et, dans l'amertume de votre âme, demandez-Lui un secours dont vous avez tant besoin. Vos chutes doivent beaucoup vous humilier, vous porter à une grande défiance de vous-même, à une grande confiance en Dieu, à un parfait abandon entre Ses mains, mais ne tardez pas à vous tirer de l'occasion ; plus vous différez, plus votre âme s'affaiblira et plus votre mal deviendra incurable, mais si vous faites avec courage et diligence ce qu'on vous dit, vos fautes mêmes vous deviendront avantageuses, vous empêcheront de vous exposer si facilement à l'avenir et vous attacheront davantage à Dieu. Je Le prie qu'Il vous soit toutes choses.
Vous avez raison, mon cher f[rère], de croire que Dieu nous appelle à la liberté puisque l'Ecriture nous en assure. Jésus-Christ nous dit : Si le Fils vous met en liberté, vous serez véritablement libres1. Il y a deux sortes de libertés : l'une qui vient de notre propre esprit, de notre tempérament et même, si vous voulez, du climat où l'on est né ; ce n'est pas celle-là dont l'Ecriture nous parle, mais de celle que nous donne Jésus-Christ par la destruction entière du vieil homme et par la formation de l'homme nouveau en nous. C'est donc la nouvelle renaissance de Jésus-Christ en nous qui nous met dans une liberté si parfaite que rien de ce qui est hors de [195] nous ne la peut altérer. Tant que nous restons en nous-mêmes, nous sommes gênés parce que nous sommes rétrécis et bornés, mais lorsque nous sommes cachés avec Jésus-Christ en Dieu2, comme dit saint Paul, nous acquérons une étendue immense dans l'immensité même. Alors notre liberté devient parfaite parce qu'elle ne varie plus et que, ne dépendant d'aucun événement ni d'aucune créature, rien ne la peut altérer. Le grand secret pour être parfaitement libres est la destruction de nous-mêmes que Jésus-Christ peut seul opérer.
Mais pour répondre à votre difficulté, je vous dirai que les vrais serviteurs de Dieu doivent vivre ensemble avec une entière liberté et simplicité. Cette liberté avec nos frères dépend en quelque manière de la liberté que nous avons en nous-mêmes : il faut un grand support du prochain, mais aussi il ne faut point nous rétrécir par la crainte de quelque chose qui déplaise ; il faut dire simplement sa pensée et ne rien garder sur son [196] cœur, parce que cette garde que l'imagination, qui grossit toujours les objets, nous fait faire, nous indispose nous-mêmes, et par un certain contrecoup indispose aussi les autres. Je voudrais donc dire simplement ce que je croirais être le meilleur selon ma pensée : si on le trouve bon et qu'on l'accepte, à la bonne heure ; si on ne le trouve pas tel, je croirais que je me suis mépris[e]. Car le véritable humble ne désire point que son sentiment soit reçu ; il a cependant la fidélité et la petitesse de le dire toujours. Il croit facilement que les raisons des autres valent mieux que les siennes ; ainsi il vit dans une grande paix. Quand on l'aurait rebuté cent fois, il ne laissera pas de redire toujours sa pensée dans les occasions ; qu'elle soit reçue ou rejetée, ce doit être pour lui la même chose, car celui qui n'est rien ne se pique de rien. La seule gloire de Dieu est ce qui l'afflige ou console. Je vous parle avec toute la cordialité que l'affection que Dieu m'a donnée pour vous exige de moi.
Comme nous devons être indifférents que l'on nous fasse part des [197] choses ou que l'on ne nous en fasse point part, on doit recevoir avec petitesse la part que l'on nous en fait ; et si, parce qu'on ne vous a fait part de rien jusqu'à présent, vous vouliez rejeter celle que l'on vous en ferait, ne voyez-vous pas que ce serait un orgueil secret qui déplairait beaucoup à Dieu ? Il faut donc recevoir tout, et le recevoir de bon cœur sans y laisser mêler notre humeur naturelle. N'attribuez point au démon ce qui est véritablement un ordre et une conduite de Dieu sur vous. Vous avez choisi pour devise Ama nesciri : ne faut-il pas que cette devise soit remplie, non par des moyens choisis qui ne seraient pas de grande valeur, mais par toute la conduite de la Providence de Dieu sur vous ? Qu'importe par qui nous soyons exercés pourvu que nous le soyons ? Dieu se servira quelquefois de Ses plus grands serviteurs pour le faire, d'autres fois de méchants, et le plus souvent de nous-mêmes, car il est certain que nous portons en nous-mêmes la source de toutes nos peines.
Mourons à tout, et nous [198] deviendrons parfaitement heureux : nous ne croirons pas que personne nous puisse faire tort lorsque nous serons bien convaincus de ce que nous sommes. Vous voyez par votre propre expérience que ce que Dieu veut de vous est une démission entière de votre propre volonté, de vos vues, de vos idées, de votre propre jugement, qui sont les choses essentielles auxquelles il faut mourir, et je vois, par tout ce que vous me dites, que Dieu prend un soin particulier de vous et que la conduite qu’Il tient sur vous vous est absolument nécessaire.
Je vous assure que par la fidélité à suivre ce que je vous ai dit et que je répète ici, nous serons parfaitement unis puisque nous serons habitants d'une même demeure, qui est la volonté de Dieu. Je salue bien cordialement votre chère épouse. Le temps est court, tâchons d'avancer chemin, ce que nous ne pouvons faire que par la mort continuelle à nous-mêmes, dont tous les événements de la Providence nous fournissent les moyens à chaque instant. C'est pourquoi il est de grande conséquence de faire [199] usage du moment présent, qui est la seule chose qui est en notre disposition. A Dieu !
1Jean 8, 36.
2Col 3, 3.
Assurément, mon cher E[nfant], Dieu me donne pour vous une union très tendre. Ne savez-vous pas que, pourvu que nous remplissions Ses desseins selon le moment présent, Il est content de nous quoique nous ne soyons pas au point où Il nous destine ? Une mère ne se fâche pas lorsqu'un petit enfant ne fait pas d'aussi grands pas qu'elle ; au contraire, elle va doucement à petits pas, pour se proportionner à son enfant, persuadée que, lorsqu'il sera grand, il marchera plus vite qu'elle et pourra lui servir de bâton de vieillesse. C'est ainsi que le divin Maître en use envers nous, avec la différence pourtant que, ne pouvant vieillir, Il soutiendra Lui-même [200] jusqu'au bout sans pouvoir être soutenu.
Plût à Dieu, mon cher E[nfant], que je n'agisse que par le mouvement de ce divin petit Maître. Je n'en sais rien, car je ne connais plus ce MOI, je ne le discerne plus ; c'est peut-être lui qui agit quand je crois que c'est le divin Maître, mais je laisse à Lui seul à faire cette discussion : comment une goutte d'eau peut-elle se démêler de cette mer immense ? J'agis simplement, comme un enfant, je n'ai plus de mouvements marqués ; tout se perd et s'abîme dans ce Tout immense, où je voudrais, sans volonté et sans désir, tirer avec moi tous les cœurs, surtout celui de mon cher F[rère].
L'état aride n'est pas le plus mauvais, au contraire : il nous retire du sensible pour nous faire marcher en foi, il nous ôte le lait pour nous donner le pain des forts. Laissez-vous dans la main de Dieu sans vous mettre en peine s'Il vous traite durement ou non. Il faut L'aimer pour Lui et non vous aimer en Lui ; alors les amertumes, les absences du Seigneur, tout vous semblera le meilleur. Tout ce qui nous [201] rend conforme à Jésus-Christ est ce qui nous est le plus avantageux. Je vous porte dans mon cœur, qui est le cœur du divin petit Maître.
De son cœur et du mien
Il a fait un échange :
Ma volonté se range
Dans l'amour souverain,
Faisant un doux mélange
De mon cœur et du sien.
Je suis ravie que le cher ** vous donne tous les écrits : j’espère que vous y trouverez en tous les temps la nourriture nécessaire, même au temps de la famine qui suit la sécheresse. Je ne suis point surprise que vous ne puissiez parler de Dieu à vos amis : ce n'est pas la saison. Le Verbe veut parler en vous, laissez-le faire : son langage est muet, souvent sec, mais efficace ; il ne faut pas l'interrompre pour parler aux hommes. Laissez-vous bien instruire et parlez lorsqu'il vous dira Ephata, lorsqu'il vous ouvrira la bouche. Mais il faut auparavant être muet. Je le prie d'être toutes choses à mon cher f[rère],de le conduire lui-même par les sentiers inconnus de Son amour et [202] de Sa justice. Toute gloire et honneur aux siècles des siècles pour Lui ; pour nous, rien, rien, rien.
Votre lettre, mon cher E[nfant], m'a été d'une grande consolation, y voyant les miséricordes que Dieu vous fait. Il nous encourage, ce Dieu de bonté, par les consolations qu'Il nous donne et nous éprouve en même temps par des sécheresses. Quoique vous croyiez ne rien faire à l'oraison du matin, vous marquez à Dieu votre fidélité et vous vous exposez devant Lui comme un serviteur qui attend le commandement de son maître, et qui attend souvent longtemps. Ne croyez pas que je vous oublie. Je vous porte dans mon cœur ; tant que vous serez fidèle à Dieu, vous y serez [203] toujours logé. Il faut prendre de ce que vous lisez ce qui vous convient et laisser le reste, car on écrit pour plusieurs. Quand votre lecture ne servirait qu'à vous recueillir, ce serait déjà beaucoup.
Je suis ravie que le règne de notre divin Maître s'étende où vous êtes et que Dieu se serve de vous pour cela. Aidez secrètement la personne comme vous avez commencé. L'humiliation et la contrition sont les meilleures parties de la confession ; mais n'allez que lorsque vous êtes appelé, car il ne faut pas douter que le démon ne vous tente en deux manières : la première, utile, et l'autre dangereuse. Si Dieu se sert de vous pour faire quelque bien, il ne faut pas douter que cela ne vous suscite de bonnes croix et de fortes persécutions, et c'est celle où il n'y a rien à craindre. Mais il est dangereux que, voyant souvent des femmes, cela n'emplisse d'espèces et que le démon ne se serve de cela pour nuire à votre âme. Il ne faut pas, comme dit saint Paul qu'ayant commencé par l'esprit, on finisse par la chair1 [204]. Vous serez à couvert de cette dernière tentation si vous n'allez que lorsque vous serez appelé, et si vous priez qu'on ne vous appelle que dans la nécessité ; si vous restez dans la défiance en [de] vous-même et dans la confiance de [en] Dieu ; si vous demeurez recueilli en parlant, ne vous laissant pas aller à la dissipation, évitant toute joie et inclination naturelle. J'espère que le divin Maître vous gardera. Je reçois de tout mon cœur les personnes dont vous me parlez et prie de tout mon cœur pour elles.
Lorsque je vous ai mandé que je ne savais pas si le Seigneur était absolument l'auteur de ce que je vous dis, c'est que cela ne tombe ni sur mon discernement ni sur ma réflexion : je suis en la main de Dieu comme un enfant et je ne pense pas à moi. Je prie Dieu qu’Il soit l'âme et l'esprit de mon cher f[rère].
1Ga 3, 3.
Que dirais-je à mon cher * sinon qu'il est impossible qu'il passe tout d'un coup d'une méditation raisonnée dans le pur silence : il y a un milieu, qui est de cesser absolument tout raisonnement et toute méditation, pour entrer dans une oraison d'affection, qui consiste, à faire de temps en temps des actes d'amour, de résignation, d'abandon à Dieu, les faire très rares, et observer beaucoup de silence entre deux ; il faut s'accoutumer à l'action du cœur, qui est une simple affection où le raisonnement ni la tête n'ont aucune part. Pour parvenir à une action simple qui nous dispose au parfait silence, il faut s'accoutumer à n'agir que par le cœur, et le faire sobrement, donnant lieu à Dieu d'agir en nous. Mais je crois que si vous aviez bien entendu monsieur Olier1, il vous aurait plutôt parlé de l'action du cœur que de celle de l'esprit. Quand le silence vous est facile, demeurez-y. Lorsqu'il vous est trop difficile, faites quelques actes d'amour de Dieu, ou quelques autres qui se présenteront. Cependant il est de conséquence de s'accoutumer, comme dit l'Ecriture2, d'attendre Dieu en patience, de3 souffrir le retardement des consolations afin que notre vie croisse et se renouvelle4.
1Jean-Jacques Olier (1608-1657), curé de Saint-Sulpice, mystique, organise la vie communautaire des prêtres de Saint-Sulpice en créant un séminaire (1645). Dutoit le cite comme « auteur mystique du Catéchisme Chrétien pour la vie intérieure. »
2Ps. 39, 2.
3Eccl. 2, 3.
4Fin du § 1 (le § 2 adressé à son ami Homfelt a été publié dans le vol. I Directions spirituelles).
Pour ce qui regarde l'abstraction et le dénuement des pensées, ce ne sont que les volontaires et les réfléchies qu'il faut absolument laisser tomber, et ne les point entretenir, car pour les pensées vagues qui sont l'effet d'une imagination égarée, elles ne dépendent point de vous, et Dieu les permet souvent pour cacher à la curiosité de l'homme ce qu'Il opère en lui. L'homme est curieux de voir, de distinguer ce qui se passe en lui, et [225] l'amour de la propre excellence fait ou qu'il se satisfait quand il voit que tout va bien selon son idée, ou qu'il se décourage quand il voit que les choses ne vont pas comme il les désire. Ce sera peut-être la dernière lettre que je vous écrirai parce que je suis fort mal, mais retenez bien que vous ne sauriez trop vous confier à Dieu et vous abandonner à Lui. Je Le prie de vous être toutes choses.
Dieu a différentes manières de s’exprimer qui reviennent au même dans la suite. D’ailleurs, nous autres qui sommes conduits par la foi ne faisons aucun capital ni de prophéties ni de visions extraordinaires ni de rien qui soit distinct ou conçu par l’esprit humain, tout cela n’étant qu’un accessoire, et le fond consistant à mourir généralement à toutes choses pour croire d’une manière implicite et sans raisonnement tout ce que Dieu a voulu faire entendre dans ces choses-là.
L’essentiel est encore, pour nous, la perte de toute volonté propre, laissant écouler notre volonté en celle de Dieu pour n’en faire plus aucun usage propriétaire, ce qui produit l’amour le plus épuré et nous transforme en charité, et celui qui demeure en charité demeure en Dieu. Ce sont donc les deux points essentiels, la foi nue et la charité. Le reste sont des moyens d’y parvenir dont il faut se servir, j’entends la pratique des vertus, le renoncement et la mortification, et non les choses prophétiques ou extraordinaires.
[231] Le saint Enfant Jésus ne vous a point quitté : Il est caché derrière les treillis, Il veut voir si vous L'aimez purement et si vous êtes aussi content qu'Il aille ailleurs que d'être chez vous. Il se cache, Il s'enfonce dans le secret de votre cœur, Il vous aime plus que jamais, mais Il vous éprouve : Il ôte le sentiment de Sa présence pour épurer votre foi. La foi et l'amour pur ne sont point dans la jouissance aperçue de l'objet, mais dans sa réelle, quoique inconnue, possession. Je vous assure de Sa part que vous êtes plus à Lui que jamais. Si cela n'était pas, [232] je ne serais pas unie à vous comme j'y suis. Dieu, tout pour Lui et rien pour nous. Amen !
Je vous ai promis, madame, de vous écrire sur certains articles, mais je vous avouerai simplement que je suis si peu maîtresse de moi-même que j’oublie très souvent ce que j’avais le plus envie de ne point oublier. Il y a déjà quelque temps que je m’aperçois que vous avez en vous-même un germe d’intérieur que vous ne connaissez point. J’ai tâché, autant que j’ai pu, depuis quelque temps de vous le montrer, afin que vous eussiez soin de le laisser croître et se fortifier, comme le germe d’une fleur qui ne paraît point encore, et que l’on pourrait aisément étouffer si l’on ne marquait l’endroit où elle est. C’est un principe de vie qui subsiste dans l’hiver de la sécheresse, et qui [255] demeure caché. Il est, madame, dans l’intime de votre âme, il est dans votre cœur. C’est ce je ne sais quoi qui vous rappelle lorsque vous êtes dans le monde, qui vous fait faire malgré vos inclinations tout ce qu’il lui plaît ; c’est ce qui se réveille et par la lecture et par l’oraison ; et c’est enfin ce qui vous ferait devenir fort intérieure, qui vous rendrait l’oraison facile, la présence de Dieu plus fréquente, la solitude moins ennuyeuse, s’il était cultivé. Mais pour vouloir trop bien faire, vous l’étouffez toujours. Vous faites comme un laboureur qui, après avoir ensemencé sa terre, la labourerait incessamment et empêcherait, par son travail hors de saison, que le grain ne germât et ne portât du fruit. Dieu a semé dans votre cœur le grain de Son pur amour, qui produit l’intérieur. Au lieu de le laisser pousser en repos, vous faites tout le contraire ; parce que vous ne le voyez pas d’abord pousser au-dehors, vous fouillez incessamment pour voir s’il y est, et en remuant de la sorte, vous empêchez qu’il ne prenne racine. Lorsque vous priez, si, sans vous soucier de votre imagination, vous demeuriez [256] attentive au-dedans de vous-même, sans vouloir examiner ce qui se passe dans votre cœur, si vous demeuriez, dis-je, attentive à cela seul, vous verriez que ce qui semble caché dans votre intérieur augmenterait peu à peu, et vous donnerait une paix que vous ne pouvez jamais avoir d’une autre manière. Ne travaillez donc plus votre esprit pour l’obliger de penser et pour voir s’il pense bien, mais contentez-vous de nourrir votre cœur de cette substance dont nous avons tant de fois parlé.
Il en est de même pour vos lectures : lorsqu’elles vous recueillent par quelque chose de fort prompt, demeurez simplement dans ce recueillement, sans vouloir vous appliquer ce que vous avez lu, ni en pénétrer le sens, car ce détail que vous voulez faire avec Dieu, vous ôte l’onction simple que vous goûtez. Laissez remplir votre cœur de cette liqueur divine ; et lorsqu’elle y sera une fois, vous aurez un trésor en vous-même dont vous pourrez vous servir dans le besoin. Mais si, lorsque Dieu vous la donne, au lieu d’en laisser1 remplir [257], vous vous amusez à vouloir examiner de quelle couleur elle est, quel est son goût et son odeur, vous la perdrez infailliblement. Ce que je vous dis est d’une telle conséquence pour vous que vous n’avancerez qu’à mesure qu’étant persuadée que vous devez laisser à Dieu le soin d’emplir votre cœur, vous vous contenterez de demeurer attentive à Lui seul, sans vouloir entrer en mille détails avec Lui, qui L’empêchent d’opérer en vous selon Ses desseins.
Laissez donc tomber toutes ces activités naturelles qui viennent de la vivacité de votre tempérament, qui voudrait voir la besogne faite en un jour. Un travail efficace est long. Quand il faut se combattre soi-même et laisser Dieu le maître du terrain, cela ne se fait pas en un jour : il y faut bien des années. Laissez croître votre intérieur, et par là vous remédierez à tous vos autres maux. Votre promptitude, par le soin que vous aurez de rentrer en vous-même et d’arrêter tout d’un coup la vapeur lorsqu’elle veut monter en haut, diminuera peu à peu. Il faut une patience infinie avec [258] vous-même ; sans cela vous ne feriez rien. Ne vous découragez jamais, ne vous ennuyez point de la longueur du chemin, ne vous étonnez point de vos défauts. Mais supportez-vous vous-même comme Dieu vous supporte : vous vous gênez trop, et la gêne de votre esprit empêche la liberté de l’onction de votre cœur.
Portez à la communion une disposition simple d’humilité, d’amour et de silence ; priez Dieu qu’Il prépare Lui-même le lieu dans lequel Il veut venir. Et lorsqu’Il y sera venu, laissez-Le parler et Lui dites simplement2 : Parlez, Seigneur, votre serviteur écoute. Dites-vous ensuite à vous-même : J’écouterai ce que le Seigneur mon Dieu me dira au-dedans de moi3. Et n’allez point vous imaginer que cette parole se fasse entendre comme celle d’un homme ; cela n’est pas. Cette parole est une certaine opération véritable, mais délicate, dont le cœur s’aperçoit fort bien quoique la bouche ne le puisse exprimer ; c’est avoir la substance des choses, quoique l’on n’en [259] ait pas la figure ; et c’est la manière d’agir avec Dieu, qui convient seule à Dieu à cause de la simplicité qui ne s’accommode pas de la multiplicité de nos raisonnements. Vous accoutumant à être attentive à Dieu, vous vous ferez une habitude de retourner souvent en vous-même d’une manière simple, mais efficace, qui vous affermira insensiblement contre les occasions de vous dissiper et de vous mettre en colère. Accoutumez-vous d’aller de cette sorte, sans examiner ce que vous sentez ou ne sentez pas, et vous irez bien car vous irez comme Dieu le veut.
1[sic] : on attendrai : au lieu de vous en laisser.
2Comme Samuel : I R 3, 10.
3Ps 84, 9.
Le travail que vous faites ne laisse pas de dessécher, et il faut [260] humecter par l’onction de la grâce, puisée dans des silences fréquents et courts, car c’est ce travail sans travail que Dieu demande le plus de vous. Le reste dessèche par trop ; c’est une vicissitude de la nature, qu’il est bon pourtant que vous sentiez. Le plus grand homme est le plus faible lorsque Dieu ne le soutient pas. Il vous abaisse comme un coussin de bonne plume : vous vous relevez tout d’un coup ! J’ai peine à croire qu’il y ait à tout cela rien de volontaire, mais le naturel, l’irréflexion, qui le laisse paraître à nu. Je ne vois pas non plus qu’on soit obligé de faire voir ses défauts à tout le monde, pourvu qu’on n’ait pas trop d’art pour les cacher et qu’on soit content qu’ils paraissent lorsque Dieu les montre. Ce qui vous est donc le plus nécessaire est de posséder votre fond en paix. Mais comment le posséderez-vous si Dieu ne le possède Lui-même ? Et comment le possédera-t-Il si vous ne donnez lieu à Son Esprit ?
Rien n’est plus aisé que d’éteindre l’Esprit. Il s’éteint par une action volontaire, comme le feu s’éteint par l’eau. Il s’éteint aussi faute d’aliment, comme [261] le feu faute de bois ; et je crois que c’est de cette dernière manière qu’Il peut s’éteindre en vous. Vos défauts sont d’une nature que le silence et l’onction est leur seul remède et l’unique que vous y puissiez apporter dans l’état où est votre âme. Vous voulez peu de choses, et ce que vous voulez, vous le voulez légèrement ; c’est ce qui cause la diversité de vos sentiments. Évitez la réflexion volontaire. Dieu donne quelquefois des lueurs qui ne sont pas des réflexions, mais elles font peu d’impression, ou si elles en font, elles sont momentanées, semblables à la surface de l’eau remuée qui revient peu à peu comme elle était auparavant. Dieu nous fait voir ce que nous sommes, une autre vie, etc. mais il n’y a que la surface de l’âme qui en reçoive l’impression ; c’est pourquoi elle n’est ni profonde, ni de durée.
Pour N., il y a longtemps que j’ai de la peine sur son compte. Elle est, comme vous dites, si bien comme la loi qui montre et censure les défauts sans donner rien pour les ôter ; mais il semble que la lumière ne lui soit pas donnée, et j’en suis fort surprise. [262] Elle a précédé le flambeau qui la devait éclairer : il est si loin derrière elle qu’elle ne peut plus voir son chemin ; elle aperçoit les montagnes et les abîmes de loin ; cela fait qu’elle croit tout, montagnes et précipices. Je vous dis cela parce qu’elle a fait des méprises étranges faute de lumière, attribuant une grande grâce à l’artifice et à la tromperie, et décourageant les âmes droites à force de les pousser, surtout ceux qui, n’ayant pas la même lumière qu’elle sur eux-mêmes, étaient découragés et nullement soutenus. D’ailleurs, il y a des âmes à qui il est dangereux de trop dire leurs défauts pour mille raisons.
Mon divin Maître m’oblige encore de vous demander de Sa part si vous ne distinguez pas Sa voix, vous à qui il est donné de la porter partout sans sortir de votre place. [263] Il dit que le larron vient par la fenêtre, et lui par la porte, que Sa voix vient du dedans ; et quoiqu’elle soit d’une délicatesse infinie, Il m’assure qu’elle ne se laisse ignorer que de ceux qui veulent la méconnaître. Vous la connaîtrez bientôt : laissez-Le faire, et suivez celle qui vous paraît de Lui, quoique sans certitude ; mais elle se présente comme de Lui. Ô qu’Il vous aime, et qu’Il ne vous laissera pas égarer !
Il m’assure de plus, ce cher petit et divin Maître, sans me rien dire de particulier, que plus vous serez misérable, plus vos paroles auront l’efficacité divine, car, quoique tous les hommes courent après un certain son de parole, qui n’est qu’une timbale qui résonne1, et quoique leur esprit en soit flatté, ils demeurent toujours affamés et vides, parce qu’ils ne sont pas sustentés. Mais l’homme anéanti par la vertu divine dans l’expérience des plus extrêmes misères, n’étant qu’un simple instrument, la vertu divine parle en lui et porte une efficacité admirable, qui n’est point attachée à l’art de parler, mais qui, ayant un goût de substance, [264] communique aux autres cœurs un je ne sais quoi, qui n’est point dans la chose dite, mais dans la substance même de la parole, en sorte que les mêmes choses dites par des personnes pleines de leur propre vie n’auraient point cette efficacité. Mon cher petit et divin Maître me dit encore qu’Il vous expérimentera par Lui-même de tout ce que je vous dis et qu’Il mettra en vous une parole de confirmation.
1Parce que c’est la parole de l’homme. Cf. Paul I Cor. 13, 1.
Dieu ne demande point que vous vous donniez des mouvements extraordinaires pour vous corriger des défauts qu’on vous mande, mais l’acquiescement humble et simple fait toutes choses. Dieu ne vous fait voir à vous-même que pour vous corriger Lui-même et vous faire participante de cette douceur et de cette mansuétude qu’Il [265] nous prêche tant. Vous ferez bien de donner liberté à tout le monde de vous dire sa pensée : acquiescez, et c'est tout. Oui, ma très chère, j'espère que Jésus-Christ vous donnera cette charité immense qui embrasse tout, qui ne se rebute de rien. Loin d'appréhender, redoublez votre confiance ; attendez d'autant plus de Dieu que vous n'avez rien à espérer de vous-même. C'est ce désespoir de nous-mêmes qui, en nous arrachant tout appui, nous fait tomber dans le rien et nous dispose par là à servir aux desseins de Dieu sans y rien mêler du nôtre. C'est ce qui nous rend purs et qui fait que les autres en profitent, car tout ce qui est de nous et à nous ne vaut rien ; il n'y a que ce qui est à Dieu et de Dieu qui soit bon. Je suis bien aise qu'Il Se soit servi de moi pour vous mortifier afin qu'Il vous vivifie. Il faut attendre : Dieu fera en son temps ce qu'Il voudra.
Je ne vous écris que quelques mots pour vous dire que la défiance de vous-même est bonne, mais il ne faut pas qu'elle vous affaiblisse, au contraire qu'elle redouble plutôt votre confiance et votre assurance. Ce sera Dieu qui sera votre force et votre charité. Dieu vous corrigera de tout en son lieu. Dieu ne corrige que peu à peu. Cela se fait par la démission de nos propres lumières, la petitesse à suivre celles d'autrui, et l'abandon total. Vous verrez qu'avec le temps, ce qui était éloigné reviendra. Vous savez bien que Dieu ne Se sert pas du naturel pour corriger, mais bien de la grâce, qui est opposée au naturel.
Faites l'œuvre du Seigneur en mourant incessamment, mais dites simplement les défauts que vous connaissez. Force, [267] douceur, mais point d'humeur. Ce qui ne profite pas dans un temps profite dans l'autre. Renouvelons-nous en Jésus-Christ pour marcher à Sa suite sans nous regarder non plus que des chiffons. On ne sert pas aux âmes sans qu'il en coûte beaucoup de morts.
Ne vous inquiétez pas de ce que vous dit C. : elle n'a rien pour vous. Allez votre chemin, je ne crois pas que Dieu permette que vous vous égariez. J'espère de la bonté de mon divin Maître qu'à cause de votre simplicité, mon cœur ne vous trompera pas. Je crois que si la conduite coûtait autant que Dieu me la fait acheter, le métier ne me plairait pas tant. Je vous prie de laisser dire, et d'aller votre chemin.
Pour ce qui regarde vos défauts, recevez sur cela les avis de tout le monde, quand ce serait d'un enfant, mais acquiescez simplement et ne vous mettez pas en peine, et demeurez abandonnée. Je pense vous mander au sujet de N. ce que dit Jésus-Christ : Qui n'est pas contre nous est pour nous1. Il faut pardonner bien des défauts aux âmes commençantes et ne pas les pousser trop fort. Cultivez la bonne volonté : [273] dites-lui simplement ce que vous trouvez en lui de défectueux, et allez votre train.
1Mc 9, 39.
J'ai la joie que Dieu Se serve de l'histoire qu'Il m'a fait écrire pour vous faire du bien. Quand Il ne Se servirait d'elle que pour cela seul, je croirais ma peine bien employée. Il faut vous attendre à une infinité de vicissitudes qui n'altèrent pas le fond quoiqu'elles paraissent quelquefois l'altérer. Dieu est toujours le même, indépendamment de tout le reste. Accoutumons-nous à ne nous point regarder, ni ce qui se passe en nous, et tout ira le mieux du monde. L'intérêt de Dieu se trouve partout et en tout. Lorsque nous n'en avons plus1, il y a en nous un contentement achevé, parce que tout tourne toujours fort bien puisqu'il est comme Dieu veut.
1Lorsque nous ne ressentons plus d’intérêt « pour Dieu ».
J'aurais une grande joie de vous voir, ma très chère, si Dieu le permettait ce printemps ; ce serait à vous à prendre vos mesures avec le mari et la femme. Si c'est la volonté de Dieu, Il ajustera toutes choses ; si ce n'est pas Sa volonté, nous ne le devons pas vouloir ; ainsi, on demeure en repos pour tout. C'est un grand bien que de tout abandonner à Dieu et ne vouloir que Sa volonté ; c'est ce qui donne une paix invariable à l'âme, car tous nos troubles et toutes nos peines viennent de ce que nous voulons quelque chose que nous n'avons pas, ou de ce que nous ne voudrions pas ce que nous avons. Celui qui ne veut que la volonté de Dieu et ce qu'Il nous donne à chaque instant, quel qu'il soit, est heureux, content et paisible : c'est un paradis anticipé, et c'est là le véritable intérieur.
Ne nous trompons point, nous n'aimons qu'autant que nous sommes de la [275] sorte. Celui qui aime véritablement trouve tout bon de la part de celui qu'il aime. Tout ce qu'il fait lui plaît. Il ne voudrait pas que cela fût autrement : un cachot avec lui lui serait plus agréable qu'un palais sans lui. Il ne se soucie point du reste des hommes. Il ne s'embarrasse ni de leurs paroles, ni de leurs actions, pourvu que ce qu'il aime soit content. Il n'est point touché de tout le reste, il n'y fait même pas attention : cela ne le regarde plus. Il est content dans la volonté de l'objet qui l'a charmé. Tout ce qu'on fait au monde n'attire pas son attention et ne peut le détourner ni de la vue, ni de la pensée de son objet. S'il veut quelques égards des hommes, c'est qu'il s'aime, et cela déplaît à son bien-aimé.
Je vous assure, ma chère fille, que vous n'aurez jamais un parfait repos que si vous n'en veniez là. Dieu qui voit que vous ne vous contentez pas de Lui seul, que vous voulez les égards et les attentions des créatures, ne Se communique pas à vous et Il vous laisse dans la langueur et la sécheresse. Si toutes les créatures vous abandonnaient, vous trouveriez Dieu [276] même, qui serait leur remplacement ; mais comme cela n'est pas, il faut faire usage de tout ce qui paraît vous négliger, vous manquer d'égards, et le reste, que l'amour-propre grossit. Et lorsque vous croyez voir ces choses, sans vous amuser à y réfléchir ni à vouloir vous sacrifier et mille autres choses, tournez-vous à Dieu, laissez tomber tout et retirer les créatures et leur confiance, sans vouloir rien que Dieu. Vous verrez alors que votre intérieur changera de situation.
N'allez pas non plus vous en faire une occupation d'humilité, disant : « Je mérite qu'on m'abandonne », et vous occupant amèrement des choses que vous croyez qu'on vous a fait. Cela vous entretient dans l'occupation des créatures, vous rétrécit et dessèche le cœur, et vous remplit d'amertume. Ne regardez rien, mais laissez tout tomber, et vous serez comme une personne à qui on ôte un poids de dessus les épaules, qui se trouve plus légère et soulagée : elle ne s'embarrasse pas [à penser] qui ni comment on lui a ôté ce poids ; elle poursuit son chemin avec joie et avec vitesse ; si on ne la [277] décharge que peu à peu, elle trouve que la liberté et le large et la légèreté ne lui viennent que peu à peu ; plus on lui ôte et plus elle est soulagée. Si nous étions bien persuadées que toutes les créatures ne nous servent que d'empêchements, nous les recevrions de la Providence comme un poids, et nous les laisserions aller comme une décharge avec actions de grâces. Recevez, ma très chère, de la part de Dieu, ce qui est venu au bout de ma plume.
Écrite le premier jour de l'an.
Il y a longtemps, mes chers enfants, que je soupire après le règne de Dieu et que je dis de tout mon cœur : Adveniat regnum tuum ! J'espérais du moins qu'Il régnerait dans mes enfants. Mais hélas ! que je me trouve loin du compte ! Car Jésus- [278] Christ ne règne que sur la destruction de l'amour-propre, l'extinction du moi qui est ce vieil homme qui doit être détruit afin que l'homme nouveau nous anime et nous serve de vêtement. Nous sommes entourés de ce lion rugissant qui est l'amour de nous-mêmes ; nous sommes vides de l'Esprit de Jésus-Christ. Comment régnerait-Il en nous, Lui qui ne veut qu'une vie humble et renoncée, que la simplicité enfantine ? Nous nous estimons, nous croyons être quelque chose, et nous ne sommes rien. Nous nous disons enfants de Jésus-Christ : suivons-nous Ses exemples et Ses maximes ?
Renouvelons-nous, chers enfants, dans l'amour de Jésus-Christ et dans la haine de nous-mêmes, et nous serons selon Son cœur, et vous serez comme je le désire. Il y a longtemps que je vous parle et vous ne m'entendez pas, parce que l'amour de vous-mêmes vous appesantit le cœur et vous endurcit les oreilles. Il est toujours temps de commencer, mais comment commenceront ceux qui se croient si loin du commencement quoiqu'ils en soient si proches ? Il y a longtemps que nous [279] marchons, me direz-vous. Oui, mais pour n'avoir pas pris le droit chemin qui est la petitesse, le renoncement de vous-mêmes, l'amour sans intérêt, une foi sincère, vous n'avez fait que décrire un grand cercle et tourner autour, en sorte que vous vous retrouvez, après bien des années, au même endroit, et que vous êtes comme ces pivots qui tournent sans cesse sans quitter leur place. Cette place, c'est l'attachement à vous-mêmes ; tous les autres attachements naissent de celui-là.
Je prie Dieu fait enfant de vous éclairer et de vous rendre dociles pour L'écouter. Mais la nature se soulève contre toute vérité et n'admet que le mensonge et la flatterie. Ô saint Enfant ! que j'ai de douleur que Vous ayez si peu d'enfants ! Faites-Vous-en, je vous en conjure !
Pour la prophétie, il y a là quelque chose d'assez surprenant. Cependant le temps fixé me paraît contraire à l’Évangile, où Notre-Seigneur dit que ce jour n'est connu de personne, pas même du Fils de l'homme1a. Cet endroit où il est dit que Jésus-Christ sera connu partout m'a remplie de joie : je ne doute pas que cela ne soit un jour. J'aurais voulu dans ce moment vivre jusqu'en 1713 pour avoir ce plaisir ; mais comme l’Évangile est ma règle, je verrais tous les miracles et tout le merveilleux du monde que je ne m'y arrêterais pas. Il viendra, dit Jésus-Christ, de faux prophètes et de faux Christs qui feront de si grandes merveilles que les élus [281] mêmes en seraient séduits si cela était possible2. Si cela sert à convertir, à la bonne heure ! Et si mon Seigneur Jésus-Christ était connu, aimé, goûté, je serais au comble de ma joie et ne me soucierais nullement de mon sort. Saint Paul a dit qu'il souhaitait d'être anathème pour ses frères3 ; n'oserais-je point trop si je disais la même chose afin que mon Maître régnât dans les cœurs ?
Mais plus je passionne4 ce règne, plus je vois que personne ne lui donne entrée et que ceux-mêmes qui en connaissent la nécessité l'éloignent. Ô portes éternelles, ouvrez-vous et le Roi de gloire y entrera ! Quel est ce roi de gloire5 ? C'est le pauvre et humble Jésus, qui s'est fait si petit afin de trouver place dans nos cœurs. Ô Amour ! vous y pouvez entrer quoique les portes en soient fermées ! Entrez-y donc, je vous en prie ! Régnez, prenez possession de votre royaume et du domaine que vous vous êtes acquis au péril de votre vie, aux dépens de [283] votre gloire même et de votre sang.
N. m'afflige. Il semble, comme vous dites, qu'on cherche à se dédommager, on cherche ce qu'on ne trouvera jamais. C'est ce que Dieu a tant fait écrire pour précautionner que, dans le temps du vide, il est de grande conséquence de ne point chercher des consolations humaines. Cette persuasion [qu'on a] que tout ce qui est dit n'est que pour faire mourir à soi, est bien éloignée du sentiment6 de ceux qui ont passé par le dénuement, car tout ce qu'on leur disait d'eux, ils le croyaient et en connaissaient beaucoup plus, en sorte qu'accablés de confusion, ils n'osaient lever les yeux. Ceux qui les assuraient dans leur état étaient ceux en qui ils avaient le moins de créance, ils croyaient qu'ils ne les connaissaient pas, ils s'en défiaient. Ainsi la chose est bien différente.
1aMc 13, 32.
2Mc 32, 33.
3Rm 9, 3.
4Passionner : Désirer (sens vieilli).(3esens selon Littré).
5Ps 23, 7-10.
6Il semble qu'il s'agisse ici d'une personne qui croyait être dans l'état ou dans la voie de la mort ou du dénuement mystique, mais qui, pour y trouver de la consolation, se persuadait que ce qu'on lui disait de ses défauts n'était que pour la mortifier ou l'avancer dans cet état de dénuement et de mort, et non pas qu'en effet ces défauts-là fussent en elle. A quoi l'on répond, pour la détromper, qu'un tel sentiment est bien éloigné de celui qu'ont les personnes qui véritablement sont dans l'état du dénuement spirituel, lesquelles, au contraire, en ont de tout opposés et de tels qu'on les représente ici. D'où s'ensuit que l'état de la personne dont il s'agit est encore bien différent de l'état de dénuement et de mort véritable. D
J'espérais toujours, M[onsieur], que votre peine tomberait et que Notre-Seigneur ne rendrait pas ma prière inutile, puisque c'est le Seigneur qui la faisait en moi. Il est certain que votre nature cherche partout du repos et n'en trouvant point, elle est comme au désespoir : elle trouvait du repos en vous-même d'une manière spirituelle et, présentement qu'elle est chassée de chez vous, elle en veut trouver en toutes choses. Elle est comme cet esprit impur dont il est parlé dans [297] l’Évangile : s'il trouvait la maison bien ornée et parée, il revenait avec sept autres esprits pires1. Je crois que Jésus-Christ parlait aussi de cet esprit impur qui n'est autre que l'amour-propre : s'il était chassé de chez soi et que Dieu ne renversât pas et ne salît pas la maison, il reviendrait avec plus de force. Et c'est ce que nous voyons arriver tous les jours aux personnes qui ne sont pas entièrement détruites. Les épreuves qu'elles ont eues ne servent qu'à les rendre plus propriétaires et plus amoureuses d'elles-mêmes.
Au nom de Dieu, perdez toute idée de salut et de perfection. Ne vous ai-je pas dit que l'on aspire et que l'on espère toujours d'une manière secrète et profonde, quoiqu'on ne le voie pas ? Vous voyez bien que vos misères sont lumineuses et qu'elles servent à vous faire voir les défauts subtils que vous auriez peine à avouer si on vous les disait simplement et que Dieu ne les fît pas connaître. Vous croyez que la subtilité et les finesses étranges de votre amour-propre viennent de ce que vous avez plus d'esprit qu'un autre. Vous [298] vous trompez en cela, et M. aussi qui le prit hier de même, car tout cela se doit prendre d'une autre manière ; c'est vraiment non un effet de l'esprit, mais un raffinement de l'amour-propre de soi-même, que les gens du monde qualifient d'esprit, et qui vient de défaut d'étendue. Voyez comme je vous parle franchement, ce doit être un témoignage de ce que je vous suis en Notre-Seigneur.
1Mt 12, 43 s.
Votre lettre m'a donné de la joie : on y voit l'opération de la grâce. Le plus grand effet qu'elle puisse opérer dans nos cœurs, c'est de nous convaincre de notre propre tort. Tant que nous croyons que les autres en ont plus que nous et que c'est eux qui ont tort à notre égard, nous ne sommes pas comme Dieu veut. [299] Il veut ne nous laisser aucune excuse et que, soumis sous Sa main, nous comprenions que Sa justice est la plus forte miséricorde. Il faut faire usage de la lumière que Dieu vous donne : comme elle est la plus sûre, elle doit être la plus efficace.
Défions-nous toujours de notre raison sur le tort d'autrui : elle nous trompe, et notre amour-propre spiritualisé nous cache ce que nous sommes et nous montre sous une autre forme ; mais lorsque la lumière de Dieu éclaire notre fond, elle démêle tout, et ce qui nous paraissait un air serein nous paraît tout couvert d'atomes. Mais que cette vue nous est nécessaire ! c’est elle qui cause une véritable paix. Qu'il nous est avantageux d'être condamnés des hommes ! nous devons en faire usage, non seulement en le portant pour Dieu comme un tort qui nous est fait et que nous voulons bien souffrir, mais comme une instruction de Dieu qui Se sert d'eux pour nous faire voir notre tort, que nous ne verrions pas sans cela.
J'ai vu une lettre de N. qui a été voir notre petite sœur d'Isèle1. Je crois que vous avez fait à tout cela la réflexion si nécessaire à confirmer les voies de Dieu. Il semble que Dieu n'ait opéré ces choses extraordinaires, du moins celles qui sont de Lui, que pour enseigner où elle est. Toutes ces faveurs extraordinaires ne tendent qu'à la rendre intérieure, à lui donner à elle, et par elle aux autres, quelque notice de l'intérieur. La grâce ne commence encore qu'à l'éclairer de son fond pour l'y conduire peu à peu ; tout le reste est l'étoile des Mages, qui devient inutile sitôt qu'on est entré en Bethléem et qu'on a trouvé l'enfant dans la crèche. Ce qu'elle appelle extase me paraît un fort recueillement qui lui enseigne [301] où le Maître habite, mais il y a bien du chemin à faire jusqu'à trouver le centre et enfin l'outrepasser, et aussi soi-même. Il y a encore beaucoup de multiplicités qui tomberont au fur et à mesure qu'elle tombera elle-même dans l'unité, si Dieu permet qu'elle y arrive en cette vie, comme je l'espère, si elle ne meure pas sitôt. Cependant je crois que Dieu l'a mise comme un témoignage aux enfants d'Israël pour leur faire voir leur incrédulité. Cette pauvre enfant dans sa simplicité confond l'orgueil des faux sages et leur apprend où Dieu veut être adoré.
Ce que j'appréhenderais pour les frères, ce serait qu'ils ne prissent le change et ne s'attachent trop au merveilleux au lieu de ne s'attacher qu'à la simplicité, au dénuement, au renoncement à nous-mêmes, à la mort, à tout ce qui n'est point Dieu. Ils seraient alors comme si les Mages, au lieu d'adorer Jésus-Christ, ne se fussent amusés qu'à contempler Son étoile. Je n'ai pas besoin de m'expliquer davantage avec vous : je suis sûre que la lumière du fond vous a fait faire le discernement. Profitons de ses paroles et de ses [302] vertus, mais ne nous arrêtons pas au brillant ; ce n'est pas ce que Dieu veut de nous, mais une foi simple, dénuée de témoignages, et un amour tout pur et sans ombre d'intérêt. Vous voyez que Dieu reproche à cette bonne fille l'agir propre en certaines choses, ce qui me fait espérer qu'elle parviendra à perdre tout agir propre dans l'action de Dieu, qui n'est autre que Son Verbe produit en nous, qui est opérant et agissant et auquel nous ne pouvons que mettre des obstacles. Aussi son Précurseur ne nous demande que d'aplanir les voies, abaisser les montagnes, combler les vallées2, c'est-à-dire ne point mettre d'obstacles à son passage. C'est en Lui que je vous suis tout ce qu'Il m'a fait être. Il me vient de vous dire encore que la sœur d'Isèle est une figure parlante, un corps détruit et pourri, une âme tranquille et heureuse.
1Inconnue.
2Lc 3, 5.
Je n'ai pu, ma chère enfant, vous répondre plus tôt à cause que j'avais la fièvre. Je prie Notre-Seigneur qu'Il vous comble de plus en plus de Ses grâces. Mais pour correspondre à Ses bontés, il faut travailler de votre part à aller contre votre naturel et à vous renoncer en toutes choses, sans quoi vous avancerez peu. Dieu vous donne, au commencement, cette grâce sensible pour vous engager à vaincre vos passions et à souffrir toutes choses pour Son amour : soyez souple et obéissante à tout, sans regarder ni ce qu'on vous commande ni comme on vous le commande. Demeurez dans toutes vos occupations en la présence de Dieu le plus que vous pourrez ; il ne s'agit pas de pratiques particulières, mais de vouloir toujours faire la volonté de Dieu. [304] C'est la chose à quoi nous devons tendre sans cesse que cette mort entière de notre volonté pour ne vouloir agir que par la volonté de Dieu.
On doit le faire en deux manières : pour le dedans, en nous tenant fortement attachées à Dieu, ne voulant pour nous que ce qu'Il nous donne et comme Il nous le donne, en sorte que s'Il retirait les douceurs consolantes, vous en fussiez aussi contente et que vous Le servissiez avec la même fidélité, ne cherchant point à consoler la nature, mais à la faire incessamment mourir. Sans cela, nous resterions toujours sensuelles. Or la sensualité spirituelle est aussi dangereuse que la corporelle ; la raison est que, lorsqu'on cherche en Dieu les consolations sensibles, on s'accoutume à une certaine mollesse qui rend susceptible des sensualités extérieures, et, quoiqu'on ne s'en aperçoive pas lorsque la grâce est forte, on s'en aperçoit dans la suite : on se trouve faible dans l'occasion, on est plein de penchants et d'inclinations pour la créature, d'amour de soi-même, on se fait pitié à soi-même pour la moindre croix. Il faut avoir une vertu mâle [305] qui fasse préférer la croix et la mortification à toutes les douceurs, car il faut suivre, nu, Jésus-Christ nu.
La seconde manière de faire la volonté de Dieu est de recevoir extérieurement tous les petits dégoûts et toutes les contradictions qui arrivent dans l'état où Dieu vous a mise. [Avoir] une obéissance prompte, exacte, fidèle ; faire plutôt la volonté des autres que la vôtre, et le faire tellement pour l'amour de Dieu que, quand même personne ne remarquerait votre obéissance, vous obéiriez néanmoins avec la même fidélité. Prenez courage : allez solidement à Dieu, bâtissez sur de bons fondements, qui sont l'humilité et l'amour pur qui consiste à aimer Dieu pour Lui-même et non pour les faveurs qu'Il vous fait. Évitez tout murmure et tout soulagement d'amour-propre.
Vous savez bien que, vous étant aussi unie que je vous le suis en Jésus-Christ, rien ne me fait autant de plaisir que d'apprendre de vos bonnes nouvelles. J'appelle bonnes nouvelles celles qui font connaître que votre âme enfonce de plus en plus dans son être original. Lorsqu'on marche avec effort, on s'aperçoit facilement du chemin qu'on fait, mais lorsqu'on est sur une mer immense, l'avancement est si peu sensible qu'on ne s'en apercevrait pas, si ce n'était qu'on voit bien [307] qu'on a quitté son port et qu'on ne voit plus la terre ; tout autre avancement est cru sur la foi du pilote qui connaît les climats par sa boussole. Plus nous nous éloignons de nous-mêmes, de notre agir propre, humain et naturel, plus nous avançons vers Dieu ; si nous savons nous quitter absolument, nous ne sommes plus conduits que par la foi, qui nous sert de pilote, et la charité de boussole ; il faut qu'elle soit toujours exposée à ce divin soleil de Justice qui ne se laisse point égarer. Celui qui tombe dans l'océan divin, qui s'y perd et s'y abîme, fait encore plus de chemin sans le connaître ni le distinguer. Comme le chemin qui précipite de haut en bas est mille fois plus rapide que celui de voguer, quelque bon vent qu'on ait, c'est alors que l'on avance infiniment sans savoir où ni comment. Le pilote et la boussole sont rendus inutiles en apparence, c'est le seul poids qui enfonce avec rapidité : l'amour est alors le seul poids de l'âme, qui l'enfonce en Dieu de plus en plus et sans fin. Vous voyez qu'il ne vous est pas si aisé de voir votre avancement, et que plus il deviendra rapide, [308] moins vous le verrez. Mais qu'arrivera-t-il de cet avancement ? C'est que vous serez toujours plus loin de vous et de vos manières ordinaires de concevoir et d'agir.
Il est difficile de voir les attaches sans la lumière divine, et cette divine lumière ne les montre qu'à mesure qu'elle veut les ôter ou après qu'elle les a ôtées. Je parle de certaines attaches légères, ou profondes, mais peu sensibles, car pour ces engagements du cœur qui entraînent comme malgré la créature ses affections, cela n'étant pas pour vous, ce ne sont pas celles-là dont je parle. Pour les attaches délicates et profondes, lorsque Dieu les découvre, c'est un charbon de feu qu'il faut secouer dans le moment, et demeurer abandonné sans réserve à Celui qui peut seul les déraciner entièrement. Je ne m'explique pas davantage avec vous, me persuadant que vous devez entendre mon langage.
Ce qui fait que l'on est infidèle à la lumière qui est (comme vous dites très bien) directe et non réfléchie, c'est faute de bien savoir que la véritable lumière qui ne peut jamais être [309] équivoque, n'est pas proprement la lumière de l'esprit mais un certain sentiment du cœur, ou plutôt un pressentiment tant cela est léger et mince. C'est ce petit je ne sais quoi, et qui est le premier mouvement du cœur, qu'il faut suivre avec fidélité, car si, par sagesse ou par habitude, vous l'exposez à la lumière de l'esprit pour en juger et pour déterminer ce qu'il est ou n'est pas, s'il faut le suivre ou non, il se perd, vous ne tenez plus rien : il ne reste qu'une lumière incertaine sur la chose, et d'autant plus que la chose est légère ou de peu de conséquence.
Il faut prendre tous les moments dont on est maître pour rentrer dans son fond et rester exposé aux yeux de Dieu. Mais on est quelquefois comme chassé de son fond, Dieu le faisant Lui-même par des desseins de miséricorde : il faut se tenir à la porte et ne pas faire un effort trop marqué pour y entrer ; après avoir cherché Dieu dans notre fond d'une manière connue, sensible ou perceptible, il faut rester dans la nudité de la foi et nous laisser conduire par cette même foi en Dieu, [310] où tout se trouve en unité, sans différence de temps ni de lieu. Je prie Dieu qu'Il vous explique Lui-même ce que je vous veux dire, non par une parole articulée, distincte et sensible, mais par la parole incréée et non distinguible qui est Son Verbe, parole effective, car en Jésus-Christ, le dire est faire, et en Dieu, engendrer Son Verbe dans une âme, c'est le parler en cette âme. Je ne parle ici que de cette parole substantielle et incréée, et non des paroles médiates que les anges ou les démons produisent, qui sont une parole sonnante et articulée.
Quand on vous dit des défauts que vous n'avez pas ou que vous ne croyez pas avoir, il faut acquiescer, sans rien dire ni pour ni contre. Si vous avez ces défauts, comme vous n'avez rien à faire activement, il faut les laisser tomber ; si vous ne les avez pas, il n'y faut pas penser. Soit qu'ils soient ou non, abandonnez tout à Dieu : Il saura bien les ôter. Et de plus, l'occupation de vous-même et votre activité à vous défaire de ces défauts serait le plus grand défaut pour vous dans la situation où est votre âme. Il [311] y a temps de parler et temps de se taire1, c'est-à-dire qu'il y a un temps pour reprendre les âmes de leurs défauts, et un autre où la créature ne doit point y mettre la main ; il est inutile alors de lui en parler. Et c'est peut-être aussi ce qui fait votre peine, car la peine vient de deux causes : ou de ce que la nature craint qu'on ne la découvre dans ses faux-fuyants, ou de ce que Dieu ne veut pas que la créature mette la main à Son ouvrage, ou aussi que vraiment ils ne sont point. Croyez-moi tous ne doivent pas être menés de la même sorte, et il y en a à qui il ne faut point parler de défauts parce qu'ils doivent les perdre, et eux-mêmes en Dieu. Il faut une lumière générale pour conduire un chacun par la voie que Dieu lui a choisie : l’intérieur est aussi différent que les visages. Pour les communions, je voudrais plutôt suivre le mouvement intérieur que les règles que vous vous seriez imposées. La préparation n'est pas en vous ni de vous, mais en Dieu et de Dieu.
C'est un effet de la corruption de notre volonté propre que de se [312] passionner de tout et ne pouvoir se résoudre à quitter ce qui l'attache. Vous savez que cette volonté ne se peut réformer, changer, et enfin quitter, que par la soumission à la volonté de Dieu, par la résignation, l'union et même la perte de notre volonté en celle de Dieu, comme c'est le contraire qui fait tout le dérèglement de notre vie : cette même vie se règle à mesure que cette même volonté est tournée efficacement vers Dieu et que plus elle se détourne de ses vains amusements qui l'arrêtent et l'attachent, car le retour de la volonté ne se fait que par la charité, qui commande à cette puissance et qui est plus ou moins parfaite que le retour de la volonté est plus ou moins parfait. Ainsi il ne s'agit pas que l'esprit soit éclairé ; ce n'est pas ce que Dieu demande, mais le cœur.
Je ne sais pourquoi l'on se met dans l'esprit qu'il faille quitter ses amis pour être à Dieu. Pour quelle raison N. s'imagine-t-il que pour être à Dieu à son âge il faille quitter les compagnies qui ne sont ni dangereuses ni criminelles, ni même trop attachantes ? Il faut voir [313] ses amis courtement, moins fréquemment, etc.
Je dois dire que ce ne sera jamais la conviction seule qui fera un homme entièrement à Dieu. Il n'y a que la volonté gagnée et tournée qui le puisse faire. Tous raisonnements sont stériles et infructueux si le cœur n'est gagné pour Dieu, et c'est à quoi il faut travailler. Je voudrais donc le faire de cette sorte : m'exposer tous les jours quelques moments devant Dieu, non en raisonnant, mais après avoir dit ces paroles : Fiat volontas tua, donner sa volonté à Dieu afin qu'Il en dispose, et s'exposer ainsi devant Dieu sans lui dire autre chose que de rester quelques moments dans un silence respectueux, où le cœur seul prie sans le secours de la raison ni de la parole. Je lui demande cette petite pratique tous les jours quelques moments, et je réponds bien qu'il ne la fera pas longtemps sans en ressentir l'effet.
1Eccl. 3, 7.
Non, M., le divin Maître ne Se tait jamais : Il parle sans cesse lorsqu'Il est toujours obéi. Son langage est intime et doit porter avec lui son efficacité. Mais lorsqu'on n'est pas fidèle Il Se dépite, Il Se tait et Son silence est la plus forte preuve de son indignation. Le Prophète-Roi disait : Ne vous taisez pas à moi, Seigneur1.
Soyez donc fidèle à Lui obéir dans les plus petites choses, à obéir promptement sans hésiter, et dans toute l'étendue de ce que Dieu veut, dans les petites choses comme dans les grandes. La moindre attache est un crime, et suivre en quelque chose notre propre sagesse est un monstre. Vous ne trouverez point « le penchant de la montagne2 » que lorsque vous ne vous laisserez point arrêter par mille choses qui en [315] occupent les hauteurs. Le Maître vous laissera dans votre train commun jusqu'à ce que vous vous quittiez.
1Ps 27, 1.
2Voyez le chap. 6 du Traité des Torrents D : « Le torrent ayant commencé à trouver la pente de la montagne, commence aussi le deuxième degré de la voie passive en foi… »
Je ne doute point que vous n'ayez les défauts que vous me mandez et même encore davantage, car que sommes-nous que misère ! il me paraît même que vous n'avez jamais manqué de lumière pour connaître vos défauts, mais je doute fort que ce doive être une occupation pour vous de travailler à les combattre. Si on vous en dit quelques-uns, quand même vous ne les verriez ni sentiriez, un simple acquiescement suffit. Lorsque Dieu les montre, il faut les Lui présenter passivement afin qu'Il les détruise. Il me paraît que c'est rentrer dans le ventre de sa mère, en l'état où vous êtes, [345] que de travailler directement à vos défauts. Vous êtes un prodige d'esprit et de faiblesse, de hauteur et de petitesse, de génie supérieur et de puérilité, une grande grâce avec une grande misère. Je trouve cela si grand en Dieu que je ne crois pas vos défauts enracinés, mais plus superficiels qu'il ne paraît. Mais votre défaut essentiel, c'est d'agir extérieurement par goûts et sentiments. C'est pourquoi il paraît en vous des hauts et bas, parce que le goût ne peut avoir de stabilité, et qu'il n'y a que le fond qui en ait : ce qui est par le fond subsiste malgré toutes les variations qui peuvent arriver.
Vous n'avez donc à faire, lorsque vous voyez un défaut ou qu'on vous le dit, que d'y acquiescer et de laisser tout tomber, car, insensiblement, et à force de n'être mené que par cette vue de défauts, vous rentreriez en vous-même, reprendriez votre moi, qu'il est bien plus capital de perdre que de s'amuser à ces vétilles qui se perdront avec ce moi lorsqu'il sera une fois bien [346] perdu. Mais d'où vient qu'on vous fait prendre avec un hameçon ce poisson sous prétexte que son écaille est bourbeuse ? Allons à l'essentiel, qui est l'abandonnement de vous-même. Faire autrement, c'est donner et retenir, abandonner et gouverner.
Il y a des choses qui peuvent vous nuire beaucoup ; ce serait une attache à vos arrangements, à votre bien, le désir foncier d'être estimé, faire avec vue quelque chose de suivi pour plaire, quitter le silence et l'oraison lorsque vous pouvez l'avoir, un travail hors de l'ordre de Dieu trop poursuivi, qui remplit trop l'esprit et sèche le cœur ; tout cela est capital et il faut rompre avec ces choses. Mais pour les taches de la peau, il les faut laver dans l'abîme en s'y perdant.
N. est trop âpre sur les défauts, et je m'aperçois qu'insensiblement on tourne la casaque et qu'on rend extérieur ce qui doit être intérieur. Elle s'indispose contre les défauts d'autrui : on ne guérit point un défaut par un autre. Du reste, elle est fort excellente et le serait peut-être moins si elle n'avait pas ces défauts. Le plus essentiel [347] en elle, c'est de vouloir avec son âpreté et sa raideur détruire les défauts. Hé, laissons-nous nous-mêmes pour ce que nous sommes ; jetons au feu une fusée que nous ne pouvons jamais démêler. Je lui mande ma pensée sur tout cela1.
Ce que je vous demande est d'aider ceux qui s'adresseront à vous avec petitesse, douceur, simplicité, patience, sans vous rebuter pour [par] vos dégoûts. Agissez avec les frères plus par le cœur que par l'esprit. Lorsque vous leur écrivez, ne suivez point dans leur conduite les vues des autres, si ce n'est pour des choses purement extérieures, mais suivez la lumière présente qui vous sera donnée sans vous arranger, préméditer, réfléchir, sans hésiter, et sans vous embarrasser après du conseil donné, vous en fiant plus à Dieu qu'à votre propre esprit qui, étant très éclairé et très subtil, prendrait la place de Dieu. Mais en agissant par ce fond simple, vous ne sauriez vous méprendre et vos méprises apparentes seraient même utiles.
1Sans doute la lettre que nous avons vue plus haut.
J'ai reçu la grande lettre que vous m'avez écrite. J'ai de la joie que le Seigneur vous ait trouvée digne de porter Son nom devant le favorisé du siècle1. Soyez persuadée que vous me serez toujours très chère et que je ne refuse pas dans le besoin, lorsque Dieu le voudra, de vous dire mes petites pensées.
Vous ne pouvez trouver un guide plus sûr et plus éclairé que N. Cependant vous devez être fort en garde contre votre goût naturel : il vous arrêterait dans votre voie et causerait une impureté continuelle dans votre âme, empêcherait l'effet de la grâce et de la direction et, à la fin, tout se réduirait en recherche de nature. Pour remédier à cela, il faut éviter les conversations et les lettres qui ne sont pas nécessaires. Notre-Seigneur vous éclaire [349] trop pour ne pas vous faire sentir certains prétextes qu'on prend, certaines nécessités que l'on se fait, etc. Mourez donc courageusement à vous-même. C'est le temps de mourir. Sans la mort et le renoncement continuel, point de vraie vie de l'esprit, mais vie de nature. C'est présentement le temps d'aller contre vos sentiments afin qu'étant purifiés, ils méritent d'être changés en sentiments divins.
Dieu est un grand roi dont la faveur est plus à rechercher qu'on ne peut dire ; mais pour la faveur et la défaveur de la terre, c'est ce dont un cœur chrétien doit faire peu de cas.
1Mystérieux. Serait-ce le roi ? (cf. la fin de la lettre : « Dieu est un grand roi… »)
Je vous assure que je prends bien de la part à toutes vos peines, mais je suis ravie que le divin Maître vous fasse perdre toute mesure et tous [349] restes d'arrangement. Il veut que nous soyons comme cette petite herbette1 qui se plie au moindre vent. Je vois une conduite admirable de Dieu sur vous, qui vous veut tout ôter afin de vous purifier et vous rendre digne de Lui. On ne connaît les attaches, surtout les plus profondes, qu'à mesure que Dieu les ôte. Il ne les ôte que peu à peu, avec une économie de sagesse qui ravit, car s'Il les ôtait tout à coup, la nature est si faible qu'elle ne le pourrait porter. Il n'en est pas de Dieu comme de la créature : celle-ci voudrait qu'on fût parfait tout d'un coup et l'on voudrait la même chose pour soi ; mais Dieu est longanime : Il fait les choses dans leur temps et peu à peu, Il ménage la nature selon qu'Il la connaît. Il n'en va pas de même d'une perfection qui ne va qu'à composer un certain extérieur ; cela est bientôt fait. Mais lorsque Dieu veut purifier radicalement une âme, cela est long et dure quelquefois toute la vie.
Laissez donc à Dieu de faire Son ouvrage en vous. Il n'appartient qu'à Celui qui a créé l'homme à Son image de reformer cette même image. Dieu [351] nous cache dans le secret de Son visage2 et nous rend défectueux au-dehors, afin que notre humilité soit à couvert sous le peu d'estime que les créatures, qui ne jugent que par le dehors, font de nous. Tout cela est nécessaire, car nous voulons être comptés pour quelque chose ou du moins être estimés. L'amour-propre fin peut aller même jusqu'à ne se soucier pas d'être estimé pourvu qu'on sente qu'on est estimable, et qu'on soit appuyé sur un je ne sais quoi qui nous persuade qu'on ne nous rend pas justice en nous méprisant. L'amour [véritable] se voit encore au-dessus de toute estime et de tous mépris : il connaît si clairement que tout appartient à Dieu, et à soi que le rien, que la moindre attribution qu'on fait à la créature est rejetée comme un charbon qui tombe sur la main et qu'on secoue vite ; cela est encore plus prompt et moins marqué. Courage donc, madame. Je m'unis à vos souffrances et je prie Dieu qu'Il ne vous laisse rien qu'Il ne [352] ruine et détruise. Laissez faire de vous à Dieu ce qu'il Lui plaira, et soyez comme un chiffon en Sa main.
1Nous corrigeons herbelette. « Herbette : l’herbe courte et menue des champs (usité surtout en poésie et dans le style pastoral). » (Littré).
2Ps 30, 21.
Le printemps, madame, ne dure plus, l'été est passé et l'automne pour N. sent les approches de l'hiver. Les feuilles, qui ne servaient que d'embellissement aux arbres, changent de couleur et tombent peu à peu. Les fruits sont prêts même d'être cueillis de la main du maître. Ô que l'arbre ainsi dépouillé aurait de douleur s'il n'était pas insensible ! Qu'il se plaindrait douloureusement s'il avait l'usage de la parole ! Cependant le maître se rirait de ses plaintes, connaissant son ignorance, il s'en offenserait même, et il voudrait que l'arbre comprît que le but et les soins du jardinier n'est que pour le dépouiller des mêmes fruits qu'il a fait naître en cultivant. C'est le plaisir et l'utilité de l’Époux : si l'arbre demeurait toujours vert, il ne ferait que le plaisir médiocre de la vue, mais quel [356] plaisir ne doit-il pas avoir, dans son dépouillement, de servir de nourriture à son maître ?
Il en est ainsi de nous, madame : Il ne Se plaît à la verdeur et à la beauté de l'arbre que parce qu'Il en espère du fruit, et s'il n'en avait point, Il l'arracherait comme occupant inutilement la terre. Il ne veut du fruit que pour le cueillir et Il ne le cueille que pour le manger. Ô arbre trop heureux, ne t'afflige plus de ce que ta sève ne paraît point au-dehors ! Elle te fit prendre racine ; réjouis-toi d'être nu et semblable à un arbre mort, parce que ton maître en fait son plaisir. Et c'est seulement pour quoi j'aime madame N. Laissons prendre tout à Celui auquel tout est dû.
Je répète encore à monsieur N. qu'il faut toujours voir la fin des choses et non la chose en elle-même, sans quoi il ne jugerait pas assez sainement et serait à l'étroit. Mais lorsqu'il sera au large, il ne jugera point de cette sorte, mais par le mouvement de son cœur ; mais le cœur susceptible de crainte et d'étrécissement n'est pas assez bon juge. Je vous aime et vous suis unie : [357] comment vous oublierais-je ? Il faut passer les pays1 difficiles comme ceux qui ne le sont pas. Le « qu'importe ! » est là bien placé2.
1ou bien : les pas (D)
2Voir D1.44 (D) : « Vous êtes sage, même jusques dans votre abandon … et les qu’importe, sont très bons pour les événements de la providence, mais ils ne valent rien pour les moindres choses que mon divin petit Maître fait dire… »
Souvenez-vous que qui dit « mort », dit séparation ; rien ne coûte tant, mais bon courage ! Vous verrez, ma très chère, que votre expérience pénible et souffrante vous éclairera plus que vos lumières précédentes. La lumière qui vient de la croix et de la mort à soi-même, est une lumière sûre ; tout autre lumière est une lueur. Vous serez ravie, un jour, de voir combien cette conduite vous aura été utile. Ne vous étonnez pas du sec et nu que vous éprouvez : tout cela doit être de la sorte. Entrez donc à pur et à plein dans les desseins de Dieu.
Saint Jean, dans son Apocalypse, dit : Bienheureux les morts qui meurent dans le Seigneur1. Ce passage ne s'entend pas seulement de ceux qui meurent en grâce, mais de ceux qui, mourant à eux-mêmes, passent en Dieu. Il se peut expliquer de ceux qui, étant morts réellement à toutes choses, meurent étant déjà morts de cette première mort, car il dit : Bienheureux les morts qui meurent au Seigneur. S'il n'entendait parler que de ceux qui meurent en grâce, il dirait simplement : " Bienheureux ceux qui meurent au Seigneur ", et non pas : Bienheureux les mort qui meurent au Seigneur. Il suppose que ces mourants sont déjà morts et trépassés auparavant. Celui qui a goûté cette première mort ne souffrira rien de la seconde, parce qu'ayant goûté amèrement et ensuite [359] doucement la mort à soi-même, l'autre mort, qui est celle du corps, lui paraît comme rien.
Vous voyez la nécessité de la mort à soi-même. Qu'on ne me sache pas mauvais gré si je la prêche à tous, en manière différente néanmoins, car chacun a son moyen de mort, et il faut suivre celui que Dieu nous a choisi sans en chercher d'autre : celui qui fait mourir l'un fera vivre l'autre. Ne nous trompons point, mes frères : sans la mort, point de vie. Je sais que la mort est amère à celui qui regorge de biens, mais elle est douce à celui qui manque de tout2. Que le Dieu de paix et le Seigneur de toute lumière vous donne[nt] l'intelligence de ceci, non seulement pour le comprendre, mais pour le mettre en œuvre par le secours de la grâce. Amen, Jésus !
1Ap. 14, 12.
2Eccl 41, 1 et 3.
Ne vous étonnez pas si je vous dis des choses fortes sur la perte totale. Vous connaîtrez un jour par l'expérience de la conduite de Dieu sur vous que je ne vous dis rien de trop, non, assurément, ni que je n'excède point quand je dis que vous êtes l'homme du monde qui m'êtes le plus cher et qui l'êtes autant à Dieu. Mais quelle preuve ne tirera-t-Il pas, ce Dieu de bonté, de votre fidélité ? Et quel sacrifice n'exigera-t-Il point de vous ? Oh ! qu'Il vous fera bien être prêtre, non seulement pour L'immoler, mais pour vous immoler vous-même dans Son immolation ! Il n'exigera pas moins de vous.
Que ses droits sont étendus ! Mais ne Le craignez pas : plus Il blesse, plus Il guérit. Ah ! qui est-ce qui ne voudrait pas recevoir des plaies si avantageuses ? Plus Il rejette par dehors, plus Il serre par dedans. Laissez-Le faire. [361] Vous êtes si absolument à Lui que je ne crois pas que personne y soit plus que vous. Aussi, lorsque c'est à vous que j'écris, j'y trouve toute la correspondance de mon cœur, non comme à une personne absente, mais comme présente. J'écris de loin à ce qui est en moi plus intime que moi-même.
Si, en ce que je vous ai mandé, quelque chose vous a paru trop fort, suspendez votre jugement et ne laissez pas de le pratiquer par petitesse, et vous verrez que je n'ai rien avancé que Dieu ne confirme en vous. Il se fait bien connaître et nulle raison ne peut aller contre l'expérience. Oh ! que Dieu vous aime ! Que ne ferait-Il point pour vous perdre1 sans ressources Que Sa cruauté sera charmante et que Sa pitié serait cruelle ! Ne soyez point malade : je ne le veux pas, et si vous l'étiez par hasard, guérissez au nom de Dieu.
1Perdre le moi, le propre D
Je ne m'étonne point de l'état où vous vous trouvez : il faut essuyer bien d'autres vicissitudes que celle que vous avez essuyée. Si vous prétendez autre chose que d'être perdue sans retour, vous n'aurez jamais de paix parfaite. Mais si, ne prétendant rien autre chose, vous n'espérez pas d'en sortir, comme Job, vous trouverez votre repos dans votre douleur la plus amère. Ne pensez donc plus ni à la durée d'une chose qui, n'étant plus en votre pouvoir et devant toujours durer, vous tourmentera par son espoir même. Le désespoir de [sortir de] tous les autres maux fait une douleur extrême, mais le désespoir de sortir de celui-là donne la paix. Oubliez-vous et ne pensez non plus à vous que si vous [n’]étiez plus.
Je n'ai guère de plus grande joie que d'apprendre de vos nouvelles, et surtout de celles où je remarque que Dieu vous éclaire sur la propriété, qui n'est autre que cette qualité dure et rétrécie qui vous fixe en vous-même et qui, vous arrêtant en vous, empêche que vous ne vous écouliez dans les autres par l'étendue immense de la charité. Un glaçon demeure renfermé dans un petit espace, mais à mesure qu'il se fond, il en occupe beaucoup davantage ; nous sommes, par l'amour de nous-mêmes, un glaçon dur et resserré, mais lorsque la charité fond cette glace, l'eau s'écoule dans tous les lieux qui ont une pente à la recevoir, c'est-à-dire que nous sentons plus les besoins des autres que les nôtres, lesquels nous ne comptons rien à nous1, et que notre cœur devient immense.
C'est alors que nous comprenons, selon saint Paul, « la hauteur, la largeur, la profondeur et l'étendue de la charité2 ». C'est alors que vous serez tendre et compatissante, sans sensibilité néanmoins ;et cette charité est une participation de celle de Dieu qui est plein de miséricorde, prêt à faire du bien à tous, sans sentiment ni impression sensible. N. expliquera ce que je ne fais peut-être pas bien entendre.
Vous devez être obligée infiniment à Dieu de vous avoir donné cette lumière qui vous est si nécessaire. Car remarquez que la dureté fait le rétrécissement qu'on appelle propriété, au lieu que la largeur de la charité est fluide, pour ainsi parler, et ne s'arrête à rien, n'est retenue par rien de se perdre dans l'océan divin. Oh ! que nous serions bien plus unis si nous nous écoulions sans cesse dans cet océan !
Je ne m'arrête pas beaucoup à ce qui s'est passé dans l'occasion particulière de votre incommodité, puisque ce n'est qu'un effet dont la source est dans la propriété. Entrez dans l'immensité de la charité et les défauts tomberont d'eux-mêmes. Il faut aller à la racine plus qu'aux [365] branches. Oh ! qu'il y a longtemps que je vous souhaite trouver dans cet océan immense de la Divinité pour nous y perdre à jamais3 !
1obscur : nous ne comptons aucun besoin à nous-même ?
2Ep 3, 18.
3« …c’est en lui que doivent se résorber les personnes divines et tout ce qui vit en Dieu… ». Ruusbroec.
Je vous souhaite de bonnes fêtes afin que Jésus-Christ, qui est notre Pâque, ressuscite véritablement en vous. Si nous ne sommes morts et ensevelis avec Lui, nous ne ressusciterons pas avec Lui. Notre nous-mêmes est un tombeau duquel il faut sortir, et prenons garde que ce ne soit à notre propre vie et non à la Sienne. La mort est âpre et amère, mais souvenons-nous que celui qui a goûté la première mort, ne souffrira rien de la seconde. Aussi celui qui ne perd pas sa propre vie, ne ressuscitera point en l'homme nouveau.
Vous devez tous me haïr, car je ne prêche que mort et destruction, [366] mais Jésus-Christ nous en a montré le chemin. La mort est amère à celui qui est comblé de biens1, mais qu'elle est douce à celui qui manque de tout et qui est accablé de maux ! Prions les uns pour les autres et souvenons-nous que virtus filiorum corona patrum. A Dieu : je Le prie de mettre en vous tout ce qu'Il y désire.
1Eccl 41, 1 & 3.
Je vous assure, ma très chère, que vous m'êtes très chère et que je suis fort unie à vous, remarquant les grands desseins de Dieu sur vous. Que ne ferait-Il pas en vous si vous n'y mettiez point d'obstacles par vos infidélités ? Quand serez-vous une fois bien persuadée qu'il ne faut point avoir [367] d'esprit, et renoncer à toutes vues d'en avoir, et de ne le regarder ni en vous ni dans les autres ? Je n'en ai point du tout, et lorsque j'ai parlé à N., je n'ai jamais envisagé ni son esprit ni ma bêtise ;je n'ai fait cas de ses talents que parce que j'avais remarqué qu'il n'en faisait point de cas lui-même, qu'il aimait la simplicité et petitesse, qu'il soumettait à Dieu ce même esprit pour le rendre dépendant de celui de Dieu, prêt à tout et à rien, à s'en servir et à ne s'en servir pas. J'aurais estimé tous ses talents moins que de la boue sans cette disposition foncière de son cœur.
Je sais que, malgré la sincérité de ses dispositions, la nature ne laisse pas de s'amuser, malgré la volonté, aux faux brillants de l'esprit, mais c'est un effet de notre misère de laquelle on gémit. Oh ! si vous vouliez bien ne plus regarder l'homme, mais Dieu seul, caché sous cet homme pour votre bien, quel profit ne feriez-vous pas ? Ce serait un sacrement pour vous qui vous ferait voir la vérité au travers de l'apparence. Faites un sacrifice de l'esprit, et par rapport à lui et par rapport à vous : c'est uniquement ce que Dieu veut à présent [368] de vous. Les violences si terribles que vous ressentez sont la marque évidente de la résistance que vous faites à ce que Dieu veut de vous. Les jalousies ne sont pas ce qu'il y a de plus dangereux chez vous ; elles ne sont que des accidents dont la source est dans l'amour de vous-même.
L'amour-propre spirituel est plus dangereux que l'amour-propre grossier, parce qu'il est plus raffiné, plus caché, qu'il tient davantage à nous, y tenant par la plus noble partie de nous-mêmes. Quand aurez-vous les yeux crevés pour ne plus voir ni vous-même, ni les autres, mais voir Dieu seul en tout et partout ? quand vous iriez au bout du monde, vous n'auriez point le repos que vous cherchez qu'en vous quittant vous-même. Comme vous vous porterez partout, vos peines reviendront par d'autres causes et d'autres motifs. C'est une croix que Dieu vous a choisie sur laquelle il faut expirer ; mourez donc courageusement, et ne faites non plus de compte de ce qui n'est point Dieu, soit en vous, soit dans les autres, que d'un chiffon.
Que ne puis-je vous inspirer ce renoncement évangélique ? Je voudrais même le pousser jusqu'à aimer vos misères et faiblesses qui causent ces jalousies, car ce combat que vous faites entre le sentiment de la jalousie et l'envie de ne l'avoir pas, cause en vous des violences étranges. Lorsque vous la sentez, au lieu de vous amuser à la combattre et à y réfléchir, je voudrais la porter comme une charge pesante, demeurant humiliée sous la puissante main de Dieu pour la porter tant qu'il Lui plaira. Oh ! que vous vous en trouveriez bien ! Quand agirez-vous sans réflexion comme un bonne petite fille du divin petit Maître ? Mais vous vous gênez, vous vous entortillez en vous-même comme un serpent qui se plie et replie en mille tours et retours ; aussi l'amour-propre prend-il sa source du serpent infernal. Dieu vous appelle à cette haute noblesse de n'avoir que Lui pour principe et pour fin en toutes choses. Il vous appelle à sortir de vous-même, Il vous dit : Sortez de vous, ma colombe, ma toute belle, et me suivez1. Faites-le donc, je vous en conjure, et [370] pensez que le plus mortel poison est de regarder l'homme en vous et dans les autres. Vous ne sauriez profiter des visites qu'on vous rend car vous ne les recevez pas simplement. Vous êtes occupée à vous cacher vous-même, et c'est assez pour arrêter toutes les grâces. Vous êtes encore occupée des autres, et c'est un double obstacle. Ne suivez point votre humeur : ce qui n'est au commencement qu'une toile d'araignée, devient une forte muraille que vous ne pouvez plus rompre.
Que j'aime cette expérience de votre misère ! Qu'elle vous serve non à vous décourager, mais à vous fortifier en Dieu. C'est dans la faiblesse qu'on trouve sa force et non autrement. Demeurez donc bien petite, n'aspirez point à être grande, mais que Dieu soit grand en vous. Il n'est grand que dans les petits, les humbles, les enfants, et c'est d'eux qu'Il reçoit une louange parfaite2.
1Cant.2, 10.
2Ps. 8, 3.
Vous ne sauriez croire combien j'ai eu de joie que vous soyez entrée avec petitesse dans ce que je vous ai dit car, en vérité, en tout cela je n'ai point d'autre intérêt que le vôtre et celui de Dieu. Je crains bien que la pauvre N. ne s'égare toujours plus dans ses vains raisonnements : elle a furieusement pris le change1. J'en ai été affligée à la mort, car plus les âmes m'ont été chères, plus leur division me coûte. Qu'il est aisé de prendre le change et de mêler de fausses maximes avec les vraies ! Il faut peu dans le commencement pour faire une horrible division : un simple heurtement à son esprit cause, dans la suite, de grands ravages. N. n'est pas la première qui s'est trompée, ayant l'esprit très court et peu d'expérience, sans nul discernement ; mais cela n'aurait été rien sans l'arrêt à son sens et [374] ne vouloir croire avoir tort en rien, croire ses lumières au-dessus de toutes les autres, exagérant tout ce qu'elle souffre, qui, dans la vérité, n'est rien.
Ce qui doit le plus la faire souffrir, c'est qu'elle n'est pas [dans] l'ordre de Dieu, et l'on prend presque toujours des peines d'infidélité pour des peines d'impression [divine]. Je prie Dieu qu'elle ne vous nuise point, et que vous ne contribuiez pas à augmenter son amour-propre par [le fait de] la plaindre sur des maux qui ne sont que dans son imagination et son infidélité. Je ne vois pas la moindre pureté dans toutes ses souffrances, mais un amour-propre affreux. Je prie Dieu de vous éclairer pour Le suivre sans vous épargner vous-même, ni nourrir l'amour-propre ; j'en ai une extrême horreur et mon âme n'est affamée que des cœurs qui aiment purement ; mais où les trouve-t-on ? Soyez donc petite, bien docile, bien mourante à tout, sans réserver quoi que ce soit, et vous serez dans la vérité selon le cœur du divin Maître et de Sa petite fille.
1Les chiens prennent le change : quittent une bête lancée pour une nouvelle ( 7e sens selon Littré).
J'ai bien de la joie de ce que vous me mandez de N. Rien ne me fait plus de plaisir que lorsque je vois que l'on se tourne véritablement vers Dieu et qu'on s'attache à Lui, surtout les personnes de son rang et de son métier. Il faut tâcher de former son fond, avant que de s'attacher à certains défauts de tempérament qui se corrigeront à mesure que la lumière augmentera. La lenteur est un défaut, et l'amusement ; il le voit, il le connaît, cela suffit. Mais appliquons-nous plutôt à former Jésus-Christ en nous : à mesure qu'Il croîtra en nous, Il nous fera [376] quitter le vieil homme, nous faisant comme changer de nature.
Pour vous, vous seriez fort à plaindre si vous voyiez quelque chose de bon en vous comme de vous. J'y vois bien du bon qui ne vous appartient pas : c'est ce que Dieu y fait et qui vous donne du dégoût pour tout ce qui n'est pas Lui et qui n'est pas pour Lui. Laissez-vous donc mener comme un enfant par cette main paternelle qui prend un si grand soin de vous. Moins il y aura de vous, plus tout sera bon. Je puis vous dire qu'il n'y a de bon que ce qui ne nous appartient pas. Ce sont ces productions qui ne sont plus ni de la volonté de la chair ni de la volonté de l'homme mais de la volonté de Dieu1.
Il faut distinguer en nous ce qui est en nous involontaire et de la nature, (que l'on peut dire être en nous sans nous) d'avec ce que nous voulons naturellement. Il est certain qu'une âme pure a retranché toute volonté naturelle d'avoir, d'être estimée, de vouloir ne pas être contredite, humiliée, dérangée ; mais Dieu laisse souvent des répugnances à ces choses qui ne sont [377] point dans la volonté. Par exemple, ma volonté embrasse l'humiliation ; (je ne parle pas de cette volonté qui est dans la suprême partie de l'âme, mais de cette volonté qui est purement humaine et que la volonté supérieure a comme entraînée avec elle et absorbée en Dieu) je veux donc, même selon cette volonté naturelle, l'humiliation. Il y a cependant un je ne sais quoi qui ne s'en accommoderait pas, parce que tout concourt au bien-être de l'homme. Cette volonté, qui ne s'en accommode pas, est [celle de] l'animal qui y trouve du mésaise, la contradiction, la chicane et mille autres choses. L'applaudissement lui plairait mieux, mais il [cet instinct animal] demeure comme séparé, et tout le reste veut ce qu'il ne peut vouloir ; la médecine lui donne des nausées, il ne faut s'étonner de cela.
D'ailleurs, il y a des répugnances que Dieu produit Lui-même, et l'on n'est point obligé d'aller contre ces répugnances ; au contraire, il faut Le suivre. Il n'est pas toujours expédient de les faire paraître à cause du bien de la paix et que, comme chacun abonde en son sens, [378] la répugnance que l'on marquerait pourrait les indisposer et même les aigrir.
Sur ce que je viens de dire, vous conclurez qu'il ne faut pas céder dans les choses qui sont de Dieu, quoiqu'on les puisse dissimuler. Mais pour les choses indifférentes, on ne saurait trop se laisser déranger. C'est ce qui nous fait acquérir une certaine souplesse, une indifférence entière pour toutes choses : on se laisserait déranger à2 un enfant.
Cela ne se fait pas avec raison puisque souvent cela paraît contre toute raison, mais la raison est une des choses où l'on doit le plus mourir ; c'est elle qui fait une plus forte consistance dans notre esprit, l'empêchant de s'écouler en Dieu. Quoiqu'il faille mourir en tout contre raison pour détruire la raison, c'est cependant une chose qui ne s'achève que tard et il ne faut pas nous étonner des défauts que nous y commettons ; croyons que ces mêmes défauts nous sont utiles pour nous faire sentir ce que nous sommes. Car il est impossible que nous nous fassions mourir nous-mêmes, et Dieu Se servira de cette importune vie pour vous [379] faire mourir. C'est l'hameçon qui tue sous l'appât. La nature vous fera longtemps dire avec saint Paul : Qui me délivrera de ce corps de mort3 ?
Ne vous étonnez pas si vous oubliez les retours [vers Dieu] aperçus et faits avec une attention particulière. La disposition foncière de votre cœur, de vouloir être à Dieu sans réserve, est le supplément de tout cela et même, en avançant, vous éprouverez que ces retours se perdront, parce que qui dit retour dit séparation, éloignement et distinction. Mais il faut que vous deveniez une même chose avec Dieu, et que Lui, étant l'unique principe et le souverain mobile de tout, nous fasse mouvoir, qu'Il nous agite comme une boule poussée au but, laquelle ne revient pas sur elle-même. Les retours fréquents sont nécessaires dans les commencements parce que l'âme, n'étant que convertie à Dieu, elle doit toujours poursuivre sa conversion, qui consiste en ces retours, mais lorsque Dieu est devenu l'âme de notre âme, Il la rend immuable en Lui ; c'est ce qui fait cette paix fixe et arrêtée comme l'axe [380] d'une girouette. Pour me servir de votre comparaison, les vents agitent la superficie, mais le fond est invariable parce qu'il est établi en Dieu. Je salue N. et prie Dieu qu'elle soit toute à Lui. Adieu, [soyons] un en Dieu ; c'est tout.
Il est certain que Dieu demande plus la mort aux petites choses qu'aux grandes, parce que celles-ci sont rares et les autres continuelles. J'espère qu'Il remédiera à tout. Laissez-Le faire. Communiez par mouvement et le plus que vous pourrez.
1Jean 1, 13.
2[sic]. On s’attend à « pour ». Peut indiquer le but.
3Rm 7, 24.
Il m'a semblé que quoique vous eussiez la volonté générale d'être petit, vous avez le goût de l'esprit : vous aimez la délicatesse, l'élévation de l'esprit, la science, et vous vous y plaisez volontairement, ce qui fait revivre sans cesse votre grandeur et empêche le petit Jésus de prendre en vous Ses [381] délices, non qu'Il ne vous aime [plus], mais Il veut plus de vous sans comparaison que de tout autre. Il y a des choses essentielles de votre emploi ; celles-là ne vous nuiront point, mais il y a mille choses qui ne sont point essentielles pour vous et qui cependant amusent votre esprit.
Pensez devant Dieu à ce que je vous écris, et je Le prie qu'Il imprime sur cela, dans votre cœur, ce qu'Il imprime dans le mien, et qu'Il vous fasse voir si je dis vrai ou non. Je ne vous flatte pas, car je suis sûre que vous voulez Dieu, et que vous ne trouverez rien de mauvais de ce qui vient de Sa part. Ô mon cher, méprisez et quittez tout plaisir de l'esprit en ce qui est créé, et vous aurez les délices de l'esprit en Dieu Lui-même.
[382] Vous m'avez demandé si la sagesse, la prudence humaine et la prévoyance étaient des péchés. Ce n'en sont pas contre le Décalogue, quoique cela soit entièrement opposé au premier commandement de l'amour. Il est certain qu'on n'aime pas parfaitement lorsqu'on ne se confie pas parfaitement et qu'on ne s'abandonne pas entièrement à la conduite de Dieu, qui ne peut se méprendre dans nos méprises mêmes. Notre raisonnement est très fautif, mais la science de Dieu et Sa raison divine ne le peu[ven]t être.
Il y a encore une grande raison de ne point nous appuyer sur notre sagesse, c'est qu'outre qu'elle nous retient en nous-mêmes et nous remplit d'une présomption cachée qui fait que nous sommes contents de notre conduite, c'est, dis-je, qu'il est certain que Jésus-Christ, Sagesse éternelle, ne Se lèvera point en nous pour y être le principe de notre vie, de notre conduite et de toutes nos œuvres, que cette fausse sagesse ne soit détruite. Or [383] comment se détruirait-elle lorsque nous l'écoutons ? Jésus-Christ, Sagesse éternelle, doit établir Sa propre sagesse. Il faut un vide de notre propre sagesse, laquelle fait une plénitude et qui lui ôte la place qu'Il veut occuper. L'homme ne sera jamais fort de sa propre force1 : il n'aura qu'une fausse sagesse tant qu'il ne perdra pas toute force et toute sagesse pour se prêter comme un instrument vide à la Sagesse de Dieu. C'est dans ce vide que Dieu répand Son Verbe, qui est Sa Sagesse.
Nous sommes créés à l'image de Dieu. Cette image n'est autre que son Fils : Il ne peut aimer véritablement que ceux en qui l'image de Son Fils est réparée, quoiqu'Il supporte les autres. Nul ne peut réparer cette image que Jésus-Christ ; il faut effacer cette première image d'Adam qui se conserve avec soin par notre sagesse trop humaine. Quoiqu'on veuille être à Dieu, qu'on ait du recueillement, de la bonne volonté, etc. on ne sera parfaitement à Dieu que par la destruction de notre propre sagesse. Nous ne serons dans la [384] vérité que par là. Quoi que nous lisions, que nous entendions, nous ne serons éclairés que par la lumière, Jésus-Christ, qui éclaire tout homme venant au monde2, c'est-à-dire tout homme qui, étant mort en Adam, renaît en Jésus-Christ. C'est pourquoi Il remercie Son Père d'avoir caché ses secrets aux grands et aux sages du monde et de ce qu'il les a révélés aux petits3.
La science et sagesse [humaines] n'éclairent point l'âme des secrets de Dieu, sa lumière suit sa portée : une raison et sagesse humaine n'a qu'une lumière humaine. Il n'y a que la petitesse, le rien, le vide total qui soit éclairé de la lumière de Jésus-Christ, parce que Jésus-Christ étant reçu dans ce vide, Il y fait les trois fonctions de voie, de vérité et de vie4 ; comme vie, Il nous anime et devient le principe des toutes nos œuvres ; comme vérité, Il nous éclaire de Sa lumière, qui ne fait point voir les choses comme les hommes les regardent, mais comme Lui-même les voit, c'est pourquoi il dit : Je ne juge pas des choses5 comme les hommes en jugent ; et Il nous conduit comme voie, et c'est alors qu'Il nous dit : Mes voies ne sont pas vos voies6, elles sont tout opposées. Si nous voulons toujours marcher dans les voies de la sagesse humaine, Jésus-Christ ne deviendra pas notre voie. Si nous ne laissons pas détruire en nous l'homme pécheur et l'homme sage, Jésus-Christ ne rétablira pas en nous Son image ; c'est pourquoi il est dit dans Job : L'image empreinte se rétablira-t-elle7 ? Elle ne le peut : il faut que Celui sur lequel elle a été contre-tirée la rétablisse. Voilà de grandes choses pour un enfant, mais très petites pour un prudent. Que Dieu nous soit toutes choses ! Il ne le peut être que par notre rien. Heureux rien, que tu es inconnu et méprisé de tous les hommes et surtout des sages ! Le Seigneur est ma lumière et mon salut, que craindrai-je8 ? , etc.
Vous m'avez encore demandé pourquoi la propriété de l'esprit, qui est une usurpation, est plus difficile à purifier que les taches de péchés ? C'est [386] que le pécheur qui se convertit sincèrement avant la mort, n'a garde de se rien attribuer. Il meurt dans une conviction profonde de sa misère, dans la confusion et l'humiliation, n'ayant plus rien à espérer que de la miséricorde de son Sauveur et rien à espérer de soi-même. Mais les autres meurent dans une sécurité, chargés du poids de leur nudité sur laquelle ils s'appuient, se rendant ce témoignage à eux-mêmes d'avoir servi Dieu et beaucoup travaillé pour Lui. Ainsi, ils attendent le Ciel comme leur étant dû en quelque manière, au lieu que les pécheurs pénitents, croyant qu'ils ne méritent rien, ne s'appuient que sur leur Sauveur. C'est en ce sens que le Ciel se réjouit plus d'un pécheur qui fait pénitence que de quatre-vingt-neuf justes9.
1I Rois 2, 9.
2Jean 1, 9.
3Mat 2, 25.
4Jean 14, 6.
5Jean 8, 15.
6Is 55, 8.
7Job 38, 14.
8Ps 26, 1.
9Luc 15, 7.
La raison nous est donnée pour la conduite de tout homme raisonnable. On ne nous parle que de cette sagesse humaine anticipée, craintive ou même hardie, qui nous retient en nous-mêmes et nous empêche de nous unir à Jésus-Christ. De même que Dieu n'opérera point en nous qu'à mesure que nos opérations cessent et quittent la place, aussi Jésus-Christ, Sagesse éternelle, ne Se lèvera point en nous qu'à mesure que notre propre sagesse Lui laissera la place.
Pour cela, il faut devenir simple et petit, écarter tout raisonnement anticipé et, dans l'exécution d'une chose, suivre ou le mouvement du cœur que la divine Sagesse inspire, ou, si nous ne l'avons pas, la lumière présente de la raison. La grâce n'anticipe rien, ne prévoit rien, ne raisonne sur rien, mais [388] il lui est donné dans le moment actuel ce qu'il lui faut. Si vous l'anticipez d'un moment, elle n'y est pas encore ; si vous ne la prenez pas lorsqu'elle se présente et que votre raisonnement la tienne suspendue, vous ne la rattraperez plus. Il n'y a que Jésus-Christ, Sagesse éternelle, qui vous puisse faire concevoir cela en S'insinuant dans votre âme par la petitesse et la simplicité du cœur.
Je suis ravie que vous ayez suivi ce que Notre-Seigneur m'a fait vous dire sur vos études1. Le temps est court. A quoi nous amusons-nous ? Mourons sans fin et sans cesse. Nous [389] avons trop vécu et nous ne donnons point assez de lieu à l'Esprit du Verbe en nous : nous l'étouffons par nos occupations perpétuelles et par notre vie propre. Combien perdons-nous de temps que nous devrions employer à la mort de nous-mêmes ? Cependant, la vie est trop courte pour nous défaire entièrement de ce malheureux Nous-Mêmes. Nous sommes bien aises que nos sens soient flattés, et nous trouvons là notre paix. Mais qu'elle est différente cette paix de celle que Jésus-Christ donne aujourd'hui à Ses Apôtres ! Celle-ci est une paix foncière qui doit subsister au milieu des contradictions et des renversements, paix qui se fortifie et se perfectionne d'autant plus que nous perdons toute la paix dans les renversements et les contradictions, et [aussi] bien différente de celle que nous établissons sur nos goûts et nos sentiments.
Gardons-nous de nous engluer : c'est un cruel repos que celui que l'oiseau trouve sur la glu, lui qui est né pour voler : il a bien plus de repos, dans son agitation apparente, lorsqu'il s'envole dans les airs. De même tout ce qui nous repose sur la [390] terre est une glu qui nous empêche de prendre l'essor vers la Divinité, de nous abîmer et nous perdre en Dieu. Ô malheureux Nous-Mêmes, que nous devrions te haïr ! et nous t'idolâtrons.
1Voyez supra lettre XXXVI [D1.36] § 4,5 D et § 1 : « …Exposez-vous à Ses yeux : interrompez pour cela votre étude et votre travail. »
Vous me ferez justice, madame, lorsque vous serez persuadée que personne ne prend plus d'intérêt que moi à votre bonheur : je suis si fort persuadée qu'il dépend d'une fidélité inviolable dans le dessein que vous avez pris de vous donner à Dieu et vous attacher à Son service, qu'il n'y a rien au monde que je ne fisse pour y contribuer si Dieu voulait Se servir de moi pour cela.
J'ai bien de la joie que la prière vous soit rendue plus facile. Et comme l'oraison est le fondement et l'appui de la solide piété qui, sans elle, ne peut être de durée, il en faut faire le capital de votre vie. C'est la médecine salutaire qui doit guérir peu à peu tous les maux de votre vie. Ne vous étonnez pas de ne remarquer pas un progrès sensible dans la vertu. Soyez seulement persuadée, s'il vous plaît, que sans la prière vous seriez dans un état bien plus fâcheux que celui où vous êtes. Celui qui ne mange qu'avec dégoût ne laisse pas de se nourrir et de soutenir sa vie. Si aux autres maux dont nous sommes accablés, nous joignons celui de priver notre âme de la nourriture qui lui convient le plus, elle tomberait insensiblement dans la défaillance : la seule faiblesse, sans autre maladie, serait capable de la faire mourir. Laissez-vous, madame, nourrir et engraisser de cette bonne nourriture et, quoiqu'il vous paraisse que cela vous laisse moins d'attention sur vos fautes, ne craignez point, car la seule vue de vos fautes, quelque étendue qu'elle paraisse, ne vous en guérit pas, comme la vue d'une blessure profonde n'y apporte pas le remède, mais le baume appliqué sur la plaie, quoiqu'il en dérobe la vue, ne laisse pas de la guérir. Laissez-vous, madame, [392] appliquer le baume de l'onction sainte de la prière : elle aura plus d'efficacité pour votre guérison que tous les retours que vous pourriez faire sur vous-même.
Donnez-vous entièrement à Dieu et laissez-Lui prendre un pouvoir absolu sur votre cœur. Dites-Lui souvent : « Seigneur, si Vous voulez, Vous pouvez me guérir1. Mais, hélas, si Vous n'appliquez pas le baume salutaire sur mes plaies, qu'il est à craindre qu'elles ne s'envieillissent ! » Que la véritable connaissance que vous avez de votre faiblesse vous porte à vous remette entre les mains de Dieu, persuadée que vous ne pouvez que vous opposer vous-même à un bonheur que vous voulez devoir à Sa pure bonté. Protestez-Lui que, quand vous pourriez vous guérir vous-même, vous n'y voudriez pas mettre la main afin de Lui devoir toutes choses. Oh ! que votre salut sera bien mieux entre Ses mains qu'entre les vôtres ! Dites-Lui souvent, avec saint Philippe de Néri2 : Seigneur, si Vous ne me gardez, je vous trahirai. Plus vous serez persuadée de [393] votre faiblesse, du peu de pouvoir que vous avez sur vous-même et du besoin infini que vous êtes du secours de Dieu, plus vous vous sentirez portée à Lui demander Son assistance contre votre propre faiblesse : vous vous découragerez moins et, loin d'être de mauvaise humeur contre vous-même, vous serez comme un enfant qui vient de tomber dans la boue et qui va d'abord présenter ses mains toutes sales à son père, afin qu'il les essuie ; ce père le caresse en l'essuyant, et l'enfant, loin de s'en fâcher contre lui-même, se presse contre son père, témoignant par sa petite action qu'il ne veut plus se séparer de lui puisqu'il tombe sitôt qu'il s'en éloigne. Tachez, madame, de vous tenir proche de Dieu et, lorsque vous serez parvenue à ne plus vous éloigner de Lui, à en approcher par un petit retour plein d'amour et de confiance, vous serez en assurance. Il faut aller à Dieu de cette sorte, et ne point se persuader (afin de n'être point découragée) que la perfection aille aussi vite que les idées que nous en prenons.
Lorsqu'on veut établir une solide piété, c'est un ouvrage très long, [394] et c'est beaucoup de ne pas reculer et de conserver une bonne volonté. Celui qui prend un pied de terre sur son ennemi a toujours l'avantage. N'est-il pas bien juste que Dieu punisse nos infidélités par quelques froideurs ? Mais ne craignez rien : pourvu que vous ne vous éloignez pas de Lui, Il saura bien vous conduire à Son but et Il ne vous laissera pas qu'Il ne vous ait détachée de tout ce qui Lui déplaît. Il vous poursuivra dans vos retranchements jusqu'à ce que vous soyez toute à Lui. Le soin qu'Il a de vous reprendre, de vous corriger et de vous instruire, marque une application particulière sur votre âme dont vous Lui êtes redevable. Croyez-moi, madame, avec bien du respect, toute à vous.
1Mat 8, 2.
2Philippe Néri (1515-1595), mystique et fondateur de l’Oratoire romain.
On peut dire de vous ce que saint Jérôme disait de saint Paul que vos [395] défauts seraient des vertus dans une âme de qui le Seigneur demanderait moins que de vous. Dieu vous a prévenu par une bonté extraordinaire. Il a récompensé un travail de plusieurs années par une oraison plus tranquille. Il a même voulu vous faire éprouver ce qu'Il fait faire chez nous lorsque, Lui ouvrant le cœur, nous Le prions d'en être le maître et de le tourner Lui-même selon les mouvements de Sa volonté, puisque Lui seul peut le faire.
Il a donc mis en vous les prémices de Son Esprit, de cet Esprit qui, selon saint Paul, crie en vous : Abba, Pater1, et Il l'a fait de la sorte afin que vous ne fussiez plus à Lui par la voie du raisonnement, mais par celle de l'obéissance et de l'amour. Or, ce qu'Il veut pour votre oraison, Il le veut pour la conduite de votre vie, et l'oraison doit être le principe et la règle de toutes nos actions, en sorte que, si une personne est toute dans le raisonnement à l'oraison, la raison doit la conduire dans toutes ses actions ; mais si Dieu commence à devenir le principe de son oraison, qu'elle soit abandonnée à Son [396] Esprit, il faut qu'elle soit de même pour toute la conduite de sa vie. Qui vous dirait autre chose, se méprendrait assurément sur ce qui vous regarde et vous ferait prendre le change. Je puis même vous assurer devant Dieu qui me fait vous parler, que vous auriez fait encore beaucoup plus de chemin, si vous aviez bien voulu quitter la voie du raisonnement pour entrer tout à fait dans celle de la foi et de l'abandon. Tout ce que vous abandonnerez à Dieu vous réussira ; tout ce que vous voudrez faire réussir activement, sera renversé, parce que Dieu est un Dieu jaloux. Oh ! n'êtes-vous pas heureuse qu'Il soit jaloux de votre âme ? Vous me demanderez peut-être de quoi je me mêle ? Je ne le sais pas moi-même.
J'ai trouvé madame dans de très bons sentiments ; j'espère que vous en serez plus satisfaite dans la suite que vous ne l'êtes à présent. Je vous prie de considérer que la perfection n'est pas l'ouvrage d'un jour. Dieu ne prend pas tout le monde comme sainte Catherine de Gênes2 : il faut donner le temps à la grâce de faire ses progrès dans l'âme. Elle n'est pas toujours de ces grâces victorieuses [397] d'abord, mais elle combat les contrariétés qui sont en nous comme le feu combat l'humidité du bois avant de l'embraser. Je vous prie de ne regarder pas tant ce qu'elle est que ce qu'elle pourrait être, si Dieu, par une bonté infinie, ne l'avait touchée. Je vous conjure de vous calmer par un abandon étendu et vigoureux : tous nos soins et nos inquiétudes n'avancent pas la besogne. Du reste, je crois que Dieu veut que, comme une mère pleine de bonté, vous supportiez en patience s'il croît quelque ivraie avec le bon grain, car le Maître l'arrachera en son temps. Il est de conséquence de ne pas arracher trop tôt l'ivraie de peur d'ôter aussi le bon grain3.
1Cf. Rm 8, 15.
2A l’âge de vingt-six ans « elle reçut au cœur la blessure d’un immense amour de Dieu, avec un si claire vue de ses misères et de ses défauts, et aussi de la bonté divine, qu’elle en fut pour tomber à terre. » (Livre de la vie admirable…, chap. II, trad. Debongnies, La grande dame du pur amour…). Cette expérience d’amour avait toutefois été précédée par dix années d’une tristesse qui allait jusqu’au désespoir.
3Mat.13, 29.
Je vous assure que je n'ai jamais changé pour vous, et qu'on ne [398] peut avoir une plus vraie et plus tendre amitié que celle que j'ai pour vous. Si je vous dis quelquefois mes pensées avec franchise, c'est un effet de cette même amitié, car, enfin, pourquoi auriez-vous de la considération pour une vieille qui n'est propre à rien, si ce n'est parce que vous avez cru que Dieu S’était servi d'elle pour vous attirer à Lui, et qu'Il peut S'en servir encore pour vous faire suivre sans détour le chemin que Lui-même vous a marqué ? C'est pour correspondre à ce que Dieu demande de vous, et de moi, que je vous parle quelquefois sans ménagement. Lorsque j'en use autrement quelque autre fois, de peur de vous causer de la peine, j'en ai honte pour Dieu, pour vous et pour moi. Soyez donc une fois persuadée que personne ne vous aime autant que je fais, et de cette solide amitié que rien ne peut altérer, parce qu'elle est fondée en Jésus-Christ.
Il ne faut pas vous étonner de vos sécheresses et de vos dégoûts, pourvu que vous ayez soin de vous exposer souvent devant Dieu en esprit d'abandon et de silence. Sans cela, vous perdrez un certain fond d'union à Dieu, qui [399] subsiste au milieu des choses les plus pénibles et des plus extrêmes aridités. Vous le perdriez insensiblement et sans vous en apercevoir, parce que l'habitude de vouloir faire la volonté de Dieu demeure comme un foyer, qui conserve sa chaleur quoique le feu diminue. Je vous conjure donc de ne vous point donner si fort aux autres que vous ne dérobiez quelque temps pour vous-même.
J'approuve fort ce que vous faites pour N. Il est juste de le consoler dans une si grande affliction, mais quand vous lui déroberiez une heure en tout un après-midi, cela, loin de lui faire de la peine, rendrait votre retour plus agréable. Dieu permet qu'on ne corresponde pas à ce que vous faites, afin de vous faire agir uniquement pour Lui ; et pour le faire efficacement, il faut faire mourir la nature dans ces choses, l'empêchant de sortir au-dehors par ces paroles témoignant, de quelque manière que ce soit, qu'on est sensible à l'ingratitude, car lorsque la nature s'émancipe de la sorte, on perd le fruit de ses peines, et on ne marque pas à Dieu que c'est pour Lui seul qu'on fait ce qu'on [400] fait : si c'est pour Lui seul, il nous doit suffire que Lui seul le sache.
Je sais qu'un naturel aussi vif que le vôtre a peine à se modérer et pourra encore s'échapper. Lorsque cela arrive, reconnaissons que c'est ce dont nous sommes capables, humilions-nous sans nous décourager, et Dieu fera l'ouvrage que nous ne saurions pas faire de nous-mêmes. Lorsque Dieu vous donne du penchant pour la retraite et qu'Il vous ôte le moyen de suivre entièrement ce penchant, c'est une marque qu'Il veut que vous mêliez vos occupations nécessaires de retraites, vous donnant autant que vous le pouvez à la retraite et vous prêtant à vos devoirs. Que je vous estime heureuse que Dieu veuille vous conduire par la croix ! c’est une mort qui donne la vie. Ne vous étonnez pas de vos défauts que vous y commettrez, pourvu qu'ils ne soient pas volontaires. Faites le capital de votre vie d'être fidèle à la croix et au silence ; ce seront, pour vous, deux amis fidèles, qui ne vous laisseront point qu'ils ne vous aient conduite dans le sein de Dieu. Je suis toute à vous.
Je prends beaucoup de part à vos peines, mais il faut les souffrir avec paix et soumission, car tant que vous voudrez secouer le joug, cela augmentera jusqu'à l'obsession. Le remède n'est pas de quitter le lieu où vous êtes ; c'est le contraire. Le démon fera tous ses efforts pour vous décourager et vous faire tout abandonner, mais ne le croyez pas, car la mort que vous souffrez aujourd'hui sera un jour votre vie. Ce que je crois qu'il y a à faire pour vous, c'est de vous soumettre à Dieu pour porter cette peine tant qu'il Lui plaira. Vous me direz que votre peine est un défaut qui peut déplaire à Dieu ? Ne savez-vous pas que dans la main de Dieu nos propres défauts nous servent de lessive, que c'est le savon dont Il [402] nous blanchit, qu'il ne faut pas se raidir contre la verge ? Plus les moyens dont Dieu Se sert pour nous corriger et nous purifier sont hors de nos idées et semblent choquer notre raison, plus ils sont efficaces.
Faites une remise de votre raison, et soyez résolue, mais du fond du cœur, de porter cette peine toute votre vie, si Dieu le veut. Dieu ne veut ni ménagement ni réserve dans le don qu'on Lui fait de soi-même. Il faut Le servir à Sa mode et non à la nôtre. Il nous faut tous mourir à nous-mêmes : la règle est générale pour tous, mais les moyens en sont différents et propres pour chacun de nous. Nous nous faisons des idées de perfection que Dieu renverse, nous faisant éprouver les choses les plus opposées à notre naturel, et c'est ce qui nous arrache la vie que nous avons en ces choses. Certainement aucun de nous ne choisirait le moyen de mort dont Dieu Se sert : on croit que d'autres moyens seraient meilleurs, et c'est ce qui nous trompe, car une mort de choix ne serait pas une mort.
Je regrette mes infidélités, me [403] direz-vous. J'en conviens, mais une peine involontaire comme la vôtre, n'étant qu'un sentiment et non un péché, vous ne devriez pas vous en alarmer. Toutes vos fautes ne viennent que de vouloir secouer le joug, et vous délivrer d'une peine qui vous humilie et ne vous plaît pas. Si vous la portiez en esprit de mort, ses effets ne serraient pas si violents : ils ne le sont que parce que vous voudriez vous en défaire. Demeurer donc paisible sous le couteau qui doit vous égorger, et ne regimbez pas contre l'éperon. Vous trouverez votre paix sans paix dans votre misère, contente que Dieu soit tout ce qu'Il est et vous, ce que vous êtes : pauvreté, misère, faiblesse, infirmité. Et chantez :
Je ne désire ni n'espère ;
Je suis content de ma misère ;
Seigneur, Tu m'en parais plus grand.
Je n'en veux pas la délivrance :
L'immuable contentement, où Tu vis éternellement,
Me fait aimer mon impuissance1.
1Dutoit n’indique pas de source : il s’agit probablement d’un poème de Madame Guyon, non répertorié dans la « table alphabétique de tous les cantiques et poèmes » qui termine les quatre volumes édités par Dutoit.
Personne, madame, ne s'intéresse plus que moi à vos peines, et si je pouvais contribuer de quelque chose à leur diminution, il n'y a rien que je ne fisse pour cela. J'ose cependant vous assurer, de la part de Dieu, qu'elles ne seront pas si longtemps si fortes. Ayez cette confiance en Sa bonté et espérez contre l'espérance même. C'est ce Dieu qui, selon le Sage, mène jusqu'aux portes de la mort et en retire1. Ne vous découragez point, madame, et ne cessez, quoique d'une manière sèche, d'implorer Son assistance jusqu'à ce que vous l'ayez obtenue. Dieu Se cache souvent pour éprouver notre fidélité et nous faire éprouver le besoin que nous avons de Lui. La principale vertu, et la plus essentielle après [405] l'amour et la fidélité que nous devons à Dieu, est la patience qu'il faut avoir avec nous-mêmes. Dieu connaît la faiblesse de l'homme qu'Il a créé d'un peu de boue, et Il ne lui laisse tant de misères que pour le tenir humilié et lui faire sentir la dépendance continuelle où il est de son Dieu. L'orgueil naturel à l'homme ne s'accommode pas de cette connaissance causée par notre expérience ; cependant, rien n'est plus utile, pourvu qu'elle nous engage à de fréquents retours vers Dieu, à Le chercher sans cesse, à rentrer souvent en nous pour demander du secours d'une manière même qui paraît peu utile, et à nous imposer quelque peine lorsque nous nous sommes éloignés de Dieu et que nous avons passé du temps sans penser à Lui.
Persévérez dans l'oraison malgré tous vos dégoûts : Dieu récompensera en un moment votre fidélité. La sécheresse dans l'oraison doit être prise pour pénitence du temps qu'on a passé sans penser à Dieu ; elle doit servir à nous humilier. Celui qui ne mérite rien n'a pas lieu de rien prétendre, et n'est-ce pas une assez grande [406] miséricorde que Dieu nous fait, de nous laisser auprès de Lui quoiqu'Il ne nous fasse pas des faveurs singulières ? Combien de courtisans se présentent devant le roi chaque jour sans en avoir une seule parole ? Et si un criminel, après une longue suite d'infidélité, avait seulement l'entrée auprès du roi, combien se trouverait-il heureux quoiqu'il n'eût jamais une faveur ? Allez à la prière, madame, mais portez-y cette disposition qui me paraît digne de votre courage, de n'y aller que pour faire la volonté de Dieu, de n'attendre de Lui nulle faveur, nulle consolation, nulle correspondance. Et dites-Lui : « Quand Vous ne m'écouteriez pas, ô mon Dieu, je ne cesserai jamais de Vous prier, de Vous demander Votre amour et la grâce de ne Vous être plus infidèle ». Dites encore avec Job : Quand il me tuerait, j'espérerai encore en lui2. Lorsque Dieu paraît le plus éloigné de vous, c'est alors qu'Il est le plus proche. Tachez de ne pas vous dissiper volontairement, ou de vous rappeler vous-même lorsque vous vous apercevez de l'être. Mais après cette [407] exacte fidélité, ne vous étonnez jamais des voyages continuels d'une imagination aussi vive que la vôtre. Dieu ne regarde que le cœur qui aime et qui prie : l'imagination n'y a que faire, elle ne peut non plus nous nuire que le bruit de quelques enfants qui joueraient auprès de vous, pourvu que vous ne raisonniez pas volontairement sur les folies qu'elle vous représente. Je suis, madame, toute à vous.
1Sg16, 13.
2Jb 13, 15.
Je prends une part si grande, madame, à tout ce qui vous regarde que je ne pourrais guère avoir plus de plaisir qu'en vous rendant quelque petit service. L'état de sécheresse vient aussi bien de Dieu que celui de consolation ou de facilité. Cela vous fait voir la dépendance où vous devez [408] être de Dieu, car il vous est également impossible de vous donner une disposition plutôt qu'une autre. Il n'y a point de votre faute du tout lorsque la disposition de facilité vous quitte. C'est la conduite de Dieu d'en user de la sorte envers presque toutes les âmes ; ainsi attendez-vous à souffrir toute votre vie de ces vicissitudes. L'état de facilité sert à encourager afin de poursuivre le chemin avec moins de peine, et celui de sécheresse sert à purifier et à nous tenir dans l'humiliation. Enfin l'un et l'autre sont glorieux à Dieu et utiles à l'âme : celui de sécheresse sert à épurer la foi et l'amour, car c'est servir Dieu à ses dépens.
Je ne m'étonne pas que, lorsque la préférence de Dieu est moins aperçue, vous soyez plus dissipée ; c'est que les sens sont plus à eux-mêmes, n'ayant plus cette bride que le Maître tient quelquefois d'une manière aperçue. Il faut alors avoir le plus de fidélité qu'il vous sera possible pour retourner incessamment en vous-même. Lorsque Dieu ne vous rappelle pas, rappelez-vous vous-même au-dedans. C'est dans ces temps que notre fidélité doit être [409] exercée, car lorsque Dieu nous appelle Lui-même, quelle fidélité y a-t-il, sinon suivre un attrait à demi-vainqueur?
Celui qui exclut tout raisonnement, n'exclut pas pour cela toute demande. Le raisonnement vient de l'esprit, et la demande part du cœur et du sentiment de nos besoins. Nous ne pouvons atteindre Dieu par nos raisonnements, mais nous Le pouvons fléchir par une demande humble et soumise. Ce que je vous recommande surtout, c'est une oraison libre, afin que ni Dieu ni vous ne soyez gênés. Le silence donne la liberté à Dieu d'opérer en nous et d'y imprimer Ses volontés et Son pur amour. Il faut aussi que notre cœur se répande vers Lui en affections libres et en demandes non forcées ni gênées, mais que Lui-même opère en nous. Évitez tout ce qui gêne et tout ce qui est forcé. Lorsque Dieu vous invite au silence, ne parlez pas, mais lorsqu'Il vous laisse la liberté de Lui dire quelques mots, dites ceux qui vous viennent naturellement à la bouche sans les rechercher, et soyez persuadée que les paroles que l'amour inspire sont toutes en désordre et sans suite, au [410] lieu que celles qui ont l'arrangement viennent de notre raison.
Je vous conjure d'avoir beaucoup de patience avec vous-même. La perfection que la nature imagine est impétueuse, elle voudrait que tout fût fait en un instant, mais la perfection qui vient de Dieu est longue parce qu'elle est efficace. Celui qui ne veut remuer qu'un peu de sable qui est au-dessus d'une roche, en vient aisément à bout, mais quand il faut enlever la roche peu à peu, le travail est difficile et paraît même ingrat. Dieu vous aime, aimez-Le avec paix. Je Le prie de vous donner Sa paix, et que cette lettre fasse l'effet de l'ange envers les pasteurs : qu'elle apporte la paix aux hommes de bonne volonté1. Je suis sûre que votre volonté est bonne et droite, mais les sens sont vifs et indociles. Ne vous en étonnez pas : un enfant de bonne volonté apprend enfin ce qu'il veut bien se laisser enseigner, quoiqu'il ne soit pas parfait tout d'un coup. Je vous conjure d'attendre tout de la bonté de Dieu : Il vous aime et vous m'êtes très chère en Lui.
1Lc 2, 14.
Je vous assure que vous m'êtes toujours très cher et que je partage avec vous toutes vos peines, que personne ne désire plus sincèrement que moi de vous voir à Dieu sans réserve. Dieu vous traite avec un soin paternel et une bonté sans égale : Il vous rompt Lui-même les obstacles que vous faites à Ses bontés, et Il fait par Lui-même ce que vous n'aviez pas la force de faire. S'il en usait autrement, ce serait une marque qu'Il s'intéresserait moins à ce qui vous regarde. Ces sortes de coup sont rudes, mais j'ose dire qu’ils sont nécessaires. Si Dieu ne coupait nos liens, loin que [412] nous les dénouassions, nous les serrerions toujours plus. La nature crie et se tourmente en de pareilles occasions, elle ne sent que l'amertume sans goûter la douceur, mais dans la suite, lorsque les choses seront changées de face, vous verrez cette main, qui vous paraît à présent si dure, pleine de suavité.
Toutes les choses auxquelles nous tenons fortement, nous coûtent infiniment à perdre. Plus Dieu aime une âme malgré ses infidélités, plus Il lui arrache tout ce qui la sépare de Lui. Tâchez donc de seconder les desseins de Dieu et de prendre Son parti contre vous-même. Donnez-vous à Lui afin qu'Il retranche sans miséricorde tout ce qui Lui est opposé, mais ne vous découragez pas : la nature, qui se sent ôter ses fausses douceurs, est comme dans la rage. Remarquez que ces douceurs apparentes qui renferment un poison séducteur, ont mille fois plus d'amertume réelle que tout ce qu'on peut imaginer. Combien cet amusement des sentiments vous a-t-il déjà coûté ? Si vous mettiez dans une balance les tourments que cette liaison [413] vous a fait souffrir, avec la douceur que vous y avez trouvée, de combien la peine surpasserait-elle le plaisir ? Laissez donc faire Dieu et vous direz un jour : Il a bien fait toutes choses1. En attendant, dites avec Job : Que celui qui a commencé de me briser achève et que j'ai cette consolation qu'en m'accablant de douleur, il ne m'épargne point. Je ne contredirai pas aux paroles du Saint2. Je suis sûre que c'est la disposition foncière de votre cœur, quoique la nature demandât le contraire : il la faut laisser se tourmenter. Qui nous délivrera de ce corps de mort ? Ce sera la grâce de Dieu par Jésus-Christ3.
Je vous porte dans mon cœur avec une tendre compassion. J'espère que Dieu achèvera de rompre vos liens ; ne faites donc rien pour les renouer. Je sais qu'il est dur de combattre toujours contre son propre cœur, mais c'est un combat digne de Dieu. Courage ! Soyez humilié de vos misères mais n'en soyez ni découragé, [414] ni abattu. Le découragement et l'abattement vous laissent en proie à vos ennemis qui vous trouvent par là sans défense, au lieu que la confiance en la bonté de Dieu, un sincère aveu de vos faiblesses, espérant contre toute espérance, attendant tout de Dieu, étant résolu de Lui être fidèle et de vous vaincre pour Son amour, sont les seules armes qui vous restent. Faites-vous un peu de violence, fortement, mais doucement. Dieu vous aidera dans votre faiblesse, je L'en prie de tout mon cœur. Ne doutez pas de ma tendresse pour vous. Oh ! quand Dieu vous sera-t-Il toutes choses ?
Je salue N. bien affectueusement ; je la prie de ne se pas laisser aller si fort à la douleur. La nature en cela se mêle avec la grâce : qu'elle vous aide doucement selon les desseins de Dieu à vous renoncer, mais qu'elle ne s'afflige pas. Dieu veut peut-être d'elle qu'elle vous sacrifie et vous abandonne à Lui, comme elle s'y est abandonnée elle-même. Ce sacrifice sera peut-être plus efficace pour attirer les miséricordes de Dieu sur vous que [415] toutes ses larmes. Lorsque je dis qu'elle vous sacrifie, je n'entends pas qu'elle ne vous aide pas, mais qu'elle sacrifie à Dieu ses idées de perfection, le zèle de votre avancement. Il faut que le même coup qui vous frappe, achève de la tuer. J'aurais bien des choses à dire là-dessus que je ne puis écrire. Je l'aime très tendrement et intimement.
Oh ! perdons enfin toutes vues d'état et de perfection ! Soyons longanimes : attendons plus de Dieu que de toute industrie humaine, même celle qui est avec bonne intention. Dieu renverse notre lit dans la maladie. Job disait : Je croyais me reposer dans mon petit nid4, mais Dieu l'a renversé. Nous bâtissons ce nid avec peine, comme des oiseaux spirituels qui ne veulent plus voler que dans les airs de la Divinité ; et lorsqu'il est bâti avec tant de peine et qu'on croit s'y reposer, Dieu le renverse. On croit, par ce qui est passé, que le nid doit toujours subsister, mais que les pensées de Dieu sont différentes des nôtres !
1Mc 7, 37.
2Jb 6, 9-10.
3Rm 7, 24-25.
4Jb 29, 18.
Le bon Dieu permet, ma très chère, qu'on soit quelquefois plus sensible à de petites choses qu'à des grandes, et j'ai bien de la joie de la confiante tranquillité de votre fond qui vous rend insensible aux avantages qui peuvent revenir à vous et aux vôtres. Cependant je ne puis m'empêcher de croire que si la chose avait été décidée autrement vous en auriez eu de la peine, car votre fond étant porté à la mélancolie, vous sentez plus vivement ce qui vous peine que ce qui vous fait plaisir, plus ce qui vous manque que ce que vous avez. Cette mésaise que vous éprouvez continuellement, est une marque que votre cœur n'est pas encore où Dieu le veut, et qu'il n'a pas cette largeur qu'il aura un jour.
Laissez tout passer, et laissez-vous [417] en proie à la mort qui donne la vie. Dieu Se sert de tout pour nous la procurer : même nos propres défauts y contribuent beaucoup. Ce qui serait en nos mains un poison est, en celles du divin Maître, une source de vie ; il faut Le laisser faire et demeurer entre Ses mains pour tout.
Cependant, lorsque vous sentez que votre peine sur quelque chose vous peut indisposer contre quelqu'un, je le dirais bonnement, non en vue de vous soulager, mais pour empêcher un certain froid qu'une chose gardée et non expliquée peut donner.
Quand vous avez des peines dont vous ne pénétrez pas la cause, il faut vous y livrer et vous en laisser dévorer, car ces peines purifient notre âme et sont fort utiles. Il [418] ne faut pas en être plus chagriné, mais il ne faut rien faire pour les écarter : il faut s'en laisser dévorer. Il n'en est pas de même des autres peines troublantes dont vous connaissez la cause : il faut sortir de la résistance ou de la réflexion qui la cause.
Quelquefois l'oraison est plus profonde parce que la présence de Dieu est plus distincte. L'oraison paraît plus superficielle dans la sécheresse parce que la porte est fermée ; elle est pourtant également bonne.
Je crains que les entraînements de vos occupations non nécessaires ne vous prennent trop de temps. Je me retirerais quelquefois d'une société journalière (rarement d'abord) sous prétexte d'affaires, vous dérobant à vous-même certains après-midi. Ne vous [419] étonnez pas de sentir réveiller les sentiments des défauts ; c'est le dogue enchaîné qui ne laisse pas d'aboyer et ferait bien plus de ravage si Dieu ne le retenait. C'est une chose admirable, et qui marque d'autant plus la dépendance où nous sommes de Dieu, et notre mauvais fonds, que de sentir que, lorsqu'on croit l'animal mort, il revit tout de bon. Il ne faut point vous inquiéter, mais vous présenter à Dieu afin qu'Il vous guérisse. La crainte anticipée pour le temporel me paraîtrait d'une plus grande conséquence, parce que c'est une chose plus en nous et qui excède les sentiments. Laissez-vous donc à Dieu pour le passé, le présent et l'avenir. Oui, mon cher enfant, j'espère que nous serons unis dans le temps et l'éternité. Amen, Amen !
Aujourd'hui que je suis mieux, je l'emploie à vous écrire. Pour ce qui vous regarde, laissez-vous pénétrer de la vue de ce que vous est montré, soit de vos misères en général, soit de vos défauts en particulier. Mais n'y ajoutez rien par la réflexion ni ne diminuez rien pour secouer la peine. Ce que Dieu nous fait sentir et connaître porte Son impression dans le moment ; tout ce qui est par-dessus, cela vient de la nature réfléchissante et ne sert de rien ni pour l'impression ni pour la purification. Ainsi recevez les dispositions dans lesquelles on vous met, laissez-les aller et venir.
Que vous dirai-je, sinon que je suis plus unie à vous que jamais ? Portons les temps d'affliction, de destruction, de renversements, les temps de colère, d'humiliation ; ce sont les temps de la justice et, par conséquent, de la gloire de Dieu. Nous Le recevons lorsqu'Il vient nous sauver ; recevons-Le lorsqu'Il vient pour détruire et pour perdre. Qu'aucun reste d'intérêt pour autrui ne nous empêche de nous unir à ce Dieu vengeur. Sa colère ne durera peut-être pas toujours, et elle n'arrêtera pas le cours de Ses miséricordes que Dieu ne pardonne à ce petit reste de la maison d'Israël. Mon cœur est présent au vôtre. Plus nous serons petits et simples, plus nous ferons un.
Votre lettre m'a fait un fort grand plaisir. Vous n'éprouverez que ce que vous devez éprouver dans l'état où vous êtes. L'intérieur est un paradoxe continuel. Plus le fond se perd en Dieu d'une manière pure et nue, plus les sens sont comme laissés à eux-mêmes, et la faiblesse des sentiments est comme les peaux du tabernacle qui le conservent en le couvrant. Je ne vous ai point oublié et, s'il y avait moins de vicissitudes à votre état, il serait moins sûr.
Il faut vous accoutumer au pur amour et à la foi nue : l'une est inséparable de l'autre. Plus la foi est pure, destituée de témoignages et de soutiens, plus l'amour devient comme une flamme pure qui s'élève au-dessus de toute matière. Plus l'abandon est pur, plus il est privé d'assurance ; il faut, afin [423] que cela soit comme je l'ai dit, que la volonté perde toute tendance après avoir perdu tout choix.
Laissez-vous donc dans la main de l'amour qui sera toujours le même, quoiqu'il vous fasse souvent changer de situation et de disposition. Le Seigneur fait toutes les saisons, le froid et le chaud ; cela nous suffit pour être parfaitement contents. Celui qui préfère une disposition à l'autre, qui aime plus la plénitude que le vide, aime les dons de Dieu et non pas Dieu, puisque, où il y a plus de vide et de dépouillement, il y a plus de mort, et où il y a plus de mort, il y a plus de Dieu.
J'avoue que je reçois toujours un nouveau plaisir de voir en vous les démarches de la grâce. Je ne vous ai pas quitté d'un moment, et croyez que c'est le même Dieu qui fait la pluie et le beau temps, l'abondance et la sécheresse. [424] Ce sont ces vicissitudes qui forment l'intérieur, comme les saisons différentes composent l'année. Oh ! laissez-vous mener à Dieu sans faire un moment d'attention sur vous-même, et tout ira à merveille. Dieu vous aime et Il vous a choisi pour Lui, mais Il veut tellement être le maître chez vous qu'Il n'y soit contrarié par quoi que ce soit. Il met haut et bas, dans la paix et dans les combats. Il prend plaisir de faire comme les vagues de la mer, Il prend dans Son sein, Il rejette ensuite sur le sable, c’est-à-dire en nous-mêmes. Soyons le ballon de notre bon Maître.
N. m'a mandé ce que lui a dit ... : il est fort alarmant. Pour moi, je suis contente de tout ce qu'il plaira au Seigneur d'ordonner : je serais prête de souffrir pour une seule âme non seulement la prison, mais la mort. Périls partout, et périls en aucun lieu : périls sur mer, sur terre, parmi les faux frères1. Tout est bon en Celui qui nous unit à jamais.
1II Cor., 11, 26.
Je reçois avec petitesse et action de grâces les marques de votre bon cœur. Il faut aussi que vous receviez simplement ce que je vous envoie. Ne nous étonnons jamais de nos faiblesses, ni des vicissitudes qui arrivent. C'est notre partage jusqu'à ce que nous soyons affermis en Dieu. Vos misères ne vous nuiront point pourvu qu'elles ne fassent que vous apetisser à vos propres yeux, sans vous en occuper ni y réfléchir. Il faut faire comme un homme qui, passant sur un serpent, avance le plus vite qu'il peut de crainte que s'amusant à le regarder il n'en soit endommagé.
Nos misères sont glorieuses à Dieu. Elles font voir qu'Il est seul saint, juste et parfait. Elles nous sont avantageuses, nous faisant connaître par expérience qui nous sommes.
Si nous étions toujours dans la [426] misère, nous perdrions courage, nous deviendrions pusillanimes ; c'est pourquoi Dieu nous relève. Si nous étions toujours debout, nous croirions nos forces plus grandes qu'elles ne sont et nous nous appuierions sur elles. Mais les vicissitudes font un juste tempérament : Dieu verse de l'un dans l'autre et tempère ainsi toutes choses. Il ne faut pas s'étonner de ces changements, mais laisser mener par les hauts et bas comme il plaît au Seigneur.
N., on ne peut prendre plus de part que je ne fais à votre nouvelle affliction. Dieu vous aime certainement puisqu'Il vous éprouve en tant de manières. La dernière épreuve m'apparaît la plus fâcheuse à cause des suites. Bon courage ! voilà le temps d'épreuve, le temps de misère et d'affliction : c'est une moisson pour ceux qui en savent faire usage en esprit de mort. Des coups [427] comme ceux-là sont bien propres à faire avancer l'âme, et plus en un jour qu'en plusieurs années de tranquillité. Nous avons besoin que Dieu nous hâte, sans quoi nous demeurerions amusés en cent manières. Ne doutez point, je vous prie, de mon amitié, et si je vous mande quelquefois les choses comme je les pense, c'est que je vous aime trop pour vous rien cacher.
Je viens de recevoir votre lettre. Je suis peinée de votre peine. Dieu ne vous l'envoie assurément que pour vous obliger à vous abandonner à Lui, car ce n'est pas en vous refusant de vous abandonner à Lui que votre peine cessera, au contraire. Vous savez que depuis quelques temps vous avez eu souvent de ces terreurs paniques : le démon ne veut par là que vous agiter, et Dieu le permet pour vous porter à [428] vous abandonner à Lui. Ce que Dieu veut le plus de vous est que vous mouriez à vous-même et que vous vous donniez à Lui sans réserve. Il faut avoir bon courage et ne point craindre des maux qui ne viendront peut-être pas, du moins je ne crois pas sitôt. Cela vous trouble, vous occupe et vous empêche de vous occuper de Dieu. Ne doutez jamais de mon amitié. Égayez-vous, car la mélancolie nuit au corps et à l'âme : la gaieté élargit le cœur.
On peut bien diviser les corps, mais on ne peut séparer les esprits qui ne sont qu'un en Dieu. Tant que nous serons à Dieu, nous serons unis. N'ayant qu'un même amour, nous n'aurons qu'une même volonté. Les premiers chrétiens cédaient à la force et, quoique l'on emprisonnât les uns et qu'on exilât les autres, selon le témoignage de l’Écriture, ils ne laissaient pas d'être ensemble par la communion des esprits, n’étant qu'un corps mystique, qu'un cœur par l'uniformité de volonté, et qu'un esprit, étant tous animés de celui de Dieu et remplis de la même foi. Quel gain croyez-vous que le diable trouvait dans cette division des premiers chrétiens ? Tout ce qu'il prétendait, en les divisant, était de les affaiblir. Toute leur force était dans leur union, dans un exemple réciproque, soutenu d'une foi mutuelle.
Que prétend-il à présent par tout son fracas ? Ce n'est pas de vous priver simplement d'une misérable qui n'est qu'un chien mort, mais c'est qu'il espère qu'après vous avoir retiré d'elle, vous donnerez dans la crainte que des gens sans lumière vous causent par des discours spécieux, mais très pernicieux. La crainte des tourments fut, au commencement de l'Eglise, la cause du naufrage de quantité de chrétiens, et la crainte de se [430] méprendre est la ruine des âmes intérieures. C'est pourquoi je vous dis avec l'Apôtre : Prenez garde que la crainte ne vous séduise1. Vous serez à couvert du dégât qu'elle peut faire chez vous si, aveuglant votre raison, vous vous laissez conduire par la foi. N. vous peut beaucoup servir : il est droit, savant et expérimenté. Soumettez-vous aveuglément à tout ce qu'il vous dira là-dessus.
Quand on est une fois certifié de sa vocation pour l'intérieur, il ne faut pas se persuader que le manque d'activité propre soit un défaut ; au contraire, c'est agir que de ne pas agir, puisque votre action ne sert alors qu'à interrompre celle de Dieu. On change souvent de dispositions, mais le fond de l'état doit demeurer fixe. Si la grâce donnait toujours à pleine voile, où serait l'abandon ? L'abandon peut être, je l'avoue, dans la volonté de s'abandonner, mais l'exercice de ce même abandon n'est que dans l'orage et la tempête, lorsque le ciel obscurci nous dérobe les brillants de sa lumière et ne nous laisse voir au-dessus de nous que des flots mutinés. Vous ne devez point [431] craindre l'oisiveté si vous êtes toujours fidèle à vos exercices, si la sécheresse ne vous rend pas plus négligente, si vous lisez pour rappeler votre esprit trop dissipé au commencement de l'oraison. Comme le principal effet de la lecture avant l'oraison doit être de recueillir l'esprit, elle est inutile lorsque l'esprit est recueilli et le cœur attiré, mais lorsque cela n'est pas, il faut lire avant l'oraison. Si cette lecture vous recueille, à la bonne heure, si elle ne le fait pas, vous avez fait ce que vous avez dû.
Il ne faut pas vous mettre en peine du reste. Vous ne devez point, dis-je, craindre l'oisiveté si vous conservez de votre mieux la présence de Dieu. Je ne parle pas de Sa présence aperçue, mais de la conformité de votre volonté à la Sienne. Si vous vous mortifiez beaucoup plus l'esprit que le corps, vous vivrez plus dans l'esprit que dans le corps. Si votre cœur est séparé des choses du monde quant au désir, quoique vos sentiments ne soient pas toujours d'accord avec eux, quand vous vous attachez aux devoirs de votre état plus qu'à vos goûts, lorsque vous vous [432] laisserez conduire à Dieu et non à vos arrangements, vous trouverez alors en cela le remède à l'amour-propre. C'est, de toutes les cures, la plus longue à faire : il faut avoir du courage et de la persévérance. Négligez vos sentiments, agissez par la foi, mourez à vous-même en toute occasion, et oubliez-vous le plus que vous pourrez et tout ira bien. Je suis à vous en Notre-Seigneur, sans réserve.
1II Th., 2, 2-3.
Je trouve vos remarques très justes. Il est aisé de voir qu'on se grossit les objets et qu'on voit les choses selon la peine dont nous sommes affectés, de sorte qu'avec un vrai désir de dire vrai et une croyance qu'on le dit, on ne le dit pas pourtant. Il faut que ce qui nous passionne [433] soit détruit afin que nous entrions dans la vérité, car l'illusion des passions est telle qu'elles ont leur fausse lueur qu'on prend pour la vérité.
Je prends part, je vous assure, ma chère enfant, à toutes vos peines, mais le Seigneur a ordonné que cela soit de la sorte. Je tire un fort bon augure de tant de difficultés. Lorsqu'on doit faire quelque bien, il faut qu'il soit précédé de la croix et de la contrariété. Les choses qui se font sans peine ne réussissent guère. Il n'est pas à propos de rien précipiter, car ce qui se ferait avec trop d'effort pourrait indisposer N. ; mais les choses se faisant avec douceur réussiront mieux. La nature est vive, précipitée et voudrait faire les choses tout d'un coup, mais la grâce est longanime et ne fait ce qu'elle veut faire que peu à peu.
Ne vous embarrassez pas de ce qu'on vous dit : Dieu ajustera tout pour Sa gloire et votre bien propre. Tachez de ne point réfléchir sur tout cela. C'est la réflexion qui perd tout et nuit à votre corps et à votre âme. Le divin Maître ne veut pas que vous fassiez ces retours. C'est pourquoi Il [434] disait autrefois à l’épouse du Cantique : Détournez vos yeux de moi car ils me font envoler1. Il s'envole lorsqu'on veut trop voir ce qu'Il fait ou ne fait pas.
Ne vous laissez pas trop aller à la douleur, ma chère fille. Vous êtes comme une poule timide et faible, je vous veux voir plus généreuse. Vous êtes peut-être entourée de gens qui raisonnent ; il faut laisser tous les raisonnements pour n'admettre que la confiance en Dieu et l'abandon à Sa Providence. Dieu est un Dieu jaloux, iI ne veut pas que ceux qu'Il conduit se mêlent tant d'eux-mêmes. Courage sans courage. Si vous voulez être fille du divin Maître, il faut aimer ce qu'Il a aimé. Je vous dis avec saint Paul : Devenez robuste dans le Seigneur2. Il fait beau voir des membres délicats sous un chef couronné d'épines3. Prenez les moments que vous pourrez pour faire oraison, c’est-à-dire pour rester en silence auprès du divin Maître. Quand vous n'auriez que la moitié d'un [435] demi quart d'heure, ne le laissez pas échapper. Il ne faut plus d'arrangement, mais la fidélité à prendre tous les moments sans en perdre un seul, et à remplir tous ses devoirs. Soyez docile comme un petit enfant, et ne vous laissez pas aller à votre imagination, qui est vive : elle vous mènerait loin.
1Ct, 6, 4.
2Ep 6, 10.
3Saint Bernard (Dutoit).
Ne vous mettez point en peine de la douleur naturelle que vous sentez pour la mort de la personne dont vous me parlez : on ne peut pas empêcher les sentiments de la nature. Vous voyez que la grâce les surmonte. S'il n'y avait point de combat, il n'y aurait point de victoire.
Pour ce que j'ai écrit à N., je l'ai conseillée comme j'aurais fait tout autre, sans me regarder. Croyez-moi, il faut la laisser à la Providence. Dieu [436] fait bien ce qu'Il veut faire, et c'est en vain qu'on veut retenir ce qui peut échapper. J'ai si peu d'estime de moi que je crois aisément que les autres ont plus de grâce. Vous faites bien de ne rien préméditer et de suivre le moment présent : tout autre conduite est sujette à la méprise. Abandonnez-vous à Dieu qui prend soin de vous.
J'ai appris, ma chère, que le Seigneur, votre Maître et le mien, vous visite. Vous savez combien je vous suis unie en Jésus-Christ et combien je partage nos maux et nos biens. Je ne doute point que vous ne fassiez un grand usage de l'état où vous êtes par un abandon total, espérant contre l'espérance même. C'est dans ce temps qu'il faut faire un sacrifice entier de ce que vous êtes pour honorer le sacrifice de la Croix. On sacrifie son bien et sa [437] vie pour son roi et pour sa patrie ; il faut quelque chose de plus pour Dieu.
J'espère que nous serons unies dans l'éternité comme nous l'avons été dans le temps et que, si je ne vous précède pas, je ne tarderai guère à vous suivre. Mon cœur ne se séparera jamais de vous, puisque c'est en Jésus-Christ que nous sommes et serons unies.
Ne vous étonnez point, je vous prie, de votre pauvreté, pourvu que vous soyez toujours simple et petite : cet état sera toujours le meilleur pour vous. Mais soyez assurée que si vous changiez votre caractère simple et ingénu, ce serait le plus grand malheur qui vous put arriver. Ce serait vous éloigner de Dieu, comme je vous l'ai mandé. Mais si vous êtes simple, le démon ne peut ni vous en arracher ni vous nuire. Plus [438] vous serez sèche, pauvre, étant néanmoins fidèle, plus vous serez bien. C'est le temps de mourir à vous-même, et toutes les choses qui vous flattent vous sont mortelles : il faut manger le pain sec, aller par la foi et par où vous ne savez, s'en fiant seulement à celui que Dieu vous a donné pour guide, que je prie de ne vous point épargner. Et que le goût naturel ne vous fasse point vivre en vous-même, au lieu de mourir afin de vivre en Dieu. Croyez que je vous dis vrai, et que je m'intéresse trop à votre âme pour ne vous pas indiquer un autre chemin si j'en avais un meilleur.
Je sais bien le tort que les louanges font aux enfants. Dieu vous fait part de bonne heure de Sa croix : cela me donne une bonne espérance. Mais soyez simple, et ne songez pas à vous donner plus de courage que Dieu ne vous en donne. Soyez simple, simple : c'est là la source de toute sainteté ; tout ce qui n'est point cela n'est qu'une montre de sainteté, vide de toute réalité. Souffrez la croix avec peine et répugnance, si Dieu le veut, et aussi sans peine, s'Il le veut. N'ayez point de honte de découvrir vos faiblesses, car alors elles [439] vous seront fort utiles ; mais si vous les conservez, elles se changeront en serpents. Soyez donc très petite, très fidèle, très mourante à tout, et vous serez dans la vérité. Mille fois toute à vous.
Je vous reçois, madame, de tout mon cœur de la part de Celui qui m'a donnée à vous sans réserve. Il sait bien, ce cher et divin petit Maître, qu'il n'y a rien que je ne voulusse faire et souffrir afin que vous fussiez à Lui selon qu'Il vous désire. Je suis trop persuadée des desseins qu'Il a sur votre âme pour ne l'être pas de ce qu'Il vous fera passer. Ce sera Lui qui sera votre chemin, votre force, et même votre faiblesse. Ô madame, qu'il est [440] bien plus avantageux d'être faible, lorsque Dieu nous laisse dans la faiblesse, que de vouloir nous donner une force qui, ne venant pas de Lui, serait une marque de la possession que nous avons de nous-mêmes ! L’Écriture nous assure que l'homme ne sera jamais fort de sa propre force1.
Aimons notre faiblesse puisque Dieu nous la laisse, et soyons comme des petits enfants. Lorsqu'un petit enfant est sale, il ne saurait se nettoyer si on ne le nettoie ; s'il est tombé par terre, il ne peut se relever si on ne le relève, il ne peut même faire un pas si on ne le lui fait pas faire ; il ne fait pas ce qui lui convient le plus, mais il laisse faire indifféremment de lui tout ce que l'on veut. C'est de ces sortes d'enfants que Dieu veut composer Son royaume, mais ces enfants sont incapables de hauteur, ils ne connaissent pas ce que c'est.
Pour la présence de Dieu, il ne dépend pas de vous de vous la donner, et je crois qu'il faut qu'elle se perde quant au sentiment. Laissez-vous posséder et mouvoir à l'Esprit du Seigneur [441] comme une plume que le vent emporte : ce sera alors que vous serez possédée de Lui quoique vous ne sentiez pas Sa présence. Il vous donnera le goût de cette présence, lorsqu'il Lui plaira, et vous l'ôtera de même.
1I R, 2, 9.
Dieu vous veut petit, et vous êtes encore un peu grand. Ce sont les grandes personnes qui vous gâtent. Cependant il faut devenir petit. Que faire donc ? Vous n'avez rien à faire qu'à être, avec moi, enfant. Votre état veut que vous voyiez les Grands, mais votre état ne veut pas que vous goûtiez les Grands. Quand vous serez petit, vous ne trouverez plus de goût parmi les Grands, quoique vous soyez obligé de les voir, car il y bien de la différence entre les voir et les goûter. Et vous me goûterez, moi, quand même vous ne me verriez pas. Ô mon [442] cher ..., ne négligez pas le don du Seigneur. Vous êtes à Lui, je le sais, mais je suis obligée de vous protester que si j'étais éloignée de vous, ce que vous avez de liquide se figerait et se glacerait ensuite, comme l'eau fait lorsque le soleil s'éloigne, et alors, par le plus grand de tous les malheurs, vous auriez du goût pour ce qui est grand et spirituel et du dégoût pour la petitesse et la vraie enfance, qui nous fait être comme bêtes devant Dieu et devant les hommes. Je prie mon cher petit Maître de vous imprimer Son esprit d'enfance, car c'est uniquement ce qu'Il veut de vous afin de vous faire un homme nouveau.
Il ne règne presque nulle part, mon cher petit Maître. Il veut régner en vous non par les douleurs, les opprobres, les ignominies, - ces choses portent un caractère de grandeur, - mais par la petitesse enfantine et puérile, qui est la chose du monde qui vous est la plus contraire. Ô quand sera-ce que mon langage sera non seulement compris, mais goûté de votre cœur, de telle sorte que tout autre viande lui sera insipide ? Ce langage est pour votre âme ce que le [443] pain est pour le corps. Jusqu'à ce qu'il vous mette en appétit de la petite enfance, il y aura toujours chez vous une fadeur pour cette petite enfance.
Il me prend une douleur si vive, dans le moment que je vous écris, de ce qu'il n'y a point de cœurs assez grands ni assez petits pour moi. Dieu ne presse la destruction de votre esprit et ne veut vous engager à un agir purement divin que parce que le temps va venir qu'Il veut Se servir de vous d'une manière singulière. Mais Il veut être seul chez vous, sans quoi rien ne réussirait.
Vous voulez bien, mademoiselle, que je vous souhaite une heureuse année, pleine des miséricordes de Dieu. Je prie ce grand Dieu, [444] qui S'est fait petit enfant pour l'amour de nous, de vous rendre participante de Sa simplicité et de Sa petitesse. Soyez simple envers lui, mademoiselle, ayant une oraison où vous L'écoutiez souvent, où vous Lui cédiez absolument les droits que vous avez sur vous-même. Soyez simple, par une intention si pure et une attention si droite que vous n'ayez que Lui seul en vue et pour but de ce que vous faites. Ne vous recourbez jamais sur vous-même, ni sur aucune créature, pour ne faire quoi que ce soit que par amour pur et droit, et rien par respect humain. Rien n'est plus opposé à Dieu que ces sortes d'actions qui, quoique bonnes, sont gâtées par une vue ou intention dont la créature est le principe.
Accoutumez-vous à servir Dieu pour Dieu même ; c'est en cela, mademoiselle, qu'il faut avoir un cœur conforme à votre naissance pour ne vous arrêter à rien au-dessous de Dieu. Qu'Il soit le principe de vos actions, et qu'aucune créature ne puisse se vanter de vous faire faire pour elle ce que vous ne faites pas uniquement pour Dieu. C'est ce que j'appelle un noble orgueil [445] que celui d'une âme qui regarde indigne de ses pensées, de ses actions, et surtout de la fin de ses actions, tout ce qui n'est pas Dieu. Ce que je vous dis ici, mademoiselle, n'exclut point la condescendance charitable, puisque Dieu en est le principe, mais il exclut tout respect humain, toute recherche de nous-mêmes, tout amour-propre causé par les retours sur nous-mêmes et sur nos avantages ; enfin il rend nos actions bonnes, épurant nos intentions.
Vous aurez en même temps la simplicité envers le prochain, car celle qui n'a d'autre vue que de contenter Dieu, a peu de mystères à faire et est toujours droite. On peut s'assurer sur ce qu'elle dit et qu'elle agit toujours de bonne foi, n'agissant que pour Dieu. On se doit une certaine droiture à soi-même, ne se dissimulant jamais à soi-même sur mille choses. On se flatte et on se justifie contre la certitude, ou du moins, contre le soupçon que Dieu nous donne au-dedans de nous que cela est d'une autre sorte. Je ne sais pourquoi je vous écris comme je fais : agréez ma bonne volonté, mademoiselle, et soyez, s'il vous [446] plaît, persuadée que personne ne vous honore plus que moi.
Vous perdez de votre simplicité et de votre franchise, et cela vous paraît vous mener loin. Ne savez-vous pas que ce sont les choses qu'on a le plus de répugnance à dire qu'il faut dire ? De la répugnance, l'on tombe dans [449] l'impuissance de parler, et l'on s'éloigne toujours plus : il arrive de petits entre-deux, ensuite des murailles, puis des montagnes, puis des espaces infinis. Je prie Notre-Seigneur de vous en faire voir et sentir l'infinie conséquence et de vous faire la grâce de ne point vous écarter de Ses desseins sur vous. Cet endroit est le plus délicat et le plus de conséquence de votre vie, qui ouvre ou ferme la porte à Dieu. C'est en Lui que je suis toute à vous.
J'ai le cœur bien serré depuis hier au soir ; je ne sais pourquoi. Il me semble que les enfants ne remplissent pas assez les desseins de Dieu sur eux. J'espère néanmoins que Dieu en aura soin et que, quoiqu'Il permette qu'ils soient faibles, Il ne permettra pas qu'ils [450] soient infidèles. Je sens une [telle] charité pour C. qu'il me semble que je donnerais ma vie, mais son cœur est dur pour moi.
Ma pauvre enfant, puisque le Seigneur me lie avec vous de plus en plus, soyons unies dans la petitesse et dans le rien, et par là nous serons unies à notre Tout. Ne vous séparez jamais de ce méchant néant car tout misérable qu'il est, il est pour vous le canal de la vie. Je vous dis, les larmes aux yeux, que je ne trouve point ni de parfait désintéressement, ni d'amour parfait : on se couvre des plus beaux prétextes du monde et des plus spécieux.
Ma chère enfant, soyons à notre divin Maître sans réserve ni partage ; c'est l'unique chose que je vous demande. J'aime N. plus que ma vie. Il est pour moi un mystère : je lui trouve des choses excellentes, j'en trouve d'autres qui font rebrousser mon cœur. Lorsque je suis de cette sorte, j'entre pour lui dans un esprit de sacrifice. Je sens que le capital pour lui, c'est la petitesse, que Dieu ne demande que cela en moi pour lui. Hélas ! Je sens dans mon cœur ce [451] qu'y sentait Rébecca : Esaü y combat Jacob, la chair et la prudence s'élèvent contre le pur esprit. Quoique je sache que les enfants sont très bons, je ne les sens pas encore (il s'en faut bien) remplir tous les desseins de mon divin Maître. Je vois de plus que le démon fait tous ses efforts pour les rendre infidèles. Soyez toujours plus simple, plus petite, et que votre cœur me console en quelque sorte de ce qui manque aux autres.
Ayez bon courage, je vous en prie. Abandonnez-vous à Dieu sans aucune réserve : Il vous conduira Lui-même. Cherchez-moi auprès de Lui et vous me trouverez. Ne vous étonnez pas de vos défauts, mais soyez fidèle à vous tenir attachée à Notre-Seigneur. Ne manquez jamais à votre oraison ; rappelez-vous le plus que vous [452] pourrez en la présence de Dieu. Pour N., je ne pourrai que difficilement lui écrire. Fortifiez-vous les uns les autres dans l'amour de Dieu et dans la voie qu'Il vous a marquée.
J'ai beaucoup de joie de vous voir dans ces dispositions d'abandon : c'est ce qui dilatera votre âme et la retirera de ce resserrement. Plus vous vous abandonnerez, plus vous trouverez que votre cœur s'étendra, en sorte que vous direz avec David : « Je courrai dans la voie de vos préceptes lorsque vous aurez étendu mon cœur1, sans que rien me fasse tomber ». Un homme qui court, quoiqu'il bronche quelquefois, pourvu qu'il ne s'arrête pas trop à regarder l'endroit qui l'a fait broncher, arrive plus tôt que celui qui va lentement, en tâtonnant, et rempli de crainte. Il y a longtemps que je désire pour vous cet esprit d'abandon général, qui n'est autre que l'esprit de foi et le parfait amour [453] qui bannit toute crainte2. J'espère qu’en vous jetant à corps perdu entre les mains de Dieu, vous vous trouverez tout autre : Il fait bien mieux nos affaires que nous ne les saurions faire nous-mêmes, Il les fait pour Sa gloire, et c’est tout ce que nous y devons désirer, et néanmoins nous trouvons notre avantage dans ce qui Le glorifie. Je vous assure que votre âme m’est bien chère, qu’elle me l’a toujours été, et que j’ai une vive espérance que Dieu achèvera Son ouvrage.
Je suis touchée de ce que N. prend le change. Il faut beaucoup prier pour lui, et espérer que Dieu le remettra dans sa place, car certainement, malgré sa bonne volonté, il est déplacé. Qu’il aurait besoin d’un homme qui l’aidât à entrer dans la piscine salutaire !
1Ps 118, 32.
2I Jn, 4, 18.
Votre lettre m’a fait un véritable plaisir, y remarquant votre détermination d’être à Dieu sans réserve. Vous avez mis deux fois « quoiqu’il m’en puisse coûter », ce qui m’a charmée. Il est vrai qu’il en coûte pour être à Dieu, mais je vous assure néanmoins que c’est Lui qui en fait tous les frais. Ne vous inquiétez donc pas de vous, puisque vous appartenez à un si bon Seigneur ; c’est à Lui à faire ce qu’il Lui plaira de ce que vous Lui avez donné. Il vous rendra bon compte de votre intérieur, pourvu que vous le Lui laissiez tout entier. S’Il vous prend quelque inquiétude sur ce qui vous regarde, dites à vous-même : « Je ne suis plus à moi, je suis à mon bon Maître : qu’Il fasse donc en moi et de moi tout ce qu’il Lui plaira ».
La conduite de Dieu n’est pas toujours selon nos vues. Il nous mène par un chemin, lorsque nous croyons devoir aller par un autre. La facilité, le goût, la présence de Dieu aperçue, sont une route bien satisfaisante pour [455] nous ; mais Dieu, qui ne veut que la mort de nous-mêmes, ne nous y laisse pas marcher. Il donne, au commencement, un attrait et un goût de Sa présence au-dedans de nous pour nous montrer le chemin par où nous devons marcher ; mais dans la suite, Il couvre cette route d’un nuage : nous ne laissons pas de marcher, mais d’une manière plus sèche, quoique Dieu y fait toujours de même : Il ôte l’agréable et jamais le réel, car Il substitue la foi à l’expérience sensible, qui est infiniment au-dessous.
Ne vous étonnez pas lorsque les occupations de votre état non recherchées vous ôtent le goût de Dieu ; n’y laissez point entrer l’amusement et l’inutilité ; du reste, retournez à Dieu et à l’oraison sitôt que vous avez quelques moments libres. Allez-y pour faire la volonté de Dieu, et non la vôtre, et vous y serez toujours bien. Vous serez contente, dans Sa volonté, de votre sécheresse et de votre pauvreté, que vous Lui présenterez simplement et sans discours.
Je suis ravie que vous vous souveniez de ce temps ici et de la naissance de notre divin petit Maître, qui, selon Saint Bernard, est d’autant plus aimable qu’Il est plus petit. Imitons Sa petitesse : il est plus aisé de s’abaisser et de rester en sa place, qui est le rien, que de s’élever. Il est descendu jusqu’à nous, S’anéantissant Soi-même, parce que nous ne pouvions aller jusqu’à Lui par l’élévation. Plus Il nous élève par notre condition, plus nous devons être abaissés par l’amour et la fidélité à la grâce. N. vous fera toujours du bien, il vous élargira le cœur, car notre cœur ne saurait être assez étendu pour recevoir l’immensité même. Défiez-vous de tout ce qui vous resserre le cœur. Allez à Dieu avec étendue, confiance et abandon : vous vous en trouverez bien.
J'ai pris toute la part que je dois aux dispositions que vous avez écrites à N. et dans lesquelles vous vous êtes trouvée dans votre voyage. Elles marquent un cœur vraiment gagné à Dieu, malgré la répugnance de la nature, et une protection visible de ce même Dieu. A travers l'ennui qu'une habitude de société vous cause dans cette solitude, vous ne laissez pas de goûter qu'il y a une douceur et un repos secret dans la séparation du monde. Le cœur de l'homme est tellement fait pour Dieu qu'il ne peut trouver de vrai repos hors de Lui, quoique les sens, amusés par un commerce continuel, se trouvent peinés de le perdre. Ayez bon courage : Dieu ne vous a pas fait tant de miséricordes pour ne pas achever en vous Son œuvre. Abandonnez-vous donc à Lui, et ne vous étonnez ni des peines, ni des difficultés, ni des sécheresses, car quoique que vous paraissiez sèche et privée de goût sensible, vous ne laissez pas d'avoir le goût de la foi, [458] qui vous fait agir contre vos sentiments et qui vaut bien mieux que tout autre goût. Vous êtes mieux que vous ne pensez.
Ne vous alarmez pas, je vous prie, si vous ne faites pas à vos terres tout le bien que vous désirez ; faites ce que vous pouvez et laissez faire le reste : tout ne se fait pas à la fois, et nous ne devons pas nous peiner de ne faire pas tout le bien que nous connaissons. Il faut en être humiliée et s'abandonner à Dieu afin qu'Il nous fasse exécuter ce qu'Il nous donne la volonté de faire, mais il faut demeurer en repos, faisant de son mieux. Contentez-vous de faire faire devant vous ce que vous ne pourriez faire vous-même ; c'est faire que faire exécuter.
Je vous conjure de vous supporter vous-même avec patience. La vertu ni la dévotion ne dépendent point des sentiments, mais de la fidélité à exécuter, malgré les sentiments mêmes, ce que l'on croit que Dieu demande. Si vous savez supporter en patience ce que vous appelez sécheresse, et demeurer en paix auprès de Notre-Seigneur, vous sentirez, avant même que de [459] sortir de l'oraison, qu'Il était bien proche de vous quoiqu'Il vous parût éloigné. Ce ne sont point les sens qui doivent être juges de ce qui se passe en nous, mais la foi, la soumission et la patience. Vous serez contrainte de dire un jour avec le Prophète : J'ai attendu le Seigneur avec grande patience et il s'est enfin abaissé à moi1. Je suis avec bien du respect, etc.
1Ps 39, 2.
Je vous avoue, ma très chère, que je ne puis tenir contre vous. Ne m'écrivez donc que pour la nécessité, et je vous répondrai pour cette même nécessité. J'ai toujours espéré de la bonté de Notre-Seigneur qu'Il suppléerait à mon défaut1 et que nous n'en serions pas moins unies, au contraire. Abandonnez-vous donc à Lui [460] sans réserve. J'ai cette foi qu'Il prendra soin de vous comme d'une fille très chère, et qu'Il achèvera par Sa miséricorde ce qu'Il a commencé. Les hommes peuvent bien séparer les corps, mais non pas diviser les cœurs qui sont unis par la charité. Je prie Notre-Seigneur de répandre dans votre cœur Son infusion divine. C'est cette bonne semence qui rapportera du fruit au centuple pour la vie éternelle. J'espère que ni les oiseaux ne l'enlèveront point, ni que les épines ne l'étoufferont point.
Les croix dont la divine Providence vous a partagée depuis que vous avez commencé d'être à Dieu, m'ont liée à vous plus que je ne puis vous dire, et je ne saurais me persuader qu'une piété qui a de si bons fondements, puisse périr. Ne vous faites donc pas de peine des croix que vous dites m'avoir procurées : je ne les regarde pas comme venant de ce côté-là, et si je les voyais comme venant de vous, je vous en aimerais davantage puisque vous m'auriez procuré le plus grand de tous les biens. Peut-on aimer Jésus-Christ et penser [461] autrement ? Je vous dois le repos dont je jouis dans ma chère solitude. La séparation de toutes les créatures est un mets si exquis pour l'âme que qui l'aurait bien goûté, regarderait comme malheureux ceux qui ne possèdent pas ce bien. Consolez-vous donc, je vous en prie, et soyons unies en mon cher divin Maître d'un lien indissoluble.
1Manque.
Voilà une lettre pour N. Je n'ai besoin de quoi que ce soit à présent. Tout ce que N. me mande pour prouver qu'il n'est pas propre à aider les autres, est ce qui le rend le plus propre, parce que ne pouvant compter sur lui, Dieu fera mieux toutes choses par lui et en lui. Tous, tant que nous sommes, nous croyons pouvoir [462] beaucoup ; nous voulons dominer, et tout le monde voit notre vide et le peu que nous pouvons et faisons. Pour lui, il ne se croit propre à rien et Dieu le rend propre à tout. Celui qui disait Ah, Ah, Ah1 ! fut par là rendu propre à conduire les autres. Cependant je ne voudrais pas qu'on le surchargeât des minuties dont chacun peut servir son frère simplement, mais des choses essentielles et de ce qui regarde une conduite suivie : surtout N. en a grand besoin.
Je crois qu'il doit prendre les amusements journaliers qui lui viennent comme de petits soulagements, et aller au jour la journée, sans route, sans chemin marqué. L'abandon ne marche pas et n'a que faire de route : celui qu’Il porte en trouve au milieu des flots, dans les rochers, dans l'épaisseur des forêts, dans les épines, enfin tout est route sans route ; il n'y a qu'à se laisser toujours mener les yeux crevés, sans penser où l'on nous mène. Nulle ressource pour nous, si on nous égare, si on nous précipite, nous nous sommes donnés pour cela. Tout ce que [463] nous avons à appréhender est de surcharger Celui qui nous porte. Si nous sortons de notre rien pour nous vêtir, nous serons trop pesants car Il est un petit enfant : Il ne porte que les enfants, encore faut-il qu'ils soient tout nus.
Ce qu'il dit du recueillement recherché est bien vrai pour lui et est présentement hors de son état. Il doit se reposer quelquefois (et non se recueillir) lorsque le Maître en donne le temps et la pensée. Ce conseil qui lui convient n'est pas pour d'autres, et N. s'est fait grand tort de le prendre pour elle : ses occupations sont volontaires à elle, de choix et de goût, et les autres sont d'ordre de Dieu. D'ailleurs l'aigle vole sur les hautes roches rompues, mais le petit oiseau doit se contenter du toit de la maison. Qui a des oreilles, entende ceci !
Tout ce qu'on décrit de soi me plaît, et c'est ce rien qui fait le tout ; lorsqu'on est un en Dieu, on n'est pas uni autrement que comme [on l'est] à Dieu, c’est-à-dire en mort, sécheresse et rien. Si cela est autrement, il ne serait pas le propre état de l'âme [464].
Lorsque Dieu donne une âme et qu'Il veut nous l'unir, on y sent une sorte de tendance : c'est comme si une eau sortait d'un endroit plus élevé pour remplir un bassin. Mais lorsque l'eau vient au niveau, tout cesse, quoique des deux eaux il n'en soit fait qu'une. Et plus le bassin approche de sa plénitude, plus l'eau diminue son mouvement et son bruit.
La mélancolie noire est terrible dans N. ; je ne lui prêche autre chose, mais cela est plus fort que lui. Je crois qu'il y a beaucoup de naturel en cela, et un peu de tentation.
1Jérémie, 1, 6.
Sitôt que je vous ai eu quitté, j'ai ouvert sans y penser l’Évangile. J'ai trouvé ces paroles : Ne vous souvient-il pas comme David mangea les pains de proposition qu'il n'était [465] permis qu'aux prêtres de manger, etc.1 Ceci pour vous. On ne peut être plus persuadé que je [le] suis de la vocation de M.* pour le plus extrême abandon, et comme Dieu lui a donné en vous une personne capable de l'y conduire, c'est un fruit de confiance en Dieu : Dieu l'ayant prédestiné pour être conforme à l'image de Son fils, et l'y ayant appelé, comme nous l'avons dit, à l'abandon le plus fort et le plus pur, il était de Son extrême miséricorde sur lui de lui donner une personne qui non seulement ne le retirât pas de la voie, mais qui même fût en état de lui aider. Aussi remarquerez-vous que Dieu, par une sagesse admirable, vous a donné à lui avant même de lui donner la lumière de l'abandon. C'est de cette sorte que Dieu, par une sagesse infinie, prépare les choses de loin, selon le dessein qu'Il a sur une âme. Il renverse quelquefois des royaumes pour une âme qu'Il veut sauver.
Pour revenir à M.*, la volonté en une âme comme la sienne suit toujours sans mouvement et sans délai la lumière qui est communiquée de l'abandon [466] en général. Et plus les lumières de cet abandon en général augmentent, plus la volonté les suit et s'y tourne, sans jamais reculer à la lumière. Il n'en est pas de même à l'abandon en particulier : lorsqu'il s'agit de quelque chose ou d'une thèse particulière, la lumière semble abandonner la volonté. Alors cette pauvre volonté n'ayant plus son étoile, se trouve vacillante et suit ou la force d'un je ne sais quoi qu'elle ignore, ou elle s'abandonne au sort, comme un homme que la nuit surprend, qui, après avoir perdu son chemin, s'abandonne sans savoir où il va. Alors, loin que la lumière vienne à son secours, la raison prend la place et ne sert qu'à représenter tous les dangers possibles et qu'à remplir de terreur et d'effroi. Mais quelque élevée que soit la raison, elle ne peut jamais tenir la place de la lumière, ni servir pour avancer avec assurance. Au contraire elle rend timide. Elle arrête ou fait retourner sur ses pas. Il est donc de la dernière conséquence de ne point prendre le change, et lorsque l'on a perdu le flambeau lumineux de la foi [467] pour entrer dans la foi obscure, de ne pas chercher d'appui dans la raison.
Mais, dira-t-on, souvent je m'égare, ou même je suis égaré. N'importe, vous ne trouverez de remède à votre égarement qu'en vous égarant davantage et vous laissant emmener au gré de l'eau sans s'arrêter à quoi que ce soit. La vue éloignée de ceci a même de l'onction et de la paix, mais que la pratique en est terrible à la nature ! Les premières grâces sont données pour mourir aux sentiments naturels, et ensuite aux spirituels. Mais la grâce de l'abandon infini est la grâce des grâces, c'est-à-dire la grâce qui porte le coup de la mort dans le plus intime de l'âme et qui ne laisse rien échapper à sa cruauté.
Il y a dans les Épîtres de saint Paul un endroit2, où, parlant de la paix qui est communiquée, il fait une distinction de l'esprit, de l'âme et du corps, qui me paraît d'une extrême expérience. On meurt aux sentiments corporels, à tout ce qui est extérieur et sensible, activement, et c'est la première mort ; on meurt passivement [468] à tout ce qui est de l'âme dans la passivité douce, aisée et suave ; mais on meurt à ce qui est du plus pur esprit dans le dénuement total qui n'excepte rien. Il y a quantité de personnes qui meurent de la première mort, il y en a quelques-unes qui meurent de la seconde mort, mais où en trouve-t-on qui meurent totalement de la troisième ? Cela est plus rare que l'on ne peut dire. C'est cependant à quoi monsieur N. est appelé. Tout le monde enseigne la première mort. La science accompagnée de la droiture approuve la seconde. Presque tout le monde combat la troisième.
1Mt, 12, 3-4. Amelote commente ainsi ces versets : « Ce que fit David. Jésus enseigne que la loi de Dieu écrite sur le papier, doit céder à la loi naturelle qu’Il a gravée dans nos cœurs, et qui ne sera jamais abolie. »
2 C'est au chapitre 5 de la Ière [épître] aux Thessal. (Dutoit) - « Je prie le Dieu de paix de vous sanctifier tous parfaitement, et que votre esprit, votre âme et votre corps, soient conservés sans tâche pour l’avènement de notre Seigneur Jésus-Christ. » (v. 23, Amelote).
Je vous conjure de ne point retourner sur vous-même et de vous abandonner à Dieu. Vous êtes obligée de parler à N. Il faut lui parler d'une manière qui lui convienne et qui lui plaise. Si l'amour-propre revient après coup, laissez cela : vous n'agissez pas pour le satisfaire. L'amour-propre est au guet pour attraper ce qu'il peut ; il n'y a qu'à le mépriser. Évitez surtout les retours et les [473] réflexions qui viennent après les choses. Cela ne fait que vous entortiller et vous enfoncer en vous-même. Comptez beaucoup sur la bonté de Dieu et sur l'amour qu'Il vous porte, tout indigne que vous êtes. Les sentiments involontaires ne sont rien, mais la volonté ferme et déterminée d'être à Dieu au-dessus de tout sentiment et de toute réflexion. Les réflexions et les retours sur soi-même sont comme les mouches dans une liqueur parfumée qui en ôtent toute la force et la bonne odeur, en sorte qu'elles rendent méprisables les choses de plus grand prix.
Allez à Dieu avec une détermination fixe et confiante de Le chercher toute votre vie, de ne vouloir que Lui au-dessus de tout et en tout. Les choses mêmes où vous serez entraînée par votre inclination particulière, comme les devoirs qu'on rend à un mari, etc. faites tout par un principe d'amour de Dieu pour suivre Son ordre et remplir vos devoirs. Quoique vous n'ayez pas cette vue actuelle dans les choses à cause de la dissipation et des sentiments, votre intention, déterminée à ne vouloir que Dieu, subsistant [474] toujours, cela suffit dans ces moments.
Je vous prie d'être gaie et d'élargir votre cœur, car Dieu est immense. Il faut éviter tout ce qui étrécit, afin que son étendue donne plus de lieu à Dieu. David disait : Vous avez étendu mon cœur et je courrai dans la voie de vos préceptes1. Plus le cœur est étendu, plus on court à Dieu avec vitesse. J'espère beaucoup de votre âme si vous ne vous laissez point entortiller en vous-même.
Pour votre
oraison, quelque sèche qu'elle soit, il faut toujours la faire. Ce
n'est pas celle où il y a le plus de goût qui est la
meilleure. L'oraison sèche marque qu'on la fait uniquement pour
plaire à Dieu et non pour se chercher soi-même.
Dieu veut de vous un grand abandon au-dessus de tout intérêt
propre et une grande foi. Il faut vous en fier à Dieu au-dessus de
toutes vos pensées. Lorsqu'il vous vient que vous n'êtes pas en
voie de salut, dites : « Mon cœur veut être tout à
Dieu, je Lui abandonne mon sort pour le [475] temps et pour
l'éternité. Pourvu que je ne cesse point de L'aimer et de Le
servir, c'est à Lui à ordonner de moi : je Lui appartiens sans
réserve ». Oh ! si, loin de faire des réflexions
continuelles sur ce que vous avez dit ou fait, vous vous jetiez dans
le sein de Dieu par un retour simple et sincère vous occupant de Lui
et non de vous, Dieu ne manquerait pas de vous assister, et vous
seriez tout autre que vous n'êtes !
Je crois que vous devez parler simplement avec les frères et dire bonnement ce qui vous viendra dans l'esprit, sans songer à vous rechercher. Si vous marchez simplement, vous marcherez confidemment2. Il faudrait mieux faillir en quelque chose, allant simplement, que de faire toutes ces attentions gênantes. L'amour de Dieu et l'abandon à Sa conduite corrigeront peu à peu tout ce qu'il y a à corriger et en suivant cette conduite, vous avancerez insensiblement.
1Ps 118, 32.
2Proverbes, 10, 9.
[476] Je vous assure, ma très chère, que c’est pour moi une très grande joie d’apprendre de vos nouvelles, et de celles de votre sœur que j’aime assurément très tendrement en Notre-Seigneur. Plus je la vois persévérer, et vous aussi, dans le dessein d’être à Dieu sans réserve, plus je me sens d’inclination pour l’une et pour l’autre : Qu’avons-nous à désirer aux cieux ? Et que voulons-nous sur la terre1 que de glorifier Dieu, de L’aimer de tout notre cœur, et de Le servir dans l’état où Il nous a mises et en la manière qu’Il le veut être de nous, sans nous inquiéter, mais recevant de Sa main, avec soumission et agrément, les infirmités qu’Il nous envoie, lesquelles nous empêchent de faire souvent certaines choses que la ferveur porte à faire ? [477] On dit, soit religieuse, soit personne séculière : « C’est que je voudrais remplir tous mes devoirs avec plus de perfection ». Notre devoir est de nous tenir en la place où Dieu nous met, et de supporter nos maux en patience.
Il y a de l’imperfection à vouloir avec inquiétude et empressement les choses trop parfaites. Si nous étions bien convaincus de notre misère et de notre impuissance et que nous eussions cette véritable humilité qui nous convainc du néant de la créature et du tout de Dieu, nous lui serions infiniment obligés de nous avoir appelés à Son service, quand ce ne serait que pour garder la porte de la basse-cour. Quand je vois que je ne puis rien et que je ne suis rien, je me contente comme un petit chien des miettes, je me tiens comme lui aux pieds de mon Maître. Ne soyez donc plus scrupuleuse, je vous en prie. Je l’étais, étant fort jeune, et un neveu de mon père, qui était un saint et qui a fini sa vie par le martyre, me disait qu’il fallait avoir plus de désir de plaire à Dieu que de crainte de Lui déplaire. Si j’osais, je vous dirais qu’il y a bien un peu d’amour-propre dans les scrupules, car le véritable humble, loin de s’étonner ni se troubler de ses misères et de ses faiblesses, s’étonne bien plus de la bonté de Dieu qui le soutient et qui l’empêche d’en avoir davantage, ce qui, loin de le troubler, le pacifie dans cette vue de la bonté de Dieu et le comble de reconnaissance. [478] Mais vous savez mieux que moi les sentiments de saint François de Sales sur tout cela. Il y a dans ses écrits de quoi instruire et pacifier le cœur. Ainsi jugez de ma joie de voir que vous perdez peu à peu vos scrupules.
Je sais la personne qui vous conduit, qui est un saint homme : vous faites bien de lui obéir ; il n’y a rien à craindre pour la doctrine ni pour le défaut de la lumière. Obéissez donc : c’est une providence que Dieu vous l’ait donné.
1Ps 72, 25.
Je vous conjure de ne vous inquiéter point de votre état. [479] Je le connais, je le sens même : il est bon. Ne vous arrêtez ni à vos pensées, ni à vos sentiments, mais allez toujours à Dieu au-dessus de tout, vous laissant telle que vous êtes. Le chemin le plus sûr d’aller à Dieu est celui qui vous éloigne davantage de vous-même. Oubliez-vous donc ; belle ou laide, de façon ou d’autre, ce n’est pas votre affaire : votre affaire est de chercher Dieu en vous oubliant vous-même.
Notre N. s’entretient trop dans sa mélancolie ; cela lui rétrécit le cœur, qui ne saurait être trop dilaté pour Dieu.
J’aime bien votre état, et le trouve aussi bon et meilleur que celui qui l’a précédé ... Je vous connais à fond. Il n’y a rien à faire pour vous à présent qu’à vous laisser montrer vos défauts, que l’on vous les fasse même sentir. [480] Il faut tout recevoir de la même sorte, et vous laisser purifier au Seigneur votre Dieu. C’est à Lui à tout faire, et à vous de tout souffrir, et vous regarder comme une statue qui se pourrait voir ébaucher : elle aurait souvent peine à souffrir des traits mal polis, et voudrait les voir adoucir ; mais il faut tout souffrir et tout laisser faire, sans mettre la main à l’arche, quoiqu’elle penche comme pour tomber.
J’ai lu avec un fort grand plaisir la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, y voyant les progrès de l’amour pur qui s’avance en vous [481] malgré les sentiments, et qui se sert même d’eux, tout faibles qu’ils sont, pour couvrir ses démarches.
Je suis assez peu capable de résolution d’une chose ou d’une autre, je ne sais pas même choisir ce qui paraît le meilleur, mais je me laisse de moment à autre telle qu’on me fait être, prête à tout et à rien. Dieu S’est servi de moi comme d’un misérable instrument sans que j’y eusse aucune part : dès qu’Il veut cesser de S’en servir, Il est le Maître, Il peut le laisser et le reprendre comme il Lui plaît. Celui qui ne prend intérêt à rien se laisse donner toutes les formes qu’on veut, et plus la volonté est souple sous la main de Dieu, plus elle perd toute consistance propre pour prendre à chaque instant la figure qu’il plaît à Dieu de lui donner. Il n’y a que l’eau qui puisse être de la sorte. Tout ce qui fait corps conserve toujours une forme, et par conséquent une opposition à être fait ce qu’on veut. L’eau prend la forme de tous les vases où on la met ; elle prend toutes les couleurs. Notre volonté doit être de même à l’égard de Dieu, et jusqu’à ce qu’elle [482] en soit venue là, elle n’est pas encore propre aux desseins de Dieu.
Mais, me direz-vous, comment connaître que la volonté en est là ? C’est lorsqu’elle se laisse mener sans résistance, et même sans répugnance où Dieu la veut : haut et bas, changeant aisément de formes, sans que tous ces changements lui causent aucune altération dans le fond, [n’] émeuvent les désirs ni les répugnances. Comment parvenir là ? Par la mort continuelle de toute volonté, par le renoncement de tous désirs, par une soumission continuelle à tout événement, et enfin par une continuelle oraison simple, par se laisser conduire par une foi obscure, quoique très certaine.
Ne vous étonnez point de la vivacité de vos sentiments. Il est excellent pour vous d’éprouver ce que vous êtes et ce que vous feriez sans une assistance spéciale du Saint-Esprit. Votre fond est tout à Dieu ; il est même affermi là-dedans. Il pourra arriver dans la suite que votre fond étant encore plus à Dieu et plus séparé des sentiments, [483] les sentiments en paraîtront plus vifs, quoique faibles dans leur vivacité. Ce n’est pas pourtant qu’ils soient plus vifs, mais c’est qu’étant sentiments imparfaits par leur nature, et n’étant plus soutenus de ce concours sensible que le fond leur donnait lorsqu’il était mélangé à eux, ils le font mieux sentir. Cependant quels qu’ils soient, vous discernerez fort bien qu’il y a quelque chose en vous qui en est entièrement séparé et qui est constamment à Dieu. Il est bon que vous soyez convaincu de ceci afin de ne pas vous accoutumer à juger de vous selon les sentiments, ce qui vous donnerait des hauts et bas à l’infini, au lieu que, méprisant les sentiments et ne vous attachant qu’à la vérité, vous poursuiviez votre chemin, malgré les doutes et les incertitudes qui s’élèvent dans les sens lorsqu’on suit une foi fort obscure, qui ne conduit pas l’âme par des assurances aperçues, quoiqu’elle la conduise très assurément. Lorsque vous vous trouverez porté à m’écrire, faites-le, je vous prie, sans façon. Je vous répondrai ce que Dieu me donnera ; s’Il ne me donne rien, je ne répondrai rien.
J’écris souvent qu’il faut perdre la propre sagesse et la propre conduite. C’est que Jésus-Christ, Sagesse éternelle, S’emparant de nous-mêmes et voulant nous conduire selon Sa volonté, veut que nous perdions tellement toute vue de conduite que nous nous laissions conduire de moment à autre dans un abandon total. Or cette conduite est entièrement opposée à la sagesse humaine, qui veut tout voir, tout prévoir et tout ranger. Et cette sagesse prévoyante est opposée à l’abandon où Dieu veut l’âme, et c’est afin que l’âme reste abandonnée à son Dieu qu’Il la conduit à l’aveugle, voulant qu’elle reste comme un enfant, sans soins ni souci de soi-même. Voyez un enfant entre les bras de sa mère : se met-il en peine des lieux où on le conduit, songe-t-il à sa nourriture, à ses habits, à ce qu’il deviendra ? Non, il repose dans le sein de sa mère. C’est ce que Dieu veut de nous, et lorsque on en use de la sorte, on est propre à tout. Dieu veille pour nous lorsque nous nous reposons en Lui par un abandon total, ce qui n’exclut pas de faire de moment à autre [485] ce qui est de notre état ; au contraire, n’étant point occupé de mille choses, on fait plus parfaitement ce qu’il y a à faire dans le moment présent. Dieu nous réveille sur tout ce qu’il faut faire, et dans le temps qu’il faut faire ; mais il faut suivre cet esprit veillant avec une extrême promptitude : c’est lui qui vous réveillera de votre lenteur, vous incitant doucement à faire, sans vous amuser, ce que vous aurez à faire. Si vous le suivez d’abord, vous le trouverez toujours prêt, et tout se fera en son temps : c’est cette divine Sagesse toujours assise à notre porte1. Mais si vous le négligez, il se perd, et l’on fait mille fautes, ne faisant pas les choses à point nommé. Un enfant est simple dans ses pensées et dans ses actions : il faut nous simplifier, non seulement dans notre oraison et dans nos paroles, mais aussi dans le raisonnement et dans les actions.
1Proverbes, 1, 20.
[486] Personne au monde ne prend autant de part que moi aux miséricordes que Dieu vous fait. Lui seul sait combien vous m’êtes chère, et que je vous porte dans mon cœur comme une nourrice son petit enfant. Je suis ravie que Dieu se serve de ....a pour vous éclairer, et de ce qu’il vous donne la petitesse d’en profiter. Cela me fait croire que Dieu a des desseins sur vous qu’Il consommera. Il faut courir pour fournir votre carrière. J’espère que le petit arrêt que vous avez fait, vous donnera de nouvelles forces pour courir dans les voies de l’amour sacré. J’ai toujours remarqué en vous beaucoup de bonne volonté, du courage, et même de la petitesse à avouer vos défauts. Rien au monde n’est meilleur que de correspondre à la grâce avec simplicité ; [487] mais quand vous écoutez la prudence charnelle, cela s’écarte insensiblement. J’espère que cela n’arrivera plus, et j’en suis même assurée.
Renouvelez donc votre abandon, votre foi, et jetez-vous à corps perdu entre les bras de notre divin Maître, qui vous aime assurément, et qui est venu vous chercher, non dans le mal, mais dans votre propre vertu pour vous donner la Sienne, dans votre propre amour pour vous abîmer dans Son amour même, qui a crevé l’enflure de la nature pour en faire sortir jusqu’à la moindre pourriture, afin que vous ne viviez plus vous, mais qu’Il vive seul en vous. Ne doutez point de ma tendresse et de mon attachement pour vous en Notre-Seigneur. Votre âme m’est plus chère que la mienne, elle me l’a été en tout temps, et je l’ai toujours présentée à mon Maître, afin qu’Il la changeât en Lui.
apoints de suspension chez Dutoit.
[488] J’ai eu bien de la joie de voir N. et d’apprendre par lui de vos nouvelles. Je ne souhaite rien de plus que de vous voir tout à Dieu, mais en Sa manière. Laissez-vous conduire ; et pour cela, il faut couper la vie et la racine de l’amour-propre. Mais qui est-ce qui le peut faire que Dieu ? Il le fera sans doute lorsque le temps sera venu, et par le contraire des mêmes choses qui paraissent vous détacher. Je ne suis point surprise qu’étant aussi sensible que vous l’êtes, vous en sentiez les effets malgré vous : il serait étonnant qu’étant ce que vous êtes, les choses fussent autrement. Ne vous amusez point à réfléchir là-dessus ni à penser à vous-même, mais oubliez-vous absolument, comme si vous étiez un autre. Demeurez en silence : que ce soit votre force, sans force, dans vos faiblesses. [489] Vous n’en demeurerez pas où vous êtes ; mais étant fidèle à Dieu, j’espère qu’Il vous fera faire votre chemin.
Tout consiste à être bien petit, bien renoncé, bien mort à soi-même, perdre toute consistance propre. Lorsque cela fera de la sorte, vous ne serez plus comme vous êtes. Si vous saviez combien la hauteur est éloignée de l’esprit de Jésus-Christ, vous en auriez plus d’horreur que du diable. La hauteur est d’autant plus dangereuse qu’elle s’augmente insensiblement, en sorte qu’on s’éloigne sans y penser, et si fortement, qu’on a toutes les peines du monde à revenir à la petitesse : il faut de nouveaux renversements.
Adieu, soyez sûr que je vous aime bien. Je prie Dieu pour la dame, et je souhaite qu’elle entre parfaitement dans les desseins de Dieu sur elle. Mais il faut que M. devienne lui-même bien petit pour aider efficacement aux âmes.
[490] Je crois bien que la patience que vous avez à souffrir ces contre-temps et ces dérangements est une excellente oraison, car il est certain que rien ne fait tant mourir à soi-même que ces dérangements. La nature se hérisserait là contre, surtout lorsque les ouvrages sont de conséquence : aussi ce sont de ces moyens que Dieu prépare Lui-même pour nous déranger et renverser. C’est cette volonté de Dieu momentanée, mais déclarée, qui se suit aisément malgré la répugnance de la nature. Mais que cette volonté cachée est bien plus dure lorsqu’elle fait perdre toute trace d’elle-même ! Vous l’avez trop éprouvé pour ne le pas connaître. [491] Je voudrais savoir si c’est encore votre disposition ; un oui ou non me suffiront.
Je crois que votre âme n’est plus guère en état de travailler sur vos défauts, et que Dieu, qui vous les montre et qui les détruit peu à peu, achèvera le reste, si cela est nécessaire pour Sa gloire. Car il est quelquefois plus avantageux d’avoir certains défauts que de n’en avoir point du tout. Dieu ménage avec une bonté toute gratuite les choses, en sorte qu’Il ne laisse voir que ce qui peut édifier, quoiqu’on sente jusqu’au fond la corruption. C’est là l’avantage de s’abandonner à Sa conduite : Il fait seul ce que nous ne pourrions faire par tous nos soins et nos arrangements les plus prudents et les plus mesurés. J’ai une grande confiance qu’Il achèvera en vous l’ouvrage qu’Il y a commencé.
Je ne voudrais pas que nos bonnes gens vous accablent de consultations vétillardes, mais que, dans les choses de conséquence, vous les décidiez du premier coup d’œil sans écouter raison, réflexion, ni hésitation. Plus vous irez avant, plus vous aurez d’étendue de cœur. [492] Vous vous promènerez dans la charité, dit Harphius1. Il est impossible qu’un cœur étendu ne dilate pas celui des autres, et cette étendue de cœur vient de la diminution de l’amour-propre foncier. Car je ne m’arrête pas à ces petits sentiments extérieurs, qui sont plus d’un enfant que d’un homme : Dieu les laisse comme les rideaux devant l’arche, pour couvrir votre fond à tout autre qu’à Lui. Pour la sagesse humaine, elle est plus nuisible que les autres défauts : elle empêche cette dépendance enfantine que la grâce veut nous donner, et qu’elle nous donne d’autant plus que nous laissons évacuer notre propre sagesse afin que celle du Seigneur vienne en la place. Que cette sagesse est divine, quoique couverte de faiblesse !
Le fond ne se discerne guère pour agir, si ce n’est par les répugnances ; dès qu’on le cherche, on ne le tient plus ; il faut aller en enfant qui fait et parle comme tout naturellement. Tant que nous possédons notre fond, il nous est aisé de le discerner moins ou plus que nous le possédons davantage, mais lorsque Dieu le possède, nous ne le discernons plus [493] parce qu’il s’écoule et se perd de plus en plus en Dieu, nous le perdons nous-mêmes aussi de vue. Loin de le chercher, laissez-le toujours plus s’écouler dans son être original.
Je n’ai pas prétendu que vous eussiez un recueillement actif, lorsque je vous ai recommandé de prendre quelque temps, mais une certaine cessation, qui donne plus de lieu à l’esprit de Dieu de vous posséder, ce qui est très utile. Je sais que lorsque la volonté est abîmée en celle de Dieu, elle porte une certaine préparation de cœur qui est une excellente prière que Dieu entend. Mais, outre cela, il faut se reposer de temps en temps pour entrer dans le Sabbat éternel qui commence dès cette vie. C’est une terrible menace lorsque Dieu dit : J’ai juré dans ma colère qu’ils n’entreront pas dans mon repos2. Et pourquoi ? C’est qu’on ne veut point entrer dans le Sabbat du Seigneur, dont l’extérieur n’est que la figure. Et pourquoi ne le veut-on point ? C’est qu’on ne garde point les voies du Seigneur. Mais comment les garderait-on si on les ignore ? Et comment n’en [494] serait-on pas ignorant, puisqu’on les combat, etc. ? Le diable et les hommes sont d’accord sur ce point. Mais il faut espérer que Dieu nous exaucera dans le temps favorable.
Que vous dites bien que tout abandon qui soutient, est un faux abandon ! c’est plus confiance qu’abandon. L’abandon n’est véritable que lorsqu’on perd toute ressource, qu’on croit longtemps l’avoir perdu, et qu’il n’en est rien. On ne connaît ce qu’on possédait que par la perte que l’on en fait. On dit : un pauvre est nu, lorsque pourtant il a encore bien des haillons qui le couvrent. Vous m’entendez mieux que je ne sais m’exprimer.
Que j’aime cette simplicité qui fait que nous nous pouvons dire aisément nos défauts avec une certaine égalité ! Permettez-moi néanmoins de vous dire qu’il est difficile que des personnes d’une grâce fort inférieure rencontrent juste3 dans les défauts qu’ils remarquent à ceux qui sont d’un autre degré. Souvent ils prennent le change et regardent comme défaut ce qui est vertu, [495] et comme vertu ce qui est défaut. Toutefois, il faut qu’ils le disent avec simplicité : ils peuvent souvent rencontrer juste. Il faut tout recevoir avec petitesse. Les uns doivent n’être point scandalisés si on ne se corrige pas de ce qu’ils croient défauts ; et les autres, toujours prêts à s’en défaire, ne doivent pas néanmoins s’embarrasser de faire quelque chose sur ce qu’on leur dit. Le simple acquiescement suffit. Lorsqu’on a répugnance à croire un défaut, c’est une marque qu’il y est véritablement ; mais lorsque après avoir reçu l’avis sans répugnance, tout tombe des mains, il faut le laisser tomber.
1Harphius (Henri de Herp), frère mineur (1400-1477), « le héraut de Ruusbroec ».
2 Heb, 3, 11.
3Tomber juste. (Usage classique du verbe intransitif).
[497] Je ne crois pas que vous en soyez encore à prétendre du goût dans la prière. Quelles sont donc ces pratiques que vous faites et que je ne comprends pas ? Ne savez vous pas que ces moments divins auxquels nous voulons adhérer sans cesse, et que nous tâchons qu’ils ne soient pas interrompus, que nous renouvelons souvent lorsque nous n’y sommes pas par habitude, sont l’unique pratique sans pratique que nous devons conserver ? Je n’entends pas parler des devoirs indispensables à tout chrétien, mais de cette disposition qui remplit une journée, qui sans cela serait bien vague.
Il faut (comme vous l’avez) une grande compassion des faibles. Pour les autres, qu’on nomme dévots de [498] profession, laissons-les comme ils sont sans avoir commerce avec eux que par nécessité, mais aussi sans s’aigrir contre, car nous nous ferions plus de mal qu’à eux. Il est vrai que les honnêtes gens du monde sont plus supportables et plus commodes dans le commerce de la vie. Nous devons supporter les forts et les faibles, mais nous ne sommes pas obligés de nous lier avec des personnes si peu sociables.
Au reste, je suis très contente de vos dispositions. Oubliez-vous vous-même absolument pour ne penser qu’à Dieu et à Sa volonté, et vous n’aurez rien à craindre. L’enfer n’est plein que de ceux qui ont pris le parti de la nature corrompue et d’eux-mêmes contre Dieu, qui se sont préférés à Lui. Et vous voudriez1 que ceux qui prennent parti de Dieu contre eux-mêmes fussent conduits avec eux ? Cela ne se peut. Tant que vous serez pour Dieu contre vous, que vous vous oublierez vous-même pour Lui, que vous L’aimerez au-dessus de tout, que vous n’aimerez que Lui et les autres choses en Lui et pour Lui, tout ira bien.
1ou : vous voudriez craindre [que] (Dutoit).
[499] Il n’y a rien à faire qu’à se laisser conduire de moment en moment par la Providence, sans vouloir rien savoir et connaître de l’avenir. Laissons-nous conduire en enfants et abandonnons à Dieu toutes nos entreprises sans vouloir avoir aucune assurance du succès, car lorsque l’âme est bien abandonnée, Dieu fait des miracles de Providence, mais lorsqu’on veut des certitudes, on est souvent trompé. Quittons donc l’assuré pour la foi : allons sans marcher, et sans savoir où nous allons. Si Dieu permet que nous nous égarions, c’est assurément que nous avons été et voulu voir où nous allions. Il faut aller ici comme le navire sur les eaux : il n’a point de traces avant lui, il n’en laisse point après lui. Il ne faut rien avoir avant marcher, ni rien retenir du lieu où nous avons marché, pour en faire une [500] voie. La Providence nous fera tous les jours une nouvelle voie inconnue, à la vérité, mais très sûre. Nous ne saurions mieux marquer à Dieu notre foi et notre abandon que de ne vouloir pas même nous assurer (sensiblement) de Sa volonté. Oublions tout.
J’ai un véritable déplaisir de l’embarras où P. a jeté N., car il ne m’est pas possible de douter que Dieu ne m’ait appelée à l’aider. Cependant je suis toute prête à m’en départir puisque je n’ai que Dieu en vue en tout cela. Mais comme il m’est impossible de la conduire autrement que par les lumières que Dieu me donne et qui sont inalliables avec celles du P., qui varient incessamment, je ne pourrais plus avoir de lumière pour l’aider si elle suivait cette conduite. Néanmoins je ne l’empêche point d’en essayer. Mais vous ne sauriez croire le tort que cela lui fait, car Dieu veut d’elle une obéissance aveugle et une fidélité à le suivre au moindre signal ; c’est par là seulement qu’elle peut sortir [148] d’elle-même. Cependant on veut la conduire par la raison. Pour moi, je lui avais dit de suivre la conduite qui s’insinuerait dans son fond, et celle que Dieu lui ferait goûter dans le plus intime de son âme, puisque c’est cet endroit réservé à Dieu seul où nulle créature angélique ni humaine ne peut entrer : il n’y a que Dieu seul qui y puisse opérer immédiatement. Mais elle est maîtresse de sacrifier au Dieu inconnu ou bien à la raison.
Pour vous, je vous conjure de demeurer ferme et inébranlable dans l’abandon à la conduite de Dieu qui ne vous laissera pas un moment. Le changement qu’Il a fait en vous depuis quelques années, et les miséricordes qu’Il vous fait encore sont des preuves assez fortes de la bonté de la voie. Mais qu’est-il nécessaire de chercher des témoignages, lorsqu’il ne s’agit que de mourir à nous-mêmes par toutes sortes d’incertitudes, sans vouloir chercher nulle certitude qu’en Dieu même, perdant tout intérêt propre de temps et d’éternité par hommage à la souveraineté de Dieu à qui ses créatures doivent tout, et qui a droit de tout exiger d’elles ?
Je vous prie de vous tenir ferme à ce que nous avons dit. Au nom de Dieu, laissez mourir et détruire votre raison. Vous n’aurez jamais une véritable paix sans cela. Soyez persuadée, je vous prie, de ce que je vous suis. N’entrez point en défiance là-dessus, car vous me trouverez toujours la même : ce que Dieu fait ne change pas. Ne réfléchissez point sur Sa conduite sur vous, mais consentez d’être la victime. Ma pauvre enfant, délaissez-vous, je vous en prie. Laissez-vous conduire comme un enfant, sans quoi mon âme n’aura rien pour la vôtre. Bon courage ! Mandez-moi vos dispositions, et comme vous vous êtes trouvée de notre visite. Mais au nom de Dieu, ne me cachez rien.
J'ai été beaucoup occupée de vous aujourd'hui sans en savoir la cause. Je vous assure que votre âme m'est fort chère en Notre-Seigneur. C'est demain le triomphe de la croix : heureux dans la douleur si elle triomphe véritablement chez nous ! Il en coûte toujours quelque chose pour être à Dieu, mais c'est une petite perte qui cause un bien infini. Jésus-Christ n'a triomphé dans l'Eglise universelle que par la croix, Il ne triomphera en nous que par la même croix.
On compte trois Eglises : la triomphante, la militante, et la souffrante. Et je puis dire que ce n'est qu'une seule Eglise, car nous ne sommes véritablement des pierres vivantes de l'Eglise de Jésus-Christ qu'autant que nous sommes dans l'ordre et la disposition divine. Une pierre qui n'est plus rangée selon l'ordre de l'architecte défigure un édifice, loin de l'accommoder. Cette Eglise est une, parce qu'elle n'a qu'un même Esprit et une même volonté : elle est gouvernée par le même Seigneur et [151] animée du même Esprit vivifiant. Ceux qui se laissent conduire à Dieu et qui suivent Sa motion sont des pierres vivantes ; hors de là, ce sont des pierres, à la vérité disposées par l’architecte, mais qui, ne pouvant s’unir et s’enchâsser dans cet ordre suprême et général, méritent d’être rejetées.
Ces trois Églises, qui ne sont qu’une, se trouvent en chaque âme particulière que Dieu conduit à la perfection. C’est d’abord une Église militante : tout chez nous est employé à nous combattre et à nous faire la guerre, tout est activité. Ensuite tout devient souffrant et pâtissant : toute l’âme est employée à souffrir les opérations crucifiantes de Dieu ; de l’actif et du combat, elle entre dans le passif : elle ne s’applique plus la souffrance, mais elle la soutient. Et c’est proprement cet état de double souffrance, pâtissant les choses divines, se laissant à la motion de Dieu et souffrant les peines qu’Il nous envoie sans que nous nous mêlions de nous, qui nous purifie, nous rend propres à être tellement mus de Dieu, et à laisser si fort anéantir notre propre opération [152] que Jésus-Christ vit et règne seul en nous. C’est alors le triomphe de Jésus-Christ, lorsque nous lui sommes parfaitement assujettis. Et c’est ainsi qu’Il S’est assujetti toutes choses par la croix et par les souffrances, comme il est dit qu’il fallait que le Fils de l’homme souffrît et que par là Il entrât en Sa gloire1, ce qui s’entend de cette double souffrance, aussi bien que quand il est dit qu’il a été obéissant jusqu’à la mort de la croix2 pour marquer sa double souffrance, particulièrement son état purement passif, Dieu étant en Jésus-Christ le seul agissant, et l’homme patient. C’est aussi par là qu’Il a triomphé et qu’Il triomphe en nous, et qu’Il nous fait triompher en nous-mêmes. Nous ne pouvons triompher qu’en Jésus-Christ et par Jésus-Christ.
Dès qu’Il est parfaitement triomphant chez nous et qu’Il a assujetti Ses ennemis, qui sont notre propre volonté et la propriété, nous triomphons nous-mêmes en Lui ; et nous trouvons alors en Jésus-Christ cet assemblage de ces trois Églises, qui n’en composent qu’une. [153] Aussi est-il écrit que trois rendent témoignage : l’esprit, l’eau et le sang3. L’eau est l’état de la première purgation, le sang, l’état patient, et l’esprit, celui de la possession entière de l’Esprit de Dieu et du triomphe de Jésus-Christ, car tout ce qui rend témoignage de Jésus-Christ dans le général de l’Église, rend témoignage du même Jésus-Christ en nous. Je ne sais pourquoi je vous écris ceci ; Dieu le sait, cela me suffit.
1Lc, 24, 26.
2Ph, 2, 8.
3Jn, 5, 8.
Serez-vous toujours en vous-même ? Tout le mal vient de ce que, lorsque vous avez fait une faute, vous oubliez trop tôt les miséricordes passées et vous donnez des noms aux choses. Une faute qui affaiblit une personne empêche-t-elle qu’elle ne vive ? Les Apôtres, tout transformés et confirmés en [154] grâce qu’ils étaient, laissaient-ils d’en faire ? Et vous n’en voulez point faire, puis d’abord que vous en faites vous condamnez votre état ! Vous faites tort à Dieu en vous humiliant comme vous faites. Vous vous dites démon : ces termes exagérants viennent de votre nature peinée et de votre amour-propre. Je vous conjure de ne vous en plus servir et de dire simplement votre peine et vos fautes (puisque Dieu vous donne l’humilité de le faire, et de le faire à une femme, ce qui est pour vous un très grand anéantissement), et laissez-vous tel que vous êtes, sans vous attribuer ni bonté ni malice : cela se fera lorsque Dieu, qui fait tout avec ordre, vous aura mis où Il vous destine, ce qui sera bientôt. On n’a pas l’immobilité sitôt qu’on est ressuscité, mais seulement lorsque l’on est transformé ; et plus l’âme en approche, plus peu à peu elle devient immobile.
Chaque état mystique se fait peu à peu : il a son commencement, son progrès et sa fin, et c’est là la différence qu’il y a entre le mystique et le naturel. Si on meurt, on meurt tout à coup ; si on ressuscite, de même ; et l’on a d’abord [155] et toutes les qualités d’un mort et toutes celles d’un ressuscité. Il n’en est pas ainsi dans le mystique : tout s’y fait peu à peu, et le ressuscité tient encore quelque temps du mort, comme le mort a tenu longtemps du mourant. Il y a une belle figure de cela dans Ezechiel : les os se joignaient premièrement les uns aux autres, ils étaient ensuite couverts de nerfs, puis de peau ; et après ils eurent le souffle de l’esprit qui les revivifia1. Voyez tous ces degrés, comme ils sont différents et successifs ; je crois qu’ils représentent mieux la résurrection mystique que l’autre qui se fera tout à coup. Job en est aussi une figure. Mais c’est assez.
Pour ce que vous dites de vos vues, tout cela sert très peu à nous anéantir. Il faut l’expérience du péché, quoique sans péché. Ô si je pouvais vous faire comprendre ce que je conçois ! Ha ! pauvre Pierre, vos chutes seront plus fréquentes, mais non pas pareilles ; mais la grâce qui suit la chute est plus abondante : l’avez-vous donc oublié ? Et les dernières miséricordes vous paraissent-elles effacées parce qu’il y a [156] un petit rideau devant ? Il va être tiré et vous le verrez. Oh non ! pour être un peu barbouillé, vous n’avez pas perdu votre caractère. Ne faites pas ce tort à Dieu : Il vous aime et Il ne vous fait de légères incisions qu’afin que le reste de votre pus sorte plus vite. Pardonnez, je n’ai pu me retenir, et il faut bien que vous me supportiez.
1Ez 37, 7-8 : « …il se fit un grand remuement parmi ces os. Ils s’approchèrent l’un de l’autre, et chacun se plaça dans sa jointure. Je vis tout d’un coup que des nerfs se formèrent sur ces os, des chairs les environnèrent, et de la peau s’étendit par-dessus ; mais l’esprit n’y était point encore. » (Sacy).
Je suis bien aise que vous disiez à cette personne ce que vous pensez d’elle, car la plus grande preuve que l’on ait de nos amis, c’est lorsqu’on vous dit nos défauts avec liberté. C’est une personne que j’aime tendrement. Il ne faut pas vous étonner qu’elle n’ait que peu ou point de peine de ses défauts ; [157] deux raisons y peuvent contribuer : l’une, que Dieu ne les lui manifeste peut-être pas Lui-même, attendant qu’un autre les lui dise, afin de lui faire exercer la docilité, la petitesse, la démission de son esprit, et l’humilité, car il n’est pas si difficile ni si surprenant d’être soumis à la lumière divine et de la croire puisqu’elle porte avec soi sa conviction et souvent son efficacité ; mais de croire un homme qu’on suppose pouvoir se tromper, et que l’amour de nous-mêmes nous fait croire qu’il se trompe en effet, c’est là où l’on exerce le plus la petitesse et l’humilité : on ne tombe pas d’accord avec lui, on ne se convainc pas, la nature résiste. Et cependant il faut croire et acquiescer, malgré les réticences de la nature.
L’autre raison qui fait qu’on s’assoupit sur ses défauts et qu’on a besoin d’être quelquefois réveillé, est l’impuissance où l’on croit être d’y mettre ordre. On ne voit pas qu’acquiescer et croire contre nos propres lumières soit le moyen dont Dieu Se sert pour nous corriger. J’avoue que nous ne sommes pas en état de faire des efforts purement actifs pour nous corriger, mais il faut [158] voir si ce défaut est un premier mouvement de surprise qui ne dure qu’un instant ; et ce sont ces défauts que Dieu laisse dans les justes pour les humilier. Mais si l’humeur dure, si cette humeur est accompagnée de hauteur, si on se sert de la raison pour y demeurer, si on la croit juste et raisonnable, assurément ce sont des défauts que nous pouvons (avec la grâce qui ne nous manque point) corriger, non en les combattant de front, mais laissant tomber cette humeur, cette hauteur, par un esprit plus doux, prenant sur nous les faiblesses des autres, sans terrasser celui qui est abattu.
Il ne faut point éteindre la lampe qui fume encore, ni briser le roseau cassé1. Mourons à ce que nous avons d’humain et de naturel. Dieu ne Se sert point de notre humeur ni de notre hauteur pour corriger les autres. Enfin soyons simples comme des colombes, mais prudents comme des serpents2 pour ne pas donner aux faibles des choses de trop forte digestion. Que ni l’antipathie, ni la sympathie ne nous règlent point. Ne nous prenons jamais pour la [159] règle des autres, mais conduisons un chacun selon sa portée dans l’esprit de Jésus-Christ. Suivons saint Paul, qui s’est fait tout à tous pour les gagner tous, et qui était faible avec les faibles3.
L’humeur sèche et haute doit se corriger par la douceur et par une patience infinie. Si ceux qui ont tant de grâce et à qui Dieu a plus donné ont tant de défauts eux-mêmes, ils sont bien plus obligés de supporter les faibles. Je crois que c’est la raison pour laquelle Notre-Seigneur a pris saint Pierre et non saint Jean pour être le chef de Son Église. Saint Jean n’avait point fait de chutes qui pussent servir de consolation aux pauvres Chrétiens pleins de faiblesses, comme en avait fait saint Pierre auquel Jésus-Christ voulait apprendre par là à avoir aussi de la compassion des autres. Saint Jean puisa dans la suite cette charité immense sur la poitrine de son Maître, qui lui donna des sentiments si différents de ceux que son premier zèle lui avait inspirés lorsqu’il voulait faire descendre le feu du ciel. Les misères de l’humanité sont très utiles pour nous faire [160] connaître ce que nous sommes. Que Dieu les multiplie assez pour vous rendre comme Il veut !
1Mt, 12, 20.
2Mt, 12, 13.
3I Co, 9, 22.
Je me sens toujours plus portée, M., sans en savoir la raison, à vous prier d’avoir des égards et des ménagements pour N. dont il a un extrême besoin. Il ne faut pas vouloir régler les autres sur ce que nous sommes, ni demander à un enfant qui ne peu supporter que le lait de se nourrir de pain sec. L’Esprit de Dieu fait faire ces discernements ; et ces gens qui veulent que tout le monde soit fort pour porter la perte des plus délicats soutiens de l’amitié, parce qu’ils se piquent de l’être, seraient peut-être plus peinés qu’ils ne pensent s’il les leur fallait perdre. Nul ne doit s’appuyer sur sa force lorsqu’elle est sur le compte d’autrui, car si la force est en nous, elle est mauvaise ; si elle est en Dieu, de quoi s’en glorifier ?
O qu’il est aisé de blâmer la tendresse des autres, lorsque l’on jouit de [165] tous les effets de la tendresse ! L’âne sauvage crie-t-il lorsqu’il a de l’herbe ? Et le bœuf mugit-il lorsque sa crèche est pleine de grain1 ? Pourquoi l’Écriture défend-elle de fermer la bouche au bœuf qui foule le grain2 si ce n’est pour nous faire comprendre qu’il y a un certain travail qui a besoin de soutien ? Je crois que vous devez m’en croire. Notre-Seigneur ne vous demandera pas si vous avez suivi une chose qui vous paraît meilleure et plus à votre goût, mais si vous avez fait Sa volonté : Sa volonté est que vous me croyez. Vous n’avez que deux voix à écouter : celle qui vous parle dans l’intime de l’âme, qui dit tout sans rien exprimer, et celle qui parle par ma bouche. L’esprit et l’épouse disent3 : Amen. Lorsqu’une chose est de Dieu, l’esprit et l’épouse disent la même chose.
Je vous conjure de ne plus demander conseil pour autrui, et de ne jamais décider des choses par le goût des autres. Vous ne les décideriez jamais purement, ni selon ce que Dieu veut, parce que le goût d’une personne que vous aimez entraîne aisément une [166] décision, surtout étant aussi petit et humble que vous l’êtes. Mais décidez sans nulle hésitation par ce je ne sais quoi dont nous avons tant parlé, qui se présente le premier, avant qu’aucune raison ait fait balancer l’esprit. Ceci vous est d’une si extrême conséquence pour remplir les desseins de Dieu sur vous et sur les autres que je ne vous donnerai aucun repos que vous n’y soyez entré. Acquiescez, je vous prie, de toute l’étendue de votre cœur à ce que je vous dis, car telle est la volonté du Seigneur.
1Jb, 6, 5.
2I Co, 9, 9.
3Apoc, 22, 17.
Comme il se faut laisser arracher toutes choses, je ne crois pas, monsieur, que vous deviez rien violenter pour trouver des temps d’oraison. J’espère que Dieu suppléera par Lui-même à toutes choses, et qu’Il fera d’une manière cachée le remplacement de tout ce qu’Il vous ôte. Vous ne pouvez pas douter que Dieu ne vous arrache Lui-même l’oraison, puisqu’en vous ôtant le goût des temps marqués, Il vous ôte en même temps tout moyen d’en prendre. Plût à Dieu qu’Il en usât de même pour toutes choses dans la conduite de votre vie !
Il n’y a rien de plus à souhaiter pour vous dans l’état où vous êtes, j’entends pour l’intérieur, que de vous laisser arranger et déranger par la Providence. C’est une suite tout ordinaire que d’être privé du goût aperçu de la présence de Dieu, lorsque l’on est privé des temps d’oraison marqués : le dénuement de l’un est pour l’ordinaire suivi du dénuement de l’autre. Ce que je vous demandais était s’il n’y avait point quelquefois de réveil de cette divine présence, même au milieu de vos occupations. Les défauts extérieurs deviennent beaucoup plus fréquents dans le temps du dénuement que dans les autres, mais il faut tout laisser passer en mort sans s’arrêter un moment et sans cesser de poursuivre son train. S’il faut être fidèle à se laisser dépouiller [168] à Dieu, il ne le faut pas moins être pour correspondre à ces réveils, et ne les pas écouter. L'abandon et l’égalité que vous avez en toutes choses opéreront tout. La vie dans l’état où vous êtes, paraît à la vérité ressembler à la vie purement naturelle, cependant elle en est infiniment différente. La conviction intérieure est un fort appui et très nécessaire pour faire courir l’âme par tout ce qui se rencontre. C’est ce témoignage, dont parle saint Paul1, de la filiation divine qui est au commencement plus savoureux, plus aperçu, et qui se dessèche et s’approfondit à mesure que la foi devient plus nue, mais qui ne quitte jamais l’âme qu’il ne l’ait introduite où Dieu la veut. C’est cette lumière sans lumière qui l’empêche de s’égarer dans sa route lorsque tout autre lumière lui manque, mais qui, cependant, devient à la suite si fort cachée, qu’elle ne paraît à l’âme que par une profonde douleur de sa perte. Mais comme ceci n’est pas encore de saison, marchez donc à sa faveur par tous les différents événements intérieurs et extérieurs. Que je souhaiterais de tout [169] mon cœur qu’elle fût seule dans le plus profond de vous-même, cachée à la raison loin d’en être soutenue ! Ce que je veux dire est que la raison en juge longtemps. Dieu vous le fera entendre s’Il le veut.
Je ne doute point que Dieu ne soit infiniment content de la manière dont vous en usez. C’est tout ce que vous pouvez et devez faire par rapport à votre sagesse, que de suivre le premier mouvement et ne rien raccommoder. Soyez persuadé que de la sorte tout se trouvera mieux et plus efficace que si vous arrangiez les choses avec toute l’adresse de votre esprit qui peut bien flatter un autre esprit, mais non pas toucher un cœur comme votre manière d’agir simple le touche et le gagne, parce qu’il n’y a que l’Esprit de Jésus-Christ qui puisse s’insinuer jusqu’au cœur et le gagner par dedans. Or cet Esprit ne s’insinue que lorsqu’Il est en nous le principe de ce qu’Il nous fait dire. Les autres manières de parler frappent bien et font un effet momentané, mais elles n’ont rien de fixe et d’arrêté : c’est une touche autant passagère que superficielle.
Je crois que vous ne devez pas [170] penser à l’avenir pour fonder votre propre sagesse, car Dieu ne demande jamais rien de contraire à la confiance. S’Il demandait quelque chose qui y parût contraire, ou ce ne serait pas Lui qui le demanderait, et en ce cas la conscience même servirait de règle, ou si c’était Lui, Il affermirait Lui-même la conscience pour ce qu’Il voudrait. Et ainsi cette même conscience qui rejette les choses parce qu’elles sont opposées à la volonté de Dieu, demeure tellement juge de cette même volonté de Dieu en nous, que souvent elle rejette une chose qu’elle avait acceptée longtemps, et en accepte qu’elle avait rejetée, parce qu’elle est en nous le ministre des volontés de Dieu. C’est elle qui fait tout le trouble de l’âme lorsque l’on n’obéit pas à Dieu ; c’est elle qui tient toujours ferme et demeure fixe dans la volonté de Dieu lorsque la raison y perd pied ; c’est elle enfin qui tient tête à cette même raison, et c’est d’elle qu’il est dit : qui a pu résister à Dieu et vivre en paix2 ? Elle est si fidèle que, quoiqu’elle ne reproche plus à l’âme les défauts extérieurs que la simplicité et l’abandon [171] lui font commettre, elle ne peut pourtant lui souffrir la moindre résistance sans la faire souffrir étrangement.
Comptez donc, monsieur, que l’âme de cet état ne va jamais contre la conscience, et que ce serait une erreur, non seulement une erreur, mais même une chose presque impossible dans les âmes beaucoup abandonnées : si elles voulaient passer outre, ce leur serait un enfer. Les âmes même les plus exercées n’agissent jamais dans le doute ; elles peuvent bien souffrir, comme malgré elles, une opération qui leur paraît douteuse, et à laquelle une force supérieure les entraîne, mais pour elles, il leur serait presque impossible d’agir contre leur conscience. Cette conscience est ce je ne sais quoi dans le fond que l’on appelle tendance foncière pour une chose, ou aussi répugnance foncière. C’est elle qui, comme je l’ai dit, conduit l’âme et ne l’abandonne pas d’un moment quoique tout le reste l’abandonne. Il ne laisse rien en doute à l’âme de ce qu’elle lui fait faire dans le temps qu’elle la fait agir. Cette même conscience, étant exécutrice des volontés de Dieu en nous, n’a garde de nous [172] rien faire faire contre cette divine volonté. Elle en est la principale officière ; c’est elle qui fait faire en cette vie à l’âme ce que Dieu veut d’elle lorsqu’elle est abandonnée à la volonté de Dieu, et qui ne lui donne aucun repos ni relâche qu’elle ne l’ait fait. Elle devient elle-même le bourreau de l’âme lorsqu’elle n’obéit pas, ne lui donnant aucun repos : d’abord elle lui donne un instinct doux et suave de ce que Dieu veut, ensuite elle venge Dieu des résistances qu’on lui fait ; dans l’enfer même, elle fait toujours son office, étant le plus cruel tourment de l’âme damnée.
Vous voyez donc, monsieur, qu’il est inutile de fonder votre sagesse sur l’avenir. Accoutumez-vous à l’employer toute pour Dieu contre vous, et alors, cette même sagesse, entrant dans les intérêts de Dieu contre vous-même, sera elle-même animée à faire qu’Il soit obéi. Tout le mal qui pourrait arriver serait de n’être pas docile à écouter la voix douce et délicate de l’Ami lorsqu’Il demande quelque chose. Lorsque vous entendrez sa voix, n’endurcissez pas votre cœur3, dit l’Écriture. [173] Pourquoi cela ? C’est que lorsqu’on n’est pas prompt à écouter cette voix délicate et à s’y soumettre, la conscience s’endurcit, c’est-à-dire qu’elle ne fait pas faire si fortement les volontés délicates de l’amour ; il se fait comme un mur qui empêche son activité. Mais lorsque l’on est fidèle à suivre cette voix secrète, elle devient délicate et fidèle, et elle ne laisse rien passer sans faire souffrir étrangement. Sa délicatesse fait qu’elle découvre les défauts les plus subtils qui paraîtraient souvent des vertus, et elle devient tous les jours plus délicate, secondant la jalousie de l’Époux ; quoiqu’elle laisse toujours plus passer les défauts extérieurs et apparents sans qu’elle s’en mette en peine, sa fidélité fait qu’elle ne laisse point en repos qu’elle n’ait fait faire ce que Dieu veut. Ce qui paraît étonnant, c’est que, plus elle est dure pour le dehors, plus elle est délicate pour le dedans. Elle suit les démarches de Dieu : lorsque la grâce est toute employée à combattre les défauts extérieurs, elle est toute occupée à le reprocher, mais à mesure que la grâce quitte le travail extérieur pour détruire l’esprit, son reproche devient plus délicat, [173] plus spirituel, et sur des choses que l’on ne se serait jamais imaginées. C’est là la véritable conscience, qui suit en nous les démarches de Dieu et de la grâce, car je n’appelle pas conscience une conscience fabriquée à notre mode, qui veut toujours s’arrêter à l’extérieur et jamais entrer dans le sanctuaire, qui fixe la grâce à un certain extérieur, loin de suivre la même grâce.
1Rm 8, 16.
2Jb 2, 4.
3Hb, 3, 15.
Ne doutez pas, monsieur, que vous ne soyez appelé à cette vie du Verbe dont vous me parlez, puisque ça a été le dessein de votre création et la fin de votre rédemption. Il est certain que votre activité naturelle y est un obstacle absolu à moins que vous ne la laissiez tomber, parce que l’activité de la [175] créature est directement opposée à ce repos divin qui est la disposition indispensable pour recevoir en votre âme cet Esprit du Verbe. On s’arrête longtemps sous bon prétexte, et pour vouloir se trop bien fonder, l’on passe toute sa vie à bâtir un édifice qui doit être détruit. Par là on se prive d’un bonheur inconcevable, et l’on dérobe à Dieu une très grande gloire.
Nous sommes souvent convenus, vous et moi, qu’il fallait laisser tomber toutes vos activités, demeurer simple et abandonné malgré la folie de votre imagination et les raisons que votre propre esprit et celui des autres pourraient vous apporter. Toutes les fois que vous y avez acquiescé, vous êtes entré dans la paix et dans la joie, parce que c’était votre place ; mais vous craignez, et l’on craint souvent pour vous, que l’on ne vous dénue trop. Il est cependant certain que vous ne posséderez réellement ce dont il vous est donné présentement du goût, que par le dénuement parfait et l’entière simplicité.
Laissez-vous donc sans réserve entre les mains de Dieu, et laissez-vous accommoder à Sa mode et non à la vôtre. [176] Il vous disposera Lui-même à S’écouler en vous. Laissez tomber votre activité, n’en souffrez point de volontaires sous quelque prétexte que ce puisse être, non plus que des défauts, mais souffrez ce que la surprise et la faiblesse fait en vous, sans vous, et portez-le en esprit de mort, car il faut aussi bien faire périr votre propre activité sur vos défauts que sur le reste.
Croyez-moi : allez courageusement, et marchez sans vous lasser ni vous arrêter par la réflexion ni par la raison, et vous irez où Dieu Lui-même vous conduira. Il faut une fois quitter votre propre conduite par un abandon total, et c’est présentement ce qu’il y a à faire pour vous. Cette activité est un fruit de la propriété, quoique ce ne soit pas encore la même propriété. Travaillez à présent à vous en défaire, et peu à peu Dieu vous éclairera pour vous la faire connaître telle qu’elle est. Elle est la propriété en tout ce que nous faisons et opérons, et enfin en tout ce que nous sommes ; et c’est ce que nous devons perdre peu à peu. Commencez donc tout de bon, je vous en conjure, et ne demeurez pas toute votre vie arrêté pour vouloir [177] trop bien faire, mais laissez-vous par un abandon total entre les bras de Dieu : Il en fera plus en un mois que vous en plusieurs années. Je Le prie de vous donner le courage de le faire.
Il y a toujours en vous des dispositions d’abandon qui vous rendent souvent indifférent et désoccupé du passé, du présent et de l’avenir, mais il faut prendre garde que ce sont des dispositions passagères et non pas des états fixes, sur lesquels on puisse toujours compter. Cependant, lorsque l’on s’exprime, on ne peut s’exprimer que selon la disposition présente. Quoique la jalousie se perde à l’égard de certains objets et de certaines choses, elle se conserve autant que l’amour-propre, et se couvre pour renaître de nouveau ; et ce qui paraît étrange, c’est qu’elle vient souvent pour [178] des choses les plus grossières et naturelles et moins spirituelles. A tout cela, il faut aller au jour la journée, et être comme l’on vous fait être.
La solitude est toujours utile lorsqu’elle vous est donnée par la Providence. Plus vous serez simple dans l’oraison, plus votre indifférence augmentera. Ce sera elle qui tranquillisera toutes choses, et modérera votre vivacité. Si l’indifférence enflait le cœur, elle ferait un effet contraire à sa nature, qui est d’amortir, puisqu’elle donnerait de la vivacité. Comme elle éteint la vivacité, elle diminue les forces actives ; c’est pourquoi l’âme se trouve plus faible pour le bien, n’étant pas une chose qu’elle doive opérer par la force, mais en mourant à cette force. Tant que l’âme demeure dans son équilibre, qui est l’indifférence, les autres volontés flottantes n’entrent point, comme l’eau n’entre point dans un vaisseau qui se soutient, mais si le maître vient à tirer l’ancre qui le tient ainsi ferme, il demeure fort agité.
Votre oraison doit vous être plus facile, parce que c’est elle qui est le point de tout le reste ; dès qu’elle se brouillera, le reste se brouillera aussi. Si vous êtes fidèle à rester simple, vous irez bien.
Ces paroles que Notre-Seigneur dit en chassant du Temple les vendeurs, nous sont d’une grande instruction : Ma maison, dit le Seigneur du monde, sera appelée maison d’oraison ; et il n’en sera point fait une maison de négoce1. Si, selon l’Écriture, nous sommes les temples vivants du Seigneur2, temples qu’Il préfère infiniment à tous les temples matériels, c’est à nous que ces paroles s’adressent. C’est dans les temples que l’on offre des prières. Ce doit donc être en nous que se doit faire la prière, comme le Roi-Prophète l’assure : J’ai en moi, dit-il, la prière que j’offre au Dieu de ma vie3. Ce doit être dans le sanctuaire de [180] votre âme qu’une oraison continuelle se doit offrir au Seigneur, et ce lieu ne doit être jamais occupé par le commerce des choses de la terre. Vos affaires peuvent bien occuper la superficie de votre esprit, mais jamais faire, pour un seul instant, l’occupation de votre cœur ; sitôt que votre cœur est incliné un seul instant vers les choses de la terre, quand ce ne serait que pour des moments, qu’il est susceptible à la joie ou à la tristesse qui ne vient pas du Seigneur, c’est un larcin qu’il fait à Dieu. Afin que votre âme soit un temple de prière continuelle, il faut que votre cœur vive dans une désoccupation continuelle des choses de la terre, et qu’il soit continuellement occupé de son Dieu.
Quoiqu’on ne soit pas toujours attentif à Dieu, le cœur ne laisse pas d’en être occupé d’une manière imperceptible ; et on le distingue lorsque le cœur n’est rempli d’aucune chose et qu’il n’est sensible à aucun avantage, quel qu’il soit. Je ne sais pourquoi je vous écris cela, si ce n’est parce que Notre-Seigneur vous veut d’autant plus désoccupé de toutes choses qu’Il semble vous donner des emplois qui vous [181] occupent davantage. Vivez séparé de tout et travaillez à vous séparer de vous-même, et vous serez comme Dieu vous veut. Servez-vous de toutes les rencontres que la Providence saura bien vous ménager pour vous faire mourir à vous-même, et n’en laissez perdre aucune, car elles doivent vous être toutes précieuses.
Doutez-vous que je n’aie pris part à ce qui vous est arrivé ? Je ne le crois pas. Je vous ai attendu jusqu’à quatre heures, et je partis sans pouvoir vous voir. Je vous assure que vous m’êtes très cher en Notre-Seigneur, et que je ne suis point indifférente à votre perfection, mais il faut faire mourir les saillies de la nature et la vivacité naturelle, car cela vous est de la dernière conséquence : vous ne vous apercevrez pas de ses trahisons. Lorsque vous sentirez de la promptitude, de l’empressement et de l’agitation pour quelque chose, laissez tout tomber et tout calmer, afin de posséder votre âme en paix dans tout ce que vous faites. Cela vous est d’une conséquence extrême, sans quoi la nature restera chez vous toujours vivante, se nourrira, et se fortifiera même par [182] tout ce que vous ferez qui vous paraîtra de meilleur. C’est à quoi Dieu veut que vous travailliez présentement, et c’est la seule chose qui peut vous nuire.
L’inclination naturelle que vous avez pour N. étant d’ordre de Dieu et un moyen même dont Dieu Se servira dans la suite, ne vous saurait nuire. Mais c’est vous-même et votre naturel qu’il faut craindre, car vous vous aimez beaucoup sans le connaître ; et quoique Dieu vous fasse bien des grâces, Il vous en fera de tout autres lorsque la nature sera plus morte. Je vous assure que votre âme m’est très chère, et que je voudrais de tout mon cœur pouvoir la servir, mais je ne le pourrai qu’à mesure que vous mourrez sincèrement ; vous verrez que par cette mort à la vivacité de la nature, l’oraison augmentera beaucoup. Ne craignez point de la faire simple. Soyez soigneux durant le jour de rappeler toute votre âme au-dedans, et de la laisser reposer sitôt qu’elle s’agite le moins du monde par une cessation de tout pour le moment.
J’ai vu N. : il m’a dit qu’il aurait voulu que je lui eusse répondu sur quelques objections ; s’il me les donne par écrit, [183] j’espère qu’il sera content ; j’ai même eu le mouvement de vous le dire.
1Mt, 21, 13 ; Jn, 2, 16.
2II Co, 6, 16.
3Ps 41, 6.
Il y a plus de deux ans que je vous ai dit que l’amitié, dont vous croyiez vous devoir séparer parce que vous la croyiez trop naturelle, était le moyen de la mort que Dieu vous avait choisi. Ne vous étonnez donc pas de tout ce que vous éprouvez : Dieu vous aime trop pour que cela soit autrement.
Il faut que le repos que vous trouviez dans le repos même, soit changé en agitation, que toutes les idées que vous vous étiez faites de pratiques de vertu, d’arrangement, etc. soient renversées et détruites, et que votre édifice spirituel soit renversé afin que [184] Dieu en fasse un autre. Il faut que vous deveniez enfant et que vous quittiez ce qui est de l’homme. Croyez que lorsque vous aurez plus d’envie que l’on vous parle, et que vous croirez en avoir plus de besoin, ce sera alors que cela n’est pas. Lorsque vous vous approcherez, on s’éloignera, et votre inclination ne sera payée que de froideur. Ce procédé, qui ne se fait pas par le procédé de la créature, mais par un ordre singulier de Dieu, vous est extrêmement utile à cause de votre naturel actif, qui est tel que, si vous trouviez toute la correspondance que vous pourriez attendre, l’homme serait une fin qui vous ferait agir en bien des choses, au lieu que ce doit être Dieu seul ; et cela se ferait insensiblement, sans même que vous le connussiez : vous vous reposeriez dans la créature au lieu de vous reposer en Dieu seul.
Vous éprouverez toutes ces faiblesses et encore bien d’autres ; mais donnez-vous bien de garde de vous décourager pour cela. Si vous n’aviez pas d’attache à cette personne, vous ne sentiriez pas si fort tout ce qui vient de là. Cette peine n’est pas finie, elle augmentera même dans la suite, loin de diminuer, jusqu’à ce que Dieu en ait tiré l’effet qu’Il en prétend. Il vous serait même autant inutile que dommageable de vous raidir contre cette peine : il la faut souffrir tant qu’il plaira au Seigneur, qui saura bien vous en délivrer lorsqu’Il le voudra, ce que tous vos efforts ne sauraient jamais faire. Vous avez raison de dire que le remède à ce mal est l’abandon pour le souffrir tant que Dieu voudra : il [le mal] augmentera, loin de diminuer. Un naturel vif est plus facile à émouvoir qu’un autre ; mais comme vous ne pouvez empêcher cette émotion, il la faut toujours laisser tomber.
Si vous pouviez d’abord tout accepter, vous souffririez moins ; mais souvent Dieu n’en donne ni la facilité, ni la pensée, afin de faire mourir par la peine. Quoique ce qui cause les mouvements soit un véritable amour-propre, Dieu ne laisse pas de S’en servir pour un effet tout contraire, qui est notre humiliation : il n’y a rien de si humiliant que cela. Il est nécessaire que vous fassiez usage de cette humiliation, [186] la portant dans toute son étendue, ce qui dit beaucoup.
Il faut sacrifier votre santé comme le reste. Votre entortillement ne vient que de vos réflexions ; il faut les laisser tomber. Votre naturel et le fond de corruption se fourrent partout : cela ne vous quittera que lorsque vous vous quitterez vous-même par la mort totale. Quoique les occupations continuelles qui remplissent votre esprit le travaillent à l’oraison et lorsqu’il veut se recueillir, il ne faut pas pour cela ni forcer votre esprit, ni quitter l’oraison, mais laisser tout tomber doucement. Les efforts de la volonté sont aussi inutiles : tâchez non à l’exciter, (ce qui ne ferait de la dessécher davantage), mais à vous tranquilliser. Sitôt que vous êtes seul, tâchez de vous calmer, et ce calme sera la meilleure prière que vous puissiez faire.
Il ne faut pas penser à vous soulager dans ces choses, mais les souffrir. Il faut que tous les plaisirs aient leurs peines qui les surpassent de beaucoup. Le fond de corruption qui est en vous n’exige point la confession, mais bien les fautes actuelles. Ne vous gênez [187] point là-dessus, et n’y allez pas si souvent. Dites seulement ce qui vous viendra dans l’esprit.
Il est mieux pour vous d’être sec à la communion, et vous ne devez rien faire pour vous procurer du sensible, mais demeurez paisible tel que vous êtes. Je ne crois pas que vous deviez vous faire une règle absolue de communier certains jours : il faut s’accommoder au temps. Lorsque vous le faites, que ce soit simplement. Si vous n’avez que des misères à présenter à Dieu, présentez-les Lui simplement. Les dispositions d’une âme sont toujours uniformes dans toutes choses, ainsi, laissez vous dénuer par tout et en tout. C’est à présent votre état : en perdant le goût sensible, vous avez l’intime, qui est bien plus pur, et que vous ne pouvez avoir que par la perte de l’autre. Les Confessions de saint Augustin ne sont plus de saison pour vous.
[188] Je voudrais que vous eussiez fait sans hésiter le remède que je vous ai dit : Dieu donne bénédiction à cette petitesse. J’espère beaucoup de votre âme si vous êtes fidèle à mourir au point que je vous l’ai dit, et à porter toutes vos faiblesses en esprit de mort, et surtout les privations des consolations. Lorsque Dieu veut qu’on meure à tout, Il sait bien en trouver les moyens. Évitez plus que la mort les entortillements en vous-même ; tout ce qui est de Dieu élargit et dilate l’âme ; mais ce qui est de nous-mêmes, l’étrécit, et met un obstacle aux opérations de Dieu. N’attendez de vous que misère et pauvreté, mais que cela ne vous abatte point : redoublez au contraire votre confiance en Dieu. Jusqu’à présent, vous avez trop attendu de vos soins et de vos pratiques, même les plus spirituelles. C’est ce qui a fait que les moindres dérangements vous ont toujours troublé, aussi bien que ce fond de nature qui veut aimer et qui veut des correspondances. Mais tout cela sera sapé non [189] en combattant, mais en souffrant, ce qui ne diminuera pas l’union1, car votre perfection y est attachée, mais détruira l’union, pour faire aimer en Dieu même. Je connais clairement que c’est cette impureté de votre affection qui empêche la correspondance, car c’est Dieu qui fait tout cela. Soyez large, gai, et ne songez jamais à faire ce que Dieu ne fait pas, ni à être autrement qu’Il ne vous fait être.
1C’est-à-dire l’union d’amitié qui était entre cette personne et une autre dont Dieu Se servira pour sa purification. (Dutoit).
J’ai le mouvement de vous écrire, et je le fais sans hésiter pour vous certifier que Notre-Seigneur vous veut de plus en plus pour Lui-même. Il est même assez content de vous. Évitez sur toutes choses ce qui vous fait vivre en vous-même. La plénitude de vous-même est le plus grand obstacle à [190] votre perfection. Allez toujours par voie de négation, n’admettant rien de ce qui fait un certain plaisir à la nature, j’entends par rapport à l’esprit. Fuyez d’être applaudi, et n’y donnez jamais lieu. Ne vous applaudissez pas non plus en ce que vous faites de bien, n’en admettez pas même la réflexion. Mais que tout se passe en mort, laissant tomber un je ne sais quoi que l’on sait fort bien qui nourrit l’esprit dans la propre complaisance, quoique involontairement. Je crois que vous m’entendez. Cette pratique vous tirera peu à peu de vous-même et vous empêchera de vous rapporter mille choses.
Possédez-vous le plus en paix que vous pourrez, non par effort, mais en laissant tomber sans action tout ce qui vous trouble ou vous met en mouvement. Ceci n’est point, comme je vous dis, un travail1, mais comme laisser rasseoir une eau agitée. Notre-Seigneur vous rend plus présent à mon esprit depuis quelque temps, et vous m’êtes plus cher en Lui que jamais.
1Une épreuve.
Il est aisé de vivre sans réflexions volontaires lorsque l’on est en paix, mais il est plus difficile lorsque l’on est agité de peine. C’est un fruit avantageux de la paix de découvrir ses misères et faiblesses, pourvu que l’on ne s’arrête pas un moment à les considérer sous prétexte même d’y apporter du remède. Lorsque Dieu Lui-même nous fait voir nos misères sans que nous les recherchions, Il nous les montre ou parce qu’Il les veut guérir, ou bien pour nous faire sentir ce que nous sommes et nous guérir par là d’un certain appui que nous avons dans le bien que Dieu fait en nous. Quel que soit le dessein de Dieu en cela, il en faut faire usage, non en s’y arrêtant, sous prétexte même [192] d’en être humilié, mais en les oubliant parce qu’insensiblement l’occupation de nos défauts nous occupe de nous-mêmes. Il faut donc simplement vous abandonner à Dieu pour qu’Il détruise en vous tout ce qui ne Lui plaît pas, car je vous assure que vous n’êtes pas capable par vous-même de vous corriger du moindre défaut, mais en vous abandonnant à Dieu, et demeurant attentif à Lui, Il y remédiera Lui-même.
Loin d’avoir du déplaisir de sentir notre impuissance, nous devons en avoir de la joie si nous aimons Dieu souverainement. Cette peine ne peut venir que de l’amour de nous-mêmes. Il faut aimer notre faiblesse et notre incapacité. Ô si vous découvriez l’infinie corruption qui est en vous, vous en seriez dans le dernier effroi ! C’est pourquoi Dieu nous cache ce que nous sommes et, par une économie tout admirable de Sa sagesse et de Son amour, Il ne nous découvre nos misères les plus cachées qu’à mesure qu’Il détruit celles qui le sont moins ; et enfonçant toujours Son opération, Il ne la fait connaître qu’après que Son œuvre est accomplie. Il n’y a point d’homme vivant qui [193] pût voir sans mourir un fond nu de tout bien et plein de sa propre corruption ; si Dieu ne nous le cachait avec soin, nul n’entrerait dans la voie de la perfection, et nul n’y persévérerait après y être entré : l'on perdrait aussitôt courage.
La faute dont vous me parlez n’était point faute en elle-même, puisque, selon ma pensée, vous ne sauriez être trop simple et petit à découvrir et vos misères et les sentiments de votre cœur à N. ; mais ce qui y est véritablement défectueux, est la vie1 que vous y avez prise, et les retours, après l’avoir fait. Je crois que vous devez avoir assez de petitesse pour dire à N. toutes vos faiblesses et toutes vos peines, sans prétendre pour cela qu’il change de conduite à votre égard. Cela vous fera incomparablement plus mourir que toutes vos réserves que vous croyez vertueuses ; vous en serez plus rapetissé et humilié ; et comme c’est un exercice que Dieu vous envoie pour vous faire mourir à vous-même, qui durera longtemps, que vous y aurez mille faiblesses qu’il vous sera dû de dire, je crois que vous devez faire votre capital de tout dire [194] avec une fidélité inviolable. Cela vous apportera beaucoup de grâce.
Je suppose, et je crois même que N. est en état de ne s’étonner d’aucune des faiblesses que vous pourriez avoir dans les suites lorsque vous les lui direz. Cette manière d’agir vous attirera beaucoup de grâces. N’ayez donc nulle réserve pour lui ; et craignez bien plus la propriété et le contentement que vous auriez d’avoir la force de garder les choses, que le soulagement que vous auriez en les disant. Comme cette fidélité dilatera votre cœur, elle vous donnera de la joie, mais cette joie est bonne, au lieu que la peine de votre réserve que vous regardez comme un bien et un acte de vertu, serait un défaut. Si vous étiez infidèle en ce point, vous seriez incommode à vous et aux autres. Consentez à n’avoir point de réserve avec N. et vous serez en paix ; faites-vous une vertu de réserve avec lui, et vous serez insupportable à vous-même et aux autres, et cette prétendue violence que Dieu ne veut pas de vous, vous ferait le même effet qu’une dévotion [195] mal prise, qui rend chagrin et insupportable celui qui la pratique.
La pratique de cela vous sera lumineuse et vous découvrira où habite la véritable vertu que vous ne connaissez pas encore. Votre union avec N. est de l’ordre de Dieu et, si vous vous en écartiez, votre amitié tournerait en opposition et vous décherriez de votre don. Regardez comme tentation tout ce qui détache avec chagrin et rebut. Plus vous serez unis en Dieu lorsque vous serez fidèle, plus vous serez détaché. Plus vous voudrez vous détacher par vous-même, plus vous serez attaché avec chagrin et une occupation imparfaite. Je conviens que ce que je vous dis là n’est pas la manière d’agir ordinaire des hommes vertueux en eux-mêmes, mais c’est assurément la conduite de Dieu sur vous, dont vous ne sauriez vous départir sans risquer votre don. Vous savez ce que je vous ai dit là-dessus il y a plus de trois ans.
Tous les défauts et les bizarreries que vous éprouvez ne viennent que de cela. Plus vous serez fidèle en ce point, plus tout le reste tombera. Souvent, faute de lumière, nous regardons [196] comme chose de peu de conséquence ce qui est l’essentiel de notre voie ; et nous sommes même si aveugles que nous combattons ce à quoi nous devons le plus céder. Soyez fidèle en ce point : tout tombera, vous serez gai et plus enfant.
Dieu vous aime assurément. Il aura soin de vous. Soyez fidèle en ce point sans prétendre de retour. Souffrez toutes les suites et les croix indispensablement attachées à cela, et croyez que Dieu a tout ménagé comme il faut. Vous le verrez mieux un jour qu’à présent. Quand vous aurez de la peine, soyez fidèle à m’écrire et n’y manquez pas. Ayez bon courage, tout ira bien.
1Attachement.
J’ai bien de la joie, monsieur, que vous ayez fait avec docilité [197] et petitesse ce que je vous ai conseillé, malgré même vos répugnances. Dieu aime plus infiniment le simple et humble aveu de nos misères que toutes les retenues d’amour-propre que l’on regarde comme de grandes vertus. Lorsque l’on s’accoutume une fois à cette simplicité, le cœur se trouve dilaté, et les mêmes choses ne font plus de peine. Une tentation découverte est presque guérie. Je me doutais bien que N. entrerait en cela comme il le devait. Que l’on serait heureux si l’on pouvait agir avec tout le monde avec simplicité chrétienne !
Je vous ai déjà dit que vous ne vous étonniez pas de vous voir plus sale : lorsque le soleil paraît, on voit mieux les taches. De plus, comptez que l’on ne possède pas les pures vertus quoiqu’on croie les avoir. Au commencement les défauts sont assoupis, mais ils ne sont pas éteints : leur source bouillonne incessamment jusqu’à ce que le Seigneur la tarisse Lui-même, la desséchant peu à peu. Alors les défauts paraissent plus au-dehors parce qu’il faut faire une saignée qui fasse écouler ces eaux croupies dans le fond de [198] nous-mêmes, cachées souvent à nos yeux et à ceux des autres. Vous êtes encore bien loin de voir la fin de vos imperfections : il faut trop de temps pour en évacuer la source ; il vous en paraîtra souvent de nouvelles, mais souffrez cela avec paix et humilité. Laissez tomber votre activité soit pour vous en occuper1, soit pour y remédier, car jusqu’à présent, par trop de bonne volonté, vous avez pris trop activement les conseils passifs, comme pourrait faire une personne à qui l’on dirait de laisser couler une rivière dont le cours est tout naturel, et qui voudrait, au lieu de demeurer en repos auprès de ce fleuve, le faire couler : cela ne servirait qu’à irriter les ondes, ou à retarder son cours. Délaissez donc toutes choses, et lorsqu’on vous dit qu’il les faut délaisser, n’allez pas vous en faire un travail, et ne faites pas une action d’une cessation d’action. C’est rendre le repos actif et faire un travail du sabbat.
J’ai encore à vous avertir de n’entrer jamais dans l’intérieur des [199] autres pour vouloir vous donner aucune de leurs dispositions. Car quoique la voie de la foi soit généralement la même, et qu’il y ait une infinité de conseils généraux (ce qui fait que l’on goûte ce qui est écrit sur cela), il y a cependant une conduite tellement singulière pour chacun de nous que ce qui fait l’état de l’un ne fait pas celui de l’autre ; et de cinq cents personnes qui marcheront dans la voie de la foi, il n’y en aura pas deux qui soient de la même manière. Disons-en autant de la perte et des moyens de mort et des destructions. C’est la merveille du parterre de Jésus-Christ : ce sont, si vous voulez, des tulipes toutes plantées dans la même terre, toutes arrosées des mêmes eaux et par le même jardinier, et cependant il n’y en a pas deux qui se ressemblent ni par la couleur ni par leurs panaches. Le Maître connaît Lui-même le prix et la valeur de toutes choses. Combien de pierres composent un édifice, toutes taillées par la même main, toutes placées par le même architecte, ce qui n’empêche pas qu’elles ne soient toutes différentes !
Quand je vous dis de vous [200] oublier vous-même, vous vous faites une occupation de cet oubli. Vous ne pouvez vous oublier qu’en ne pensant pas même à vous oublier. Vous irez très vite si vous comprenez bien une fois ce que l’on vous dit, et si délaissant toutes choses vous laissez même le délaissement. L’occupation à vous désoccuper d’une occupation involontaire vous est un obstacle. Une personne qui voudrait que les mouches la piquassent, et qui s’occuperait tout le jour à prendre ces mouches pour se les appliquer, nous seulement ferait une action de folie, mais de plus il empêcherait ce qu’il prétend. On lui dirait : demeurez en repos, et vous aurez sans peine ce que vous souhaitez.
Travaillez autant que vous pouvez à la douceur et à la condescendance pour le prochain : cela est nécessaire. La peine et la révolte que nous sentons lorsque l’on nous avertit de nos défauts, viennent de l’estime de nous-mêmes et du peu de connaissance que nous en avons.
1de ces imperfections. (Dutoit).
Le remède que vous me demandez contre l’amour-propre est celui de mourir à tout désir impétueux, même [à celui] d’être délivré de l’amour-propre, à toute attente, à toute tendance, même à celle d’être plus parfait. Vous avez une gourmandise spirituelle, une activité pour les bonnes choses. Il faut laisser la première sans nourriture, et laisser tomber l’autre. Le désir agité et plein d’anxiété de la perfection est une grande imperfection. Ne soyez point plus sage qu’il ne faut. La perfection de la perfection est la suprême indifférence pour la perfection ; encore ne faut-il point la désirer, puisque le moindre désir lui est opposé. N’allez point vous figurer qu’il faille des états rangés et, de suite, certaine [202] conduite d’un degré à l’autre1. Simplicité, oubli de soi au commencement, au milieu, et à la fin.
Je n’ose vous décider2 (touchant votre maladie), car je ne vois pas votre foi assez ferme pour cela, et je n’aurais pas grâce pour vous décider juste, à cause de vos retours. Demandez à N. et faites ce qu’il vous dira. Souffrez, puisque le Seigneur le veut. Suivez le médecin et vous ferez bien. Du reste, abandon.
1Obscur : et par la suite ?
2Amener quelqu’un à faire quelque chose.
N’ayez point de peine pour la faiblesse de votre foi, et soyez persuadé que je ne vous en aime pas moins ; il ne dépend pas de nous de nous la donner ; et il est toujours plus juste de se servir des remèdes ordinaires, à moins que l’on n’eût une foi prévenante qui vient du fond et qui, [203] ordinairement, a son efficacité. Combien de malades du temps de Jésus-Christ qui ne furent point guéris ? Il faut donc avec fermeté vous tenir aux règles ordinaires de la médecine, et ne vous point embarrasser là-dessus. Dieu l’a permis de la sorte pour vous ôter un appui que vous prenez naturellement dans les choses, mais au nom de Dieu, ne vous occupez pas un moment de cela, et demeurez abandonné au Seigneur. Ce ne sont point les choses extraordinaires qui nous sanctifient, mais l’abandon et la résignation, l’oubli de nous-mêmes et le délaissement de toutes choses entre les mains de Dieu.
Bon courage ! Ne vous entortillez pas un moment, quoi qu’il arrive, mais allez par cela même à Dieu seul. Ne vous découragez pas. J’espère beaucoup de votre âme. Je me repens de vous avoir fait de la peine. Allez votre chemin, au nom de Dieu. Ne vous laissez point occuper de vous, mais croyez que Dieu en prend un soin particulier. Si vous croyez ne pas autant avancer que les autres, soyez persuadé qu’avec le temps vous aurez votre tour. Je crains [204] beaucoup que vous ne vous laissiez trop abattre.
Que vous dirai-je, sinon que vous soyez si petit que l’on ne vous voit plus ? Mais vous ne parviendrez pas à cela par des désirs angoisseux, mais bien par le large, la joie, la liberté.
Ne vous faites point un monstre de la perfection. Mon divin Maître est doux et suave, Il ne violente rien : soyez de même. Je vous défends d’être triste et, puisque je ne puis guérir votre jambe, je veux entreprendre la cure de votre âme : j’y réussirai mieux ! Oubliez-vous, et vous perdez de vue ; c’est ce qui vous est le plus nécessaire1.
1L’allusion à la jambe indique que le destinataire est le marquis de Fénelon : il reçut une grave blessure le 31 août 1711 au siège de Landrecies, lors de l’enlèvement du camp ennemi à Hordain. Mal soigné, il subit une opération au début de février 1713, qui fut suivie de trois mois de maladie. Les lettres voisines sont probablement adressées au même, aussi nous laissons cette lettre dans cette séquence principale de Lettres sans indications de date ou de destinataire.
J’ai bien de la joie que vous vous soyez défait de votre tristesse [205] depuis mon départ. Je vous assure que c’est la plus méchante compagnie que vous puissiez avoir. Ne la laissez jamais entrer chez vous, si vous me croyez, afin de n’avoir pas la peine de l’en bannir. Il est plus aisé de ne la pas recevoir que de la mettre dehors.
Il est aisé de se priver de lire, lorsque Dieu supplée à la nourriture procurée, par une qui est infuse. Je crois que votre mal d’yeux vous sera utile à tempérer un peu votre action, et vous rendra plus passif. Ne croyez pas que je vous oublie, vous m’êtes trop cher.
Je crois que vous ne devez nullement vous violenter dans le temps de l’abattement de votre corps1 : je trouve qu’il est très grand, et qu’il ôte toute la vigueur de l’esprit ; dans ce temps, il faut se supporter, et rester dans un repos qui paraît quelquefois oisif, comme si vous vouliez vous reposer en [206] silence. La chose étant de cette sorte, vous ne vous fatiguerez pas le corps, et ne laisserez pas de faire du bien à votre âme. Cet état de repos la soutiendra insensiblement, et tranquillisera même votre sang ; il diminuera aussi votre ennui ; enfin je crois que vous vous en trouverez bien.
C’est la persévérance qui couronne l’œuvre. Continuez, je vous en conjure, à faire ce que vous avez fait, et ne vous lassez pas. Il faut que votre amour-propre crève : lorsqu’il ne vous coûtera plus rien de dire ces choses, on ne vous y obligera plus.
O si vous voyiez le fond de corruption qui est en l’homme, et comme loin d’aimer sa propre destruction, il veut être aimé, et que l’on soit occupé de lui ! ce qui est un effroyable larcin que l’on fait à Dieu. Ô quand serez-vous désoccupé de vous-même et de toutes créatures ? Quand serez-vous content que toutes les créatures soient désoccupées de vous ? Si vous étiez vide de vous-même, vous aimeriez mieux mourir que de vouloir occuper un instant la pensée d’aucune créature. Videz-vous de tous, abandonnez [207] tout à Dieu, fermez les yeux sur tout, et croyez qu’il ne vous sera demandé aucun compte de ce qui n’est pas essentiellement attaché à votre devoir. Dieu vous demandera bien plutôt compte de vous être occupé de vous, qui est la chose du monde qui met le plus grand obstacle à Sa grâce. Ô mon enfant, mourons véritablement à nous-mêmes ! Nous ne mourons qu’en figure et non en réalité. Ama nesciri2. C’est un endroit de l’Imitation qui est tout divin.
Bon courage ! La paix et la patience avec vous-même ! Il faut éprouver votre faiblesse jusqu’au bout. Ne quittez point la présence de cette personne, quoiqu’elle vous crucifie ; au contraire, demeurez-y, et le lui dites simplement. Il faut mourir, mais mourir tout à fait, quoiqu’il en coûte à la nature. La marque que vous n’avez point de part à la peine que vous souffrez est la paix qu’elle vous cause. Souffrez-la (comme vous dites fort bien) de la même manière que vous feriez d’une douleur des dents. Tout ira bien [208] à force de mal aller. Il faut qu’il en coûte pour être à Dieu.
1Lettre probablement adressée au marquis de Fénelon.
2Imitation, Livre I, Chap 2 § 3 : « Si vis utiliter aliquid scire et discere, ama nesciri et pro nihilo reputari ». Mot à mot : « Si tu veux avec utilité connaître et apprendre quelque chose, aime à être inconnu et estimé une nullité », ce qui est traduit par Lamennais ainsi : « Voulez-vous apprendre et savoir quelque chose qui vous serve ? Aimez à vivre inconnu et à n’être compté pour rien. »
Je vous porte compassion, et vous avez véritablement sujet d’être peinée ; mais je vous assure en même temps que si vous vouliez bien m’en croire, vous ne le seriez point du tout. Délaissez-vous donc entre les mains de Dieu au point qu’Il le veut de vous. Qui dit, se perdre1 ne dit pas se sauver. Laissez-vous telle que vous êtes : la nature cherche toujours quelque appui, et n’en trouvant point, elle entre dans l’agonie. Croyez que Dieu ne permettra jamais que vous en trouviez que dans la perte même où toute assurance est consumée par un désespoir absolu de soi-même.
Je vous assure que votre âme m’est bien chère ; mais il faut mourir et agoniser un million de fois ; et ce qui est étrange, c’est que plus on sacrifie pour [209] Dieu, plus Il veut de sacrifices. Cependant, si vous me croyez, vous vous désoccuperez de l’avenir, et vous laisserez le passé dans l’oubli : je crois que c’est ce que Dieu veut de vous. Allons donc courageusement non à la vie, mais à la mort, non à l’assuré, mais à la perte.
1Mt, 16, 25.
Dieu fait bien toutes choses. La promptitude avec laquelle tous ces officiers vont exposer leur vie au moindre signal d’un commandant, me fit une impression lumineuse que je ne puis exprimer. Celui qui me faisait comprendre comment les rois disposent de la vie de leurs sujets, me faisait entendre qu’étant maître absolu des âmes, Il devait trouver aussi la même souplesse pour les âmes, qu’on les doit livrer pour Lui avec plus de promptitude que ces officiers ne livrent leur vie : ils la livrent sans se retourner, sans [210] hésiter, ils vont à la mort comme à la noce. Je voudrais que Notre-Seigneur vous fit l’impression qu’Il me fit dans ce moment, et qu’Il vous éclairât de Son souverain pouvoir et de Son domaine sur la créature ; je suis sûre que vous verriez les choses par mes yeux.
J’ai bien de la joie que votre cœur soit devenu si large. Si vous étiez fidèle à ne vous regarder jamais, à ne point penser à vous, que vous seriez heureuse et que tout irait bien ! Mais ce malheureux nous-mêmes nous occupe si fort, qu’après l’avoir sacrifié une infinité de fois, nous nous en mettons encore en peine, et nous nous en occupons comme s’il nous appartenait encore. N’est-ce pas nous reprendre d’effet, quoique nous ne croyions pas nous reprendre de volonté ?
O ma chère N., mourons enfin tout de bon. Il en est temps : ne différons donc plus. Je ne demande pas mieux que de ne vous point épargner, et je ne le fais jamais qu’à regret, je vous en assure ; mais il y a des temps où il faut user de quelque ménagement et condescendance : le parchemin trop sec se déchire lorsque l’on veut l’étendre [211] ; mais il s’étend facilement lorsqu’il est humecté, et c’est alors qu’il le faut tirer. Dieu est sage et Il use avec nous de ménagement, parce que Sa bonté craint que notre amour et abandon ne Lui échappent. Le cœur glisse et échappe facilement : il faut donc aller dans le moment qu’il meut ; c’est alors que ce que l’on dit fait effet.
On ne peut être plus contente que je le suis de vos dispositions. Dieu n’est point un trompeur, Il ne prend pas plaisir à tromper ceux qui s’abandonnent à Lui au point que vous faites. Les illusions sont des illustrations et choses sensibles, mais le démon ne peut point entrer dans le fond et centre de l’âme ; de plus, il ne peut rien que ce que Dieu lui permet ; et une âme parfaitement abandonnée, qui est aussi contente d’être trompée (si Dieu le voulait) [212] que de ne l’être pas, ôte par là au démon toute sa force. Il faut vous délaisser de plus en plus suivant les vues et les penchants que vous avez : Dieu sera avec vous, et Il établira Son empire sur la perte de toutes choses et sur ce qui semble le plus le détruire. Ô le grand Dieu ! Qu'Il sait bien Se glorifier en Dieu et d’une manière infiniment au-dessus des idées que les hommes s’en sont faites ! Père Saint, je vous rends grâces de ce que vous avez caché vos secrets aux grands, et de ce que vous les avez révélés aux petits1. Je salue le cher malade. Dieu achèvera en vous et en lui Son ouvrage : laissez-Le faire, Il ne vous laissera pas sans secours ; s’Il vous prive des secours médiats, Il vous en donnera d’immédiats. Ayez toujours bon courage.
1Mt, 11, 25.
[213] Je ne serai jamais mal édifiée de vous, mais je n’aurai garde de vous communiquer la paix, car vous me résistiez autant que vous le pouviez. Abandonnez-vous à Dieu sans réserve : Il aura soin de vous. Vous voulez bien que je vous dise que les réflexions que vous avez ne sont pas celles que Dieu permet pour anéantir l’âme et pour l’approfondir dans une certaine humiliation terrible, mais cependant paisible, au lieu que vos réflexions et votre peine ne viennent souvent que d’une nature qui s’aigrit par amour-propre. Dieu néanmoins Se sert de tout pour faire mourir, et il Le faut laisser faire.
Tout ce qui vous porte au désespoir et à la révolte ne saurait être de Dieu, mais de la nature. Parce que vous êtes hors de votre place et de votre situation, vous ne trouverez jamais la paix de cette manière. Cependant ne vous étonnez pas de vos faiblesses, elles passeront ; mais soyez bien persuadée que ce que vous dites dans cet esprit imparfait et d’humeur, ne [214] peut jamais faire d’effet sur les esprits ni sur les cœurs. Notre amour-propre se cache à soi-même tant de défauts, sous prétexte de nécessité et de raison. Mourez sans vous ennuyer de la mort. Qu’elle serait douce, quelque rigoureuse qu’elle pût être, si elle était prompte ! Mais hélas, qu’elle est cruelle dans sa longueur, et qu’elle fuit avec soin lorsqu’elle semble la plus proche !
Vous ne sauriez sortir de votre place, pour peu que ce soit, sans sortir de l’ordre de Dieu et de votre abandon. Demeurez-y donc : ce sera au milieu de la mort apparente que vous trouverez votre véritable vie. Ô l’heureux sort que celui d’une âme véritablement abandonnée !
[215] Il est bon que vous ayez des doutes et des incertitudes, et si Dieu voulait finir votre état, Il ne le ferait que par la peine ou par un abandon total, je veux dire, une impuissance à ne Lui plus résister. Laissez-vous à Dieu. Trompée ou non, il n’importe, vous êtes à Lui. Il saura bien vous conserver sans [l’entremise de] personne : vous êtes trop droite et vous allez de trop bonne foi pour que Dieu vous laissât longtemps égarer.
Ce qui fait l’incertitude dans cet état, est la vicissitude des lumières qui le font quelquefois paraître bon et d’autrefois très mauvais. Le remède est l’abandon, consentant que, si vous avez déplu à Dieu sans le vouloir, Dieu en tire vengeance, et demeurant dans la main comme une victime sous le couteau.
Je prie Notre-Seigneur de vous mettre dans Sa vérité, et de vous la faire goûter. Laissez-vous aller, je vous prie, à tout ce qui vous entraîne ; le recueillement qui vous vient du fond est bon : n’étant pas procuré, il ne vous fera pas rentrer en vous-même. C’est Dieu qui est dans votre fond [216] qui Se plaît quelquefois à vous faire sentir que vous ne L’avez pas banni de votre cœur.
Ayez bon courage. Je ne doute point que vous ne remplissiez un jour les desseins de Dieu sur vous, mais n’allez point chercher des appuis ni des planches pour vous sauver du naufrage, car c’est une nécessité. Vous ne feriez qu’allonger vos douleurs sans les soulager. C’est trop vous en dire. Pour N., qu’il entre un peu dans les desseins de Dieu contre vous.
Il faut toujours vous délaisser à Dieu si vous ne voulez devenir la plus misérable des créatures, car, hors de là, vous n’aurez point de paix, et vous résisterez continuellement et sans aucun succès à un plus fort que vous. Je ne doute point que vous ne ressentiez de fortes douleurs et de terribles amertumes, car il faut mourir de façon ou d’autre ; Dieu les envoie ou pour vous purifier et pour vous éprouver, ou pour vous punir de vos hésitations. Et enfin, de quelque manière que ce soit, il faut souffrir et mourir.
Je ne crois pas que Dieu vous ait abandonnée, mais Il punit les hésitations passées par le froid que vous éprouvez, et qui se passera. Je crois que vous serez toujours dans la perplexité jusqu’à ce que nous nous voyions. Il faut passer tous les trajets que Dieu a destinés, mais nous en passons quelques-uns par notre faute. Tout tourne à bien à ceux qui aiment Dieu.
Demeurez comme vous êtes, c’est-à-dire disposée à tout ce que Dieu pourrait exiger de vous, et abandonnée à toutes Ses volontés. Ne vous forcez point à lire, et ne vous donnez point ce que vous n’avez pas : laissez-vous telle que vous êtes, sans rien ajouter ni diminuer. La nature se met en toutes sortes de postures pour retrouver quelque morceau lorsqu’on l’en prive ; mais il la faut laisser mourir de faim. Il y a des trajets bien difficiles à passer, et lorsque l’on cherche à s’éclaircir [218] ou à s’appuyer sur les créatures, on perd les soutiens incréés, de sorte qu’on se trouve d’autant plus dépourvu de soutiens que l’on croyait se soutenir davantage.
Plus vous deviendrez faible, plus les sentiments se réveilleront ; et vous pourrez dire avec raison que votre force vous a abandonnée1. Ne changez rien, quoique vous puissiez ressentir, ni dans votre conduite, ni dans l’ordre de votre domestique.
A présent que N. connaît la route de l’abandon, il y marchera ; faites seulement de votre côté qu’il ne tienne à rien. Le directeur éclairé de l’Esprit de Dieu a peu à faire : il n’a qu’à détruire les obstacles, empêcher que l’on ne s’arrête, et montrer la route de l’intérieur, et la fidélité aux plus simples [219] mouvements de la grâce. Car ce n’est point le directeur qui fait faire le chemin et donne les lois, du moins celui qui ne se cherche point soi-même : il conduit droit à Dieu, il tâche de marquer à l’âme ce que Dieu veut d’elle et le moyen de découvrir Ses volontés. Il lui montre les dépouillements, mais il l’abandonne au Seigneur pour le reste. Il se contente de montrer le sentier, assuré qu’il est que Dieu y conduira.
C’est une peine inutile que de parler des dépouillements à ceux qui n’y sont pas appelés. Lorsque l’on vous parle d’un dépouillement, s’il vous paraît faisable, si vous hésitez pour le faire, si la seule raison vous retient, si vous ne sentez pas au-dedans une détermination fixe qui vous assure que Dieu ne le veut pas et que c’est Lui-même qui vous retient par la main, c’est une marque que Dieu veut ce dépouillement ; quoique l’âme s’en effarouche, elle ne laisse pas de s’y apprivoiser dans la suite et de voir combien il lui était utile.
1Ps 37, 11.
J'ai cru vous devoir ôter de la peine où vous pourriez être de l'état où est à présent N. C'est celui où quantité de gens ont passé et où, assurément, tous ceux que Dieu destine à une vie nouvelle passent, chacun selon sa résistance et le dessein de Dieu sur les âmes. Mais afin que vous ne croyiez pas que ce soit une nouvelle doctrine, je vous prie de faire un peu de réflexion sur l'état que saint Paul éprouvait lorsqu'il disait : Je ne fais pas le bien que j'aime, mais je fais le mal que je hais1. Il faut savoir que tant qu'il reste à l'homme des forces actives, il faut qu'il s'en serve pour combattre, à moins que sa résistance ne le mette à tel excès qu'il se voie [221] réduit par violence à faire ce qu'il ne faisait que souffrir2, ce qui arrive infailliblement lorsque l'on continue à résister à Dieu, ainsi qu'il arriva à la personne dont je vous ai parlé, et qu'il arrive à tous ceux qui ne savent pas s'ajuster à Dieu. Et jusqu'à ce qu'ils aient appris à le faire, la crainte les fait enfoncer dans les mêmes eaux sur lesquelles leur abandon les faisait marcher avec courage. J'ai trouvé des personnes peinées jusqu'à la folie et à la rage, prêtes à se tuer par l'état où les avaient réduites leurs résistances, devenir tout à coup dans une paix de paradis, autant pour la partie inférieure que pour la supérieure, lorsqu'elles apprenaient à s'ajuster à la conduite de Dieu. Je pourrais vous en dire des choses à vous surprendre sur l'effet que produit l'abandon et sur celui que fait la résistance.
Il est bon de vous prévenir sur ces matières, car je ne doute point que la personne à qui j'ai parlé, ne soit attaquée sur ces endroits comme étant ceux de la plus grande force, et où se cache ordinairement l'amour-propre et la propriété. Peut-être ne le fera-t-elle pas autant que d'autres qui n'auraient pas [222] essuyé tant de croix et tant d'autres peines. Cependant pour ne lui rien cacher, je crois devoir dire que je porte intérieurement un sentiment qu'elle en sera attaquée, et plus tôt qu'elle ne croit. Elle trouvera du plaisir où elle ne trouvait que de l'horreur et de la douleur et qu'enfin les choses changeront de face. Que sait-on si Dieu n'a point fait aller à P. ces personnes propres à la soutenir dans cet état et à lui en faire faire usage selon le dessein de Dieu et l'état de son âme ?
Pour N., il faut le laisser combattre jusqu'à ce que toutes ses forces soient épuisées et qu'il soit bien convaincu de son impuissance par son expérience. J'avoue qu'il augmentera sa peine et son supplice et retardera son bonheur, mais il n'importe. Comme il n'est pas encore extrêmement avancé, il a besoin de ce soutien3 ; ce n'est pas que sa raison ne lui persuade toujours qu'il ne s'est pas encore assez défendu. Ô propriété, que tu es horrible devant Dieu ! Tu ne peux être connue que par la boue : nous serions toujours aveugles sur la connaissance de nous-mêmes, quoique nous nous croyions bien convaincus de [223] notre misère, si Dieu ne mettait cette boue horrible sur nos yeux. Il faut finir avant que d'entrer dans le néant par où nous avons commencé à sortir des mains de Dieu, et nous finirons par la boue avant que de rentrer en Dieu.
1Romains, 7,19.
2C’est-à-dire quand la résistance augmente la force et la violence des tentations ou peines qu'on ne souffrait auparavant que simplement. (Dutoit).
3Soutien tout sensible et actif. (Dutoit).
Ne1 vous mettez point en peine de votre état, quoiqu'il soit peu consolant et contraire à une certaine sûreté sensible qu'on cherche. Il est d'autant meilleur que cet appui sensible manque à la nature, et qu'elle a besoin de mourir par là, surtout en vous où elle est trop affectueuse, et qu'enfin le chemin de la pure foi est le plus droit et le plus court, quoiqu'on n'en aperçoive pas le bout et qu'il paraisse bordé de précipices.
Quoique l'on fasse connaître que votre activité vous est nuisible et qu'elle est purement la source de vos défauts, on ne prétend pas pour cela que, par une activité encore plus forte, vous veniez à bout de la détruire. Il faut la laisser tomber peu à peu. Je ne vous parlais pas, ce me semble, de l'activité extérieure, mais de l'intérieure, qui est la source de l'autre. Il me semble qu'il est très aisé, lorsqu'on est à l'oraison et que l'on aperçoit que l'activité naturelle s'en mêle, de la laisser tomber pour entrer dans un repos qui, étant plus naturel à l'âme, lui est plus facile. Ce repos cependant n'est que pour des [229] moments, parce que l'activité revient, mais c'est beaucoup faire, et faire sûrement ce que Dieu veut de vous, quand vous ne le feriez que pour quelques moments. Ce que je vous dis là vous est d'autant plus nécessaire que votre naturel étant plus affectif, Dieu vous conduira par l'obscurité afin que vous ne viviez pas dans ce qu'Il vous donnerait d'une autre manière. Ne vous étonnez pas de la difficulté. Il n'y en a aucune. Il n'y a qu'à vouloir et rester abandonné. Ce qui paraît impossible à l'homme est très facile à Dieu.
Pour vos attachements, souffrez-les, et faites usage de moment en moment de l'aspersion d'absinthe que Dieu met dessus jusqu'à ce que, lorsque peut-être vous y penserez le moins, Il viendra à tout diviser et à tout rompre. Je vous ai déjà dit que cette liaison ne vous nuit qu'autant que vous êtes plus en vous-même. Si vous étiez mort, nulle liaison ne vous nuirait et, étant vivant, nulle séparation ne vous sera utile : si vous croyez vous détacher d'un endroit, vous vous trouverez plus attaché à vous-même ou à quelque autre créature. Dieu a une [230] conduite sage qui ne précipite rien. Ce que vous pouvez faire, c'est d'éviter les empressements naturels pour toutes choses et vous devez travailler infatigablement à les laisser tomber.
La plus grande marque que vous êtes occupé de Dieu à l'oraison, quoique d'une manière sèche, c'est que vous pourriez (ce vous semble) la continuer lorsqu'elle finit. On ne sent pas toujours lorsque l'on est uni, mais l'on sent lorsque l'on se retire. Soyez assuré que votre oraison, quoique sèche, est très bonne. Il faut, s'il vous plaît, croire ce que l'on vous dit là-dessus et ne point aller chercher, dans une fausse ferveur ou un vain appui, de quoi vous le rendre sensible. Il suffit que cette foi sèche contente Dieu sans vous contenter vous-même, cela suffit. Il faut peu vous arrêter au détail, mais à la fidélité à mourir continuellement tant par ce qui vous arrive que par la suppression de l'activité naturelle.
Il ne faut point vous retirer de la communion. La vue des fautes ne doit point produire cet effet, mais bien humilier et encourager à la poursuite de ce qui peut nous affranchir de nous-mêmes [231]. La prière que Jésus-Christ fait en nous est toujours exaucée, mais celle que nous faisons nous-mêmes ne l'est guère.
1Le début de cette lettre D.2.80 (« Dieu a voulu en peu de temps […] vous travaillerez beaucoup et avancerez peu. ») est adressé à Fénelon et nous l’avons publiée sous le n°99 dans notre premier volume, à la date de février 1689. Cette suite n’a pas été attribuée par Dutoit mais elle pourrait être adressée au même Fénelon (indices : l’oraison de manière sèche, la liaison).
Le découragement vient de l'orgueil et l'humble persévérance attire enfin une singulière protection de Dieu. Il voit, ce Dieu d'amour, votre bonne volonté, Il prend plaisir dans votre persévérance et Il ne Se cache que pour augmenter l'une et l'autre. Mais pouvez-vous dire qu'Il Se cache dans un temps qu'Il vous conduit par la main avec une application digne de Son amour ? Un petit enfant ne voit pas sa mère qui est derrière lui et le tient par la lisière. Mais si cet enfant faisait un faux pas, oh ! qu'il sentirait bien le secours de cette mère et son application sur lui ! Un enfant conduit par un lien semble souvent prêt à tomber et à donner du nez en terre, mais cela n'arrive pas. Si cet enfant pouvait craindre [232] ou faire quelque fond sur ses propres démarches, il se voudrait du mal de tous les faux pas qu'il fait, et se tourmenterait, comme vous, de ce qu'il ne marche pas comme il doit marcher à vingt ans. Que ne lui dirait-on pas s'il était capable de raison ? Ne l'assurerait-on pas qu'il marchera seul quand le temps sera venu, qu'il ne craigne point de tomber quoiqu'il bronche à chaque pas, et que sa mère, qui fait semblant de ne le point tenir, ne le laissera pas tomber ? Je vous en dis autant, madame, et je vous conjure d'avoir des sentiments du Seigneur dignes de Sa bonté.
Ne soyez pas trop de temps de suite en prière, mais dérobez le plus de moments que vous pourrez pour les donner à Dieu, quand ce ne serait que pour des instants. Ces fréquentes preuves de votre amour Lui seront agréables. Retournez fréquemment au-dedans de vous-même, comme on cherche un ami du coin de l'œil au milieu de la foule. Bon courage, madame, vous n'êtes pas si malade que vous pensez. Plût à Dieu que bien des personnes assez satisfaites d'elles-mêmes ne le fussent [233] pas plus que vous ! Croyez-moi, avec respect, etc.
Je vous assure, madame, que personne n'a plus de zèle pour votre avancement que Dieu m'en donne. Cependant je suis fort tranquille sur ce que vous éprouvez de misères, persuadée que je suis que Dieu vous tient par la main. Courage, madame ! abandonnez-vous à Sa conduite et remettez entre Ses mains une âme qu'Il n'a créée et rachetée avec tant d'amour que pour la sauver, je dis plus, qu'Il l'a destinée pour en faire le trône de Ses miséricordes. Il ne faut que du courage et de la patience avec vous-même. Tachez de vous souvenir de Dieu lorsque la vivacité de votre esprit vous Le fait oublier. Dites-Lui qu'Il vous oblige à ne L'oublier jamais, qu'Il Se manifeste Lui-même à vous dans le fond de votre [234] cœur. Je L'en prie avec toute l'instance possible.
Je ne doute pas, madame, que vous ne réussissiez heureusement, si vous êtes fidèle, à continuer votre oraison, quoiqu'elle soit pleine de sécheresse et même de dégoût, aussi bien que vos lectures. Il faut une patience infinie avec vous-même. Dieu attend avec une bonté extrême que nous nous corrigions. Il ne Se lasse jamais de nous supporter ; pourquoi nous en lasserions-nous ? Tâchez, madame, autant que vous pourrez, d'éviter les occasions où la nécessité de votre état ne vous engage pas. Vous devez cette fidélité à Dieu et, pourvu que cela soit, Il vous gardera dans celles que la Providence vous a rendues inévitables. De fréquents retours en vous-même, madame, c'est une habitude qu'il vous est de conséquence de prendre et de conserver.
[235] Vous m'avez ordonné, madame, de vous écrire sans savoir ce que vous désirez de moi. Je ne puis m'empêcher de commencer par ce qui me tient le plus à cœur, qui est de rehausser votre courage par l'espérance et par une foi qui, quoique sèche, est très réelle. Vos affaires ne sont point aussi mal que vous pensez, et vous ne vous apercevez pas qu'en parlant de vous-même, vous vous cachez ce qui est le plus réel chez vous, pour ne produire que vos sentiments présents. Vos sentiments se présentent les premiers parce qu'ils sont plus proches de vous que le reste, mais après avoir, si vous voulez, fait quelques plaintes des sentiments qui ne dépendent guère de vous, rendez justice à la bonté de Dieu et à une grâce singulière, qui vous a fait persévérer contre vos sentiments et vous fait faire les mêmes choses que vous feriez si vous étiez portée par les sentiments.
Nous ne savons ce de quoi nous nous plaignons et ce que nous voulons. Votre condition est incomparablement meilleure que celle de ces personnes qui sentent si fort le goût de ce qu'elles font ; [236] hé ! qu'il est à craindre que ces mêmes personnes ne se relâchent lorsque ces goûts seront passés ! mais une personne qui persévère dans la plus grande sécheresse, est assurée qu'elle le fera encore plus dans la facilité. Ne voyez-vous pas que Dieu ne vous cache ce qu'Il fait en vous que pour empêcher une complaisance cachée, mille fois plus dangereuse que des sentiments involontaires ?
Je dis plus, que vous n'êtes point aussi sèche que vous vous le persuadez, et que la peine que vous avez à l'oraison ne vient que de ce que vous voulez un état plus sensible que celui où vous vous trouvez. Mais si vous pouviez vous contenter d'être telle que vous êtes et de ne vouloir que ce que vous avez, vous resteriez en paix et vous découvririez, à la faveur de cette même paix, que vous avez quelque chose que l'inquiétude de votre esprit vous empêche de connaître. Tant que vous ne vous découragez pas, il n'y a rien à craindre pour vous ; mais si vous vous découragiez, il y aurait sujet d'appréhender que vous n'abandonnassiez un parti dans lequel vous désespéreriez de pouvoir réussir.
Je n'ai point été fâchée, mais je n'ai pu souffrir sans peine que vous vissiez cette personne. La chose est faite et vous rendra sage. Ne laissez point pour cela de vous confier en Dieu et de vous abandonner à Lui sans réserve. Oh ! si vous pouviez goûter un peu la douceur de la retraite et le plaisir que l'on trouve dans la séparation des créatures ! Mais il faut souffrir et non jouir.
Il ne faut point que vous cherchiez dans la multiplicité ce que vous ne trouverez jamais que dans le repos de la solitude, c’est-à-dire dans le dégagement des créatures, pour écouter Dieu en vous dans le silence. Tâchez de donner du temps au repos, vous dérobant un peu à l'action, et ne faites point d'actes forcés, mais paix, silence et recueillement.
[238] Aimez le seul aimable au milieu de vos faiblesses, et que votre cœur, naturellement si aimant, goûte son Dieu et L'aime. Dieu vous aime : quel bonheur ! Pour peu que vous Lui donniez de vos moments, Il vous le ferait sentir, mais vous les Lui dérobez sous de bons prétextes. Je vous en prie, demeurez un peu seul avec Dieu, et vous éprouverez combien Il est doux et qu'Il vous veut pour Lui. Hélas ! ne restez plus dissipé et partagé. Je vous assure, et je le connais, qu'il y a mille moments que vous pourriez Lui donner, la main sur la conscience. Le démon fait ce qu'il peut lorsque vous êtes en repos pour vous inspirer des nécessités de travail.
[239] J'ai cru devoir encore une fois vous faire comprendre les différentes conduites de Dieu. Les premières, comme je vous l'ai déjà dit, sont celles où l'on est attaqué par les sentiments naturels, que l'on appelle tentations. Il y a en a de deux sortes : ou c'est la nature corrompue unie aux sentiments qui émeut ces sentiments, ou c'est le diable à qui le Seigneur donne pouvoir d'attaquer et d'émouvoir la nature assez assoupie d'elle-même. Les uns et les autres de ceux qui sont ainsi tentés doivent combattre et résister jusqu'au sang parce qu'ils ont à surmonter la corruption de la nature ou à lutter contre l'ennemi. Les premiers sont pour l'ordinaire victorieux, et les seconds, après avoir combattu longtemps et fortement, éprouvent qu'une puissance supérieure à la leur est donnée à leur ennemi : il les surmonte et ils voient bien qu'ils sont vaincus ; mais ils ne sont pas pour cela parfaitement détruits. L'assurance qui leur reste de n'avoir cédé que parce que leur ennemi était le plus fort et que toute [240] leur force a été épuisée dans le combat, qu'ils n'ont été vaincus que parce qu'ils ne se pouvaient empêcher de l'être, leur est une forte assurance et un appui qu'ils ne perdent jamais, à moins que Dieu, les destinant pour aider toutes sortes de personnes, ne leur livre un autre combat, sans qu'ils [ne] puissent plus rien voir qu'une faiblesse qui se laisse vaincre sans être attaquée. Vous me direz : mais si ces personnes ne sont pas parfaitement détruites, comment ressuscitent-elles1 ? Leur résurrection est conforme à leur état, ainsi que vous avez pu voir dans les âmes qui sont conduites par la voie de lumière en soi et que j'ai décrites ailleurs.
Il y a d'autres âmes qui ne tiennent rien ni des premiers, ni des seconds, que les sentiments laissent en repos, mais qui sentent dans le plus intime d'elles-mêmes un monarque puissant qui les invite à se renoncer et outrepasser tout. Ce sont des âmes que ni la nature ni les démons n'attaquent point, mais que la volonté de Dieu dépouille sans miséricorde ; elles sont [241] Ses victimes dévouées. Et assurez-vous qu'il faut une très profonde expérience pour faire ce discernement ; toute personne qui n'aura pas cette profonde expérience ne pourra que beaucoup brouiller une âme que Dieu conduit par cette voie. Ici, c'est à Dieu à qui elles s'immolent et quoique, après l'immolation, elles perdent la connaissance que c'est à Dieu qu'elles se sont immolées, elles ne peuvent ignorer que c'est Lui qui est le grand Prêtre qui demande des sacrifices, qui les exige, et que l'âme les Lui fait par un amour souverain.
Cet état est bien plus pur que tout autre. Il détruit la nature, il en arrache toute la corruption et, quoiqu'il porte des marques et des preuves qui les font paraître un Esaü, c'est pourtant Jacob, l'élu de Dieu. Il ne faut donc pas combattre cet état, car ce serait combattre contre Dieu, loin de Lui plaire. Les premiers qui combattent contre l'ennemi, trouvent que cet ennemi se fortifie par leur résistance, de sorte qu'eux s'affaiblissant sans cesse et, l'ennemi devenant plus fort, il faut qu'ils cèdent à la violence. Les âmes dont je parle ne sont pas de même : [242] Dieu leur fait bien quelque violence intérieure au commencement (je dis intérieure, car ce n'est rien de sensible ni d'extérieur), et Il les contraint par cette violence. A quoi ? A s'immoler. Et la violence cesse, non dans l'exécution (ce que les gens sans expérience croient), mais dès l'immolation et dès le consentement de s'immoler, ce qui met l'âme dans une paix aussi abondante que son agitation et sa peine avaient été fortes. Mais lorsque cette âme est accoutumée au langage de son Dieu, Il ne fait plus de violence. Il veut que le moindre signe de Sa volonté lui soit un commandement. Et si elle refuse, Il la laisse en repos, loin de la poursuivre. Il ne lui demande plus rien, mais son froid, l'état où elle se trouve (qui ne se peut décrire), lui marquent assez qu'elle est déplacée, que ce n'est point à elle à raisonner sur la souveraineté de Dieu, ni à prendre pour juges des hommes qui ne le peuvent ni ne le doivent jamais être des conduites impénétrables de Dieu sur Ses enfants.
Dieu est toujours le même et Il ne change point. S'Il est visible dans Sa conduite en certaines choses, [243] pourquoi ne le sera-t-Il pas dans d'autres ? Elles ne changent de face que parce que, cessant de les regarder en Dieu, on les regarde par les yeux de la nature, de la chair et du sang. Demeurez donc immolée sous le couteau, et n'allez pas vers ces hommes qui vous appellent et qui vous disent : « Venez à nous et nous vous enseignerons le Royaume de Dieu. « Il est ici et il est là ». Moi, je vous dis : il n'est ici ni là, mais le Royaume de Dieu est au-dedans de vous2. Dieu dit à Son Prophète : « Parle au cœur de Jérusalem3 ». Si c'est moi qui parle au cœur de Jérusalem, écoutez-moi. Si c'est N., écoutez-le. Car il ne faut point que vous écoutiez la voix qui frappe l'oreille, mais celle qui frappe le cœur. Il n'y a que la voix du Seigneur qui puisse passer jusqu'au cœur et Sa seule parole a le don de la pénétration. Je vous dirai, comme au sujet d’Élie : La voix du Seigneur n'est point dans le trouble, ni dans l'émotion, elle n'est point dans le bruit, mais c'est un zéphyr qui pénètre et qui oblige à se couvrir les yeux4 afin de ne [244] rien examiner et dire seulement : c'est le Seigneur qui veut et qui peut tout exiger, et cela suffit.
1Il s'agit d'une résurrection mystique, ou de l'établissement en une nouvelle vie. (Dutoit).
2Lc 17, 21.
3Is 40, 2.
4III R 19, 11-13.
Je conviens qu'il faut que les forces actives soient entièrement perdues pour ne pouvoir plus combattre. Il y a si longtemps que la foi a miné peu à peu toute votre activité, et votre fond est si fort passif qu'il y a moins à douter de la perte de vos forces actives que de rien d'autre. Pour de la violence, quelle violence n'avez-vous pas éprouvée et à quelle extrémité vous a réduit cette violence, vous le savez.
Il y a deux sortes de violences, comme il y a deux sortes d'invitations : celle que le sentiment fait et celle qui vient du fond de l'âme. Ceux qui sont attaqués par le sentiment doivent résister tant qu'il leur reste des forces et jusqu'à ce que la violence, leur ôtant la raison, leur ôte tout moyen. Mais [245] il y a une violence du fond qui est infiniment plus forte et où il y a moins de tromperie : le sens est mort, cependant le fond invite à se sacrifier dans une occasion que l'on montre et, dans le temps qu'on l'a montré, on ne saurait douter que ce soit Dieu. Si l'on suit par un abandon aveugle ce mouvement foncier, l'âme se trouve dans le lieu qui lui est propre, est très libre et unie à Dieu. Que si, pouvant encore se servir de la raison, elle tâche de résister et de lutter contre Dieu, elle entre dans une peine et dans une violence intérieure si étrange que l'enfer ouvert ne pourrait l'empêcher de se livrer à ce qu'elle connaît clairement dans le moment que Dieu veut d'elle ; et quoique dans la suite elle perde l'idée de la violence et des motifs qui l'ont portée à se sacrifier, il est certain que, dans le temps du sacrifice, elle ne peut ignorer que Dieu l'exige, et que c'est à Lui qu'on le fait.
Ces dernières âmes n'ont point de sensibilité, comme vous l'éprouvez. Ainsi leur état est moins suspect que celui des premiers, et il ne laisse aucun doute aux âmes qui ont grâce pour [246] elles et qui sont destinées à les conduire. Et quoique l'on put douter pour soi-même, la claire connaissance que l'on a de la bonté de leur état ne varie jamais. Celui qui se sacrifie à la suprême volonté de Dieu, qu'il connaît telle, fait un sacrifice réel. Loin d'être coupable et suivant la loi de Dieu qu'Il grave Lui-même dans les cœurs avec des caractères ineffaçables, il n'a garde d'aller contre cette divine loi. Celui qui est accoutumé à être établi en Dieu, ne peut en sortir sans une extrême violence. L'acquiescement cause le calme, la paix, l'union à Dieu, l'abandon, la haine et l'oubli de soi, l'amour de la volonté de Dieu, le délaissement de soi-même, la désappropriation, au lieu que la résistance et la réflexion causent l'entortillement en soi-même, le trouble, l'irritation, l'amour-propre, l'occupation de soi-même, réveillent le propre intérêt, mettent l'âme dans une situation où elle ne peut jamais demeurer, quelque effort qu'elle voulût faire, étant alors entièrement déplacée. C'est une image de l'enfer, et l'âme qui a éprouvé l'un ou l'autre de ces états en fait la différence.
De plus il est impossible à cette âme, qui est établie en Dieu et n'en sort point, quelque effort qu'elle veuille faire, de se convaincre de péché1, et lorsque, par effort, elle en veut chercher, elle trouve qu'il ne subsiste point. Lors même que par condescendance elle veut avouer d'avoir failli, son fond dément ce que sa bouche avance, et c'est comme une tête de machine qui parle sans correspondre au cœur. C'est que le péché n'est point imputé à cette âme parce qu'elle n'a point péché. Que si vous faites confesser une telle âme de ses dépouillements2, vous tombez dans de très grands inconvénients : l'un est que vous lui faites avouer comme faute ce qu'elle a fait par sacrifice d'amour et, ne pouvant point le faire, vous la mettez dans la nécessité de faire une chose que vous lui faites déclarer mauvaise, et cet inconvénient est le moindre. L'autre, qui est très important, c'est que [248] Dieu ne permet ces états, et ne les veut, que pour faire perdre à l'âme tout intérêt de temps et d'éternité, et vous la faites rentrer dans son propre intérêt. Je dis plus : qu'une âme de cet état, quand elle aurait failli, n'ayant plus de forces actives et étant au-dessus de tous moyens, Dieu seul doit être son moyen de purification. C'est pourquoi il est écrit que Dieu est un feu dévorant et consumant3 : Il consume Lui-même les taches et dissemblances de cette âme, supposé que tous les moyens soient épuisés, et quand elle aurait failli, la pénitence propre pour cette âme est de se délaisser en proie aux rigueurs de la Justice. Et c'est la générosité de l'amour parfait, qui ne veut point d'autre remède à son mal que celui que Dieu lui veut donner. Si cette personne dont il s'agit se confesse, elle se dérobe à la Justice et se tire de la grâce de son degré, et si son amour est parfait et qu'elle croit avoir failli, cet amour la portera à ne plus faire ce qu'elle croit mal, mais il la portera en même temps à se [249] laisser en proie à la divine Justice afin qu'elle exerce ses rigueurs et, se délaissant de cette sorte, elle ne voudrait pas assurer son intérêt propre pour le temps et l'éternité par la moindre action.
Demeurez donc en repos. Non que je vous empêche de suivre la conduite de M. … si Dieu vous y engage : vous savez qu'Il me fait la miséricorde de ne vouloir pas faire un pas pour aider qui que ce soit, que j'aimerais mieux mourir que de vous arrêter. Mais c'est à vous à suivre ce qui vous conduit au- dedans, qui est un effet de la filiation divine. Si vous êtes inspirée de changer de conduite (ce que je ne crois pas), je le veux de tout mon cœur. Mais si Dieu Se déclare pour la voie par laquelle Il vous a fait marcher jusqu'à présent, ne demeurez plus entre deux termes à écouter le sifflement des troupeaux4. Dans quelques années, M. … changera de langage.
1Cela se voit à la sainte Catherine de Gênes, chap. 40 de sa vie, et en Grégoire Lopez, chap. 9 et 33 de la sienne, traduit par M. Arnaud d’Andilly, qui a fait cette remarque dans l'avertissement qu'il a pris au devant. (Dutoit). – « Je voyais l'amour avec lequel cette bonté cherchait à nous faire du bien par tant de moyens et de voies. A cette vue il rejaillissait en moi un certain feu d'amour ; il sortait et ensuite retournait avec cette même pureté qu'il était sorti. Il était si intérieur que de ce moment me furent enlevées la mémoire, l'intelligence et la volonté, et par suite l'amour de tout ce qui est hors de Dieu. / Cet amour opérait avec toutes les puissances de l'âme comme il voulait, toutes lui obéissaient et ne savaient vouloir autre chose que ce qu'elles recevaient de lui instant par instant, et rien de plus ; chercher autre chose leur aurait été un enfer. [ …] Si tu me demandais : « Qu'est-ce que tu veux? A quoi penses-tu? Qu'est-ce que tu as dans la mémoire? » Je te répondrais : rien, sinon ce que l’amour veut, ce qu'il pense, ce qu'il se rappelle. Il me tient tellement occupée en lui et si rassasiée qu'il ne me faut plus aller mendier pour nourrir ces puissances. » (extr. du chap. 40, trad. Debongnie). – « Je lui dis de chercher, même dans les années précédentes quelque péché dont je le pusse absoudre [...] Il me répondit, que par la miséricorde de Dieu sa conscience ne lui reprochait aucun péché. » (extr. du chap. 33, trad. Arnaud d’Andilly).
2De ce qu'elle est si dénuée et si vide. (Dutoit).
3Hb 12, 29.
4Jg 5, 16.
[250] Ne craignez point que la retraite et l'application en manière de cessation de toutes choses incommodent votre poitrine. Sacrifiez-la, comme le reste, à Celui qui peut disposer de votre vie et rétablir en un instant ce qu'Il détruit.
Je ne crois pas que, pour le présent, Notre-Seigneur veuille que vous receviez la vérité immédiatement de Lui, mais par le moyen que Lui-même vous a choisi. Ce mot était de la nature qui aime l'indépendance et ce qui est élevé. Il faut être écrasé par l'humiliation.
Demeurez abandonné de moment en moment à Dieu et, de quelque [251] manière que vous soyez, pauvre ou riche, fervent ou tiède, dans l'obscurité et les misères, soyez toujours content parce que Dieu est toujours Dieu, et que Sa gloire ne dépend pas de l'état où vous êtes. Accoutumez-vous à ne vouloir rien pour vous et à vous oublier vous-même. C'est le moyen d'être heureux.
Ne vous étonnez pas de vos misères et pauvretés. Il faut que cela soit de la sorte, ressentant bien ce que vous êtes. Toutes ces misères étaient en vous et vous ne les y voyiez pas parce qu'elles étaient couvertes de la ferveur et facilité à opérer le bien. Il ne s'agit plus présentement de toutes ces choses qui ne vous ont été données par Notre-Seigneur que pour [252] vous attirer à Son service. Mais à présent il faut mourir absolument à vous-même par la perte des appuis et soutiens. Ne vous entortillez point en vous-même sous prétexte de retenir vos fautes et me les dire. Je vous connais bien plus misérable que vous ne croyez l'être. Vous m'en direz un jour des nouvelles lorsque tout votre fond de corruption se fera voir. Oubliez tout ce qui vous concerne, et vos fautes même, ne pensant qu'à vous outrepasser incessamment.
Vous faites bien de vous unir à moi : Dieu le veut. Vous ne sentirez pas toujours l'union. Elle deviendra plus sèche et pure à mesure que votre fond deviendra plus épuré par la mort de vous-même. Outrepassez-vous donc courageusement, sans regarder vos intérêts spirituels ni temporels. Car il est temps de tout perdre, du moins le sensible, selon votre degré, pour n'agir plus que par la foi et en mort totale, ce qui vous sera très rude durant très longtemps. Mais il faut du courage pour ne se soucier non plus de soi que d'un moucheron.
Pour ce qui regarde l'article dont vous me parlez, entrez en défiance autant qu'il vous plaira. Prenez toutes les précautions que vous voudrez, j'y consens. Faites de votre mieux. Je vous demande seulement une seule chose ; que vous vous souveniez de cet endroit de l’Écriture où il y a : Qui a pu résister à Dieu et vivre en paix1 ? Réglez-vous là-dessus et tout ira bien.
Il y a des maximes générales et des maximes particulières. Qui voudrait donner à tous la même nourriture, se méprendrait. Telle chose sert de soutien et de nourriture à une personne qui ferait mourir une autre. Il faut donc prendre ce qui nous est conforme. [254]
Pour ce qui me regarde, madame, vous en pouvez juger ce qu'il vous plaira2. C'est à Celui qui sonde les cœurs et les reins de juger de tout. Je ne crois pas qu'il y ait de la tromperie à préférer Dieu à toutes choses, à L'aimer tellement pour Lui-même qu'il n'y ait pas de retour sur soi. J'espère, madame, que Dieu vous en fera plus connaître que je ne vous en puis dire. Voilà le temps que les figues qui ne font que bourgeonner tomberont par la tempête3, mais si celles qui sont presque mûres, venaient à tomber, quelle peine et quelle douleur pour le Maître ! Ces jours seront abrégés à cause des élus4. Oh ! que le règne de Dieu seul est combattu ! Beaucoup de saints l'ont bien prédit qu'il viendrait un temps où le pur amour serait tellement persécuté que ses disciples même souffriraient le martyre.
Le second avènement de Jésus-Christ est celui de l'intérieur. Il va venir, mais il ne s'établira que par le glaive. Pourquoi ne pas souffrir dans toute l'étendue des desseins de Dieu ?
Quoi ! Ceux qui aiment Dieu seraient [255] trompés durant que les amateurs d'eux-mêmes qui se cherchent en tout, seraient dans la bonne voie ! Je prie Dieu qu'Il soit Lui-même votre lumière.
Je n'ai jamais prétendu vous attirer à aucun parti. Je vous ai dit mon sentiment parce que vous l'avez exigé de moi. Je n'ai jamais prétendu que vous vous en rapportassiez à moi. J'ai cru vous dire la vérité et, quand je serais prête à mourir, je ne pourrais pas vous dire autre chose. Pardonnez à mon ignorance, qui n'en sait pas davantage, plutôt qu'à ma malice. Marchez par la foi et l'abandon, et Dieu ne permettra pas que vous soyez trompée ; c'est ce que j'espère de Sa bonté. Laissez-moi là comme une chose indigne de votre mémoire. Suivez Dieu même qui vous conduira dans Sa volonté si vous ne voulez que Lui sans aucun propre intérêt quel qu'il soit. C'est tout ce que je désire.
1Jb 9, 4.
2Madame de Maintenon serait-elle destinataire de cette lettre ?
3Ap 6, 13.
4Mt 24, 22.
[256] Vous me feriez tort, ma très chère madame, si vous doutiez de la sincérité de mon cœur pour vous. Celui qui nous a unies conservera cette union malgré toutes choses. C'est à présent le temps pour vous de mourir par les vicissitudes continuelles et par la perte de tout. Il faut que votre raison perde terre et que tout s'évanouisse. Vous aviez conservé des idées de perfection qui vous sont présentement arrachées, et c'est le mieux pour vous. Votre propre justice tombe en décadence ; vous la conservez autant que vous pouvez, ou du moins vous ne voyez qu'à regret qu'elle vous abandonne. Mais courage ! Il en faut faire le sacrifice entier et sans réserve. Vous remarquerez aisément que dans les sacrifices la nature a de secrètes vues ou réserves, des espoirs secrets d'état ou de sortir de cela victorieusement ou de plus d'avancement. Mais il faut que cela soit frappé jusque dans le [257] fond et qu'il ne vous reste plus aucun espoir, quelque caché qu'il paraisse, ni aucune ressource.
Il faut que Dieu vous sape par les endroits où vous avez été plus forte. Vous avez toujours eu des assurances, et quoique vous souffrissiez des incertitudes à cause de la nudité de la foi, ces mêmes incertitudes vous servaient d'occasion de vous assurer davantage par M. B., à qui vous écriviez et qui vous fortifiait d'autant plus que vous étiez plus incertaine. Vous vous étiez même fait une provision de la conduite passée de M. B. pour en faire le fondement de votre vie et pour vous y tenir fortement par une fidélité inviolable1. Vous aviez une voie que vous compreniez et possédiez, vous marchiez par les chemins battus, quoique inconnus à bien d'autres. Il faut à présent marcher par les sentiers déserts où vous ne trouverez personne qui vous dise des nouvelles de cette route, qui est plutôt une déroute qu'une route. Enfin il faut aller où vous ne savez pas, dans l'abîme et les précipices impénétrables, et que, sacrifiant à Dieu votre sainteté à la Sienne, votre [258] justice à Sa seule justice, vous Lui rendiez ce qui est Sien sans en rien retenir. Il ne vous restera que ce qui est à vous : le néant et le péché. Tout ce qui n'est point en vous néant et péché est à Dieu, et par conséquent Lui doit être rendu. Portez après cela votre vue aussi loin qu'elle puisse aller, et soyez persuadée que tout ce qui n'est point à vous, vous sera ôté.
Lorsque vous vous apercevrez de la perte de quelque chose, voyez si cette chose est à Dieu ou à vous. Si elle est à Dieu, laissez-la Lui reprendre ; si elle est à vous, redemandez-la Lui avec hardiesse, car il est impossible que Dieu prenne jamais ce qui est à vous, étant, comme Dieu, dans une impuissance absolue de prendre le néant et le péché. Il l'a [bien] pris comme homme, faisant avec l'homme un échange surprenant : Il l'a revêtu d'honneur et de gloire, Il l'a élevé au-dessus des anges mêmes, lui communiquant ce qu'Il est, et Il a pris ce qui était à l'homme, S'anéantissant au-dessous des hommes ordinaires et Se chargeant de leurs péchés. Mais l'homme, étant entré en possession des droits de Dieu, tâche de se les conserver et monte de vertu en vertu, [259] durant que Dieu descend à lui d'anéantissement en anéantissement. Ne faut-il pas enfin qu'il revienne à se rendre conforme à Jésus-Christ2 et qu'il Le paie d'un amour réciproque. Et comment ? Il faut Le revêtir de tout ce dont Il S'était dépouillé et Le décharger de ce dont Il S'était chargé, et par là nous demeurons des néants, et des néants chargés de péchés. Cela n'est-il pas juste après que cet innocent Agneau s'est chargé des péchés du monde ?
Laissez-Le donc entrer en vous dans tous les droits de Rédempteur, et rentrez dans votre place. Ne la quittez plus, sans quoi vous serez toujours dans l'usurpation et, par conséquent, dans la nécessité de rendre. Ne vous regardez donc plus vous-même : tous ces regards ne viennent que de l'amour-propre qui voudrait se conserver soi-même. Ce n'est point Dieu que vous plaignez, puisque Dieu est toujours Dieu et d'autant plus Dieu que vous perdrez davantage de vos usurpations. Cherchez tant que vous voudrez à vous assurer soit dans les livres, soit dans les écrits de M. B. Tout cela ne servira dans la [260] suite qu'à augmenter vos incertitudes, qu'à vous troubler et agiter. Vous ne trouvez de repos que dans la perte de toutes choses, de toutes idées, connaissance, sentiments, vertus aperçues, etc. C'est dans cet abîme sans fond que coule un fleuve de paix, non d'une paix satisfaisante, mais d'une paix de parfaite immobilité.
Dieu fait souvent renouveler l'abandon d'une manière aperçue, et c'est la marque qu'Il en exige les effets. Bien loin d'avoir pitié de votre âme, je lui suis toujours plus cruelle, car je vous assure que ce serait une mauvaise pitié. Votre fond n'a garde de vous reprocher rien, car il ne prend point de part à vos réflexions, à vos troubles et à vos agitations. Il n'y a que la nature et l'amour-propre qui craignent extrêmement leur perte et qui se remuent. Le fond n'y a point de part et il dirait volontiers à la raison : Femme, qu'y a-t-il entre toi et moi3 et pourquoi me troubles-tu ? Ce ne peut jamais être la nature qui donne des lumières de dépouillement puisqu'elle ne tend qu'à se vêtir. [261] Oubliez autant que vous pourrez, et n'allez point chercher à vous souvenir de rien. Dieu vous jette dans un labyrinthe d'où Il vous tirera quand il Lui plaira. Il n'y a que Lui qui puisse le faire, et ce n'est pas à vous d'y mettre la main.
1Monsieur Bertot ?
2Ph 3, 10.
3Jean 2, 4.
Demeurez, au nom de Dieu, abandonnée. Il ne s'agit présentement et toujours que de deux choses : d'un fond soumis sans exception, et d'une disposition actuelle d'oubli continuel de vous-même. Soyez persuadée que, par ces dispositions, on s'épargne bien du mal en toute manière. Car l'oubli et la soumission sans retour font que Dieu Se contente souvent de cette soumission, autant parfaite qu'elle est continuelle et sans retour, au lieu qu'une autre disposition, entretenant notre vie, oblige souvent Dieu à nous donner des coups qu'Il ne nous donnerait pas sans cela. Si, [262] lorsqu'il vous vient des pensées, vous vous trouviez sacrifiée dessous, elles tomberaient, et votre paix et largeur augmenteraient par la disposition actuelle et continuelle de sacrifice. Ce n'est pas toujours les choses en elles-mêmes que Dieu demande et exige, mais une entière souplesse. Oh ! que cela épargne de peine !
Toutes vos vues qui vous multipliaient et vous faisaient entrer en vous-même, étaient de la nature et de l'amour-propre, qui se conserve autant qu'il peut. Défiez-vous de tout ce qui vous multiplie, qui vous porte à vous conserver vous-même soit dans votre honneur, soit dans vos biens spirituels. Votre précaution avec Dieu sera toujours assez inutile. C'est à cause que vous vous étiez, sans le vouloir et peut-être sans le connaître, multipliée et reprise, que Dieu a voulu vous purifier par ce renouvellement d'abandon sensible. Car, pour peu que l'on s'écarte de l'abandon, on a besoin d'un nouvel abandon. Et quand vous avez une nouvelle pente à vous abandonner, soyez convaincue de deux choses : ou que Dieu veut de vous quelques nouveaux sacrifices, ou que vous vous étiez un peu reprise. C'est peut-être l'un et l'autre qu'Il veut vous insinuer.
Votre tendresse et votre union pour N. étant de la volonté de Dieu, n'est point contraire à Son amour. Il n'y a rien qui lui soit contraire que vous-même et ce que vous estimez ou aimez par rapport à vous et qui vous fait être quelque chose. Laissez-vous donc détruire sans réserve. Ce n'est pas à vous de regarder le moyen dont Dieu Se sert pour cela. Tant que vous verrez ces choses en manière créée, vous serez toujours embarrassée, mais lorsque vous les verrez en Dieu, hors de vous, elles changeront de face.
Dieu met l'âme dans une si cruelle et longue mort qu'il n'y a plus de vie ni d'espérance de vie. Ainsi je ne puis demander de soulagement pour vous à présent. Je l'ai fait quelquefois, et [264] Notre-Seigneur m'a quelquefois exaucée selon ce que vous me disiez après, mais cependant je vois que c'est une pitié cruelle. Il faut donc que je vous vois égorger et que, non contente de faire comme la mère des Maccabées qui encourageait ses enfants lorsque les bourreaux les faisaient mourir1, il faut que j'aie été votre bourreau et que, vous ayant donné le coup de mort, je ne veuille pas que l'on bande vos plaies. Pardonnez-moi tout ce mal, et c'est par là même que vous connaîtrez un jour que je suis votre véritable mère.
1II Mac 7, 20-23, 27, etc.
Votre état me plaît. Ne craignez rien si vous n'aimez rien en vous. Laissez-vous à la divine justice. Ne songez plus à être un enfant de miséricorde, mais dévouez-vous pour jamais à Sa divine justice pour le temps et pour l'éternité. Soyez sa victime et n'espérez plus autre chose que d'être égorgé [265] très réellement. Une mort réelle ne laisse plus de ressource pour la vie ; jusqu'à ce temps, à quelque extrémité que l'on soit rendu, on peut tout espérer. Mais qui dit mort, ne dit pas un seul brin ni germe de vie. Laissez-vous donc comme une paille prête à brûler et qui ne peut ni doit espérer un plus heureux sort. Qui dit abandon total, n'excepte rien. Qui dit désespoir, ne suppose plus d'espérance. Qui dit perte, ne voit plus de refuge. Si vous n'aviez cette conviction et expérience réelle, combien de faux-fuyants trouveriez-vous malgré vous pour échapper ? Oh ! que Dieu vous tient bien ! Vous ne pouvez plus échapper à la justice, et c'est l'attribut auquel vous êtes dévoué. Essuyez-en toutes les rigueurs. Adieu.
Vous n'avez point à vous plaindre. Vous avez désiré la mort, elle est venue. Pourquoi vous [266] mêlez-vous de vous ? Pourquoi y penser ? Demeurez abandonnée sans réserve pour le temps et l'éternité si Dieu le veut. Perdez tout intérêt quel qu'il soit, et vous trouverez la paix. Vos peines viennent encore d'une autre source, qui est que vous avez voulu ajuster les choses et réfléchir sur votre état. Cela vous a fait entrer dans les doutes, dans les craintes sur l'avenir, dans les retours sur vous-même. Vous vous êtes retirée de cette innocence ignorante dans laquelle vous viviez en paix et sans raisonnement. Qui vous a dit que vous étiez nue1, si vous n'avez pas réfléchi sur vous-même ?
Au nom de Dieu, faites un sacrifice sans réserve et sans retour sur vous-même pour vous abandonner de telle sorte que vous ne songiez plus à l'avenir non plus que s'il n'y en avait point, ou bien attendez-vous à souffrir beaucoup d'angoisses. Il n'y a plus de milieu : il ne faut plus ni rien aimer, ni rien désirer par rapport à vous, mais tout perdre pour Dieu.
Si vous sortiez de l'abandon où Dieu vous met, vous entreriez dans un [267] vrai désespoir et dans une opposition à Dieu. Il est bon que vous éprouviez que vous n'êtes pas aussi maîtresse de votre état que vous le croyiez, et que Dieu est assez fort pour vous en empêcher. Cependant vous pouvez toujours vous reprendre, mais je vous assure que par là vous entreriez dans un enfer. Je ne vous dis ma pensée que par la compassion que j'ai de votre peine.
1Cf. Gn 3, 11.
Il me semblait hier deux choses : premièrement, que ce qui fait que les communications de mon cœur au vôtre n'ont pas toute leur étendue, est parce que vous êtes en attente de quelque chose et aussi que vous mesurez la communication selon le goût que vous en avez. Cela n'est plus de votre degré. Il faut que mon âme vous communique nudité et abandon plus profonds, mais non par le goût aperçu : autrement [268] je vous ferais tort et vous tirerais de votre état. Soyez certaine que ce repos goûté est encore une hôtellerie pour vous soulager dans votre état, et non un état pour vous soulager.
Il faut que tout vous soit arraché. La nature craint et souffrira assurément de ne trouver ni dans la créature ni en Dieu rien qui l'accommode. Cela lui donnera un je ne sais quoi qui fera que tout ce qui n'est pas pour elle, ou rapportant à elle, l'incommodera. L'état des autres, même leur union, leur indifférence, tout cela servira à déprendre cette nature maligne qui a chez vous une délicatesse de malignité incroyable. Soyez persuadée que je vous dis la vérité. Il y en bien d'autres qui vous seront découvertes peu à peu.
Cette humilité et facilité à vous accuser, condamner et à être bien aise que l'on vous dise vos défauts, est un bien qui, lorsqu'il vous sera arraché (comme il le sera sans doute) ne vous laissera qu'une irritation de la nature contre ce que l'on vous dit qui vous improuve1. Cela [cette irritation de la nature] [269] vient de deux sources : la première de ce que la nature est si maligne qu'elle se veut toujours cacher lorsque ce n'est plus un principe d'un vertueux amour-propre qui la fait agir. La seconde est l'impuissance où l'âme est de remédier à ses maux surtout lorsqu'elle perd un certain soutien foncier : elle veut toujours voir un motif, un ordre, une fin, une opération, une bonne chose, enfin un petit morceau. Cependant il faut que tout cela soit arraché : je dis tout, sans exception.
Je vois que Dieu vous ménage encore dans cette possession qui vous reste des choses et à la tendance à les avoir2 : c'est ce qui cause vos peines. Il faut suivre nue un Jésus nu. Ceci s'étend fort loin et comprend bien des choses, qui arriveront sans doute si vous voulez bien vous perdre de vue.
1C’est-à-dire contre la déclaration qu'on vous fera de vous improuver. (Dutoit).
2Sens : et à la tendance qui vous reste à les avoir.
[270] Votre lettre, madame, me donne de la joie, y voyant les démarches de la grâce qui conduit votre âme avec une économie admirable. Ce rien pénible et affreux n'est pas sans misère. Vous ne savez pas à quoi vous vous êtes engagée lorsque vous avez consenti à tous les desseins que le Père a eus sur vous de toute éternité. Oh ! que cela aura de grandes et de fortes suites ! Vous avez fait la demande de la mère des enfants de Zébédée : Vous ne savez pas ce que vous avez demandé, mais pouvez-vous boire le calice que mon Père vous a préparé1 ?
L'état d'indifférence est celui dans lequel vous entrerez un jour aussi bien que celui de pur rien. Ce qui vous a été donné n'est que comme un gage de l'état que vous devez avoir un jour. Mais il y aura des morts à passer avant ce temps ! Il est aisé de vouloir bien aller en enfer lorsqu'on n'a rien fait pour le mériter ; mais si vous portiez la réelle [271] expérience de tout ce que vous êtes par vous-même et de ce que vous seriez sans Dieu, oh ! alors l'enfer vous paraîtrait bien terrible ! Cependant j'aime beaucoup cette disposition parce qu'elle m'est un bon augure et comme l'assurance que Dieu vous fera passer par d'étranges abandons. Ce sera alors qu'il ne faudra pas vous reprendre. Mais vous oublierez alors ce que vous avez demandé et éprouvé.
La lumière que vous avez eue du peu d'utilité de nos propres opérations est très bonne ; quand Dieu nous fait entrer dans la voie d'anéantissement, elles nous servent d'obstacles puisqu'elles nous servent d'appui et de soutien, et nous empêchent d'entrer dans le néant. Ensuite de quoi, vos fautes vous brouillent, ce qui fait voir que vous n'avez le néant qu'en lumière et non en réalité. Car une âme bien dans le néant ne se brouille pour aucune faute qu'elle puisse faire, car elle sait que son propre est de faillir. Comment accorder l'indifférence pour l'enfer, la connaissance du peu d'utilité de nos opérations et se brouiller pour ses fautes ?
Vous avez bien d'autre amour-propre [272] que celui dont vous me parlez, que vous ne connaissez pas encore. Il est bon qu'il s'échappe au-dehors pour se faire connaître. Je vous ai déjà dit que dans l'esprit que sont vos sœurs, si vous ne les traitez pas avec fermeté, vous n'en viendrez pas à bout. Votre âme n'est pas encore en état de parler avec fermeté sans sentir quelque émotion. Vous devez négliger cette émotion lorsqu'il s'agit d'une correction nécessaire, parce que vous devez préférer l'utilité de votre sœur à une légère émotion. Lorsque la chose n'est pas nécessaire et que vous pouvez la remettre, attendez que votre émotion soit passée. Ne vous faites point de routine de confession, mais allez-y lorsque vous en aurez le mouvement et le besoin, et dites ce que Dieu vous reproche, et non ce que vous vous figurez être faute. Il vous arrivera souvent d'entrer dans ces troubles lorsque vous donnerez entrée aux réflexions. Il faut tout laisser mourir. Mais lorsque les réflexions vous importunent et qu'elles sont en vous malgré vous, souffrez-les, sans vouloir vous en défendre, car ce que vous faites est une propre action qui vous salirait plus [273] que les réflexions. Vous en aurez souvent de celles-là, à présent et dans la suite, pour vous faire perdre la possession où vous êtes de votre fond. Si vous n'aviez qu'à vous regarder vous-même sans envisager l'utilité de vos sœurs, le conseil de M. … serait admirable, mais dans l'état où vous êtes, je crois qu'il faut les reprendre avec fermeté et suivre le conseil de saint Paul : Courroucez-vous et ne péchez point2. Il viendra un temps que vous direz tout sans courroux ni fâcherie.
L'union que vous avez avec moi ne doit plus être sensible, car elle serait contraire au dessein de Dieu sur vous et l'état où Il vous a fait entrer, qui est de foi, de croix, de mort et d'anéantissement. Si elle produisait autre chose dans l'état où vous êtes, cela ne serait pas de Dieu. Les croix ne sont pas si loin que vous pensez, et vous vous serez dans la suite une bonne croix à vous-même. Quand Dieu fait entrer dans les croix, elles tombent dru et menu comme grêle. Laissez faire Dieu : Il la fera venir dans son temps. Je vous défends bien de faire des brouillons des lettres que vous [274] m'écrivez. Et ne réfléchissez pas si ce que vous dites de vous est vrai ou non : écrivez simplement les choses comme elles vous viendront à l'esprit, et ne faites point de retour sur vous ni sur ce que vous écrivez. Accoutumez-vous à agir bonnement et simplement.
1Mt 20, 22.
2Ep 4, 26.
Je ne crois pas que vous deviez réfléchir si vous avez bien fait ou mal fait d'avoir parlé à N. Il n'y a nul mal de l'avoir fait, mais il y a de l'imperfection dans les circonstances si c'est pour avoir de l'appui. Mais comme Dieu Se sert de tout, je ne doute point qu'Il ne Se soit servi de cela pour le bien de N. Et vous pouvez continuer sans scrupule, puisque ce n'est pas de vous confier à lui qui soit défectueux, mais bien de chercher un appui secret lorsque Dieu vous les veut ôter tous. Si vous voulez bien me croire et ne chercher nul appui lorsque vous serez peinée, vous verrez que les choses en iront bien mieux. [275] Autrement, c'est travailler à vivre lorsqu'on s'efforce de vous tuer. Croyez donc sans hésiter, et même toute pleine d'hésitations, car pour ce qui me regarde, si je n'avais pas autant de défauts que j'en ai, Dieu en ferait venir exprès pour vous perdre davantage et pour vous ôter tout appui, vous faisant obéir et être docile sans nulle raison de l'être.
Je n'ai jamais eu la pensée de vous quitter. Mais comme il ne dépend nullement de moi de me donner des lumières, si vous aviez suivi une autre conduite, il m'aurait été impossible (quelque affection que j'eusse pour vous) d'avoir rien à vous dire. Et j'éprouve que, dès que vous êtes flottante et que vous n'avez pas de docilité aveugle, outre que vous en souffrez beaucoup, je me trouve toute fermée, non par aucune volonté qui soit en moi, mais parce que le Maître ferme le robinet comme il Lui plaît et qu'Il l'ouvre de même. Ce n'est pas à moi d'ajouter à ce que Dieu fait. C'est Lui qui ouvre et nul ne ferme. Qui ferme et nul n'ouvre1.
1Ap 3, 7.
Au nom de Dieu, ne vous tourmentez plus pour connaître si vous êtes occupée de Dieu et si vous L'aimez. Il faut que Dieu soit pour vous Toi, Dieu inconnu1. Il ne vous dérobe cette connaissance que parce qu'il vous est avantageux d'ignorer ce qui se passe en vous. Vous ne savez peut-être pas que notre vue propre a une telle malignité qu'elle corrompt tout ce qu'elle touche. Dieu prend soin de vous comme d'un petit enfant qu'Il ménage. Il ne vous fait voir de Ses bontés que ce qu'il faut pour Se faire aimer de vous, et Il vous cache toutes celles qui ne serviraient qu'à vous amuser autour de vous-même et à causer de vaines [277] complaisances. Or les vaines complaisances dans les dons de Seigneur sont bien plus dangereuses que celles des dons de nature. Laissez périr tous les sentiments de foi, etc. Votre foi ne fut jamais plus forte, quoiqu'elle ne soit pas aperçue : celui qui croit sans sentir la foi, qui espère contre l'espérance2 même, est celui qui a la véritable foi et la parfaite espérance. Les dons surnaturels ne sont point assujettis aux sentiments, et Dieu épure les vertus par les tentations qui leur sont contraires. Accoutumez-vous à avoir du courage : vous n'en avez non plus qu'une poule ! Dieu ne bat pas encore le fer, Il ne fait qu'apprêter le marteau, et vous craignez !
Il est de conséquence, ma chère fille, que vous soyez une fois bien convaincue qu'en fait d'être à Dieu, les sentiments ne servent de rien, qu'ils sont pour la plupart trompeurs et qu'il est impossible d'arriver à Dieu qu'en les outrepassant. Croyez toujours le contraire de ce que vous sentez. Ne demandez à Dieu que Sa volonté. Ce n'est point à nous de choisir la nature de notre supplice, mais c'est à Lui à nous l'appliquer. [278] La disposition la meilleure est cette stupide indifférence dont vous vous plaignez. Soyez persuadée que les peines extérieures de confusion, d'opprobres, etc. quelque grandes qu'elles soient, ne peuvent que purifier de l'amour-propre sensible et grossier, qui est le moins dangereux. Il faut des peines purement spirituelles pour guérir de l'amour-propre spirituel. Laissez-vous donc conduire au Seigneur et ne vous mêlez plus de vous-même.
Ne vous étonnez pas des effrois, des terreurs, et même d'une infinité de sentiments et mouvements irréguliers. Cela vient d'une cause qui vous sera dans la suite une bonne croix. C'est le même principe qui vous porte à me craindre et qui cause vos peurs. Laissez tomber tout cela comme si cela n'était pas. Je vous demande une grâce, qui est que vous ne parliez pas à M. de ces sortes de peines, parce que, comme il aime tout ce qui est extraordinaire, il vous nuirait et vous ferait prendre le change, vous arrêtant à des choses qu'il faut nécessairement outrepasser.
Si vous souhaitez que je vous aime, vous avez de quoi être contente. [279] Souhaitez plutôt d'aimer Dieu et qu'Il S'aime Soi-même en vous, que de désirer qu'Il vous aime. Quittons nos intérêts pour ceux de Dieu seul : Il vous aimera nécessairement si vous L'aimez librement. Soyez libre et allègre à Son service. La tristesse sous bon prétexte rend pesant et empêche Dieu d'opérer en nous parce que notre cœur se rétrécit par la tristesse : c'est la plus dangereuse tentation. Je ne suis point fâchée que votre voyage soit rompu. Écrivez quand vous voudrez et ne vous contraignez jamais ni pour le faire, ni pour ne le faire pas.
1Is 45, 15.
2Rm 4, 18.
Je vous conjure de ne point réfléchir comme vous faites après que les choses sont faites. Si vous êtes [280] en doute de quelque chose, demeurez-en humiliée, mais ne réfléchissez point dessus pour l'examiner. Allez plutôt du côté de la largeur que du scrupule. Vous devez parler librement et simplement avec N., sans vous gêner comme vous faites. Vous êtes appelée à la liberté des enfants de Dieu, et vous vous donnez des tortures continuelles ! Cela passera.
Il vaut mieux sentir l'amour-propre que de ne le sentir pas : il plaît à celui qui l'ignore et il fait horreur à celui qui le connaît. L'amour désintéressé est un don de Dieu, qu'il faut attendre de Sa bonté et que nous ne pouvons point nous donner nous-mêmes.
Oh ! La bonne lumière qui convainc de la nécessité de vous oublier vous-même, ne réfléchissant ni sur le passé ni sur l'avenir, ni sur le parfait ni sur l'imparfait ! Vous qui aimez d'être parfaite, c'est là la perfection. C'est un chemin qui vous est montré et qu'il faut suivre quoi qu'il vous coûte. Vous y broncherez souvent, car ayant l'esprit aussi réfléchissant que vous l'avez, il faut mourir à toute réflexion, et elles viendront en foule, mais il n'y a qu'à les laisser tomber. [281] L'ouvrage de la mort à soi-même n'est pas assurément si tôt achevé qu'on pense : nous vivons dans toutes les parties de notre corps et de notre esprit, même dans les bonnes et saintes choses. Lorsqu'il faut arracher ces vies, et qu'on s'aperçoit qu'une vie en couvrait une autre, et qu'une mort donne lieu à l'autre, cela surprend. Mais il faut avoir une grande patience avec nous-mêmes et nous persuader fortement que c'est à Dieu de faire cet ouvrage.
Demeurez souple entre Ses mains comme un linge mouillé. Au nom de Dieu, ne vous regardez plus vous-même : ne regardez que votre divin Époux. Lorsque vous L'aimerez comme il faut, il vous sera difficile de détourner les yeux de dessus Lui pour vous regarder vous-même : ils seront si forts attachés à ce divin objet qu'il vous serait presque impossible de vous en désoccuper un moment pour vous voir. Il est bien plus agréable de ne voir que Lui que de voir ce vilain soi-même : laissez-le là. La besogne en sera bien plus tôt faite. Quand sera-ce que vous ne connaîtrez plus rien en vous, ni bien, ni mal ? Allez librement, courez, sans vous amuser [282] à voir les haies qui bordent le chemin. Crottez-vous plutôt un peu et ne vous arrêtez pas. Bon courage ! Tout ira bien. Allons notre chemin et ne pensons plus au passé. Laissez-là ce vilain amour-propre : courez après le divin Maître, et ne retournez pas la tête pour une fausse sagesse, si vous ne voulez devenir statue de sel.
Vous vous expliquez fort bien et je vous entends à merveille. Il n'y a que la fin de votre lettre qui ne vaut rien, où vous dites que vous craignez d'avoir menti en expliquant vos dispositions : puisque vous ne le savez pas et que c'est une chose fort éloignée de votre naturel, votre crainte ne vient que de votre retour sur vous-même et par conséquent est vilaine. Vous avez cependant menti effectivement, car vous avez dit que vous ne réfléchiriez plus tant sur vous, et vous ne faites autre chose ! Il faudra bien retrancher tout cela, mais peu à peu. Vous êtes comme ceux qui font dessiner un bâtiment et qui le croient fait. Vous voyez en raccourci le dessein de votre édifice intérieur : laissez-le bâtir au grand Architecte. Il faut [283] des coups de ciseau et de marteau, il s'élève beaucoup de poussière, mais tout sert. Rien n'est plus laid qu'une maison qu'on bâtit, et elle n'est propre que lorsqu'on cesse d'y travailler. Si un homme se mettait en tête de nettoyer à mesure que les maçons salissent, ne perdrait-il pas sa peine, et son travail ne serait-il pas ridicule ? On lui dirait : « ou cessez de bâtir ou laissez achever l'ouvrage » : tout sera propre et rangé.
Pourquoi voulez-vous être assurée de votre persévérance ? Cette certitude est incompatible avec l'état de voyageur, elle n'est pas pour cette vie. La persévérance est un don tellement gratuit que nous ne pouvons le mériter, mais on peut l'obtenir par un don total entre les mains de Dieu. Il faut dire à Dieu avec le Roi-Prophète [284] : Mon sort, Seigneur, est entre vos mains1. Faites de moment à autre ce que vous croyez devoir faire, et laissez le reste à la divine Providence. Ce désir inquiet de bien faire et de vouloir sentir et connaître qu'on est comme Dieu veut, est une dangereuse tentation. C'est un effet de l'amour-propre qui empêche une certaine dilatation de cœur, une légèreté et une aisance nécessaire pour courir dans le chemin de la vertu. Le resserrement empêche l'avancement. C'est ce qui fait dire au Roi-Prophète : Je courrai dans les voies de vos préceptes lorsque vous aurez dilaté ou étendu mon cœur2 sans que rien me fasse tomber.
Laissez-vous donc aller à cette généralité et à ce repos, sans craindre la paresse. Mon Dieu ! moins de crainte et plus d'amour ! Mon Dieu ! avons-nous affaire à un tyran ? Non assurément, mais bien à un Dieu tout bon qui connaît nos faiblesses, qui en a même pitié. Plus nous sommes faibles, plus Il nous protège. Il porte les petits et laisse marcher les grandes personnes. [285] Vous voulez être grande, vous voulez voir vos démarches ? Celui qui se laisse porter ne peut voir la trace de ses pas. Oh ! vraiment vous êtes trop grande ! Vous voudriez faire comme saint Christophe qui portait, à ce qu'on dit, le divin petit Maître : c'est bien le monde renversé. Il faut que vous soyez si petite qu'Il vous porte, tout petit qu'Il est, comme on porte une paille.
1Ps 30, 16.
2Ps 118, 32.
J'ai toujours beaucoup de joie, monsieur, quand je reçois de vos lettres. Je ne doute point que Dieu n'achève en vous l'ouvrage qu'Il a commencé. Je sais qu'il est dur à la nature de rester abandonné à Dieu. On s'abandonne par secousses et lorsqu'on a [286] du goût à le faire, mais quand les sujets d'abandon sont longs, on se reprend, on commence à craindre et à se mêler de soi, ce qui ne sert qu'à allonger le supplice. Toutes ces craintes ne viennent que d'amour-propre et des retours sur soi-même. L'abandon parfait ne peut venir que du pur et parfait amour. Plus notre amour est pur, plus notre abandon est constant et invariable, car, ne regardant que la seule gloire de Dieu, il ne doit point nous importer en quoi il la met, et nous devons être aussi contents de notre entière destruction, d'une longue expérience de nos misères que des faveurs les plus signalées. Je dis plus, que les faveurs ont trop d'agrément pour nous pour que nous puissions marquer par elles à Dieu la pureté et le désintéressement de notre amour : qu'est-ce qui aime le mieux, de celui qui veut bien périr pour ce qu'il aime ou de celui qui n'est occupé qu'à recevoir des caresses et des bienfaits de son bien-aimé ? Je vous en fais juge. Soyez donc à Dieu sans réserve par un don irrévocable. Il vous guérira quand il Lui plaira, et vous seriez sans [287] doute fâché de guérir plus tôt qu'Il ne désire.
Pour M. ***, je désire fort qu'il se donne à Dieu véritablement. Il est difficile de le faire au milieu de tant d'occupations à moins qu'on ait eu de bons commencements et qu'on ne soit déjà avancé ; alors les emplois de l’État ne distraient plus guère.
Ne vous étonnez pas non plus de vos distractions. Il ne dépend pas de vous d'arrêter la volubilité de l'esprit et de l'imagination, mais vous savez en faire usage en les laissant tomber et vous tenant invariablement uni à Dieu et soumis à Sa volonté. Quelquefois même les distractions sont fort utiles, car, outre qu'elles empêchent une certaine estime de son état, c'est que l'ennui et la contrariété qu'elles nous font, nous portent à nous attacher plus fortement à Dieu et nous cachent à nous-mêmes Son opération. La nature est une si grande larronesse, qu'il faut toujours qu'elle dérobe quelque chose de ce qu'elle aperçoit.
Mon Dieu, que l'abandon total entre les mains de Dieu et le mépris de nous-mêmes est un grand point ! [288] C'est le pivot sur lequel tout roule. Cela parvient jusqu'à la haine de nous-mêmes. Quand on hait fortement un sujet, on ne lui souhaite point de bien, on est même ravi de le voir maltraité, disgracié, humilié ; on aurait de la peine de le voir favorisé et dans l'élévation. C'est ainsi que nous devons être pour nous-mêmes.
Vous avez très bien fait d'empêcher cette bonne demoiselle de faire des austérités : ce sont de véritables tentations en l'état où Dieu l'a réduite. Elle a besoin de toute sa santé. Dieu sait bien mieux nous mortifier que nous ne savons nous mortifier nous-mêmes. Si elle était libre, bien à son aise et dans l'indépendance, il y a mille manières ingénieuses de se mortifier qui ne sont point de ces austérités éclatantes qui éblouissent les yeux des autres et nous rendent très contents de nous-mêmes. Qu'elle demeure entre les mains de Dieu : Il saura bien lui fournir des mortifications auxquelles elle ne s'attend point et qui ne seront point l'effet des austérités choisies. C'est un grand avantage pour elle de s'être accoutumée de bonne heure à cette démission [289] de volonté pour s'accommoder à tout le monde. Dieu lui en fera pratiquer, dans la suite, une plus parfaite qui lui sera peut-être moins agréable. Il n'y a qu'à laisser faire Dieu ; c'est un bon Maître. Je ne m'étonne pas de ce que le divin petit Maître a pris le métier de charpentier : Il est admirable pour bien tailler les croix et les proportionner à chacun de nous.
Lorsque Dieu a des desseins sur une âme, Il lui donne ordinairement beaucoup de courage. Il en faut plus pour se laisser bien conduire à Dieu que pour être général d'armée. Il arrive ordinairement une chose fort particulière, c'est que Dieu renverse Lui-même ce courage naturel qu'Il a donné, et Il exerce l'âme lorsqu'elle ne le trouve plus et qu'elle n'aperçoit que sa faiblesse. Le courage n'est pourtant pas moins là, mais il est plus profond et plus caché. Je la salue de tout mon cœur. Il faut laisser les hommes penser de soi tout ce qu'ils veulent. On ne veut point plaire aux hommes, mais à Dieu.
Pour le second article, qui est de dire ce qui lui vient le premier en pensée, c'est un très excellent conseil [290] que vous lui avez donné. La faiblesse du monde est telle qu'il faut s'accommoder à leurs manières, parce qu'ils ne sont pas capables de cette indifférence que cause la souplesse de volonté. Je souhaite fort que Dieu achève Son œuvre dans votre collègue. On trouve si peu de femmes qui soient à Dieu véritablement qu'il ne faut pas s'étonner qu'elles détournent leurs maris de la piété. Soyez persuadée que vous m'êtes infiniment chère. Je ne vous oublie pas devant le Seigneur.
Loin que ce que vous me mandez que vous éprouvez vous doive faire douter de votre intérieur, c'est ce qui l'assure davantage : Dieu, comme un feu autant secret que dévorant, s'empare de vous-même, c’est-à-dire de votre fond, en arrache les impuretés les plus subtiles et, poursuivant la nature dans tous ses retranchements, il faut [291] qu'elle se découvre partout où elle est, et qu'elle quitte enfin la place se voyant poursuivie par un ennemi qui ne lui donne point de quartier. Tenez-vous donc heureuse, et très heureuse, d'apercevoir cette misérable et de voir ses cachettes, car c'est une marque que Dieu est Lui-même en vous, qu'Il y fait des opérations que Lui seul peut faire.
Je ne puis ni ne dois vous en dire davantage à présent. On ne doit opérer en vous que ce Dieu opère Lui-même, c’est-à-dire le dénuement et la découverte de vos défauts. Ne vous attendez-vous plus qu'à la mort. Tout vous doit tourner en mort. Vous haïrez tout ce que vous avez aimé. Il n'y a plus de quartier pour vous. Il faut que tout se perde pour vous et avec vous. J'ai toujours cru, selon les grâces que je sais que Dieu vous a faites, que vous ne demeureriez pas en si beau chemin.
[292] J'aime votre état parce que moins il y a de sensible et d'assurance, plus vous avez de quoi exercer votre foi et votre abandon n'ayant point d'assurance en vous-même, au contraire, n'y trouvant que des sujets de douter. Il ne faut pas vous étonner non plus de ne trouver aucune certitude dans ce que vous lisez. Votre état présent, tenant tout en suspens, vous doit porter par là à un abandon très courageux. Moins il y a d'appui en vous, plus vous en trouverez en Dieu. Ne voyez-vous pas que cet état vous fait insensiblement perdre tous les appuis que vous avez en vous-même, vous donne la véritable humilité qui ne peut naître que de l'humiliation et, loin de vous donner de l'amour pour vous-même et de l'estime de ce que vous faites, il ne vous en donne que de l'horreur ? Oh ! si vous saviez combien cet état est glorieux et agréable à Dieu tout ensemble, vous l'aimeriez plus que tout autre !
J'ai vu ce matin combien ces gens qui se croient si grands devant Dieu, devant les hommes et devant eux-mêmes, qui se soutiennent dans leur prétendue justice, qui ne voient rien que de bon dans leurs œuvres, sont désagréables à Dieu, et combien tout cela sera peu compté devant Lui, durant que de pauvres petites créatures, qui sont dans l'expérience de leur misère, qui se croient la lie du peuple, qui s'estiment comme de la boue parce qu'elles sont couchées sur l'expérience de leur misère, font les délices de Dieu. J'espère que vous serez éclairé un jour de ces grandes vérités.
Pourquoi voulez-vous faire des sacrifices et égorger des victimes que Dieu ne veut pas ? Dieu veut que vous vous soumettiez, que vous soyez dans l'adhérence à toutes les suites de votre état, et vous voulez des sacrifices ! Je vous dirai avec Samuel1 que Dieu ne veut point de ces sacrifices et qu'Il ne veut que votre obéissance et votre soumission. Au nom de Dieu, n'en croyez point votre raison, mais abandonnez-vous au-dessus de toute raison. [294] Je vous assure que vous ne trouverez de paix et de vérité que dans l'abandon.
Vous ne sauriez croire combien j'aime votre état et ce que je conçois que Dieu veut faire en vous, ce qui ne se fera jamais que par l'anéantissement. Ne fuyez point la présence de Dieu parce que vous éprouvez quelques tentations. Abandonnez-vous, et restez devant Dieu. Il vous est utile d'y demeurer, quoique chargé de boue. Dieu vous demande où vous êtes : ne le fuyez point, car, quoiqu'il semble que vous paraissiez plus impur devant Lui, c'est parce qu'Il est plus lumineux et qu'Il découvre les atomes. Il presse même l'apostume2 pour en faire sortir le pus, mais soyez assuré, (sans assurance [sensible] cependant, car votre état porte avec soi l'incertitude), soyez assuré, dis-je, qu'Il ne vous salit que pour vous purifier. Ah, si vous saviez cette opération de l'amour, vous en seriez charmé ! Lorsqu'il veut, comme le feu, changer quelque chose, il semble le salir parce qu'il en fait sortir toute l'ordure. Voyez un morceau de bois dans le feu : il [295] commence par jeter une vilaine écume, ensuite il noircit, mais ayez un peu de patience et vous le verrez bientôt devenir feu. Il en est autant de votre cœur : laissez-le donc à l'amour. Vous ne verrez son œuvre que lorsqu'il sera fort avancé.
Je vous assure que votre âme m'est chère ; ne craignez donc point que je veuille l'égarer : c'est un chemin que j'ai passé la première. Vous verrez même que plus vous serez misérable, plus vous serez utile aux âmes car, moins il y a de nous, plus il y a de Dieu. Il n'établit les choses, ce Dieu fort et puissant, que sur le néant. Laissez-vous donc anéantir. Je vois des démarches infinies que l'on vous fait faire : combien êtes-vous éloigné de l'estime de vos œuvres ? Bon courage ! Je vous assure que vous avez un Sauveur qui fera Son plaisir de vous racheter, et c'est en Lui que vous trouverez tout ce qui vous manque. Ne croyez pas que l'intérieur soit si loin de vous. Je vous assure que vous êtes très proche du Royaume de Dieu.
Ne craignez point que votre état soit opposé au pur amour : vous en verrez un jour les effets. Mais, que dis-je, [296] ne craignez point. Il n'y a que Jésus-Christ seul qui puisse vous rassurer. Oui, Il vous dira, et peut-être bientôt Il vous le fera sentir : C'est moi, ne craignez point3. Vous ne sauriez croire combien cet état vous purifie. Oh ! si vous compreniez ce que c'est que la propriété et combien elle est injurieuse à Dieu, vous verriez que votre boue est un savon qui, en vous en délivrant, vous blanchira comme la neige. Essayez de toute disposition, vous ne trouverez jamais de paix que dans l'abandon et le délaissement de vous-même. Songez que vous m'assurâtes de vous être donné à Dieu sans réserve pour le temps et l'éternité. Laissez-Le donc faire de vous ce qu'il Lui plaira de vous pour le temps et pour l'éternité. Une chose donnée n'est plus en notre disposition.
1I Rois.
2Apostume : abcès.
3Mt 14, 27.
Ne vous étonnez point de votre humeur. La privation de la vie intérieure (je dis du goût de la vie) cause toutes sortes de faiblesses. On sent comme autrefois les humeurs dominantes et on n'a nulle force pour les surmonter. Ce que l'on ferait même pour cela ne servirait qu'à affaiblir davantage. Votre …1 y contribue peut-être un peu, quoique vous ne vous en aperceviez pas. Il faut non seulement en venir à un état qui paraisse tout naturel, mais de plus, il faut porter une disposition qui paraisse exclure tout bien et ne laisser que les impressions apparentes de tout mal. Laissez [302] tout perdre, je vous en conjure. Si vous retenez quelque chose, il faudra toujours la perdre, quoique Notre-Seigneur semble le tolérer pour un temps afin de ne pas effaroucher ; ce qui néanmoins ne sert qu'à retarder un peu, parce que, de même qu'en montant un degré on en laisse un derrière, aussi l'on n'avance dans la perte qu'à mesure que l'on perd ce qui se présente le premier. Et si l'on gardait, toujours sous de bons prétextes, certaines choses qu'il faut perdre un jour, quelque nécessaires qu'elles paraissent, jamais on n'entrerait plus avant dans la perte, demeurant arrêté comme à une barrière, sans savoir pourtant ce qui arrête. Il arriverait ce qui est dit dans l’Écriture, que l'âme se dessécherait peu à peu et tomberait dans une langueur2 qui ne servirait de rien pour son anéantissement.
Il ne faut chercher nul attrait dans la solitude. Vous y serez cependant en vous y amusant moins mal que partout ailleurs. Votre humeur vous exercera longtemps jusqu'à ce que le large immense vous soit donné par la perte de toutes choses et par l'expérience de [303] toutes misères. Il vous est de conséquence de ne pas barguigner avec Dieu. Vous avez tant à perdre par rapport au dessein de Dieu sur vous, que vous ne sauriez trop rendre. Oh ! si vous entendiez ce que mon cœur dit là-dessus au vôtre (quoique ma plume n'en exprime rien), que je serais contente, et que vous seriez bien quoique mal en apparence !
Peut-être perdrez-vous tout sentiment d'abandon dans la volonté pour ne sentir qu'impuissance. Quoi que l'on vous ôte d'appartenant à la volonté aussi bien qu'à l'esprit, il ne faut pas courir après. Amusez-vous quelquefois. Ne soyez pas si sage et vous serez bien. Un peu de promenade et quelque moment de désoccupation vous accomoderait assez.
Le chemin qui conduit à la vie est étrangement étroit. Oh ! que la porte en est petite3 et qu'il faut être nu pour y passer ! Sitôt que l'âme entre dans le chemin de la perte et de la mort, il faut qu'elle fasse son testament, qui consiste à laisser à Dieu et aux créatures ce qui leur appartient ; Dieu ayant [304] pris ce qui est sien, il ne nous reste uniquement que le néant. Ceci est réel, mais très réel. Plus tôt on est logé là, plus tôt est-on affranchi de l'incommodité de se voir tout ôter l'un après l'autre. Le Seigneur fait un inventaire du bon et du mauvais : Il montre l'un et l'autre à l'âme, mais Il ne lui montre le bien que pour le lui ôter, et le mal, ce semble, que pour lui laisser, et il lui est donné comme un vêtement ; l'âme peut dire [alors] qu'après avoir été revêtue de Dieu, l'enfer lui est un vêtement, et cet enfer paraît nu devant Dieu. Sainte Catherine de Gênes dit qu'elle vit une fois son âme nue de tout bien4, que cette vue la pensa faire mourir ; elle dit qu'elle serait morte si Dieu ne l'eût soutenue miraculeusement. Laissez-vous donc ôter les choses mêmes qui vous paraissent les plus nécessaires, car Dieu est plus que tout cela. Mais, me direz-vous, je perds le sentiment de Dieu en perdant tout le reste : il est vrai, mais Dieu est au-dessus de tout sentiment.
1Peut-être nature, ou naturel, ou charge et emploi. (Dutoit).
2Cf. Ps 101, 5.
3Mt 7, 14.
4v. Dialogues, Livre 1, chap. 12.
Vous ne sauriez croire la joie que j'ai eue d'apprendre par votre lettre que vous voulez bien vous abandonner à Dieu sans réserve. Faites-le, je vous en conjure, car c'est assurément ce que Dieu veut de vous et vous y trouverez la source de la vie. Oh ! si vous compreniez le bonheur extrême de notre rien et de n'avoir plus rien à perdre parce que l'on a tout perdu ! Laissez-vous anéantir absolument. Oh ! si vous saviez que cela est glorieux à Dieu ! Il m'était une fois montré que Dieu a tiré infiniment plus de gloire de la folie de Salomon que de toute sa sagesse1 et que, sans ses extravagances, on l'aurait adoré comme un dieu. Et je disais à Dieu dans la connaissance claire qui m'en était donnée : « Oh ! que j'ai de joie, mon Dieu, que le plus sage des hommes soit devenu le plus fou, afin [306] de rehausser Votre sagesse et de faire voir qu'il n'y a que Vous de sage ! ». Oh ! si vous compreniez ce que c'est que le pur amour et de n'être possédé que du seul intérêt de Dieu seul, combien avec plaisir serait-on couvert de toutes les misères et privé de tous biens ! C'est par là que l'on relève l'éclat des attributs divins. Oh ! que lorsque sa pure lumière vous sera donnée, vous ne verrez plus les choses en la manière de la créature ! il n'y aura plus chez vous d'intérêt pour la créature, ni de salut, ni de perfection, ni d'éternité. Tout l'intérêt sera en Dieu pour Dieu même.
Le péché de l'ange dans le ciel et celui de l'homme dans le paradis terrestre ont été d'usurpation, de vouloir devenir semblables à Dieu et partager avec Lui Ses attributs. C'est pourquoi saint Michel, l'ange du pur amour, chassant le dragon du ciel, lui dit, selon cette parole de l’Écriture : Quis ut Deus2 ?, comme voulant dire : tu seras renversé par cela même que tu as cru t'élever. Aussi la plus grande gloire que nous puissions rendre à Dieu est de Lui restituer [307] toutes choses par notre anéantissement, Sa force par notre faiblesse, Sa sainteté par notre pauvreté, Sa pureté par nos misères, etc. Je vous estime plus couvert de boue qu'éclatant comme le soleil.
Il y a si peu d'âmes dévouées au pur amour. Soyons du nombre de ces âmes qui veulent bien être immolées au lustre et à l'éclat de la grandeur et de la majesté de Dieu. Oh ! si je pouvais un peu faire passer en vous et faire dans votre cœur une transfusion de la vérité de l'amour pur, que je serais contente ! Soyez persuadé que tout ce qui n'est point cela est le sentiment de l'amour et non la vérité de l'amour. On trouve assez d'âmes pleines des sentiments de l'amour, et c'est ce qu'on admire, quoiqu'elles soient très vides de la réalité de l'amour. Mais qu'il est rare de trouver des âmes qui, quoique vides de tous sentiments amoureux, soient pleines de la vérité de l'amour, qui est un amour rigoureux, immolant tout, un amour dont la jalousie est dure comme l'enfer3, et qui dit incessamment à une âme dans tout ce qu'elle pense opérer : Qui est comme Dieu ? Il [308] faut alors que cette âme cède et qu'elle s'écrie de toutes ses forces : " Oh ! que Dieu soit toujours Saint, Saint, Saint, seul Saint, grand et parfait !
Que chacun tâche d'imiter sa sainteté. Mais pour moi qui le connais autant qu'une faible créature en est capable, je ne veux l'honorer que par la destruction et mon anéantissement.
1Dutoit : Voyez les Explications et Réflexions sur II Rois 8, 14-15 [Madame Guyon commente le verset 15, « Mettez Urie à la tête de vos gens, où le combat sera le plus rude ; et donnez ordre qu'il soit abandonné et qu'il y périsse », en l’appliquant à la mort mystique], et sur III Rois 11, 1-4 au tome 5 du Vieux testament [« Mais j'ose dire que cette folie fut infiniment glorieuse à mon Dieu, et utile à Salomon. [...] si Salomon n'était point devenu fou, il aurait toujours attribué à sa force ce qui n'était dû qu'à la force de Dieu... »].
2Qui est semblable à Dieu ? Ps 88, 7 : Car, qui, dans les cieux, sera égal au Seigneur ? et qui, parmi les enfants de Dieu, sera semblable à Dieu ? (Sacy).
3Ct 8, 6.
Pour ce qui vous regarde, je crois qu'il faut outrepasser autant que vous le pouvez ces petites froideurs, ce peu d'attention qu'on fait sur vous, etc. car vous savez que c'est l'endroit de votre vie propre, et que c'est l'article où vous êtes le plus obligé de mourir à vous-même. Pour m'accoutumer à y mourir, je passerais quelque temps sans rien témoigner, quoique cela paraisse vous resserrer et vous rendre de plus mauvaise humeur. Il faut espérer qu'à [309] force de vous faire violence, cela se passera dans la suite, car quoiqu'il soit bon de dire les choses, vous ne les dites que par décharge et parce que l'amour-propre y trouve son compte. Il faut tâcher de vous en abstenir. Je sais qu'en les disant, vous serez soulagé, mais c'est un soulagement de la nature qui, en vous donnant une paix apparente, vous empêche de mourir à vous-même et de vous déprendre du sensible, qui est pour vous comme de la glu.
Gardez-vous de donner le tort à personne : donnez-le à vous-même. Encore faut-il que ce soit sans réflexion. Le grand secret est de ne s'arrêter à rien, car souvent, en voulant se donner le tort, les objets se grossissent et on s'indispose. C'est le grand secret que de s'oublier soi-même et tout ce qui nous concerne. Que si vous sentez votre faiblesse et qu'elle paraisse vous surmonter, supportez-vous vous-même avec patience, car si vous pouviez gagner sur vous de mourir à cela, de ne le point dire et de ne point faire mauvais visage, tout irait à merveille. Que si vous ne pouvez, plutôt que d'être de mauvaise humeur, dites votre peine, mais que ce [310] soit votre pis-aller. Il ne la faudrait dire que lorsqu'elle serait absolument passée, et alors ce serait une humiliation et non une décharge. Oh ! qu'il est avantageux de mourir à tout !
J'avoue qu'il est dur de mourir, mais que la vie qui suit cette mort est heureuse ! Hé ! que prétendons-nous, sinon que Jésus-Christ vive en nous ? Il n'y peut vivre que par notre destruction.
Il est bon que nous sentions nos misères, que le faix nous en accable : tout sert à celui qui aime Dieu. Bon courage, sans courage ! C'est par la mort perpétuelle qu'on arrive là.
Demande : « D'où vient que vous communiquez aux autres paix et plénitude et à moi des peines si excessives qui, plus je demeure avec vous, plus elles augmentent. Cependant je ne résistais point. »
Réponse : Il y a deux sortes de résistances. L'une volontaire et ce n'est pas celle que vous avez. L'autre vient d'une nature irritée qui s'aigrit des mêmes choses qu'on lui donne pour s'adoucir ; et elle rejette véritablement la paix, car la grâce qui opère ces choses (qui tiennent du miraculeux) est d'une extrême délicatesse et est arrêtée de peu. C'est pourquoi Notre-Seigneur disait souvent : Veux-tu être guéri1 ? Vous portiez cette disposition de rejet qui fut la cause de la continuité de vos peines.
Demande : J'ai bien lieu de craindre que ma grâce ne soit perdue et que la paix ne revienne plus.
Réponse : La grâce ne cesse point pour cela, j'entends la grâce foncière et habituelle ; mais on perd un certain écoulement de grâce que l'on recevait dans ce moment et qui est proprement une vertu secrète et cachée, qui n'est autre que la communication du Saint-Esprit, et l'écoulement d'une grâce gratifiante et remplissante, fortifiante et élargissant la capacité de la créature. Il ne faut pas raisonner de vous comme de bien d'autres, parce que vous devez éviter tout ce qui rétrécit le cœur.
1Jean 5, 6.
Comme tout votre défaut vient de votre activité naturelle, soyez persuadé que vous ne sauriez trop vous simplifier. Je dis simplifier et non dénuer : l'un est bien différent de l'autre. Il faut donc pour vous une simplicité d'oraison et une simplicité d'action, ainsi que je vous l'ai dit, laissant tomber également l'activité en ces deux temps. Remarquez que je ne parle pas seulement de l'activité de l'esprit (ce que vous faites il y a longtemps), mais de l'activité de la volonté qui, par ses empressements pour vouloir ce qu'elle n'a pas, perd même ce qu'elle a. C'est ce qui fait une partie des sécheresses que vous avez, qui ne sont point causées, comme vous croyez, par le défaut d'images et d'objets, puisque le premier [défaut des images] ne pourrait que vous nuire beaucoup et le second vous serait fort peu utile.
[313] Une marque que votre oraison est bonne quoique sèche, est ce que je vous ai dit et que vous m'avez avoué être véritable, qui est que lorsque vous vous tirez de l'oraison, vous vous en tirez avec peine et [qu’]il vous semble que vous êtes disposé à la faire, quoique si vous vous mettiez en devoir de cela, vous vous trouveriez comme auparavant. Cette disposition, jointe à ce réveil continuel que vous éprouvez durant le jour, sont les deux marques que Dieu vous appelle à l'oraison de foi. Et ce sont deux signes qui se doivent trouver dans les âmes qui y sont introduites et qui sont les marques les plus assurées que Dieu opère dans l'âme, et qu'elle n'y est point oisive. Car il ne faut pas toujours juger de l'état d'une âme pour l'oraison sur ses défauts. Et qui voudrait régler la vôtre sur cela se méprendrait beaucoup, car vos fautes, même les extérieures, ne viennent pas de dessèchement, mais de trop d'activité. De sorte qu'en travaillant à laisser tomber avec un égal soin votre activité extérieure et intérieure, vous tarirez insensiblement la source de vos défauts.
Votre volonté est volage [314] et voltigeante, sans appui, parce que vous ne lui donnez pas assez de lieu de s'appuyer sur le repos même, et la tenant continuellement en attente de ce qu'elle n'a pas, vous la privez de ce qu'elle aurait en simplicité, si vous la meniez doucement et si vous laissiez tomber les saillies de la nature. Ce défaut est aussi la cause de votre contention d'esprit, ce qui ne se perdra pas de sitôt.
Vous devez vous attendre à beaucoup de sécheresses et d'obscurités, parce que vous avez été beaucoup conduit par le sensible et que votre naturel affectif se nourrit en tout cela. Si vous étiez d'un naturel froid et tempéré, je vous parlerais d'une autre sorte. Tout empressement est imparfait, même celui de vouloir s'ajuster selon la lumière qui vous est donnée : il faut laisser tomber les choses sans effort.
Vous n'avez garde de sentir cette tension de tête lorsque votre oraison est facile, parce qu'alors la volonté goûte et, n'étant plus en quête et en activité, elle ne cause plus cette application d'esprit. Comme vous donnez plus de lieu au repos à la communion, c'est ce qui fait que vous y avez plus de goût [315] et de facilité. Dieu vous marque aussi par là qu'Il veut que vous Le receviez souvent. Cela se passera dans la suite, et ce sera peut-être le temps où vous serez le plus sec.
Vous voyez bien, par tout ce que vous dites vous-même dans votre lettre, que vous ne perdez la paix que pour la vouloir activement. Ne craignez donc pas de vous trop simplifier. Vos fautes vous font le bon effet qu'elles peuvent, qui est de vous humilier sans vous troubler, quoiqu'elles viennent de la cause qui produit tous vos maux, qui est votre activité. Mourez à cette activité et les défauts tomberont d'eux-mêmes. Donnez le plus de temps que vous pourrez au repos et, lorsque Dieu fait oraison chez vous, ne l'interrompez pas. On est toujours plus sensible à la peine qu'au plaisir. La tristesse, et ce qui choque, est une marque de vie, mais il ne faut pas croire que l'on meurt si facilement à tout cela.
La lecture fait son effet et porte son coup d'abord, qui est très subit : c'est comme un réveil ou une tendance au recueillement. Il faut la laisser opérer tout cela dans le moment ; [316] mais, après cela, vouloir revenir et goûter encore ce que l'on a goûté, cela ne se peut et les efforts que l'on fait sont des activités sans succès. C'est comme si, après avoir pris le suc d'une viande, on en voulait remâcher le marc pour en tirer de la saveur.
Le cœur abat les corps et le corps afflige le cœur. L'amitié du cœur est son bourreau. Je vous souhaite tout mort et tout détruit, et qu'il ne reste plus rien de vous-même. Jusqu'à ce temps-là vous serez très mal, quelque bien que vous vous trouviez. Et lorsque cela sera, vous serez très bien, quelque mal que vous éprouviez.
Je suis toujours fort ravie, monsieur, quand je reçois de vos nouvelles, remarquant le progrès de la grâce en vous. Tous ceux qui commencent de se donner à Dieu travaillent d’abord à la composition extérieure, et cela est nécessaire pour régler les sens et les mettre dans une certaine assiette où ils n’interrompent pas l’opération que la grâce veut faire au-dedans ; mais comme cet ouvrage est de la main de l’homme, sur lequel il croit devoir poser les fondements d’une vie vertueuse, où il met tout son appui et où il s’attache très fortement, Dieu, qui veut faire un ouvrage bien plus merveilleux au-dedans, quoique caché aux yeux des hommes, renverse cet édifice que nous avons bâti nous-mêmes et n’en laisse pierre sur pierre, afin d’en édifier un autre qui ne soit point bâti par la main des hommes. Plus l’édifice que l’on veut détruire est élevé, plus sa destruction est difficile, plus on voit de dégât et de poussière quand il est détruit. Ces pierres si bien rangées et qui faisaient le plaisir de la vue lorsque l’édifice était entier et rempli d’ornements, deviennent un chaos de matériaux épars et confus. Celui qui voit abattre ainsi sa maison se plaint beaucoup et croit qu’on lui a fait un grand dommage, et d’autant plus qu’il ne paraît pas que l’on rebâtisse l’édifice détruit. Mais qu’il prenne courage et qu’il attende en patience : il verra la main de Dieu en faire un autre tout différent. Ce qu’il y a de plus fâcheux, c’est que ce même bâtiment paraît rester longtemps et toujours de la même manière, et l’on ne voit point qu’on se serve des mêmes matériaux et qu’on les mette dans un autre ordre. Mais il arrive tout à coup qu’on lui donne comme d’autres yeux, qu’on le mène dans de profondes cavernes : là, il trouve un édifice charmant, auquel il lui est permis d’habiter avec le divin Architecte.
Comme il n’y a rien dans la nature qui ne nous prêche l’intérieur, je crois que tous ces beaux palais enchantés que l’on trouve dans la fable après avoir traversé des cavernes obscures, ces souterrains si merveilleux que personne ne peut trouver par soi-même que celui à qui le secret est découvert, sont bien la figure d’un véritable intérieur. Rien ne paraît plus simple au-dehors. On couvre ces riches souterrains de vile poussière afin que personne ne puisse découvrir le trésor qui y est caché : c’est ainsi qu’en use le Seigneur pour dérober Ses grâces aux yeux des passants et à nos propres yeux. Il est bien permis de demeurer dans ces lieux admirables avec le Maître qui les a produits, mais non pas de s’en rien approprier. Celui qui voudrait se glorifier d’un pareil trésor et le dérober à Celui à qui il appartient, sera chassé dehors comme un voleur.
Vous pouvez faire vous-même l’application de tout cela et voir l’économie de la grâce dans l’âme du juste. Mais à peine, en cent mille, y en a-t-il un qui veuille bien laisser détruire cet édifice bâti de leurs propres mains : ils tâchent, à mesure qu’on l’abat, d’y remettre quelques pierres et de le raccommoder, et souvent toute la vie de l’homme se passe à rajuster ce que Dieu veut détruire. Mais quand nous avons assez de courage pour, par un abandon total, laisser faire à Dieu en nous et de nous ce qu’il Lui plaît, nous parvenons à notre fin par ce qui paraît détruire en nous ce qui conduit à cette même fin.
Donnez-vous donc bien de garde de mettre la main à l’œuvre du Seigneur. Demeurez le plus passif que vous pourrez et soyez résolu à ne vous plus compter pour rien. Alors vous direz avec le Prophète : Vous m’avez élevé jusqu’aux nues et puis Vous m’avez brisé tout entier1. Il y a dans l’Écriture quantité de belles figures de ceci, dont j’espère que Dieu vous donnera l’intelligence. Il ne faut pas s’étonner si, lorsqu’on veut noyer quelqu’un, on lui ôte les appuis qui le tenaient sur l’eau : on ôte d’abord les plus grossiers, et puis les plus subtils, en sorte que, n’ayant rien où se prendre, il faut tomber insensiblement dans cette mer immense de l’amour divin, amour tout pur, qui n’a nul égard pour soi-même, ce qui ne s’opère que par l’abandon.
Tenez-vous donc heureux, mon cher F[ils], de ce que Dieu commence à détruire ce que vous aviez bâti. Souvenez-vous qu’Oza ne fut frappé que parce qu’il avait voulu soutenir l’Arche2. J’espère que Dieu achèvera en vous l’œuvre qu’Il a commencée. Vous m’êtes bien cher en Notre-Seigneur. Soyez toujours bien fidèle à l’oraison. Quand même vous n’y trouveriez rien qui pût vous satisfaire, ne laissez pas de poursuivre votre route, et vous arriverez enfin par elle.
1Ps 101, 11.
2II Rois, 6, 6-7.
[223] Il m’a été montré comme le soin de Jésus-Christ a été d’interpréter les Écritures Saintes, et d’en découvrir le vrai sens. Lorsque Jésus-Christ vient dans une âme, Il lui donne une intelligence si claire de l’Écriture Sainte que la profondeur lui en est découverte d’une manière si propre et si naturelle qu’il semble qu’elle n’ait été écrite que pour la chose dont la signification est donnée.
Vous me demandez pourquoi je ne me sers point de termes obscurs et extraordinaires pour mieux expliquer les choses intérieures, comme font les autres spirituels ? Mon Maître m’a donné de vous répondre qu’Il ne s’en est jamais servi, qu’il n’y a rien de si profond et mystique que l’Évangile, et qu’il n’y a rien de si simple. Il dit de plus que la simplicité des expressions est conforme à la simplicité de l’âme, et que ceux qui se servent d’expressions si extraordinaires ne sont pas encore parvenus à la parfaite simplicité. On m’a fourni une comparaison pour vous faire comprendre que ces termes obscurs ne viennent point d’avancement1. C’est que, comme [224] la lumière d’un état et sa connaissance précèdent l’état même, il arrive que, lorsqu’on parle des choses d’un état avant leur possession, on en parle avec difficulté, selon la lumière qui est donnée qui a toujours quelque chose d’obscur, et qui a même souvent besoin de recourir à la science pour se faire entendre, et cela toujours avec des termes obscurs et des expressions bornées, quoiqu’elles paraissent graves et pleines d’emphase ; car il n’y a que ce qui est naturel et simple qui n’est point resserré et rétréci, ce que vous remarquerez bien dans l’Écriture qui, dans ses expressions simples et naturelles, renferme des sens infinis, desquels chacun peut prendre un sens qui sera toujours propre à la disposition de la personne, comme vous voyez à la manne qui à cause de sa simplicité et pureté, contenait tous les goûts, de même aussi que l’eau prend toutes les couleurs. Je m’explique d’une manière fort concise sur des choses qui sembleraient mériter une expression très étendue, parce qu’il me paraît que Dieu vous donnera l’intelligence de ce que je vous [225] veux dire. J’espère même ne point mourir que je ne vous aie découvert tous les mystères du royaume de Dieu.
Pour revenir à ce que je disais, l’Évangile laisse entendre des choses infinies, et c’est le propre de l’Écriture Sainte que de s’insinuer dans le fond du cœur et dans le centre de l’âme par sa simplicité, car elle est la parole de Dieu, qui peut seul entrer dans le centre de l’âme, les portes des sens étant fermées : c’est le droit du Verbe, qui a par soi-même essentiellement cette qualité pénétrante, et qui rend participants les esprits bienheureux. Il n’en est pas de même des esprits des serviteurs de Dieu, à moins que ce ne soit de ceux qui sont parfaitement anéantis, et qui ne sont plus qu’une pure capacité entre les mains de Dieu. Ces grands termes, ces expressions extraordinaires, ne font point le même effet. Quand vous aurez le vrai Esprit de Dieu en plénitude, vous en ferez aisément la différence : elles suspendent l’esprit, mais elles ne s’insinuent point dans le centre de l’âme, parce que cela est destiné à la pure simplicité [226], laquelle vient de ce que la personne qui écrit, voit au-dessous d’elle ce qu’elle écrit. Et vous remarquerez, que ces expressions extraordinaires sont comme quelque chose de surpassant la personne et sa capacité compréhensive et expressive, au lieu que celle qui écrit ce qui est dessous d’elle et ce dont elle a plus d’expérience que de lumière, l’écrit d’une manière simple, libre et aisée, et comme quelque chose qu’elle a surpassée et qui ne la surpasse pas. Tout ceci vous sera d’une grande utilité à savoir.
Jésus-Christ a voulu s’exprimer et se reproduire sur le néant et sur les choses viles. Qui n’admirera le profond et inscrutable mystère de la création du monde où Dieu créa tous les êtres par Sa parole ? Cette parole leur imprima l’être, de sorte que tous les êtres sont imprimés et formés du Verbe. Il a dit ; et cela fut fait2 ; cette parole opérante leur donna l’être. C’est donc tout ce qu’ils ont du Verbe que l’être. Mais il n’en fut pas de même de l’homme : lorsque Dieu le créa, que fit-Il ? Il le forma de terre, et du limon [227] de la terre, la chose la plus vile qui fut jamais. Cet ouvrage ne paraît-il pas de beaucoup inférieur aux autres, qui sont créés par la parole ? Cependant c’est tout le contraire. Voyons de quoi cette boue est composée : de la terre, qui était un élément que la même parole avait créé. Cet homme ainsi formé de limon reçut l’esprit et le souffle de vie, qui était l’Esprit du Verbe : lorsque toutes les créatures ayant reçu l’être par le Verbe étaient vides de son Esprit, il fut rempli de cet Esprit ; lorsque son être semble être privé de l’avantage des autres êtres, cette boue devient un homme fait à l’image de Dieu ; oui, cette boue mérita l’impression et le caractère de la Divinité. Ô homme, tu es fait si vil et si méprisable, afin que tu ne puisses rien dérober à Dieu.
L’homme vivait dans les plaisirs innocents jusqu’à ce qu’il désobéît à Dieu. Sa désobéissance lui ouvrit les yeux, lui fit comprendre qu’il était nu, et lui donna de la honte de sa nudité. La réflexion est donc une suite du péché, comme la simplicité est une preuve de l’innocence.
1Du progrès de l’âme.
2Ps 33, 9.
La pensée m’est venue ce matin, malgré tout mon mal, de vous écrire ; et je le fais. Vous aurez la bonté de vous souvenir que, dès le commencement que Notre-Seigneur me fit vous mander, en termes assez [236] couverts, une partie des choses qui vous sont arrivées, je ne vous écrivis que parce qu’après le mouvement fort que j’en avais eu, vous me prévîntes vous-même. Depuis ce temps je me tenais cachée, je ne m’ingérais de rien. Étant revenue en **, j’en usai de la même sorte, jusqu’à ce que, pressée du mouvement que vous en aviez, vous m’ordonnâtes de vous répondre sur les difficultés que vous aviez. Dieu y donnait bénédiction, et vous me mandiez incessamment que votre âme n’entrait que dans ce que je vous disais. Vous savez quel pouvoir Dieu me donnait sur votre âme, et comme elle était pacifiée sitôt que Notre-Seigneur me faisait vous dire d’être en paix. Vous savez de plus avec quel excès de rigueur Notre-Seigneur punissait en vous la moindre résistance que vous me faisiez, et que vous étiez réduite aux abois jusqu’à ce que vous eussiez acquiescé. Vous savez cependant que je n’ai jamais usé du pouvoir que Dieu m’a donné pour rien prévenir chez vous. Vous avez remarqué vous-même une infinité de fois que je ne faisais que suivre la [237] grâce, n’avançant pas d’un pas, quoique je connusse clairement les choses. J’ai usé de force lorsqu’il l’a fallu, et de ménagement de même. Je n’ai épargné ni soin ni lettres tant qu’elles vous ont été nécessaires pour vous soutenir et vous faire marcher dans la voie que Dieu vous marquait Lui-même, et où Il vous engageait comme malgré vous sans que vous pussiez vous en défendre. Combien de fois m’avez-vous dit que vous ne pouviez faire autrement ?
Présentement, il est vrai que Dieu, après avoir diminué peu à peu le nombre des lettres que je vous écrivais, m’a donné le mouvement de vous détacher peu à peu de moi et de l’appui que vous aviez eu en mes lettres. Je l’ai fait sans avoir égard ni à vos peines là-dessus, ni aux pensées que vous pouviez avoir que j’étais refroidie pour vous. Dieu s’est servi de moi comme d’un moyen à vous faire avancer vers Lui ; mais ce moyen qui vous a été et vous est peut-être encore si utile, vous serait nuisible s’il vous servait d’appui. Ne jugez donc point de mon cœur par mon silence, [238] mais de ma fidélité à obéir à Dieu. Je n’ai rien à ménager sous le ciel : Dieu seul, et c’est tout. Si vous m’avez vu plus de vif à l’égard de N. que pour vous, et que je l’aie moins ménagé lui disant toutes choses, (ce que je ne fais avec personne), je n’en sais pas la raison : c’est à moi d’obéir. Tout ce que je puis vous dire, c’est que, si j’avais pu, j’en aurais usé autrement avec lui : peut-être Dieu a-t-Il dessein que je Lui donne des fruits prématurés pour un temps où je ne serai plus en état de Lui en donner, et qu’alors ils Lui seront propres. Quoiqu’il en soit, c’est à moi d’obéir, trop heureuse de tout perdre pour cela.
Soyez donc persuadée que je ne vous estimai jamais plus que je fais ; mais que pourrais-je vous donner par moi-même ? Je suis bien aise que vous voyiez combien je suis bête lorsque Dieu ne parle pas. Le silence vous est à présent plus utile que les paroles : lorsque j’ai voulu, par condescendance, vous en donner quelques-unes, elles n’ont servi qu’à vous peiner ; et lorsque vous avez bien voulu que je me tusse, la paix vous a été communiquée d’une manière que vous ne pouviez l’ignorer. Je laisse à Dieu d’achever Son ouvrage en vous ; c’est en Lui que je vous suis et serai toujours ce que Lui-même m’a fait vous être.
Il y a1 cette différence entre la tranquillité qui vient d’un âme perdue et abîmée dans son être original, et celle d’une personne qui, par l’acquisition des vertus morales, a acquis une certaine tranquillité extérieure et une égalité philosophique, c’est que la première est durable et permanente, que rien de tout ce qui est au-dehors ne la peut altérer. Les changements, les vicissitudes, les afflictions les plus grandes, les douleurs les plus vives n’attaquent point ce fond : c’est comme un rocher contre lequel toutes les flèches ne font que s’émousser et tomber. Les autres, au contraire, sentent vivement dans leur fond ce qui leur arrive, quoique l’extérieur soit tranquille à cause de l’habitude des vertus morales.
Or comme ces vertus ne laissent pas de faire une certaine consistance propriétaire, lorsque Dieu veut venir dans une âme, il faut nécessairement qu’Il détruise peu à peu tout ce qui est de l’acquisition de l’homme et son ouvrage, afin de substituer en la place les vertus divines, qui ne peuvent y être introduites que par la pure charité. Cette charité ne travaille donc qu’à établir l’âme en Dieu, qui est l’édifice qui ne peut être bâti par la main des hommes ni par tous leurs soins, de sorte que ce qui était de l’ouvrage de l’homme doit être détruit peu à peu par l’infusion de la grâce.
Je ne sais comme je me suis expliquée dans ce que je vous ai écrit, puisque vous avez compris que dans la foi nue il y a des lumières. Au contraire, la foi nue appauvrit étrangement de toute lumière distincte et illustrante l’âme ; elle la met pourtant dans la lumière réelle, qui est celle de l’expérience de son néant, de son impuissance, et du tout de Dieu.
Votre état est un commencement de foi nue. Il faut savoir qu’un état retient toujours pendant un long temps quelque chose de celui qui le précède, et sur sa fin, il emprunte de celui qui lui succède. Il n’y a proprement que le milieu de la voie qui soit en pure nudité.
Je souffre de ce que vous ne prenez [259] point assez de temps pour vous. Vous donnez tout aux autres, et vous ne prenez rien pour vous. Cependant, à quoi vous servira-t-il de gagner tout le monde si vous perdez votre âme1 ? Je vous prie de faire attention à ces paroles de l’Écriture, où Notre-Seigneur dit : Quiconque voudra sauver son âme, qu’il la perde pour l’amour de moi, et celui qui la perdra, la sauvera2, nous apprenant par là qu’il faut perdre notre âme pour Lui, sans hésiter. Mais Il n’a pas sitôt dit cela qu’il ajoute ces autres paroles que j’ai citées les premières : De quoi vous servira de gagner tout le monde si vous perdez votre âme ? pour marquer que nous devons perdre tout le reste pour notre âme. Je vous assure qu’il y a mille choses que vous pourriez éviter. Je vous ai traité doucement là-dessus, priant Notre-Seigneur de vous éclairer. Je souhaite que vous soyez toujours fort commun, et non dans l’extraordinaire. Si cela vous paraissait autrement, ce serait un mal pour vous, et d’autant plus [260] que vous seriez facilement porté à en prendre une secrète joie, qui serait imparfaite.
C’est encore un bien que tout vous soit obscur et vous paraisse naturel, et même souvent mauvais, parce que ce qui vous dérobe à vous-même vous est avantageux. Tout ce qu’il vous faut présentement, c’est de marcher à l’aveugle, et même très longtemps, sur ce que l’on vous dit. C’est à vous de voir si vous avez assez de petitesse pour vouloir bien m’en croire et vous laisser conduire à l’aveugle. Je sais que je ne mérite pas cette confiance, quoique je sois certaine qu’elle est d’ordre et de volonté de Dieu sur vous ; aussi ne devez-vous point regarder la personne, mais Dieu, qui pour vous anéantir vous la donne de cette sorte, afin que vous mouriez à tout appui et à votre raison.
Pour les épreuves, Dieu vous en garde quelques-unes pour quand vous serez plus fort. Je vous ai déjà dit que vous en auriez moins qu’un autre, puisque je m’en suis chargée devant Dieu. Vous ne pouvez pas encore voir les choses comme elles [261] sont, il n’est pas temps, mais lorsque la lumière sera abondante, vous discernerez devant Dieu ce qu’il vous aura valu que je me sois livrée pour vous à toutes les rigueurs de mon Dieu, et que je vous aie transporté toutes les miséricordes et les grâces qu’Il m’a faites. Vous aurez peine à comprendre ceci et à recevoir mon témoignage, parce qu’il vous paraît de moi, mais assurément il n’en est pas.
Ô mon Dieu, que vous ai-je donc fait que vous me chargiez d’une telle manière des âmes ! Les ai-je portées dans mon sein qu’il semble que vous vouliez me faire payer toutes leurs dettes ? Que votre volonté soit faite. Mais pourrais-je obtenir un peu plus de solitude et d’oraison pour lui ? Car j’ai peine qu’il ait si peu de temps ...
1Mt 16, 26.
2Mt 16, 25.
[262] J’ai toujours une plus grande certitude que votre état est de Dieu ; et plus vous êtes misérable, plus votre état me paraît divin. Que Dieu veut de vous une grande foi et un abandon courageux ! Satan a pouvoir de vous cribler1, et vos sens lui sont abandonnés ; mais il ne peut toucher à votre âme. C’est comme en Job. J’ai une telle impression de la Divinité qui est en vous que vous me paraissez tout divin. Ô état le plus étrange de tous, que tu produiras de bien !
Mais vous savez les qualités de l’abandon, pour qu’il soit parfait : Dieu vous en donne l’expérience, et vous ne pouvez vous y soumettre, quoique la pure lumière ait précédé ! Oh ! que Dieu veut bien se glorifier en vous d’une autre manière que vous ne pensez ! Oh ! Il ne serait pas Dieu s’Il n’avait pas des moyens qui nous passent. Ne mettez point de bornes à votre abandon : que la foi prenne le dessus. Le démon ne prétend que de vous faire perdre courage, mais soutenez, au nom de Dieu.
Je me suis trouvée dans un état autant désolant qu’il peut être après vous avoir quitté, et votre âme me devenait toujours plus chère. Je la présentais à l’Amour, qui me possédait toujours plus fort ; mais il me semble qu’Il ne veut pas la perte telle que vous pensez, mais seulement que votre abandon aille aussi loin que vos lumières. Je voyais le pouvoir du démon sur vous, quoiqu’il soit enchaîné : il vous fait peur, mais il ne vous fait aucun mal ; et je vous proteste devant Dieu, à qui je suis sans réserve, que tout va bien. Dieu voit mon cœur, et à quoi je m’exposerais pour vous délivrer de cette peine ! Cependant je la vois si fort dans l’ordre de Dieu, et que c’est cela qui vous doit diviniser, que je n’en puis douter. Ou mon état est faux, ou cela est véritable. On met des limites au pouvoir de Dieu. N’hésitez pas, je vous en [264] conjure : que votre foi soit entière, et vous en verrez les fruits, et combien Dieu couronnera votre abandon. Si j’avais encore de quoi abandonner, je le ferais sans réserve.
1Lc 22, 31.
Je me suis senti un fort mouvement de vous écrire pour vous certifier que Dieu veut que vous soyez à Lui sans réserve. Oui, Il le veut, oui, Il vous a choisi pour Lui-même. Allez donc courageusement par la mort de votre esprit et de votre raison, allez par la docilité et la petitesse, allez par où vous ne savez, par la perte, les morts, etc. Surtout, cessez toutes choses, et soyez persuadé que, selon l’appel de Dieu sur vous, plus vous serez nu, pauvre, dépouillé de tout, plus vous serez bien, et très bien. Allez par la misère et la pauvreté sans réflexion, et c’est où vous trouverez le vrai bonheur.
[265] D’où vient que vous dites que c’est un temps perdu de travailler à vous rendre intérieur ? Cela me choque : il faut l’être non en goûtant, mais en mourant à vous par vos misères. Plus vous avez besoin de Dieu, plus vous vous en éloignez : cela me désole. Est-ce à vous à juger si vous êtes peu propre aux voies de Dieu ? Les voies de Dieu sont mort et perte ; vous y êtes propre, mais vous ne vous faites point de violence. Demeurez près de Lui, quoiqu’Il vous rejette. Aimez au moins votre pauvreté et votre bassesse. Abandonnez-vous à Lui, et dites-Lui avec Job : Quand il me tuerait, j’espérerai en lui1. Vous n’avez point de santé pour [266] vous tenir auprès de Dieu, pour faire vos devoirs, et vous en avez pour faire des austérités que Dieu ne demande pas de vous et qui ne viennent que de votre amour-propre !
Tournez tant qu’il vous plaira, vous ne trouverez de remède à vos maux que dans l’abandon aux volontés de Dieu, et dans le délaissement de tout vous-même, sans intérêt de perfection, ni même de salut. On vous ôte toute vertu (apparente) pour vous faire perdre à vous-même et à votre orgueil, et vous faire entrer dans la petitesse, vous faire perdre l’appui dans vos œuvres, que vous ne devez trouver qu’en Dieu seul, et au lieu de seconder en cela les desseins de Dieu en vous laissant détruire et en vous tenant auprès de Lui, demandant sans cesse du secours, vous vous éloignez de Lui, vous n’avez recours qu’à vos propres œuvres, et à raccommoder ce que Dieu détruit ! De cette sorte, vous mènerez toujours une vie languissante et mourante sans jamais mourir, et par conséquent sans jamais trouver la vraie vie. Lorsque vous êtes dans la boue, vous voudriez vous voir net : [267] il ne s’agit pas alors de cela, ni de désirer, ni espérer de sortir et d’être quelque chose. Au nom de Dieu, perdez toute vue pour l’avenir. Mais donnez-vous de garde de ces liaisons qui vous seront toujours préjudiciables.
1Jb 13, 15.
Je vois deux sortes de peines dans votre lettre, ma très chère fille, (car je ne saurais vous appeler autrement : quelque chose au-dedans de moi m’oblige de vous donner cette qualité, qui ne dépend point du caprice, ou de la volonté de l’homme, mais de la volonté de Dieu, qui fait les filiations spirituelles comme Il fait les naturelles, sans qu’il y ait rien de notre propre choix). Je dis donc que je remarque dans vos expressions deux sortes de peines, l’une qui vient [268] de Dieu, pur et saint, qui fait sentir à une âme son impureté par l’opposition qu’il y a entre le soleil de justice et nous, misérable boue. Et cette sorte de peine est très bonne : elle nous fait sentir notre faiblesse, et nous engage par cette malheureuse expérience à une défiance entière de nous-mêmes et à une confiance parfaite entre les mains de Dieu. Elle empêche que nous ne nous appropriions les dons de Dieu. L’expérience de certains sentiments corrompus (auxquels il est aisé de voir que la volonté n’a point de part par la peine que vous en souffrez), empêche la corruption de l’esprit par l’orgueil. Les sentiments de jalousie vous font sentir le fond d’amour-propre et de propriété qui est en vous, car quel plus grossier amour-propre que de vouloir même être préféré aux autres dans les choses spirituelles, et quelle marque d’une plus grande propriété, que de vouloir le bien pour soi plutôt que pour un autre ! Celui qui est dégagé de l’amour de soi-même est aussi ravi de voir Dieu glorifié dans les autres que dans soi. Il voudrait, en aimant Dieu [269] autant qu’il en est capable, être celui de tous qui l’aimât le moins. D’où vous voyez que tous ces sentiments, quoique involontaires et sans être péchés, sont pourtant un fruit de la corruption d’Adam.
Mais ces sortes de peines sont utiles, et elles font un bon effet, quoiqu’elles partent d’une source corrompue. Car il est certain que si Dieu ne faisait pas sentir des misères si grossières, on s’approprierait les dons du Seigneur. Un amour secret de la propre excellence, et un appui dans le bien que Dieu nous fait faire, seraient une corruption subtile, d’autant plus dommageable qu’elle est moins connue ; on ne la craint pas même, et elle passe pour une bonne chose dans ceux qui en sont corrompus, de manière qu’ils ne s’en défont jamais. Vous êtes heureuse de ce que Dieu fait si fort paraître à vos sentiments vos propres misères, sans cela, vous seriez bien plus misérable, et vous Lui déplairiez beaucoup. Souffrez-vous donc telle que vous êtes, sans vous inquiéter ni abattre, et que la faiblesse où vous vous trouvez, vous porte à vous jeter [270] entre les bras de Dieu, afin qu’Il soit votre force.
L’autre sorte de peine que je remarque dans votre lettre, vient de réflexions, de craintes, de doutes, et celle-là ne vaut rien parce que c’est vous-même qui [vous] la procurez ; et au lieu que la première vous tient paisiblement humiliée, la seconde trouble, entortille en soi, affaiblit l’âme, ôte la confiance et l’abandon, et fait que l’on est toujours plus occupé de soi. Il faut éviter cette dernière autant que vous pouvez. Elle vient de deux causes : la première de ce que, n’étant pas assez abandonnée à Dieu, vous vous regardez trop vous-même ; la seconde, de ce que vous craignez et que vous cherchez trop d’assurance. Cela fait que, voulant obéir à la lettre, vous n’obéissez pas à la substance des choses, ne vous tenant pas assez aux avis et voulant de nouvelles assurances ; quoique celui qui suit Jésus-Christ ne marche pas en ténèbres, parce qu’il a la véritable lumière qui est celle de la foi, il faut pourtant qu’il marche [271] à l’aveugle, se laissant conduire sans savoir où.
Ne craignez pas tant d’offenser Dieu, car celui1 qui ne veut point L’offenser, ne L’offense pas. Vous Le traitez en chicaneur qui aurait une application extrême à reprendre et à se fâcher des fautes de faiblesse ou de méprise, ou comme un père brutal, qui aurait le fouet à la main pour fouetter un petit enfant qui n’a pas encore la force de marcher, de ce qu’il tombe et de ce que ses jambes sont faibles. Ayez des sentiments du Seigneur dignes de Sa bonté2, et traitez-Le comme un ami parfaitement honnête homme, qui se contente du cœur de son ami et qui l’aime, quoiqu’il ait des défauts extérieurs.
Les paroles non forcées que vous dites à Dieu sont encore de saison. N. vous dira le reste, et s’il y a quelque chose dans ma lettre que vous ne comprenez pas, il vous l’expliquera. A Dieu.
1Cela n’est applicable qu’à des personnes pieuses, d’un état timoré, comme celle à qui ceci est écrit. (Dutoit).
2Sg 1, 1.
[272] Ce que vous exprimez de votre âme est très juste et bien compris, et doit être de cette manière dans le degré où vous êtes, qui est véritablement un état mourant. Et comme l’homme ne meurt point dans l’ordre naturel et ordinaire que lorsque les forces sont entièrement épuisées, de même l’état de mort intérieure ne s’opère que par la perte totale des forces actives ou des faiblesses sensibles. Je m’explique : combien de personnes accablées de maladies et de faiblesses, et qui cependant sont encore beaucoup vivantes ? Ils n’ont plus nulle force pour agir en aucune manière, ils en ont pourtant assez pour sentir en eux ou un reste de forces, ou une faiblesse et langueur sensibles. Ce sentiment [273] de faiblesse marque qu’il y a encore de la force secrète. Un corps ainsi affaibli veut faire de temps en temps quelques efforts ou pour se soutenir, ou pour s’ajuster, mais ses efforts ne servent qu’à le convaincre davantage de sa faiblesse et à lui ôter toute envie de s’aider soi-même : il en est de même de l’âme de ce degré.
Tout ce qui a été le plus au goût de l’âme dans sa vigueur, est ce qui la dégoûte le plus ; elle ne doit point faire d’efforts pour y trouver du goût, elle doit prendre les choses telles qu’elles sont, sans vouloir ajouter ni diminuer. Il y a des choses d’obligation indispensable, il y en a d’autres de bienséance : les premières sont comme la messe le dimanche, les exercices fondamentaux de notre religion, dont nul n’est dispensé ; ceux-là seront sans goût, et l’on en perd le goût sans en perdre la pratique, à moins de maladie. Pour les autres, qui sont comme les grandes messes, etc. les pratiques d’oraison, etc. tout cela se perd non seulement quant au goût, mais même quant à l’usage ; et sans cette perte l’on ne mourrait point. C’est [274] perdre l’accidentel et ne conserver que le substantiel, comme le malade qui n’use plus que de la substance de la viande. Pour les mystères, il faut nécessairement perdre tout ce qu’il y a en eux de distinct, d’exprimable et d’aperçu, pour petit qu’il soit, tant ce qui sert de soutien à l’âme et qui l’empêche de se perdre que ce qui l’empêche le moins du monde d’être réduite dans la parfaite unité, qui ne s’opère que par le vide et la nudité totale.
L’esprit d’impiété n’est pas en vous, mais un fond de religion véritable. Cela vous paraît de la sorte extérieurement, à cause de la répugnance naturelle que vous avez à vous perdre. Cette répugnance cause une résistance subtile et secrète, inconnue même à l’âme en qui elle se fait ; et c’est ce qui opère cet état [sensible] d’impiété qui vient d’une cause purement naturelle. Votre état insensible doit augmenter par les sacrements et par tout ce qui vous communique la grâce.
La grâce de votre degré est une grâce de mort et de dépouillement. Les sacrements doivent opérer en vous mort [275] et dépouillement. Il n’en était pas de même autrefois, où votre grâce était soutenue et vivante, quoique en grande foi : les sacrements opéraient soutien et calme, à présent ils ne doivent opérer que vide et néant, votre âme devant être mise dans l’état de généralité, non seulement par goût, connaissance, et expérience comme autrefois, où dès le commencement vous ne goûtiez que généralité, mais généralité connue. Ici, l’état réel de généralité commence à vous être beaucoup communiqué, mais généralité autant naturelle qu’elle est divine ; elle est naturelle parce que l’état simple fait tout faire comme naturellement ; et l’état divin fait que, comme nulle action en Dieu ni opération en Lui-même ne sont inégales, et que tout ce qu’Il fait est également Dieu comme Lui, aussi l’âme ne peut plus distinguer aucune de Ses actions par ce qu’elles font, mais par l’unité de leur principe, qui rend tout un et tout égal, autant la moindre action comme la plus sublime. Il n’y a plus de discernement à faire où il n’y a plus de multiplicité, mais une parfaite unité. Il n’en est [276] pas de même de ceux dont parle l’Apôtre, qui étaient en état de discernement ; et comme leur principe était charnel, et non divin, ils rendaient charnelles les meilleures choses.
[276] Il est vrai, madame, que vous ne pouvez faire autre chose à présent que de consentir au dessein de Dieu sur vous pour la perte, et entrer en même temps dans ce dessein selon les occasions qu’Il vous en donnera pour vous dénuer de plus en plus, et pour vous perdre enfin dans toute l’étendue qu’il Lui plaira, sans vous arrêter à nulle considération quelle qu’elle soit. Vos nouvelles infirmités serviront beaucoup à vous perdre, en deux manières : premièrement, en vous servant de couverture pour ne point faire certaines [277] choses que vous faisiez par bienséance, et dont Dieu vous dépouillera insensiblement ; (puis par) le dégoût qui est une certaine répugnance foncière (à les faire), contre laquelle vous connaîtrez bien que vous ne sauriez aller sans faire une infidélité. Votre disposition ne porte pas que vous [vous] attendiez à une impuissance entière pour ne point faire les choses ; cela ne sera point en vous, parce que vous n’êtes point conduite par rien d’extraordinaire, mais par une manière simple et toute naturelle, qui fait tomber comme tout naturellement dans ce que Dieu veut, en sorte qu’on ne sait plus si l’on se procure soi-même les choses, ou si elles viennent de Dieu. La perte en est plus grande, car celui qui est conduit par les violences et impuissances absolues, est soutenu par cela même qu’il croit se perdre et qu’il ne peut douter que ce ne soit Dieu qui fasse sa perte, ce qui fait que les âmes ne se perdent jamais tout à fait et qu’elles n’ont qu’une ombre de perte, et non une perte réelle.
Il n’en est pas de même des âmes qui sont conduites comme vous l’avez [278] été, et comme vous le serez jusqu’à la fin de votre vie : plus la perte avance, plus il leur paraît que c’est une mauvaise perte, et qu’ils la font eux-mêmes ; que c’est un état tout commun, et où il n’y a rien de divin, car autant que vous avez été soutenue dans la voie par les assurances que l’on vous donnait que votre état était de Dieu, autant faut-il, pour vous perdre, que, loin d’avoir des assurances que votre voie est de Dieu, vous soyez comme assurée d’avoir perdu votre voie et que celle où vous marchez est toute naturelle. Je dis « comme assurée », car ou vous serez dans l’oubli ordinaire de ces choses, et ce sera votre état le plus ordinaire ; ou lorsque vous l’envisagerez, et que vous y trouverez toutes les marques d’une perte réelle, vous ne pourrez, en sondant votre fond, porter un jugement positif pour être assurée que votre état soit bon ni mauvais : la résignation vous le fera croire bon, et cela jusqu’à ce que la perte soit si avancée que vous ne puissiez plus vous regarder.
[278] Lorsque je dis « vous oublier », je n’entends pas que vous cessiez d’écrire, [279] ni de demander les choses dont vous auriez envie : non. Ne craignez pas que les gens d’expérience vous servent de soutien, si ce n’est pour des moments, afin de vous faire toujours plus perdre. Mais ce que j’appelle « oublier », est ne jamais envisager volontairement comme vous êtes ou n’êtes pas. Lorsque l’on écrit ou que l’on parle de ses dispositions avec une personne de confiance, cela se fait par le mouvement de Dieu comme si une personne ouvre son cabinet à son ami : ce n’est pas une réflexion recourbée sur soi en nulle manière. De plus, il faut suivre l’instinct intérieur, qui est en vous (aussi bien qu’en moi) presque imperceptible, et non formé et fixe, de sorte qu’il faut une grande et très grande fidélité pour suivre cet instinct, si léger qu’il ne peut presque passer pour tel : c’est plutôt marcher à tâtons que suivre un instinct. Et cela ira de telle sorte que la même chose que vous avez faite par abandon et instinct, si vous la regardez le moins du monde, votre vue vous persuadera que vous n’avez rien fait qui vaille.
[280] Je crois que plus on est conduit par la même voie, plus on a de liaison. Une marque que ce que l’on nous dit est conforme au dessein de Dieu sur nous, c’est lorsque cela entre par le fond, et que Dieu donne cette liaison intime. Cependant, dans la suite, lorsque l’on se regarde par infidélité, Dieu permet que l’on ait quelquefois des mouvements d’aversion et de dégoût pour les personnes qui aident, afin de perdre davantage ; mais cela ne divise pas, et il ne sert qu’à cimenter l’union.
L’état où vous êtes, sans goût et sans répugnance, est l’état naturel où vous devez être. Cependant, je crois qu’il vous sera donné une légère répugnance pour ne plus faire certaines choses, laquelle vous paraîtra plutôt (comme vous l’exprimez en quelque endroit) un amour de la fainéantise et du repos qu’une répugnance à faire les choses. Demeurez dans cet état, qui est un repos de cessation, et non comme autrefois, un repos goûté, un repos nourrissant : cela n’est plus de saison pour votre âme. Je crois qu’il vous faut tout sacrifier, avancement, [281] déchet, mort, perte. Car si nous n’envisageons la perte et la mort que comme un avancement, cela ne serait plus tel, et ce serait pour vous un soutien. Il en faudra peut-être venir à ne plus rien espérer pour vous dans l’intérieur, et c’est alors que la cruauté de ceux qui aident est fort utile. Si Dieu n’avait pas voulu vous faire mourir, Il ne vous aurait pas donné instinct de vous adresser à cette misérable ennemie de la vie. Mais quoiqu’il en soit, la mort ne s’opère pas par la vie intime de grâce, mais par une vie qui paraît naturelle, et qui semblait éteinte il y avait longtemps, car comme la vie de grâce a fait mourir la vie de nature, il faut qu’avec l’apparence d’une vie toute naturelle, Dieu fasse mourir en vous cette vie qui paraît de grâce, et qui l’est en effet pour être Lui-même votre vie.
La séparation de votre fond et de vos sens se fera toujours de plus en plus jusqu’à ce qu’il n’y ait plus aucun commerce entre eux ; et lorsque cela sera, vous serez dans une entière dureté sur vous-même dans vos défauts apparents, parce que le [282] fond n’y prendra plus de part et les regardera comme étrangers. Car il faut qu’après la perte de la volonté propre, la conscience se perde aussi1, parce que la conscience n’est autre chose qu’un discernement qui se fait, dans le fond, du bien et du mal : la volonté embrasse avec précipitation ce qui lui plaît ; cela n’est pas plus tôt fait que ce juge condamne ce qui est condamnable. Mais lorsque la division est entière, la conscience est dure comme un rocher, parce qu’il ne peut rien entrer en elle que par l’entremise de la volonté, qui, ne prenant plus de part à rien, ne lui fournit plus d’objets à approuver ou à condamner. C’est ce qui fait que les âmes mortes entièrement ne peuvent se confesser2 qu’avec bien de la peine, et il y a longtemps avant cela que l’on ne le peut presque faire si l’obéissance n’y oblige. Je vous en dis la raison, qui est causée par l’impureté de la réflexion, [283] et parce que nous voulons juger nous-mêmes de ce qui est jugement de Dieu seul.
Dieu vous fera entrer peu à peu dans ce qu’Il voudra de vous ; nous ne ferons autre chose, s’il Lui plaît, que de seconder Sa conduite toute sage et divine, et nous ne la précéderons pas. Il ne fait rien dire, quoiqu’Il paraisse quelquefois anticiper, qu’Il n’ait dessein de nous le faire expérimenter dans un temps ou dans un autre. La même raison, qui fait que les fautes ne sont pas volontaires, est celle qui empêche que les embarras ne vous retirent de votre unité. Le même fond, qui est invulnérable au péché, l’est à tout autre chose, quelle qu’elle soit ; et cela est d’autant plus que la division est plus entière. Cela vient à tel point que l’âme arrive dans un état de confirmation qui lui paraîtrait quasi d’une impeccabilité, parce que l’on n’a plus ni action, ni pouvoir, qui sont deux choses différentes.
Comme le dessein de Dieu est d’avancer votre perte en Lui, les bonnes et saintes choses doivent augmenter cet état. C’est vraiment le bonheur [284] de l’âme lorsqu’elle est assez avantagée de Dieu pour qu’Il opère en elle la mort totale et la division parfaite, car quel plus grand bonheur que celui de ne se plus voir, sentir, ni connaître, et d’être comme invulnérable à tout ? Quelque sublime que soit un état, il est toujours sujet à la peine tant qu’il est sujet au sentiment. Vous êtes comme suspendue, parce qu’il n’y a rien sur la terre pour vous, et que vous n’êtes pas encore assez purifiée et anéantie pour être pleinement reçue en Dieu.
L’état d’oisiveté vous est fort utile pour bien des raisons, dont vous en dites quelques-unes, quoique vous ne disiez pas tout. Songez que non seulement votre esprit est vif, mais qu’il aime l’ordre. La raison, et le bon sens, est fort en vous ; c’est pourquoi Dieu vous veut tirer par toutes manières de cet état d’ordre, qui était parfaitement bon dans la voie où vous étiez, et qui est fort utile tant que l’on se possède ; mais on ne perd pas plus tôt la possession de soi que l’on perd toutes ces choses. Dieu ne vous perdra pas par des choses extraordinaires, [285] mais par des choses qui choqueront votre raison que vous verrez telles qu’elles sont.
O que je vois de choses qui vous seront ôtées peu à peu ! Mais il ne m’est pas permis de les dire à présent. A mesure que Dieu vous y fera passer, Il vous fera tout dire : Prenez courage, car il y a encore du chemin à faire3. Soyez fortifiée par le pain : il vous est nécessaire à présent ; communiez tant que vous pourrez, et que ce soit aussitôt que vous serez levée, c’est-à-dire avant toute affaire, afin que votre santé n’en souffre point. Communiez sans goût, avec peine, et peut-être avec répugnance, il n’importe ! Il faut faire un grand chemin. Ô le grand chemin que je découvre ! Il faut du cœur , mais que dis-je ? il ne faut que la dureté pour vous-même. Lorsque vous n’avez pas un particulier mouvement d’écrire de vos dispositions, ne le faites point ; je vous connais mieux que je ne le puis dire : cela vous empêcherait de vous oublier.
1Il s’agit d’une perte par laquelle on laisse tout et soi-même à Dieu, qui désormais deviendra le tout d’une telle âme. (Dutoit).
2Voyez sainte Catherine de Gênes en sa Vie chap. 33 et 44. (Dutoit).
3I R 19, 7.
C’est une imperfection, dans l’état où vous êtes, de vouloir agir, même par la foi, pour voir si vous êtes devant Dieu ou en Dieu. Votre oraison est telle qu’elle doit être , elle doit devenir toujours plus nue, et même à la suite se perdre tout à fait. Votre lumière est très fidèle lorsqu’elle vous découvre qu’il y a de l’imperfection et de l’infidélité de chercher, même indirectement, de l’appui et de la consolation.
Le calme qui vient sur la fin de votre oraison n’est point, comme vous le dites, une touche, ce qui serait un état inférieur au vôtre, mais c’est un petit écoulement de ce fond perdu qui se répand sur la volonté, qui n’éclaire pas, mais qui fait goûter. Et c’est comme une espèce d’assurance que l’âme, malgré la nudité de son oraison, ne laissait pas d’être appliquée à Dieu. C’est un effet aperçu de la Cause inconnue qui est toujours en vous.
Si vous agissiez présentement par les puissances, vous empêcheriez le centre de se perdre et vous arrêteriez l’écoulement du fond sur les puissances. Il faut agir par les puissances lorsque la grâce est toute dans le sensible, parce que, par cette simple action, vous la faites comme enfoncer dans les puissances ; mais lorsque l’état devient nu et commence à gagner le fond, il faut nécessairement cesser toute action des puissances, afin que le pur centre s’écoule sur les puissances et que les puissances reçoivent passivement ce qui leur est donné pour cela ; si elles agissent, elles s’opposent à la grâce et empêchent son action.
Tout ce qui se répand du centre à présent en vous ne doit point être lumineux, mais savoureux, tout tombant dans la volonté qui n’a ni connaissance ni souvenir. Vous ne sauriez trop vous laisser dénuer dans l’état où vous êtes: ne faites rien pour retenir cette faveur, mais que votre abandon supplée à tout.
[299] J’ai lu, mon révérend père, ce que vous mandez du bon soldat de Jésus-Christ, auquel nous prenons tous une si grande part. Je vous avoue simplement qu’il me tient au cœur d’une manière bien singulière, et que je pénètre, plus par le goût du cœur que par les lumières de l’esprit, et son fond présent et ce à quoi il est destiné. J’éprouve en lui un fond autant vaste qu’intime, parce qu’il surpasse tout sans réserve. Il ne faut pas douter que Dieu ne le pousse à l’infini, ce qui est aisé à remarquer et par ce qui est déjà passé et par le fond que Dieu a mis en lui. Oui, il sera poussé encore plus loin, et il trouvera dans l’abîme même et dans la perte totale, un bonheur inconcevable, et d’autant plus grand que sa perte sera plus profonde : bonheur qui, ne dépendant d’aucun bien ni d’aucun mal, subsiste au-delà de tout bien et de tout mal ; bonheur qui n’a plus de réflexion sur la créature, et qui n’ayant que Dieu seul pour objet, fait que, comme Dieu vit infiniment heureux indépendamment de toutes choses créées, quelque issue qu’elles puissent avoir, aussi le cœur [300] heureux en Dieu de la félicité de Dieu pour Dieu même, qui est Son bon plaisir, sans retour sur soi, serait infiniment heureux dans l’enfer temporel et éternel, parce qu’il serait toujours en plénitude de joie et de contentement, non en lui, ni pour lui, mais en sortant de soi d’où l’on est chassé. De l’infinie misère, l’on passe en Dieu, l’on expire en Lui pour vivre de Lui-même, sans pouvoir plus prendre intérêt pour le lieu duquel on a été chassé : qu’il soit la proie des démons ou le trône de la majesté d’un Dieu, qu’il soit un abîme de boue ou qu’il soit brillant de gloire, ce n’est plus l’affaire de celui qui l’a quitté ; il ne peut plus même le voir ni y penser, et s’il y prend encore quelque petit intérêt, qu’il croit assurément qu’il n’est point totalement mort ; mais vivant en soi, il est plus ou moins vivant [selon] qu’il y prend plus ou moins d’intérêt.
Que ce bon serviteur de Dieu, pour lequel j’ai une correspondance infinie, se laisse donc écraser par de nouveaux genres de supplices qu’il n’a pas encore éprouvés, quoique sur la même matière. Qu’il sorte absolument [301] de sa maison, et que tout ce qui le bannira plus fortement de chez lui, quelque horrible qu’il lui paraisse, soit reçu dans ce fond immense et dévoré de même, sans qu’autre que Dieu et lui en sachent rien, si ce n’est ceux qui, en Dieu, sont d’autres lui-même. Mais, se dira-t-il, il peut y avoir des choses manifestes et plus incontestables encore que celles qui me sont arrivées ; n’importe. Point de remède ; s’il en cherche, ce seront des remèdes qui sembleront guérir la plaie pour un moment, mais ils ne serviront qu’à la rendre plus douloureuse, plus profonde et plus incurable, parce que ces sortes de remèdes, quoique saints pour tout autre, ne le sont pas pour lui, attendu qu’ils empêchent l’effet que Dieu en prétend, qui est de faire sortir la créature de soi-même pour la perdre en Lui. Or ces remèdes la retiennent en elle-même et allongent son supplice. Qu’il dévore donc toutes choses, tout ce qu’il y a de plus terrible, sans chercher d’autres médecines que la justice de Celui qui frappe. Il faut Lui donner ce plaisir de Le laisser frapper sans miséricorde, sans Lui dire : « Pourquoi [302] frappez-Vous ? », ni sans chercher de remèdes, lorsque les blessures paraissent plus dangereuses demeurer immobile à de si étranges coups. C’est la gloire que Dieu tire des âmes destinées pour Lui-même, et l’on ne saurait la Lui ravir sans Lui faire outrage, et Le priver de Ses délices. Mais quoi, dira-t-on, Dieu prend-Il Ses délices à des choses qui lui paraissent contraires ? Oui, Il en fait le sujet de Ses complaisances : non de ces choses en elles-mêmes, car Il n’aime pas le carnage, mais de la docilité de l’âme qui devient morte en elle-même, et si amoureuse de son Dieu qu’elle n’a plus d’yeux pour se regarder.
Que ce bon soldat se laisse donc à Celui qui a entrepris de le réduire en poudre et qui, après l’avoir détruit, achèvera de le briser, sans l’épargner pour peu que ce soit. Il me semble que Dieu l’appelle à une étendue infinie, car il me semble que mon âme se promène en lui d’une manière ineffable et sans être que très peu rétrécie. Il me paraît que l’on se voit de loin, et que l’on se sent comme si l’on était proche ; c’est ce qui me fait voir combien [303] son âme devient large et libre ; cela est à tel point que, s’il faisait, où il est, quelque infidélité, mon cœur le comprendrait. Mon esprit est lié et converse avec le sien d’une manière ineffable. Il pourrait même lui donner secours de loin si, sans hésiter, ce bon serviteur de Dieu le lui demandait, non secours pour empêcher quelque nouveau degré de perte, ce qui ne sera jamais car mon âme ne demande que perte totale pour être une avec la sienne, mais si, après quelque nouvel abîme, il était accablé de réflexions, ou tenté de se reprendre, ce qu’il nous ferait savoir en Dieu, pensant à nous et s’y unifiant, cela aurait effet en nous. Ceci est trop sublime pour être connu que des esprits entièrement perdus, c’est pourquoi il faut le tenir secret.
Malgré les chagrins, son âme goûtera la paix de la mienne comme je goûte son étendue, et elle aura plus de force pour s’abandonner. Je vous dis ceci, qui semblez encore éloigné de votre degré, parce que je sais que vous y êtes appelé. Le bon soldat saura donc qu’il est appelé à avoir une étendue immense ; il me semble que son [304] âme doit égaler la mienne, et peut-être la surpasser un jour, mais enfin l’égaler en un point qu’elle l’étendra et la comprendra infiniment, comme je comprends la sienne dans l’infinité même, où rien ne borne ni ne rétrécit, et par conséquent ne met d’entre-deux. Il apprendra un langage plus propre aux anges qu’aux hommes, avec une liberté infinie. Ô hommes, qui êtes créés pour de si grandes choses, et qui êtes destinés à une si grande pureté et à un commerce si ineffable que celui d’esprit en esprit, qui ne se fait que dans la consommation de l’unité de Jésus-Christ en Dieu même ! N’est-ce pas une chose étrange que, pour vouloir se tenir aux manières ordinaires d’agir, de goûter et de connaître, l’on perde de si grands biens, que l’on ne perd que parce qu’il faut souffrir de grands maux pour les posséder, et qu’on ne peut s’y résoudre !
[305] Il faut que votre état soit comme il est, et qu’il augmente même, car il ne faut pas qu’il reste pierre sur pierre qui ne soit détruit ; et ce temple, bâti de la main des hommes, sera renversé du fond en comble, afin qu’il y en ait un qui ne soit pas bâti de la main des hommes, mais de la main de Dieu. Dieu semble ne donner les vertus que par leur contraire. Ô que vous goûterez de bonheur lorsque cet hiver sera passé ! Mais il sera rude car Notre-Seigneur me le fit comprendre. Mettez-vous au-dessus de vous-même pour entrer dans une généreuse perte de tout intérêt propre. La foi et l’espérance deviendront d’autant plus fortes en Dieu même que vous les perdrez toutes en vous pour ne les posséder qu’en Dieu.
Je serais fort fâchée que vous puissiez croire que cet état est surnaturel : [306] vous trouveriez en cela un appui dans votre perte. Non, il faut que vous croyiez qu’il est naturel, et que cependant vous vous y abandonniez à Dieu sans réserve, que l’insensibilité pour vous-même devienne toujours plus forte. Plût à Dieu qu’elle fut telle que, quand vous vous feriez horreur à vous-même, vous ne puissiez en avoir de peine, et que vous eussiez d’autant plus de haine pour vous-même que Dieu semble vous précipiter plus fortement. Dieu ne laisse pas de vous tenir de Sa main, quoiqu’Il semble vous abandonner. Si vous étiez ou possédé ou obsédé, votre état serait moins pénible, mais aussi serait-il moins détruisant, et par conséquent moins purifiant ?
Je veux pourtant que vous ayez quelques jours de relâche, et que le soleil retourne pour quelques moments sur votre hémisphère. Ah ! si vous étiez assez courageux pour porter la continuité de cet état sans soulagement, et si cette mort pouvait être sans un instant de vie, combien serait-elle et plus prompte et plus heureuse ! Mais si la faiblesse est trop grande, je prierai [307] l’Époux sacré de mon âme de vous donner quelque confortatif. Je ne le ferai pourtant qu’à regret, voyant combien il vous est avantageux que cela soit autrement. Si une personne était condamnée à mourir de faim, et que, lorsqu’elle serait prête à expirer, on lui donnât un restaurant, n’est-il pas vrai que ce serait allonger son supplice tout autant que l’on ferait cela ? Parce qu’en allongeant sa vie, on lui ferait traîner une vie mourante. Comme nous portons tous en nous-mêmes la cause de notre mort, et que peu meurent d’une manière extraordinaire, il en doit être de même de la mort intérieure : le désordre de notre propre tempérament est ce qui la cause.
Ayez donc du courage, et laissez-vous perdre jusqu’à l’infini : ce sera dans votre perte que vous trouverez votre vrai repos. Mais quoi ! être insensible et dur à sa perte ? Oui, il faut trouver votre bonheur dans votre malheur : il faut devenir un rocher. Si vous lisiez le livre des Rois, vous y trouveriez de la consolation, mais peut-être ne pouvez-vous plus lire ? Laissez tout périr, au nom de Dieu, [308] et ne retenez rien volontairement. Il faut que l’on vous ôte toutes les marques de votre esclavage avant que de vous faire entrer dans la parfaite liberté. Cet état vous sera plus utile que vous ne pensez.
Je ne prétends pas retrancher mes lettres à votre égard si elles vous sont utiles. Je souhaite que celle-là vous donne un peu de vie, et vous soit comme le pain cuit sous la cendre1 de l’humiliation et affliction qui fût donné au Prophète Élie, car je vous assure que vous avez encore un grand chemin à faire. Je souhaite que vous puissiez marcher quelque temps dans la force de cette viande que Dieu vous présente par mon ministère.
Tâchez de mourir à la curiosité dans ce que vous lisez, car si vous voulez nourrir l’esprit par le désir de savoir, vous ferez mourir votre cœur, lui ôtant sa nourriture et sa vie ; c’est dont j’ai ordre de vous avertir. Et ne vous servez pas du prétexte de vos emplois où vous êtes : soyez persuadé que vos efforts seront vains. Laissez-vous [309] vider de tout ; et lorsque après un vide général, il plaira à Dieu de vous remplir de Son infusion divine, ce sera alors que, la vie vous étant communiquée, il vous sera donné de la communiquer aux autres ; c’est ce que le Maître a donné pour vous.
1I R 19, 6.
On m’a lu votre lettre, monsieur. Ce que je puis vous dire, c’est que votre état me paraît un avancement, et non pas un mal, comme vous croyez. Vous avez épuisé toutes les bonnes activités, vous avez travaillé à vous sanctifier et à rendre les autres saints ; tout cela est excellent, mais Dieu n’a pas néanmoins tiré de vous toute la gloire qu’Il en [310] prétend et qu’Il a droit d’en prétendre. C’est pourquoi Dieu a renversé, pour ainsi dire, votre demeure : Il vous fait voir ce que vous êtes par vous-même, et vous fait sentir jusqu’au fond la corruption qui est en vous, afin que, vous déprenant de vous-même et en concevant de l’horreur, vous n’ayez plus aucun appui dans les œuvres de justice que vous avez pratiquées jusques à présent, mais que, vous abandonnant totalement à Dieu, Il devienne Lui-même votre justice.
Dieu examine dès cette vie les justices de ceux qu’Il aime, et Il les leur fait voir si sales que, bien loin de pouvoir s’appuyer sur ces œuvres, ils en ont autant d’horreur qu’on en a d’un linge souillé1 : et quand, comme dit Job, nos mains, qui sont nos œuvres, seraient aussi brillantes que la neige, Dieu nous les fera voir en un moment toutes pleines de saleté2. Pourquoi en use-t-Il de la sorte, ce Dieu de bonté ? C’est afin d’exercer, dès cette vie, un jugement juste contre nous, afin que nous nous abandonnions [311] totalement à Lui. Il nous apprend aussi par là une manière de Le glorifier qu’on ne comprend que par l’expérience, qui est d’honorer Sa sainteté par notre misère, Sa force par notre faiblesse, Sa justice par notre injustice, Sa gloire par la honte que nous avons de nous-mêmes. Croyez, monsieur, que c’est la plus grande grâce que Dieu vous puisse faire que d’exercer ce jugement de justice sur vous en cette vie. Loin de vous affliger de cet état, vous devez prendre un nouveau courage pour vous donner à Dieu sans réserve comme une chose qui Lui appartient et dont Il fera ce qu’il Lui plaira.
L’état d’insensibilité accompagne ordinairement la vue ou plutôt l’expérience de nos misères, car si nous y étions sensibles, ce serait un bien en nous que la jalousie de Dieu ne pourrait souffrir parce qu’il nous servirait d’appui ; et nous n’en devons avoir que dans la volonté cachée de Dieu, et dans un abandon entier à cette même volonté, afin qu’elle fasse de nous tout ce qu’il lui plaira et ce qui la glorifie davantage. De plus, l’insensibilité que vous éprouvez est [312] nécessaire pour faire passer l’âme de l’état où vous avez été jusqu’à présent dans l’état mystique, ou de foi nue. Or une année de cet état jointe à la connaissance foncière de ce que l’on est, glorifie plus Dieu qu’une longue suite d’années passées dans les bonnes activités, quoique ces activités aient été déjà beaucoup simplifiées par la grâce.
Entrez donc sincèrement dans le parti de Dieu contre vous-même ; et quoique vous n’ayez pas même de goût ni de sentiment de cette préférence que vous faites de Dieu à tout ce qui vous regarde et à tout intérêt propre quel qu’il soit, ce sera néanmoins l’établissement du pur amour en vous : point de pur amour sans la perte de tout intérêt propre par hommage au seul intérêt de Dieu seul, à Sa seule gloire et à Son seul plaisir. Dieu veut vous faire entrer dans un état nouveau, mais cela ne se fait pas qu’il n’en coûte beaucoup à l’âme. C’est là le renoncement à soi-même, effectif et non en idée ; c’est par là qu’on meurt à son raisonnement, à ses premiers préjugés, enfin à toutes choses et à soi-même, pour ne vivre qu’à Dieu [313] et pour Dieu, non d’une manière consolante et connue de l’âme, mais en manière inconnue ; et c’est ce qui opère la mort, qui serait empêchée par nos vues et nos consolations. Quoiqu’on paraisse en ce temps-là comme abandonné à soi-même, Dieu ne nous soutient jamais davantage. Il est vrai qu’Il ne nous laisse pas voir cette main qui nous soutient, parce qu’Il veut que nous portions même notre abandon jusqu’à vouloir bien n’en être pas soutenu, si telle est sa volonté.
Il faut devenir enfant après avoir été homme. Il faut plus, car il faut renaître de nouveau afin de devenir une nouvelle créature en Jésus-Christ. Mais avant ce temps, il faut que tout ce qui est du vieil homme soit détruit, savoir la propriété, l’amour de la propre excellence, enfin tout amour-propre, ce qui s’entend de tout ce qui nous concerne et qui a rapport à nous, quel qu’il soit. Le petit enfant se laisse porter où l’on veut : si son père le couche sur un fumier, il n’y pense pas, il n’en sait pas même faire le discernement, il y dort comme dans son [314] berceau, abandonné qu’il est aux soins de son père. Abandonnez-vous donc en la main de Dieu avec un grand courage, songez que vous n’êtes plus à vous-même, mais à Celui qui vous a rachetés d’un grand prix3. Quand nous avons acheté quelque chose, nous en faisons ce qu’il nous plaît sans que personne s’en mette en peine ; usez-en pour vous-même à l’égard de Dieu de cette sorte, et vous trouverez une profonde paix dans la douleur la plus amère. Je vous prie de lire avec attention le livre de Job : vous verrez que Dieu ne dépouille pas l’homme pour le laisser toujours nu ; Il ne le rend dur, inflexible que pour le faire entrer dans le pur spirituel, qui est entièrement opposé à la sensibilité, même la plus sublime. Si le grain de froment ne meurt, il demeure seul4. Dieu n’établit les choses que sur la destruction de celles qui étaient. Je Le prie de tout mon cœur, non de vous rendre ce que vous avez perdu, mais qu’Il vous mette dans la disposition d’un parfait abandon, afin qu’ayant détruit [315] ce temple bâti de la main des hommes, Il en édifie un nouveau où l’homme n’ait aucune part.
Je vous conjure d’être fidèle à l’oraison : plus elle est sèche et pénible, plus nous marquons à Dieu notre fidélité. Il y a des personnes qui cessent de la faire parce qu’ils croient n’y rien faire, et que d’ailleurs elle est fort pénible en cet état à cause de la nudité de l’esprit et de la dureté apparente du cœur. On aimerait mieux faire beaucoup d’austérités et des choses fort pénibles que de demeurer persévéramment devant Dieu sans avoir rien qui remplisse l’esprit et qui anime la volonté. C’est néanmoins le temps où elle est le plus nécessaire. On ne comprend point assez que Dieu ne nous ôte notre propre prière qu’afin de devenir Lui-même notre prière. Quand, d’une pauvre villageoise, on devient l’épouse d’un grand roi, il faut quitter les manières grossières de sa première condition : tout ce qui est sensible, distinct et aperçu est grossier à l’égard de Dieu, qui étant un pur esprit, n’a rien qui puisse tomber sous la perception de l’homme. Je ne crois pas même [316] que vous deviez faire ces sortes d’aspirations dont vous me parlez, mais demeurant comme mort auprès de Dieu, Le laisser agir en vous. Tout ce que vous pourriez faire présentement, au cas que vous en ayez la facilité, c’est un retour simple au-dedans de vous, et de laisser tomber autant que vous pourrez les pensées, les réflexions, les idées, non en les combattant directement, mais ou en ne les admettant point quand elles se présentent, ou en les laissant tomber lorsqu’elles sont entrées, comme une personne qui, tenant une chose dans sa main, ne sait qu’ouvrir sa main pour la laisser tomber. Un simple retour au-dedans de vous est comme ouvrir la main.
Croyez-moi, monsieur, soyez fort fidèle à cet état de mort, car il est plus glorieux à Dieu que tout autre état, et aussi beaucoup plus avantageux pour vous, quoique pourtant ce ne soit pas ce dernier motif qui doive vous faire agir. Quand vous seriez même à l’article de la mort, il ne faudrait pas changer de conduite pour vous assurer par quelque chose, car vous déroberiez à Dieu une gloire très grande. Bienheureux celui qui meurt dans le Seigneur, parce qu’ayant goûté cette première mort, quoique très amère, il n’a plus rien à appréhender de la seconde mort ! Soyez persuadé, monsieur, qu’on ne peut prendre plus d’intérêt que j’en prends au règne de Dieu en vous, étant, etc.
1Es 64, 5.
2Jb 9, 30-31.
3I Co 6, 19-20.
4Jean 12, 24-25.
Au nom de Dieu, demeurez dans votre paix et dans votre abandon, car je vous assure que vous n’en sortirez pas plus tôt que vous en sentirez du reproche, et que vous verrez que vous aurez fait une infidélité. Je suis assurée qu’il n’y a pas en vous une disposition que je ne sente. [318] Je savais que vous n’étiez plus comme vous dites, mais cela reviendra ; vous n’en serez pas quitte à si bon marché : Dieu vous aime trop pour cela. Ô si vous saviez ce qu’Il me fait connaître de Ses desseins, vous vous estimeriez plus heureux dans vos misères que si vous possédiez tous les trésors du monde !
Je vous enverrai N. … quand il vous plaira, mais si vous aviez assez de force pour mourir à cette consolation, que je vous aimerais, et que vous vous en trouveriez bien ! Si vous saviez le bonheur de mourir entre les bras de son Sauveur lorsque l’on n’attend point d’autre salut que de Lui seul ! C’est une grâce inestimable. Ô si vous saviez vous sacrifier à Lui sans réserve, que je serais heureuse, parce que mon cœur trouverait en vous sa félicité ! Mais je veux compatir à votre faiblesse, car je veux vous contenter, et que vous jugiez vous-même, par votre propre expérience, combien l’abandon vaut mieux que toutes les assurances. Entrez dans le parti de Dieu contre vous même. Vous voulez être beau, et Dieu prend plaisir à vous enlaidir. Dites-moi simplement si ce que je vous écris fait quelquefois impression sur votre esprit et sur votre cœur.
Il faut que je vous dise quelque chose1. Notre-Seigneur, après m’avoir fait les plus grandes grâces, prit plaisir de me tout ôter, et Il me fit mon jugement, outre qu’Il m’ôta si fort tout le bien que j’avais fait qu’il n’en restait plus. Il examina et éplucha tout de telle sorte que des vertus qui m’auraient fait canoniser si je fusse morte il y a seize ans, me paraissaient des monstres effroyables. L’intelligence me fut donnée de ce passage : Les montagnes s’évanouissent devant la face du Seigneur, devant la face du Dieu de Sinaï2. Ces montagnes sont toutes les vertus dont l’âme se trouve ornées ; mais Dieu ne paraît pas plus tôt Lui-même que toutes ces justices disparaissent et paraissent des ordures. Je me trouvais alors nue de tout bien, et ne voyais que le néant et le péché, et j’aurais voulu être écrasée pour ne plus paraître devant Dieu en cet état. Ce passage : Montagnes, [320] tombez sur nous3 ! me paraissait me convenir extrêmement. Cependant il me fallait mourir, et mourir en cet état. Je fus cinq semaines entre la mort et la vie, et réduite à tel état que je ne pouvais articuler une parole ; et quelque près que l’on approchât de moi l’oreille, la faiblesse était telle que l’on ne me pouvait entendre. Il me fallait mourir, et mourir sans secours, sans personne qui m’entendît en cet état. Je m’immolai en sacrifice à la Justice, je me jetai entre les bras de mon Sauveur, et j’entrai en complaisance de voir que je Lui devais tout, car Dieu m’avait tellement tournée contre moi que je ne voyais non seulement aucun bien, mais tout le bien me paraissait devant Dieu des ordures et des saletés.
Mandez-moi simplement si vous comprenez les choses que je vous écris, et si vous avez le goût assez délicat pour pénétrer la conduite de Dieu, et comment Il use de Son autorité, comment il y a des âmes de qui Il tire une gloire singulière, et qu’Il se sert de moyens singuliers pour cela. Pénétrez-vous un peu la pureté de la [321] lumière, et comme elle va chercher ce qu’il y a de propriété la plus cachée dans le cœur de l’homme pour l’en tirer ? Ô que si vous avez assez de courage pour vous laisser en la main de Dieu, que vous découvrirez de choses, que vous en pénétrerez, et que vous saurez bien, étant rempli du divin Emmanuel, réprouver le mal et choisir le bien ! L’état de misère ne durera pas toujours : la joie suit la douleur. J’aime bien votre état ; soyez bien petit, je vous prie. Ô si vous connaissiez bien cela, vous en seriez charmé ! c’est à quoi vous êtes destiné, je vous en assure.
Je veux vous obéir aveuglément4. Je vous assure que je ne passerai pas la moindre chose de ce que vous m’ordonnez, car Notre-Seigneur me donne, avec Son état d’enfance, la soumission d’un enfant.
1Voyez-en la description dans la lettre qui suit. (Dutoit).
2Ps 97, 5 ; Ps 68, 9.
3Ap 6, 16.
4Lettre adressée au « tuteur », le duc de Chevreuse ?
Le procès de N. étant fini, nous ne sommes pas dans une saison où il puisse avoir des affaires. Mais quand le cœur est pris, soit pour Dieu, soit pour la créature, c’est là la plus grande de toutes les affaires. Où est le temps qu’il n’en avait point lorsqu’il s’agissait de me voir ? Mais j’ai cette obligation à Dieu, qu’on ne se dégoûte de moi que lorsqu’on se dégoûte de Lui. Où est notre cœur, là est notre trésor. Ô Amour, quel plaisir pour moi qu’on ne me puisse aimer pour l’amour de moi, mais pour vous, en sorte qu’on ne peut m’aimer si l’on n’aime mon cher Maître !
O cœur humain, à quoi t’amuses-tu ? Tu t’amuses à la terre, toi qui es destiné pour le ciel. Tu te repais d’excrément, pouvant te repaître du pain céleste. Ô divine nourriture, [323] vous ne remplissez et ne rassasiez le cœur de l’homme qu’à mesure qu’il se vide ! Sitôt qu’il s’emplit d’autre chose, il se vide de vous, il est dégoûté même de ce céleste mets, comme les Israélites le furent de la manne ; enfin il entre dans le froid de la mort. Une chaleur étrangère détruit la chaleur naturelle. Nous ne sommes créés que pour brûler du feu divin, et tout autre feu étranger l’amortit. L’Ancien Testament le figure : Dieu ne voulait pas qu’on fît brûler sur Son autel du feu étranger.
Pour ce qui regarde N., elle est bonne dans le fond. Ne vous étonnez pas de ce que vous voyez. C’est une nature qui s’était comme établie dans son domaine et à laquelle on ôte tout : tout échappe, on cherche à s’accrocher de tous côtés ; cela ne fait que donner de la peine ; c’est comme le scorpion entouré d’un brasier, qui ne trouvant point d’issue, se pique lui-même. Dieu se servira de tout cela pour la faire mourir à elle-même. Elle me fait compassion, car elle est dans un mésaise perpétuel. Tout la peine parce qu’elle est éloignée de la largeur, [324] et que toute nature vivante à qui Dieu veut donner le coup de la mort est de la sorte. Je souhaiterais, si c’est la volonté de Dieu, la voir avant de mourir.
Pour la bonne N., il faut respecter, dans les âmes de grâce, leurs répugnances ou leurs désirs. Je croyais la chose avantageuse pour les uns et pour les autres, et peut-être que je me trompais. Cependant je comprends qu’il est bien plus aisé de perdre les biens temporels que les spirituels. Lorsqu’on s’attribue encore une grâce, ou quelque chose peut-être contraire, il faut laisser les personnes jouir de leur grâce lorsqu’ils la voient et qu’ils la discernent. Jusqu’à ce que Dieu ôte le moi et le mien, on ne comprend guère autre chose. C’est pourquoi il est dit dans l’Écriture : Je disais : je mourrai dans mon petit nid1 ; puis, vous avez renversé mon lit dans ma maladie2. Ce n’est pas à la main de l’homme à renverser ce lit ; c’est à Dieu de le faire.
Hé, qui est-ce qui n’aime pas [325] la sainteté et à voir son travail devant soi ? Il n’y a qu’une pauvre folle comme moi, qui après avoir dissipé (comme l’enfant prodigue) tous ses biens, a jeté le reste dans la mer. Je vois ma folie, sans pouvoir faire autrement. Je respecte néanmoins les âmes à qui Dieu laisse la possession de ces mêmes richesses que j’ai perdues : elles les gardent pour Dieu. Comme dit l’épouse des Cantiques : Je vous ai gardé, ô mon Bien-aimé, les pommes vieilles et les nouvelles3, c’est à dire les grâces que vous m’avez données autrefois, et celles que vous donnez à présent.
Pour moi, il n’en est pas de même. J’avais4 un beau pommier tout chargé : mon Maître a mis la cognée à la racine, il a abattu l’arbre, parce [326] que les fruits n’étaient pas bons selon Son goût. Quand j’ai vu cela, j’ai abattu les autres arbres, j’ai négligé les haies, et le sanglier est venu dans mon jardin, qu’il a détruit ; il a fouillé la terre avec son museau : il n’y a plus de forme de jardin. Dans les commencements que tout cela m’est arrivé, je disais : « Qu’est devenu mon parterre si fleuri ? Il n’y a plus que des trous et des mottes de terre : ce fruit si agréable à la vue et à mon goût est donc détruit pour jamais ! Quoi ! je n’aurai plus l’odeur de ces belles fleurs ! Quoi ! je ne goûterai jamais de ce fruit charmant ! Tels et tels arbres si abondants sont renversés, les racines sont du côté du ciel ! Qui ne pleurera pas un pareil désastre ? » Aussi l’ai-je bien pleuré. Mes larmes étaient comme deux sources. « Peut-être, [disais-je,] mon Maître permettra qu’elles fassent germer quelque petite racine échappée à la fureur du sanglier ? » Point du tout. Mon Maître vient, qui me dit : « Il te reste donc quelque espérance dans ces rejetons ? Tu les arroses sans cesse. Je t’attraperai bien. » Un feu sorti de Son [327] visage a tout brûlé, a réduit tout en cendre : Il a joint l’incendie à tous les autres dégâts, puis Il m’a dit : « Fais reverdir, si tu peux, cette cendre - Hélas, comment, lui ai-je dit, pourrais-je trouver le moindre germe de vie dans une si horrible mort ? Il n’y a plus pour moi ni fleurs, ni fruits, ni arbres, ni même de fond de terre ; il n’y viendra pas même des bruyères ; je vais donc abandonner mon héritage sans nulle ressource. » Je me disais néanmoins, dans le secret, mais d’une manière presque inconnue à moi-même : « Mon Maître peut, s’Il le veut, faire renaître ce qu’Il a détruit ». Il n’en a rien voulu faire ; je ne m’y attends plus, et je m’en trouve plus légère5, quoique manquant de tout. Car ce cher Maître n’a garde de se venir promener dans un jardin où il n’y a que des buttes, sans sentier et sans apparence qu’il y en ait eu. Quand j’ai vu cela, je lui ai dit Fuyez, mon Bien-aimé, sur les montagnes d’aromates6, il n’y a plus rien ici qui Vous puisse plaire.
Voilà ma confession générale, cher N. Voyez, après cela, s’il n’y a personne qui ne soit meilleur que votre pauvre mère. Il ne me resterait plus, pour être pire que le démon, que d’en vouloir imposer, et de faire croire qu’il y a des trésors cachés sous ces mottes. Mais7 il n’en est rien du tout : il n’y a pas une obole. Ainsi, prenez vos mesures là-dessus. Le Maître a tout détruit, Il est allé ailleurs : Il a bien fait. Je n’en suis point jalouse ; au contraire, je suis charmée qu’Il se divertisse ailleurs et qu’Il abandonne un lieu si affreux. Ceci est la vérité. Si vous avez quelque autre idée de moi, effacez-la comme injurieuse à la suprême vérité.
1Jb 29, 18.
2Ps 41, 4.
3Ct 7, 13.
4Tout ceci et ce qui suit, marque la destruction non de ce qu’il y avait de réel dans les vertus, mais de ce qu’il y avait encore de propriété ; à raison de quoi Dieu ôte tout ce qui est sensible et qui paraît au moi. Voyez le traité des Torrents et l’explication de Job, où l’on peut voir comment Dieu cache à la créature tout ce qui vient de Lui, et ne lui laisse voir que ce qui vient d’elle et ce qu’elle est par elle-même sans Lui. (Dutoit).
5Une telle âme ne possède plus rien en soi ; mais tout en Dieu sans soi. C’est alors qu’on est propre à être un pur instrument de Dieu, sans s’approprier ni s’attribuer rien du tout. Voyez S. Paul II Co 12, 11. (Dutoit).
6Ct 8, 14.
7On ne trouve plus rien en foi, comme en soi, sinon un vide affreux et désert. Voyez la même chose en Ste Angèle [de Foligno]. Chap. 27 [de la traduction française par Poiret, 1696]. Alors on ne voit plus en soi que ce que l’on est par soi-même. (Dutoit). – « Or, quand je redescends, quand je quitte le point culminant, je me vois tout péché, tout obéissance au péché, oblique et immonde, tout mensonge et toute erreur ; mais je suis tranquille ; car l’onction divine me demeure fidèle pour toujours… » (trad. Hello).
[339] C’est me faire un véritable plaisir que de me faire savoir des nouvelles de N. car je l’aime véritablement, et j’espère toujours plus de son âme, le voyant beaucoup s’avancer. Qu’il se délaisse, et soit fidèle pour tous les états, les regardant tous également, quoiqu’ils soient tous différents et qu’il éprouve des vicissitudes presque continuelles. Tout doit être égal. Souvent le désir d’être fidèle sera suivi de l’expérience de l’infidélité, toute contraire au désir ; d’autres fois, l’infidélité sera relevée par un nouveau désir d’être fidèle. Qu’il soutienne également tout, ne se pardonnant rien volontairement. J’ai quelque chose pour lui dans mon fond que je ne sens pour guère de gens.
[340] Je ne m’étonne point de tout ce que vous souffrez. Je croyais bien que cela en viendrait là, et j’étais persuadée que l’absence ne vous soulagerait guère. Souffrez, soutenez, mais soyez fidèle, au nom de Dieu, à ne rien faire volontairement qui puisse déplaire à Dieu ; et lorsque la faiblesse vous entraîne, ne perdez ni la paix, ni l’abandon.
Soyez fidèle à tout dire, mais attendez-vous à toutes sortes de misères car vous êtes la faiblesse même ; et comme vous avez beaucoup ouï parler des états intérieurs, vous avez de secrets appuis en toutes choses. C’est ce qui fait que vous souffrirez plus [341]que nul autre de l’expérience de vos misères, car il en faudra beaucoup pour vous détruire, à cause des ruses de la nature à se soutenir.
Ayez cependant bon courage, souffrez avec abandon tout ce qu’il y a à souffrir, car vous n’êtes pas à bout de peine. Soyez abandonné sans réserve à Dieu, qui fera peut-être Son plaisir de vous à votre propre vue et à vos propres activités ; mais le salut ou la perte de cette sorte doi[ven]t vous être indifférent[s] si votre amour est sans intérêt. Aimez gratuitement Celui qui vous a aimé gratuitement, et sacrifiez-vous à Lui sans réserve.
C’est toujours l’ordinaire de ces sortes d’états, lorsqu’ils sont de Dieu, de faire plus de violence aux grandes fêtes, parce que, comme cet état est donné pour nous dépouiller [342] de nous-mêmes, il faut qu’il nous arrache à ce à quoi nous tenions davantage. Je vous assure que je crois certainement que votre disposition est du bon Dieu et que, si vous avez le courage de la soutenir jusques au bout par un abandon total, sans vue ni retour sur vous-même, vous en sortirez comme d’un bain. Les rages et tentations sont une suite de votre état. Si vous saviez ce que Dieu fait souffrir et soutenir à d’autres, vous verriez que vous êtes traité bien doucement.
J’ai reçu, ma très chère sœur, votre lettre avec plaisir, y remarquant les bontés de Notre-Seigneur en votre endroit, quoiqu’elles vous paraissent à présent plus cachées. Ô chère sœur, la grâce nous1 trompe souvent et, afin de nous donner Dieu, elle paraît nous abandonner elle-même. Vous avez vécu dans l’abondance, dans l’amour et dans la présence de Dieu : il vous faut à présent vivre de Dieu même dans la pure foi. Dieu a pris plaisir durant bien du temps de vous enrichir de Ses dons, et Il veut à présent vous en dépouiller pour vous revêtir de Lui-même. Ce que vous croyez perte est un grand gain. Ne croyez donc pas être plus [363] mal : au contraire, laissez vous ôter tous les dons de Dieu, et ne vous y opposez pas. Laissez-Le reprendre ce qu’Il vous a donné, et Il sera Lui-même le remplacement de tout.
Mais, me direz-vous, je deviens toute naturelle. N’est-ce pas ce qu’il faut ? Ô chère sœur, l’horrible chose qu’une créature nue et dépouillée des dons et grâces de Dieu ! La vue en est capable de faire frémir. Cependant, cette créature ne peut être revêtue de Dieu même que par cette nudité. C’est pourquoi, lorsque Dieu veut prendre possession d’une âme, Il en use de cette manière, car la créature est si pleine d’amour-propre que, si Dieu ne prenait ce procédé, elle s’opposerait toujours à Ses desseins. Les grâces et dons de Dieu ne servent qu’à la rendre plus amoureuse de sa propre excellence ; et Dieu qui voit cela, commence à la dépouiller de Ses dons. L’âme qui n’est pas instruite de cela, s’afflige, croit devenir plus mauvaise, et que c’est de nouveaux péchés qu’elle commet ; ce n’est nullement cela, mais c’est que Dieu ôtant ce qui était Sien, [364] il ne reste plus que ce qui est nôtre, et alors nous éprouvons ce que nous sommes.
Que faut-il donc faire ? C’est de se laisser dépouiller avec plaisir, et être ravi que Dieu prenne ce qui est Sien. C’est l’amour-propre qui crève de sentir et connaître ce qu’il est ; et au contraire, il faut voir avec complaisance que toute perfection étant en Dieu, elle y doit retourner. Si nous étions bien vides de nous-mêmes, nous n’aurions pas de peine de voir nos misères, et après avoir détourné notre volonté de leurs affections, nous ferions notre plaisir de l’abjection qu’elles nous causent. C’est cette abjection qui nous fera pourrir, comme Job, sur notre fumier, jusqu’à ce que Dieu nous en tire Lui-même. Demeurez donc comme vous êtes, et demeurez en paix.
Mais le moyen de souffrir en paix des choses qui paraissent effacer Dieu de chez nous ? Non, chère sœur, il n’en efface que l’image (apparente), et il y imprime la réalité. Mais ceci est si peu connu que l’on consume sa vie à vouloir faire ce que Dieu détruit, et l’on n’y réussit pas. Au nom [365] de Dieu, laissez-vous en proie à toutes les misères, qui ne feront que vous anéantir si vous les portez avec paix, confiance et humilité. Je ne sais pourquoi je vous dis ceci. Prenez-le comme Samson fit le miel de la gueule du lion mort2 et priez pour nous.
Pour ce qui regarde notre union, ne vous ai-je pas dit qu’elle sera toujours la même en Dieu, indépendamment des lieux et des temps ? Ainsi donc, laissez vous conduire : Dieu sera toujours le maître, et Il saura bien changer les choses quand Il le voudra.
Pourquoi avez-vous de la peine de mes croix ? Hélas, chère sœur, elles ne le sont que dans l’apparence ; n’en ayez donc point de peine, et laissez-moi être le jouet de la Providence. Quand il ne me reviendrait pas d’autre avantage de tout ceci que cela, ne serais-je pas trop heureuse ? Je serai donc ici pour y recevoir les coups ou de la justice, ou de la miséricorde : [366] ils me seront également doux, venant d’une même main. Ainsi, vous voyez qu’il n’y a nulle apparence que je m’en retourne. On crie contre moi, mais je ne saurais qu’y faire. Je suis en repos et contente, non de mon contentement propre, mais de celui de Dieu.
1Il s’agit d’une tromperie innocente et médicinale, dont sainte Catherine de Gênes parle aussi dans les chapitres 30 & 41 (ou 39) de sa vie. (Dutoit).
2Jg 14, 8-9.
Cette petite peine que vous avez, augmentera, loin de diminuer ; je n’en serai nullement surprise, parce qu’il y a du temps que j’ai connu que cela serait de la sorte. Je ne vous l’ai pas dit de peur de rien prévenir. Soyez simple et fidèle à tout dire, et Dieu vous simplifiera par ces choses mêmes. Ô qu’il y a encore à mourir lorsque l’on se croit mort, et qu’il y a de choses cachées en nous que nous ne découvrons que par l’expérience que Dieu nous en fait faire ! [367] Laissez-vous donc bien à Dieu, et Il fera sortir ce qu’il y a de plus caché dans votre naturel, ce qui vous surprendra souvent, car il vous paraîtra des faiblesses que vous n’avez jamais éprouvées, et qui vous humilieront d’autant plus qu’elles vous paraîtront plus déraisonnables. J’ai souffert de jalousies spirituelles après en avoir été beaucoup éloignée, et elles m’ont causé des peines inexplicables : je les disais avec une extrême fidélité. J’espère d’autant plus de votre âme que plus je vois les misères et les impuissances vous accabler de toutes parts. Vous n’en êtes pas encore au bout, ô femme de foi ; il faut que vous remplissiez votre état selon toute son étendue.
La plus grande grâce que Dieu puisse faire à une âme, c’est de lui faire sentir et connaître ce qu’elle est. Plus les défauts sont cachés, plus il faut des lumières divines pour les connaître. Les défauts dont vous me parlez sont assurément en vous : ils sont autant profonds qu’ils sont subtils et délicats. Et c’est une miséricorde de Dieu de les faire connaître, car dans le degré où vous êtes, il ne fait guère [368] voir à l’âme que les défauts qu’Il veut purifier ; et lorsque la lumière est donnée, Dieu ne manque jamais de les ôter à la suite, non toujours d’une manière sensible et aperçue, puisque au contraire, ces défauts deviennent souvent plus apparents et en superficie et paraissent s’augmenter, ce qui surprend bien l’âme, mais cela [cette augmentation] n’est pas cependant de la sorte : c’est que ce qui est au-dessus, sort au-dehors.
Vous en verrez bien d’autres dans la suite. La peine que la nature a eue à les dire, est la plus sûre marque qu’ils étaient en vous. Il ne faut pourtant rien faire pour vous en corriger par vous-même, si ce n’est lorsque la lumière présente vous les découvre et que vous faites une de ces fautes, alors cette lumière qui vous est donnée pour la voir, vous doit aussi donner la force d’arrêter les paroles naturelles et humaines que les défauts vous feraient dire, comme, par exemple, lorsque vous avez envie de savoir quelque chose et que la pensée vous vient d’y mourir, il le faut faire ; si elle ne vous vient pas, il faut vous [369] délaisser sans penser à vous, et si quelque chose vous échappe, le souffrir.
Vous avez raison de dire que l’abandon nous rend tranquilles : il n’y a que cela seul qui puisse donner la paix ; dans cette disposition, Dieu ne nous laissera point nous méprendre. La plus grande grâce que Dieu vous puisse faire, c’est de vous faire sentir à vous-même ce que vous êtes. Bien loin que les sentiments que vous avez de vous-même doivent vous éloigner de la communion, c’est tout le contraire, car la meilleure de toutes les dispositions après la charité est l’humilité, et encore plus l’humiliation. Si Dieu ne nous faisait pas sentir ce que nous sommes, nous serions des monstres d’orgueil. La pluie ne s’arrête point sur les montagnes, [370] mais elle tombe abondamment dans les vallées : nous sommes des vallées profondes lorsque nous ne voyons rien en nous que des sujets de confusion et d’humiliation. Dieu se plaît à se répandre dans les âmes petites et qui ne désirent rien que la seule gloire de Dieu en Lui et pour Lui.
Vous me demandez un moyen de témoigner à Dieu votre amour. Les moyens les plus sûrs pour vous ne sont point les austérités, dont vous êtes incapable à cause de votre mauvaise santé, et qui seraient mêmes contraires à ce que Dieu veut, parce que votre principal devoir est de vous conserver pour votre famille, qui en a tant de besoin. Soyez donc humble et petite ; c’est le moyen de marquer à Dieu votre amour plus que par tous les sentiments. Il faut faire taire les désirs trop empressés, parce que nous ne devons désirer que la volonté de Dieu, et que Sa volonté se déclare par l’état où Il nous met. Ne désirons point ce que nous n’avons pas, et contentons-nous de ce que nous avons : c’est le meilleur pour nous, quoiqu’il [371] ne paraisse pas tel aux idées que nous nous sommes faites de la perfection.
Pour le songe que vous avez fait, je crois que N. … n’a voulu que vous faire comprendre que, pour être véritablement à Dieu, il faut en quelque manière être sous les pieds de tout le monde ; et les ris que l’on faisait, nous marquent que quand on est à Dieu, il faut s’attendre d’être méprisé des hommes. Si nous aimons Jésus-Christ, nous devons suivre le chemin qu’Il nous a tracé, qui sont les croix, les mépris et les confusions : quand nous aimons, nous tâchons d’imiter l’objet que nous aimons, nous trouvons bon tout ce qu’il fait, et nous n’avons point d’autre volonté que la sienne.
Ne vous étonnez pas si vous n’avez pu ni vous affliger pour la Passion, ni vous réjouir pour la Résurrection. Demeurez dans votre disposition simple : elle renferme tout ce que vous voudriez avoir. Ne vous donnez rien par vous-même, car ce serait l’ouvrage de l’homme ; ce que Dieu fait est incomparablement meilleur. Abandonnez-vous à Lui pour le dedans [372] comme pour le dehors ; c’est à Lui de faire en vous ce qu’il Lui plaît sans que vous y mettiez la main. Vous êtes bien chère à mon cœur.
Vous me dites1 de faire des actes de résignation et de renoncement. Il me semble que mon âme a peine à y entrer et se fait violence, parce que, pour y entrer et se renoncer, il faut avoir une volonté et quelque chose de propre ; et l’âme qui ne sent point de volonté et ne sait où la prendre, ne saurait se résigner en ce qui n’est plus. Elle n’a point de répugnance et, lorsque les sens souffrent contrariété, cela est si loin de la volonté que rien de plus ; et si elle demeure dans une entière nudité, sans action de sa part, ce brouillard se dissipe de lui-même, et laisse l’âme en pure passivité, ce que ne fait pas la résignation, qui suppose propriété et [373] différence de volonté. Il me semble que l’âme, à force de s’être immolée, renoncée et résignée, vient en état de ne le pouvoir plus faire. Je soumets tout ceci à ce que vous en direz, voulant tâcher de le faire si vous me l’ordonnez, quoique avec peine.
J’ai donné aussi au Saint Enfant Jésus tout ce que je possède, et moi-même ; et il me semble que je n’ai plus rien à Lui donner. Tout est à Lui, et il n’y a plus de sacrifice à faire que celui des vœux, qui sont, ce me semble, accomplis dans la pauvreté et l’obéissance que cause la perte de la volonté. Ces dispositions, qui se peuvent mieux expérimenter que dire à cause de leur grande nudité, n’empêchent pas que je ne prononce de bouche les choses que vous m’ordonnez de dire ; et c’est la seule action que je fasse, l’âme ayant une manière de dire si simple que tout autre procédé lui est comme étranger ; et lorsqu’elle veut prier ou demander, il y a en elle quelque chose qui le fait tout d’un coup, mais nuement et sans distinction de paroles, sinon qu’elle sait bien que c’est cela qui se demande. [374] Quelquefois l’âme dit des paroles : si l’Esprit, la secondant, les dit aussi, c’est avec facilité et sans attention ; au lieu que l’Esprit ne les disant pas, lorsque je veux les dire, c’est avec difficulté et comme une langue étrangère. Je soumets le tout à votre pensée, et j’obéirai avec la grâce de Dieu : mandez-moi ce que je dois faire.
1Cette lettre serait peut-être adressée à Bossuet ?
La foi passive est cette onction savoureuse qui pénètre l’âme et lui ôte toute envie de discourir avec Dieu, l’invite au silence, si bien qu’on ne peut plus opérer, mais aimer et se taire, goûtant un plaisir et une suavité plus grande que je ne puis dire, les uns plus, les autres moins. La foi nue succède à cet état et dépouille l’âme de ce qu’il y a de sensible, de [375] distinct, et d’aperçu dans l’état, commençant par ôter le sensible, et ensuite le distinct, puis l’aperçu, qui est le dernier qui se perd. Cette foi nue dépouille l’âme peu à peu de tous dons, de tout soutien, de tout appui, afin que l’âme, par un abandon d’état, n’ait plus rien que Dieu seul et Sa volonté souveraine inconnue, à laquelle elle s’abandonne d’autant plus fortement qu’elle perd tous les soutiens créés.
La première foi est toute dans les dons créés, quoique relevés beaucoup par la grâce, mais comme tout se reçoit dans la capacité propre de la créature, ces mêmes dons qui, en Dieu, sont Dieu, dans la créature deviennent créature bornée et rétrécie, et souvent participants à son impureté, car ce qui est reçu en nous, est moindre que nous, comme une chose renfermée dans une autre est de moindre étendue que ce qui la renferme. La foi passive de jouissance et de lumière retient l’âme en elle-même : c’est ce qui fait le fort recueillement que vous avez dans le commencement et un long temps.
Mais la foi nue dépouille l’âme de toutes ces choses et, [376] en la faisant sortir d’elle-même par le dénuement de tout ce qui la retenait et arrêtait en elle-même, par la perte de tous dons créés, quelque sublimes qu’ils paraissent, elle conduit insensiblement en Dieu même, car en perdant tout le créé, l’on tombe infailliblement dans l’incréé.
La première foi travaille à orner et embellir son sujet incessamment ; c’est ce qui fait que les âmes de cet état paraissent des saintetés consommées à ceux qui ne sont pas éclairés de la divine lumière, et qui ne connaissent point d’autre voie. La foi nue dépouille l’âme et la vide de tout ce qu’elle avait reçu dans la foi savoureuse, et la défigure si fort, la rend si nue, si affreuse, si hideuse, qu’elle se hait autant qu’elle s’était aimée et admirée. C’est pourquoi elle perd peu à peu l’amour d’elle-même et les propriétés, perdant les choses qui la rendaient propriétaire ; et en perdant tout de cette sorte, elle s’anéantit peu à peu, et Dieu prend la place, et remplit son vide et son néant, de sorte qu’en perdant tout, on trouve tout. Mais le malheur des âmes est [377] qu’en voulant conserver quelque chose, on perd l’incréé pour vouloir avoir le créé, et l’on quitte le donateur pour les dons, le Seigneur des vertus pour les vertus propriétaires.
Il est certain que l’abandon fait ce que vous dites, qui est d’adoucir toutes les peines, parce qu’il n’y a qu’une chose qui nous cause de la peine, c’est la propre volonté, qui répugne à ce que Dieu fait ; mais sitôt que par l’abandon nous nous conformons à Dieu, les peines sont des plaisirs. Et cela vient peu à peu ; à force de s’abandonner et de se résigner, on devient uniforme, et d’uniforme, transformé dans la volonté de Dieu, en sorte que l’on perd si fort en Lui toute volonté que l’on n’en trouve plus.
C’est pour faire perdre toute volonté, même des choses meilleures, et pour rendre l’âme souple et pliable à toutes les volontés de Dieu qu’Il lui fait passer les états que vous éprouvez. Elle devient après cela si morte et si indifférente qu’elle ne peut plus vouloir ou ne vouloir pas. Ce n’est pas dans l’abandon que l’amour-propre se trouve : au contraire, c’est dans la [378] résistance. Ayez donc bon courage, je vous en prie, car Dieu vous aime et vous a choisie entre une infinité d’autres pour vous faire être à Lui sans nulle réserve, et vous faire être Sa victime. Il vous choisit pour Lui, et non pas pour Ses dons ; Il veut Se sanctifier en vous, et non que vous vous sanctifiez vous-même. Il vous a choisis pour lui être un peuple particulier, son royaume sacerdotal, son propre acquêt1 et la demeure qu’Il s’est choisie Lui-même. Ce qui fait le bonheur des saints dans le ciel est la conformité à la volonté de Dieu, sans quoi le paradis même leur deviendrait plus insupportable que l’enfer, selon le témoignage même de l’Écriture. Lorsqu’il faut que les damnés paraissent devant Dieu, ne s’écrient-ils pas : Montagnes, tombez sur nous2 ! Ce qui leur fait tout le tourment de l’enfer, est la rébellion de leur volonté à celle de Dieu, sans quoi, l’enfer leur deviendrait un paradis. Tenez-vous donc heureuse d’être abandonnée, et vous serez d’autant plus heureuse dans [379] les plus grands malheurs que vous serez plus abandonnée à Dieu.
Il ne nous faudrait que très peu de temps pour rentrer dans notre premier principe et notre dernière fin si nous savions nous résigner parfaitement. Ce qui allonge si fort le chemin, et ce qui fait que presque tous les hommes demeurent arrêtés, c’est que chacun veut quelque chose de particulier, soit dans la nature, soit dans la grâce ; et nul ne sait se contenter de ce qu’il a et de ce qu’il est. Ne désirez jamais que ce que vous avez, soyez contente de ce qui vous arrive, quel qu’il soit ; supportez par abandon toutes les misères spirituelles, corporelles, et temporelles. Résignez-vous pour l’avenir, pour le temps et pour l’éternité. Ne mettez aucunes bornes à votre abandon, n’ayez aucunes réserves avec Dieu, et vous éprouverez dès cette vie une parfaite félicité puisque vous serez même contente de ne point éprouver cette félicité.
Demeurez dans cette indifférence parfaite : vous souffrirez moins qu’un autre de la perte totale, parce que vous tenez moins qu’un autre et [380] n’êtes pas beaucoup propriétaire. Vous avancerez aussi davantage, car à mesure que vous serez plus résignée, Dieu vous ôtera tous les obstacles qui empêchent votre perfection, et vous fera mourir insensiblement à bien des choses touchant l’honneur, l’intérêt, la santé, la réputation, et mille autres choses ; mais Il ne vous fera voir vos défauts qu’en les corrigeant, de sorte que la lumière suivra toujours le travail de Dieu en vous, et vous serez ravie d’éprouver comme Son opération tend toujours à détruire ce qu’il y a en nous de plus caché et intime. Il faut que vous suiviez nue Jésus-Christ nu.
1I Pi 2, 9.
2Ap 6, 16.
Ce serait vous tirer de votre état que de vouloir vous donner une peine que vous n’avez pas sur des états où Dieu vous ayant mis, [381] Il saura bien vous donner les dispositions nécessaires pour ne point sortir de l’ordre de Sa suprême volonté. Il ne faut pas douter que vous n’ayez quelquefois des réveils, les choses n’étant pas finies, il s’en faut bien. Laissez-vous passif dans votre nudité. Il ne faut rien goûter, rien connaître, rien sentir. Cet état vous est très nécessaire, et même plus qu’à bien d’autres ; c’est pourquoi il ne faut rien faire du tout pour l’adoucir, pour vous appuyer, pour vous procurer une plus douce facilité à rester en repos. Laissez-vous dévorer à l’expérience des fautes et des misères sur l’avenir, mais ne vous donnez aucun mouvement pour changer de situation. Ce n’est pas à vous d’ajuster ce qui est gâté, mais de tout laisser à Dieu. Il saura dans l’occasion vous donner d’autant plus de force que vous avez plus de faiblesse à présent. Je crois que vous devez demeurer ferme sur vos défauts, comme sur le reste : Dieu saura bien vous les ôter ou vous les laisser autant qu’ils seront nécessaires.
Je vous assure que vous m’êtes très cher et que je ne vous oublierai [382] point. J’ai peu de choses à vous dire, ne sentant pas même que vous en ayez besoin, ayant tout ce qu’il vous faut dans les écrits généraux, et Dieu vous donnant la facilité d’en faire usage. Vous devez être certifié que tout va bien chez vous et que votre âme est selon Son cœur, c’est assez, et c’est tout ce que je puis vous dire, car il m’est impossible, quelque effort que je fasse, de donner ce qu’on ne me donne pas.
Je vous assure que l’état que je porte est peu compris, et qu’il le sera toujours moins. Je ne me sens nulle inclination d’aider aux âmes, et si je pouvais trouver une volonté, ce serait que Dieu se servît d’autres, car de tous les fardeaux, nul n’est plus pesant que celui-là ni ne coûte plus de véritables souffrances, sans que ceux pour qui on les souffre en connaissent rien. Dieu me traite de telle manière qu’Il me fait le plus écrire pour ceux qui ne s’en soucient pas, et qui en sont peut-être importunés, et Il ne me donne rien à dire à d’autres qui le désirent : tout est en Sa main. Il faut répondre des événements de Sa [383] Providence ; et non content de faire payer au-dedans, avec une extrême rigueur, les infidélités des âmes qu’Il confie, Il rend souvent suspect à ces mêmes âmes, et il faut être le but et le blanc1 pour recevoir les coups réciproques de Dieu sur ces âmes, et de ces âmes contre ce que Dieu ordonne d’elles.
O Amour, Vous seul savez ce que Vous faites et pourquoi Vous le faites ! Cachez Votre œuvre tant qu’il Vous plaira. Mais il n’y a point de véritable salut que dans la plus étrange perte : ô route trop peu connue au cœur humain qui s’aime encore et qui a quelque intérêt propre, intérêt cependant si caché que l’on ne le connaît que lorsque Dieu va à l’encontre de ce propre intérêt et qu’Il l’attaque directement ! Ô salut, ô éternité, as-tu quelque chose pour moi, et la volonté souveraine de mon Dieu n’est-elle pas mon salut et mon éternité ?
1Tirer de but en blanc, terme d’artillerie, tirer sur un blanc placé à la distance où le boulet, qui décrit une courbe, revient couper la ligne de mire (Littré).
Je suis assurée que ce qui fait à présent votre crainte et votre [392] tourment, fera un jour votre joie et votre reconnaissance. Ce n’est point le témoignage que je rends à Dieu en moi, qui vous doit assurer, mais le témoignage qu’Il se rend à Lui-même par l’onction de Sa grâce, qu’Il vous fera sentir si vous voulez bien vous laisser à Ses divines volontés. Ô n’allez plus chercher d’assurance dans une disposition ni dans une autre ! n’en cherchez que dans l’abandon de tout vous-même entre les mains de Dieu ; c’est là que vous en aurez une véritable. Lorsqu’une personne faible craint de perdre quelque chose, elle le met à la garde d’une personne puissante. Craignez-vous de vous perdre ? Abandonnez-vous aux soins de Dieu, et Il sera Lui-même votre garant. Perdez votre âme en lui pour la retrouver en Lui.
Je vous prie de faire votre capital de l’oraison et de l’abandon à Dieu, soit pour vous, soit pour les autres. Parce que vous avez enfoncé, comme saint Pierre, dans les eaux, vous craignez d’en être submergée. Non, ne craignez plus : Notre-Seigneur vous tend la main, Il ne se plaint que de [393] votre défiance et de l’appui que vous avez en vous-même, et Il vous dit par la bouche du sage : Ne vous appuyez point sur votre prudence1. Si je pouvais vous faire concevoir la sûreté de l’abandon à Dieu, et comme, en nous abandonnant à Lui, nous L’engageons à entrer dans nos intérêts, je suis sûre que je diminuerais vos craintes et que je renouvellerais votre confiance, et que vous diriez avec Job : Quand Il me tuerait, j’espérerai en Lui2. Il a fait à votre égard comme ces mères qui tiennent leurs enfants sur le bord des précipices, et semblent les y vouloir jeter : ces enfants, qui ne croient pas que c’est une feinte, crient de toutes leurs forces et s’attachent toujours plus au col de leur mère. Il faut que vous fassiez le même : serrez-vous à Dieu par la confiance plus le précipice vous paraît affreux. Le dessein de Dieu est de vous unir d’autant plus à Lui que plus Il semble vouloir vous rejeter de Lui. Si vous saviez combien Dieu vous aime, tout indigne que vous en êtes, et les desseins [394] qu’Il a sur vous, loin de vous accrocher à tout ce que vous rencontrez qui vous paraît propre à vous empêcher de vous perdre, vous vous jetteriez à corps perdu dans la mer infinie de Sa bonté et de Son amour, et vous verriez qu’Il prendrait Lui-même un soin tout particulier de vous et vous soutiendrait dans vos faiblesses. Dieu aime plus une âme humiliée et pleine de confiance, quoique faible, que ces âmes fortes en elles-mêmes qui se fient à leur sagesse.
Hélas, entrez dans le nombre si petit des enfants de Dieu. Les enfants ne font pas de grands services à leurs pères, les pères souffrent toutes leurs incommodités. Les domestiques font ce qu’il y a de plus fort et de plus grossier ; c’est eux qui rendent tous les services, mais les pères aiment plus les faiblesses de leurs enfants que toute la force de leurs domestiques. Rendez-vous donc tout à fait : devenez comme un petit enfant entre les mains de mon Dieu. Ô qu’Il vous serrera souvent contre Son cœur ! Vous serez l’objet de Ses complaisances : Ses délices [395] sont d’être avec les enfants des hommes3, c’est-à-dire avec ceux des hommes qui veulent bien devenir enfants. C’est dans cet état où l’innocence règne, où la malignité et la duplicité est bannie. Ce sont ces enfants qui ne peuvent déplaire à Dieu, et qui Lui rendent une louange parfaite4. Voyez quel est le don de la charité du Père envers nous de vouloir que nous soyons appelés Ses enfants, et que nous le soyons en effet ! La raison pour laquelle le monde ne nous connaît pas, c’est qu’il ne connaît pas le Père. Mes très chers enfants, nous sommes dès maintenant enfants de Dieu ; mais ce que nous devons être un jour ne se voit pas encore : nous savons que lorsque le Sauveur se découvrira visiblement, nous serons semblables à Lui, parce que nous Le verrons tel qu’Il est. Quiconque a cette espérance en Lui, se rend saint, comme Lui-même est saint5.
1Pv 3, 5.
2Jb 13, 15.
3Pv 8, 31.
4Ps 8, 3.
5Jean 3, 1-3.
[396]Votre lettre, mon cher F[rère], m’a comblée de consolation, y voyant les dispositions de soumission où vous vous trouvez pour porter votre état de misère autant qu’il plaira au Seigneur, qui saura bien vous en délivrer lorsqu’Il le jugera à propos. Et vous ne devez vouloir être délivré que lorsqu’Il le voudra Lui-même.
Vous m’avez mandé que vous avez eu recours à tous les saints pour être délivré de votre peine, mais les saints sont trop abîmés dans la volonté de Dieu pour rien demander que [397] ce que Dieu veut accorder. Il y a deux sortes de temps, qui paraissent presque le même et qui néanmoins sont très différents : dans le premier, on est exaucé souvent en priant les saints, et surtout la Reine des saints ; dans le second, c’est tout le contraire. Comme Dieu ne veut de l’âme qu’un parfait abandon et un désintéressement achevé, on n’est point exaucé, et le mal ne finit que par un abandon si entier et si accompli qu’on n’ait plus de retour sur soi-même. On est bien éloigné en cet état de craindre pour soi, ni de se faire compassion ; et lorsque cela arrive, ce n’est que par infidélité. C’est alors qu’il est dit comme à saint Paul : Ma grâce te suffit : la vertu se perfectionne dans l’infirmité1. J’ai fait toutes les épreuves que j’ai pu faire de votre état : il ne me reste aucun doute que Dieu ne veuille de vous un abandon sans réserve et sans retour, et une perte entière de toute ressource et de tout intérêt propre, quel qu’il soit. C’est le plus grand sacrifice que l’âme puisse faire à Dieu, et j’ose dire le plus digne de Lui.
[398] Il y a en nous deux hommes, l’un qui est tout à Dieu et tout abandonné à Lui, et l’autre qui ouvre les yeux sur son bien ou sur son dommage. Il faut mépriser ce dernier, qui ne peut nous nuire qu’autant que, par infidélité, nous l’écouterons pour nous soigner et nous retirer en quelque sorte des mains de la divine justice, car elle a bien des manières de purifier et de faire souffrir. Jésus-Christ a guéri plusieurs aveugles, les uns par la parole, les autres par le toucher ; mais Il a guéri l’aveugle-né par de la boue. C’était l’aveuglement le plus dangereux de tous ; il était en même temps un symbole de l’aveuglement que nous apportons en naissant, et que nous avons tiré d’Adam, qui est l’amour de la propre excellence. Le démon Lui proposa qu’en mangeant le fruit défendu, Il serait semblable à Dieu, et qu’Il discernerait le bien et le mal : ce désir d’être semblable à Dieu, c’est-à-dire d’être grand et excellent en toutes choses, et celui d’avoir de profondes connaissances, est si enraciné en nous, qu’il faut que Dieu se serve de boue pour le détruire.
[399] Allez donc votre chemin avec courage, et soyez persuadé que si Dieu ne vous avait donné un contrepoids, vous seriez devenu un Lucifer. C’est ce contrepoids qui tient notre âme dans l’équilibre, qui l’empêche de s’élever par les faveurs et de se trop abaisser par le découragement. Cela fait encore un autre bon effet, qui est qu’un seul grain peut emporter la balance ; aussi le moindre grain de la volonté de Dieu la fait pencher comme il Lui plaît, lui donne un certain discernement de ce que Dieu veut d’elle, et une souplesse très grande pour Le suivre quoi qu’il en puisse coûter.
Je comprends fort bien que vous ne pouvez plus faire cette union à Jésus-Christ par des actes formels : cela n’est plus de votre état. Il n’est plus question de s’unir, mais de demeurer uni dans l’intime de votre âme. Il ne faut plus que vous fassiez d’actes par vous-mêmes, mais que Dieu soit le principe de tous vos actes, n’en faisant que par dépendance à Son Esprit, et lorsqu’Il vous les fera faire. On sent alors qu’ils coulent de source, au lieu que ceux qui viennent de nous-mêmes, nous distrairaient et causent des entre-deux, car il n’est pas besoin de perdre toute action, mais tout agir propre. La sagesse est simple et multipliée2 : la multiplicité qui vient d’elle ne tire jamais de la parfaite unité. Vous exprimez fort bien votre état par l’air serein, qui n’a rien de marqué, mais une certaine généralité et égalité exempte des vents et orages. Tout cela n’est que pour le fond : il ne doit y avoir là rien de sensible, même guère de fort aperçu.
Les enfants n’ont point de honte, et vous dites que vous en avez d’écrire ce que vous écrivez : c’est une marque qu’il y a encore de l’homme chez vous. Je vous prie d’écrire simplement et sans aucun retour sur vous-même tout ce qui vous vient. Quand ne pourrez-vous plus discerner le bien ni le mal en vous, comme dit saint Clément de son gnostique3, parce qu’il ignorait même tout mal, le bien n’appartenant qu’à Dieu ? Nous ne devons non plus le discerner en nous, puisque ce discernement ne se peut faire que par une vue recourbée sur nous-mêmes. [401] Vos yeux sont encore ouverts, parce que vous n’êtes pas encore renouvelé en Jésus-Christ. Ce renouvellement nous remet dans l’innocence. Les yeux d’Adam ne furent ouverts qu’après son péché ; les nôtres restent ouverts jusqu’à ce que nous soyons une nouvelle créature en Jésus-Christ. Laissez-vous entre les mains de Dieu, sans prendre aucune part à ce qui vous regarde pour le temps ni pour l’éternité. Rien ne serait plus lâche que de reprendre ce qu’on a une fois donné. Je sais que vous ne voulez pas vous reprendre, mais cessez de prendre intérêt à ce qui n’est plus à vous. Une marque que Dieu a accepté le don que vous Lui avez fait de vous-même, c’est que, comme Il veut vous dérober à votre propre vue, Il vous couvre de misères. Tant que vous prendrez le moindre intérêt à vous-même, vous aurez besoin que Dieu continue cette conduite de justice sur vous. Dieu a séparé le fond d’avec le dehors, afin que le fond ne prenne aucune part à ce qui se passe. Et c’est une des grandes miséricordes qu’Il puisse vous faire.
[402] Votre voie ne peut être illusoire, quoique pourtant vous dev[r]iez être abandonné à être trompé si Dieu le permettait. L’Ange de ténèbres se transforme en Ange de lumière, mais lorsqu’il le fait, c’est par visions, illustrations, lumières distinctes et extraordinaires. Comme le démon est l’orgueil même, il ne travaille pas à nous rendre humbles et petits, au contraire, il donne des apparences de dons, afin de nous enfler, nous remplir de nous-mêmes et de l’amour de notre propre excellence. D’ailleurs je dois vous dire que, par la route que vous tenez, qui n’est point dans la tête mais dans l’intime de l’âme, le démon n’y a aucune entrée. C’est le Sancta Sanctorum, dont l’entrée n’est permise qu’au Grand Prêtre. Il peut bien investir les dehors, et y exciter la tempête, mais cela ne peut nous nuire tant que nous demeurons fermes au-dedans, dans la citadelle de notre cœur. Lorsque nous en sortons sous prétexte de regarder ce qui se passe au-dehors, nous pouvons recevoir quelque blessure. Demeurez donc ferme dans votre fond. Si Dieu donne quelque pouvoir au démon sur le dehors, il faut le souffrir, étant bien juste que Dieu se venge par là des résistances de notre cœur, de nos infidélités et de nos usurpations. Ne savez-vous pas que quand on a employé tous les remèdes pour guérir un mal et qu’on n’a pu en venir à bout, il n’y a plus d’autre ressource que dans la patience et la résignation ?
Quand on parle de ne rien vouloir, on parle d’une personne qui ne sent plus en soi ni choix ni penchant pour quoi que ce soit, tout vouloir lui étant étranger. Lorsque la volonté est passée en celle de Dieu, elle n’a plus, à la vérité, aucun mouvement qui lui soit propre ; et lorsqu’elle est plus avancée, son état étant fort simple, elle ne pourrait discerner la volonté de Dieu si Dieu n’inclinait et ne penchait son cœur plus d’un côté que de l’autre. C’est ce penchant (qui est comme le grain mis dans la balance, et auquel elle se laisse aller avec autant de simplicité que de fidélité), qui lui fait connaître la volonté de Dieu, et la suivre.
Ceci est seulement pour le fond, [404] car pour les choses extérieures, il faut aller tout simplement : Celui qui marche simplement, marche confidemment4. Mais ces volontés extérieures et apparentes ne sont point des volontés propres à l’âme ; ce sont des suites de providences qui nous font agir selon l’ordre de Dieu dans l’état où Il nous a mis, et celui qui voudrait pour toute action particulière une inspiration, voudrait un fanatisme, et sortirait par cela même de l’état de pure foi. Il faut aller par tout ce qui se présente, selon l’occasion et l’occurrence des choses, jusqu’à ce que quelque chose nous arrête, car Dieu est infiniment plus fidèle à l’homme que l’homme ne l’est à Dieu. S’il y avait quelque chose dans ce qu’on veut entreprendre qui fût contraire à Sa volonté, on sent une certaine répugnance à poursuivre l’action ; et alors il faut une grande fidélité pour s’en désister aussitôt. Remarquez que je suppose une personne d’une grande simplicité, dont le cœur est tout à Dieu et qui agit bonnement dans les choses qu’elle croit devoir faire. Qui voudrait trop éplucher à chaque action ce que Dieu veut ou ne veut pas, sortirait par cela même de sa simplicité, et perdrait cette conduite uniforme que Dieu veut en toutes choses. Une mère qui tient son enfant par la lisière, la lâche assez pour que l’enfant puisse marcher, mais s’il approchait de quelque endroit où l’enfant pût se blesser, elle tire alors fortement la lisière. C’est ainsi que Dieu en use avec Ses véritables enfants : Il les laisse aller leur chemin, mais lorsqu’il y a quelque chose qu’Il ne veut pas, Il tire la lisière, ce qui n’est autre chose que la répugnance du fond dont j’ai parlé.
Le non-vouloir, dans une personne moins avancée, est de n’avoir, comme vous le dites fort bien, aucune attache particulière ni propriété connue, ne cherchant point d’appui pour soi d’une manière délibérée, voulant d’une volonté fixe et générale que la volonté de Dieu s’accomplisse en toutes choses, soit en elle, soit en autrui.
Il faut faire une grande différence entre la volonté propre et une certaine droite raison qui nous fait faire les [406] choses selon qu’elles se présentent ordinairement. Car les personnes qui ont une volonté propre, l’ont plus ou moins ferme selon qu’elles sont plus ou moins avancées ; elles ont avec cela un esprit tenace et arrêté à leurs propres vues ; mais à mesure que la volonté diminue, le propre esprit la fuit et devient souple comme elle. C’est ce renoncement à nous-mêmes si recommandé dans l’Évangile, car c’est la souplesse de la volonté qui produit celle de l’esprit, et non pas celle de l’esprit qui opère celle de la volonté. Ceci est fort à noter, c’est pourquoi je recommande si fort qu’on marche par la voie du fond ou de l’amour, et non par l’abstraction et par les connaissances et lumières de l’esprit.
Comme la volonté est le siège de l’amour, c’est en elle et par elle que se fait la séparation des deux parties, dont vous avez eu quelque expérience ; c’est aussi par la volonté que l’âme se perd en Dieu, mais l’âme ne se perd en Dieu que par la volonté, le cœur et l’amour. C’est ce que j’ai [407] appelé une véritable extase, et qui demeure d’une manière permanente, sans faire aucune violence à la nature, parce qu’il est tout à fait naturel à la volonté de s’écouler par l’amour dans ce qu’elle aime, de sorte même que, dans l’amour profane, plus on aime, plus on est soumis à ce qu’on aime. Mais Dieu étant un objet immense, dont les amabilités sont infinies, l’amour sacré ne s’en tient pas à une simple résignation, mais il attire toute la volonté peu à peu en lui, l’y perd, l’y absorbe, et la change en la sienne. Les extases de l’esprit sont d’une autre manière. Comme l’esprit tend à son objet avec véhémence, sans pouvoir s’y perdre que par la volonté, cela cause ou des défaillances, par la sensibilité de la volonté qui n’est point perdue, ou des transports impétueux : le corps voulant suivre l’esprit s’est trouvé quelquefois même élevé en l’air comme on le dit de certains saints. J’appelle cela extase momentanée, parce qu’elle ne pourrait durer longtemps sans que l’âme se séparât du corps, à cause de l’impétuosité de l’effort.
La différence de ces deux voies [408] est comme celle d’une eau retenue en l’air par machine, et celle d’une rivière qui, sans sortir de son lit, s’écoule insensiblement dans la mer, s’y perd, et y demeure perdue d’une manière toute simple et naturelle, ordonnée de cette sorte par le grand Architecte de l’univers. Cette voie est simple, naturelle, uniforme. Les véritables directeurs, comme saint Jean de la Croix, font outrepasser à l’âme tout le sensible et tous les dons extraordinaires pour les ramener ici. C’est pourquoi ces grands hommes veulent que l’entendement n’ait que la foi, et une foi nue et obscure, afin que rien n’arrêtant l’esprit ne fasse diversion et ne l’empêche de suivre la route de la volonté, qui seule le conduit avec elle par un amour absorbant dans le Tout immense. C’est ce que les mystiques ont appelé perte en Dieu, transformation, unité, mêmeté, déification, et tant d’autres termes dont ils se sont servis. Vous le comprendrez facilement par ma comparaison de la rivière qui s’écoule dans la mer : en entrant dans la mer, elle conserve quelque temps sa qualité propre, mais ensuite elle prend [409] toutes les qualités de la mer, et se change en cette mer. On pourrait néanmoins en faire la division si l’on avait la puissance de Dieu, car il est certain que la créature demeure toujours créature et un être distinct de celui de Dieu, mais l’amour change tellement la volonté de l’homme en celle de Dieu qu’on peut appeler cela une « transformation ».
C’est pourquoi votre manière d’oraison est incomparablement meilleure que celle qui ne consistait que dans l’abstraction. C’est ce que j’insinue partout autant que je puis, et que les gens accoutumés à faire une oraison de tête et d’abstraction ont tant de peine à comprendre. Cependant c’est par cette oraison du cœur, comme vous la dépeignez, qu’on arrive à l’union, et que l’on va plus promptement et plus sûrement. Je bénis Dieu de vous avoir donné une véritable expérience.
Je comprends fort bien l’état où vous vous trouvâtes aux noces de madame votre nièce : votre état était alors plus perceptible, et même sensible. Mais à mesure que l’âme se simplifie, elle perd [410] ce sensible et cet aperçu, qui la retenait fortement, et il ne lui reste qu’une certaine largeur et sérénité qui ne se fait pas si bien remarquer. Tout état sensible et distinct, quoiqu’il paraisse plus fort, a pourtant quelque chose de plus resserré et rétréci, et il n’est si aperçu qu’à cause qu’il est extrêmement borné. Mais l’autre état est comme celui d’un oiseau sorti d’une cage, qui s’élance et se perd dans les airs de la divinité : il a partout même aisance, sans que rien le resserre. Cet état est beaucoup plus avancé, quoique moins satisfaisant à la nature. A mesure que moi se détruit, l’âme éprouve cette largeur et sérénité, avec une liberté presque immense. C’est pourquoi Jésus-Christ a dit : Si le Fils vous met en liberté, vous serez véritablement libres5 : ce qui signifie que lorsque le vieil homme est détruit et que l’homme nouveau s’est établi en nous sur ces ruines, on trouve en lui la parfaite liberté.
C’est ce que vous éprouverez de plus en plus dans la suite. C’était la même chose que demandait saint Paul [411] lorsqu’il disait : Qui me délivrera de ce corps de mort6 ?, c’est-à-dire du vieil homme, qui est véritablement le corps de mort, puisque c’est par lui que la mort est entrée dans le monde. Il ajoute : Ce sera la grâce de Dieu par Jésus Christ, c’est-à-dire quand, par la grâce de Dieu, l’homme nouveau, Jésus-Christ, sera établi en moi, je serai délivré de ce corps de mort. Lorsqu’il en fut délivré, il s’écrie comme par transport : Je ne vis plus, moi, c’est Jésus-Christ qui vit en moi7. Il n’était plus alors importuné par ce corps de mort, il n’en demandait plus la délivrance, il n’était plus occupé de lui-même, mais il laissait Jésus-Christ vivre et agir en lui : il en était animé comme le corps l’est de notre âme. Si, par impossible, une autre âme venait animer notre corps, notre corps n’obéirait plus qu’à cette nouvelle âme, elle serait le principe de ses fonctions comme notre âme l’avait été auparavant : il en est ainsi de Jésus-Christ à l’égard de l’âme perdue en Dieu.
Vous avez raison de dire qu’il [412] y a de la différence entre voir une ville de loin ou être dedans, mais c’est beaucoup que d’apercevoir cette ville chérie : on sait où elle est, il n’y a plus qu’à marcher sans s’arrêter pour y arriver. Mais le malheur est que la plupart vont à droite ou à gauche. Heureux celui qui la voit, quoique de loin, mais plus heureux celui qui y habite ! C’est véritablement la nouvelle Jérusalem, qui est descendue sur la terre : qu’elle est inconnue à présent ! Comment serait-elle connue, puisqu’il faut si fort se renoncer pour y arriver, et se quitter soi-même, et qu’on n’agit que pour soi, on ne vit qu’à soi, et le MOI est le prince de ce monde ! Quoique je n’aie fait qu’apercevoir cette ville, je ne laisse pas d’en être si charmée que tout le reste m’est comme de la boue en comparaison. Il se faut aussi peu soucier de soi que d’un linge souillé qui fait horreur : c’est à quoi Dieu par son Prophète8 compare nos justices propres. Toute justice qui est encore en nous et à nous, que nous pouvons regarder comme nous appartenant, est de [413] cette sorte : il n’y a de véritable justice qu’en Dieu et pour Dieu. Plus Dieu couvre votre homme extérieur de boue, plus vous devez être content que la justice divine se venge de toutes vos attributions, qu’elle vous en couvre si fort qu’il ne vous reste plus aucune figure d’homme que vous puissiez voir et dans laquelle vous puissiez vous complaire. De cette boue, Il formera un homme nouveau ; c’est pourquoi Il forma Adam de boue : ayant fait toutes les autres créatures de Sa seule parole, et connaissant l’orgueil si naturel à l’homme, Il voulut que son origine lui fût un contrepoids perpétuel. Il en use de même à présent sur nous, sans quoi nous serions comme les anges prévaricateurs : la complaisance que nous aurions en nous-mêmes nous ferait tomber du ciel intérieur comme l’ange tomba du Paradis.
Pour ce qui regarde la pensée que vous avez de quitter votre état, je vous ai mandé au bas de la lettre que j’ai écrite à *** que, quand la porte serait ouverte par la Providence, vous ne manquassiez pas de vous en servir pour vous retirer, puisque vous[414] n’y pouvez non seulement faire de bien, mais même point empêcher le mal. Je suis fort unie à vous, et votre âme m’est très chère en Notre-Seigneur.
1II Co 12, 9.
2Sg 7, 22.
3Le Gnostique de saint Clément d’Alexandrie, œuvre de Fénelon.
4Pr 10, 9.
5Jean 8, 36.
6Rm 7, 24-25.
7Ga 2, 20.
8Es 64, 6.
[419] Je m’en vais, monsieur, unie à vous en Notre-Seigneur au-delà de ce que je vous en puis dire. Celui qui l’a fait, saura vous le faire comprendre. Je vous conjure de ne point faire d’état de toutes les difficultés que le diable pourrait vous suggérer pour vous empêcher de marcher dans la voie du pur amour. Conservez votre corps et laissez à l’Amour le soin de vous consumer et détruire ; c’est Lui qui sera votre bourreau, Il vous attachera au poteau innocent et glorieux de Sa divine volonté. Ô monsieur, quelles délices dans la croix, et quelle [420] amertume dans les délices ! Quel trésor dans les ignominies ! Quel plaisir d’être rassasié d’opprobres et d’être fait d’autres Jésus-Christ en terre ! Mon cœur vous tient lié comme quelque chose dont on l’a chargé, et dont on lui demandera compte : c’est pourquoi il doit porter toutes vos peines. C’est moi qui serai une victime continuelle devant mon Dieu pour vous, et je ne désire autre chose sinon que Dieu vous donne un cœur docile : Il le fera.
Soyez persuadé que je vois votre cœur à découvert, que je vous connais mieux que vous ne vous connaissez vous-même : je vous connais par le goût du cœur, et je sais que Dieu veut faire de vous le trône de Ses délices. Ce n’est pas vous qui avez choisi Dieu, ou plutôt qui avez choisi de Le servir en enfant, mais c’est Lui qui vous a choisi et tiré du monde. Il l’a fait, parce qu’Il l’a voulu, sans aucune vue de mérite. Et s’Il vous a choisi lorsque vous y pensiez le moins, avec quelle bonté conservera-t-Il ce que vous Lui avez donné et ce qu’Il regarde comme Sien ! Oh ! Il ne perdra rien de ce qui est à Lui, Il ne perdra que le fils de perdition, qui est l’amour-propre ; c’est ce qu’Il va détruire jusque dans la racine.
Il ne s’agit pas d’avoir des certitudes, et quiconque voudrait vous en donner, vous ferait un très grand tort et s’en ferait à soi-même. Toute notre assurance doit être dans un abandon total, beaucoup d’humiliations, de défiance de nous-mêmes et de tout ce que nous sentons et ne sentons pas. Dieu posera des bornes lorsqu’il Lui plaira, par des moyens qui ne sont connus que de Lui. J’ai cru que Dieu avait permis que N. se trompât sur la maladie de M. afin de vous tirer l’un et l’autre de toute assurance : lui de tout appui en ses instincts, et vous de toutes certitudes dans votre obéissance même.
Allez donc sans savoir où, et à [422] l’aveugle, comme un enfant qu’on mène par des chemins qu’il ne connaît pas et qu’il ne cherche point à connaître. Il se laisse mener sans faire réflexion s’il se confie à sa mère ou ne s’y confie pas, il est porté de ses bras, il ne discerne pas même ce que c’est que chemin, s’il est bon ou mauvais, si on l’égare ou non ; il ne sait où ce chemin le conduira, et ne s’en informe pas même ; il n’a pas d’autre volonté que celle de sa mère, ni d’autre pas que les siens ; il ne s’imagine pas que sa mère l’aille jeter dans un précipice : il ne songe qu’à la caresser, et la laisse faire de soi ce qu’elle veut ; s’il apercevait quelque chose qui lui fît peur (car les enfants ne sont pas exempts de la peur), il s’enfoncerait et se serrerait contre le sein de sa mère, n’osant même regarder l’objet de sa peur ; il se croit en sûreté lorsqu’il ferme ses petits yeux et qu’il se serre contre sa mère. Fermons nos yeux par une foi aveugle, et que l’amour nous enfonce de plus en plus en Dieu, mais un amour nu et désintéressé.
Qui dit abandon, ne dit pas assurance. La confiance porte encore [423] avec soi une sorte de certitude, mais l’abandon suppose un oubli de soi et de tout ce qui nous concerne, car lorsqu’on a donné une chose et que, par l’abandon total de la chose donnée, on s’en est dessaisi, on ne se met plus en peine de ce que celui qui la possède en fait ; on l’oublie même entièrement.
Vous ne devez pas douter que je ne reçoive agréablement de vos nouvelles, surtout des intérieures, y prenant autant de part que je fais. Demeurez bien abandonné pour toutes choses entre les mains de Dieu et délaissé à Sa conduite. Tout ce que vous faites est bien. Tout ce qu’il y a est qu’il ne faut pas demeurer si fort en attention pour la fidélité : occupez-vous de Dieu plus que de vous-même, et ce sera en Lui que vous trouverez votre fidélité. Il ne faut pas pourtant [424] négliger la vigilance douce et suave. Il faut seulement retrancher ce qui se fait par effort de tête et avec contention d’esprit.
Il est bon que vous ressentiez les répugnances à vos devoirs, supposé la fidélité à ne pas rester lâche dans la répugnance : cela opère plus de défiance de soi, plus d’abandon à Dieu, et cela fait que, se délaissant davantage à Lui, l’on réussit mieux, non dans son propre talent, mais dans la force et vertu divines.
Vos peines et angoisses reviendront souvent, et feront, durant un fort longtemps, la vicissitude de votre vie. Elles augmenteront même dans la suite, mais il se faut laisser également dans tous les états, vous y soutenant par l’abandon et la confiance. Ne regardez pas tant si vous êtes fidèle ou non : cela ne sert qu’à faire vivre la nature qui se nourrit de sa fidélité. Soyez persuadé que vous ferez toujours bien ce qui est de votre état si vous demeurez abandonné à Dieu.
[425] J’ai toujours beaucoup de joie, mon cher F[rère] lorsque j’apprends des nouvelles de votre âme, car je vous assure qu’elle est bien chère à la mienne. J’espère que Notre-Seigneur vous comblera de plus en plus de Ses miséricordes, vous faisant la plus grande de toutes, qui est de vous unir très intimement à Lui par la pure charité. A mesure que l’amour amortit notre volonté et la fait écouler peu à peu en Dieu, tout désir s’y écoule aussi, tout choix, tout penchant, toute inclination, c’est pourquoi je ne m’étonne pas que vous ne puissiez rien désirer. Vous éprouverez de plus en plus que vous ne trouverez de volonté pour quoi que ce soit, en sorte qu’il semblera que votre volonté soit disparue, aussi bien que tout ce qui lui appartient. Saint Paul avait bien raison de dire [426] que l’homme charnel ne comprend pas ce qui est de l’esprit, c’est pourquoi il le condamne1. C’est ici une science d’expérience et d’amour, scientia sapida ; il est certain aussi qu’il faut en faire l’expérience pour la connaître. Comment les hommes qui sont enveloppés dans les sens, enflés d’orgueil, pleins d’opinions et de raisonnement, pourraient-ils la comprendre ? La corruption est générale ; aussi puis-je vous assurer que Dieu a encore le bras levé, et que Sa colère n’est point encore apaisée.
Le vingt-cinquième de notre décembre, nouveau style, sera la grande fête de la Nativité de notre divin petit Maître ; je ne vous oublierai pas cette sainte nuit. Si vous recevez ma lettre avant ce temps, je vous prie de vous unir tous avec moi et avec les autres enfants de ce divin petit Maître dispersés par toute la terre, afin qu’Il nous réunisse tous dans Son sein, et qu’Il nous rende de vrais petits enfants comme Lui.
1I Co 2, 14.
Nous avons attendu longtemps de vos nouvelles, mon cher f[rère], et le bon ** avait souvent des terreurs paniques, mais je lui ai dit que vous ne pouviez pas être mort, puisque vous ne partiriez point pour ce grand voyage sans me voir en passant. Le divin petit Maître m'unit de plus en plus à vous, et j'ai une véritable joie d'apprendre de vos nouvelles et de voir que Son amour s'étend et se dilate dans votre cœur comme une huile répandue. J'espère que Dieu accomplira en vous l'œuvre qu'Il a commencée. Je ne souhaite pas moins de bien à madame votre épouse. Tous les autres biens ne sont que des ombres [235] de biens en comparaison d'être à Dieu sans réserve.
L'homme qui désire devenir heureux n'a qu'à prendre le chemin de l'amour et de la foi pour le devenir. Ce qui fait les malheurs et les disgrâces de la vie sont ses avantages. Oh ! que celui qui aime Dieu parfaitement trouve de goût et de consolation dans ce que les autres regardent comme de grandes amertumes ! La vie serait fade sans la croix : c'est son assaisonnement.
Je vous envoie une grande lettre pour monsieur le D. **. Je suis tout à fait contente de la sienne. Je prie Dieu que Son amour fructifie dans tous les cœurs, qu'Il bénisse tous ceux qui contribuent à Le faire connaître. Soyons toujours unis, mon très cher f[rère], dans le cœur du divin petit Maître. Oh ! la bonne place ! Je crois que vous trouverez les vers sur les pia desideria à votre goût.
Il est bien juste que le cher ** ait de quoi mourir à soi-même. Si nous n'avions rien qui nous fît peine, la nature et l'amour-propre deviendraient comme des géants. Dieu se sert de toutes les petites croix de providence pour les réprimer. Une personne sans croix et sans contradiction me ferait grande peur. Tauler dit que s'il n'y avait personne sur terre pour faire souffrir les serviteurs de Dieu, Il y emploierait Ses anges. Puisque Dieu ne nous a créés que pour être conformes à l'image de Son Fils et qu'Il a livré ce même Fils à la mort pour l'amour de nous, il faut que nous mourions tous les jours pour Le faire vivre en nous. Je salue cordialement monsieur votre frère : Dieu vous a trop unis pour que je vous sépare dans les souhaits et dans les prières.
Je me réjouis et de votre meilleure santé et des miséricordes que Dieu vous fait. Toutes les croix, de quelque nature qu'elles soient, sont toujours très avantageuses. Dieu vous a exercé par la maladie du petit ami, ensuite par votre propre indisposition. Dieu proportionne nos croix à la force qu'Il nous donne. Lorsque nous n'en avons que de légères, c'est parce que nous sommes faibles : il faut qu'elles fructifient en nous.
Dites à notre bon f[rère] que je suis ravie qu'il soit de la famille de notre divin petit Maître. C'est Lui qui lui communiquera la petitesse et la parfaite abnégation. Je suis bien aise qu'il soit plus content de se taire que de parler. Je vous assure qu'il me sera dorénavant bien cher, car je n'aime rien en ce monde que ceux qui veulent être petits enfants : ils ont fait les délices de Jésus-Christ lorsqu'Il était [252] sur terre ; Il les embrassait, les serrait contre sa poitrine. On voulait dès lors, comme on fait à présent, empêcher ces petits enfants d'aller à lui1 : Il s'en fâchait, assurant que le Royaume du ciel était pour eux et leurs semblables ; et, bien plus, Il assure qu'on ne peut entrer en ce Royaume qu'en devenant comme de petits enfants. Et David dit que c'est des petits enfants que Dieu tire une louange parfaite, de ceux qui sont à la mamelle2, car ces enfants ne pensent point à eux-mêmes, vivant dans un entier abandon. Qui croirait que de petits cris enfantins puissent être une louange parfaite ? Le prophète nous apprend par là que plus nous sommes petits, simples et abandonnés, plus Dieu se loue Lui-même en nous, et c'est là la louange parfaite. Soyons donc bien petits, mes enfants, et nous serons selon le cœur de Dieu. Les petits me dilatent le cœur, les grands me le resserrent.
1Mt 19, 13 et 18, 3.
2Ps 8, 3.
Votre lettre m'a fait un véritable plaisir en voyant les dispositions de votre cœur dans l'état de croix où Dieu vous a réduit. La croix est la plus grande marque de l'amour que Dieu nous porte. Mais il est impossible d'avoir le goût de la croix sans avoir celui de Dieu, ainsi que Jésus-Christ le dit à saint Pierre1. J'ai pris part à tout ce qui vous est arrivé, je m'y suis intéressée fortement, mais que puis-je demander à Dieu que la continuation des dispositions où Il vous met ? Il faut porter la croix en mort, sans que la nature y trouve son compte.
Les personnes qui ne comprennent pas assez les voies de Dieu, [254] regardent comme imprudences certaines démarches qui leur paraissent peu conformes à leurs idées, mais Dieu se sert de ces mêmes choses pour nous faire arriver à Ses fins. Nos imprudences servent merveilleusement en Ses mains ; c'est pourquoi Il a choisi les choses faibles pour confondre les fortes2. C'est encore une miséricorde de Dieu que les gens qui se sont trouvés avec vous ne soient pas tous serviteurs de Dieu puisque, comme vous dites fort bien, cela vous ôte tous les appuis que vous pourriez avoir de ce côté-là. Jésus-Christ a été mis au rang des malfaiteurs, il faut que ceux qui veulent être à lui passent où il a passé : Il est mort entre deux voleurs.
Quoique Dieu m'unisse fort à vous, je ne saurais vous plaindre : au contraire, je vous trouve digne d'envie que vous ayez été choisi du Père pour être conforme à l'image de Son Fils. Il ne faut pas juger si les choses sont de Dieu par le bon ou mauvais succès, puisque nous savons que David disait que ses pieds avaient [255] presque été ébranlés en voyant la prospérité des méchants3 : tout leur réussit à souhait. Nous voyons saint Louis, qui avait entrepris pour la gloire de Dieu une guerre où il eut du pire et mourut lui-même. Mais, mon cher frère, j'aime mieux que mon cœur vous entretienne que mes paroles. Nulle créature humaine ne peut interrompre ce commerce, car, qui pourrait nous séparer de la charité de Dieu qui est en Jésus-Christ ? Sera-ce les puissances...4 ? etc. Croyez-moi très unie à vous en ce divin Sauveur. Celui qui est uni à Lui et à qui on est uni en Lui, n'a pas besoin de paroles. Notre parole doit être le silence, puisque toutes les opérations du Verbe se font dans le silence.
1Mt 16, 23 et suivants.
2I Co 1, 27.
3Ps 72, 2-3.
4Ro 8, 35.
Je ne suis nullement surprise de ce que vous éprouvez, Dieu m'ayant fait connaître, il y a plusieurs jours, le déchaînement de l'ennemi ; je le dis aussitôt à nos chers amis parce qu'il me fut donné à connaître que le démon allait de tous côtés pour empêcher le bien. Il voulait bien étendre son empire jusques ici, mais je ne le crains pas, par la grâce de Dieu, parce que, malgré notre faiblesse, nous pouvons tout en Celui qui nous fortifie, et qu'il craint le commandement du divin Maître, quoique par la bouche de son indigne fille. Pour vous, mon cher f[rère], armez-vous de la foi et de la confiance en Dieu : il peut vous abattre, mais non vous terrasser tout à fait, et souvenez-vous de ce passage de saint Paul : Nos insipientes, vos autem sapientes, in Jesu Christo1. Je vous assure que je vous porte dans mon cœur. La plus grande marque que Dieu puisse vous donner de Son amour est de vous faire part de Ses [257] souffrances. C'est là la récompense qu'Il donne à Ses amis. Je sais ce que c'est qu'une contradiction continuelle. Dieu enverrait plutôt un ange pour nous faire souffrir que de permettre qu'une âme qu'Il s'est choisi ne fût pas conforme en cela à Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Ne vous étonnez pas de souffrir présentement avec faiblesse ; cette sorte de souffrance est la meilleure, parce qu'elle nous ôte tout appui en notre force propre pour nous plonger dans la force de Dieu par un abandon total, un éloignement de nous-mêmes et de tout ce qui est créé. Dieu veut achever, mon cher f[rère], de vous purifier. Les sociétés spirituelles seraient trop douces et trop satisfaisantes si l'ennemi n'y semait pas la zizanie. Prenez donc courage en Jésus-Christ, et sans sentir de courage, donnez-vous à Lui afin qu'Il souffre en vous et pour vous.
Les hommes fixés en eux-mêmes ont bien de la peine à comprendre et à supporter la pure simplicité des enfants du Seigneur, et le démon se servant de leurs idées [258] vertueuses, les emploie à persécuter ceux qui sont véritablement à Lui. L'ennemi attaque votre santé parce qu'il est enragé contre la charité que le Seigneur vous donne, mais j'espère que votre patience persévérante triomphera de toute sa malice. Je prie Dieu de tout mon cœur de vous assister, fortifier et soutenir afin que vous acheviez l'ouvrage qu'Il vous a fait entreprendre, tant celui de votre propre perfection que ce qui regarde le bien du prochain. Notre-Seigneur me lie très intimement à vous, et s'Il me permettait de prendre sur moi toutes vos peines ce serait de bon cœur.
Le saint Enfant Jésus ne vous a point quitté, mon cher f[rère]. Il se cache non derrière le treillis, comme disait l'Epoux du Cantique, Il se cache derrière la croix : c'est Lui-même qui vous la présente et qui veut qu'après que vous l'avez porté enfant, vous le portiez souffrant. C'est la conduite qu'Il tient ordinairement sur Ses élus. Il cache Sa douceur et Son amabilité afin que la croix soit toute nue et qu'elle ait toute la dureté qu'elle a eue pour notre cher Maître. Ne fut-ce pas sur [259] la croix qu'Il fut abandonné de Son Père ? L'aimait-Il moins en cet état que lorsque les anges chantaient le Gloria à Sa naissance ? Non, sans doute. Il ne dit point sur la croix : « C'est ici mon Fils bien-aimé », comme Il le dit en plusieurs autres occasions, mais Il le laisse à toutes les rigueurs de Sa justice, sans aucune consolation. C'est de cette sorte que nous devons porter la croix pour être conformes à Jésus-Christ. Ne se laissa-t-il pas affaiblir au Jardin des Olives pour être notre consolation lorsque nous sommes affaiblis dans la croix ?
Plus la croix est sans consolation, plus elle termine notre propre vie, car peu après que Jésus-Christ eut dit : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné !, Il dit : Consummatum est. Ainsi il y a à espérer que plus vos croix seront pures, nues, sans mélange de consolation, plus elles approcheront de leur fin. Le démon, en tentant Job, lui procura de grands avantages, quoiqu'il n'eût d'autre dessein que de lui nuire. C'est en ce [260] sens que tout coopère au bien de ceux qui aiment Dieu2 puisque Dieu se sert même de la malice du démon pour les purifier. Je prie le Dieu de paix de vous la donner au milieu de toutes vos traverses, et cette paix sera solide dans la vocation de Dieu.
1I Co 4, 10.
2Ro 8, 28.
Je vous assure, ma chère demoiselle, que vous êtes beaucoup mieux que vous ne pensez. Dieu veut à présent vous éprouver et vous purifier, et, après vous avoir instruite par une multitude de grâces, Il veut maintenant vous instruire par la tentation, selon ce qui est écrit : Celui qui n'est point tenté, que sait-il1 ? Si Dieu n'en usait pas de la sorte, nous nous croirions quelque chose, n'étant rien. Dieu nous cache [276] d'abord ce que nous sommes, afin que nous ne craignions point d'approcher de Lui. Mais, comme toutes les grâces Lui appartiennent, Il cache les mêmes grâces afin de nous faire sentir toute la corruption qui est en nous, et que, ne nous appuyant pas sur nous-mêmes, nous nous abandonnions entièrement à Lui. Plus vous vous croyez mauvaise, plus vous avez besoin de secours, plus faut-il aussi vous abandonner à Lui sans réserve. Surtout ne vous découragez point. L'âme véritablement humble n'est point étonnée de se voir misérable, elle sait que c'est son propre, elle se contente de ce que Dieu est. C'est dans cet état que le pur amour s'enracine le plus fortement dans l'âme, parce que, ne pouvant pas faire pour Dieu ce que l'on désire, on se trouve heureux de ce qu'Il n'a besoin de rien.
Dieu vous a conduit comme les autres qui lui sont les plus chers ; ne croyez pas qu'Il vous abandonne à présent. Vous tendiez à la perfection et vous ne tendiez qu'à devenir parfaite, mais Dieu vous apprend une autre route, qui est de chercher la perfection [277] en Lui, et non en vous-même. C'est en Lui seul que vous trouverez cette perfection si charmante. Quand tout ce que vous dites de vous serait véritable, il faudrait recommencer à vous donner à Dieu avec un nouveau courage. Mais je vois bien que Dieu vous tourne contre vous-même, comme Il fait de toutes les personnes qu'Il veut à Lui d'une manière singulière, afin de vous porter à vous haïr vous-même et à L'aimer d'autant plus que vous vous haïrez davantage. Si vous voyiez en vous une perfection poursuivie, vous vous estimeriez vous-même, vous vous approprieriez les dons de Dieu et l'amour de la propre excellence s'emparerait de votre cœur. Cet amour de la propre excellence est tout à fait odieux à Dieu, car c'est le péché de l'ange. Pour le détruire en nous, Dieu se sert de l'expérience de nos misères, qui lui sont bien moins désagréables qu'un orgueil caché.
Au nom de Dieu, ne vous laissez point aller à la crainte, mais soyez persuadée que vous êtes mieux que vous n'étiez lorsque vous étiez revêtue des dons de Dieu. Les dons de Dieu [278] ne sont que comme un vêtement magnifique qui cache, à nos yeux et à ceux des autres, notre pourriture ; mais lorsqu'il plaît à Dieu d'ôter le vêtement, nous sommes bien étonnés de voir ce que nous sommes. Il faut laisser reprendre à Dieu ce qui est sien et nous contenter de notre pauvreté. Si nous aimons Dieu plus que nous, nous serons contents de ce qu'Il est Dieu et, demeurant humiliés, nous nous enfoncerons dans notre néant comme le ver dans la terre. Vous n'avez jamais eu plus de sujet d'espérer, non en vous, mais en Dieu. Qu'espérerez-vous ? Que Dieu se glorifiera en vous dans le temps et l'éternité malgré vos misères.
Puisque vous voulez que je vous dise ce que je pense, je crois que vous n'avez jamais été plus agréable à Dieu que vous Lui êtes présentement parce que Dieu regarde avec plaisir les choses basses2. Puisque vous ne quittez point l'oraison et que vous êtes résolue de ne jamais la quitter, il n'y a rien à craindre pour vous. Laissez Dieu se satisfaire en vous, et vous traiter comme il Lui plaît : Il sait mieux que vous ce qu'il vous faut et c'est ce qui Le glorifie davantage. Il n'est que trop juste que nous Le servions à nos dépens. Celui qu'Il ne récompense point en apparence, est celui à qui Il réserve une plus grande récompense.
1Si 34, 9.
2Ps 137, 6.
Si j'avais à me plaindre de quelque chose dans votre lettre, monsieur, c'est qu'elle est trop cérémonieuse : les enfants d'un même Père ne doivent point en user ainsi. Je vous dirai qu'il n'est point question présentement de raisonner sur quoi que ce soit, mais de vous laisser conduire à l'unité par le recueillement. C'est cette unité et ce recueillement [280] poursuivi qui rendra votre âme la demeure du Saint-Esprit ; c'est cet Esprit de vérité qui vous enseignera toute vérité. Il n’est pas dit : « Voyez et vous goûterez », mais : Goûtez et vous verrez1. C'est la lumière qui procède de l'expérience de Dieu en soi qui est la véritable lumière. Toute lumière de la raison est fautive. Laissez-vous conduire par l'Immuable à l'immutabilité. La raison et la réflexion rendent tout douteux. Lorsque nous croyons une vérité bien établie dans notre esprit, un autre raisonnement la détruit.
C'est donc le recueillement intérieur et l'oraison qui seront votre véritable lumière, non en remplissant votre esprit de choses distinctes, mais en nourrissant votre cœur, en lui imprimant de manière cachée ce qui est vérité. C'est une science savoureuse, scientia sapida, mais c'est aussi une science secrète, c'est la manne cachée2 promise dans l'Ecriture. Que tout raisonnement cesse donc à présent pour donner lieu à l'Esprit Saint de faire en vous Son œuvre. Cédez-Lui tous [281] les droits que vous avez sur vous-même : c'est par là que vous vous corrigerez insensiblement de tous vos défauts.
Mais l'œuvre de Dieu ne se fait pas en un jour : il faut avoir une grande patience avec soi-même. Quand il ne s'agit que de blanchir le dehors, l'ouvrage est bientôt fait, et c'est jusqu'où va l'ouvrage de la créature, mais lorsque Dieu travaille, Il travaille par le fond, poussant au-dehors toutes les impuretés foncières qui, souvent, en paraissent davantage ; mais lorsque l'admirable ouvrage du fond est accompli, il donne un coup de savon au- dehors, c'est alors que la robe est véritablement blanchie dans le sang de l'Agneau.
Ne cherchez point de certitude, car Dieu n'en donne point aux âmes qu'Il conduit : Il les mène par les sacrées ténèbres de la foi pour exercer leur abandon et purifier leur amour. On ne s'abandonne pas lorsque celui qui conduit marque à chaque pas la démarche qu'on a à faire ; mais lorsque l'on se confie à un guide, on le suit aveuglément dans des pays inconnus. C'est par cet abandon aveugle que nous donnons à Dieu des marques de notre amour. Vous éprouverez dans cet état ce qui est dit de la Sagesse : Tous biens me sont venus avec elle3.
Ne vous découragez jamais pour vos défauts, mais retournez à votre Père. Dites-Lui : « Voilà de quoi je suis capable, et je tomberai à chaque pas si Vous ne me soutenez ». Saint Philippe de Néri disait : « Seigneur, si vous ne me gardez, je vous trahirai ». Il faut plus de courage pour se laisser dans la main de Dieu que pour être général d'armée. N'en manquez donc pas, et soyez persuadé que personne ne s'intéresse plus que moi à votre perfection. Je ne vous oublierai point devant Dieu. Retranchons, s'il vous plaît, tout compliment.
1Ps 33, 9.
2Ap 2, 17.
3Sg 7, 11.
Il est bon d'être humble, mais il ne faut pas que vous preniez pour vous ce qui n'est pas écrit à vous, car cela ne servirait qu'à vous entortiller en vous-même et à vous décourager. La plus grande humilité est de ne se point rebuter de l'oraison, quoiqu'elle soit fort sèche et qu'on croie n'y rien faire. N'est-ce pas beaucoup faire que de marquer à Dieu sa fidélité et son amour par une persévérance constante ? Hélas ! Combien Dieu frappe-t-Il à la porte de notre cœur sans que nous la Lui ouvrions ? Et pourquoi nous lasserions-nous de L'attendre puisqu'Il ne se lasse pas de nous attendre ? Le Roi- Prophète dit : J'ai attendu le Seigneur avec une grande patience, Il s'est enfin abaissé à moi1.
Il y a deux manières dont Dieu conduit les âmes. Il donne aux unes d'abord des douceurs et des consolations pour les retirer des goûts du siècle, et, comme elles sont appâtées par les plaisirs, Il leur donne des plaisirs solides pour les déprendre des autres. [284] Mais il y a d'autres âmes que Dieu n'aime pas moins, bien qu'au contraire Il les attire en se cachant. Celles-ci, malgré les épines qui les environnent, sont à Lui au-dessus de tout : Dieu les accoutume par là à un amour souverain, éloigné de toute recherche d'elles-mêmes. Elles reçoivent avec humilité les faveurs que Dieu leur donne, elles n'en désirent point, elles sont contentes de Le servir à leurs dépens, et leur persévérance est bien plus sûre. Souvent lorsque Dieu retire les consolations des premières, elles sont tentées d'en chercher ailleurs. Mais celles-ci sont rendues fortes par leur fidélité. Endurcies qu'elles sont sous le joug du Seigneur, elles Le trouvent dans la suite très suave et son fardeau fort léger.
Prenez donc courage, et vous tenez très heureux que Dieu vous conduise comme Il le fait. Vous n'êtes pas assez abandonné à Dieu et vous craignez trop pour vous-même. Il faut laisser ce vous-même entre les mains d'un Dieu qui a plus de désir de vous sauver que vous n'avez vous-même de désir de l'être. Ma mauvaise santé [285] m'empêche de vous écrire une plus longue lettre. Croyez que je m'intéresse tout à fait pour votre âme et que je désire que vous soyez à Dieu sans réserve.
1Ps 39, 1.
J'ai toujours de la joie d'apprendre de vos nouvelles, voyant que vous voulez être à Dieu sans réserve et que vous persévérez dans Son amour. J'espère que la personne à qui je réponds sera bien [sic], pourvu qu'il soit fidèle et qu'il s'abandonne davantage à Dieu sur ce qui le regarde. Qu'il persévère à l'oraison, quoique sèchement : il faut longtemps attendre Dieu. Il faut même être persuadé qu'Il se trouve autant dans la sécheresse que dans la consolation, s'accoutumer de bonne heure d'aller à Dieu par une foi simple, qui croit et cherche Dieu dans la totalité de ce qu'Il est, sans s'amuser aux accidents qui sont les goûts. Ceux qui le cherchent de cette sorte [286] L'aimeront sans doute très purement, puisque le pur amour suit la foi simple. Croyez-moi entièrement à vous dans le Seigneur.
Lorsque les sécheresses sont longues et fortes, il faut faire agir le cœur, ainsi que le père Surin1 s'exprime :
Quand je me tais, il faut parler,
Quand je parle, l'on doit se taire.
Il m'arrive bien quelquefois et même souvent de parler au divin petit Maître. Il est certain que lorsque Dieu opère en nous, il ne faut point troubler Son opération par quoi que ce soit, mais il faut faire agir l'amour quelquefois et se servir de cette méthode : pour se vouloir trop avancer, on se recule. Je suis très satisfaite de votre docilité, et Dieu la bénira sans doute. Notre cœur est fait pour tendre à Dieu. Jésus-Christ, tout Dieu qu'Il [287] était, a fait de ces actes au jardin et sur la croix ; ainsi, ma très chère, allumez de temps en temps le feu qui s'éteint, et le laissez brûler lorsqu'il s'allume : ce grand dessèchement vous desséchait au-dehors, entretenait votre mélancolie et une certaine raideur de volonté dont on ne s'aperçoit pas toujours. Croyez que je vous aime avec une grande tendresse. Souvenez-vous que la résignation, l'abandon et l'amour s'exercent dans tous les temps.
1 Surin (1600-1665), auteur des Cantiques spirituels sur l’amour divin, 1660.
Accoutumez-vous de bonne heure à être sevré et à manger le pain sec, suivant ce passage : Souffrez les suspensions et les retardements des consolations afin que votre vie croisse et se renouvelle1. Il faut chercher Dieu pour Dieu, et non pour nous, et, lorsque nous Le chercherons de la [288] sorte, nous serons contents de tout ce qu'Il fera. Si le printemps durait toujours, les arbres ne prendraient point de racines. C'est l'hiver qui les approfondit et les étend dans la terre : tout l'arbre ne serait que superficiel sans l'hiver. C'est cet hiver de notre âme qui nous approfondit dans l'humilité, et qui nous donne une connaissance expérimentale de ce que nous sommes. Celui qui éprouve cet heureux, quoique rigoureux hiver, n'a garde de s'estimer quelque chose : il n'estime que Dieu. C'est pourquoi l'Apôtre dit : Celui qui s'estime quelque chose, n'étant rien, il se séduit lui-même 2.
Ne laissez jamais entrer le trouble dans votre cœur, quelque imperfection que vous voyiez en vous, mais humiliez-vous profondément d'une humilité paisible : le trouble ne vient que de l'orgueil. Le vrai humble ne s'étonne point de ses faiblesses, mais il fait comme un enfant qui, étant tombé ans la boue, porte ses petites mains à sa mère afin qu'elle les essuie : sa mère le console après sa chute ; Dieu en use de même avec nous.
Prenez courage et ne diminuez pas le temps de l'oraison pour la sécheresse. Il faut souvent faire une oraison de patience. Donnez-vous bien de garde de quitter l'oraison pour les distractions : souffrez-les et demandez à Dieu qu'Il fasse Lui-même l'oraison en vous et pour vous. Si vous quittiez l'oraison parce que vous n'y pourriez rien faire, vous seriez comme la sentinelle qui quitte son poste parce qu'on ne l'emploie pas au combat. Il faut une grande fidélité à l'oraison malgré la peine qu'on y souffre ; ce n'est que par ces alternatives que l'intérieur s'affermit. Croyez-moi bien à vous dans le Seigneur.
1Si 2, 3.
2Ga 6, 3.
Je ne crois pas que vous deviez vous inquiéter pour votre chère épouse, s'il n'y a que l'état qu'elle a éprouvé quelque temps avant sa mort où elle n'avait plus ce goût de Dieu qu'elle avait dans les commencements : c’est un état où Dieu voulait la conduire par la foi, qui est beaucoup meilleur que celui des sentiments. Une marque qu'elle n'avait point perdu Dieu, comme elle se le persuadait, c'est la peine et la douleur qu'elle sentait de cette absence, et n'est-ce pas une présence de Dieu continuelle que la continuelle peine de ne L'avoir plus présent ? Il est certain qu'on aime celui qu'on cherche de tout son cœur et dont on pleure l'absence. Cette présence sensible, pour devenir plus pure, se concentre au-dedans, car tout ce qu'on sent, aperçoit, connaît, discerne, n'est point Dieu ; c'est un petit écoulement de Sa grâce que même les pécheurs éprouvent quelquefois. Mais cette constante recherche, quoique froide et languissante en apparence, est beaucoup plus certaine que le sentiment.
Ce qu’elle a cru un déchet était un avancement. Dieu purifie en nous ce sentiment que nous croyons si bon, et Il le purifie par la sécheresse afin que nous nous attachions à l’invisible au-dessus de tout. Dieu serait bien peu de chose si on ne Le possédait que par le sentiment. Mais Il est si grand, si vaste, si immense, si pur et si simple que le sentiment ne l’atteint que de bien loin. Il donne ce sentiment d’abord pour détacher les âmes de tous les plaisirs extérieurs, mais quand Il les a menées au point qu’Il veut, Il ôte ce sentiment pour faire courir par la foi à l’immuable, qui est si pur qu’il faut nécessairement que, pour s’unir une âme, Il ôte tous ses sentiments, qui sont grossiers et impurs spirituellement, pour aller par une voie d’autant plus pure qu’Il est plus simple et inconnu à l’âme. C’est la faute que font presque toutes les personnes qui ont un peu goûté Dieu, que de vouloir retourner au sensible, ainsi que les Israélites qui, ne pouvant se satisfaire de la manne, désiraient encore les oignons d’Egypte.
La plus grande marque qu'elle était à Dieu est son détachement universel. [292] La plupart des hommes font un monstrueux mélange des plaisirs du siècle, qu'ils appellent innocents, avec certains sentiments de Dieu, ce qui rend leur maladie incurable, parce qu'ils s'en croient bons à cause qu'ils ne commettent pas de crimes, mais leur vie n'est qu'une inutilité infructueuse dont ils rendront un jour un terrible compte. Ils pourraient dire ce qui est dans Job : J'ai passé des mois vains1. Il n'en est pas ainsi de madame votre épouse, qui n'avait de peine et de désir que pour Dieu.
Soyez donc en repos sur elle, quoiqu'il faille qu'elle satisfasse à la justice de Dieu ; elle ne voudrait pas n'y point satisfaire quand même il lui faudrait souffrir des tourments plus considérables, parce que l'âme détachée du corps connaît si parfaitement ce que Dieu mérite qu'elle se précipiterait plutôt en enfer que de ne point satisfaire à la divine justice. Ce qui pourtant n'empêche pas que nous ne devions prier pour elle. Vous le pouvez faire en deux manières : soit en acquiesçant à la justice de Dieu sur elle, voulant bien la partager avec elle, soit en disant quelques prières particulières pour son soulagement dans la volonté de Dieu.
1Jb 7, 3.
Il est certain, mon très cher f[rère], que, quoique nous ne devions faire cas pour nous-mêmes que de la foi nue et de l'amour pur, Dieu n'a pas laissé de donner de temps en temps des lumières sur l'avenir à des personnes fort simples. Ce sont des grâces gratuites que Dieu leur communique pour les autres, afin qu'étant prévenus des malheurs dont nous sommes menacés, [299] nous tâchions de les éviter par une véritable conversion, et que nous ne puissions pas nous plaindre que Dieu nous ait manqué de Son côté. Nous avons des exemples de cela dans ce jeune homme1 qui ne cessa pendant plusieurs années de publier les malheurs qui devaient arriver à Jérusalem, sans qu'on y voulût faire aucune attention. Il y a longtemps que les malheurs de la chrétienté ont été prévus, mais sans toutes ces prévoyances, les désordres affreux que nous voyons parmi tous les Chrétiens ne sont que des arguments trop forts que la colère de Dieu va se répandre sur nous. J'ai admiré cent fois Sa longue patience et je disais : Dieu est patient parce qu'Il est éternel, et nous, impatients parce que notre vie n'est que d'un moment. Cependant Son bras est levé, et Il ne le rabaissera point qu'Il n'ait frappé Israël et qu'Il ne l'ait réduit comme la poussière.
Pour répondre à votre première lettre, je vous dirai que nous prenons des médecines pour nos maladies [300] corporelles sans y mettre notre confiance, parce que c'est une voie toute simple et naturelle et qu'il y aurait une sorte d'orgueil à les rejeter toutes, comme il y aurait de la mollesse et de l'amour-propre à vouloir trop s'en servir. Une simple indifférence fait éviter également l'affectation de n'en point prendre et l'empressement d'en avoir. Si c'est un remède purement naturel qu'on vous propose et qui puisse tempérer les chaleurs immodérées qui sont des vraies maladies, je crois qu'on peut s'en servir sans scrupule avec l'indifférence entière du succès et ne cessant point un moment de s'abandonner à Dieu sans réserve.
L'âme sacrifiée doit consommer son sacrifice quoiqu'il lui en puisse coûter, sans vouloir changer son sort. La victime volontaire ne remue point sous le couteau. Il fut dit à saint Paul qu'il était dur de regimber contre l'éperon2 ; cette parole fut efficace pour toute sa vie puisqu'il en a fait une longue et dure expérience. Je ne vous dirai rien sur l'article de Job : c'est à nous à demeurer sacrifiés sans nous informer [301] de la nature de notre sacrifice ni de l'état où nous sommes. Allons sans voir, mon cher f[rère], contentons nous d’aimer et d’adorer la main qui nous frappe sans prendre d’intérêt pour nous-mêmes. L’amour-propre est ce serpent qui se glisse partout et qui a commencé de le faire aussi tôt que le monde, puisqu’il dit : «Vous serez comme des dieux si vous mangez du fruit défendu. » Il se sert du motif de l’amour-propre le plus raffiné pour procurer la désobéissance. Il se sert encore à présent des prétextes les plus spécieux pour mieux retirer de l'abandon. Il ne tomba du ciel que par une complaisance en lui-même et un amour outré de sa propre excellence, qui le porta à se vouloir égaler à son Créateur et à son Dieu. Oh ! que nous avons besoin de notre misère et de notre boue ! Plutôt pécheur que superbe ! Nous sommes tous des aveugles-nés, et c’est l’orgueil qui fait notre aveuglement, et nous l’avons tiré d’Adam ; c’est pourquoi Jésus-Christ, qui s’était servi du simple toucher pour guérir les autres aveugles, se sert de la boue pour guérir celui-là. Que nous devons être petits et anéantis ! Le vrai humble ne se décourage point, il ne laisse pas de servir son frère dans l’occasion. L’amour-propre est pusillanime malgré son enflure : sa misère le dépite et le décourage. Il faut avoir de la fermeté jusqu’au bout. Je n'ai pas besoin de patience avec vous ; au contraire, vos lettres me font un véritable plaisir, parce que vous m'êtes très cher en Notre-Seigneur.
Vous avez fort bien compris ce que l'on veut dire en parlant du désespoir : c'est de soi-même qu'on désespère, et de tout effort humain. Cela a été expliqué en tant d'endroits qu'il doit être supposé dans ceux où on ne l'explique pas, car qui voudrait tout expliquer en chaque verset ferait des volumes immenses et des répétitions infinies. On ne se confie que parce qu'on espère, et c'est le premier pas. Mais la perfection de la confiance est de s'abandonner sans réserve à celui à qui on s'est confié ; cet abandon est tel qu'on ne s'informe [303] pas même du chemin par lequel il conduit. Quoique l'âme désespère absolument d'elle-même, il ne lui arrive jamais de se défier de Dieu. Et comment s'en défierait-elle puisqu'elle ne veut que Lui pour Lui sans envisager son propre intérêt ? Lorsque l’abandon n’est pas encore parfait, si [l’âme] fait quelque retour sur elle-même, qu’elle voit si ceux qui se sont confiés à Dieu ont jamais été trompés. La confiance et l’abandon sont les plus fortes preuves de l’amour ; or celui qui aime assez Dieu pour s’abandonner totalement à Lui est assurément aimé de Lui, car la charité est toujours réciproque, et la nôtre est un effet de celle qu’Il a pour nous. Ce qui fait nos méprises sur tout cela, c’est que nous divisons des choses indivisibles, et l’abandon de la charité, mais rentrant dans le principe du pur amour, nous n’aurons plus aucune difficulté sur tout le reste. Qui ne voit que c’est l’amour-propre qui s’afflige d’être misérable? C’est nous-mêmes que nous plaignons car Dieu ne perd rien de Ses droits. Mais qu’il est difficile, quand les peines durent [304] longtemps, de ne pas retomber sur soi-même, de ne pas craindre pour soi ! J'estime qu'une personne à qui cela ne serait jamais arrivé serait aussi rare qu'un phénix, et je crois que Dieu permet cela pour nous faire souffrir davantage afin que nous soyons humiliés de notre humiliation. Le seul remède est de rentrer dans l'abandon sitôt que nous en sommes sortis, dans l'amour désintéressé et dans le désir unique de la gloire de Dieu.
Il est vrai qu’il y a un état où l’âme ne voit plus rien que sa perte : elle est même hors d’état de réfléchir sur la gloire que Dieu en pourrait tirer ; elle se croit abandonnée de Dieu à cause de ses péchés : de quelque côté qu’elle se tourne, elle ne trouve rien qui la rassure ni qui la soutienne. Cet état est fort pénible et est comme vous dites une espèce d’enfer. Cependant il y a une charité intime et profonde qui porte l’âme à s’abandonner totalement à Dieu, quoique son abandon soit très sec et environné de crainte, et c’est là le sacrifice le plus parfait de la charité. On dit que le scorpion lorsqu’il est entouré de feu, cherche partout une issue pour s’échapper et que n’en trouvant point, il se pique lui-même de sa queue et se donne la mort. Il en est ainsi de notre amour-propre : il meurt réellement par cet état, et son désespoir le porte à s’abandonner sans réserve à tout ce que Dieu pourrait vouloir ou permettre lui arriver.
Dieu n’a sur nous que des desseins de miséricorde, et c’est par la plus grande des miséricordes qu’Il exerce sur nous en cette vie la plus sévère justice. En détruisant en nous ses ennemis, Il détruit du même coup les nôtres, car nous n’avons point de plus grand ennemi que nous-mêmes, notre amour-propre et l’amour de notre propre excellence en toutes sortes de manières, quoique cela ne nous paraisse pas toujours tel. Heureux celui qui est si pauvre et si rien qu’il est autant méprisé des autres qu’il se méprise soi-même ! Je salue M. V. F. [monsieur votre frère]. Je prie Dieu qu'Il lui donne la force de pouvoir se débarrasser de toutes choses, afin de mettre [306] un intervalle assez long entre sa vie et sa mort, car ce n'est pas trop que bien des années de solitude après avoir eu tant d'embarras. Je ne vous oublie pas ni l'un ni l'autre devant le Seigneur.
1Joseph, Guerre des Juifs, Livre VI ch. 31. (Dutoit).
2Ac, 9, 5.
Que dirai-je à mon cher **, sinon que sa lettre m'a plu beaucoup, puisque j'y trouve l'indifférence que je lui souhaitais depuis si longtemps. S'il peut servir à *** pour le porter à Dieu, à la bonne heure, sinon, et que [sic] l'amour de la solitude lui continue, je souhaiterais qu'il passât par * et qu'il y vît **. Il n'y verra rien de grand ni de merveilleux, [307] mais souffrance, simplicité, enfance, pauvreté et misère. Elle laisse tout ce qui est grand, saint et merveilleux à son cher Maître : tout cela est si bien logé chez Lui qu'elle serait très fâchée de L'y trouver autre part. Contentons-nous donc, mon cher f[rère], de notre misère, de notre rien : ce sont les ombres qui rehaussent le tableau de notre divin Maître, toujours juste, saint, parfait et glorieux.
Je suis ravie que vous répondiez simplement à ce que l'on vous demande. Continuez toujours de le faire sans vous regarder vous-même, et soyez persuadé que les choses qui paraissent contraires ne le sont point du tout, parce qu'en cela Dieu a Ses desseins, voulant nous mettre dans la parfaite indifférence pour tout état : car souvent les penchants que nous croyons de Dieu peuvent être de la nature, mais lorsque nous sommes dans une parfaite indifférence, Dieu remue le cœur ainsi qu'il Lui plaît. Servez vos amis dans la simplicité de votre cœur sans vous embarrasser du succès. [308]
Il y a deux sortes d'amour-propre : l'un qui fait donner des conseils que l'on veut qu'ils soient suivis, en sorte que l'on est blessé lorsqu'ils ne le sont pas, et l'autre qui n'en veut point donner du tout de peur de se méprendre et que l'on soit moins estimé, voyant que les conseils n'ont pas réussi. Mais l'homme humble et simple dit bonnement ce qui lui vient au cœur de dire, persuadé que Dieu, par Sa miséricorde, raccommodera Lui-même ce qu'il aurait pu gâter. Si l'on avait toujours un succès égal, on en serait enflé, et Dieu ne veut pas même une certaine joie du succès qui est purement naturelle. C'est ce qui fait qu'à moins qu'on ne soit bien mort à tout cela, Dieu nous donne un contrepoids qui nous ravale à nos propres yeux, et nous fait voir que le bien qu'Il opère par nous n'est point de nous, et qu'Il n'a nul égard à ce que nous sommes, mais à Lui-même.
La foi des autres opère tout. Si Jésus-Christ, qui non seulement était le plus parfait de tous les hommes, [309] mais un Dieu, a exigé la foi, soit pour les miracles, soit pour sa doctrine, de manière qu'Il disait : Tout est possible à celui qui croit, ou bien : Si vous pouvez croire1, faisant voir que c'était la foi de celui qui s'adressait2 qui opérait même le miracle, combien plutôt nous autres, pauvres misérables, devons-nous croire que, si nous réussissons en quelque chose, Dieu l'opère en faveur de la foi de celui qui s'adresse à nous ? Ainsi, sans réfléchir si nous sommes dignes ou indignes, suivons bonnement ce qui nous est mis au cœur, sans aucun retour sur l'instrument dont Dieu se sert : un habile sculpteur se sert des instruments les plus vils pour faire un ouvrage parfait, mais cet instrument ne s'est jamais avisé de s'en donner la moindre gloire ni d'en prendre de joie. Laissons donc tout à notre divin Maître, sans nous rien attribuer ni à aucune créature, car en vérité il n'y a rien de bon en elle que la souplesse, qui ne s'acquiert qu'à coups de [310] marteau. Un petit lingot d'or qui est dur et fixe devient léger et pliable à force d'être battu : laissons-nous sous le marteau tant qu'il plaira à Notre-Seigneur de nous y laisser, car c'est Lui, comme dit l'Ecriture, qui fait toutes nos œuvres en nous3. Je vous embrasse, mon cher f[rère], des bras du petit Jésus, en qui je vous suis intimement unie.
1Mc 9, 22.
2celui à qui il s’adressait.
3Es 26, 12.
Souvenez-vous, mon cher f[rère], de ce mot de l'Imitation : ama nesciri1 que vous avez pris pour vous depuis longtemps ; il n'exprime pas seulement que vous devez être ignoré et inconnu, mais, de plus, compté pour rien ; C’est un endroit où la créature a bien de la peine à mourir ; [311] cependant il faut mourir à toutes choses, et une marque que vous n'êtes pas mort est la peine que vous ressentez lorsqu'on paraît ne pas faire de vous tout le cas que vous voudriez qu'on en fît, qu'on ne vous montre pas tout, qu'on ne vous fait pas part de tout. Dieu permet sans doute cette conduite pour vous faire remplir votre devise, et si cette conduite n'est pas raisonnable selon votre idée, elle l'est selon l'ordre de la divine sagesse et selon le dessein qu'elle a sur vous. Dieu voit votre besoin, et Il tourne les choses de ce côté-là. Nous regardons les événements journaliers trop dans la créature, au lieu de les voir en Dieu et de comprendre que Dieu semble quelquefois tourner Ses serviteurs contre nous ; leur conduite à notre égard nous paraît répréhensible, cependant c'est Dieu qui l'ordonne de la sorte pour détruire en nous le vieil homme. Je dis plus : que Dieu permet les défauts des autres, non pour être l'objet de notre censure, mais pour nous exercer.
Tenez-vous donc heureux de ce que Dieu est appliqué par Sa bonté [312] à procurer tout ce qui est nécessaire pour votre avancement et votre perfection. Lorsque vous verrez tout de ce côté, au lieu de la peine que vous en souffrez vous y trouverez une grande consolation. C'est le moyen de vous quitter vous-même.
Nous n'avons point de plus grand ennemi que nous-mêmes. Quand nous irions dans un désert, si nous nous y portons nous-mêmes, nous n'en serions pas plus parfaits. Quand nous serions dans une place publique par l'ordre et la disposition divine, nous y trouverions notre sanctification. Plus le monde nous crucifie, plus nous sommes crucifiés au monde. Celui qui s'est éloigné de toute occasion et de toute tentation se croit parfait parce que rien ne le contrarie, mais qu'il est éloigné de la vérité et qu'il verra bien un jour à la divine lumière tout son mécompte ! La vertu se perfectionne dans l'infirmité2. C'est par la contrariété des créatures qu'on discerne ses faiblesses, qu'on les connaît, qu'on les sent, et c'est par l'expérience [313] de ses misères qu'on parvient à la véritable sagesse. Tenez-vous donc heureux, encore une fois, de la conduite que Dieu garde sur vous, mais aussi ne jugez pas votre frère. Voyez une raison divine dans tout ce qui vous paraît déraisonnable selon la chair. Plus vous serez fidèle à cela, plus nous serons unis en Jésus-Christ.
Je salue de tout mon cœur votre vertueuse compagne, et je prie Dieu par sa sainte Enfance de vous donner à tous la paix qu'Il est venu apporter sur la terre aux hommes de bonne volonté. Amen, Jésus !
1 Imitation, Livre I ch. 2, 3 : …ama nesciri et pro nihilo reputari : aimez à vivre inconnu et à n’être compté pour rien.
2II Co 12, 9.
Votre long silence, mon cher f[rère] en Jésus-Christ, ne m'a pas mise en peine un moment. Je compte trop sur notre union en Jésus-Christ pour craindre qu'elle [ne] soit jamais altérée. Vous faites très bien de vous faire une règle pour votre oraison, mais vous ne devez pas vous en faire une gêne. L'oraison est la nourriture de l'âme : quand nous nous en privons par notre faute ou par notre paresse, nous nous affamons nous-mêmes, mais il ne faut pas aussi que ce qui doit être notre nourriture pour nous introduire dans la liberté du Seigneur, nous devienne une source de gêne et de scrupule. Faites donc oraison chaque jour exactement, à moins que vous n'en soyez empêché par la Providence ; mais ne vous tourmentez [352] point ni sur la longueur du temps, ni sur les occasions où de vraies providences vous empêchent.
Vous avez grande raison de ne point vous attacher aux douceurs et aux lumières. Lorsque Dieu nous les accorde, ce n'est que par égard à notre faiblesse : si nous étions plus forts, Il nous conduirait par une foi bien plus nue. C'est un bâton qu'Il donne à un boiteux pour lui aider à marcher, et qu'Il lui ôte à mesure qu'Il le rétablit dans l'état où Il le veut mettre.
Pour la présence de Dieu, vous ne devez point être étonné de vos distractions : c'est une suite de la légèreté de notre esprit. Plus nous nous en occupons, plus nous nous en distrayons de nouveau par cette occupation qui nous détourne de celle de Dieu, que nous devrions mettre en la place en nous en laissant tomber tout le reste sans nous en mettre en peine. La peine que nous avons de nos distractions est une preuve que cette présence de Dieu ne laisse pas d'être très réelle en nous, puisque c'est cette même présence qui cause notre peine [353] de ce que nous n'en sommes pas si occupés que nous voudrions. Mais le mal est que nous voudrions toujours sentir, et tout ce qui se sent en nous est toujours mélangé de l'amour-propre, qui est nourri de ce sentiment. Contentons-nous d'aimer dans nos distractions et dans nos sécheresses comme dans le temps des lumières et des douceurs : soyons indifférents à tout hors à ce bon plaisir de Dieu, et tout disparaîtra pour nous laisser pénétrer de Lui.
Quant à cette impuissance que vous sentez dans de certains moments pour agir au-dehors, c'est une miséricorde de Dieu de ce que vous ne pouvez pas la surmonter lorsque vous le pourriez faire par vos propres efforts ; car elle ne vous est donnée que pour commencer en vous une certaine souplesse à la motion du Saint-Esprit pour agir ou n'agir pas selon qu'Il le demande de vous ; gardez-vous donc bien de vouloir surmonter cette impuissance lorsque vous la sentez. Demeurez alors dans l'inaction que Dieu demande de vous, et agissez de même lorsqu'elle vous est [354] ôtée selon le mouvement que vous sentirez en vous. Que s’il vous arrive de gâter quelque chose pour avoir voulu agir en forçant cette impuissance, il faut en adorer la providence qui le permet ainsi pour vous réduire de plus en plus à la souplesse à sa motion intérieure à laquelle Dieu veut commencer de vous accoutumer.
Cette lassitude que vous ressentez après le repas est toute naturelle. Il faut cependant prendre garde de ne s’y pas laisser aller avec une certaine mollesse. Comptez que vous m’êtes très cher en Notre-Seigneur. J’ai été fort incommodée, et je suis encore obligée de me servir de la main d’un bon Enfant qui se trouve ici. Je salue madame votre épouse de tout mon cœur.
Monsieur,
Quoique je prenne beaucoup de part aux grandes afflictions que [380] Dieu vous envoie, je ne saurais néanmoins vous plaindre y voyant une marque assurée de prédestination. Dieu vous exerce comme Job, et si Dieu ne vous donne pas les récompenses temporelles comme à lui, Il vous donnera assurément les éternelles. Comme le ciel n'était point ouvert aux anciens Patriarches, il était de la bonté divine de leur donner dès cette vie la récompense de leurs travaux, qu'ils ne devaient avoir dans l'autre que lorsque Jésus-Christ leur aurait ouvert les portes du ciel. Mais Il devait aussi pour l'intérêt de Sa justice et de Sa gloire faire connaître à tous les hommes que la souffrance était une marque de Son amour. Il fallait les prévenir par là en faveur du Messie qui devait être l'opprobre des hommes et le mépris du peuple ; car si il n'y avait eu que de la prospérité dans l'ancienne loi, les souffrances de Jésus-Christ auraient été suspectes ; s'il n'y avait eu aussi que des souffrances sans une récompense éclatante, on aurait regardé les plus grands saints comme des impies, et on se serait dégoûté de servir le vrai Dieu. Il [n'en] est pas [381] de même dans la nouvelle loi, où Jésus-Christ ayant été lui-même le plus affligé de tous les hommes, n'a point voulu d'autre récompense dans cette vie que de mourir sous le poids de la douleur, faisant connaître et par Ses exemples et par Ses paroles que la plus grande gloire qu'on pouvait rendre à Dieu Son Père, était de souffrir en cette vie tous les maux, rendant par eux gloire à la béatitude de Dieu.
Aussi Jésus-Christ, en nous apprenant que la souffrance de cette vie est le plus grand bien et, comme dit l'Apôtre, que la souffrance produit la patience et la patience l'épreuve1, Il nous a donné en même temps un gage de la gloire et du bonheur qu'une telle souffrance mérite pour l'autre vie : Parce que vous avez été agréable à Dieu, vous avez été tenté2 et éprouvé. Bienheureux celui qui souffrira jusqu'à la mort parce qu'il recevra une couronne immortelle, il lui sera même donné dès cette vie la manne [382] cachée3 dont parle Jésus-Christ, qui n'est autre que cette soumission parfaite à la volonté de Dieu, où l'âme pure trouve plus de goût que dans tous les plaisirs du siècle, où la souffrance prise avec résignation est un baume salutaire qui met le cœur en paix et le rend parfaitement content dans les plus grandes amertumes.
Je prie Notre-Seigneur de vous fortifier de plus en plus dans Son amour, et vous y trouverez la source de la vie malgré tant de morts qu'il faut essuyer chaque jour. Je ne vous oublierai point devant Lui, mais je ne puis Lui demander que Sa sainte volonté. Il s'est servi des démons pour conserver l'innocence de vos enfants, à cause de l'amour qu'Il porte au père ; tenez vous donc heureux de ce que Dieu leur réserve, et à vous, une récompense éternelle qu'ils auraient pu perdre dans un agréable commerce du monde. Vous direz un jour, plein de joie dans le bonheur qui vous est préparé, que Dieu a bien fait toutes choses. Dieu seul sait combien je m'intéresse à tout ce qui vous regarde.
1Ro 5, 3-4.
2Tb 12, 13.
3Ap 2, 17.
J'ai appris, monsieur, par une lettre de **, comme Dieu continue de vous affliger. On ne peut y prendre plus de part que je fais. Je vois que Dieu veut vous sanctifier par les croix les plus sensibles et par la perte de ce que vous avez de plus cher. C'est dans ces occasions qu'il faut donner à Dieu les témoignages de l'amour qu'on a pour Lui par un abandon entier à toutes Ses volontés. Abraham ne sacrifia qu'un enfant, et Dieu se contenta même de sa bonne volonté, mais Dieu vous en fait sacrifier continuellement1 deux ; ce sacrifice est d'autant plus fort que la durée en est plus longue. Je comprends bien la douleur que peut avoir un père de voir sans cesse devant ses yeux des objets si affligeants, mais moins Dieu vous épargne, plus Il vous fait voir combien Il vous aime, et qu'Il vous a choisi pour vous rendre un homme selon Son cœur, car nous ne devons pas douter que [384] les afflictions de cette vie n'en soient les plus grandes marques.
Consolez-vous donc, mon cher monsieur, dans la volonté de Celui qui fait tout pour Sa gloire et notre bien, qui se glorifie par notre destruction, qui saura bien rétablir dans l'éternité ce qu'Il nous ôte dans le temps. Je vous assure que les coups dont vous êtes frappé m'unissent bien intimement à vous. C'est la croix qui fait les vrais chrétiens et forme cette société admirable qui ne se trouve qu'en Jésus-Christ et qu'on ne peut avoir que par la croix. C'est elle qui forme cette nation qui n'est qu'obéissance et qu'amour2 : obéissance à tout ce que Dieu ordonne et fait de plus affligeant et de plus détruisant, amour pour L'aimer d'autant plus qu'Il nous afflige davantage. Consolez-vous donc, monsieur, dans la vue que Dieu vous donne les moyens les plus efficaces pour Lui marquer votre amour dans ces occasions de sacrifice continuel. Soyez persuadé qu'on ne peut être plus véritablement en Notre-Seigneur que je le suis toute à vous.
1Sens précisé par « durée … longue » : une maladie ? v. lettre 426. « Salut des enfants mourants ».
2Si 3, 1.
Je vous assure, mon cher frère en Notre-Seigneur, que personne ne prend plus de part à vos afflictions que moi. Quoiqu'elles vous soient causées par l'ennemi des hommes, Dieu s'en sert néanmoins pour vous purifier et rendre agréable à Ses yeux. Lorsque votre âme sera entièrement purifiée, Dieu vous en délivrera, et vous verrez alors que toutes les souffrances de cette vie ne doivent pas être comparées au poids immense de la gloire1 qui vous est préparée. Prenez donc courage : lorsque les maux sont plus grands et plus désespérés, c'est alors qu'ils sont plus proches de leur fin. Ne vous lassez pas de souffrir : le temps est court, il faut achever ce qui manque à la passion de Jésus-Christ2.
[386] La souffrance vous rend l'objet des complaisances de Dieu : Il vous regarde comme Son Fils bien-aimé. Je vous assure que je vous regarde avec respect, portant les livrées de notre Capitaine, et que vous m'êtes infiniment cher en Lui. Je vous envoie la bénédiction du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Je prie Notre-Seigneur d'être votre force et votre consolation. Lui qui est venu pour détruire le prince du monde et l'esprit de ténèbres, Lui qui est venu éclairer tout homme venant au monde chasse de chez vous l'esprit malin, qu'Il devienne votre vie afin que cet esprit n'ait plus de pouvoir ni sur l'âme ni sur le corps. Qu'après tant d'affliction, Il vous rende la vie comme au Lazare et vous retire du sépulcre. Amen, Jésus !
1Ro 8, 18.
2Col 1, 24.
Je crois que vous ne doutez pas, mon cher frère en Jésus-Christ, qu'étant aussi unie que je le suis avec vous, je ne m'intéresse à tout ce qui vous arrive et que je n'aie pris beaucoup de part à votre affliction et à celle de madame votre chère épouse, mais je ne saurais plaindre les enfants qui meurent lorsqu'ils ont eu le bonheur de ne point perdre l'innocence de leur baptême : ils sont assurés d'une éternité bienheureuse, et souvent Dieu accorde à la foi de leurs parents de les tirer du monde de peur que, dans la suite, le monde ne les corrompe. Il est certain que s'ils ont aimé Dieu quoique dans un si petit âge, cela n'a pas laissé d'avoir du mérite devant Dieu. Mais, dès qu'ils sont sauvés, quoique leur capacité soit beaucoup moindre que celle de ces grands saints qui ont porté le joug du Seigneur un grand nombre d'années, ils ne laissent pas d'être parfaitement heureux et parfaitement contents, tout leur vide étant rempli.
Pour ce que vous me demandez, « si la vertu des pères et mères n'influe pas sur les enfants », nous voyons [388] quelquefois les enfants des saints être fort méchants et les enfants des méchants devenir des saints. Le sang de Jésus-Christ que vos enfants ont reçu par le baptême est si grand, si infini, si efficace, si étendu qu'ils n'ont pas besoin d'une autre influence. Il est vrai que pour l'ordinaire les enfants des saints ont un grand avantage, soit par la bonne éducation, soit par le bon exemple, soit aussi parce que Dieu a égard à la foi des parents et à l'offrande qu'ils Lui font de ces mêmes enfants lorsqu'ils sont mis au monde.
Il y a eu quelques Pères de l'Eglise qui ont cru que dans des malheurs imprévus qui faisaient mourir quelquefois des enfants, lorsqu'on les portait au baptême, avant qu'ils fussent baptisés, la foi et la charité des parents pouvaient leur appliquer le sang de Jésus-Christ au défaut du baptême. Mais ce sentiment n'est plus généralement reçu. Ce sont de ces choses qui sont cachées dans les secrets de Dieu [389] et qui ne se verront que dans l'éternité. Mais pour vos enfants qui ont été baptisés en Jésus-Christ, qui ont eu tout l'avantage de l'application du sang de Jésus-Christ et des sentiments tels que vous me les avez décrits autrefois, vous ne devez que vous réjouir de ce que Dieu les a trouvés dignes de suivre l'Agneau sans tache, la robe qu'ils ont reçue au baptême n'ayant été souillée par aucun péché Nous sentons la privation de nos enfants et nous ne sentons point assez la joie et le bonheur qu'ils possèdent ; mais il faut que notre foi perce tous nos sentiments, et nous réjouir de ce qu'ils sont allés les premiers dans un lieu auquel nous aspirons et espérons d'aller.
Pour ce qui est des passages du Traité du Purgatoire1 que vous rapportez, ils doivent s'entendre pour les enfants comme pour les adultes. D'où vient que Jésus-Christ aimait tant les enfants ? C'est qu'ils étaient dans cette simplicité et innocence [390] communiquées par le sang de Jésus-Christ même, et Il nous les donne comme un exemple de l'état simple dans lequel nous devons vivre. Tout dépend de l'application du sang de Jésus-Christ, puisque sans ce sang adorable, toutes nos vertus ne seraient que des vertus de philosophes et non des vertus chrétiennes. Nous avons en Jésus-Christ une rédemption et un mérite si surabondant qu'il est inutile d'aller en chercher ailleurs qu'en Lui, et une âme qui connaît un peu Jésus-Christ serait bien fâchée d'avoir un mérite qui lui fût propre ; et si elle en avait, elle le référerait promptement à Jésus-Christ pour ne voir que Lui en tout et Lui devoir toutes choses. Je vous salue, et madame votre épouse, de tout mon cœur. J'ai été fort malade et je suis encore obligée de me servir de la main d'un enfant qui est ici.
1De Madame Guyon, dans les Opuscules spirituels.
J'ai appris l'état où vous êtes, et mon cœur, loin d'être resserré par l'affliction, est dilaté par la joie. Jamais mon cœur ne fut si uni au vôtre. Demeurez donc une victime de la Providence par un entier abandon puisque Dieu vous choisit pour prendre en vous Ses délices. Il sait bien ce qu'Il veut faire de vous et Il saura tirer Sa gloire de tout. Dieu se sert de ce que les hommes appellent imprudence pour nous conduire à Ses fins et pour éprouver la pureté de notre amour. Celui qui s'abandonne à Lui sans réserve dans les occasions les plus fâcheuses Lui donne le plus grand témoignage qu'une créature Lui puisse donner d'un amour sincère. C'est Le traiter en Dieu que d'en user de la sorte ; c'est devenir en Jésus-Christ l'objet de Ses complaisances. Ô mon cher frère, loin de vous porter compassion, je vous porte envie : la paix et la résignation changent les tourments en délices.
Dieu soutient à proportion des maux qu'il fait souffrir, soit que ce soutien soit perceptible ou non. La parfaite résignation qui est fille du [392] pur amour soutient seule dans l'état le plus sec : c'est alors une paix sèche, un non-trouble. Mais lorsqu'il plaît à Dieu, avec cela, d'envoyer les eaux rafraîchissantes de Son onction, que ne souffrirait-on pas ? La mort même deviendrait un paradis de délices. Mon cœur vous en dit plus, mille fois, que ma plume, et je vous donne le rendez-vous dans celui du divin Maître : c’est dans ce cœur que rien ne pourra jamais nous séparer de la charité de Dieu qui est en Jésus-Christ. Je vous dirai, avec le même Jésus-Christ, quoique je sois bien indigne de le dire : Cum ipso sum in tribulatione1. Soyez la couronne de notre bon Maître, car Sa couronne la plus précieuse est composée de ceux qui sont à Lui sans réserve. Il vous veut être toutes choses. Si j'osais, je dirais que je vous porte dans mon cœur. Dieu soit béni à jamais. Amen !
1Je suis avec lui-même dans la tribulation, Ps 90, 15.
M. * m’a lu la lettre que vous lui avez écrite, qui m’a fait beaucoup de plaisir, y remarquant les démarches de la grâce dans votre âme par la voie de la foi nue, qui est assurément la meilleure, la plus sûre et la plus glorieuse à Dieu. Toutes les autres voies semblent s’attribuer quelque chose de ce qui appartient au Souverain. Mais celle-ci non seulement Lui restitue toutes les usurpations que l’amour-propre lui avait fait faire, mais de plus elle met l’âme dans une expérience si foncière et si réelle de ce qu’elle est néant et péché, qu’elle est bien éloignée de vouloir dérober à Dieu Sa gloire. Elle demeure dans sa place, qui est le rien ; étant contente de ce même rien, elle est ravie que Dieu possède tout et Le trouve bien mieux en Lui qu’en soi-même. Ce que nous avons de propre se doit perdre. Soyons ravis que le bien retourne en sa place, qui est Dieu, et que le rien demeure dans le rien.
Plus l’âme avance dans la foi pure et nue, plus elle éprouve la délicatesse de l’amour pur et généreux qui, bien loin de s’attribuer quelque chose de ce qui est à cet Etre suprême, Lui donnerait même tout ce qui serait sien si, par impossible, on avait quelque bien qui n’appartînt pas à Dieu. Plus la foi est nue, plus l’amour devient délicat : c’est une suite nécessaire. Je ne comprends pas les personnes qui, se croyant dans la foi nue, veulent toujours retenir pour eux-mêmes quelque chose de ce qui est à cet Etre suprême et ne veulent pas le sacrifier, aussi bien que tout ce qu’ils sont, à cet Etre immuable, qui mérite un amour si souverain qu’on ne doit avoir qu’un regard fixe sur le Bien-aimé et ne nous laisser point d’yeux pour nous regarder nous-mêmes. Il est dit dans le Cantique que l’épouse a blessé son époux par un de ses regards1, c’est-à-dire que son regard, étant toujours fixe et direct sur ce divin Objet, attire Son amour et Sa tendresse sur nous. Plus nous aimons Dieu purement, plus Il nous aime parce que nous L’aimons comme Il veut être aimé, par un amour qui ne retourne point sur soi-même et qui n’a aucun égard pour soi.
Je vois par votre lettre que Dieu vous appelle à l’amour le plus parfait, et c’est une des plus grandes grâces qu’Il vous puisse faire. Cet amour est rigoureux dans sa perfection, car il ne travaille qu’à détruire son sujet et il lui ôte tout ce qu’il croyait avoir, même pour Lui plaire ; enfin il le met à nu et le dépouille si absolument qu’il ne lui reste rien. Non content de cela, il le détruit et le consume : il ne veut pas qu’il le possède, mais qu’il soit perdu en lui comme en sa dernière fin, et c’est où aboutissent toutes les absences de l’amour, ses suites, ses cruautés apparentes.
Il se sert de la foi pour faire tous ces dégâts dans l’âme afin que ne s’appuyant sur quoi que ce soit, elle soit obligée de se perdre sans ressource dans son Bien souverain. C’est où je vous attends, c’est où je vous souhaite : ce sera alors que ni la distance des lieux ni la différence des climats ne nous empêcheront point de loger en même lieu. Je prie Dieu qu’Il achève en vous ce qu’Il a commencé et me recommande à vos bonnes prières, et je ne vous oublierai pas devant Dieu non plus que madame votre chère épouse.
1Cant, 4, 2.
J'ai vu la lettre du cher **. Quand il aurait pour directeur un saint du Ciel, il ne lui dirait rien autre chose que ce qu'il fait, qui est de s'abandonner à Dieu sans réserve et de se conduire par Son Esprit. Tous les hommes sont des appuis semblables aux roseaux qui se cassent et transpercent la main de ceux qui s'y appuient. Je le trouve heureux de ne rien chercher hors de Dieu, car que trouverait-il ? Si ce sont des conducteurs humains, ils ne pourraient qu'empêcher l'œuvre de Dieu ; si ce sont des personnes éclairées de l'Esprit de Dieu, ils lui conseilleront sans doute de s'abandonner à Dieu et de Le laisser le maître de son intérieur.
Ce que j'ai vu de lui là-dessus m'a donné de la joie. On se confie trop aux hommes et pas assez à [405] Dieu, quoiqu'il soit écrit : Malheur à l'homme qui se confie à l'homme1 et Celui qui se confie à Dieu ne sera point trompé2. Je le salue, et le bon ** avec ses compagnons, aussi bien que monsieur **.
1Jr 17, 5.
2Ps 24, 2-3.
Mon cher E[nfant], oubliez-vous vous-même pour ne plus penser qu’à Dieu en Lui-même et pour Lui-même. Regardez comme une tentation tout souvenir de vous, tout retour vers vous sous bon prétexte, mais avancez toujours vers votre fin sans retourner en arrière. Défaites-vous de tout préjugé, de tout ce qui est passé et à venir, afin que votre esprit et votre cœur soient remplis de Dieu seul. Il remplira votre esprit de Ses pures lumières, pourvu que vous n’en admettiez aucune autre, et votre cœur non seulement de Ses dons et de Sa présence perceptible, mais de Lui-même : Il parlera à votre cœur, non avec des paroles distinctes, mais par Son opération vivifiante.
Afin que cela soit de la sorte, vous voyez qu’il faut être dans un vide absolu de pensées et d’opérations, de vues de connaissance : Dieu est un Dieu de présence. Entrons dans ce moment éternel où il n’y a plus de passé ni d’avenir, où l’avenir paraît présent et non en éloignement. Enfin, mon cher E[nfant], il faut entrer dans un pays nouveau où Jésus-Christ vous conduira Lui-même si vous vous abandonnez à Lui sans réserve. Ne vous mêlez non plus de vous que si vous n’étiez pas : c’est le moyen que Dieu achève en vous Son œuvre. Il le fera non à votre mode, mais à la sienne. Je vous porte dans mon cœur, vous et vos amis.
Je n'aurai point de repos que je ne vous aie perdu avec moi en Dieu pour toute l'éternité. Mais que les vues, les prévoyances éloignent de cela ! Je connais un homme qui dit : « Je ferai cela, j'écrirai de telle et telle manière. » Il ne dit cela que parce qu'il est homme ; s'il était enfant, il ne préviendrait pas d'un instant le mouvement divin, qui lui ferait faire bien plus sûrement les choses que toutes les prudences prévoyantes, où il y aura toujours de la méprise. Cependant il faut perdre cela et bien d'autres choses pour entrer dans le moment éternel qui est Dieu même.
Il y a bien de la différence de voir les choses en lumière ou voir la lumière en la lumière même. Ô Amour, enseignez vous-même mon cher f[rère], purifiez jusqu'aux plus petites dissemblances, consumez toute restriction, afin qu'il puisse s'écouler en vous comme une eau pure dont [408] il ne reste rien dans le vase après qu'elle a été répandue ! Ô mon Amour, que rien n'arrête, que rien ne sépare ce qui ne peut se perdre en vous que nous ne soyons réduits en unité, puisque vous voulez vous servir de ce pauvre canal où il n'y a plus que vous-même pour vous-même !
Mon cher f[rère], oublions tout ce qui nous concerne pour nous jeter à corps perdu entre les bras de l'Amour sacré. Laissez absolument tout le passé dans l'oubli et redevenez une nouvelle créature en Jésus-Christ. N'écoutez ni les hommes ni les démons, et j'ose dire, ni les anges eux-mêmes s'ils voulaient vous porter à l'amour de votre propre excellence, ce qui est impossible. Ne dérobez rien à Dieu, mais ne cherchez uniquement que Sa seule gloire. Tout ce qui nous regarde ne mérite pas de nous occuper un moment. Occupons-nous uniquement de Lui, et laissons tout le reste à Sa Providence. Je vous embrasse, mon cher f[rère], des bras du divin petit Maître. Ne L'oubliez jamais et vous serez heureux.
Mon cher frère,
Nous avons enfin ici ** dont je suis tout à fait contente. C'est un cœur bien droit au Seigneur. J'espère qu'Il achèvera en lui l'œuvre qu'Il a commencée.
Je ne puis m'empêcher de vous dire que je ne puis douter que ceux qui se disent prophètes ne soient véritablement trompés. Je ne veux pas dire qu'ils trompent, car il peut y en avoir beaucoup parmi eux qui soient dans la bonne foi, mais ils sont certainement trompés. Rien ne fait tant de plaisir au démon que quand on s'attache aux choses extraordinaires, et quand on en fait cas : il prend occasion de là de se faire un jouet des pauvres créatures, qui se croyant bien, adhèrent à toutes ses suggestions. Notre-Seigneur n’a-t-Il pas dit que, dans les derniers temps, qu'il viendra des faux prophètes1. Et ce temps-là est venu. Laissons toutes ces choses extraordinaires pour ne nous attacher uniquement qu’à la foi simple, nue, dégagée de tout, et à l’amour pur. C'est là où il ne peut point y avoir de tromperie. Quant Notre-Seigneur nous dit de nous renoncer nous-mêmes2, Il entend non seulement les choses extérieures que nous devons renoncer, mais bien plus les intérieures sur lesquelles ne nous appuyons.
L'Esprit de Dieu n'a rien d'impétueux. Quoiqu'il soit descendu sur les Apôtres d'une manière impétueuse pour se faire connaître à la multitude, il a versé dans leur cœur cet esprit de paix et de tranquillité, et non point ces agitations extraordinaires, si éloignées de la voix de l'Esprit. Lorsque l'on donne pour raison les Prophètes de l’ancienne Loi, il y aurait bien de quoi réfuter un argument si fautif. Parmi ces Prophètes, il y en avait quantité qui étaient faux prophètes. Témoin les prophètes de Baal3, qui étaient beaucoup plus agités que les prophètes du Seigneur, qui à la vérité avaient quelques signes extérieurs parce que leurs actions devaient prophétiser comme leurs paroles, et cela même ne consistait point dans des agitations de cette sorte. Nous voyons que Saül, qui était entre les Prophètes, n'a pas laissé d'être réprouvé4. Elie paraît seul entre [contre] quatre cents prophètes de Baal qui s'agitaient extraordinairement, se découpaient eux-mêmes et faisaient tous des choses extraordinaires sans pouvoir attirer le feu [482] du ciel. Je ne crois pas non plus que tous ces gens-là, avec toutes leurs agitations, reçoivent le moindre pur amour de Dieu, qui est ce feu descendu du ciel pour consumer le véritable holocauste que le véritable Prophète du Seigneur avait dressé. Aussi le Prophète Elie se moque-t-il agréablement de leurs cris, de leurs agitations, de leurs incisions ; mais, lui, invoquant tranquillement le nom du Seigneur, ne faisant autre chose que d'assembler le bois pour le sacrifice et que de verser de l'eau dessus, plus propre, ce semble, à éteindre le feu qu'à l'attirer, ce feu descend du ciel sur son holocauste et le consume avec l'eau, qui signifie les larmes de la pénitence et la qualité que doit avoir notre âme pour retourner dans sa fin qui est Dieu : il faut qu'elle soit fluide comme l'eau, sans consistance propre, c'est-à-dire sans opinions, sans arrêt à quoi que ce soit, afin de pouvoir s'écouler en son Dieu ; il faut de plus qu'elle soit sans couleur, sans odeur, sans rien de fixe, afin de prendre toutes les impressions de la grâce. Tout ce qui n'est point cela, [483] n'est point le véritable Esprit de Jésus-Christ, mais un esprit étranger et suspect, qui se communique par les approches, par les bénédictions et par choses de cette nature. Le vrai Esprit de Jésus-Christ se communique par l'intime de l'âme, mais ses communications, bien loin d'agiter, tranquillisent : ce sont des communications d'esprit à esprit, de cœur à cœur, qui n'ont besoin d'aucun signe extérieur et qui portent leur efficacité dans le fond de l'âme, pour nous faire vraiment mourir à nous-mêmes et à tous les signes sensibles et extérieurs qui ne sont point pour la nouvelle loi, car l'Esprit du Verbe n'est point inquiet, mais doux et paisible. Et je vous assure que tous ceux qui se rangent du côté de ces prophètes prendront le change et que, loin d'acquérir un véritable esprit intérieur, ils perdront dans la suite celui qu'ils avaient déjà.
Je ne comprends pas que celui qui a goûté le don de Dieu dans l'intime de son âme puisse se laisser prendre par tous ces signes extérieurs. Je prie Dieu de tout mon cœur qu'Il [484] éclaire ces pauvres aveugles qui se croient bien clairvoyants, et qu'Il leur fasse voir qu'il n'y a point de lumière véritable que celle que Jésus-Christ est venu apporter qui éclaire tout homme venant en ce monde5, c'est-à-dire tous ceux qui veulent bien devenir nouvelles créatures en Jésus-Christ. Mais cette lumière luit véritablement dans les ténèbres6 de la pure foi, hors de la tromperie. Croyez ce que je vous en dis, mon cher frère, car c'est la pure vérité que vous découvrirez toujours plus, s'il plaît à Dieu, par votre expérience, en suivant le petit sentier de l'humilité et de l'entière désappropriation, qui fait que la créature ne tend pas à être quelque chose, mais à n'être rien, afin que Dieu soit tout en nous tous. Amen !
Ils parlent de l'intime de l'âme, mais ils ne savent ce qu'ils disent, car l'intime de l'âme est la portion où rien ne peut être admis que Dieu. Je vous assure qu'ils ne la connaissent pas : ce qu'ils prennent pour l'intime de l'âme est quelque sentiment dans les [485] puissances où le démon peut s'entremettre ; si cela n'était, saint Paul ne nous dirait pas que l'ange de ténèbres se transfigure en ange de lumière7. Tous les saints qui ont été conduits par les choses extraordinaires ont souvent été trompés par le diable, et sainte Thérèse ne marque point d'autre différence des visions et des choses que le diable formait en elle d'avec celles qui étaient véritablement de Dieu, sinon que celles du démon étaient plus savoureuses que celles de Dieu, et qu'elles laissaient après elles une certaine agitation contraire aux visions qui venaient de Dieu, lesquelles, quoique moins savoureuses, laissaient après elles une profonde tranquillité.
Si l'on doit surpasser les choses extérieures, même les meilleures, pour tendre à Dieu seul, combien plus doit-on laisser celles qui sont suspectes pour ne tendre qu'à Dieu par l'inconnu de Dieu même, qui ne satisfait pas tant les sentiments, mais qui porte avec soi une entière solidité [486] et une réelle sûreté, non pas toujours connue de l'âme, qui ne veut rien admettre en cette vie que la seule volonté de Dieu et l'abandon à la Providence, sans nulle assurance en soi, mais en Dieu.
Croyez que je prends part à tout ce qui vous regarde et que je vous porte dans mon cœur. Je vous conjure, de la part de Dieu, d'éloigner tous ceux de votre connaissance, et qui veulent véritablement être à Dieu, de toutes ces tromperies, car je vous proteste, en la présence de Dieu, que ces états-là ne sont point de Lui, et il est très affligeant de voir des âmes de bonne volonté, qui pourraient beaucoup glorifier Dieu, s'amuser comme des enfants à des pouperies8 et à des bagatelles qui ne peuvent les conduire dans la vérité. Je crois que le diable a inventé cela pour combattre le véritable esprit intérieur, qui est paix et joie au Saint-Esprit9, mais d'une manière spirituelle et non sensible.
On ne peut opérer sans être, parce que l'œuvre ne peut être [487] plus élevée que son principe : Jésus-Christ qui était venu pour nous servir d'exemple et nous instruire, qui était Dieu en naissant comme Il l'était en mourant, a voulu être trente ans dans une vie cachée et tout intérieure avant que d'enseigner les autres pour nous apprendre que nous devons véritablement être formés dans l'intérieur et renouvelés dans lui avant que d'entreprendre d'aider aux autres. Il n'a pas même voulu que Ses Apôtres, quoique instruits par Lui-même, prêchassent avant d'avoir reçu le Saint- Esprit, cet Esprit de renouvellement intérieur, qui, les ayant fait mourir au vieil homme, les avaient renouvelés en Jésus-Christ et fait participants de l'homme nouveau. De même que le Saint-Esprit forma Jésus-Christ dans les entrailles de la Sainte Vierge, il lui est donné de former Jésus-Christ dans nos cœurs, et c'est après cette formation (qui suppose la mort en Adam) que l'on est propre à conduire les autres ; sans cela, ou l'on mélange ce qui est de soi avec ce qui est de la grâce, ou l'on s'approprie les dons de Dieu, ce qui est entièrement opposé à [488] la pure et nue opération du Saint-Esprit. C'est pourquoi, mon cher frère, vous avez fort bien dit lorsque vous avez assuré que, pour être propre à aider aux autres par le pur mouvement de la grâce, il fallait être régénéré en Jésus-Christ, surtout dans ces derniers temps où s'élèveront tant de faux Prophètes.
Quant à ce qu'ils disent, qu'ils mélangent quelque chose par leur propre imagination, les vrais Prophètes, pendant l'inspiration, ne peuvent mélanger ce qui est d'eux avec ce qui de l'Esprit de Dieu. Dès qu'ils parleront en prophètes, il faut qu'ils parlent toujours la vérité, parce que Dieu est la suprême Vérité : il ne leur sera pas même libre de parler autrement. Nous en avons un exemple bien sensible par le Prophète Balaam10 : quoiqu'il fût perverti, parce qu'il s'agissait de parler de la part de Dieu, [et] quoiqu'il voulût obliger le roi des Moabites, il ne put jamais dire autre chose que ce que Dieu voulait qu'il dise. Mais après avoir prophétisé selon [489] la volonté de Dieu, n'étant plus question de prophétie, il donna, comme homme particulier, un conseil au roi de Moab le plus détestable qui pût être ; mais tant qu'il parle comme inspiré de Dieu, il ne dit jamais que la vérité.
Le règne de Dieu ne viendra point par aucun bruit extérieur, mais l’Esprit Saint, étant répandu par tous nos cœurs, préparera par l’onction de sa grâce le règne de Jésus-Christ. La plupart des recueillements des personnes agitées comme cela (les nouveaux prophètes) ne sont qu’un bandement et une occupation forte de la tête et du cerveau pour contraindre leur entendement à la cessation, et ces personnes-là ont un recueillement plutôt d’assoupissement. Ce que nous appelons vrai recueillement n'occupe point la tête, mais c'est une tendance du cœur, ou plutôt de la volonté vers Dieu, qui fait que la volonté étant toute occupée de son Dieu, à L'aimer, à Le goûter, ne fait plus aucune attention à ce qui se passe dans l'esprit, et en est comme entièrement séparée. Souvent dans le recueillement de la volonté, l'imagination est plus vive qu'en [490] un autre temps, sans que cela distraie, l'un étant séparé de l'autre. Il est vrai que dans le commencement, l'âme n'étant pas accoutumée au recueillement de la volonté, et celle-ci ayant une grande supériorité sur les autres puissances, c'est comme si elle voulait les attirer à elle, et il semble que la tête se sente un peu tirée pour s'unir au cœur ; mais cela ne vient que de la volonté, et quand l'âme est plus avancée, elle ne sent plus ce tiraillement de la tête, mais la même volonté laisse (toujours) la tête libre, se contentant de s'unir de plus en plus à Dieu jusqu'à ce que, par la mort à toutes choses, et à force de se résigner à la volonté divine ayant contracté une souplesse très grande, elle se perde et s'écoule dans la volonté de Dieu, et, ne trouvant plus en elle aucune volonté propre, elle est transformée en Dieu.
Par cette transformation de la volonté, l'esprit devenant pur et simple à mesure que la volonté devient plus souple, il s'unit à l'Esprit de Dieu qui est un esprit tout pur et tout simple. La voie des prétendus prophètes [491] est en tout multipliée : ils ne peuvent jamais arriver à l'unité de l'esprit avec Dieu, parce qu'il faut que l'esprit de l'homme, pour être uni à celui de Dieu, lui ressemble en pureté et simplicité ; et, pour la volonté, il faut qu'elle se perde absolument dans la volonté de Dieu. C'est cette extase admirable, qui, n'étant point faite par l'entremise des sens intérieurs ou extérieurs, ne leur cause ni changement, ni mouvement, ni goût : aussi cette extase est-elle permanente, bien différente de ces extases de quelques heures qui causent une certaine perte de peu de durée dans le sentiment, après laquelle on revient à soi ; mais dans l'extase de la volonté de Dieu, qui n'est autre que la perte de cette même volonté, elle ne revient plus, et elle demeure toujours absorbée dans son être original. C'est ce qui fait cette voie si sûre, parce que tant que nous possédons notre volonté, nous pouvons toujours offenser Dieu et avoir une volonté différente de la Sienne, mais lorsqu'elle est perdue en Dieu, l'âme ne la retrouve plus pour en faire un usage propriétaire. Elle demeure donc [492] tellement perdue que, quand on lui ferait tous les tourments du monde pour lui demander : « Que veux-tu? Que désires-tu ? », elle ne pourrait trouver en elle aucune volonté pour quoi que ce soit, pas même pour désirer les dons les plus sublimes. Dieu veut en elle et pour elle, et Il ne peut vouloir que ce qui est conforme à Sa gloire et se rapportant à Lui-même.
Vous pouvez tirer de là, mon cher frère, que toutes ces voies extraordinaires, quand même elles seraient vraies, ne pourraient nous unir au Souverain Bien, puisqu'il est bien éloigné de consister en ces choses. L'état de ces prophètes ne peut donner ce qu'on appelle un véritable silence intérieur. Ce que j'appelle silence intérieur est quelque chose de si tranquille, de si paisible, de si un, qu'il ne peut compatir avec aucune agitation corporelle, puisqu'une personne même qui possède ce silence intérieur, dans les plus violentes douleurs ne donne aucune marque d'agitation, et peut se plaindre comme un enfant mais ne s'agitera jamais. Saint Jean dit en l'Apocalypse qu'il se fit un grand silence au ciel11. Lorsque ce silence est fait dans l'âme, il se communique jusqu'au-dehors. Il y a deux sortes de silence extérieur : 1° l'un, que nous faisons nous-mêmes par pratique en nous imposant une suppression de toutes paroles. Ce silence, quoique bon, n'est pas pareil à : 2° l'autre silence qui vient [du silence intérieur] et qui est opéré par le silence intérieur. Dans le premier, c'est nous qui nous taisons ; dans le second, c'est l'amour qui fait taire, et l'âme sent bien que, lorsqu'elle veut parler, elle s'arrache à un je ne sais quoi qui l'attire au-dedans d'elle-même. Jusqu'à ce que l'âme soit parvenue à n'être plus distraite par ses paroles, Dieu la tire de cette manière : c'est pourquoi le silence extérieur et intérieur est si nécessaire dans le commencement surtout, mais celui que Dieu opère est tout autre chose. Il ne faudra pas s'étonner lorsqu'il se trouve quelqu'un qui abuse de ces termes, parce que l'on tâche toujours d'ajuster ce qu'on [494] voit dans les autres à ce que nous croyons qui nous convient, et toute personne d'expérience en fera le discernement.
Cet esprit intérieur ne porte point à courir çà et là, mais il fait que l'âme demeure tranquille, séparée de tout. Elle a une charité sans zèle pour la produire au-dehors, mais attend tranquillement que Dieu la manifeste Lui-même par Sa Providence. Ainsi vous voyez que cela est fort différent [de ce qui est dans ces prophètes] : il s'en faut bien que les mêmes termes n'expriment les mêmes choses. Leur manière d'entendre quand ils veulent écouter Dieu se fait par la tête et l'esprit qui est appliqué, espérant d'entendre quelque chose de distinct qui les détermine. Comme l'imagination entre beaucoup là-dedans, ils croiront entendre Dieu et ce sera leur propre esprit, ou peut-être l'esprit du démon. L'attention que l'on demande aux âmes intérieures est une cessation d'opération au-dedans d'elles-mêmes afin de pouvoir être pénétrées de la parole de Dieu, qui n'est point une parole distincte qui se fasse entendre par succession [495] de paroles et de pensées, mais c'est l'opération du Verbe dans l'âme.
Dieu ne peut parler que par Son Verbe, (qu’) Il a épuisé toute parole en Dieu puisqu'Il est Dieu comme Lui. On appelle donc Parole de Dieu l'impression et l'opération que Dieu fait dans l'âme, qui n'est autre que Son Verbe, une Parole opérante qui fait dans l'âme ce qu'Il y veut enseigner. Quoique l'âme n'en découvre rien autrement dans le moment présent que par une simple onction, elle trouve dans la suite, quand elle est morte véritablement à elle-même et ressuscitée avec Jésus-Christ, qu'elle est instruite de toutes choses, sans savoir qui les lui a apprises ni comme elle les a apprises. Cela ne fait aucune espèce : il ne lui en reste rien pour elle-même, mais lorsqu'il est question de parler ou d'écrire, tout lui est remis selon le besoin d'un chacun. Pour une telle âme, elle demeure toujours simple, nue, sans objet, sans pensée, sans volonté. Tout le long de la voie, qui est longue, doit s'opérer par la [496] foi nue dans l'Esprit et par l'amour dans la Volonté.
Je salue tous ceux de votre connaissance et je leur donne un rendez-vous dans le cœur de Jésus, où j'espère que nous nous trouverons toujours. Si vous voulez vous unir à moi, tout indigne que je suis, j'espère que Dieu, par cette union, vous éclairera de la vérité de ce que je vous ai dit, et que ceux qui sont trompés (quoique de bonne volonté), seront détrompés par la même union, qui les calmera ainsi que je l'espère, de la bonté de Dieu. Soyez persuadé que je vous honore en Jésus-Christ et que je vous porte tous dans mon cœur. Je prie Dieu d'éclairer de Sa véritable lumière tous les siens qui sont en vos quartiers, afin qu'ils ne prennent point le change. Je vous salue tous en Jésus-Christ, vous, mon très cher, en particulier12.
1Mathieu, 24, 24.
2Mathieu, 16, 24.
3III Rois 18, 28.
4I Roi 19-23.
5Jean 1, 9.
6Jean 1, 5.
7II Co 11, 14.
8Pouperies : jeux enfantins de poupées. Absent du Littré.
9Ro 14, 17.
10Nb ch. 22 et ch. 31, 16.
11Ap 3, 1.
12La lettre 8 des « Lettres spirituelles de Madame Guyon », reproduite au début de ce volume, renvoie à la lettre présente, avec le texte suivant : « Lettre VIII, Que les voies extraordinaires sont sujettes à la méprise. Sûreté des voies simples et de tendre à n’être rien. Ecrite à l’occasion de certains Nouveaux Prophètes qui se voyant désapprouvés de l’Auteur dans une lettre (voyez la lettre 124 du IVe volume), répliquèrent là-dessus, qu’on voulait poser cdes bornes à la puissance de Dieu, etc. » - Les « Nouveaux Prophètes » sont les jeunes Camisards émigrés qui visitèrent entre autres l’Ecosse.
Que le bon monsieur ** soit persuadé de l'union que j'ai avec lui en Jésus-Christ. Je ne lui écris pas pour cette fois : ma santé, jointe à des afflictions considérables, m'empêche de pouvoir dicter une longue lettre. Je lui dirai toujours en attendant que tous les Prophètes ont parlé au nom de Dieu : Voici ce que dit le Seigneur, et quoique ensuite, après s'être servi de ces termes, ils aient parlé comme Dieu même en quelques endroits, ils ont été bien éloignés de parler comme étant Dieu même et de dire : « Je suis l'Eternel qui parle. » Ces sortes de termes ne peuvent venir que de celui qui a dit : Je serai semblable au Très-Haut1 et qui, en effet, a cru, en se révoltant contre Lui se rendre semblable à Lui ; mais la punition réservée à ce grand criminel le serait aussi pour ceux qui [498] voudraient faire comme lui, s'ils le faisaient avec malice, ce qui n'est assurément pas ; mais c'est une obsession qui fait que le démon, en remuant leur langue, la fait agir comme il veut. Je ne doute point qu'il n'y ait des gens très bons parmi eux, mais séduits par le démon et non pas inspirés par le Saint-Esprit qui remue simplement le cœur de l'homme, et lui fait dire naturellement et simplement sans effort ce qu'Il veut qu'il dise.
Je veux croire qu'ils ont les dispositions qu'ils expriment, mais je vous assure qu'ils ne les ont qu'en sentiments et non en réalité, et comme ils veulent aimer Dieu malgré leur obsession, il n'est pas étonnant que leurs âmes soient paisibles dans l'agitation de leurs corps. J'espère que le bon Dieu vous éclairera de plus en plus pour vous faire connaître la vérité. Je ne laisse pas d'avoir estime pour certains entre eux, que je crois bons, mais trompés. Il y en a quelques-uns parmi eux (et je crois que ce pourrait être des premiers) qui ne sont pas aussi innocents que les autres.
[499] Cette communication, de produire sur les autres des effets aussi extraordinaires, n'est point de Dieu, car lorsque Dieu se communique par un cœur purifié à un autre cœur, cela se fait intimement et paisiblement par le fond de l'âme qui est le Sancta Sanctorum, et le démon n'y peut entrer. Ces communications-là sont trop simples, trop pures, trop dégagées de sentiments pour que le diable y puisse avoir part. Je vous salue en Jésus-Christ, et tous ceux qui aiment Dieu véritablement.
1Es 14, 14.
Je vous assure, mon cher f[rère] en Notre-Seigneur, que si Dieu vous donne quelque charité pour moi, Il me donne une véritable union pour vous et vous m’êtes très présent en Lui. La distance des lieux n’interrompt ni cette union ni cette présence, lorsqu’elle est en Celui en qui tout est présent et où il n’y a point d’hier et d’avenir. C’est de cette sorte qu’on trouve ses amis sans partage, sans interruption, sans distraction1 de ce premier Etre, qui, renfermant toutes choses, demeure invariablement notre unique objet, car quoiqu’Il renferme tout et qu’Il nous unisse en Lui à qui il Lui plaît, c’est tellement Lui qui est le principe et le moteur de cette union, qu’elle se fait sans distraction de Lui. Nous trouvons même que l’adhérence à cette union qu’Il veut et ordonne, nous enfonce plus en Lui-même. Il me semble que c’est un petit échantillon de l’union des bienheureux en Dieu, quoique plus imparfaitement en cette vie, où les anges inférieurs, s’unissant sans s’unir aux supérieurs, reçoivent en Dieu l’influence de la Hiérarchie supérieure. Nous n’avons donc qu’à demeurer unis en Dieu, où j’espère que le souvenir de ce méchant néant ne servira qu’à vous y porter davantage.
Vous avez bien raison de dire qu’il n’importe par qui Dieu soit évangélisé et imprimé dans le cœur pourvu qu’Il le soit. Ô si les âmes coûtaient autant à tout le monde qu’elles m’ont coûté, on ne s’empresserait pas pour elles ! Il n’y a que la charité de Jésus-Christ qui puisse porter [à] cet emploi : c’est une flamme pure qui, montant toujours en haut, ne s’arrête ni à peine, ni à difficulté, ni à propre intérêt. Je prie Dieu qu’Il vous soit toutes choses et salue vos amis.
1Distraction : 4° Toute diversion qui détourne l’âme ou l’esprit. (Littré).
Si nous n’éprouvions jamais ce que nous sommes, nous ne connaîtrions point assez l’extrême dépendance où nous sommes de Dieu, et Sa protection singulière sur nous. C’est bien [506] se trouver comme en l’air que de perdre tous les appuis. Lorsque l’on veut qu’une personne reste suspendue, on lui ôte ce qu’elle avait sous les pieds : c’est ce que l’on vous fait. Quelque saintes que soient les personnes dont l’abandon est encore soutenu, elles sont bien éloignées du compte. L’abandon fait perdre peu à peu tous les soutiens perceptibles, quelque délicats qu’ils soient, et alors il est son soutien à soi-même. Mais lorsqu’il se perd lui-même, que reste-t-il qu’un débris affreux qui manifeste le péril que l’abandon même tenait caché ? On est quelquefois étourdi du bateau : comment ne le serait-on pas du naufrage ? Laissez-vous comme une écume que la mer a rejetée, qu’elle reprend quelquefois sans lui faire changer de nature, et qu’elle rejette avec une plus furieuse impétuosité.
Je vous conjure de soigner votre santé autant qu’il vous sera possible. Il faut cependant entrer dans une indifférence parfaite pour cette même santé : lorsque tout sera désespéré, ce sera alors que tout ira bien. La mienne ne sera, à ce que je crois, guère soulagée des eaux : [507] je fais pourtant ce que vous m’avez ordonné. Les médecins sont peu accoutumés à des maux pareils aux miens. Je souhaite que les eaux de Sainte-Reine vous fassent du bien. Qu’il y a peu de gens qui veuillent bien manger le pain tout sec ! Ce pain est pétri pour vous dans le ciel.
Non, madame, il n’y a qu’une chose, c’est de demeurer dans notre impuissance et dans notre néant, abandonnés à toutes les rigueurs de la justice de Dieu et exposés en même temps à toutes les assistances et à toutes les douceurs de Sa miséricorde ; et en Le servant dans cet anéantissement comme Il veut être servi, ne souhaiter point d’autre miséricorde que celle qu’Il a résolu de nous faire, n’ayant plus d’autre volonté que la Sienne. Soyons aussi [508] contentes dans cette même volonté qu’Il ne nous fasse nulle miséricorde, que si nous en sentions les effets, Sa volonté étant plus pour nous que toute miséricorde, et Sa volonté même étant la miséricorde, puisque, selon Sa volonté, la plus rigoureuse justice nous ferait une très douce miséricorde si nous aimions plus Sa volonté que tous nos intérêts. Justice, justice, ô Amour, sans nulle miséricorde, si telle est votre volonté ! Ô volonté de mon Dieu, tu me vaux plus, toi seule, que toute miséricorde ! Volonté de mon Dieu, dans les enfers, vous me ferez un paradis ! Paradis, sans la volonté de mon Dieu, tu me serais un enfer ! Ô mon Dieu, que Votre volonté me détruise, et je n’aimerai que ma destruction ! Ô volonté de mon Dieu, tu es le paradis du Paradis1, le Dieu de Dieu.! Oh ! qui aurait un peu le goût de cette volonté de Dieu, aimerait mieux être la misère même pour accomplir cette volonté dans toute son étendue, que d’être saint avec un peu moins de cette divine volonté. Non, il n’y a point d’ange qui ne se précipitât [509] dans l’abîme au moindre signal de cette divine volonté. Mais si l’amour de la divine volonté m’emporte dans l’excès, c’est à vous, ô volonté de mon Dieu, à qui je le soumets.
Il faut donc s’abandonner à cette divine volonté, afin que si notre cœur a été troublé par la crainte que l’orgueil et la possession de nous-mêmes nous ont causée, nous puissions, dans cette divine volonté, nous glorifier de notre humiliation, de nos faiblesses, de nos misères, de notre bassesse. C’est avec grande raison, ô divin Paul, que vous vous glorifiez de vos faiblesses2, puisque ce sont elles qui causent votre véritable gloire, chassant l’amour-propre, cet ennemi de la gloire de Dieu, et de la vôtre qui ne peut être solide qu’elle ne soit en Dieu seul.
Mais c’est vous, Seigneur, qui faites ces choses. C’est par Votre bras puissant que Vous Vous servez des choses les plus faibles pour faire Vos plus grands ouvrages : les pots de terre cassés3 terrassent des milliers d’hommes ; [510] un son4 de trompette, un cri, abattent des villes ; une petite pierre5 renverse le plus grand des géants ; une mâchoire d’âne6 défait l’armée des Philistins. Ô Dieu, c’est Vous seul qui pouvez faire ces choses, parce que votre pouvoir est sans bornes. Ce qui est le plus faible, le plus misérable, le plus imparfait hors de vous, est en vous le plus fort, le plus pur, et le plus puissant parce que votre bras ne peut être raccourci, et que rien ne peut s’opposer à Votre puissance. Votre vertu est si excellente qu’elle a le pouvoir de détruire en un moment tous les défauts et de communiquer son excellence sans souffrir d’altération. Ô vertu de mon Dieu, vous êtes un baume divin, qui communiquez votre qualité à ce qui paraît le plus infecté ! La plus pure vertu de l’homme, prise en lui-même, est une ordure ; et en vous, ce qui paraît sale, serait une vertu. Ô amour, arrachez toute vertu, et que votre vertu seule subsiste, et par cela même vous ôterez toute saleté !
1La vie, le cœur, le plus intime de Dieu. (Dutoit).
2II Co 12, 9.
3Jg 7, 19 sq.
4Jos 6, 20.
5I R 17, 49.
6Jg 15, 15.
Je vous porterais beaucoup de compassion si je ne savais que le chemin de la croix par lequel Dieu vous conduit, fera le bonheur de votre âme, puisqu’elle la rendra le temple de Dieu. Dieu vous traite comme Abraham par le sacrifice qu’Il vous fait faire de vos enfants dans le temps qu’Il réveille la tendresse que vous avez pour eux : j’espère que Dieu leur servira de père. C’est un temps fort à passer : il faut le passer avec courage sans courage. J’espère que Dieu vous donnera, dans votre retraite, la consolation que vous n’avez pas encore éprouvée.
Je m’attends qu’on m’ôtera ma pension, soit en défendant de la payer, soit en en faisant suivre ceux qui l’iront quérir, en sorte que je serai réduite à gagner ma vie. J’ai déjà fait mon petit plan pour cela, et je regarde la chose comme facile. Je ne demanderai nul secours à nos [512] amis, étant en cela dans les desseins de Dieu sur moi.
Pour moi, je mérite plus que tout cela. Mais vous, qu’avez-vous fait ? Mais qu’avait fait Jésus Christ ? Ne vous inquiétez pas des pensées de vanité. Laissez tout tomber : elles ne sont pas volontaires, je vous en assure. Si je pouvais porter vos souffrances avec les miennes pour vous les épargner, que je m’estimerais heureuse ! Mais Dieu, qui veut retracer en vous Son image, ne le pouvant faire que par la souffrance, ne vous en laisse pas manquer. Sa sainte volonté soit faite ! Hors de Jésus-Christ, les croix sont bien laides ; mais en Jésus-Christ, qu’elles sont charmantes !
C’est un avantage que d’être mal reçu, et plût à Dieu [d’] avoir donné jusqu’à la dernière goutte de Son sang, et qu’il connût M. et qu’il en fût dépris1. J’ai beaucoup goûté votre lettre, et la disposition où Notre-Seigneur vous met. Si je pouvais réfléchir, je croirais que mes misères sont la cause des égarements de quelques-uns. Je prie Dieu qu’Il achève Son ouvrage en vous, et qu’Il m’arrache plutôt du monde par [513] le dernier supplice que de permettre que je fusse un obstacle à Ses desseins sur vous.
1Part. passé de déprendre. Séparé de ce qui avait pris. « Comme on est [par la simplicité] intérieurement dépris de soi-même… » (Fénelon cité par Littré).
Dieu fait ce qu'Il veut faire de nous. Qu'on trouve peu de véritable abandon et qu'il y a de différences entre la spéculation et la pratique ! Je ne sais pourquoi, mais je me trouve de plus en plus unie à vous. Je ne sais si Dieu vous veut faire pratiquer un abandon réel. Si cela est, ô combien me serez-vous chère, et à Lui ! Je prie mon divin Maître de vous être de plus en plus toutes choses et de mettre dans votre cœur Sa vérité pure. Rien pour nous : tout pour Lui ! Soyons fidèles sans fidélité à une destruction totale. A Dieu, ma très chère.
Comment sauriez-vous ce que je dois devenir, puisque je ne le sais pas moi-même et que j'attends à tout moment quelle sera ma destinée ? Comme je l'ai abandonnée à Dieu, je ne m'en mets pas en peine : je ne crains ni la prison, ni la mort. L'infamie dont on me couvre me serait bien plus douloureuse si je m'intéressais à moi-même. Bon courage ! Si l'on me fait mourir, venez me voir mourir, et faites comme la Madeleine qui ne quitta point celui qui lui avait enseigné la Gnose1. Croyez que vous me serez toujours très chère. Tant que je pourrai vous répondre, je ne refuserai point vos lettres.
1C'est la Science de l'intérieur et de l'amour pur que Jésus-Christ avait enseignée à la Madeleine, laquelle lui tint compagnie au pied de la Croix. Les premiers chrétiens appelaient gnose cette divine Science. Voyez la lettre de saint Barnabé, chap. 1. édition d'Oxford pag. 5 et saint Clément d'Alexandrie dans ses Stromates Liv. VII. (Dutoit).
Il peut être très vrai que Dieu est fâché contre moi ; hélas ! quel sujet aurait-Il d'en être content, moi qui n'ai rien fait pour Lui ! S'Il me rejette, j'en suis contente, car Il me fait justice, et j'ai prié notre Patron de me foudroyer et qu'il m'enfonçât dans les enfers si je déplais à notre commun Maître. Que Lui seul règne et que je périsse ! Je vous conjure de ne point juger de moi ni par votre raison, ni par votre inclination, mais par votre cœur. Si vous trouvez en moi quelque chose qui déplaise à Dieu, mandez-le moi avec votre sincérité ordinaire.
Il me vient dans l'esprit que le rebut que ** a de moi, vient peut-être aussi de moi, vient peut-être aussi de Dieu, qui lui fait sentir combien je Lui suis désagréable. Mettez-vous tous du parti de Dieu contre ce méchant néant, qui sera, s'il plaît à Dieu, toujours un néant soumis. Il peut être éternellement [516] malheureux, mais j'ose espérer qu'il ne sera jamais rebelle. Je vous avoue franchement que je ne vois pas en moi le moindre bien. Mais comme je ne me regarde pas, je n'y fais ordinairement nulle attention. Mais dans ce moment je me trouve la plus éloignée de tout bien qui soit au monde. Mais mon Dieu est saint, mon Dieu est saint, mon Dieu est saint, et cela me suffit !
N. devrait servir d'un grand exemple aux autres de ne faire que se prêter à Dieu afin qu'Il fasse, en nous et par nous, ce qu'il Lui plaît, et pour autant de temps qu'il Lui plaît ; cela fait qu'on a si peu d'attache à conduire, qu'on ne s'embarrasse ni par qui ni comment les âmes soient conduites, pourvu qu'elles aillent véritablement à Dieu. Mais lorsqu'on se cherche en quelque manière, c'est s'arracher la peau que de [517] se soustraire à une certaine domination et à une certaine envie de donner des avis. Quelque lumière naturelle qu'on ait, on réussit peu quoi qu'il semble qu'on dise bien, parce que ce n'est pas l'esprit de la grâce qui anime. Oh ! qu'on verra clair un jour ! Et que de méprises que l'amour-propre fait faire, quoiqu'on ne s'en aperçoive pas ! quoi qu'il semble qu'on combatte l'amour-propre, on le nourrit d'une manière cachée ; le mal est d'autant plus grand qu'il se fait moins sentir : il devient presque irrémédiable.
Je comprends aisément ce que vous me dites pour l'avoir éprouvé. Nos âmes sont les épouses de Jésus-Christ : elles n'ont point de sexe différent, et c'est ce qui fait l'unité simple des âmes en Dieu, sans retours ni réflexions. Abandonnez-vous bien à l'Esprit de Dieu afin qu'Il fasse en vous, de vous [518] et par vous, tout ce qu'il Lui plaira. Quoique l'âme soit toute passive et toute simple, elle ne laisse pas de se donner et de se sacrifier, et cette action n'est point multipliée puisque Celui qui agit en nous, nous meut pour agir. De plus, lorsque Dieu veut de nous de nouvelles choses, comme, par exemple, de nouveaux abandons, Il nous fait nous abandonner et livrer d'une manière distincte. Jésus-Christ ne se livra-t-Il pas lorsqu'Il dit : Non point ma volonté, mais la vôtre1, quoiqu'Il Se fût livré dès le moment de Son incarnation, ainsi qu'il est écrit à la tête du livre, dit-il par David, que je ferai votre volonté, etc.2 Je n'ai rien à vous dire de plus, sinon que vous receviez cette plénitude qui ne vous est donnée, comme à Job, que pour vous appauvrir un jour. Mais il faut recevoir dans le moment présent tout ce qui s'opère.
1Lc 22, 42.
2Ps 39, 8-9.
Il y a un temps où il semble que la perte soit assurée, mais une mauvaise perte ; rien ne peut ôter cette idée que l'entier oubli, car en ce temps, non seulement on est en l'air, mais il paraît manifestement qu'on l'est mal, sans cependant pouvoir en nulle manière sortir de cet état ni penser même d'en sortir. Ce témoignage de la filiation divine, que nous portons dans le plus intime de l'âme, paraît entièrement effacé. Mais quoique ce témoignage intime soit fort caché, il est pourtant, sans que l'on puisse dire comme il est. C'est comme les tableaux couverts de quelques rideaux : on sait qu'ils sont là, quoiqu'on ne les voit pas ; mais dans ce temps, ils sont comme effacés, ou comme s'ils n'avaient jamais été.
Qu'importe de ne pouvoir même dire « qu'importe » ! Tout est un lorsque tout [520] l'intérêt de la créature est détruit. Mais quand l'est-il ? En qui l'est-il ? Il le sera parfaitement en vous. Je vous recommande, etc.
Voilà une lettre pour N. Je vous assure que je l'aime plus que jamais, et je ne doute point que Dieu ne lui fasse beaucoup de grâce pour l'acquiescement qu'elle a eu. Son fond est excellent : il faut la poursuivre sans lui rien pardonner. Il faut qu'elle fasse de même aux autres. Que prétendons-nous, mes chers enfants, que de plaire à notre divin Maître ? Nous ne pouvons le faire que par une mort totale. Ceux qui tolèrent nos défauts et notre vie propre sont des bourreaux, mais ceux qui ne nous épargnent point, sont nos véritables amis. [521] Commençons comme si nous n'avions rien fait, et mourons sans réserve afin que Jésus-Christ vive en nous ; s’il nous reste de la vie, pour peu que ce soit, Il ne vivra pas pleinement et parfaitement en nous. Il faut un nouveau courage. Nous avons langui sans mourir : notre langueur a fortifié notre vie. Qu'attendons-nous ? Que voulons-nous ? Qu'espérons-nous, sinon que notre Maître vive par notre mort et soit tout par notre rien ? Non nobis, Domine, etc.1 Que ne puis-je vous graver cela dans le cœur ! Que de temps perdu où nous pouvions faire des démarches infinies !
1Ps 113, 9 : Non à nous, Seigneur, non à nous, etc.
[522] Pourquoi la sagesse humaine nous est-elle si fort nuisible ? C'est qu'elle est opposée à la Sagesse-Jésus-Christ et qu'il faut nécessairement qu'elle Lui cède la place, sans quoi Jésus-Christ, Sagesse éternelle, ne S'élèvera jamais dans une âme. On peut être vertueux et se tenir dans un certain train de piété sans perdre sa propre sagesse ; mais afin que Jésus-Christ vive et règne en nous, il faut nécessairement que cette sagesse soit détruite. C'est la raison pour laquelle Jésus-Christ fait paraître un transport extraordinaire, que l'on ne remarque point en un autre endroit, lorsqu'Il a dit : Je vous rends grâce, mon Père, de ce que Vous avez caché vos secrets aux grands et aux sages et les avez révélés aux petits1. Ceci n'est autre que la révélation de Jésus-Christ Lui-même, en qui tous les trésors de la Sagesse et de la Science sont renfermés2. Et comme tout le désir de Jésus-Christ est de Se communiquer aux [523] hommes et de Se manifester à eux, et que cependant Il ne peut Se communiquer à eux tant qu'ils restent dans leur sagesse, Il Se réjouit et rend à Son Père des actions de grâces de ce qu'Il ne les révèle pas à ceux qui sont sages et prudents, parce qu'Il ne pourrait habiter en eux. Aussi Jésus-Christ, selon l'Apôtre, est-Il scandale aux Juifs et folie aux Gentils3. La sagesse des hommes est folie devant Dieu4.
Il n'y a personne qui n'ait son favori et son Isaac à sacrifier, qui est ce qui leur coûte le plus : dans les uns, c'est sa propre sagesse, dans les autres, c'est quelque autre chose. Mais c'est peu de sacrifier à Dieu tout le reste, si on ne lui sacrifie cet endroit favori. Mais, dit-on, faut-il faire des folies pour détruire notre propre sagesse ? Nullement, mais il faut une volonté réelle et toujours subsistante de la sacrifier au Seigneur lorsqu'Il le voudra. Il faut de plus suivre son train dans l'état où l'on est, sans l'écouter5. Par exemple, une personne est appelée pour être possédée [524] hautement de Jésus-Christ, et pour cela Il veut qu'elle aille non par le raisonnement de la sagesse humaine, mais par le premier mouvement, non que ce premier mouvement soit toujours infaillible, mais c'est pour accoutumer peu à peu l'âme à perdre la possession de soi et se laisser posséder par Jésus-Christ. Et Il aime mieux des fautes que la docilité fait faire, que tous les ajustements de la prudence dont il ne fait aucun compte, et qu'il a même en horreur dans une âme qu'Il veut détruire. Il veut de plus que dans les routes de destruction intérieure on n'écoute point la sagesse humaine, mais que, marchant à l'aveugle, on Le suive partout où Il mène. Quoique l'on doive simplement cette fidélité à Jésus-Christ, Sagesse éternelle, Il nous montre cependant ensuite que Sa sagesse est plus sage que toutes nos sagesses, car Il ajuste si bien toutes choses que, quoique dedans la sagesse humaine perde terre, au-dehors tout est si sage, surtout pour les personnes comme vous, qu'ils ne peuvent s'empêcher de dire : Bene omnia fecit6.
[525] N'attribuez le progrès que vous avez fait où vous êtes, et qui ira aussi loin que je vous ai dit (car je ne l'ignore pas, quoique vous n'en disiez rien), qu'à la petitesse, et ne croyez pas que votre sagesse y ait aucune part ; non, elle n'y en a ni aura aucune. Et si Dieu pouvait avoir quelque douleur, Il serait pénétré de douleur jusqu'au fond du cœur (comme parle l’Écriture) si vous ne Lui faisiez pas un sacrifice sans retour de votre propre sagesse, mais sacrifice tel qu'Il en pût disposer à Son gré, sans que vous fussiez en droit de vous en mêler ; sacrifice tel que, quelque route qu'il vous fît passer pour l'intérieur, vous ne Lui demandiez pas seulement pourquoi Il en use de la sorte. Je crois que je mourrais de douleur si je vous voyais manquer aux desseins de Dieu par quelque réserve et vous soustraire à Son domaine souverain sous quelque prétexte.
Depuis qu'on m'a fait faire, en votre faveur, une démission de toutes les miséricordes que Dieu m'a faites et que l'on m'a chargée des humiliations que vous deviez porter, Dieu fait qu'il n'y a pas un instant que je ne sois dans une [526] immolation continuelle pour vous. Soyez donc petit comme le petit Jésus, car c'est uniquement ce qu'Il veut de vous. Si vous n'êtes petit comme Lui, quoiqu'il semble que les choses soient sur un pied à ne pouvoir mal aller, elles mourront dans leur naissance. Quoique je vous écrive de cette sorte, ce n'est pas que je crois que vous manquiez de petitesse, oh non ! mais c'est pour l'avenir : il faut être si [aussi] petit pour passer où Jésus-Christ vous invite de Le suivre. Allez donc avec Lui, et que rien ne vous arrête ni ne vous fasse retourner la tête, comme à la femme de Loth. C'est un effet de la sagesse humaine que de regarder derrière soi, et c'est pourquoi elle fut changée en statue de sel. Je prie Dieu de tout mon cœur que mon cher petit Maître soit Lui-même le sel qui vous préserve, dès cette vie, de toute corruption.
1Lc 10, 21.
2Col 2, 3.
3I Co 1, 23.
4II Co 3, 19.
5Notre sagesse.
6Mc 7, 37.
[527] Lorsque je vous dis hier qu'il ne fallait pas dire les défauts à N., j'entends ceux qui pourraient lui donner quelque application et quelque retour sur lui-même ; mais je n'entends pas qu'il ne faille le porter au dénuement et dérangement lorsqu'il s'en présente une occasion actuelle. Il est mort aux choses extérieures par la fidèle pratique de tout bien, mais il faut mourir [à l'attachement] à cette même pratique et se laisser déranger par les moindres providences : les attaches spirituelles sont si fortes et si subtiles qu'elles sont plus difficiles à rompre. Je ne doute pas cependant que Dieu ne les rompe peu à peu, et je vous assure que son âme m'est très chère.
Pour Me. [sic] j'en fus très satisfaite, et j'espère que mourant peu à peu [528] par une fidélité non anticipée, mais qui lui fasse suivre sans douter ni raisonner le moment divin, elle ira et vite et loin. Sa lumière sur le détachement des choses spirituelles et des bonnes pratiques est très juste, et passe son degré de beaucoup. J'espère beaucoup de son âme, supposé la fidélité que je ne doute pas que Dieu ne lui donne, et le courage. Elle n'a qu'un ennemi à craindre à présent, quoiqu'il en paraisse cent mille : c'est la propre raison. Il faut suivre Dieu avec fidélité au moindre signal.
On croit, pour l’ordinaire, que les visites sont inutiles lorsqu’on n’a pas quelque chose de conséquence à décider. Je vous assure que la grâce et la force ne laissent pas d’y être communiquées, quoique d’une manière insensible, et c’est cette insensibilité qui trompe l’âme qui s’attend toujours à quelque chose. C’est une substance intime qui sert d’aliment sans l’entremise des sens, et il en reste une force secrète comme celle d’une nourriture prise en dormant et dont on n’a nulle connaissance. Il me paraît que l’idée que vous avez de la corruption de l’amour-propre vous empêche d’être aussi simple que vous le serez un jour, car il vous empêche de dire certaines choses qui vous sont avantageuses, au lieu que la simplicité à dire le bien et le mal sans réflexion, délivrant l’âme de tout retour sur soi, la délivre de l’amour-propre, car il y a bien des choses que la simplicité fait dire, qui paraissent aux yeux non tout à fait éclairés, être à notre avantage et venir d’amour-propre, mais qui sont un fruit de la vérité, l’âme ne faisant alors nulle attention sur soi. Cette retenue est une bonne chose, mais vous ne sauriez devenir parfaitement simple sans la perdre. La simplicité et vérité est préférable à tout le reste. L’amour-propre se perd par la perte de toute retenue volontaire quoique vertueuse, et ce soin de s’éteindre et de ne parler jamais de soi, si nécessaire pendant un temps considérable de la vie spirituelle, deviendrait un empêchement dans la suite. Mourez donc à la mort comprise pour entrer dans la mort de la mort même, et laissez-vous comme un enfant. La vertu des vertus pour vous est celle-là. Dieu sait à quel point Il me fait être à vous.
Pour vous, ma chère, mon cœur est d'autant plus à vous que je vous vois plus dans la défiance de vous-même, et sans occupation de cette défiance. Oh ! que l'appui en soi, et la présomption, est une chose damnable ! Elle est pire que damnable : c'est l'exécration de Dieu. Je vous prie, oubliez-vous bien et n'ouvrez la porte à aucune réflexion volontaire. Souffrez les petites pensées de vanité sans les admettre. Allons toujours par le renoncement et au-dessus de nous-mêmes : petite, simple, enfantine, sans le moindre déguisement, et vous charmerez le cœur de mon divin Maître. L'acquiescement à ceci vous en donnera la [531] disposition, et j'espère que Dieu vous gardera sous l'ombre de Ses ailes. Pour moi, je vis contente et abandonnée, attendant tout de Dieu, c’est-à-dire qu'Il me livre ou me cache : ce n'est pas mon affaire, c'est la Sienne.
Il me semble que mon cœur est le trône du pacifique Salomon. Et plus le cœur est tranquille, plus je vous y trouve d'une manière douce et paisible. J'ai encore plus connu que la cause de cet amour singulier que Dieu vous porte, vient de cette démission si entière que vous lui avez faite de votre volonté, et de la fidélité que vous avez à suivre sans raisonner Ses volontés cachées sitôt qu'Il vous [y] invite ou par Lui ou par moi. Il faut porter cette souplesse aussi loin qu'elle doit aller, sans qu'il soit permis d'y répugner, [532] quelque étrange qu'elle vous paraisse. C'est à présent l'article des répugnances sur lesquelles le Seigneur vous détruira, ayant détruit votre volonté dans ses penchants.
Lorsque je dis « répugnances de volonté », je ne parle pas des répugnances naturelles. Dieu vous laissera celles-là parce qu'elles vous serviront à découvrir les volontés de Dieu, comme Il vous a laissé et vous laissera certains penchants qui vous paraîtront naturels, et qui serviront cependant de couverture à Ses plus profondes volontés. Je parle des répugnances spirituelles pour perdre ou pour se voir autrement que l'on ne s'était imaginé devoir être. Comptez que tant qu'il reste une répugnance, quelque légère qu'elle soit, il reste une vie, et que l'âme par conséquent a encore de la subsistance en elle-même, plus ou moins qu'elle est plus ou moins forte ; mais une âme parfaitement morte ne trouve plus en elle non seulement de résistances, mais même de répugnances pour aucune chose que Dieu permette lui arriver, ni à quelque usage qu'Il l'emploie. C'est à Lui de vous faire [533] concevoir ceci dans toute son étendue : Il le fera plus par l'usage et l'expérience que par des lumières positives, quoique vous ne soyez pas dépourvu de celles-ci. Mais [ce sera] en généralité de soi et non en distinction, comme une chose qui est en vous et qui vous sert d'aliment et de subsistance, sans que vous puissiez savoir ni quand ni comment elle y a été mise.
J'ai songé à ce que mande N. sur Marie-Joseph1, et je me suis souvenue qu'elle disait qu'elle ne devait pas mourir sitôt, que si elle mourait ce serait une marque qu'elle [534] serait trompée. Quand elle serait morte malgré tout cela, je n'aurais pas moins d'estime pour sa grâce, car ce n'est pas sur l'extraordinaire que nous nous appuyons, mais sur son fond de grâce, d'oraison, sur sa douceur, sa patience, son obéissance, sa simplicité, etc. Son extérieur personnel (et non tout le reste qui ne fait rien à la chose) me paraît une belle figure de la vie du centre. Ce corps pourri, détruit, où il ne reste plus de forme, est la figure de l'entière destruction du vieil homme. Il ne reste que le visage sain et entier, comme il ne doit rester en nous que la ressemblance de l'homme nouveau. Elle vit sans nul moyen naturel d'entretenir sa vie. Cette âme est arrivée au centre, vit sans savoir comment et sans moyen. Je crois donc que Dieu l'a donnée dans ce siècle pervers pour être une figure de l'état qu'il demande de nous, ainsi qu'Il rend les actions des Prophètes autant prophétiques que leurs paroles.
O Seigneur, ne devons-nous pas espérer que Vous viendrez Vous faire connaître par l'intérieur ? Hé [535] pourquoi tant de gens qui veulent rétablir la loi de rigueur, d'une manière outrée, contre ce que Jésus-Christ a dit et même fait ? mais parmi ces gens, il peut y en avoir de bonne foi et qui n'entrent pas dans l'erreur. Tous ces zélés indiscrets ne pourraient-ils pas être comparés à des Élies (quoique avec la différence qu'on y doit mettre), qui précèdent l'avènement du règne intérieur de Jésus-Christ, si combattu, si décrié ? Ô Seigneur, donnez un véritable intérieur à vos enfants, je vous en prie ! Qu'on Vous reçoive comme Messie et comme Roi des cœurs !
1Inconnue.
Je viens de recevoir votre lettre, mon cher N., sur les [536] circonstances de la mort de Marie-Joseph. Je ne me suis jamais défiée d'elle, mais de l'extraordinaire. Elle est bienheureuse d'être arrivée au but où nous tendons tous. Dieu est admirable en ce qu'Il fait. Et si elle a été dans sa vie une image de la vie de mort, où nous devons tendre, non extérieurement, mais intérieurement, elle est à sa mort la figure de la résurrection mystique et même de la naturelle. Dieu en fait plus comprendre qu'on n'en exprime.
O Amour, qui me donnera des ailes de colombe, afin que je vole en certains lieux et que je parle à l'oreille et au cœur de celui qui me peut entendre ? Je suis un chien mort, mais telle que je suis, que ne puis-je aboyer et me faire entendre ! Que ne puis-je pousser ma voix si loin que l’on me puisse entendre ! Ô extérieur méprisé, ravalé, où il n’y a que misère, enfance et pauvreté, que ne renfermes-tu point ? Dieu, qui est seul Dieu en Lui-même pour Lui-même, Se renferme sous de vils accidents, et ces accidents sont si méprisables que les seuls yeux de la foi et du pur amour l’y peuvent découvrir. Les pays les plus éloignés ne font pas de milieu ni d’entre-deux. Ô Bienheureux, qui Te connaît, qui Te passionne, qui est-ce qui tend à Toi ? Tous s’élèvent et, étant en l’air, ils doivent craindre une chute très profonde. Ô Amour, entraîne-les dans le rien ! on ne peut te posséder sans cela. Mais, que dis-je, te posséder : c'est Toi qui possèdes, qui dévores, qui absorbes, qui digères celui qui passe en Toi, en sorte qu'il Te sert d'aliment. Tu le transformes en Toi sans qu'il le voit ni le connaisse. Ta chaleur divine le réduisant à rien, il ne sait plus s'il est passé en Toi. Il ne voit que Toi et, s'il se regarde, il ne voit plus que l'excrément et le superflu de la digestion que Tu as faite ! Hélas, qui aura des oreilles pour entendre ? Qui aura un cœur pour comprendre ?
Je crois qu'il y a encore bien des petites choses sur quoi vous tenez, et bien des défauts. Mais comme ce que Dieu demande le plus de vous, est l'étendue de cœur, la largeur, l'oubli de vous, la désoccupation de vous-même, la perte de tous vos intérêts d'âme, de corps, de temps, d'éternité, vous devez vous jeter entre les bras de l'Amour. Et c'est ce que je crois que vous [542] faites, car vos défauts détaillés ne doivent point faire votre application et ne serviraient qu'à vous nuire. Allons le temps est court. Enfonçons-nous dans cette mer d'amour éternel pour ne nous retrouver jamais, ni dans le temps, ni dans l'éternité mais [dans] cet unique Tout, dans lequel nous demeurerons non seulement cachés avec Jésus-Christ, mais abîmés et perdus. Quand sera-ce que nous ne saurons plus si nous allons et comme nous allons, n'ayant plus de marcher, mais nous laissant emporter par ce tourbillon infini, qui nous fera faire plus de chemin en un moment que nous n'en ferions par nos pas en mille années ?
C'est ce que Dieu veut entièrement de vous, que cette perte entière de vous-même en Lui. Qu'attendez-vous ? Tous les moments sont chers et tous les temps sont propres pour cela. Jetez-vous à corps perdu dans le cœur divin, et regardez un retour et une vue de vous-même comme un grand défaut. Laissez le naturel rétréci et timide. Dieu seul, sans vous, Dieu seul, pour Lui et non pour vous. Plus de moi, plus de division ni de distinction de ce [543] grand Tout. Pourquoi cette petite goutte se voit-elle encore, sinon parce qu'elle n'est pas parfaitement mélangée avec ce Tout et qu'elle a conservé une qualité propre et particulière ?
Je suis si persuadée que c'est ce que Dieu veut uniquement de vous à présent, que si j'étais avec vous, je ne vous dirais autre chose : mon fond entraînerait le vôtre, ou bien vous vous tiendriez à quatre pour ne le pas suivre. Et où vous entraînerait-il ? En Dieu. Il ne peut et ne veut que se perdre davantage. Que peut toute la contradiction des hommes que nous enfoncer plus en Dieu ? Les joies et les consolations sont des hameçons qui nous tirent de la mer, mais les afflictions sont des poids qui enfoncent toujours plus dans cette mer sans fond : c’est mon cœur qui parle au vôtre ce langage. Recevez-le, je vous en conjure, d'un cœur ouvert, dilaté, fluide, qui n'ait ni consistance ni résistance. Quel bonheur de commencer dès cette vie ce que nous devons faire éternellement !
C'est pour vous prier d'étendre et de dilater votre cœur, ou plutôt de le laisser étendre à la grâce, ce cœur trop petit pour l'immense Dieu. Vous voulez trop le bien, et selon vos vues. Dieu a les Siennes. Vous vous êtes fait une sphère dont vous ne sortez point, et vous croiriez vous égarer si vous en sortiez. Cependant, tant que vous y resterez fixe, quoique avec un mouvement apparent, vous décrirez toujours le même circuit, vous approchant quelquefois du point central, et vous en éloignant aussitôt pour suivre la route que l'idée que vous vous êtes faite de la vertu vous a tracée.
Allons, passons ces bornes et laissez-vous entraîner au torrent de la Providence qui vous mènera avec rapidité, je l'avoue, mais avec une sûreté inconnue, dans le Tout. [545] Soyez dans la joie et dans la largeur. Il nous reste si peu de temps. Cependant si notre capacité demeure fixée et rétrécie, elle restera telle toute l'éternité et c'est, sous bon prétexte, dérober à Dieu une très grande gloire et à notre âme un très grand bien, quoique ce ne soit pas ce dernier motif qui nous ait dû agir1.
1qui aurait dû nous pousser.
Je ne puis douter que M. ne soit arrêté malgré sa bonne intention ; elle le porte à monter de degré en degré selon l'idée qu'il s'en est faite et, comme lorsqu'on est arrivé à une certaine hauteur, on y demeure toujours parce qu'il n'y a plus rien à monter et qu'il faut descendre, aussi quelque bonne intention qu'il ait d'avancer, il n'est plus question de marcher sur les mêmes traces : c’est une voie comprise de la [546] créature et suivie à la ligne selon cette compréhension. Il faut changer de conduite et laisser absolument derrière soi, comme choses inutiles et même oubliées, ce qui a servi jusqu'alors. On a toujours été conduit comme par une étoile, qui marque toutes les démarches, et en fait comprendre et goûter la beauté ; il faut désormais que cette même étoile soit outrepassée pour aller à tâtons et par l'inconnu.
Mais, me direz-vous, si cette étoile paraît toujours, que voulez-vous qu'il fasse ? Peut-il, par son effort, éteindre la lumière ? Il ne s'agit pas de cela. Il ne faut qu'outrepasser le lieu où elle réside. Il y a une lumière fixe dans un chemin qui me fait voir et marcher toujours ce même chemin ; tant que je n'en sortirai pas, j'aurais toujours sa lumière et je marcherai dans les mêmes pas ; mais si je passe outre le lieu où elle est, elle ne m'éclairera plus. J'ai suivi ces sentiers battus tant et tant de fois à la faveur de sa lumière. La providence marquée et aperçue est l'étoile fixe qui guide M. ; pourquoi ? Parce qu'il marche toujours les sentiers battus de la voie qu'il a comprise et [547] lorsqu'il arrive dans l'obscur, il retourne à sa lumière. Il faut l'aveuglement et le dérangement pour le tirer de la voie sainte, mais comprise, pour le jeter dans les sacrées ténèbres de la foi, où il n'y a plus d'autre flambeau qu'une volonté divine, mais cachée pour l'âme. Vous ne pourriez comprendre combien cela m'est montré clairement en lui. On me met dans l'esprit un passage pour exprimer ce que je veux dire : vous m'avez pris par ma main droite, vous m'avez conduit selon votre volonté et vous m'avez ensuite fait entrer dans votre gloire1. M. N. a été conduit jusqu'à présent par la main droite : il a suivi avec beaucoup de fidélité cette voie droite. On lui a manifesté avec un extrême plaisir tous les lieux par lesquels on le conduisait et les pas qu'on lui faisait faire. C'est donc ce qui est fini, et l'on restera toujours là si l'on ne se laisse conduire à la divine volonté, inconnue de l'âme, et qui est [548] d'autant plus infaillible que moins on la connaît. La première manière de marcher appartient à la foi savoureuse et lumineuse, et la seconde, à la foi nue.
Presque tous les serviteurs de Dieu sont arrêtés à ce premier passage, souvent pour vouloir trop bien faire et parce qu'ils envisagent la nudité comme un déchet. Et il se trouve peu d'âmes qui aient assez de courage pour se laisser conduire à l'aveugle, par des chemins qu'ils ont ignorés jusqu'alors et qui leur paraissent même, en quelque manière, contraires aux premiers. Cependant ils ne marcheront jamais dans cette pure, simple et nue foi, dans cette volonté divine et cachée, qu'ils ne se laissent entraîner en aveugles dans un chemin dont ils perdent peu à peu la trace.
Deux choses arrêtent ici cette personne : l'une, la bonté de la voie qu'il a tenue, qui l'a possédé et qui lui a fait faire toutes choses ; l'autre, certaines maximes de monsieur B.2 , qui étaient pour lors de saison, et que Mr. B. changerait assurément lui-même s'il était vivant. C'est un arrangement intérieur qui fait une âme toujours parée [549] et ornée, mais qui s'arrête sous le poids de ses trésors. Mais ce n'est point une âme avançante dans la voie.
Soyez persuadé que l'on restera toujours arrêté (quoique rempli de biens) jusqu'à ce qu'on entre dans ce que je vous dis. Je n'ai pu me défendre de vous le dire, afin que vous en fassiez l'usage que Dieu en prétend. S'il entre peu à peu dans ce que Dieu vous inspirera de lui dire, j'espère qu'il démarrera de sa place, comme un vaisseau auquel on donne un certain branle, et qu'entrant dans la volonté cachée, il entrera dans la gloire de Dieu. Cette gloire de Dieu n'est autre que Lui-même, où Sa volonté infaillible, mais cachée, nous conduit.
Je regarde M. N. comme le pilote : M. ne fera que le suivre. Vous croyez peut-être que c'est une folie ? Cependant, c'est une vérité certaine, qu'elle n'avancera qu'autant qu'il avancera lui-même, et je le connais clairement, car quoiqu'elle vous paraisse plus avancée qu'elle ne faisait, elle ne fait que s'approcher de lui. Mais c'est lui qui est comme le remords qui arrête tout, et M. comme le reste. Travaillez, je vous prie, sur lui. Je me sens poussée de [550] vous le dire. Il me semble qu'il vous est donné à présent mission pour cela. Ne dites pas que vous y avez peu réussi, mais dites plutôt avec saint Pierre : In verbo tuo, etc.3
Mon cœur est bien uni au vôtre. Je ne serai à mon aise que lorsque j'agirai avec vous sans nulle crainte et sans réflexion, comme un petit enfant. Je sens que Dieu le veut, que, hors de là, je suis mal à mon aise. Je fais même bien des fautes, sortant de mon agir simple et nu où Dieu est toujours ; mais hors de là, je trouve ce misérable moi-même que j'ai quitté si longtemps et qui m'est un supplice.
1Ps 72, 24.
2Monsieur Bertot.
3A votre parole je jetterai le filet : Lc 5, 5.
Je viens d'apprendre une chose qui m'a je ne dirai pas affligée [551] (n'étant pas un terme propre quoique je prenne plus de part que personne à ce qui vous regarde), mais je vois si clairement les desseins de Dieu sur vous que je ne puis m'empêcher de les adorer : vous paraissez trompée selon vos vues, mais vous ne l'êtes pas dans celles de Dieu, qui vous coupe et arrache tout ce qui vous accrochait au-dehors pour vous faire tomber en Lui. C'est un des plus grands effets de la miséricorde de Dieu sur nous lorsqu'Il renverse tous nos desseins et toutes nos vues, et lorsqu'Il nous arrache malgré nous ce qui nous partage. On ne se donne pas à Dieu pour rien et, lorsqu'on s'y donne, Il nous fait acheter la préférence qu'Il fait de nous aux autres. Jésus-Christ est venu dans l'abaissement. Il faut qu'Il nous abaisse aussi pour ôter cette distance infinie qui est entre Lui et nous. On ne L'atteint pas par l'élèvement et la prospérité, mais par l'abaissement. C'est dans le néant de tout le créé qu'on Le trouve, et comme je ne doute point que vous n'entriez à pleines voiles dans les desseins qu'Il a sur vous, vous trouverez dans ces disgrâces un bonheur [552] que vous n'avez pleinement goûté jusqu'à présent. Vous bénirez cette main paternelle qui coupe vos chaînes.
Je Le prie de vous faire entrer dans ce que je vous dis et qu'Il ne permette pas que vous vous laissiez aller à la pensée de dire : je pouvais mieux faire. Oui, vous le pouviez selon les vues humaines, mais non selon les vues de Dieu. Si je ne meurs pas bientôt, vous m'en direz un jour des nouvelles. Je vous embrasse avec une extrême tendresse par les bras de l'Amour souffrant, nu, dépouillé de tout, et mourant pour nous. Je n'ai rien à vous dire, sinon que vous entriez toujours plus dans cet esprit de mort et de renoncement que Dieu demande de vous, allant de plus en plus contre votre naturel, que vous devez combattre fortement, non par des vues anticipées, mais par tout ce qui se présente. Et pour cela, il faut faire ce qui vous répugne, car c'est à présent qu'il s'agit ou de lui donner le coup de la mort ou de le laisser toujours vivre.
J'espère que Dieu vous fera la grâce de vous surmonter dans mille occasions journalières, et que plus vous serez fidèle, plus vous [553] serez éclairée sur cela et aurez de force sans force.
J'ai toujours une extrême joie d'apprendre de vos nouvelles car votre âme m'est bien chère. Je ne crains pas pour vous les défauts qui regardent le manger, mais ce qui peut empêcher votre âme d'entrer dans le large. Ainsi tout ce qui porte à réfléchir sur vous-même sous de bons prétextes, vous nuit infiniment. Oh ! si vous pouviez aller à tâtons sans voir, que vous iriez bien ! vous vous cogneriez quelquefois, mais qu'importe, pourvu que vous vous éloignassiez de vous-même et de tout ce qui a rapport à vous. Cette voie nue, sans objet déterminé, ne plaît pas à la nature ni à l'amour-propre. On veut quelque chose qui soit [554] spécifique et précis, mais on craint un simple général qui ne laisse nulle trace, et où l'on n'a ni coussin ni appui. C'est pourtant ce simple général qui est seul capable de nous déprendre de nous-mêmes et de nous faire entrer dans la vérité.
Ne vous appliquez donc plus à vos défauts détaillés car cela vous occupe de vous-même, mais bien à tout ce qui peut élargir le cœur, car la paix, le large, l'abandon vous corrigeront plus en un mois de vos défauts que votre soin et votre occupation de ces mêmes défauts les corrigeraient en plusieurs années, et même jamais. L’Écriture dit que celui qui marche simplement, marche confidemment1. Ne vous étonnez pas des vicissitudes, des hauts et bas : c'est le propre de l'humanité. Mais il faut vous accoutumer à ce que votre fond soit invariable dans une variation perpétuelle, ce qui ne se peut faire que par la largeur et l'oubli de soi. Plus vous vous oublierez vous-même par un parfait abandon, plus vous serez au large.
Lorsque Dieu vous fait voir vos [555] défauts sans examen et sans retour, il faut les voir et entrer dans le dessein de Dieu, qui est de nous faire voir notre mauvais fond pour nous donner cette sainte haine de nous-mêmes dont tous les saints ont parlé. Mais Il veut en même temps que nous voyons notre impuissance et ce que nous serions sans Sa grâce. Il faut nous abandonner à Lui et nous oublier, car rien ne serait plus injurieux à Dieu que de croire que nous pouvons nous guérir. Je sais qu'il y a souvent des occupations involontaires de nous-mêmes, mais il faut demeurer en paix et les laisser tomber, attendant en patience que l'eau qui est agitée, se calme d'elle-même. Nous sommes tous appelés à sortir de nous-mêmes. Éloignons[-nous] si bien de nous qu'il n'y ait plus qu'un pas à faire pour nous quitter tout à fait. Ce sera alors, comme dit Job, que Vous, ô mon Dieu, tendrez votre main droite à l'ouvrage de Vos mains2. Dieu vous tirera tout à fait de vous.
Je crois N. encore plus propre à vous aider que N. Prenez donc courage, [556] et travaillez sur nouveaux frais, sans travail, à vous oublier et à vous quitter vous-même, puisque c'est l'unique travail que Dieu demande de vous. Chaque maître veut être servi à sa mode en différentes saisons et de différentes manières. Courons : celui qui court et veut devancer les autres ne [se] retourne point pour regarder son chemin, mais il ne songe qu'à tendre à son but. Faisons de même. Si nous nous couvrons d'un peu de poussière en courant, qu'importe, pourvu que nous atteignions le but, quitte à secouer cette même poussière ; et puis la course véhémente fait qu'elle s'élève sous nos pas sans s'attacher à nous.
1Proverbes 10, 9.
2Jb 14, 15.
J'ai beaucoup pensé à vous depuis quelques jours. Votre « insensibilité » est de grâce et l'état « d'indifférence » marque une mort de volonté préférable à [559] toutes choses. Quoique nous soyons remplis de misères, il ne s'ensuit pas pour cela que nous voyions le détail de nos fautes lorsque Dieu ne nous les montre pas, parce qu'il est nécessaire qu'Il nous le cache, sans quoi nous serions toujours occupés de nous-mêmes, quoique avec bon prétexte.
Il faut tâcher de ne vous confesser que lorsque vous en aurez le mouvement avec un besoin marqué, sans quoi, on se fait une routine de la confession. Plût à Dieu que vous fussiez en état de ne vous confesser jamais ! Vous éprouverez de plus en plus que les défauts de l'esprit et de l'amour-propre, tout ce qui est essentiel diminuera et s'en ira ; mais il n'en est pas de même des défauts purement naturels : souvent ils se fortifient, Dieu les laissant, sans péché, pour humilier et nous faire sentir ce que nous sommes.
Évitez toute réflexion : ce que Dieu demande est l'oubli de vous-même. Les personnes qui sont conduites par une multiplicité vertueuse doivent faire le contraire : elles doivent s'occuper de leurs défauts et les examiner pour y [560] remédier activement ; mais pour vous, il faut que vous remédiez à l'essentiel de vos défauts par l'oubli de vous-même ; c’est Dieu qui vous délivrera de ceux qui Lui sont désagréables, vous laissant seulement ceux qui, comme le fumier en hiver, conservent les fleurs tendres et délicates. Si vous étiez exempt des défauts naturels, vous ne le seriez pas d'amour-propre.
L'union ne dépend point du sentiment, mais d'une volonté droite et déterminée de suivre Dieu. Le sentiment est un fruit de l'union, mais ce n'est pas ce qui fait l'union. La plus grande marque que votre oraison est bonne, c'est l'effet qu'elle produit ; laissez-vous mener à Dieu comme il Lui plaît : plus elle sera simple et indistincte, plus elle sera pure. Je crois que vous êtes bien. Il n'y a qu'à vivre d'abandon et de foi.
[561] Que je suis ravie que Dieu vous fasse sentir votre faiblesse ! Que Dieu vous aime bien plus faible que fort ! Car la force cause soutien en soi-même, mais notre faiblesse rend hommage à la force de Dieu et nous anéantit beaucoup. Je vous assure que rien n’est meilleur pour nous que de sentir notre faiblesse et le peu de fond que nous devons faire sur nous-mêmes. Le découragement n’est pas de même, car il marque un reste d’amour-propre, une certaine attente des choses qui, ne réussissant pas selon nos idées, nous fait croire que tout est perdu. Nous regardons le bien d’une certaine façon et Dieu le voit d’une autre, dans un certain lieu et Dieu le veut dans un autre.
Dieu n’a besoin de personne pour faire Son œuvre : Il Se fera des instruments exprès, et le salut viendra d’où on ne l’attend pas. Mais que de renversements auparavant ! Car la colère du Seigneur n'est pas encore apaisée.
Prenons donc courage dans la [562] volonté du Seigneur. Dans les événements même de Sa Providence, croyons que plus il y a de renversements, tout va mieux. Si nous ne voulons que la gloire de Dieu et Sa volonté, nous la trouverons en tout cela. Oui, Dieu est plus glorifié, et votre âme fait plus de chemin dans la sécheresse, l'incertitude, la nudité, les ténèbres que dans tout ce qui paraît grand. Que votre état me plaît ! Vous avez, en réalité et dans l'expérience, ce que vous n'aviez qu'en lumière. Laissez-vous donc en paix sèche et en abandon sans réserve, sans vous mettre en peine que Dieu fasse ou ne fasse pas. Souvenez-vous que rien n'est nécessaire à Dieu que Lui-même, qu'Il Se sert d'un instrument et le laisse. Il peut des pierres même, faire naître des enfants d'Abraham1.
Qui aurait pu croire, à la mort de Jésus-Christ, que l’Église se fût établie par une telle destruction ? Ô profondeurs des richesses de la science et de la sapience de Dieu ! Que vos voies sont cachées, etc.2 ! Dieu n'établit toutes choses, dans le général et le particulier, que sur la destruction. Les hommes ne [563] réussissent que par le succès, et Dieu au contraire par les renversements des choses qu'Il veut établir : c'est une conduite digne de Dieu, bien différente de celle des hommes. Laissons-Le faire. Souffrons petitement et faiblement ; c'est le mieux pour nous. Tout ce qui nous humilie, rapetisse et rabaisse, est ce qu'il nous faut. Dieu Se sert de choses faibles pour confondre les fortes3, et l'homme se sert des fortes pour combattre et détruire les faibles. Ô altitudo !
Jamais vous n'avez été mieux que vous êtes, jamais je ne vous ai été plus unie, plus une. Il faut que vous deveniez si petit, si rien, qu'il ne vous reste aucune chose de cette grandeur première ; c'est là la petitesse réelle et non en idée. Il n'y a qu'une chose qui pourrait me faire consentir à vous voir quitter votre poste, c'est votre santé. Conservez-vous afin que l'œuvre de Dieu s'achève en vous et par vous selon qu'Il le désire. Vous devriez prendre quelqu'un qui pût vous aider ; laissez ce que vous ne pouvez faire : Dieu fera le reste selon Sa sainte volonté : peut-être [564] serez-vous plus utile ainsi qu'autrement. Il faut que Dieu, s'Il le veut, le fasse par quelque événement de Sa Providence. Qu'Il soit béni à jamais ! Adorons Son indépendance de tous nos moyens. Amen, Jésus !
1Mt 3, 9.
2Rm 11, 33.
3I Cor 1, 27.
Je crois que N. me connaît assez. Je l'estime fort, mais pour moi, je crois que Dieu veut que je vive inconnue sur la terre. Ainsi je vous demande, par grâce, de ne vous point mettre en peine de me justifier à son égard, et ne parlez point de moi. Je dois aussi vous dire que ce n'est pas sur les choses extraordinaires qu'il faut juger les gens : [565] il y a une impression de fond, qui est très pure et qui porte grâce avec soi, et c'est par celle-là qu'il faut juger, nullement par les choses extraordinaires qui sont fautives, et qui peuvent arriver aux âmes communes. Croyez-moi, au nom de Dieu, ne donnez point là-dedans : allez par la foi pure et nue. Lorsque je dis ou écris les choses, je ne les dis point par vue prophétique, mais je les dis comme un enfant qui dit ce qu'il pense, sans qu'il n'en reste rien après. Je n'y fais même nulle attention, et je suis aussi contente que les choses n'arrivent pas comme qu'elles arrivent. Dieu seul, et Son ordre divin, suffit. Lorsque j'ai dit à mes amis ce qu'il m'est venu de leur dire, je n'ai jamais voulu qu'ils agissent en conséquence de cela, mais que, laissant tout à la Providence comme s'ils ne savaient rien, lorsque les choses arrivent, elles puissent servir à éveiller leur foi et leur confiance, mais ils n'ont jamais rien fait en conséquence de cela. Obligez-moi de parler de tout cela à N. et, s'il vous dit autre chose, l'on donnera pour faire savoir à NN. ce qu'il vous plaira. Mais qui n'est pas convaincu par le [566] témoignage intime du cœur, ne le sera pas pour longtemps, quand bien [même] il verrait des miracles.
Pour moi, Notre-Seigneur m'a appris à ne pas juger par les apparences extérieures, mais à Le laisser juger Lui-même en moi, et c'est ce goût intime du cœur qui porte ce jugement. On m'a quelquefois dit que certaines gens me condamnaient absolument, qu'ils parlaient contre moi ; je les ai toujours estimés ni plus ni moins. Je comprenais qu'ils étaient prévenus et qu'ils faillaient en se laissant prévenir, mais j'éprouvais en même temps qu'ils agissaient de bonne foi, et je n'ai jamais diminué l'estime que j'ai eue pour eux. Nous sommes ce que nous sommes devant Dieu. Si je suis criminelle, l'approbation des hommes ne me rendra pas innocente [et si je suis innocente,] leur condamnation ne me rendra pas criminelle. Au reste, je ne vous remercie point de votre charité à me défendre ; cela répugne à mon cœur : ce que vous faites, vous le faites pour Dieu, et moi je ne prends part à rien.
Vous savez bien qu'étant unie à vous au point que j'y suis en [572] Jésus-Christ, tout ce qui vient de vous me fait un extrême plaisir, et d'autant plus grand que j'y remarque plus de Dieu. Il vous est aisé, comme à moi, de voir que Dieu veut tout faire en vous. Plus vous Le laisserez faire tout, plus tout ira bien. Dans l'état où vous êtes, il faut laisser tout autre industrie qu'un acquiescement à ce que Dieu fait : Sa bonté est si grande qu'Il vous conduit comme par la main. Il semble qu'Il vous dise : « Laissez-moi tout faire ». Il conduit les femmelettes comme moi par un entraînement inconnu, mais il semble que, S'accommodant à votre naturel, Il vous conduit en vous montrant votre chemin, afin que vous le voyiez et qu'il ne vous reste aucun doute et de la voie et de Celui qui vous y fait marcher.
Quand on a une fois trouvé le fond de l'âme où Dieu habite seul et où le démon et la nature ne peuvent atteindre, on est heureux, parce qu'on démêle alors, avec expérience, ce qui est du fond ou des autres parties de l'âme plus superficielles, ce que nulle science ne peut découvrir, sinon cette science savoureuse, sans [573] bruit de paroles, et qui est si opposée à l'étude et au raisonnement. C'est cette manne cachée1, qui a tous les goûts sans en avoir aucun, et qui instruit, corrige, purifie, perfectionne.
Je trouve dans votre lettre deux choses que vous regardez comme des infidélités. Il peut y en avoir, mais je regarde comme infidélité que de ne pas suivre une inspiration connue. Or, de connaître l'inspiration, cela ne dépend pas de nous. Et même à mesure que Jésus-Christ nous cache avec lui en Dieu2, les inspirations distinctes et aperçues se perdent avec le même Jésus-Christ dans Son Père pour donner lieu à un agir simple et naturel qui, pour n'avoir rien de marqué, n'en est pas moins de Dieu. Nous ne sortons point de cet état pour les choses extérieures qui sont de son ordre, à moins que nous ne nous tirions et de l'ordre de Dieu extérieurement (faisant plus ou moins ce qu'il nous demande), et de cette dépendance à Sa conduite cachée et continuelle au-dedans ; tant que nous ne nous mêlons point de nous, que nous ne voulons pas voir ni examiner trop [574] notre état, nous n'en sortons point.
Vous dites encore que vous ne vous anéantissez pas assez. Qui peut s'anéantir soi-même3 que Jésus-Christ ? Tout ce que vous feriez pour vous anéantir retarderait votre anéantissement. Car, pour être anéanti, il faut cesser d'être quelque chose, de voir et de faire quelque chose. Celui qui nous a créés peut seul nous mettre dans l'anéantissement spirituel ou intérieur. Vous êtes en bateau sur une rivière : vous y paraissez, vous y voyez les objets quoique vous ne remarquiez aucun sentier. Il n'y a qu'à laisser aller le bateau : par la pente du fleuve, il vous mènera et vous précipitera dans la mer où, vous abîmant, vous ne serez vu ni de vous ni des autres. Si vous faisiez quelque chose dans ce bateau sous prétexte de le mieux faire aller, vous l'empêcheriez de se submerger. La lettre de ... est très excellente, mais il ne se faut borner ni au plus ni au moins, mais suivre Dieu simplement, qui vous fera outrepasser toute mesure pour vous perdre en Lui. Amen !
1Ap 2, 17.
2Col 3, 3.
3Ph 6, 7.
Rien ne peut me faire plus de plaisir que d'apprendre de vos nouvelles, surtout étant aussi bonnes que je les remarque. Mettez tous les soins de vous-même entre les mains du divin Maître : Il vous rendra un meilleur compte de vous que vous ne Lui en sauriez rendre. Quand une fois Il a pris possession d'un cœur, et que ce cœur l'aime sincèrement, Il ne regarde pas seulement les fautes de surprise : c'est une mouche sur le visage qui, mal placée, ferait un vilain effet, mais lorsqu'elle l'est bien, elle donne de l'agrément. Ces fautes de surprise font le plus bel effet du monde, lorsqu'elles vous font voir ce que vous êtes par vous-même et ce que vous seriez sans le divin Maître.
Il aime qu'on connaisse qu'on Lui [576] doit tout et qu'on ne doit rien attendre de soi que du mal. Hé, qu'y a-t-il autre chose ! c’est une vérité claire comme le jour. Quand je vous verrais aussi sainte que saint Jean-Baptiste, je ne verrais en vous de bon que mon cher Maître. Quand on a la vue assez perçante pour ne découvrir que Lui dans tout le bien que l'on fait, et qu'on laisse la créature à part sans lui rien attribuer, on bénit le Créateur, et l'on est trop heureux qu'il y ait quelqu'un de ces riens dans lesquels Il fait tout ce qu'Il veut. C'est Lui qui nous affranchit et vous met en liberté.
Je suis très contente aussi de ce que N. se développe, et qu'il entre dans cette bienheureuse aisance qu'on ne trouve jamais dans la perfection prise en soi, mais hors de soi en Dieu, qui est cette perfection que Jésus-Christ nous demande lorsqu'Il nous dit : Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait1. Or il est certain que nous ne trouverons jamais cette perfection en nous-mêmes, notre nous étant trop borné : nous la trouverons en Dieu, [577] lorsque nous nous quitt[er]ons nous-mêmes ; plus nous nous éloignons de ce nous, plus nous la trouvons avantageusement. Ceux qui veulent toujours s'arrêter à cette perfection, comprise à la manière de la créature, n'entrent jamais dans celle qui passe tout le créé et qui, par là, devient vaste et immense. C'est pourquoi David disait : Je courrai dans la voie de vos préceptes lorsque vous aurez étendu mon cœur2. Lorsqu'on court, on ne discerne aucun objet, parce qu'on ne remarque rien dans le chemin où l'on court : si on voulait y voir quelque chose, on cesserait de courir. De même, lorsqu'on veut remarquer quelque chose en ce chemin de l'amour sacré, on s'arrête. Courons donc, mes chers enfants, de toutes nos forces, et nous arriverons au but, quoique nous ne remarquions pas où nous sommes conduits.
1Mt 5, 48.
2Ps 118, 32.
[578] Quoique votre lumière soit très profonde pour votre degré, je connais pourtant qu'il y a bien des choses que vous verrez un jour d'un autre œil, soit par rapport à vous, soit à l'égard des autres. Lorsque la charité de Jésus-Christ se sera emparée entièrement de vous, vous aurez pour les autres une certaine compassion de douceur, et vous changerez quelque chose de dur qui vous reste encore. N'inspirez jamais aux autres de la dureté : la compassion est la vertu de Jésus-Christ. Toutes les personnes dont le naturel est sec ne comprennent point assez jusqu'à quel point doit aller la miséricorde et ce que c'est que la faiblesse humaine ; aussi, les personnes qui doivent beaucoup aider aux autres, éprouvent ordinairement elles-mêmes les faiblesses et les infirmités de la chair. Plus les saints ont été consommés en charité, plus l'ont-ils été en douceur. L'extrême douceur de saint [579] Jean l’Évangéliste était la marque de son profond anéantissement et de sa charité parfaite. On voit comme un bien, dans un temps, une chose selon la lumière présente, mais on la voit ensuite d'une autre manière. Je ne vous dis point cela pour vous imposer un travail de radoucissement, mais parce que l'on me le fait dire. Et je crois que Dieu ne permet que je vous dise cela que parce qu'Il veut vous communiquer cet esprit de douceur.
Les personnes dont le naturel est sec sont d'une exactitude plus rigoureuse. Ne jugeons jamais les serviteurs de Dieu, car Il leur permet des faiblesses en des temps pour leur faire éprouver davantage le besoin qu'ils ont du secours de Sa grâce. Tel qui a pu avoir en un temps de grandes faiblesses, est revêtu souvent de la force divine. Il n'y a que Dieu Lui-même qui puisse juger de Ses saints, car tel dont la vie est sans reproche, est souvent très propriétaire, durant que l'autre est entré par sa même misère dans l'expérience de son néant. Dieu a deux manières d'anéantir les âmes : les unes le sont souvent par des expériences secrètes [580] et cachées aux yeux des hommes de mille manières que Dieu connaît ; ou bien il permet des liaisons de cœur qui sont d'autant plus fortes que le même cœur est plus abattu et plus affaibli ; cependant le corps est pur et chaste et n'a pas une faiblesse, durant que le cœur ne peut se retirer à ce qui l'entraîne et qu'il est comme contraint de faire connaître aux yeux des autres ce qu'il ne peut tenir caché à cause de sa violence ; il me paraît que ces personnes sont incomparablement plus humiliées que les autres, parce que leur confusion surpasse de beaucoup leur faute et qu'il paraît beaucoup de mal où il n'y a aucune malice, mais bien de la faiblesse.
Il y a aussi des personnes en qui Dieu permet des chutes réelles et véritables, et ces personnes ne laissent pas de se sanctifier. Il n'est point de saint du Seigneur qui n'ait quelque éclipse dans sa vie, et une vertu qui est toujours demeurée debout est ou à la veille de sa décadence, ou bien c'est une vertu fort suspecte. Si vous examinez [ces personnes] de près, vous y trouverez beaucoup de force, de [581] confiance en eux-mêmes, beaucoup d'assurance, au lieu que les autres ne se peuvent promettre la moindre chose de leur fidélité, ni attendre quoi que ce soit. Les plus grand saints ont été ou de grands pécheurs ou terriblement battus de la tentation, non d'une tentation soufferte avec force, mais d'une remplie de mille faiblesses qui leur paraissaient des chutes.
Oh ! que les jugements de Dieu sont impénétrables ! Il y aura au ciel infiniment plus de femmes perdues que de Pharisiens : Jésus-Christ qui exerce Son zèle contre les derniers, n'a que de la douceur pour les premières. Et saint Augustin même, qui avait été si grand pécheur, puis si fort affranchi du péché dont il croyait l'habitude insurmontable, n'éprouve-t-il pas, à la fin de sa vie, des tentations et des faiblesses dans ses sentiments qu'il n'avait point eues auparavant. J'ai connu un vieillard d'une sainteté consommée, vierge de corps et d'âme, ayant conservé son innocence, éprouver sur la fin de ses jours les dernières misères et se voir contraint d'avouer, sous des cheveux blancs, une passion qui le dévorait et qui [582] lui était d'autant plus cruelle qu'elle lui était nouvelle, malgré l'expérience dans laquelle il avait vieilli. J'entendrais dire tous les maux du monde d'une personne que je ne serais nullement étonnée ; je ne pourrais pas même sentir d'émotion de zèle contre ses défauts : je me trouve là-dessus comme si la chose n'était point. Dieu, dans un instant, peut faire le plus grand saint du plus grand des pécheurs. Une sainteté complète et arrivée au plus haut fait, ne me cause ni admiration ni estime pour la personne : je ne vois et ne puis voir que Dieu en toutes ces choses. Il n'y a que la perte totale qui instruise de la vérité ; on en découvre de loin quelque chose à la faveur d'une lumière anticipée, mais ce n'est que dans la vérité du néant que l'on pénètre l'impénétrable conduite de Dieu et les jugements inscrutables de Celui qui tire du sein de la corruption le germe de l'immortalité. Je prie Celui qui m'a pressée de vous écrire ceci de vous faire découvrir dans une grande étendue ce qu'Il me fait vous dire.
Ce sont1, comme dit Jésus-Christ de saint Jean2, des lampes ardentes et luisantes: on se recrée pour quelque temps à leur lumière. Je ne dis pas cela pour empêcher la liaison qu'on peut avoir ; au contraire, peut-être sera-t-elle utile, mais il faut, comme dit saint Jean, éprouver les esprits3 avant de se lier à eux. Je vous prie donc d'éprouver tout, car le Royaume de Dieu ne consiste pas dans les paroles4. Il n'est ni ici ni là, mais le Royaume de Dieu est au-dedans de nous5 et consiste dans l'entière désappropriation, dans le renoncement à nous-mêmes, dans la soumission à la volonté de [584] Dieu, dans cet amour pur qui, étant la charité parfaite, n'envisage que Dieu et nous en Lui, puis Lui sans nous. Qu'il est aisé de prendre le change ! Il y a une voie brillante, belle, qui paraît sûre. Il y a un petit sentier obscur, caché, où l'on marche au travers des broussailles, où les épines piquent, les ronces déchirent, où la croix et l'humiliation sont les seules que l'on trouve en chemin, au lieu que, par l'autre voie, on y trouve tant de monde que la foule vous entraîne. Je prie cet Esprit-Saint, descendu en forme de simple colombe sur le pauvre et humble Jésus, de nous éclairer en ce temps consacré à Sa plus petite enfance. Qu'Il soumette tout le monde à Son empire et que nous soyons toujours Ses petits, petits, petits enfants !
1Apparemment quelques personnes qui ont des dons de lumière et d'éclat. (Dutoit).
2Jean 5, 35.
3I Jean 4, 1.
4I Co 4, 20.
5Lc 17, 21.
Que dirai-je à mon petit Séraphin, sinon qu'il faut qu'il soit [585] si petit que l'on ne l'aperçoive plus, si enfant qu'il n'ait aucun usage de soi-même, si mort que l'on ne sache pas même qu'il a vécu. Qu'il ne soit compté pour rien entre les autres et que, vivant comme le ver à soie enfermé en lui-même, il travaille au-dedans sans donner aucun signe de vie au-dehors ?
O mon cher Séraphin, que j'ai toujours aimé en Dieu, il y a tant de personnes qui glorifient Dieu en étant quelque chose ! glorifions-Le par notre rien ! Un enfant n'est capable d'aucun retour, d'aucune prévoyance, d'aucune réflexion. Il ne sait s'il vit, quoiqu'il ait toutes les fonctions de l'homme vivant. C'est vous en dire assez. Oh ! que cela n'est-il gravé dans votre cœur comme sur ce papier ! Encore un coup : que l'on ne vous aperçoive plus en quoi que ce soit, en sorte que, si vous mourriez, on ne sache pas que vous avez vécu !
Lettre à l'auteur [586] :
« J'ai vu votre lettre qui m'a fait grand plaisir. Je veux être le plus simple et le plus petit. Celui qui n'a nulle grandeur ni consistance propre a toute l'immensité de Dieu. Celui qui a sa mesure propre, quelque grande qu'elle soit, est toujours renfermé dans les bornes étroites de la créature. Je ne veux être rien, par là je serai tout selon les desseins du petit Jésus. Dites-Lui qu'Il ne m'épargne en rien et qu'Il fasse de moi Son bon plaisir. Jamais je ne fus à vous comme j'y suis. Je me trouve si sec à l'égard des gens et si peu libre de leur donner du temps que je ne comprends comment je pourrais leur être propre. Dieu prend des pierres et les change en enfants d'Abraham. Il m'est venu plusieurs fois au cœur qu'il n'y a d'entier abandon que dans la nue et pure passivité intérieure. [587] L'abandon est plus difficile pour l'intérieur que pour l'extérieur ».
Réponse :
Vous ne sauriez comprendre le plaisir que m'a fait votre lettre. Il est certain que Dieu vous donne Sa pure lumière. Aussi votre cœur est et sera toujours mon cœur, depuis qu'il est devenu le cœur de Jésus-Christ. Oh ! qu'il est bien vrai qu'il faut être sans consistance pour être comme Dieu veut ! Mais où trouve-t-on des cœurs qui soient de la sorte ? Et quel est l'honneur que Dieu peut tirer de Sa créature que cette manière ? Tout le reste Le traite en créature et non en Dieu.
Vous avez raison de dire qu' il n'y a point de véritable abandon que dans la pure passivité. Mais qu'elle est rare ! Où la passivité est parfaite, la pureté est entière. Il est très difficile de ne rien ajouter à ce que Dieu fait. Pour être de cette sorte et conduire les âmes [588] sans nul mélange de l'esprit propre et de la raison, il faut être tout à fait passif. Et alors on n'a point besoin ni de facilité, ni de goût de conduite, au contraire il serait un obstacle. Tout est donné dans le moment présent, et ce moment, qui ne doit pas même être anticipé d'un autre moment, n'admet rien dont la créature puisse s'apercevoir parce que, comme son appui n'est sur rien, quoiqu'il soit dans l'incréé, il doit être de même, et encore plus, pour les autres. Car à quelque degré que l'on soit élevé pour soi, c'est tout autre chose de la pureté qu'il faut avoir pour conduire nûment le prochain : c'est le conduire par Jésus-Christ même. Mais, comme je vous dis, les moments du Seigneur sont tellement les moments présents qu'ils ne sont pas anticipés d'un seul instant. Il n'y a que la créature, toujours précipitée, qui ajoute à cet instant et qui raisonne sur les choses. Ceci a une étendue de mort surprenante et que la seule pratique peut faire concevoir.
Vous êtes heureux, Simon, fils de Jonas, car ce n'est point la chair et le [589] sang qui vous ont révélé ces choses1, mais Celui qui, vous ayant choisi de toute éternité pour vous faire un pur instrument, vous a fait comprendre combien cet instrument doit être mort pour ne point faire de fausse harmonie. Il n'en fera jamais s'il se laisse toujours toucher à cette divine main qui, pour son propre plaisir, touche les notes que sa Providence a marquées, et le fait avec tant d'ordre qu'un demi-ton ajouté, ou par l'empressement naturel ou par le propre esprit, gâte cette harmonie divine. Oh ! quand sera-ce que nous ne chanterons plus d'autres notes que celles que l’Époux sacré touche en nous ? Cela se fera, Seigneur, car Vous l'avez ainsi ordonné !
1Mt, 16, 17.
J'avais des douleurs qui m'ont empêchée de vous écrire hier [590] plus au long. Je ne puis souffrir, dans les enfants du petit Jésus, cette affectation d'une sévère vertu. Je ne veux pour eux que la simplicité et l'enfance. Prenez donc, comme un petit enfant, ce qui vous sera donné. Si vous avez trop, vous avez chez vous à qui en faire part. Ne vous faites point distinguer par un désintéressement dont souvent le cœur n'est pas le principe, mais que l'amour seul de la gloire met en vous. Je sais que le vôtre ne serait pas de cette sorte, vous connaissant fort bien.
N'attendez jamais d'avoir des mouvements anticipés pour faire ou ne pas faire. Dieu ne les donne que dans le moment actuel qu'ils sont nécessaires, c’est-à-dire dans le temps que les choses sont proposées. Tout ce qui serait avant ce temps ne serait point de Lui, mais bien une habitude de vertu ou un sentiment naturel. L'Esprit du Seigneur ne prévient rien : il se manifeste dans l'instant qu'on a besoin de lui, ni plus tôt ni plus tard. C'est en vain qu'on le cherche lorsqu'il n'est pas nécessaire de le trouver. Sa fidélité est infinie pour se déclarer dans le moment [591] présent, mais il ne répond jamais plus tôt. C'est la différence qu'il y a des oracles de la loi ancienne à la conduite du Seigneur Jésus, et des personnes conduites par les lumières d'avec celles qui sont conduites par la foi : les premières consultent les choses de loin et reçoivent des lumières anticipées pour faire ou ne pas faire ; il n'en est pas de même des âmes de foi qui sont conduites par le moment présent. C'est ce qui fait que leur âme demeure toujours pure, nue, nette, dégagée d'espèces, et que, s'accommodant de bonne heure à cette conduite du moment présent, qui est la pure conduite immédiate du Verbe, ils vivent dans un oubli et dans un abandon continuels, ne pensant et ne prévoyant rien. C'est la conduite des enfants, qui ne préviennent pas d'un moment, une âme enfantine ne se donnant pas même une pensée lorsqu'on commence à lui proposer quelque chose si elle ne se sent mouvoir dans ce moment, attendant jusqu'au bout ce que le Seigneur décidera, comme si cela regardait un autre. Il y a en cela une entière pureté [592] et mort.
Comptez que mon petit Maître, que j'aime infiniment, Se soucie fort peu d'une pureté extérieure, qui nourrit souvent notre propre suffisance ou qui remplit du moins les idées que nous avons d'une certaine perfection. Il ne Se blesse d'aucun défaut enfantin ; au contraire, ce sont les peaux du tabernacle dont Il Se couvre aux yeux des hommes. Mais ce qu'Il ne peut souffrir est la moindre détermination, le moindre choix, même de la vertu, la moindre anticipation. Faites encore la folie de me croire en cela comme dans le reste ! Quand vous serez parvenu à cette fidélité sans relâche, vous le serez à la vraie souplesse que Dieu demande de vous. Vous suivrez ce je ne sais quoi malgré vos sentiments.
Vous savez que je vous ai dit que je n'avais pas la force de [593] désobéir. Ainsi voyons-nous en Dieu : c'est où vous me trouverez toujours. Vous voyez bien qu'on ne veut pas même des lettres, c’est-à-dire qu'on ne veut plus que nous nous écrivions. J'en suis contente. Par moi-même, je n'eusse pas retranché cela, mais je laisse agir les causes secondes. Je me trouve si bien dans ma petite solitude, séparée de tout, qu'on ne peut pas mieux.
Je vous recommande M. : elle a besoin de vous. Soyez persuadée de mon cœur pour vous, et allez par le petit sentier de l'abandon. Je vous conjure de ne point suivre les voies de la sagesse. Toutes ces terreurs paniques ne servent de rien : il les faut laisser. Obéissons. Ne nous voyons point puisqu'on le veut, mais que ce soit comme de pauvres enfants simples et obéissants, qui rejettent toute politique et toute fausse sagesse pour demeurer abandonnés à Dieu sans réserve. C'est tout ce que je puis dire. Plus vous serez petite et simple, plus vous me goûterez en Jésus-Christ. C'est en Lui que nous ne serons jamais séparées. Notre consolation est que nous n'avons rien fait par arrangement de sagesse ; nous obéissons : c'est [594] le partage des enfants. A Dieu. Aimez-moi autant que je vous aime. Et faites que N. soit bien joli, car je crains la sagesse et le virtuose1 plus que la mort. Je crois que s'il arrivait quelque accident à M., il faudrait le dire avec toutes les précautions et les adoucissements possibles.
1Adjectif substantivé : le mérite exceptionnel.
Vous ne sauriez être trop simple, et tous ceux qui se blesseront de votre simplicité dégénéreraient de la qualité d'enfant. Il n'en est pas de même avec les gens du monde, mais entre vous, vous ne sauriez pousser trop loin la simplicité.
L'amour-propre qui se couvre de la prudence charnelle, y répugne beaucoup, mais la vraie charité est sœur de la vérité simple et nue. Allez donc le plus que vous pourrez sans réflexion et, si vous avez des défauts, réparez-les en vous donnant à Dieu [595] avec une certaine bonne foi. Que N. fasse de même et qu'il n'y ait point entre vous de cachette, mais un cœur droit, ouvert et sincère, où règne cet esprit chrétien de franchise et de simplicité qui plaît si fort à Notre-Seigneur. C'est à présent qu'il faut L'aimer davantage que le démon fait plus d'efforts pour détruire Son empire.
Notre sœur N. peut bien vous être utile pour la simplicité, car elle va bien. Il y a encore tant de choses qui sentent la fausse prudence. Livrez-vous donc entièrement à Dieu et laissez aux autres les ménagements s'ils croient valoir assez pour marchander avec Dieu. Pour vous, qui ne vous estimez pas grand-chose, jetez-vous à Ses pieds telle que vous êtes, sans mesure, trop heureuse qu'Il vous prenne. Toute à vous.
Je vous assure que rien ne peut me donner une plus forte joie que d'apprendre que vous avancez dans l'amour de Dieu simple et véritable et dans le renoncement à vous-même, ce qui se remarque parce que votre cœur s'étend. C'est le propre de l'amour pur d'étendre et de dilater le cœur, au lieu que l'amour de nous-mêmes, sous prétexte de vertu et de bien, rétrécit le cœur, le resserre et le renferme dans une certaine capacité que la créature se prescrit. Car il est certain que tout ce que nous renfermons en nous, étant moindre que nous, n'a garde d'étendre notre cœur puisqu'il y reste des vides, quelque plénitude que nous y sentions, au lieu que l'amour sacré, comme l'air, s'insinue partout, remplit les vides, dilate ce qui lui fait obstacle, et enfin étend si fort la capacité de notre âme que, la rendant simple et pure, il se l'unit et la change en soi.
L'or, à force d'être étendu, devient comme un fil très subtil. Encore reste-t-il à ce fil si délié une consistance propre. Mais l'âme redevenue simple est rendue comme une eau pure, propre à s'écouler dans la mer, où elle devient sans borne dans la mer et participante à ses qualités. C'est en ce sens qu'il nous est dit : Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait1, c’est-à-dire non pas autant, ce qui ne se peut, mais d'une perfection proportionnée à la Sienne. Or la perfection de Dieu est qu'Il est pur, simple et sans mélange. Sa pureté, et sa simplicité infinie, fait Son immensité. Il faut donc être simple comme un enfant et aimer purement pour devenir presque immense.
Mais comme notre qualité de créature ne nous permet pas d'avoir une immensité divine, Dieu nous dilate, nous rend simples et nous reçoit dans Son immensité, où il n'y a plus ni temps, ni lieu, ni saisons, ni chaud, [598] ni froid, ni lumières, ni ténèbres, parce qu'une chose qui n'a plus de consistance n'a plus de qualité propre ; n'en ayant plus de propre, elle prend celle que lui donne son Dieu qui ne peut lui en donner d'autre que celle qui la rend semblable à Dieu. Vous savez que l'eau prend toutes les couleurs, toutes les formes, tous les goûts parce qu'elle n'a ni couleur, ni goût, ni forme. Soyons de même : ne nous fixons à rien, mais laissons-nous entraîner par la Providence en tout événement, quel qu'il soit.
Je vous sais bon gré d'être ferme pour ne pas terminer le procès d'une manière injuste. J'aimerais mieux perdre tout mon bien que de donner un dépôt que l'on m'aurait confié, et que de défaire d'une manière indigne ce que j'ai cru faire justement. Dieu est toujours le même. Sa main n'est point abrégée. Humilions-nous profondément sous la puissante main de Dieu. Espérons en Lui et Il agira Lui-même. Je vous suis plus unie que jamais en notre divin Tout.
1Mt 5, 48.
Je vous assure, N., que je souhaite que nous soyons si petits qu'on ne nous voie qu'à travers un microscope : l’humble et simple petitesse est bien du goût du divin Maître. J'ai une extrême joie du progrès de votre âme sous la conduite de N. Quand je parle de progrès, ce n'est pas en montant, mais en descendant. L'amour prend seul le chemin du néant. Il est écrit : Mon amour, c'est mon poids1. Or comme plus on charge une balance, plus elle s'abaisse, aussi plus il y a d'amour dans le cœur et plus nous sommes rabaissés et comme enfoncés dans notre néant. De même que le côté de la balance qui s'élève ne le fait que parce qu'il est léger et vide (aussi le cœur ne s'élève [600] que parce qu'il est léger et vide) d'amour. Mais quelque élévation que se donne (ce côté ou bassin de la balance), il ne peut monter bien haut, au lieu que l'autre touche tout d'un coup à la terre et trouve son repos dans son abaissement, pendant que celui qui reste en l'air est sans appui et qu'on le peut aisément agiter. Vous ferez de reste cette application. Enfin laissons-nous charger d'amour, de croix, de peines : tout en irait mieux.
Je vous embrasse, ma très chère, des bras du divin Maître qui S'est abaissé par amour. Oh ! que Son amour a été d'un grand poids, puisqu'il a causé une chute si étonnante du ciel en terre, du Dieu à l'homme !
1Saint Augustin, Confessions., Livre XIII, Chap. 9. Voyez Discours Chrétiens, Tome I, Disc. 49 & 50. (Dutoit).
C'est le propre de la présomption de s'enfler horriblement dans la prospérité et de s'abattre étrangement dans l'adversité. Celui qui sait [601] rendre à Dieu la gloire de toutes choses et qui ne s'élève point dans les succès, reconnaissant sincèrement que tout vient de Dieu, n'a garde de s'abattre dans l'adversité. Au contraire, il espère d'autant plus qu'il a moins sujet d'espérer. Sa confiance redouble dans les mauvais succès et, sachant que la main de Dieu n'est pas abrégée1, il croit qu'il est de la grandeur de Dieu de faire un coup de Sa puissance lorsque toute ressource manque de la part des hommes, parce que c'est ce qui fait davantage éclater ce que Dieu fait pour ceux qui espèrent en Lui, ne laissant aucun lieu de douter que ce ne soit Sa main qui a tout fait.
Mais que nous sommes éloignés de ces sentiments ! C'est ce qui fait notre abattement, et que Dieu ne nous a pas secouru jusqu'à présent. Je dis que si on fait une chose si indigne, on se perdra par où on croit se sauver ; mais si on reprend courage, en implorant le secours de Dieu, qui sait s'Il ne Se mettra pas de notre côté ? Nous avons plus de ressource que nous ne pensons. Que ne puis-je inspirer cela à ceux qui ont les rênes en main, et [602] renouveler leur courage en renouvelant leur foi ! Mais on ne me croirait peut-être pas. A Dieu, cher N. C'est aujourd'hui la fête des fêtes des petits humbles et anéantis : le 25 mars2, jour d'amour, de délaissement et d'anéantissement du Fils de Dieu.
1Raccourcie.
2Fête de l’Annonciation.
Vous savez que la véritable disposition pour connaître la volonté de Dieu est la nudité de tout penchant. Afin que Dieu penche Lui-même la balance, il faut qu'elle soit dans un parfait équilibre. C'est ce qui me porta de conseiller à N. de laisser toute pensée particulière, tout désir de vocation, toute occupation d'une chose ou d'une autre, mais qu'elle priât Dieu de l'éclairer de Sa pure lumière. Je lui ai écrit et lui ai conseillé de faire dire quelques [603] messes pour connaître la volonté de Dieu. Je lui ai dit que la vie religieuse était la plus sûre. Je vois certaines choses en elle qu'il ne m'est pas encore permis de vous dire. La suite justifiera ma pensée. Elle est bonne et elle peut vivre saintement dans le monde.
La Vie de sainte Thérèse1 est bonne, mais Le chemin de Perfection est bien plus utile, parce qu'il y est parlé d'une oraison simple, et la Vie n'est pleine la plupart que de dons extraordinaires. Toutes les personnes véritablement intérieures conseillent Le chemin de Perfection.
Que j'ai de joie que le Seigneur vous ai imprimé l'amour de Son enfance afin que vous soyez simple et petit ! Ce n'est pas des images et des espèces qui vous conviennent : elles vous feraient bien du tort, quelque bonnes qu'elles fussent, mais c'est la simplicité, la candeur, la petitesse de l'enfance de Jésus-Christ, qui vous doi[ven]t être imprimé[s], et Son abandon total sans vue ni distinction.
1Le Livre de la Vie de sainte Thérèse de Jésus (1515-1582) : 1562-1565 ; Le Chemin de perfection : 1566-1567.
Je vous assure que Dieu vous fait éprouver ce qu'Il me fait éprouver [613] à moi-même, qui est une très intime union avec vous. Quand je songe à tous les moyens dont Dieu S'est servi pour la lier et qu'Il l'a cimentée par tout ce qui pouvait la détruire, je dis, avec l’Épouse du Cantique des Cantiques, que la multitude des grandes eaux ne peut rien contre la charité1, et avec saint Paul : Qui est-ce qui nous séparera de la charité ? Ni les afflictions, ni la mort même, etc.2, puisque comme le dit encore l’Épouse : L'amour est fort comme la mort. Ses lampes sont de feu et de flammes3. Le feu consume peu à peu les impuretés et les dissemblances, la flamme monte toujours en haut, parce que tout venant de la charité, cette même charité retourne à Dieu sans cesse, quoiqu'elle paraisse attachée à ses sujets. Rien n'est si bon à nous unir à Dieu que la connaissance de nos misères et de Ses bontés. L'expérience du peu que nous sommes nous empêche de nous appuyer sur nous-mêmes et nous porte d'autant plus à nous abandonner dans le sein de Dieu, où tout périt, et nos misères mêmes comme tout le reste, [614] afin que, Dieu restant ce qu'Il est en Lui pour Lui, et nous abîmés en Lui-même pour Lui-même, nous ne subsistions au-dehors que par les accidents inséparables de l'humanité. Et c'est ce qui fait cette admirable opération, ce mélange sacré d'une pauvre créature avec son Dieu. Dieu reste toujours Dieu, quoiqu'il absorbe en Lui ce pauvre néant et qu'Il le change en Lui : le néant semble ne subsister que dans les accidents qui sont les misères et les pauvretés, très séparé de ce fond perdu et abîmé dans son être original. C’est là aussi que tous ces pauvres néants unis ne font qu’un en Lui et ces petites goutelettes se rassemblent dans l’océan divin. C’est à quoi nous sommes appelés. N’avez-vous jamais vu quantité de petites gouttes d’eau séparées ? Elles se réunissent peu à peu quand le lieu est net, mais lorsqu’il y a de la poussière qui les sépare, elles demeurent séparées ; ce sont ces poussières, ces ordures, qui définissent les chrétiens. Mais s'ils étaient purs, qu'ils deviendraient bientôt un en Jésus-Christ ! C'est en Lui que j'espère être éternellement unie avec vous.
J'avais écrit cette lettre lorsque N. [615] est venu. Pour répondre à votre dernière, j'y ajoute, pour une seconde, qu'il n'y a rien à faire pour vous qu'à laisser Jésus-Christ être et opérer toutes choses en vous, et qu'Il le fasse en Sa manière et non à la nôtre. Car si nous nous apercevions de notre fidélité et de notre correspondance à la grâce, ce serait un appui que Dieu détruirait encore afin de nous faire perdre toute route aperçue. Pourquoi a-t-Il laissé son peuple errer si longtemps dans le désert sans route, sans eau, etc. ? Sinon parce qu'Il voulait leur apprendre, et à nous aussi, à se laisser conduire par Sa Providence ? Cette figure est une des plus admirables qu'il y ait. Sitôt qu'ils cessaient de suivre Dieu et qu'ils agissaient par sentiments, ils faisaient des écarts furieux qui attiraient la colère de Dieu sur eux.
Je ne m'étonne pas de tant de vies propres : tous veulent être maîtres en Israël. Il y a plusieurs pédagogues, mais il n'y a qu'un père en Jésus-Christ. Je crois que N. ne doit pas suivre l'impétuosité naturelle de son associé, mais souffrir ces épines, suivant invariablement ce qu'il croit que Dieu veut de lui, soit pour agir ou n'agir pas. Car s'il [616] fallait suivre tous les empressements des gens humains, on deviendrait comme eux et on ne suivrait pas Jésus-Christ. C'est beaucoup que le compagnon se corrige de quelque chose : on ne doit pas en attendre une certaine mort à quoi il n'est pas appelé.
1Ct 8, 6-7.
2Rm 8, 35.
3Ct 8, 6-7.
Je ne désire rien tant au monde que l'union entre mes vrais enfants, et je vous saurais un gré infini en Notre-Seigneur d'y contribuer. Nous sommes tous faibles et misérables, c’est-à-dire tous hommes. Ne nous décourageons point de nos misères, mais travaillons sur nouveaux frais à nous renoncer nous-mêmes et à aimer Dieu plus purement que jamais. Si nous étions bien morts à nous-mêmes, nous n'aurions nulle difficulté les uns avec les autres et notre union serait parfaite, parce que le sensible et l'impur en étant bannis, [617] toutes les dissemblances et contrariétés en seraient aussi bannies. Ce serait alors que nous serions tous un en Jésus-Christ. Jusqu'à ce que cela soit, il faut nous supporter les uns les autres et nous entr'aider. A Dieu en Dieu ! c’est la demeure où je vous attends.
Vous ne devez pas douter que l'assurance que vous me donnez de l'union de votre cœur au mien, ne me soit une grande consolation puisque je ne tends qu'à cela. Cependant je n'en ai aucune joie. Je trouve là-dessus une mort que je n'avais jamais aperçue : mon fond est mû vers vous par Celui qui le possède, afin de vous attirer à Soi et vous perdre avec Lui dans l'immensité divine ; mais il n'éprouve rien de naturel. Cependant le moindre grain de zizanie que l'on mette1 entre nous est pour moi un tourment inconcevable. Et dans le temps que je souffre de cette [618] sorte, je ne trouve rien en moi qui répugne à être abandonnée de vous. Je vous fais ce petit détail parce que le Maître l'a voulu. J'espère que vous me comprendrez.
1Subjonctif de supposition.
Il y a des moments qu'il me semble que mon âme vous attire à elle et vous change en elle en sorte que j'éprouve une unité ineffable de Dieu, de vous et de moi, qui rend indivisibles des choses qui paraissaient si distinctes. Lorsque je suis auprès de vous, il semble qu'on verse mon âme dans la vôtre d'une manière impétueuse. Mais j'éprouve que mon âme n'est versée dans la vôtre que pour l'attirer à soi et l'abîmer en elle. Ce que je vous dis est plus réel que je ne puis dire, et je ne crois pas qu'il y ait une pareille union sur terre, non de [619] sentiment, mais en vérité et pureté. Votre âme est goûtée par la mienne et je la trouve d'une pureté extrême. Ce qui fait la pureté de l'âme ne consiste pas dans les sentiments purs ou impurs, mais dans la séparation de soi, sans retourner jamais pour un moment sur la demeure qu'on a quittée. Cela fait que l'âme demeure fixement attachée à Dieu et ne s'en détourne jamais, parce qu'elle ne peut s'en détourner que pour retourner sur elle-même.
Cette fidélité sans retour, qui est en Dieu même, en qui la volonté de l'homme demeure comme fixée, quoiqu'elle ait toujours le pouvoir de se détourner (ce qui fait qu'elle n'est pas impeccable, elle ne se détourne pas néanmoins et c'est ce qui fait qu'elle ne pèche pas), cette fidélité, dis-je, sans retour fait la pureté essentielle, parce qu'elle ne peut partir que d'un amour très épuré, et que Dieu ne compte pour pureté que cet amour droit et continuel, qui est la vraie pureté de conformité avec Dieu, pureté de simple esprit et de simple volonté qui est conforme à Dieu, qui est un pur esprit et une simple volonté. Cet esprit simple [620] s'appelle Vérité et cette simple volonté, Amour. Tout autre pureté n'est point telle, car il y a ni impureté ni pureté en nous (notre extérieur étant purement animal) que ce qui est esprit et volonté. C'est ce qui fait la conformité et la ressemblance de l'homme avec Dieu. Qu'importe que son extérieur soit couvert de peaux, si le Seigneur habite dans Son tabernacle et s'Il est Lui-même ce tabernacle ? L'homme ne doit point juger de lui-même, et l'humilité ni l'orgueil ne sont plus de saison pour appuyer ce jugement. C'est en Dieu qu'il faut juger de l'homme, car Dieu ne juge point selon les apparences. Celui qui se juge soi-même, n'en pouvant juger que par les sentiments, se trompe. Pour moi, je ne juge de vous et des autres qu'en Dieu, par le cœur et l'Esprit de Dieu, c'est pourquoi j'en juge justement. Je ne me juge point moi-même, car si je me voulais juger, je ne saurais qui connaître, et mes sentiments sans humilité me feraient connaître [ou passer] pour la plus mauvaise qui vive. Mais [il y a] un Dieu grand et infini qui réside en Lui-même, en un lieu que [621] je ne connais pas, quoique j'y sois sans savoir comment j'y suis et comment j'y puis être : le plus étrange paradoxe qui fut jamais, c'est celui-là.
Il y a deux sortes de sentiments. Ceux qui ne sont proprement frappés que superficiellement de ce qui paraît au-dehors, sans qu'ils puissent s'imprimer parce que tout est fermé et que, n'ayant nulle entrée ni par la raison ni par le goût de la volonté, ils sont vus comme par un léthargique : sans discernement et sans impression. Les autres sentiments sont au-dedans, ils sont très déliés parce qu'ils sont purifiés. Les choses ne s'impriment sur nos sentiments qu'autant qu'ils sont vivants et grossiers. Ces sentiments du dedans, quoique délicats, ne laissent pas de mettre l'âme dans le non-trouble parce qu'ils combattent, quoique imperceptiblement, la faible impression que pourraient faire les sentiments du dehors. Si je jugeais donc de moi par les sentiments du dehors et que je puisse en recevoir les impressions, je me croirais plutôt mauvaise que bonne. Si je jugeais par les sentiments du dedans, quoique faibles et sans impression, la candeur me paraît [622] infinie. Mais il est impossible de juger parce qu'il ne se trouve aucune subsistance, et Dieu absorbe ce qui est de Lui et ce qui est de moi, en sorte néanmoins que la créature ne découvre point cet absorbement. L'immense demeure immense, et c'est tout. Vous m'entendrez.
Dieu vous veut d'une étendue infinie que rien de ce qui est extérieur ne borne. Votre cœur en une autre personne serait un cœur généreux et libéral, mais en vous ce n'est pas assez d'être comme il est. Ce n'est pas assez que vos mains soient à demi ouvertes, mais il faut qu'elles soient faites au tour1, en sorte qu'elles ne puissent rien retenir. Je ne vous dis point cela pour vous engager à aucune action de libéralité, ce n'est pas ce dont il s'agit, mais à laisser tout dans un certain abandon. Enfin soyez au-dehors comme vous êtes au-dedans, et tout ira comme Dieu veut. Je vous aime par le cœur de Dieu. Notre union est indépendante des goûts ou des dégoûts de toutes les choses créées et de tout événement. Vous ne pouvez être séparé [623] de moi sans être divisé de Dieu, et cela ne se fera pas. Toute à vous2.
1Ct 5, 14 : Ses mains sont comme si elles étaient d’or et faites au tour, et elles sont pleines d’hyacinthe [jacinthe ou pierre précieuse]…
2Cette lettre serait peut-être adressée à Fénelon.
Je suis pressée de vous dire que quoique je sois ici environnée de saints avec lesquels je suis à mon aise parce que rien ne me borne ni rétrécit en eux, ils ne me sont rien et ne me donnent rien, et j'éprouve que votre seul souvenir remue dans mon âme la profondeur de Dieu. Monsieur N. me disait hier qu'il semblait qu'il comprenait Dieu, et il me vint aussitôt que j'en étais comprise. Je comprends toujours que quoiqu'il y ait des saints auxquels on est uni, il y a une certaine hiérarchie qui fait tout une autre union, que tout ce qui vient d'ailleurs fait ce que Jésus-Christ dit de saint Jean [-Baptiste] : Il récrée par sa lumière pour un temps1, mais il ne peut jamais être essentiel pour nous. Ce qui [624] nous est donné par Jésus-Christ est le même Jésus-Christ pour nous ; tout le reste est le baptême de Jean. Les Juifs quittaient Jean pour Jésus-Christ2 et cependant le baptême de Jean était bon : Jésus-Christ l'approuve et se fait baptiser par lui.
Outre la grâce générale à tous, chaque âme a son moyen spécifique qui est unique et qui est tout dans la volonté de Dieu, ce qui n'empêche pas une joie accidentelle dans la communication des autres âmes en Dieu, mais remarquez que ce n'est que par accident. Ô mon E[nfant], il y a dans un fond perdu une lumière sans lumière dépassant toutes choses, et celui qui la possède l'ignore souvent, et son ignorance en fait sa pureté ! Que j'aurais de choses à vous dire sur ce que je comprends de mon cher E[nfant], le plus nu et le plus petit des hommes, non encore à présent, mais dans la volonté de mon divin petit Maître, mais d'un petit Maître en moi surpassant toutes les limites et tout ce qui est compris ! Je Le prie qu'Il donne à votre cœur l'intelligence [625] du mien. Vous seul me devez entendre parfaitement un jour. Ô langage sans expression ! Je vous prie, plus d'esprit entre nous deux, plus d'esprit entre Dieu et vous. J'espère que mon Dieu fera en vous Son ouvrage. Oh ! qu'Il vous veut pur et petit ! Je vous demande, pour Son amour, de ne porter jamais, même pour un instant, les yeux de votre raison sur vous ; c’est un fruit défendu : la moindre vue troublera votre félicité.
1Jean 5, 35.
2Jean 3, 26.
Lundi 4 juillet, étant à la messe à Notre-Dame1, tout à coup Dieu m'a comme abîmée plus avant en Lui, mais cela avec une impétuosité qu'il me paraît qu'en un de ces moments l'âme fait des démarches très grandes, comme une pierre qui tombe toujours lorsque rien ne l'arrête, mais qui est quelquefois poussée par un bras très puissant. L'âme est alors si transportée dans son divin Objet qu'il ne lui reste pas le moindre usage d'elle-même, [630] même à l'extérieur. J'ai été d'abord surprise de vous trouver si proche de moi, ou plutôt moi si proche de vous, et il a été donné à mon cœur un mouvement fort pour le vôtre, et cela sans que l'âme sortît pour peu que ce fût de l'état abstrait et abîmé en Dieu d'une manière autant pure qu'ineffable. Cela s'est fait si à coup et d'une manière si extraordinaire et si forte que le corps en est resté affaibli d'une telle manière que j'ai senti qu'il défaillait. Je me suis assise, et je vous ai oublié presque aussitôt, quoique je ne laissasse pas d'être unie à vous, mais la possession dans laquelle Dieu me tenait ne m'a plus rien laissé. Cela m'a duré plus de deux heures sans que j'aie pu m'en retourner.
Je suis convaincue que Dieu veut que j'agisse avec vous sans aucune réserve. N'avez-vous rien éprouvé ? Je ne sais point expliquer les choses, étant trop simple, trop pure, trop perdue et indistincte. Je vous écris quelque chose ; lorsqu'il sera achevé et que je l'aurais fait copier, je vous l'enverrai. J'oubliais à vous dire que, dans ce moment dont je viens de vous parler, [631] vous m'avez été redonné tout de nouveau et je vous ai reçu de tout mon cœur, non moi, mais Celui qui agit en moi. Ô mon cher F[ils], que vous m'appartenez d'une manière intime, et que je suis à vous en Dieu même !
1Ce qui permet de fixer la date avant les prisons. Lettre peut-être adressée à Fénelon ?
Pourquoi se gêner à dire lorsque le Seigneur n'y porte pas ? Oh ! si vous saviez combien l'union du cœur en Jésus-Christ est au-dessus de tout ! C'est ce qui fait tout. En Jésus-Christ, la distance des lieux et le défaut d'occasion ne font rien : en Dieu, on s'aime, on se trouve ; plus on est uni à Dieu, plus on est un en Lui. Les vicissitudes sont le commencement et la suite de la vie spirituelle ; elles changent seulement elles-mêmes, devenant plus simples et moins pénibles. Le cœur qui ne veut plus rien pour soi ne s'embarrasse pas. Un [632] homme qui n'est que fiancé n'ose quitter sa fiancée, mais dès qu'il est époux, il va et vient comme il lui plaît sans que cela fasse peine à l'épouse. Dans le commencement on ne saurait se quitter, c'est un amour sensible ; ensuite c'est un amour fort, c'est une union que rien ne peut rompre.
Ce que l'on dit de l'état des choses est bien fâcheux. Dieu sait ce qu'Il veut faire. Peut-être aura-t-Il compassion de nous ; lorsque les choses seront plus désespérées, Il fera peut-être un coup de Sa main. Ce qui m'étonne, c'est que personne ne retourne à Lui. Point de conversion : les fléaux sont sans effet.
N. sait bien sans doute que je tiens à lui par l'éternel même et l'immuable, et que cette amitié ne peut avoir d'accroissement ni de diminution par toutes les choses extérieures. [633] Plus son cœur se perd dans le tout, plus nous sommes un dans ce même tout. S'il quittait Dieu, il me tirerait le cœur. A propos de cœur, mon côté commence à me tourmenter beaucoup et d'une manière plus pressante qu'aux autres fois. Nous en verrons la fin, qui sera toujours bonne dans la volonté de Dieu.
Je suis fâchée que N. s'inquiète pour son ami. C'est un défaut toujours subsistant que de vouloir trop le bien, et plus en ceux qui le touchent de sang, comme si le sang y faisait quelque chose ! Le sang de Jésus-Christ, qui nous lie comme chrétiens, est bien d'une autre force. Lorsque je désire que Dieu soit glorifié, c'est dans tous les hommes, et dès qu'ils commencent à entrer dans les voies de Dieu, ils sont mes frères, mes pères, mes enfants. Lorsque Jésus-Christ parut rebuter la Sainte Vierge aux noces de Cana et qu'Il lui dit : Femme, qu'y a-t-il entre vous et moi1 ? Il nous enseignait deux choses : l'une que ce n'était pas en vertu du sang qu'Il était attaché à elle (Femme, qu'y a-t-il entre vous et moi ? ) et les mêmes paroles [634] marquent qu'Il était avec elle par l'intimité de son union parfaite. Femme, ce n'est pas à cause de ce sang qui coule dans mes veines, que j'ai tiré de vous, qui ne serait rien sans la divinité qui lui est unie, mais parce que nulle créature ne fait si parfaitement que vous la volonté de mon Père que je veux faire la vôtre. Oh ! qu'elle entendait bien ce langage ! C'est pourquoi elle dit : Faites tout ce qu'il vous dira. Elle entendit bien qu'Il ne la rebutait pas. Il lui dit seulement : Mon heure n'est pas encore venue, cette heure que j'avais désirée dans la volonté de mon Père, vous me la faites anticiper, mais comme votre volonté ne fait plus qu'une avec celle de mon Père par votre perte en Lui, il faut que ma volonté suive le mouvement de la vôtre. La Sainte Vierge dit : Faites ce qu'il vous dira. Elle comprenait par Ses paroles, dont le sens n'était entendu que d'elle et qui est encore mal interprété, qu'Il allait faire ce qu'elle Lui avait dit. C'est pourquoi elle dit aux valets : Faites tout ce qu'il vous dira. Mais pourquoi vouloir se mêler de prendre à la lettre [635] un langage que le cœur pur peut entendre si bien et que les autres ignorent ?
Il n'y a que l'Esprit de Dieu qui comprenne ce qui se passe dans le cœur de Dieu ; aussi les paroles dites aux bonnes âmes ne doivent point s'interpréter selon ce qu'elles donnent, et c'est ce qui fait le danger de s'arrêter aux choses extraordinaires. Le cœur pur, l'esprit de foi discerne ce que l'oreille ne peut entendre, quoiqu'elle croie bien entendre. Quand on dit à Jésus-Christ : Voilà votre mère et vos frères qui vous demandent. Qui sont, répondit-il, ma mère et mes frères2 ? Et tout cela pour nous apprendre à éloigner la chair et le sang. Ceux-ci sont ma mère et mes frères qui font la volonté de mon Père. Il n'avait garde d'exclure la Sainte Vierge, puisque nul ne faisait autant qu'elle la volonté de Son Père. Quand Il lui donne Jean pour fils, Il lui dit : Femme, voilà votre fils3, non point sorti de ses flancs, mais par cette maternité toute divine d'amour et de charité qui vous fait être mère de tous les [636] prédestinés dont Jean est la figure. Car il faut savoir qu'il y eut des prémices de tout, mais en petit nombre : les Rois dans l'étable furent les prémices de la gentilité ; Jean est les prémices de toutes les filiations spirituelles : il en avait reçu le gage sur la poitrine de son Maître à la Cène et il en a reçu la réalité auprès de la Croix. Aussi toutes filiations spirituelles se commencent par le repos, se continuent et s'accomplissent par la croix. Oh ! Que de misères !
Mais pourquoi ai-je dit cela, sinon [pour faire voir] que nous ne devons pas être plus attachés à la perfection de nos proches qu'à celle des autres chrétiens, que nos proches ne nous doivent être tels qu'autant qu'ils sont unis à Jésus-Christ ? Plus nous Lui sommes unis, plus nous serons un entre nous. Ce qui fait tous les partages et toutes les divisions, ce sont nos défauts personnels et que nous ne sommes point un en Jésus-Christ. Dans le ciel où tout ce qui est de l'humain sera détruit, l'union entre les bienheureux sera parfaite et invariable, parce qu'ils seront tous unis [637] invariablement par Jésus-Christ en Dieu. Plus nous sommes morts à tout le créé, plus nous sommes un en Jésus-Christ : même lumière, même cœur, mêmes sentiments, même nourriture. Où serait la division ? Mais comment unir un cœur rempli de la créature avec le cœur vide du créé et plein de Dieu ?
1Jean 2, 4-5.
2Mt 12, 47.
3Jean 19, 26.
On a peine à comprendre ce que c'est que la mort de la volonté et l'extinction des désirs. L'un suit nécessairement l'autre. Comme les fonctions de la vie sont attachées à l'homme vivant, tant que nous vivons en nous-mêmes, nous avons une volonté forte ; mais à mesure que cette volonté passe en son Dieu par l'union avec Lui, les désirs, qui sont les productions de la volonté, se perdent jusqu'à ce que notre volonté passe tellement en celle [638] de Dieu qu'elle soit faite une même chose avec la Sienne. C'est en ce sens que la prière de Jésus-Christ : Mon Père, qu'ils soient un1, s'entend. Car les volontés unies et passées en celle de Dieu ne sont plus qu'une seule volonté. C'est ce qui fait que l'on est si unis les uns avec les autres et qu'on n'a plus qu'une même volonté. Cela va même jusqu'à l'unité de pensée et de sentiments.
Je crois que vous devez être moins rangé sur les communions, mais communiez plus ou moins selon que le Seigneur vous y portera. Votre règle est excellente pour un temps, mais il faut dans la suite vous laisser mouvoir et conduire par votre divin possesseur pour faire ou ne faire pas les choses, en sorte que, si vous aviez attrait pour communier un jour qui vous ne serait pas marqué, il faudrait le faire. Accoutumez-vous à être aisément remué par l'impression de la grâce et à ne vous déterminer à rien par vous-même.
Vous éprouvez une chose que toutes les âmes qui sont où vous en êtes, éprouvent, qui est une certaine stabilité, [639] causée par une foi goûtée. On éprouve que l'édifice se bâtit sur la roche vive, Jésus-Christ, et qu'il n'est point sur un sable mouvant, comme l'édifice des hommes. Ce n'est point à nous de penser comme nous serons dans un temps ou dans un autre, mais bien à nous laisser tels qu'on nous fait être de moment à autre.
1Jean, 17, 21.
Je vous prie de ne vous confesser que lorsque Dieu vous en donnera le mouvement. Comme c'est un Dieu d'ordre, Il vous le donnera assez souvent pour ne point indisposer vos domestiques. Abandonnez-vous donc à Lui sans réserve, car Il veut prendre beaucoup de soin de vous.
Il est assez naturel de condamner ce qu'on n'éprouve pas, car le raisonnement n'atteint jamais là, ni la science. Ainsi je ne suis point surprise de voir tant de gens de bien condamner les voies intérieures qu'ils ne connaissent pas. Il faut que Dieu leur en donne l'intelligence par une expérience qui les fasse revenir de leur raisonnement qui, étant trop borné, ne peut jamais s'étendre sur tout ce que Dieu [649] opère. Dieu ne serait pas Dieu s'Il n'avait d'infinis moyens de Se communiquer à Ses créatures, que ces créatures mêmes ignorent. Ô altitudo, etc.1
Plus vous avancerez, plus vous trouverez un chemin inconnu à la raison, connu de la seule foi et de l'abandon entier, où Dieu Se plaît de conduire, dans le secret, ceux qui se livrent à Lui sans réserve : il y a le chemin battu par le commun, mais il y a le secret sentier de l'ami, connu seulement de l'amant et de l'aimé ; plus on meurt d'esprit et de volonté, plus on le trouve. Il est parsemé d'épines. L'ami conduit son aimé longtemps sans lui faire éprouver ses aimables cruautés, mais quand il s'agit de le faire sortir de lui-même pour le faire passer en lui, par une extase d'autant plus merveilleuse qu'elle est sans changement extérieur et qu'elle est durable, oh ! qu'il faut qu'il en coûte ! Il faut mourir à tout sans réserve. Les dons nous sont donnés pour nous faire mourir aux choses extérieures et sensibles, mais Dieu vient Lui-même nous faire mourir [650] à ces mêmes dons et aux choses spirituelles pour nous faire passer en Lui. Mais que la porte qui introduit à cette vie divine est étroite2. Il faut être nu pour y passer. C'est ce qui a fait dire à Jésus-Christ, d'une manière que peu entendent, qu'il serait plus facile qu'un chameau passât par le trou d'une aiguille qu'un riche n'entre au Royaume des cieux3. Le Royaume des cieux est la perte de nous-mêmes en Dieu, mais cela ne se fait que par Dieu même. Aussi Jésus-Christ ajoute-t-Il : Ce qui est impossible à l'homme est possible à Dieu.
Je me trouve très unie à vous. Vous avez bien raison de dire que ces sortes d'unions n'ont rien de rapportant à tout ce qui est d'amitié extérieure. Il est impossible qu'elle soit divisée de Dieu puisqu'elle nous unit davantage à Lui. C'est en ce sens qu'Il demande que nous soyons un et que tout se réduise à l'unité 4. La vie intérieure est une vie évangélique. L’Évangile s'exprime et s'explique dans les âmes intérieures sans qu'elles sachent comment cela se fait.
1Rm 11, 33.
2Mt 7, 14.
3Mt 19, 24-26.
4Jean 17, 21-23.
La M[ère] était une grande servante de Dieu et bien prévenue de Lui dès sa jeunesse. Dieu a, comme vous le dites fort bien, couronné Son ouvrage, car il est certain que tout vient de Lui, et on ne peut rien attribuer à la créature sans Lui dérober Sa gloire. Ô mon Dieu, qu'il y a de quoi se consoler dans la vie lorsqu'on pense que tout bien est à vous et que tout le mal est à nous et de nous. Que Vous n'êtes ni moins grand, ni moins saint pour toutes nos misères ! Tu solus sanctus, etc. Au contraire, c'est dans nos faiblesses que nous trouvons notre force.
Vous avez raison de dire que les assurances1 ne sont pas de saison. [652] La foi doit nous tenir lieu de tout, l'amour, la simplicité, la petitesse tendant, sans tendance aperçue, à n'être rien et moins que rien. Cet état nous donne insensiblement et peu à peu une sainte haine de nous-mêmes et un amour pour Dieu très épuré, sans vue ni retour sur nous-mêmes ni sur notre bien comme nous étant propre. C'est le bien comme nous appartenant qu'il faut perdre éternellement, afin qu'il ne reste en nous que le bien de Dieu, non afin que nous l'usurpions mais afin qu'il Lui demeure propre sans nous en rien approprier. Il faut donc perdre toute vue sur nous-mêmes, le bien étant à Dieu et le mal à nous, sans pour cela nous décourager. Il suffit que Dieu est ce qu'il est. Tant que nous sommes en nous-mêmes, nous nous attribuons l'amour de Dieu, nous cherchons à Le sentir et connaître en nous. Mais lorsque, sortant de nous-mêmes, nous passons en Dieu, cet amour se transporte en Lui, et l'on comprend fort bien qu'il est retourné à son principe parce que la créature n'y prend plus rien : elle se laisse en Dieu dans une entière pureté.
[653] Vous faites bien de vous laisser à toutes les dispositions où nous met le divin Maître, comme une bonne petite fille qui n'en veut avoir aucune que celle qu'Il veut bien lui donner. Ce n'est pas à nous à examiner si nos dispositions sont réelles ou imaginaires. Mais c'est à nous à rester dans la place où Dieu nous met, sans vouloir en chercher d'autre ni douter de celle que nous avons. Il ne faut, dans notre voie, ni doute ni assurance, mais rester délaissé et sacrifié au bon plaisir du divin Maître. Il tirera toujours Sa gloire en nous et de nous, quoiqu'il arrive. Il faut donc recevoir [de Lui] toutes les dispositions, quelles qu'elles soient.
J'ai bien de la joie du progrès que fait N., et je lui souhaite toujours plus d'étendue et de largeur. Il avait besoin d'une conduite qui ne l'arrêtât pas en lui-même par des retours sur ses défauts mais qui le mit au large.
1C’est-à-dire les marques sensibles et perceptibles pour être assurés. (Dutoit).
Ne doutez point, ma très chère sœur, que vous ne me soyez fort présente, quoique je sois éloignée de vous : toutes les créatures ne vous rendraient point plus assurée quand elles seraient proches de vous, ni aussi ne pourraient vous donner plus de doute, bien qu'elles vous fussent contraires. Il faut vous accoutumer à n'avoir que Dieu seul sans même croire L'avoir. Oh ! quelle paix pour une âme qui ne prétend plus rien ! Lorsqu'elle cesse d'espérer, elle cesse aussi de craindre.
Vous êtes à Dieu. Que Celui qui a commencé achève de vous briser1 et qu'Il vous donne la consolation de ne vous épargner pas. Vous êtes à Lui pour Lui : c'est assez. Oui, c'est assez, et beaucoup plus que nous [655] ne saurions penser. Croyez-vous heureuse dans vos plus grands maux, et à quelque extrémité que votre mal puisse aller, baisez la main qui vous frappe et, si vous croyez ne la point aimer, souffrez encore cette peine, et contentez-vous de l'amour que Dieu Se porte à Lui-même, sans sentir ce contentement. Je ne serai jamais éloignée de vous, quoique je le paraisse, et plus les créatures vous manqueront, plus vous serez bien.
1Jb 6, 9-10.
Je vous prie, au nom de Dieu, de ne vous gêner point sur le nombre de vos communions par semaine, ni sur plusieurs de suite. Il n'est plus question d'autre chose pour vous que de suivre les mouvements de la grâce sur tout, sans interruption. Lorsque vous aurez au cœur de me voir, ou de ne me voir pas, faites-le, et ne gênez point l'Esprit chez vous : lorsqu'on le gêne, il se retire. C'est une des choses que saint Paul a voulu dire, lorsqu'il nous exhorte de ne point éteindre l'esprit1.
La pratique de suivre le mouvement de la grâce est très lumineuse. Plus nous la suivons, plus elle se manifeste. L'Esprit de Dieu se tait lorsque [662] nous lui sommes infidèles. Plus nous Lui obéissons, plus Il demande d'être obéi, en sorte qu'il nous conduit, comme par la main même, dans les plus petites choses. Cet Esprit en nous devient aussi naturel que la respiration. Plus Il va, avançant l'âme dans sa lumière, plus Il devient délicat et imperceptible, en sorte qu'il arrive comme j'ai dit qu'il arrive de la respiration : nous la sentons lorsqu'elle n'est pas aisée, mais lorsque nous nous portons bien, nous respirons sans penser si nous respirons. Il en est ainsi de la vie de Dieu en nous. Dieu, après nous avoir fait mourir à nous-mêmes, devient notre résurrection, notre vie. Alors nous ne vivons plus2, mais Dieu vit Lui-même en nous, de Sa vie. Pour parvenir là, il faut donc suivre Dieu avec autant de docilité que de promptitude. Cela vous ôtera insensiblement votre lenteur naturelle et vous rendra tout autre que vous n'êtes.
Pour suivre Dieu, il faut mourir à bien des respects humains, qui sont plus dans notre idée que dans la vérité, car le Seigneur couvre Lui-même [663] ce qu'Il fait faire. Souvent la terreur d'être remarqué nous empêche d'être fidèles à Dieu, et c'est une terreur panique, car plus nous sommes abandonnés, moins on remarque ce que nous faisons. Cela est si vrai que, dans les condamnations que l'on a faites de ma conduite, on a inventé ce que l'on a dit, et l'on n'a point censuré ce qui était peut-être véritablement digne de censure aux yeux peu éclairés. Je vous exhorte à suivre Dieu, parce que je comprends Son dessein sur vous.
1I Thes 5, 19.
2Ga 2, 20.
Je vous entends à merveille. Ce nouveau jour que vous éprouvez est un commencement de ce jour éternel. C'est cette aurore qui commence à paraître et qui vous conduira jusqu'au jour parfait. C'est cette nouvelle vie en Dieu dont Il donne les [664] prémices. C'est cette lumière pure et générale, lumière de la foi qui, après avoir accompagné toute la voie, tantôt comme lumière douce et suave, tantôt comme lumière ténébreuse et obscure, devient enfin lumière simple et pure, lumière de l'éternité qui donne un jour nouveau. C'est alors que Jésus-Christ, Sagesse éternelle, Se lève dans l'âme : Il n'y a plus de soleil ni de lune parce que l'Agneau est la lumière1 qui éclaire, lumière qui n'a rien de dur ni de doux. Dans les commencements, elle se fait remarquer, mais dans la suite, son étendue, sa pureté, sa généralité fait qu'on ne la discerne plus. L'œil de l'âme s'accoutume à être éclairé, sans penser à ce qui l'éclaire et sans vouloir le savoir. Voilà ce que j'ai à dire en bégayant : Ciel nouveau, terre nouvelle, c'est la céleste Jérusalem, c'est cette céleste Jérusalem qui descend du ciel2. Hélas ! que n'y a-t-il des cœurs pour la recevoir !
Le refus que N. a fait d'aider les personnes qui s'adressent à lui, est un effet de son humilité-vertu. Mais il ne s'agit pas ici si vous êtes ou plus [665] ou moins éclairé que lui : il s'agit qu'il se prête à ce que Dieu veut de lui, sans se regarder ni les autres. J'aurais donc voulu de tout mon cœur qu'il eût fait cela simplement, sans se regarder ni vous proposer, car Dieu n'envoie pas toutes les âmes aux plus parfaits, mais à ceux dont Il est résolu de Se servir. Car quelquefois Dieu veut Se servir spécifiquement de certaines personnes pour d'autres. Ainsi il faut que N. aide avec petitesse et simplicité ceux qui s'adresseront lui. Dieu Se servira peut-être de cela pour lui étendre le cœur. Pour vous, ce que l'on pense de vous ne vous doit faire ni bien ni mal, et vous n'en êtes ni plus parfait ni plus imparfait. N. regarde encore le parfait dans la créature. C'est ce qui l'a fait parler comme il l'a fait, au lieu que le bon et le beau est Dieu seul et en Dieu seul.
Lorsque, par le transport de l'âme en Dieu, elle a transporté avec elle toutes les créatures dans leur être original et qu'elle entre dans ce jour éternel, elle ne voit plus rien dans la créature comme lui appartenant. Elle ne regarde plus le plus ou le moins [666] de perfection en elle ou dans les autres : elle se donne pour ce qu'elle est, et comme un instrument entre les mains de Dieu, qui les choisit, dans la boutique de l'amour, proportionnés à l'ouvrage qu'Il en veut faire. Que N. ne vous renvoie plus les gens à moins qu'il ne fût surchargé ! Que je voudrais qu'ils vinssent en foule et que le Maître fût connu et aimé ! Étendez Votre règne, ô mon cher Maître !
Prenez le temps que vous pouvez avoir, pour mettre ordre à vos petites affaires, car plus vous serez en reste, plus le monceau s'accumulera. Nous sommes comme cela. Nous faisons les affaires d'autrui et point les nôtres. Mais pourvu que nous travaillions dans la volonté du Maître, il n'importe à quoi ni comment. Soyons un en Dieu : il n'y a plus en Lui de nombre, ni de distinction, ni d'espèces.
Bienheureuse servitude,
Qui donnes la liberté !
Bienheureuse solitude,
Tu montres la vérité !
Bienheureuse quiétude,
de toi je suis enchantée !
[667] Je ne parle pas de la solitude extérieure, qui n'est rien, mais bien de la solitude de toutes choses et de nous-mêmes, qui donne le repos de Dieu.
1Ap 21, 23.
2Ap 21, 1,10.
Non, je ne veux point que l'on appelle l'amour « trompeur » : il ne le fut jamais. S'il y a dans le monde un amour qui tienne une autre conduite [que celle] qu'il a tenue sur vous, ce n'est point le vrai, le pur amour, mais un amour déguisé et trompeur, qui se cache parce que l'on ne peut supporter l'éclat de la vraie lumière. L'amour pur, l'amour véritable, celui pour [675] lequel je me passionne, est un amour si parfait que celui qui l'a connu, ou qui a seulement senti l'odeur de ses parfums, ne se saurait arrêter à rien moindre que lui. Pour l'attraper, il court avec tant de fureur qu'il perd tout ce qu'il tient, jusqu'à ce que, par la perte de tout, il le puisse posséder seul. Mais que dis-je ? Cet amour trop pur, trop nu, qui est une simple subsistance destituée de tout accident, ne se possède point, car s'il pouvait être possédé, il ne serait pas tout pur et tout infini. C'est le royaume de Dieu caché dans un champ. On vend tout pour acheter ce champ.
Mais je me trompe. L'amour, comme le trésor de celui qui a tout perdu pour l'acquérir, n'est pas pour cela possédé de celui qui l'achète, car que donne-t-on pour son prix que l'amour même ? Il faut se perdre encore soi-même2, non pour le posséder, mais pour lui servir de pâture. C'est alors que l'amour ne se sent plus, ne se connaît plus, ne se distingue plus. Car si nous le pouvons distinguer encore, [676], il ne nous a pas consumés. Ce que nous voyons, connaissons, comprenons est un appauvrissement général de tout ce qui appartenait à l'amour. Il ne reste plus que notre nature, destituée de tout bien, souvent revêtue de son être malin et naturel, que l'amour n'absorbe pas. Celui qui se plaint de cela, qui le sent ou y pense, a prétendu autre chose en amour que l'amour même, et par conséquent il est trompé. Ce n'est point l'amour qui l'a trompé, mais il s'est trompé soi-même car, ayant voulu se persuader qu'il ne voulait l'amour que pour l'amour, il le voulait pour soi, ce qu'il reconnaît à la peine de sa nudité. Voilà, ce me semble, ce qui justifie l'amour et qui apprend qu'il ne fut jamais trompeur.
1Mt 12, 44.
2Mt 10, 39.
[677] Je ne sais, mes enfants, pourquoi vous vous amusez à une personne1 qui n'a rien de bon et qui n'a pour partage que la misère et les défauts. Vous valez tous mieux qu'elle. Je le dis en conscience. Ce que je dis, c'est comme par ressort. Je ne sais d'où il vient ni pourquoi je le dis, n'ayant pas une des dispositions de perfection dont je parle, n'y comprenant même plus rien. Tout est hors de moi. Tout est passé. Je ne sais ce que c'est que le moi. Ainsi, il n'y a rien qui se puisse nommer. Je parle et agis sans savoir ce que je fais, ni pourquoi je le fais, n'ayant ni vues, ni intentions, ni fin. L'enfer m'est aussi bien dû que le paradis : le premier me serait donné par justice et le dernier gratuitement.
Je ne veux pas vous tromper, ce me semble ; c'est pourquoi avisez à vos affaires, car ce que je vous dis est vrai. Je n'ai aucune disposition, ni bonne, ni mauvaise. Je ne connais pas plus mon cœur que mon esprit. Tout est passé pour moi. Ne vous appuyez donc pas [678] sur ce qui est en l'air, mais sur la pierre vive : Jésus-Christ en Lui-même, pour Lui-même et par Lui-même. Je ne vois ni mes défauts, ni ceux de mes enfants qu'autant qu'on me les montre dans le moment présent : je ne puis les leur dire que lorsqu'on m'y excite. C'est une boule qui va tantôt d'un côté, tantôt de l'autre. Je ne sais pas si elle atteint le but, ne voyant pas même le but. Ainsi, mes enfants, qui seriez mes pères, n'ayez d'autre opinion de moi que celle que vous auriez d'un chien mort. Croyez Dieu, aimez-Le et Le suivez par la mort totale, la petitesse, le rien, ne vous comptant pour chose quelconque, et vous irez bien. Vous marcherez dans la vérité du Tout de Dieu et de votre Rien. Si je suis quelque chose, je suis la lavette des écuelles, et rien plus. Dieu seul, Dieu seul, Dieu seul !
1Elle-même.
Je me trouve toujours de plus en plus unie à vous pour les âmes que vous savez, et j'ai toujours plus de certitude que plus nous serons unis en petitesse et enfance, plus tôt Dieu fera Son œuvre. Ne vous lassez pas d'attendre Dieu, car Il ne fait rien avec précipitation, mais Il achemine toutes choses à son point d'une manière si naturelle qu'il semble, cet adroit petit Maître, qu'Il n'y pense pas. Hier, après le départ de N., une parole que vous aviez mise dans votre lettre où vous disiez : « Il tarde trop », ou « c'est trop tarder », me fit impression. Je voulais la redire à Notre-Seigneur, mais Il me reprit avant que j'eusse ouvert la bouche et me fit entendre les routes de Sa Sagesse et comment Il préparait les choses [de] longues années de suite et les [680] faisait réussir à point nommé. Il en use dans l'ordre de la grâce comme dans celui de la nature : Il pourrait faire que toutes les productions fussent parfaites en un jour, mais vous voyez avec quelle patience Il fait toutes les choses. Job le décrit lorsqu'il dit : Vous m'avez caillé comme le fromage. Vous m'avez revêtu d'os et de nerfs, etc.1 Attendons donc le moment du bon Dieu qui fera aussi infailliblement qu'il est Dieu ; et lorsque tout sera arrivé, vous serez charmé de l’économie admirable de la Sagesse pour faire tomber les choses dans le pur naturel. Les plus grands coups de Sa Sagesse se font comme par hasard et, comme j'ai dit, avec une adresse admirable. C'est une finesse délicate que celle de mon divin petit Maître. Il cache ce qu'il y a de plus grand sous le plus commun et le plus naturel. Soyons intimement unis puisqu'Il le veut.
Que votre foi soit ferme là-dessus : qu'elle ne chancelle point, mais qu'elle soit longanime. Et ne disons point comme les Juifs : « Demain, l'on dit toujours demain et ce demain ne [681] vient point ». Il viendra, il viendra, et je vous le dis, que l'heure est déjà venue que les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et vérité2 Je ne vous parle pas en hésitant, mais en y croyant si fermement que cette foi m'est une parole de subsistance aussi infaillible que Dieu. Je souhaite bien de vous voir et de communiquer à votre âme un germe de fécondité que la mienne a droit de lui communiquer. Et comme vous êtes en Jésus-Christ et que Jésus-Christ est en vous, de même vous êtes en moi et je suis en vous jusqu'à l'unité consommée. C'est dans ce temps que le loup et l'agneau doivent vivre ensemble3 en union. C'est dans ce temps que se doit faire la consommation des promesses de Jésus-Christ, dont Il nous est venu apporter sur terre des arrhes et des gages.
C'est par la persécution et par l'humiliation des saints que, s'étant fait comme une semence sur toute la terre, nous allons voir l'intérieur croître et bourgeonner, et c'est le fruit des [682] promesses sans promesse qui me furent faites il y a sept ans où, étant aux portes de la mort, on me renvoya [ici] pour y voir et souffrir une persécution grande contre l'oraison, et que c'était de là - même qu'elle s'élèverait et s'établirait partout. Dieu est content du tourment de Ses saints : ce sont des semences qui vont croître et fructifier dans le sein de l’Église, après qu'elle aura souffert quelque temps les combats qu'Esaü et Jacob se firent dans les entrailles de leur mère. Elle est elle-même comme divisée, cette Église, et quoiqu'elle subsiste toujours et qu'elle répande son esprit dans quantité de ses enfants. Bon Dieu, combien d'Esaü qui le combattent ! Elle supporte un mal auquel elle ne peut apporter de remède, parce que les jours de sa délivrance ne sont pas encore venus et que son Epoux le tolère. Mais lorsque le temps sera venu et que Jacob, après avoir reçu la bénédiction de l'aîné, sera beaucoup étendu en puissance et en richesses, ce sera alors qu'il composera un peuple nouveau. Ce sera alors que mon divin petit Maître mènera et ramènera Israël comme un troupeau. Ce [683] sera alors que le jeune époux se réjouira avec la vierge, son épouse, et que le Seigneur prendra en eux Ses complaisances4.
1Jb 10, 10-11.
2Jean 4, 23.
3Is. 11, 6.
4Is. 62 ,5.
Il n'y a rien qu'on n'ait inventé contre l'intérieur pour le détruire. Les persécutions qu'on a faites aux personnes qui suivent cette voie en font foi. Il faut sur cela tenir ses sentiments cachés, et ne point se découvrir pour ce qu'on est sans une vraie nécessité. On a bien traité le christianisme de secte1. Pourquoi ne traitera-t-on pas de même l'esprit chrétien ? Mais je vous exhorte, avec saint Paul, de demeurer ferme dans cet esprit de foi dont Dieu vous a gratifiée2. Que vous [683] êtes heureuse qu'il se soit fait connaître à vous ! Combien peu de personnes le connaissaient lorsqu'Il était sur la terre ! Et qui étaient ces personnes ? De pauvres pêcheurs, des femmelettes. Oh ! Soyons bien petites et nous serons enseignées du Seigneur : Il nous découvrira Ses secrets qu'Il cache aux grands et aux sages du siècle. Mais à quoi cette secte aboutit-elle ? A tout quitter, à tout perdre pour Dieu, toutes sortes d'intérêts, quels qu'ils soient, afin que son pur amour triomphe. Je ne m'étonne pas que les amateurs d'eux-mêmes3 condamnent ce renoncement total et ce sacrifice entier, qui est seul digne de Dieu. Sans ce renoncement parfait, nous ne faisons pour Dieu que ce que nous ferions pour une créature. Plût à Dieu que cette secte s'étendît à toute la terre ! Lorsque l'Esprit-Saint soufflera, elle sera renouvelée. Emittes Spiritum tuum, et creabuntur ; et renovabis faciem terræ4.
Cette lettre qui termine le premier volume de la correspondance de Dutoit est suivie d’une « Réponse à la Question / D’où vient que presque tous les chrétiens d’à présent ne goûtent pas ce qui regarde l’Intérieur ? » Nous donnons cette pièce à la fin de ce volume dans la section « Témoignages spirituels. »
1Act 28, 22.
2Co. 16, 13.
3II Tm 3, 1-4. : Les hommes des derniers temps seront amateurs d'eux-mêmes, calomniateurs, ...ennemis des bons, ... plus amateurs de leurs plaisirs qu'amateurs de Dieu. (Dutoit).
4Ps 103, 30.
Il y a deux sortes de goûts, celui du fond et celui du sentiment [317]. Il est de la dernière conséquence pour vous et pour les autres que vous ne vous conduisiez pas par le dernier. Je prie de tout mon cœur Notre-Seigneur de vous faire entrer dans ce qu'Il me fait vous dire, quoiqu'il ne soit peut-être pas selon votre goût. Si je vous peine pour quelques moments, la peine sera pour vous une source de biens si, par docilité, vous entrez dans ce que je vous dis. Peut-être direz-vous : c'est me brouiller que de me faire démêler une chose que je ne veux point démêler, voulant tout laisser à l'abandon. Dieu la démêlera pour vous et vous n'en serez point brouillé si votre docilité vous fait entrer, malgré vos sentiments, en ce que je vous dis.
Ne jugez donc jamais les choses par le goût du sentiment : il vous est même plus nuisible que la raison. Tout ce qui peut être excité chez vous par une prévention ou par un objet extérieur, ne peut point être chez vous le juge ni pour vous ni pour autrui. Il faut que ce juste juge vienne du fond, sans l'entremise d'aucune de ces choses. Si vous vous accoutumiez à juger par le goût du sentiment, il étoufferait peu à [318] peu ce goût sans goût intime de la foi, par lequel seul vous pouvez juger des choses, non selon l'apparence, mais selon ce qu'elles sont en effet.
C'est seulement cet état qui se peut appeler état simple puisqu'il est conduit par un seul moteur. C'est lui qui est exempt de toutes les méprises dans la conduite des âmes. Sans cela, on ne pénètre point la moelle du cèdre, on demeure à l'écorce.
N'allez donc jamais par ce que vous sentez ou ne sentez pas. Mais allez par un je ne sais quoi qui, bien que sec, détermine d'abord, et ne laisse nulle hésitation. Il détermine sans goût et sans lumière de la raison parce qu'il détermine par la vérité de Dieu. Comme vous n'êtes pas par état dans la pure lumière de Dieu, et qu'il s'en faut bien, vous ferez souvent des fautes là-dessus. Mais à force d'en faire, vous vous accoutumerez à la nue opération de Dieu, non seulement pour être dépouillé, mais pour être agi. Hors de là, tout est méprise.
Notre-Seigneur me fait concevoir cela d'une extrême conséquence pour [319] vous (à cause des desseins qu'Il a sur vous pour les autres), que c'est la clé de la vérité de la pure conduite. Les choses de cette nature ne laissent rien d'indéterminé. On peut être sans réponse sur ce que l'on demande, Dieu ne le donnant pas, mais pour ce qui regarde la conduite, sitôt que la réponse se donne, elle se donne comme l'oracle du Seigneur, sans qu'elle puisse varier. On peut bien vous faire taire, ou vous accabler de raisons et vous faire déporter1 des choses, mais non pas changer un décret intime, qui est un décret éternel.
C'est là marcher en pure lumière, qui discerne dans le cœur des hommes même ce qui est de Dieu. Si Samuel se fût arrêté au goût, il n'aurait point sacré David pour roi2. Telle personne nous déplaît d'abord, lorsque l'on en juge sur les sentiments, qui dans l'usage est tout autre chose. Agir par le sentiment rend l'esprit léger, inconstant et imprudent, mais en cessant d'agir par notre raison et nous laissant à l'intime du cœur, qui ne se démêle que par la perte de la raison et du sentiment, on juge des choses comme Dieu en juge, et [320] Sa divine sagesse devient le remplacement de la raison et du sentiment. Oh ! si vous pouviez comprendre combien cela vous est nécessaire jusqu'à ce que la pure Sagesse de Dieu se soit élevée chez vous sur les débris de la raison et du sentiment !
Cessez d'agir par la raison et le sentiment et cette vérité, plus simple que l'on ne peut dire, deviendra votre conduite. Soyez-moi à cet égard comme un petit enfant bégayant et je vous dirai les oracles de la Sagesse de Dieu, trop heureuse si, vous ayant servi d'étoile dans ce que Dieu me fait vous être, je vous conduis à Lui seul et que Sa pure vérité soit la seule lampe qui vous éclaire ! C'est là le don des dons que Dieu ne donne qu'à ceux qu'Il destine par vocation à l'état apostolique. Les autres ne le connaissent pas même. C'est juger de Dieu par l'Esprit de Dieu, en juger non seulement en Lui-même par Lui-même (ce que vous faites déjà), mais dans les autres. C'est ce caractère de la mission qui fait découvrir jusqu'aux moindres obstacles dans les âmes et jusqu'aux moindres tromperies.
Courez par ce chemin-ci, puisque le Seigneur veut que je vous y conduise [321]. Que rien ne vous empêche de me suivre, non par le goût du sentiment qui empêcherait votre course, mais par la vérité de la foi qui est l'endroit par lequel vous tenez à moi. Aussi est-ce le chemin par lequel je vous dois conduire. Ce que vous avez pour moi ne contente ni votre raison ni vos sentiments, parce qu'il est au-dessus de l'un et de l'autre. Il est pourtant si ferme et si réel que vous quitteriez pour cet inconnu tout ce qui est au monde qui vous est de plus agréable. Il en est de la voie par laquelle je vous dois conduire comme de moi : rien qui vous contente, mais tout vous y suffit avec excès. Vous quitteriez tout, dis-je, pour cet inconnu, mais avec la même peine d'un enfant à qui l'on ôte une pomme, qui s'en afflige et qui cependant est apaisé par quelque chose de meilleur. Mais il ne connaît ce meilleur que dans l'usage, si l'on peut appeler connaissance ce qui ne l'est pas.
Que rien ne vous amuse. Croyez ce qui a été, qui est et qui sera toujours pour vous vérité de Dieu. N'anticipez jamais rien. Allez toujours par le moment présent. Si vous prévenez [322] le moment, vous serez toujours hésitant pour faire ou ne pas faire. Le moment même vous détermine par lui-même.
1Se déporter : s’abstenir de renoncer à.
2I Rois 16, 6-7.
J'ai vu la lettre de votre ami. Vous ne m'en avez rien fait savoir dont je ne me doutasse bien, mais il faut adorer l'ordre de Dieu. Je le prie [343] de ne point prendre aucune résolution et de ne point suivre son mouvement impétueux. Il se trouvera partout en quelque lieu qu'il aille. N'y a-t-il pas moyen de le conjurer de ne point lire les livres qui lui sont si funestes ? Ses désespoirs ne m'étonnent point ; ils ne sont causés que parce qu'il ne s'abandonne pas à Dieu sans réserve. Je le prie de tout mon cœur de le faire et d'attendre le moment de sa délivrance. Il pourrait bien, s'il voulait, se découvrir au docteur. Il me semble qu'il ferait bien d'entrer dans la mort de soi-même, de reprendre les livres d'oraison, et de s'adonner à l'oraison le plus qu'il pourrait, mais surtout de quitter les livres qu'il sait. Qu'il ne se rebute pas, au nom de Dieu ! Il trouvera, après ses peines et l'expérience de ses misères, un bonheur inconcevable et la suprême félicité. Je crains plus que la mort qu'il ne donne dans ce qu'il avait laissé. Oh ! Que s'il quittait, il ne trouverait pas ce qu'il pense ! Il me paraît que Dieu saura bien l'en tirer quand il Lui plaira.
Je demeure entre les mains de Dieu, bien contente qu'Il fasse de moi [344] ce qu'il Lui plaira. Laissez-Lui aussi toutes choses. Quoiqu'Il m'ait conduite par des états bien terribles, je vous assure que j'ai trouvé la vie dans la mort. Je ne veux point écrire à N., Dieu lui fera toutes choses. Dieu me suffit pour me satisfaire pleinement. Je suis très contente de rester ici toute ma vie si tel est Son bon plaisir. Il sait, ce bon Dieu, que Lui seul me suffit.
Il me semble que si vous vous séparez de la personne que Dieu vous avait donnée, vous tomberez en mille pièges. Je n'ose me flatter de vous en persuader. Soyez assuré que votre âme me sera toujours chère en Notre-Seigneur.
L'état où est notre ami lui durera encore du temps. Il ne trouvera de paix qu'en s'y abandonnant, j'entends celui où il était. Il faut subir cet état d'abandon dans son étendue. Croyez-moi, qu'il ne se dérobe pas à Dieu, car Dieu le trouvera partout et ce qu'il croirait choisir pour son remède serait sa mort. Plus cette personne mourra à tout, plus elle trouvera Dieu dans la mort et la perte de Dieu en apparence. Il me paraît qu'il n'est pas [345] assez abandonné. Qu'il quitte les lectures, au nom de Dieu !
N. vous est plus propre que nul autre parce qu'il est véritablement petit et par conséquent selon le cœur de Dieu. Car ce n'est que par la petitesse que l'on doit mesurer le progrès d'une âme, puisque nous sommes d'autant plus que nous sommes moins.
Je vous prie, quelque chose qui vous arrive, de ne point vous alarmer. Vous pouvez, si vous le voulez, vous découvrir en conversation à N. Il a de la lumière et de l'expérience, mais que ce ne soit jamais pour chercher de l'appui dans son caractère. Dieu veut de vous plus d'abandon et plus de mort. Il faut qu'Il soit votre seul appui et votre seule purification. Dans l'état où vous êtes, tout autre purification vous salirait. Ceci est essentiel pour vous, [346] et tellement essentiel que de ce courage et de cette perte dépend toute la gloire que Dieu prétend tirer de vous par tous les états qu'Il permettra vous arriver.
Comptez donc qu'il n'y a plus rien à faire pour vous par la purification active, mais Dieu Lui-même vous doit être tout. Il faut entrer là et y persévérer avec courage. C'est le point le plus important, et vous verrez à la suite que Dieu, qui vous conduit par la main comme Son enfant bien-aimé, vous fera comprendre que c'est ce qu'Il veut de vous. Et quand, par infidélité ou par faiblesse, vous vous mettriez en devoir d'en user autrement, votre fond n'y correspondrait pas et vous sentiriez fort bien que c'est une assurance que la nature craintive cherche.
Je vous prie, au nom de Dieu, de n'hésiter point sur le fait de [347] laisser à Dieu le soin de vous juger et de vous punir de ce qui pourrait Lui déplaire en vous. Vous ne ferez point librement de fautes que vous puissiez envisager comme fautes dans le moment que vous les faites, ou bien elles se feront par entraînement, précipitation et faiblesse, ou après avoir cru et vu quelque temps auparavant qu'on pourrait ou devait éviter. [Mais] toutes ces vues se perdent dans le moment, ou il pourrait arriver qu'elles ne vous paraîtront point fautes, ou bien de quelque autre manière connue à Dieu seul, mais je suis certaine que vous ne ferez jamais volontairement une chose que vous croiriez dans ce moment être mal. Vous pourriez croire dans la suite que vous l'avez faite avec plus de liberté, mais je vous assure que non et vous conjure au nom de Dieu de Lui en laisser le jugement et de vous abandonner à Lui sans nulle certitude. Où serait la perte et l'abandon sans cela ? Je vous conjure de tenir ferme sur cet article plus que sur tout autre car tout dépend de là.
Les personnes beaucoup attachées à elles-mêmes ne connaissent et ne [348] sentent guère cette attache, au contraire ils s'en disent souvent fort détachés. Il est bon que vous éprouviez de toute part votre corruption, et c'est le moyen qui vous détachera plus que tous les autres de vous-même. Oh ! que celui qui se trouve horrible perd bientôt tout l'amour qu'il a pour soi-même ! Comme le sentiment de l'amour de Dieu n'est pas toujours la réalité de ce même amour, de même le sentiment de l'amour de nous-mêmes en bannit la réalité et nous fait entrer peu à peu, par l'expérience de notre corruption, dans la véritable haine de nous-mêmes.
Je crois qu'en l'état où vous êtes, vous ne sauriez trop vous délaisser. Je vous conjure donc de le faire sans réserve et de porter votre abandon aussi loin que vos vues et vos terreurs peuvent aller. Mais un abandon effectif car Dieu le veut sans réserve, non comme une chose dont [349] on espère la délivrance, mais comme d'un mal inévitable. C'est un abîme dans lequel on vous veut jeter : on vous le fait voir et on ne veut que votre libre abandon. Ce n'est point comme à un enfant à qui l'on fait des terreurs paniques ou que l'on effraye d'un mal imaginaire ; non, c'est comme à un homme à qui l'on présente le danger et qui, pour me servir des paroles de Déborah, se livre volontiers au péril1.
Je ne sais pas le danger ni le péril, mais je le vois jusqu'au fond de l'abîme ; ma vue ni ma prévoyance ne creusent pas l'abîme ; je vous demande seulement : avez-vous assez de courage pour consentir que Celui qui vous tient sur le bord de l'abîme vous y précipite tout à fait ? Vous vous abandonnez comme aveugle et vous dites : peut-être m'épargnera-t-Il. Je vous porte à vous abandonner non comme aveugle, car je vois l'abîme et sa profondeur ; je veux pourtant que vous le fassiez librement et volontairement, car quoique je me mette du parti de Celui qui est affamé de perdition et de mort, je [350] n'opère pas pour cela ni la perdition ni la mort : c'est à Lui de le faire. C'est bien à la divine Justice qu'il faut vous abandonner sans réserve, car c'est elle qui opère cet état-ci. Les jours de la miséricorde sont passés, il faut boire le calice que mon Père vous a préparé2, et le boire sans assurance d'être reçue ni à droite, ni à gauche. Je puis bien vous assurer que vous le boirez, mais de vous promettre le reste, je ne le puis : c'est à mon Père de vous le donner.
1Jg 5, 2.
2Mt 20, 23.
Je vous ai si souvent dit qu'il faut une perte et mort sans ressource parce que votre vie n'est plus de la nature : il y a longtemps que cet animal est dompté, mais elle réside dans la pointe de l'esprit. C'est une vie [351] subtile et délicate qui est bien plus difficile à tuer que la première, parce qu'elle ne se perd qu'en faisant vivre celle-ci. De tous les animaux, il n'y en a point de si difficiles à tuer que ceux qui ont les esprits plus subtils. Un bœuf se tue de quelques coups de maillets, mais une vipère vit plusieurs jours sans tête et sans cœur et, après être écorchée, elle tâche de se mouvoir, et elle ne cesse de vivre que lorsqu'elle n'a pas la moindre humeur et qu'elle est entièrement desséchée : sa tête séparée de son corps mord encore et peut tuer un homme vivant. Telle est la vie de l'esprit illuminé et raffiné par les exercices de vertus comprises1 et de l'oraison.
Mais hélas ! on [ne] veut qu'à peine sortir de cette vie, on la conserve tant que l'on peut. On ne regarde les choses qu'en elles-mêmes, et les moyens de l'arracher paraissent effrayants quand ils sont regardés seuls. Mais mesurés sur cette effroyable vie et sur sa malignité (si on la connaissait bien, et qu'on la vît seule), il n'y a point de moyens, quelque hideux qu'ils fussent, dont on ne se servît, il n'y a point [352] d'abîmes, quelque épouvantables qu'ils parussent, où l'on ne se jetât volontiers à corps perdu pour se défaire d'une vie d'autant plus dangereuse qu'elle est plus subtile. Mais comme elle ne se perd qu'en perdant tout bien, et que l'âme ne peut s'y résoudre, c'est ce qui fait que la mort est si longue et que la vie se passe à mourir. Perdez-vous donc ainsi avec courage et votre perte sera le plus grand de tous les biens, non à ce qui vous paraîtra, mais selon ce qui est en vérité au seul honneur et bon plaisir de Dieu, qui prend plaisir de voir Ses créatures qui n'ont plus ni gloire spirituelle, ni intérêt propre de salut ni d'éternité, puisqu'ils sont sacrifiés à l'honneur unique de Dieu par le plus grand de tous les sacrifices au seul vouloir inconnu de Dieu.
Tous les autres sacrifices sont des dispositions à celui-là et ne peuvent trouver leur perfection que dans lui. Mais, ô mort et perte terrible de la nature, que tu es effroyable ! Tu ne l'es cependant que parce que la créature s'aime subtilement. Elle ne saurait se [353] résoudre à tout perdre pour trouver tout, non en elle, mais en Dieu. Car la misérable est si rusée que, lorsqu'elle se perd, elle ne se perd que dans l'espérance de se retrouver encore mieux, ce qui ne sera jamais. Il faut qu'elle se perde d'abîme en abîme dans l'inconnu, sans espoir et sans rien pour elle ; car si, dans le temps de son état le plus consommé, elle voulait quelque chose en elle et pour elle, elle ne trouverait qu'un enfer. C'est en Dieu et pour Dieu qu'elle trouve tout son bonheur lorsqu'elle est dégagée de tout propre intérêt de temps et d'éternité2.
Mais où trouvera-t-on des âmes qui n'aient plus d'intérêt ni pour l'un ni pour l'autre ? C'est cette difficulté de trouver des âmes dans un simple, pur et entier sacrifice, qui fait toute ma douleur sur la terre et qui me ferait même désirer d'en sortir si je pouvais désirer quelque chose. Mon penchant pour ne plus aider aux hommes et pour en être séparée augmente chaque jour, car il faut leur cacher et adoucir les vérités, ce qui m'est [354] insupportable. Il faut les ménager ou s'attendre à des écarts furieux, car s'ils savaient les abîmes qui les attendent, ils quitteraient tout. Je vous avoue qu'on pourrait dire avec saint Paul que nous gémissons sous la captivité de notre corps3, parce qu'il n'y a point de purs esprits sur la terre.
1Vertus bien comprises, dépendantes de la grâce divine, etc.
2Voyez l’Imitation, Livre 3, chap. 25, 3. (Dutoit).
3II Co 5, 2.
La lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire m'a beaucoup donné de joie, m'apprenant l'état de votre santé. Il me semble que l'état de perte dans lequel vous êtes n'est qu'un prélude de celui qui doit suivre. Cela va assez lentement, mais malgré cette lenteur, vous ne laisserez pas d'éprouver que ce qui n'était au commencement que des pertes supportables, sans changer d'état d'une manière fort aperçue, devient insensiblement et très peu à peu perte [355] presque désespérée. Vous verrez, ou plutôt vous éprouverez dans la suite, ce que je vous dis, et ce qui est de plus terrible est que cela devient toujours plus sans remède. L'expérience seule peut faire comprendre les degrés de perte où il faut passer. Tel qui croit être dans le dernier dénuement, éprouve qu'au bout de plusieurs années on n'a cessé de perdre toujours de plus en plus. Ce qui fait voir que l'on possédait quelque chose, quoique d'une manière si inconnue que l'on ne le pouvait distinguer que par la perte que l'on en fait. C'est par là qu'on connaît que l'on possédait quelque chose, car nul ne perd ce qu'il n'a pas.
Je crois que ce sera la conduite que Dieu tiendra sur vous toute votre vie. Il ne vous fera peut-être pas passer par des trajets violents, mais Il tiendra sur vous une conduite unie en apparence, mais qui cependant ruinera peu à peu votre amour-propre et le détruira entièrement, mais peu à peu et si insensiblement que rien plus.
Le contentement que vous avez dans cet état vient du fond, de la perte de votre volonté en celle de Dieu [356]. Cela augmentera toujours, mais d'une manière qui vous fera croire que ce n'est que dureté, puis cela vous paraîtra endurcissement final. Il ne faut pas vous étonner que rien ne vous demeure des lectures : ce serait un dommage pour vous que d'être remplie de ce qui n'est pas Dieu. Je crois que ce que vous goûtez encore et qui vous affermit dans votre abandon et dans votre foi, vous deviendra insipide, et peut-être à charge, lorsque vous aurez perdu tout abandon et toute foi aperçue. Voilà ce qui est venu au bout de ma plume que je soumets à vos lumières.
Des abîmes de malheurs, M., mais de bonheurs, parce que le sacré abandon rend douces les choses les plus fâcheuses ! Que la tempête ne vous étonne point, quoique qu'elle aille être forte. Soyez comme [357] un petit vaisseau au milieu des flots mutinés, qui se tient ferme par son ancre, et ne réfléchissez sur rien. Ce qui effraie les autres doit vous affermir. Le temps est venu que le soleil perd sa lumière : les vents font tomber les figues qui ne commencent qu'à pousser1, la désolation sera grande. J'avais voulu plusieurs fois vous expliquer un passage de l'Apocalypse, mais nous n'eûmes pas le temps. Cela vous aurait paru dans son jour à présent si je l'avais fait alors. Il est nécessaire que ces alternatives dont vous me parlez, arrivent et surtout que la paix soit à présent en vous. Ce sera un moyen de perte que vous verrez mieux dans la suite que maintenant. Dieu pouvait Se contenter, et souvent les choses en demeurent où vous êtes ; quelquefois elles vont plus loin. Il faut demeurer indifférente là-dessus parce que, sans cela, la seule appréhension des choses, ou la moindre joie de leur délivrance, est assez forte pour soulever les flots et faire une nouvelle tempête. La suprême indifférence est ce qu'il vous faut.
Vous voyez comme votre état passé vous a fait avancer dans la nudité, et l'a fait approfondir d'une manière singulière. Ce vide de tout et l'état de rien dans son commencement est plus pénible à porter que l'état de perte. Laissez aller et venir tout. Tous les états sont pour vous également Dieu. Il est bon que vous soyez humiliée. Prenez garde seulement que l'humiliation ne vous mette plus imperceptiblement dans la multiplicité, soit pour vous la faire porter plus passivement2, soit pour vouloir ajuster les choses pour ne faire de peine à personne, soit pour en profiter. Tout cela était très bon en son temps, mais il ne l'est plus pour vous : il faut tout porter nûment. Ayez bon courage, je vous en prie, et, ayant déjà atteint la maturité, ne soyez pas du nombre des figues qui tombent toutes sèches.
1Ap 6, 12-13.
2C’est à dire sous prétexte de vous la faire porter, etc. (Dutoit).
[359] On ne saurait jamais rien risquer en s'abandonnant à Dieu. Ainsi, pourvu qu'on ait l'âme droite et le cœur sincère, il fait entrer tôt ou tard dans ce qu'Il veut, quand même votre changement d'état ne serait pas aussi durable que vous vous le persuadez (ce qui cependant n'est pas impossible). Notre-Seigneur m'ôta tout à coup toute inclination naturelle lorsque je me fus abandonnée à Lui sans réserve. Mais quand, dis-je, cet état ne durerait pas toujours, il vous serait très utile à présent, parce que vous vous étiez fait une idée d'état et d'avancement de voie d'une chose qui ne devait servir qu'à vous faire perdre toute voie.
Laissez-vous donc à Notre-Seigneur et suivez le mouvement de Son Esprit qui sera toujours accompagné, non de paix en vous-même, non de paix qui rétrécit et borne (quoiqu'elle paraisse contenter), de paix qui est l'apanage de la possession de vous-même, mais de paix hors de nous, en Dieu, qui met l'âme dans une étendue infinie et qui la fait participer à l'immensité de Dieu même.
Je n'ai point de peine pour tout [360] ce qui vous regarde, car je sais que vous êtes trop abandonnée à Dieu pour qu'Il vous laissât longtemps dans un état qu'Il ne voudrait pas de vous, et les renversements inopinés et subtils Lui serviront de moyens pour vous tirer de vous-même. Cependant demeurez comme vous êtes à présent, et ne vous donnez point à vous-même de mouvement ni pour en sortir, ni pour vous y conserver. C'est à Dieu que je délaisse toutes choses.
Pour ce qui me regarde, je laisse tout faire et dire sans prendre de mouvement ni changer de situation. S'il en fallait prendre à tous les différents événements, on serait comme le flux et le reflux de la mer. Je laisse tout. J'attends l'ordre de mon Dieu. Il n'y aura jamais de prison étroite pour moi, car Son sein est immense ; c'est ce qui me suffit.
Vous m'aviez dit que vous m'écririez, mon cher Enfant, mais [361] je vous préviens pour vous conjurer de ne vous pas tenir un moment autour de vous-même. Qu'est devenu ce courage ? Allons tête baissée au travers des broussailles qui sont les petites difficultés qui vous arrêtent, et elles s'écarteront d'elles-mêmes pour vous faire passage. Tout consiste à marcher toujours sans s'arrêter un seul moment : le voyageur qui ne s'arrête jamais avance beaucoup, quoiqu'il bronche souvent ; mais celui qui s'arrête à regarder tous les endroits qui le font broncher, avance peu et se décourage aisément.
Allez, allez par l'abandon : vous y êtes appelé. Penchez plutôt du côté de la largeur que de celui qui est étroit, à cause de votre naturel porté au scrupule. Ne vous reprochez pas ce que Dieu ne vous reproche pas. Ne vous arrêtez pas un moment. Ce ne sont pas les fautes imaginaires qui vous retardent, mais le moindre arrêt. Les retours sur vous-même empêchent votre course.
Bon courage ! Vous voyez que Dieu a beaucoup fait sur un naturel comme le vôtre. Celui qui marche avec [362] courage le fait avec vigueur et se fatigue moins que celui qui marche mollement et qui écoute sa lassitude. Sautez à pieds joints par-dessus vous-même, puis laissez-vous là et ne retournez jamais sur vos pas pour vous reprendre.
Assurez-vous que je n'ai point de peine de tout ce que l'on pense de moi : la volonté de Dieu me tient lieu de tout. Vous serez toujours hors de votre place lorsque vous ne vous jetterez pas à corps perdu dans un total abandon. C'est là que vous trouverez votre centre. Je suis toujours plus convaincue que Dieu veut de vous un abandon sans réserve ; c'est où vous trouverez la paix, la joie et la véritable liberté. Votre cœur a besoin d'être beaucoup dilaté par la liberté et l'abandon, et non pas resserré par la crainte et la réserve.
Lorsque je vous ai parlé de crainte [363] dans ma dernière, je ne vous ai dit cela que pour l'avenir où je sais que vous tomberez souvent dans le doute de votre voie, et même cela vous est nécessaire pour donner prix à l'abandon. C'est en cela, je le répète encore, que plus vous aurez de doutes, plus vous aurez de quoi exercer votre foi.
Faites si bien que vous voudrez, vous ne trouverez jamais un parfait repos que dans l'abandon de tout vous-même entre les mains de Dieu. Il faut Lui abandonner votre salut et votre éternité, Lui en faisant un sacrifice total. Sans l'incertitude, où serait la perte ?
Je vous plaindrais extrêmement si je n'étais assurée de la bonté de Dieu sur vous. Mais il faut porter toutes les agonies de l'état : on ne meurt qu'en mourant. Dieu pousse les gens [364] autant qu'Il les aime et selon les desseins qu'Il a sur eux. Quelquefois Dieu veut une fidélité aveugle des âmes et veut être obéi au moindre signal. D'autres fois, Il ne veut que les éprouver et les faire souffrir. Il faut suivre Dieu. Tout ce qui vous pacifie est de Lui. Vous avez bien fait. Il faut faire des coups hardis et croire que Dieu n'est pas moins dans cette chose que dans l'autre. Mais de quoi servent les paroles des créatures lorsque l'on a au-dedans une parole qui ne laisse pas ignorer ce que le Maître veut ? Dieu a d'étranges manières de détruire. Il est Maître, Il est tout-puissant, cela suffit.
Rentrez donc dans votre abandon sans faire autre chose que de vous donner en proie à la volonté de Dieu, et ne reculez point sous quelque prétexte que ce soit. La tentation de tout quitter viendra souvent, mais que peut une masse d'argile contre un plus puissant que la mort ? Vous voyez que l'abandon vous donne la paix et le large : qu'y a-t-il qui vous marque plus Dieu ? La paix, la joie, la liberté sont les fruits du Saint-Esprit, comme le [365] trouble, la tristesse et la gêne sont les fruits de l'amour-propre.
Je vois que vous aurez beaucoup à souffrir car, comme il est impossible à cause de votre avancement que vous retourniez en arrière - Dieu vous a trop affiné le goût par la paix et la liberté dont vous avez joui - vous ne pourriez sortir de là sans entrer dans un état violent qui ne pourrait point être de durée, la lumière vous poursuivant sans cesse, et il ne vous refléterait que la peine de votre infidélité sans consolation ; ces violences viennent de ce que Dieu pousse fortement. Il faut rentrer dans la paix et ne point penser au passé ni à l'avenir.
Vous éprouverez une infinité d'états et de dispositions dans un seul état. Vos alternatives sont d'une nature que, quand vous vous délaissez, tout vous paraît divin, et lorsque vous êtes mal, ce n'est que désespoir. Mais faites attention que Dieu n'est pas un trompeur, que c'est Lui-même et Lui seul qui vous a engagé dans Ses filets, que, s'Il Se sert en quelque chose d'une misérable créature, ce n'est que pour soutenir et confirmer, mais Il fait tout [366] lui-même. Avec Dieu, plus on fait les choses promptement, moins on souffre.
Dieu ne Se laisse jamais ignorer de l'âme lorsqu'Il la porte au sacrifice. Plus les sacrifices sont grands, plus ils sont dignes de Dieu. Le pis qui puisse arriver, c'est de se tromper, car il ne peut y avoir de péché. Mais peut-on se tromper en honorant Dieu et en Lui obéissant ? Courage donc, sans courage ! Ne précédez pas la grâce, mais aussi suivez-la. J'espère qu'avant qu'il soit peu, tout sera pacifié.
Je vous aime de tout mon cœur. L'amour [divin] est fort comme la mort et sa jalousie est dure comme l'enfer1. Vous éprouvez quelque chose, ma très chère, de la jalousie de l'amour. Sa loi n'est et ne sera jamais écrite que dans le fond de votre cœur. Ce sera votre cœur qui vous rendra toujours témoignage de lui, mais cet amour jaloux jette dans un enfer ceux qui se regardent eux-mêmes et leur intérêt, quel qu'il puisse être. Ô Amour, une crainte vous déplaît ! Et souvent vous rejetez le cœur que vous avez [367] contraint de vous obéir. Il veut, cet Amour, qu'une seule invitation suffise pour s'abandonner à lui. Mais je vous en dis trop. Ô Amour cruel et impitoyable, pourquoi me fais-tu parler lorsqu'il semble que je devrais me taire ? Tu le sais et cela me suffit.
1Ct 8, 6.
J'ai oublié à vous prier de m'écrire lorsque vous seriez dans la peine en l'absence de N. où vous n'auriez point de secours. N'allez pas vous mettre dans l'esprit que cela ne servirait de rien, que vous n'en seriez pas mieux. Il faut le faire avec fidélité et cela pourra vous arriver quelquefois. Ne croyez pas en être quitte. Dieu est juste, quoique plein de douceur. Ce serait trop pour une âme qui se sacrifie à Lui sans réserve et dans la certitude de Lui obéir, si cette certitude lui restait après le sacrifice. Mais c'est souvent tout le contraire, et ce qui [368] paraît auparavant gloire et volonté de Dieu, paraît ensuite tout autrement. Il n'y a aucun moyen de se tirer de là que par un nouvel abandon pour avoir même déplu à Dieu et fait ce qu'Il ne voulait pas. Laissez-vous à Dieu : vous êtes à Lui, il faut tout sacrifier réellement. Si vous aviez toujours la certitude perceptible de faire la volonté de Dieu, quel sacrifice feriez-vous ? De plus il faut que vous sachiez qu'ordinairement, quand le consentement au sacrifice se fait avec paix et douceur, l'exécution s'en fait avec amertume.
Il faut être comme une plume dans la main de Dieu. Il y a un si beau passage dans l’Écriture Sainte qui dit que : Dieu S'est élevé au-dessus des Chérubins et qu’Il a volé1, c’est-à-dire qu'Il S'élève au-dessus de la ferveur, quelque sublime qu'elle soit. Mais il est ajouté : il est tombé sur la plume des vents, c’est-à-dire qu'Il Se précipite sur une âme qui, ne lui résistant pas, est en Sa main comme une plume au gré du vent. Une plume dont on écrit est conduite par une main et, quoique soumise, elle fait souvent de [369] faux traits, mais celle qui est poussée par le vent, est souvent poussée jusqu'aux nues, puis repoussée avec d'autant plus de force contre terre qu'elle avait été élevée plus haut. Tout cela cependant ne l'arrête pas un moment, elle est toujours ballottée au gré du vent ; c'est comme vous devez être si vous voulez être le contentement de Dieu sans contentement pour vous, quel qu'il soit. Que vous feriez bien si vous étiez ainsi ! Ne regardez jamais les choses en elles-mêmes, autant que vous pourrez. Quand vous ne pourrez faire autrement, souffrez, mais ne jugez ni de vous, ni de votre état.
1Ps 17, 11.
Soyez certaine que vous ne fûtes jamais plus à Dieu que vous y êtes, quoique vous ne vous en aperceviez pas toujours. Vous goûteriez un bonheur ineffable si vous pouviez vous oublier et ne vous soucier non plus de vous que d'un guenillon. Il y a toujours à souffrir tant qu'il y a [370] quelque chose à perdre. Mais lorsque tout est perdu, Oh ! quel bonheur ! Oh ! quel contentement !
Recevez les prémices de l'Esprit, et laissez-vous détruire et consumer sans réserve. Moins Dieu vous épargnera, plus Il vous donnera de preuves de l'amour qu'Il vous porte. Si la conduite qu'Il tient sur vous, vous paraît étrange, vous connaîtrez un jour son utilité.
Il faut mourir à tout, et je ne serais nullement fâchée que vous vissiez en moi des misères afin de vous faire perdre tout appui dans la direction, sans perdre pour cela l'obéissance et la soumission pour cette même direction qui vous est assurément donnée de Dieu, et qui n'a choisi un si pauvre sujet que pour faire mieux crever votre raison et votre amour-propre, [371] car quoique votre voie soit en foi, vous vous seriez aisément appuyée sur les témoignages.
Quant à des inspirations extraordinaires, cela ne vous concerne pas. Il s'agit d'un mouvement qui vous invite dans le moment, sans vous laisser de doute de la volonté de Dieu, qui est gravée dans le fond de l'âme comme une loi de justice et de vérité que Dieu exige de qui il Lui plaît. Comme ce ne sont point des choses extraordinaires pour le dehors et l'extérieur, il ne se fait rien de miraculeux extérieurement, mais la peine violente est la preuve de l'extraordinaire conduite intérieure, qui est souvent telle que j'ai connu des personnes qui me disaient : « Quand je verrais l'enfer, je ne pourrais pas changer de conduite ». Vous ne trouverez d'assurance que dans la perte même, où l'on trouve un repos d'autant plus grand que l'on est plus perdu. C'est une leçon que la seule expérience peut faire découvrir.
Je crois que tout ce qui vous porte à penser à vous, vous nuit. Et qu'il n'y a qu'à vous sacrifier encore plus, lorsque ces pensées vous viennent, pour vous [372] mettre en repos. Je tâche de vous dire ce que je crois véritable et que Dieu demande de vous, ne jugeant pas que vous deviez vous arrêter à des personnes qui ne vous connaissent point, puisque votre voie est l'abandon aveugle et total entre les mains de Dieu, où l'on ne peut se tromper. Et s'il pouvait y avoir de la tromperie, ce ne serait qu'une illusion et non une faute, à cause de la droiture de l'intention. Cependant je n'ai jamais prétendu gêner votre âme, au contraire la faire entrer où je crois voir que Dieu la veut. J'avoue que cet état s'accorde mal avec le propre intérêt et que celui qui en a encore quelqu'un ou quelque perte à faire, sera souvent dans la peine. Mais celui dont la volonté et l'étendue du sacrifice embrasse tout sans distinction, se trouve très souvent et, pour mieux dire, toujours dans un parfait repos.
Je ne connais point d'autre voie que l'abandon aveugle qui n'envisage rien, qui n'excepte rien que le pur amour qui est insatiable de sacrifices. Je n'entends rien à tout le reste. Je n'ai point d'autre loi que celle qui est [373] gravée au fond de mon cœur, plus d'autre conduite que la volonté souveraine de Dieu qui ne veut pas que l'on demande raison de sa conduite, qui n'attend aucune preuve, et qui n'envisage qu'elle-même. Tout ce qui sort de là, n'est plus de mon ressort : je m'en dépars.
La peine que vous avez vient assurément de votre infidélité en ce que vous donnez entrée à la réflexion, qui est comme une bonde levée après quoi on ne peut empêcher le torrent de se déborder. Il ne faut pas présentement travailler à vous tirer de la peine. Il faut laisser à la peine de faire l'effet que Dieu prétend. Vous n'en sortirez que par un nouvel abandon sur les choses que vous appréhendez le plus.
Il n'y a rien à craindre du côté du désespoir. Tout ce que vous sentez là-dessus vient d'une nature irritée [374] et d'une infidélité qui vous fait toute rentrer en vous-même. La peine qui vient de Dieu n'est point de cette sorte : elle humilie en tranquillisant. Tout ce que vous me dites n'est que nature qui ne veut pas mourir : on craint pour soi. On ne craindra plus sitôt que l'on s'abandonnera à Dieu ; ainsi du reste. Plus nous vivons en nous-mêmes, plus nous avons de peine. Plus nous sommes morts, moins nous avons d'intérêt pour nous-mêmes, soit éternel ou spirituel, soit temporel.
Je n'ai jamais ouï dire que l'on juge bien d'un état dans le temps de la peine, mais dans le calme et la bonasse. Je n'ai pas un mot à vous dire pour vous prouver la bonté et la réalité de l'état de sacrifice, préférable à tout autre. Nous portons en nous-mêmes un certain caractère foncier de la vérité intime qui se fait distinguer même au milieu des plus grands troubles.
[375] Après avoir porté la paix de l'amour, il faut porter la rigueur de l'amour. Le premier amour est un amour possédant son objet, quoiqu'en pure et nue foi. Le second amour est un amour détruisant son sujet, sans sortir de la même foi. Il y a assez d'âmes (quoiqu'elles paraissent rares) qui veulent bien posséder Dieu, quoique en nudité totale, mais qu'il y en a peu qui veuillent bien se laisser détruire sans qu'il en reste rien ! On veut être détruit et se conserver entier ou avec quelque figure ou trace de ce que l'on a été : cela ne se peut.
Laissez-vous donc défigurer par l'amour et qu'il ne reste nulle trace de ce que vous avez été, mais cela, si réellement que, ne vous reconnaissant plus vous-même, vous ne sachiez plus si vous avez été quelque chose. Tout autre voie que celle de l'abandon n'est pas pour vous. Tout autre nourriture ne convient point à votre estomac accoutumé à la délicatesse de cette viande. Laissez-vous donc à l'amour cruel et impitoyable. Il est prêtre et victime : il immole et il fournit la matière de l'immolation.
J'écris seulement deux mots à N. où je mande simplement ma disposition. J'en ai abandonné le succès à Dieu. Si l'on était toujours bien disposé, la grâce coulerait toujours et les autres goûteraient ce que vous me mandez que vous goûtez et que vous goûteriez vous-même plus souvent. Mais hélas ! la propre sagesse arrête les âmes et suspend les torrents de grâce. La raison nuit aux autres. Que Dieu est pur et qu'il faut de pureté pour Le goûter dans Sa pure, nue et si simple opération de silence ! Cependant c'est le langage de Dieu propre pour l'âme et convenable entre les âmes anéanties, qui n'ont plus rien de propre. Rien n'empêche Dieu de Se répandre par elles dans les [autres] âmes.
La lettre que je vous ai envoyée ce matin répond à vos doutes. Les doutes viennent souvent autant par l'hésitation que pour avoir mal fait. Abandon sans retour, c'est ce qu'il vous faut Vous aurez souvent des incertitudes et surtout dans l’[des] hésitation[s]. Mais il faut finir la carrière malgré les embarras.
Pour N., elle ne doit rien craindre. Qu'elle se délaisse : elle est plutôt trop hésitante que trop abandonnée. Laissez-vous à Dieu comme je vous y laisse. Que N. et vous ne viviez que de foi, d'amour et d'abandon.
Je vous répète encore qu'il faut obéir à Dieu au moindre signal et qu'il ne faut rien revenir. Obéir au moindre signal, c'est faire la volonté de Dieu comme les Bienheureux la font dans le ciel. Prévenir, c'est anticiper sur cette volonté de Dieu, c'est disposer de soi, c'est se méprendre. Je persiste donc toujours à dire qu'il faut obéir au moindre signal de Dieu qui veut cette souplesse de votre âme, mais qu'il ne faut se procurer nulle disposition sur quelque chapitre que ce puisse être. Pur celui de …1, ce serait se donner des dispositions que d'anticiper sur l'avenir, mais ce n'est pas s'en donner que d'agir avec la simplicité d'un enfant, sans penser à rien : les réserves mettent en [378] attention sur soi et elles vous gêneraient. Demeurez de moment à autre comme l'on vous fait être. Peut-être Dieu ne vous demandera-t-Il plus rien ? C'est à vous de vous laisser entre Ses mains pour le moment présent.
1Points de suspension de Dutoit.
Je ne m'étonne pas que vous soyez comme vous êtes, n'étant par encore fixe dans l'abandon. Je m'explique : vous êtes fixe dans la volonté de vous abandonner, mais vous n'êtes pas fixe dans l'effet de l'être dans toute l'étendue que Dieu peut vouloir de vous. Il faut vous porter en paix. Votre délaissement est ce qui vous rend tout à dégoût. Il vient plus de cause éloignée que de prochaine, plus du passé que du présent.
Dieu est d'une extrême délicatesse, Il ne punit pas toujours sur le [379] champ, [car] nos infidélités punies promptement nous peuvent servir d'appui. Mais dissimulant pour des moments, Il punit, quoique avec moins de violence, plus longtemps, et l'âme se trouve comme une personne qui, étant hors de sa maison, ne fait que tourner autour sans y pouvoir entrer jusqu'à ce qu'il plaise au Maître de lui en ouvrir l'entrée. Comme il y a en Dieu la véritable largeur, il n'y a en nous-mêmes qu'amertume et douleur.
Il ne faut pas se méprendre, ni prendre en l'état où vous êtes le dégoût général des choses pour une épreuve telle que Dieu en donne à d'autres pour les déprendre des mêmes choses. Tout cela1 ne vient que d'une nature propriétaire et irritée. Je connais une infinité de propriétés foncières, mais il n'est pas temps de les dire et il faut que je prie le Seigneur de les découvrir Lui-même. Je Le prie qu'Il vous donne la paix.
1C’est-à-dire ce dégoût général. (Dutoit).
Chacun est conduit différemment. Pour l'ordinaire, on perd je ne sais quoi d'intime qui fait tout le soutien et la vie de l'âme. Ceux qui sont conduits par l'entière nudité, le perdent en effet. Vous ne le perdrez pas, du moins sitôt, ni peut-être tout à fait. La raison en est que, comme vous êtes tout à fait conduit par une voie de perte, si vous n'aviez au-dedans de vous ce témoignage qui est ce je ne sais quoi qui rend les actions droites et de justice, quoiqu'elles paraissent défectueuses en elles-mêmes, vous iriez par un chemin égaré. Allant par une voie qui paraît douteuse, il n'y a que cela qui la rende certaine.
[381] Vous ne devez pas douter, madame, de ma fidélité pour votre service. Il ne me manque que les moyens de le faire. Je suis toujours plus convaincue que vous devez vous arrêter aux lumières que Dieu vous a données par ce misérable canal, sans l'envisager lui-même, car elles sont de source, et elles seront pour vous des paroles de vie. Je vous avais écrit dès le commencement un billet de ce que je sentais de N. : je vous l'envoie. Je ne le crois pas assez fort pour vous. Il est nécessaire qu'il boive la lie du calice avant de pouvoir vous servir. Vous n'aviez garde de trouver la paix, puisque vous êtes hors de l'ordre et de la disposition divine sur vous. Vous ne viendrez point à bout de ces choses en les violentant, mais en acquiesçant. Tenez-vous donc ferme à votre première manière et n'expliquez plus ces choses à N., puisque son estomac n'est pas assez fort pour les digérer.
Pour vous, chère dame, défiez-vous de votre timidité. Vous n'avez besoin que de largeur et non de rétrécissement. Vous savez que je vous ai dit dès le commencement que Dieu [382] m'avait donné grâce pour votre âme. Je le crois toujours plus. Abandonnez-vous donc sans réserve entre les mains de Dieu et suivez les lumières de notre cher *** : je crois qu'elles vous seront plus propres que celles de N. Ces bons messieurs ont bien de la peine à se laisser détruire : ils veulent des conduites qui ne passent pas les idées qu'ils s'en sont faites ; mais sitôt que Dieu conduit les âmes par des routes impénétrables à l'esprit humain, ils perdent terre. Sitôt que Dieu pousse une âme à l'abandon, c'est une marque que Dieu veut la conduire. Ceux que Dieu ne conduit pas de cette sorte n'ont aucune de ces lumières : aussi ne faut-il jamais leur découvrir les secrets de cette voie.
Mais pour vous, vous avez toujours vu que Dieu vous a prévenue par Sa lumière et que l'on n'a fait que suivre pas à pas. Car, quoique vous ayez hésité quelquefois, il a toujours fallu en revenir au large abandon, sans quoi votre âme perdait sa situation ordinaire. Vous savez ce que je vous dis sur votre agonie qui venait de la répugnance naturelle qu'il y a à se [383] perdre au point qu'il faut. Dieu qui voit votre bonne foi, n'a pas voulu vous laisser égarer longtemps, ayant permis que *** vous ait remis dans votre voie. Tenez-vous y ferme, au nom de Dieu, car sans cette fermeté, on est longtemps à faire et à défaire.
Comment pouvez-vous accorder un abandon sans réserve, et une attention continuelle sur vous-même pour ne point passer les bornes que l'on vous a prescrites ? Vous voyez que cela se contrarie. Il faut ou rompre tout à fait ou aller bonnement et simplement comme vous faisiez. Ne craignez point, laissez élargir votre cœur, je vous en prie. C'est à Dieu à borner Lui-même les choses. Je ne pense pas qu'en suivant le chemin de l'abandon, Il permette que vous vous égariez. Au nom de Dieu, ne vous gênez plus, ni ne vous rétrécissez plus, et suivez les mouvements de votre cœur car Dieu est avec vous et Il ne vous abandonnera jamais un moment. Si vous étiez fidèle à poursuivre à travers de tous les dangers apparents sans vous regarder vous-même, vous passeriez bientôt le trajet. Il faut se jeter à corps perdu dans [384] l'abîme et franchir avec assurance tous les précipices, puisqu'il est certain que vous ne trouverez votre salut que dans votre perte totale. Hésitez tant qu'il vous plaira, suivez tous les conseils que vous voudrez, il faudra toujours en revenir au point qui vous a été marqué : perte, abandon, largeur, immensité, sortie de vous-même, perte en Dieu. Mais par où ? Par des routes inconnues aux oiseaux du ciel, cachées à ceux qui vivent1 encore en eux-mêmes, en dons créés, quelque saints qu'ils paraissent.
Demeurez donc ferme et inébranlable dans ce que nous avons dit tant de fois ; vous éloigner de là, c'est allonger votre supplice et faire de longs circuits. Tous les conseils qui vous conviennent vous causeront toujours la paix, la joie et le large. Défiez-vous des autres, quelque bons qu'ils vous paraissent, car ils ne sont point de Dieu, mais de la raison humaine illuminée : ce n'est plus votre état ni votre route. Il ne vous faut plus des conduites humaines raisonnables, mais [385] une plus divine, laquelle vous trouverez dans la perte totale et dans les avis qui vous seront donnés conformément à votre état. Votre âme recevra, avec joie et paix, la nourriture qui lui est convenable, mais elle se soulèvera contre celle qui ne lui est pas propre.
Pour vous, monsieur, je suis contente de votre disposition et je ne doute point que Dieu ne vous mène loin. Allez à travers les insensibilités, les sécheresses, les peines, les nudités, la foi sans goût et l'abandon, et vous irez bien. Moins vous aurez et plus vous aurez. Que l'on trouve peu d'âmes capables d'entrer dans les pures voies de l'Esprit ! Et qu'il y en a encore moins de propres à y conduire les autres !
Le diable remue toute la terre pour empêcher le règne de la volonté de Dieu dans les âmes anéanties et abandonnées, mais il n'en viendra pas à bout. Plus il fait d'efforts pour s'opposer à l'empire d'un Dieu souverain, plus cet empire s'étendra partout. Pour moi, je me moque de sa rage. Il y a déjà longtemps qu'il m'a menacée. Il fait agir les créatures ; mais son pouvoir est borné et il sera lié sur le grand [386] fleuve de l'Euphrate2. qui n'est autre chose que l'abandon. Il ne pourra plus nuire aux serviteurs de Dieu. Jusqu'à ce temps, il faut tout essuyer et tout souffrir. Ô mon Dieu, si cela Vous donne quelque plaisir, ne nous épargnez pas ! Vous êtes un assez grand Dieu pour avoir des victimes de Votre Providence et de Votre volonté.
1Jb 28, 21.
2Ap 9, 15. Voyez les explications et réflexions sur ce passage au tome VIII sur le Nouv. Testament [de Madame Guyon]. (Dutoit).
Dieu a deux manières de conduite sur les âmes abandonnées : tantôt Il leur donne une forte générosité pour s'abandonner lorsque le péril est éloigné ; elles croient alors tout possible à leur grand cœur, cependant, lorsque le danger est présent et pressant, la frayeur les saisit, elles craignent, elles hésitent, elles reculeront [387] volontiers si une main secourable ne les poussait avec impétuosité sans leur donner le temps de se reconnaître ; cette précipitation avec laquelle elles sont poussées, opère en elles deux effets contraires : tantôt elle leur sert d'appui et elles sont comme assurées qu'elles n'ont pu y résister ; cet appui est soutenu du courage qu'elles ont senti pour s'abandonner ; d'autres fois, elle leur cause de l'hésitation : tout ce qu'il y a eu de marqué avant que de tomber dans l'abîme, leur fait croire qu'elles s'y sont précipitées volontairement et leur sert de moyen de se perdre davantage. Il y a une autre conduite qui est que le péril effraie de loin, on en transit lorsqu'il n'est pas, il semble qu'il ne paraisse que pour brouiller, faire souffrir et faire éprouver la plus extrême faiblesse ; cependant, dans l'occasion, tous ces nuages se dissipent et l'on entre d'autant plus facilement dans l'abandon que les idées en avaient paru plus effrayantes.
Ne vous étonnez pas si vous n'êtes plus maîtresse de laisser tomber vos idées comme autrefois. Moins vous vous posséderez, plus cela ira de la [388] sorte. Le soin de faire tomber les pensées est encore une fidélité marquée1 qui vous doit être arrachée depuis longtemps. Vous avez toujours possédé votre voie : elle était unie, rangée, simple, mais vous n'aviez jamais perdu votre voie et c'est ce qu'il faut qu'il arrive, car si vous trouviez une voie dans le chemin de la perte, ce ne serait plus une perte. Dieu veut vraiment vous perdre en toutes manières, et c'est le meilleur pour vous. Que les voies de l'oraison soient décriées, que je le sois, que tout soit comme il est, de quel côté tournerez-vous pour appuyer votre raison et l'ordre de votre conduite ? Si vous pensez vous appuyer à quelque chose, il échappera de vous et vous trouverez un précipice où vous croiriez trouver un refuge. Soyez persuadée que tout deviendra pour vous un abîme. Où irez-vous donc, ne trouvant rien dans l'abîme même ? Vous tomberez d'un précipice dans un autre jusqu'à ce que vous trouviez celui qui est également et au-dessous et au-dessus des cieux. Mais vous ne l'aurez même qu'en perte.
Il faut non du courage mais de la faiblesse, et cependant une faiblesse qui cache le plus grand courage. Votre naturel vous aidera beaucoup à vous perdre. Ne craignez pas que l'on vous abandonne. Dieu ne le permettra pas, mais je crois aussi qu'Il ne voudra pas toujours que l'on vous soutienne : au contraire, Il armera quelquefois la main pour hâter la mort. Plus je vois les choses, plus j'admire la sagesse de Dieu dans les moyens qu'Il prend pour perdre les âmes qu'Il destine pour Lui-même. Celui qu'Il vous a choisi me paraît si propre pour vous dans toutes les circonstances, que je ne puis m'empêcher de dire qu'il faut une main aussi sage que la Sienne pour l'avoir fait. Allez donc, ou plutôt laissez-vous précipiter par toutes choses, quelles qu'elles soient, et soyez assurée qu'aucune ne sera inutile dans la main de Dieu.
Vous croyez, dites-vous, avoir donné votre liberté à Dieu. Vous la lui avez donnée, il est vrai, et cependant Il n'en est pas pleinement possesseur. Je Le vois, d'une manière qui me charme, user avec vous de ménagement et ce qui est étonnant, c'est que, quoiqu'on ait [390] donné sa liberté à Dieu et qu'Il l'ait acceptée, on peut pourtant se reprendre toujours, et c'est là l'endroit du défaut de la créature, sans quoi elle serait impeccable. Vous avez dû voir dans le Cantique des Cantiques que l’Épouse même a fait cette faute dans un temps où elle était presque consommée, qu'elle la fit quasi sans s'en apercevoir, qu'elle la fit sous de bons prétextes, et cependant elle eut besoin d'un nouveau retour, suivant ces paroles : Retourne, Sulamite2 ! Pour moi, j'ai senti dans ce moment que votre liberté était tellement entre vos mains, que l'esprit de direction qui m'est donné sur vous ne tenait qu'à un oui et un non. Je l'éprouvais d'une manière si claire que je ne puis vous le dire, et qui m'éclaira même beaucoup, tant il est vrai que Dieu Se sert de tout pour les âmes qu'Il conduit. Je sens et comprends quand les âmes me sont données, et je sens quand elles me sont ôtées. Il me paraît alors que j'en suis dépouillée comme d'un vêtement et que l'on ne me demandera pas compte d'elles, et ainsi du reste.
1Marquée : perceptible. Il faut entrer dans la perte apparente de la voie.
2Ct 6, 12.
Oui, il faut que vous soyez anéanti, mais dans le plus profond de l'anéantissement, ce qui s'entend bien moins encore pour l'extérieur que pour l'intérieur et, quoique ce premier doive être extrême, c'est peu. Il faut que cette plus noble partie de vous, qui est l'intérieur, le soit infiniment davantage. Il me semble que vous mettez plus d'opposition à ce dernier qu'à l'autre, quoique cela ne vous paraisse point parce qu'il est plus subtil. C'est pourtant celui que Dieu veut, et vous ne serez point propre à Le glorifier comme Il veut que cela ne soit fait. Prenez garde, s'il vous plaît, à une vie secrète, à un certain soutien : sans le vouloir, vous voulez quelquefois aimer et faire aimer. On a peine de se perdre entièrement et l'on veut un témoignage intérieur que l'on est enfant de Dieu. On ne se soucie pas de lumière [392] et dégoût, c'est trop peu, mais il faut un amour secret, une adhérence simple.
Oh non ! Il faut perdre tout cela, et se perdre pour ne se jamais retrouver. Non, il ne faut pas aimer par votre cœur étroit et borné, mais il faut que l'amour s'aime lui-même dans l'étendue de son amour, sans que vous voyiez ni goûtiez, pour peu que ce soit, cet amour-Dieu. Le rien n'aime ni ne fait rien, il ne prend part à rien de ce qui se fait et il est rien pour tout. Ceci est d'une étendue infinie et demande une fermeté inébranlable pour ne pas se tirer un moment de ce rien véritable : pas une parole, pas une pensée, pas un respire. Tout ce que la nature veut faire [que l'on croit grâce] doit mourir comme des vagues contre le rocher. Il est temps de n'avoir plus de résistance.
Je sentis hier, à l'heure que vous vous donnâtes à Dieu, du soulagement dans ma peine, et je connus par là, avant que de recevoir votre lettre, que vous l'aviez fait. Mais c'est peu, il faut y demeurer par état, sans en sortir jamais sous prétexte de devoir, d'obligation, de nécessité. Il n'y a point de [393] devoir pour vous à présent que d'être anéanti et vous laisser anéantir sans le voir, ni le vouloir voir.
Vous dirai-je qu'il me paraît qu'il y a un entre-deux qui empêche que nous soyons véritablement unis ? Et j'ai connu qu'il n'est autre que la répugnance naturelle que vous avez à vous laisser anéantir dans toute l'étendue que Dieu veut. Et comme je ne savais d'où venait que Dieu voulait que l'on ne soit et ne subsiste que par le néant, l'intelligence de ces paroles m'a été donnée : Mon Père, je vous prie qu'ils soient un comme nous sommes un et que tous soient consommés en unité1. Je n'avais jamais compris que cela s'entendît des créatures. Or c'est par l'intérieur, comme je le vois, et cette union est unité en Dieu lorsque les créatures, par leur anéantissement total, sont conformes et perdues en unité en Dieu : alors tout est unité.
La peine que je sens à votre égard, qui est moins forte qu'hier depuis votre sacrifice, vient de ce que votre mort n'est pas parfaite et que l'anéantissement n'est pas au degré que [394] Dieu le veut. Et je le sens comme quelque chose de distinct qui me fait souffrir, et cette souffrance ne peut cesser que la distinction ne soit ôtée. C'est comme un purgatoire qu'il me faut souffrir pour vous, et qui sera plus ou moins fort que vous serez plus ou moins fidèle à vous laisser anéantir.
1Jean 17, 21-23.
Qu'un cœur qui n'a plus de réserve avec Dieu est content et heureux et qu'une cause est bien dans la main de Dieu ! Que nous sommes aveugles lorsque nous croyons ajuster les choses par nos prudences et être plus habiles que Dieu à gouverner les affaires ! Ô Dieu, que les autres aillent appuyés sur leur sagesse, pour moi, je ne m'appuie que sur Vous seul !
O Amour, que vous êtres peu connu, et que mon cœur souffre de ne point trouver de cœurs capables de [395] s'abandonner totalement à vous ! On regarde derrière soi et l'on devient des statues de sel, qui signifient la sagesse et la prudence de la chair. Ô sacré abandon, c'est toi qui m'as conduite d'une manière si sûre dans l’Être infini et qui m'as découvert cette sagesse inconnue des oiseaux du ciel1, c’est-à-dire à ceux qui avoisinent le ciel par l'élévation de leur esprit. C'est toi qui empêches toutes les tromperies, c'est toi qui es mon unique défense au milieu de tant d'ennemis et de persécuteurs.
O Amour, que ne me donnez-vous des cœurs purement abandonnés ! Ah ! qu'il y peu de cœurs qui fassent les délices de Dieu parce qu'il y en a peu d'assez courageux pour vouloir bien être le jouet de Sa Providence ! Ô mon Dieu, ne communiquerez-Vous point aux autres ce dont Vous avez rempli ce pauvre cœur ? Ah ! donnez-moi des cœurs, ou me faites mourir !
O si votre cœur était assez grand et assez fort ! Mais qu'il me faudra souffrir pour le former selon la volonté de Dieu. Ô mon Amour, à quoi ne m'engagerais-je pas pour obtenir ce cœur, [396] et pour le pouvoir façonner à votre mode ? Ô cœur, cœur qui m'es si cher, et qui me dois tant coûter, laisse-toi perdre en Dieu sans retour ! Oh ! que la propre réflexion est ennemie de la simplicité !
1Jb 28, 21.
Il est vrai que j'ai souhaité que vous perdissiez toute voie [402] parce que je vous souhaite dans le terme où elles aboutissent toutes, croyant bien que c'est la volonté de Dieu qui vous destine pour Lui-même. Si vous devez perdre votre voie, tout ce qui la vous fait perdre vous doit beaucoup consoler, quelque désavantageux qu'il paraisse à vos sens et à votre raison. La perte de la voie doit vous faire perdre vous-même parce que, possédant votre voie et votre conduite, vous vous possédez vous-même. La perdant, vous vous perdez aussi vous-même en cessant de vous posséder. Si vous conserviez quelques moyens extérieurs, quelque bons ou indifférents qu'ils fussent, vous n'entreriez jamais dans la fin, et si vous aviez quelque soutien intérieur, pour petit qu'il fût, il entretiendrait votre vie propre. Il faut donc que la perte et l'impuissance du dedans deviennent égales à celle du dehors, ou plutôt que celle du dehors seconde celle du dedans. Laissez-vous posséder à Dieu qui vous possédera dans votre inutilité et dans votre pauvreté, sans que vous Le possédiez, ni que vous compreniez Sa possession. C'est alors qu'Il vous possédera selon Ses délices, parce que vous [403] deviendrez du nombre des enfants des hommes, qui n'étant propres à rien, font cependant les délices de Dieu1.
Comme votre esprit est éclairé, ces sortes de pertes sont plus propres pour vous faire mourir que des états plus violents, qui vous soutiendraient d'une manière secrète, à cause de la finesse de l'esprit propre qui serait de lui-même fort adroit à s'y soutenir. Imaginez-vous deux sortes de personnes : les premières sont vigoureuses et fortes, d'une santé à résister à de violents maux ; cependant huit jours de fièvre bien enflammée les couchent dans le tombeau avec toutes leurs forces, sans qu'elles songent à chercher des remèdes pour éviter la mort, parce que la maladie les surprend et d'une manière à laquelle, ne s'étant pas attendus, ils n'ont pu se préparer de remèdes. Dieu tient cette conduite sur certaines âmes, vous savez à qui en faire l'application. Il y en a d'autres qui n'ont presque point de vie, une longue suite de maux les ayant réduits dans une faiblesse si grande qu'il semble que le moindre mal devrait la leur arracher. [404] Cependant ces personnes ont quantité de préservatifs2 : elles ont un petit train commun, un régime et mille secrets de se soutenir qui les font vivre en les empêchant de mourir, les conservent dans leur langueur des quantités d'années, qui les ennuient à ce qu'elles disent, et cependant elles les allongent le plus qu'elles peuvent. Ces personnes à demi tuées ont plus de peine à mourir que les premières dont la vie était forte et que la mort surprend tout à coup.
La nature a des artifices pour se soutenir qui sont inconcevables, surtout dans les personnes éclairées de leur voie ainsi que vous l'avez été. Quand je dis des personnes éclairées, je ne parle pas de celles qui ont des lumières extraordinaires, mais je parle d'une personne éclairée par le don de la foi, dont l'âme est préparée, qui a porté son âme en ses mains dans l'abandon même. Dieu tient une voie toute particulière pour les perdre : Il leur fait perdre pied et les conduit où toutes leurs lumières n'ont jamais pu arriver. D'un mal on entre dans un autre, mais maux de langueur et non de violence, [405] maux inconnus d'impuissance, de faiblesse, et non maux violents. Perdez donc tout, sans vouloir même savoir si c'est une bonne perte. Qui peut vous dire si elle est bonne ? Et qui le connaît ? Ou si on le connaît, qui voudrait vous le dire ? Si je comprends que c'est une bonne perte, où est la perte ? Et si je me jette dans la mer dans un lieu où je suis assurée de prendre pied, où est la perte ? Et que je dise que je me perds, ne suis-je pas assurée dans ma perte et ne me sauverai-je pas moi-même ? Mais si je me jette au hasard, peut-être ce lieu est sûr, peut-être ne l'est-il pas : le risque est entier, et c'est ce qui fait la frayeur naturelle malgré le courage. Il ne faut donc pas songer à être bien ou mal perdu, mais à être entièrement perdu : autrement ce serait un égarement, pas une perte.
Il faut faire ce que vous pourrez pour vous amuser et divertir comme un enfant à des jeux, si vous le pouvez. Si vous ne pouvez vous divertir à rien, il vous faut souffrir. Mais N. défend surtout la mélancolie parce qu'elle empêche d'arriver et de marcher. J'en conviens. Mais il n'est plus [406] question de marcher, puisqu'il ne s'agit pas même de vivre et que les mêmes choses qui empêchent de marcher, contribuent à la mort. La maladie arrête, mais la maladie fait mourir. Tout ce que vous avez à faire ou à éviter dans l'ordre de la raison, de la direction et même dans l'ordre ordinaire (le dirais-je ?) de la foi passive, vous sera ôté, ou vous sera donné pour vous empêcher de vivre et pour vous accabler. Ce que vous éprouvez pour vos maux temporels n'est qu'une légère figure de ce qui se passera pour les spirituels. Si vous vouliez comprendre ou guérir les uns et les autres, vous n'y avanceriez rien et vous vous casseriez la tête inutilement. Lorsque l'on croit se soulager d'un côté, on s'incommode d'un autre. Je vous assure que tant que votre infirmité sera nécessaire pour votre âme comme elle l'est, vous n'en guérirez point, et je crois que les remèdes vous affaibliraient toujours de plus en plus s'ils n'irritent pas vos maux. Vous verrez que je vous dis la vérité. Dieu est plus fin que nous, si j'ose me servir de ce terme. Oh ! qu'Il est sage ! Oh ! qu'Il est sage !
Cette sagesse est inconnue à tous ceux qui vivent : elle est même cachée aux oiseaux du ciel3. N'en demandez donc point de nouvelles à tous ceux qui vivent encore en eux-mêmes à quelque degré sublime qu'ils puissent être arrivés, ni à ceux qui sont dans les dons les plus extraordinaires, car ils ne la connaissent pas : Il la règle selon la mesure de leur propre sagesse ou de leurs pensées. Mais qu'ils sont trompés ! Ceux-là seulement pourront vous en dire quelque chose que la mort a enlevés et que la perte a dévorés, parce qu'ils en savent quelque petite chose. Ils ont seulement ouï quelque bruit de sa réputation4, et quel est ce bruit ? Leur expérience et la conduite qu'elle a tenue sur eux pour les perdre. Mais c'est encore si peu de chose que ce n'est, dit Job, que comme le bruit d'une réputation qui vient de loin sur les ailes des vents, mais qui n'est qu'une connaissance éloignée et comme étrangère, quoique ce bruit frappe les oreilles. Ô Sagesse éternelle, qui pourrait vous comprendre ? Il faudrait être Dieu comme vous pour vous [408] concevoir et celui qui penserait vous connaître et comprendre vos voies, serait dans l'erreur et dans la folie.
Cependant nous voulons mesurer les voies de Dieu selon la faiblesse de nos petits raisonnements. Nous faisons plus, car nous voulons raisonner des voies de Dieu comme si nous étions ses conseillers, ce que saint Paul avait bien connu lorsqu'il disait Ô altitudo5, et le reste du passage qui est admirable. A quoi j'ajoute que Dieu ne serait pas Dieu s'Il n'avait des voies entièrement inconnues à la raison et à l'esprit humain qui fissent perdre à l'un et à l'autre toute mesure. Oh ! qu'il y a peu d'âmes, ô mon divin Roi, Sagesse incréée, qui veuillent bien se laisser conduire à Vous-même dans vos routes impénétrables à tout autre qu'à Vous ! Tant que la voie par où Vous conduisez Vos créatures ne passe point leurs idées, elles se laissent conduire admirablement, elles goûtent et aiment l'abandon qui les soutient. Mais sitôt qu'elles entrent dans vos sentiers inconnus, elles y avancent un pas, puis elles veulent s'arrêter, et passent ainsi [409] toute leur vie à faire et à défaire. Ô Dieu ! ayez au moins quelques âmes choisies pour être les victimes de Votre divine Volonté, qui est votre divine Sagesse dans une même et parfaite unité, quoiqu'elles soient différentes dans leurs effets : le Verbe est la Sagesse, le Saint-Esprit est la divine Volonté, quoique ce ne soit qu'un seul et même Dieu. La Sagesse est celle qui conduit tout dans la Volonté de Dieu, qui est le terme où tout aboutit, comme le Saint-Esprit termine les personnes divines dans la Trinité. C'est pourquoi Jésus-Christ, Sagesse éternelle, disait à Ses Apôtres que le Saint-Esprit ne parlerait point de Lui-même, mais qu'Il donnerait ce qu'Il aurait reçu de Lui6.
O mystères ineffables qui s'opèrent dans les âmes qui se laissent conduire par la Sagesse ! Elles entrent infailliblement dans la Volonté de Dieu. Et c'est une chose admirable comme, après que l'âme a demeuré longtemps dans l'unité de Dieu seul, qui est ce qui fait toute la voie de la foi pure et nue et abandon, après, dis-je, que l'âme a été longtemps perdue dans [410] cette unité divine, Jésus-Christ, Sagesse éternelle, S'élève, qui la fait entrer dans la Sagesse, Jésus-Christ, qui commence et finit les routes et les sentiers impénétrables. L'âme perd toute route et son unité même quant à ce qu'il y a de connu pour tel, pour entrer dans la Sagesse éternelle, qui n'est autre que Jésus-Christ lui-même. C'est alors que l'âme ne vit plus et que Jésus-Christ vit en elle7, et c'est alors qu'elle n'est plus maîtresse d'aucun de ses mouvements ni d'aucune de ses actions : Jésus-Christ entraîne peu à peu sa liberté. Mais que fait-Il en même temps ? Il mène la captivité captive8 parce que sa liberté était une captivité au prix de la captivité de Jésus-Christ, qui est une liberté infiniment plus libre que toute liberté. Cette liberté [auparavant captive] de nos passions étant devenue captive de Jésus-Christ, elle est emmenée avec Lui dans le ciel où elle devient liberté. Elle devient aussi Volonté de Dieu, et c'est alors que la Sagesse incréée se retire [pour ainsi dire] et laisse la place au Saint-Esprit qui vient mettre [411] l'âme dans la Volonté essentielle de Dieu (qui n'est autre que Lui-même) , la perdant dans Sa charité parfaite et la consommant dans son terme de fécondité pour la perdre de nouveau dans l'unité de Dieu seul.
C'est alors qu'elle est très féconde et qu'elle produit dans les âmes quantité de choses qui leur sont inconnues9. C'est par le Saint-Esprit que lui est donné de produire dans les autres Jésus-Christ, qui lui est donné comme fécond pour la rendre féconde elle-même et non pas pour produire seulement en elle seule. Si je ne m'en vais, disait Jésus-Christ à Ses disciples, le Consolateur ne viendra pas10.
Ceci a un sens infini, car il n'y a pas une parole de Jésus-Christ qui n'ait son sens conforme au degré présent de l'âme, soit qu'elle soit commençante, soit qu'elle soit consommée. La même parole sert à l'un et à l'autre selon son état. C'est la manne qui a tous les goûts et tous les aliments propres. Saint Jean le connaissait, lorsqu'il dit que si ce que Jésus-Christ a dit et fait était écrit, le monde ne [412] serait pas capable de contenir les livres qui en seraient faits11. Ce qui s'entend en deux manières : l'une à cause de ce que je viens de dire, qui est que l'on en pourrait écrire selon la disposition de chaque âme, l'autre parce que l'on écrirait des choses si sublimes et si relevées que le monde ne serait pas capable de les comprendre et l'esprit des savants en serait blessé.
Tenez-vous donc heureuse, au nom de Dieu, si vous perdez tout usage de vous-même, sans regarder ce qui cause la nature de votre perte. Il suffit de ne vous gouverner plus vous-même, pour que vous deviez être contente sans vous mettre en peine si vous êtes bien ou mal conduite. Ce que je vous écris est relevé. Mais je ne saurais qu'y faire, cela ne dépend pas de moi ; je l'écris comme il m'est donné. Si quelque chose vous en fait peine, laissez-la à Dieu ; Il connaît le vrai d'avec le faux. Je ne garantis rien ; Lui seul est infaillible et garant de Son infaillibilité.
1Pv 8, 31.
2Un remède préservatif. (Littré).
3Jb 28, 21.
4Jb 28, 22.
5Rm 11, 33-34 : Ô abîme des richesses de la sagesse et de la science de Dieu ! Que ses jugements sont incompréhensibles et que ses voies sont innaccessibles ! Car qui a connu la pensée du Seigneur, ou qui est entré dans ses conseils ? (Amelote).
6Jean 16, 13-14.
7Ga 2, 20.
8Ep 4, 8.
9C’est l’état apostolique.
10Jean 16, 7.
11Jean 21, 25.
C'est à présent, ma chère N., que Dieu vous veut entièrement tirer de vous-même, c'est à présent que vous commencez d'entrer dans ce que l'on vous a dit tant de fois que vous goûtiez mais où vous n'entriez pas par état total, qui consiste à perdre tout appui et à n'en avoir point en vous-même. C'est à présent qu'il vous faut sortir de vous-même. L’Époux dit : L'hiver du dehors est passé : venez, ma colombe0. Mais parce que vous resteriez entièrement en vous-même sous de bons prétextes et pour vouloir être fidèle, Il vous bannit de chez vous. David éprouvait cet état lorsqu'il disait : Je suis comme les morts qui sont rejetés du cœur1, parce que la mort intérieure ne s'aperçoit jamais.
Si vous n'étiez bannie de vous-même, oh ! que vous auriez un grand refuge chez vous ! Il faut qu'il vous soit ôté sans miséricorde. Le petit livre de l'Imitation de Jésus-Christ dit que c'est [414] quelque chose de souffrir beaucoup de croix et de contradictions, mais que c'est tout autre chose de souffrir de l'exil du cœur2. Il faut être banni de tous les êtres et de vous-même. Encore si c'était pour trouver Dieu, pour être reçue en Lui, on serait bienheureuse, mais il faut périr parce que l'on ne trouve plus de refuge. Dieu vous conduit là peu à peu, vous devez suivre Ses démarches qui ravissent les cœurs qui en connaissent la profondeur. Il n'y a point, pour ainsi dire, de fidélité à avoir pour vous. C'est Dieu qui sera votre fidélité et votre renouvellement. Si vous en aviez, il faudrait qu'elle vous soit arrachée.
Les divagations et les réflexions involontaires sont de saison. Elles serviront à vous perdre de plus en plus, car soyez assurée que ce que vous n'osiez toucher du bout du doigt, deviendra votre nourriture3. Votre pâture sera la mort et la corruption. Ne regrettez point le passé : il est à Dieu, et Dieu peut, en un instant, faire ce qui n'a pas été fait en de longues années.
0Ct 2, 11.
1Ps 30, 13.
2Imitation, Livre II chap. 9, 1. (Dutoit) : « Il n’est pas difficile de mépriser les consolations humaines, quand on jouit des consolations divines. Mais il est grand et très grand de consentir à être privé tout à la fois des consolations des hommes et de celles de Dieu, de supporter volontairement pour sa gloire cet exil du cœur, de ne se rechercher en rien, et de ne faire aucun retour sur ses propres mérites. […] » (trad. Lamennais).
3Jb 6, 7.
Vous ne sauriez croire combien vous m'êtes chère en Notre-Seigneur et la part que je prends à vos maux. Je crois qu'ils dureront encore quelque temps et que Dieu S'en servira comme de couverture pour cacher aux yeux des hommes Son ouvrage. Ils seront un moyen de dépouillement très grand. Il faut devenir naturelle et vous plaindre quand vous en avez envie avec simplicité et liberté, comme un enfant qui n'a nulle force et qui ne songe pas à en avoir. Il faut que cette âme si patiente, si gaie, si douce, si forte, souffre, mais souffre avec la plus extrême faiblesse qu'il y ait, sans paraître faire nul usage de la souffrance. Il n'est plus temps de vous observer en quoi que ce soit, mais au contraire il est temps de vous délaisser à Dieu sans réserve, perdant tout soin et toute pensée de ce qui vous concerne.
Prenez donc vos petites commodités [416] en toute simplicité, comme un enfant. N'examinez rien, mais demeurez de moment en moment comme Dieu vous fait être. La maladie vous est donnée pour vous faire perdre toute occupation, car sans cela, agissante comme vous êtes, vous n'auriez pas la force de mener une vie qui vous paraîtrait fainéante et inutile. Oh ! il faut changer entièrement ! Vous êtes déjà une fois changée par grâce et devenue tout autre que vous n'étiez par nature. Il faut à présent devenir toute naturelle, et perdre ce que vous aviez acquis par la grâce avec tant de peines.
J'ai de la joie que vous soyez mieux de toute manière, et je ne doute point que le sacrifice que vous avez fait à Dieu ne Lui ait été infiniment agréable. Il conservera ce [417] que vous Lui donnez, et je vous assure que votre santé et votre vie est plus en assurance entre Ses mains que si vous la conserviez avec soin. Vous serez ravie dans la suite de voir toutes les providences de Dieu à votre égard. .
Tout ce que vous me mandez de N. est dans la vérité et il fallait l'encourager au commencement. Mais vous verrez que dans la suite, avec la miséricorde de Dieu, nous le suivrons pas à pas, s'il est fidèle à tout dire. Dieu l'a éclairé Lui-même parce qu'il en avait besoin, et on suivra Sa lumière. Il ne laissera pas d'entrer dans les ténèbres et dans la défiance de son état, et l'on tâchera de l'y laisser un peu et de lui faire sentir sa boue. Cela a toujours été mon dessein, comme je lui ai dit quantité de fois, qu'il n'omît rien ni de nécessité ni de bienséance même ; c'est à quoi je vous prie de tenir la main. Ce n'est pas à nous à l'égarer lorsque Dieu lui montre la voie. Mais lorsque Dieu cachera Son flambeau, on lui fera voir le précipice où il est.
Pour ce qui vous regarde, n'épluchez rien, mais suivez tout simplement vos mouvements, tant pour vous que pour [418] lui, car je les crois de Dieu et je tâcherai de les seconder. Tout ira bien s'il plaît à Dieu. Non que je veuille que vous vous en rapportiez à ce que je dis, mais à Dieu même, en sorte que vous rejetiez ce que vous aurez mouvement de rejeter, et que vous acceptiez ce que Dieu vous fera accepter.
Je crois que vous ne sauriez trop continuer de suivre, comme vous faites, vos mouvements pour les choses extérieures. Et nous sommes toujours [430] convenus que c'était ce que Dieu voulait de vous.
Je crois que les moments dérobés pour l'oraison vous conviennent mieux que ce que vous feriez de suite1.
Il faut porter en pure passiveté2 la peine cuisante de l’humiliation qui nous revient de nos fautes. Ce sentiment de peine dure autant que notre vie, et il est d’autant plus ou moins dur, que nous sommes plus ou moins vivants. Je suis en Notre-Seigneur tout ce qu’Il veut que je vous sois.
1C’est-à-dire que de faire une oraison tout de suite durant un certain temps préfixé. Ce conseil n'est que pour une personne de cette disposition. (Dutoit).
2Passiveté à distinguer de passivité.
Si vous pouviez donner quelque croyance à mes paroles, je vous dirais simplement ma pensée, qui est qu'il ne s'agit pas de découvrir votre état, mais de le soutenir. Si l'ouverture que vous en feriez vous en délivrait, je vous le conseillerais, mais comme je sais qu'il n'est pas près de finir et qu'il faut que vous en soyez exercé encore quelque temps, je ne saurais vous conseiller que la patience et la force. Les uns, qui ne comprennent rien à votre état, vous brouilleront beaucoup, vous mettront dans l'inquiétude et le trouble, et ne vous donneront cependant nulle force pour vous en tirer, puisque vous éprouverez avec douleur qu'il ne vous restera de vos efforts que le trouble, une plus forte expérience de votre impuissance, et quelques résolutions précipitées et hors de saison qui n'empêcheront point [436] que vous ne vous trouviez dans la plus affreuse solitude dans l'état où vous vous trouvez à présent, et qui vous attaqueront avec d'autant plus de violence que vous serez plus à vous-même. Vous vous expérimenterez pour les autres à vos dépens, et vous verrez ce que nous souffrons lorsque Dieu nous laisse un peu à nous-mêmes. Ce sera là que vous connaîtrez ce que vous êtes et que votre extrême misère vous humiliera, si elle ne peut vous rendre humble.
Je n'empêche point que vous ne lisiez les livres qui vous sont utiles si vous agissez de bonne foi et si la curiosité n'y a point de part. C'est à vous de vous fonder vous-même. Si vous le faites, je m'assure que vous m'avouerez que vous en faites bien passer au-delà du nécessaire et que la curiosité est couverte souvent de ce prétexte ; je vous laisse cependant dans toute votre liberté. Je ne vous ai dit mon sentiment que parce que vous me l'avez demandé ; je vous prie de donner le plus de temps que vous pourrez à l'oraison. Ni la faiblesse, ni l'infirmité n'y mettent point d'obstacles, puisqu'on la [437] peut faire en toutes postures sans contention d'esprit. Il ne s'agit que de s'occuper de Dieu, s'unir à Lui, demeurer en Sa présence, L'entretenir quelquefois. Je ne vois qu'il faille pour cela une forte santé. Si cela était, les infirmes seraient à plaindre, cependant ce sont les plus heureux puisque que leurs infirmités, les dérobant à tout autre exercice que celui-là, les engagent à se dédommager dans l'oraison du temps qu'ils ne peuvent employer d'une autre manière.
J'attends de jour en jour. Je ne dis mot. Vous savez que je n'ai pas voulu faire une démarche pour m'empêcher d'être mise ici. Je suis assurée que si je demandais d'y rester, on en serait bien content et j'y trouverais une grande consolation, mais la crainte de me procurer un état et de sortir de l'ordre et de la disposition divine sur moi, fait que je demeure au milieu des flots, battue par la tempête, privée de tout secours, l'opprobre des hommes et le rebut du peuple, pouvant me procurer un port assuré et ne pouvant le vouloir de peur de me dérober à mon Dieu et de n'être pas [438] à pur et à plein fouet le jouet de Sa Providence.
Ce n'est pas le seul tourment auquel je m'expose. Je suis livrée comme autrefois à la fureur de l'enfer. Je n'ai nulle créature au monde qui m'entende. Dieu veut Se rassasier, pour ainsi dire, d'un spectacle inouï de souffrance. Je L'aime et j'en suis contente. Je suis ravie que mes amis aient honte de moi. Dieu seul ! Dieu seul ! Son amour et Sa justice seront ma vie. Adieu donc pour tant que je serai ici. Que tout le monde soit crucifié pour moi comme je le suis pour le monde ! Je me délaisse à Dieu sans réserve. Si l'on me m'avait pas obligé d'écrire pour ma justification, je ne l'aurais pas fait.
Lorsque vous voyez des personnes pleines de vie de grâce, [439] vous entrez facilement dans ce qu'il y a de grand ou de doux, et lorsque ce sont des autres états, de vie de peine, etc. vous en prenez aussi l'impression. Mais lorsque tout ce que Dieu a résolu par Sa bonté de vous faire éprouver de ces choses, sera passé, et que votre âme sera affermie par état avancé, et non seulement commencé dans la volonté de Dieu, cela ne sera plus. Bon courage ! Lorsque le voile nous sera enlevé, nous verrons les choses telles qu'elles sont.
Notre-Seigneur ne m'épargne pas. Mais quoique je me vois une victime de la justice temporelle et éternelle, je ne puis voir cette justice que comme le plus pur amour et je suis certaine (sans y penser autrement que pour l'écrire) que Dieu ne pouvant rien faire en nous dont Il ne soit la fin, il faut croire que tout ce qu'Il fait est Sa gloire, car il ne serait pas Dieu s'Il pouvait faire quelque chose qui Lui fût contraire et qu'Il n'eût pas pour fin de Se glorifier Lui-même. Si cela est, je ne regretterai jamais ma perte par rapport à Dieu (puisque ma perte même en tant [440] qu'ordonnée de Lui, serait un gain et avantage pour Lui), mais par rapport à moi. Oh ! si je n'ai plus d'intérêt propre, je me glorifierai, comme saint Paul, dans mes faiblesses ! mais s'il me reste un intérêt propre, ce propre intérêt se trouvant réveillé, s'aigrit et irrite l'esprit contre Dieu ou contre la foi, et souvent contre les autres, parce que, tenant encore à ce propre intérêt, il entre dans son parti et dans la peine, qui est plus ou moins forte que le propre intérêt est grand.
J'avoue que ce sont deux états que Dieu fait. Mais Il les fait pour détruire le propre intérêt. Celui qui est encore beaucoup propriétaire souffre de plus longues et plus profondes peines, et celui qui l'est moins en souffre de moindres, de moins profondes et de moins de durée, comme vous l'avez éprouvé. Mais celui qui n'a plus qu'un petit brin de propre intérêt, comme une petite paille, le sent allumer quelquefois, mais il est consumé avant quasi que l'on ait pu s'apercevoir de son incendie. Et j'ai toujours plus de connaissance que ces états si violents ne viennent que d'une propriété forte, [441] accompagnée de résistance. Si Dieu veut que nous soyons tout de boue, nous Le servirons dans notre abîme de boue et de misère, que je ne changerai pas pour toute la sainteté des tous les saints et de tous les anges. Nous sommes toujours plus à Dieu, à la vie et à la mort.
Il m'a passé par l'esprit que Dieu veut de vous une souplesse telle que vous obéissiez au moindre signal. Les mouvements seront toujours plus délicats afin que vous soyez plus souple, et, dès que vous obéirez aveuglément au moindre signe de Dieu, vous ne serez plus embarrassé à discerner les mouvements. Il faut aller sur cela aussi naturellement que vous respirez l'air, et si Dieu ne veut pas les choses, Il arrête. Mais il faut être rompu aux vouloirs divins. Abandonnez à Dieu [442] sans réserve votre santé et votre réputation. Il aura d'autant plus soin de vous que vous Lui sacrifierez davantage. Nous perdons les choses en les ménageant et elles sont sûres en les perdant. Comme le dessein de Dieu est de vous rompre absolument, Il vous demandera avec délicatesse1 jusqu'à ce que vous soyez rompu tout à fait. Après quoi, Il ne fera les choses que par providence. J'ai connu qu'Il me donne ce mouvement violent vers vous pour cela. Il ne le vous donne pas, parce qu'Il vous servirait d'appui et d'entre-deux.
Dieu est jaloux en vous des moindres choses, je dis des plus petites. N'en négligez aucune et laissez faire à l'amour tout le reste. Il sera jaloux pour vous autant que vous le serez pour Lui. Votre écrit de la simplicité est très beau et net. Il y a quelque chose de plus onctueux et de moins sec dans la seconde partie. Il y a une simplicité qui est bien au-dessus, mais elle n'est pas de saison pour ces personnes.
Il me vient de vous dire que les mouvements et sentiments que Dieu [443] donne aux âmes entièrement passées en Lui et auxquelles tout appui et tout entre-deux ont été ôtés, ne sont point des marques de vie2, mais des effets de la possession de Dieu, qui a un droit entier d'incliner le cœur de l'homme et de le mouvoir, comme Il a le droit de le posséder inconnument.
1« Scrupule, susceptibilité ombrageuse (1663). » (Rey). C’est « l’ire de Dieu » souvent évoquée par Marie des Vallées.
2C’est-à-dire point des marques que l'âme vive encore de sa propre vie. (Dutoit).
L'anéantissement total ôte le sentiment de l'humilité, quoiqu'il mette dans l'humilité réelle qui nous fait être rien, parce que l'anéantissement nous tirant entièrement de nous-mêmes, nous arrache à toute propriété qui est la source de l'orgueil, de sorte que celui qui s'oublie si fort de soi-même qu'il ne peut plus se voir, est plus humble que celui qui s'occupe [444] encore, pour quelque raison que ce soit, du sentiment de sa bassesse, parce cette occupation, quoique bonne en son temps, en l'appétissant1 le fait recourber sur soi-même, d'où l'anéantissement le fait sortir.
C'est pour cela que Dieu permet que les plus humbles éprouvent quelquefois des élévations et un orgueil opposés aux sentiments d'humilité. Par exemple, j'ai un orgueil le plus impertinent2 du monde, qui sont des choses qui devraient faire ma confusion ; je vois bien que de temps en temps la nature fait des siennes. Cependant je les laisse passer sans m'en occuper, parce que je m'aperçois que cette échappée de nature ne me fait pas sitôt entrer en moi-même que le ferait le sentiment d'humiliation que je m'en donnerais.
1Apetisser, rendre plus petit (Furetière).
2Inconvenant, malséant, extravagant, absurde. (Différent de insolent).
[445] Je ne sais qui sont ceux qui ont de belles choses à dire : ce sont ceux qui ne se connaissent pas. Pour ceux qui expérimentent ce qu'ils sont, il n'en est pas de même. Je vous assure que depuis que je connais un peu la créature à fond, je n'ai nulle bonne opinion d'elle. Je n'en ai que de Dieu. Ainsi, loin de m'étonner lorsqu'on éprouve des faiblesses et ce que l'on est par nature, je m'en fais un plaisir.
Demeurez dans votre néant. Je n'ai garde de vous retenir si Dieu ne vous retient pas Lui-même. C'est à Lui que je vous abandonne, comme je souhaite que vous vous y abandonniez vous-même sans réserve. Je suis en Notre-Seigneur toute à vous.
Ce matin, en m'éveillant, sans penser à vous, il m'est venu dans l'esprit que ce qui m'avait hier [446] empêché de goûter ce que vous aviez écrit sans y pouvoir trouver un défaut, ni dire ce qui ne m'en plaisait pas, est qu'il y a dans ce que vous avez écrit trop de l'homme, trop de votre propre application, et que si vous aviez écrit les mêmes choses en vous abandonnant et par la direction de l'Esprit de Dieu, elles auraient un autre goût pour moi (qui ne puis plus goûter que Dieu et ce qui est immédiatement de Lui), et un autre fruit pour les autres. En un mot, Dieu ne veut plus que vous écriviez comme vous avez fait par le passé, mais que, sans vous regarder vous-même non plus qu'un enfant ignorant, on mette tout ce qui vous sera donné sans ordre. Et vous verrez que, sans penser à le ranger, il se trouvera bien rangé, et que les passages vous seront mis devant les yeux sans aller chercher bien loin. Cette règle d'enfant doit être écrite par un enfant et non par un homme.
Je vous dis qu'il faut changer toutes vos manières extérieures comme votre intérieur est changé, et il faut que l'agir corresponde à l'état de l'âme. Oh ! [447] sans vous regarder le moins du monde, abandonnez votre plume au gré de Dieu. C'est une chose étrange que ceux qui s'abandonnent si bien pour leurs personnes, ne sauraient s'abandonner pour leurs écrits ; ils craignent que Dieu ne soit pas si sage et si habile qu'eux. Au nom de Dieu, faites ce sacrifice ! Et puisque Dieu vous a choisi entre tant de grands hommes pour vous dépouiller et vous écraser, laissez-vous écraser sur cet article et ne souffrez nulle raison là-dessus. Je vous dis que jusqu'à ce que vous en usiez ainsi et pour vos écrits et pour vos sermons, mon divin Maître ne sera point entièrement maître chez vous et que Son Esprit sera resserré par vos arrangements et industries. Quand vous écrivez, écrivez pour ainsi dire en insensé, et tout ira bien.
Vous avez raison de dire que l'union n'est pas finie entre vous et N. : elle n'a garde de l'être, car elle sera immortelle. Dieu vous en donne quelquefois une expérience plus vive pour vous la confirmer, mais il faut que cette vivacité tombe. Ces unions sont telles qu'il n'y a que Dieu seul qui les fait et ceux qui les expérimentent qui les sachent. Vous avouez qu'elle est de Dieu, et la raison que vous en donnez est incontestable, qui est que plus elle est grande plus elle unit à Dieu. C'est la véritable différence de bonnes et de mauvaises amitiés que les premières unissent à Dieu, et que les autres, toutes naturelles et humaines, en éloignent et attachent ailleurs.
Ce que vous dit M. est vrai, que la fidélité que vous avez, prévaut à tout le reste. Toutes les petites choses que vous avez qui vous brouillent [457], vous arrêtent tant qu'elles durent, mais elles ne laissent pas de vous expérimenter, et ensuite vous redoublez le pas.
J'avoue que la désappropriation de N. me charme et que mon cœur le goûte tout à fait. Il serait moins peiné s'il était dans l'occasion que partout ailleurs à cause du fond d'abandon qu'il a à Dieu qui, pour peu que l'on s'abandonne à Lui dans les rencontres, protège d'une manière toute particulière. Cependant on ne peut avoir de certitude absolue dans un état qui n'est donné que pour perdre et que pour faire qu'on s'abandonne sans réserve à toutes les volontés de Dieu et de Son décret éternel, autant absolu que caché. Mais l'âme ne laisse pas sans certitude positive de porter au-dedans ce témoignage de la filiation divine dont parle saint Paul1, témoignage que l'amour pur se rend à lui-même dans l'âme qui est toute à lui.
1Rm 8, 16.
Lorsque Dieu nous donne quelque impression comme celle qu'il vous a donnée, que votre volonté n'a pas été droite, c'est une opération qui ne demande rien de votre part que d'y demeurer mort et anéanti. Ce n'est pas qu'elle ne fût droite selon votre lumière présente, car je n'ai jamais vu en vous un véritable gauchissement, elle était donc droite alors selon sa portée, mais elle ne l'était pas autant que Dieu veut, puisque la parfaite droiture de notre volonté fait sa consommation en Dieu. Lorsque Dieu fait voir cela, c'est que véritablement Il la redresse et la façonne à Sa mode, car vous ne verriez jamais votre défaut de droiture si Dieu ne la redressait. Or cette opération se fait apercevoir et découvre en même [459] temps le défaut. Lorsque Dieu opère en l'âme pour l'âme même, dès qu'Il Se fait distinguer, il n'y a jamais de douleur qu'il n'y ait aussi de la suavité, plus ou moins que la douleur est plus ou moins forte. La suavité se remarque même plus que la douceur, qui n'est souvent qu'un abattement ou terrassement. Nous n'avons rien à ajouter ni à diminuer de l'opération de Dieu. Tout ce que nous ferions, pour la faire continuer ou cesser, la terminerait.
Il vous est de conséquence, et je vous l'ai dit bien des fois, d'aller par le premier mouvement ; cela vous accoutume d'aller sans hésiter et toujours droit. Quelquefois, en suivant ce premier mouvement, Dieu arrête court et fait tourner tout à coup la girouette ; ce n'est point quitter le premier mouvement pour cela, mais encore le suivre dans une chose qui paraît contraire et que Dieu ne fait de la sorte que pour rendre souple. Rien n'honorera tant Dieu que cette conduite. C'est la plus forte preuve de l'abandon ; on se fie à Lui sans penser à soi. Tout réussit, du moins selon la volonté de Dieu, et pour l'ordinaire aussi selon [460] celle de l'homme. Si nous ne sortions point de là, tout irait bien. Cet état est d'une grande mort et pureté, quoique vous ne la voyiez pas.
Ne vous étonnez pas des réveils de votre humeur. Ce sont des causes purement naturelles de bile, etc. qui servent à cacher le don de Dieu. Le chardon pique lorsque ses pointes viennent, il ne pique plus lorsqu'elles tombent. Pauvre hérisson ! souffrez-vous et vous serez bien, car c'est votre nature d'être plein de pointes. Toute la pureté de l'âme, en l'état où vous êtes, ne consiste pas dans une pureté extérieure qui ne fait qu'environner la maison, mais dans une pureté essentielle qui consiste (comme vous faites) à ne rien retenir volontairement, pas la moindre vue et réflexion. Alors l'âme est toujours pure et toute nette, quoique ses avenues paraissent sales : l’esprit est souillé par l'esprit même et non par ce qui est matériel. Dieu barbouille les dehors afin d'ôter à l'âme toute trace de sa voie et la tenir dans une ignorance continuelle d'elle-même.
Vous savez ce [461] que je vous ai mandé depuis, que la perfection de la pureté consistait dans cette ignorance qui vient de la plus extrême nudité, et la plus extrême nudité fait la plus éminente pureté. La raison est que tout ce qui se peut distinguer, sentir, connaître, apercevoir est un objet et un terme plus ou moins spirituel, mais c'est comme un corps plus ou moins épais qui fait que le soleil ne le pénètre pas de tout lui-même, comme l'air. Aussi par cet état nu, votre âme conserve-t-elle une pureté à laquelle je vois peu de semblable. Comptez que cet état nu est un plus grand don de Dieu que tout ce qui serait le plus saint et le plus brillant aux yeux des hommes ; c'est qu'étant destiné à porter Dieu même en pure nudité, ou à être un avec Lui1. Il vous dépouille impitoyablement de tout ce qui n'est point Lui-même. Il en fait autant à toutes les âmes qui sont comme vous : Dieu, pour l'ordinaire, livre leur extérieur à mille faiblesses, Il fait une totale division de l'âme d'avec Lui et la laissant toute couverte de misères, Il trompe tellement [462] les sentiments intérieurs que l'homme ne peut voir et par conséquent ternir l'opération de Dieu.
Dieu travaille en nous pour Lui-même ; c’est pourquoi il n'y a rien pour nous en cet ouvrage. Nous n'y prenons point de part et nous ne mangeons pas même notre pain, car tout nous est dérobé. Hors de là, il ne peut y avoir de véritable pureté. Quand vous verriez l'extérieur le plus composé du monde, c'est un sépulcre, au lieu que l'âme, pure et nette en la manière que je viens de dire, quoique salie par le dehors de mille petits défauts, est un vase de pierres précieuses environné de boue afin de le conserver et le dérober à la vue et à la main des hommes.
Il me semble que votre cœur comprend ce que je lui dis. Peu le comprendraient comme vous ; cet état étant pour vous et pour bien peu, peu le comprendront. D'où vient que, dès le commencement, vous aviez même du dégoût pour le distinct ? C'est que votre estomac délicat n'était point fait pour tout autre viande que pour cette nue et pure substance, et substance de [463] Dieu en l'âme. Cela est plus simple qu'une opération, car l'opération est ce qui se peut distinguer, comme ce que vous avez eu de vues sur votre volonté. Mais ce dont je parle est l'état ordinaire pur et nu, qui est toute substance divine, cachée en soi-même pour soi-même. La nudité des autres est bien différente, et j'en ferais un livre. La différence est celle d'un cristal épais pénétré du soleil : il renvoie une lumière bien plus éblouissante que celle de l'air, mais combien s'en faut-il qu'elle ne soit ni aussi pure, aussi simple, ni aussi pénétrée ?
1Jean 17, 21-23 ; I Co 6, 17.
Comme je me doutais de l'occupation que vous avez, je [464] vous mandais de ne pas vous mettre en peine. Il faut savoir que Dieu vous donne cette occupation pour vous faire sentir que Ses grâces sont communiquées par elle. Cela se passera de soi-même. Ne vous mettez pas en peine de combattre ce souvenir car il vous est utile. Le combat vous brouillera et l'occupation, reçue doucement et en paix, vous communiquera la grâce qui vous est donnée. Le combat vous sera inutile : souffrez cela tel qu'il est, je vous assure que vous n'en recevrez point de dommage. Sainte Thérèse a écrit sur cela à cause de la peine que l'on se fait de ces choses. Prenez courage tout va bien. Le souvenir reçu en paix vous donnera Dieu dans lequel toutes les espèces se perdront. Vous voyez bien que Dieu veut opérer seul en vous. Ne songez donc plus qu'à vous délaisser totalement, recevant également toutes les dispositions où Il vous met. Demeurez en silence devant Lui ; c'est là votre unique occupation.
Je ne crois pas que les hommes nous séparent jamais, puisque étant unis en Dieu, rien ne peut diviser ce qui est ainsi uni. Ils vous diviseront [465] plutôt de vous-même. Vous prenez sur cela le change : vous ne comprenez pas encore la pureté des unions faites en Dieu. Qu'est-il nécessaire de se voir, ni de se parler, si la Providence ne le fait ? Il se faut voir au commencement et à cause de la faiblesse de la créature, mais dans la suite l'on se voit et se goûte en Dieu, l'esprit se purifie, toutes les espèces se perdent, et il ne reste qu'une union pure et sainte.
Je crains que vous ne vous retardiez en voulant vous donner à vous-même une disposition contraire à celle que vous avez. Laissez faire Dieu. Je sais ce que c'est que ces choses pour y avoir passé autrefois ; on est toujours embarrassé là-dessus jusqu'à ce que l'on sache que c'est un moyen dont Dieu Se sert, et qui se perd peu à peu, non par l'industrie de la créature mais par le pouvoir de Dieu. Dieu vous laissera du secours tant qu'il vous sera nécessaire, et vous devez le recevoir sans retour. Sainte Thérèse dit que la crainte de ressentir de l'inclination pour les personnes qui nous portent à Dieu, est une ruse du démon pour empêcher le bien que l'on reçoit par [466] ces personnes. Lorsque l'heure est venue, cela se perd, et Dieu reste seul.
Il me semble que vous devez croire sans hésiter comme un enfant ce que l'on vous dit, car c'est la vérité. Abandonnez-vous sur cela. Ne vous inquiétez plus de vous-même, car Dieu prend soin de vous : Il saura vous conduire dans Ses volontés. Je vous conjure de vous laisser conduire comme un enfant. Laissez-vous porter sans retour et sans examiner ce que vous sentez ou ne sentez pas. Si vous vous laissiez tant occuper de vous-même, jamais vous n'avanceriez. Il faut franchir tous les pas et croire ceux qui ont passé le chemin dans lequel Dieu vous engage.
J'ai un mouvement assez fort de vous écrire et je le fais. Je vous dirai que votre état présent est un commencement de résurrection et que la résurrection véritable viendra bientôt. Il y a cette différence entre la résurrection des corps et la [473] résurrection mystique, que la première se fait tout à coup et celle-ci se fait peu à peu, de même que la mort mystique. Ce n'est pas que cette résurrection ne communique tout d'un coup la vie, mais l'âme n'est pas encore en état d'en faire usage : ce sont des cendres qui se raniment, et cet état tient de la mort et de la vie, c’est-à-dire, il y a encore quelque chose de l'état de mort qui lui reste quelque temps, qui est comme une impression de l'état dont on vient de sortir, et cela, plus ou moins, selon le dessein de Dieu. Il participe aussi de l'état de vie, quoique la vie ne soit pas pleine et entière. L'âme est quelque temps comme une personne qui sort de la léthargie : elle sent bien qu'elle n'est pas morte, mais aussi elle ne peut assurer qu'elle soit encore tout à fait vivante jusqu'à ce que, ce sommeil léthargique l'ayant quittée peu à peu, les forces aussi lui sont données.
La comparaison du ver à soie me vient à ce propos. Vous voyez que lorsque cet animal a passé neuf ou dix mois comme mort, étant comme une graine inanimée, peu à peu le principe [474] de vie cachée dans cette mort paraît ; assez longtemps il n'y a qu'un faible mouvement qui fait distinguer qu'il vit, mais il n'est pas en état de faire nulle fonction de vie jusqu'à ce que peu à peu il croît, il agit, il travaille à sa soie et enfin il prend des ailes et vole. Voilà un abrégé de l'état de cette âme qui comme l'aube du jour perd imperceptiblement ces ombres et ces nuages jusqu'à ce qu'il soit jour parfait. Voilà, autant que je le puis comprendre, l'état où est votre âme : elle est véritablement ressuscitée pour ne plus mourir ; mais cette résurrection a encore des ombres ou, si vous voulez, les suaires ne lui sont point encore ôtés comme à Lazare1 : il ne laisse pas d'être vivant et de le connaître quoiqu'il ne puisse douter de sa mort, le suaire la lui faisant assez connaître et lui en étant une preuve sensible.
Je sens une union plus intime et plus forte avec vous que jamais, et il me semble que votre âme est une [475] de ces dépouilles que Jésus a emmenées avec Lui au ciel2, que vous êtes la marque de Son triomphe, et qu'Il va régner sur vous sans réserve : Il a triomphé de votre mort.
1Jean 11, 44.
2Ep 4, 8 ; Col 2, 15.
Pour comprendre la conduite de Dieu sur les pécheurs, il faut prendre [la chose] dès le commencement du monde : Dieu souffrit1 que l'homme innocent devînt criminel pour avoir le plaisir de le sauver. La perte [de l'homme] était en la main de l'homme, mais son salut lui était impossible, et quoiqu'il fût livré à la plus grande des peines2 et condamné à la mort, toutes ces choses, qui paraissent égaler et même surpasser son [476] péché, lui étaient entièrement inutiles. Il lui fallut un Rédempteur.
Dieu est infiniment jaloux de Sa divinité, et le plus grand de tous les outrages est de l'attaquer. Et Jésus-Christ est infiniment jaloux de Son titre de Rédempteur, et le plus grand outrage qu'on Lui puisse faire est de lui porter atteinte. C'est pourquoi le désespoir est le plus grand des péchés contre le sang de Jésus-Christ, comme l'idolâtrie est le plus grand contre la divinité.
Jésus-Christ a toujours pris plaisir de sauver ce qui était perdu3, soit dans l'Ancien, soit dans le Nouveau Testament, et Il a fait voir dans l'un et l'autre que [là] où le péché avait abondé, c'était là que la grâce surabondait4. Il a pris plaisir de prendre des esclaves vendus au péché pour en faire les glorieux trophées de Ses miséricordes. Avec quelle bonté reçoit-Il les pécheurs, et avec quelle rigueur et quelle condamnation parle-t-Il aux Pharisiens qui s'appuient sur leur propre justice ? Il n'est venu sauver [477] que les brebis perdues de la maison d'Israël5. Ô le grand mot, qui nous instruit aussi de la perte totale ! Tout son soin, étant sur la terre, a été de nous assurer que le salut est en Lui seul. Il nous a porté à tout attendre de Lui, à nous confier entièrement à Sa bonté. Vous dites que vous examinerez nos justices6. Vous n'examinez pas de même le pécheur : Vous le plongez dans une mer de sang et d'amour. On croit honorer Dieu par la force : c'est s'égaler à Lui. Nous L'honorons par notre faiblesse. Il nous a appris par Son exemple qu'il fallait être faible et abattu. N'a-t-Il pas toujours pris plaisir de relever ce qui était abattu, de nettoyer ce qui était sali ? Lorsque les maux étaient à leur comble, Il a su les guérir. Il a abattu ceux qui étaient debout, Il a relevé ceux qui étaient comme morts sur la terre.
Si je pouvais vous faire comprendre ce que Dieu veut de vous et vous y faire entrer, que je serais contente et que vous changeriez bientôt d'un homme en un autre homme ! Ce qui vous paraît présentement des [478] abîmes à cause de la lueur qui vous conduit, vous paraîtrait des chemins unis à la lumière du soleil de justice. Si vous connaissiez Jésus-Christ et l'étendue de Sa Rédemption, toutes vos œuvres de justice vous paraîtraient ainsi que des linges souillés7. Toute votre confiance et tout votre amour seraient pour votre Sauveur. Vous connaîtriez Sa valeur et Son prix. Vous vous abandonneriez à Lui sans réserve et alors, quand vos péchés seraient aussi rouges que l'écarlate, ils deviendront blancs comme la neige8 parce que vos vêtements seront blanchis dans le sang de l'Agneau9. Mais que faire ? Si je me tais de ces choses, ô mon Dieu, Vous me tourmentez parce que Vous voulez que je les déclare. Si je les lui dis, on ne m'écoutera pas. C'est à Vous à le mettre dans les dispositions nécessaires.
Oh ! si vous aviez assez de cœur pour vous jeter à corps perdu dans les bras de l'amour nu, vous trouveriez le plus grand des saluts dans la [479] plus grande de toutes les pertes ! Pourquoi croyez-vous que Dieu ait enveloppé tous les hommes dans le péché d'Adam10 ? Est-ce pour les perdre ? Non. C’est afin d'avoir le plaisir de les sauver et qu'ils ne dussent pas leur salut à leur fidélité, mais à la pure bonté de Dieu. Ce sont les présomptueux qui se perdent, car pour les pécheurs, quiconque invoque le nom de Seigneur est sauvé11. Mais comment me croiriez-vous si vous en voulez croire aux partisans de l'amour-propre et de la propre justice ? Que ne vous abîmez-vous promptement en Dieu ? Les commencements vous effraieraient sans doute, car vous croiriez vous briser contre les rochers. Mais vous éprouveriez bientôt ce que dit le Roi-prophète, que lorsque vous tombez, Dieu met Sa main sous vous pour empêcher que vous ne vous blessiez12 et pour vous relever avec plus de vitesse que vous n'êtes tombé.
Je me sens affamée de votre perte et je serai languissante jusqu'à ce qu'elle soit entière. Ne croyez pas que vous [480] entriez en Dieu par voie d'élévation, mais par voie d'humiliation. Dieu est au-dessous de nous comme Il est au-dessus. Il est plus aisé de descendre que de monter. Ô Dieu, vous aimez une âme terrassée et abattue, Vous résistez aux superbes, Vous abattez ces géants qui se croient forts. Pourquoi Pierre tomba-t-il ? Parce qu'il devait paître les troupeaux du Seigneur.
Que ne puis-je vous entraîner avec moi dans l'abîme infini ! Eh, que craignez-vous ? Pour ce que vous valez, pourquoi appréhender de vous perdre ? Vos résistances allongeront votre supplice et retarderont votre bonheur. Oh ! si vous vouliez bien entendre ma voix et comprendre ce que Dieu veut de vous ! Vous le comprenez sans doute. Vous avez au-dedans le témoignage de la vérité de ce que Dieu veut de vous. Mais vous faites le sourd, et vous vous dites à vous-même que ce n'est pas cela. Votre résistance vous plaît et vous vous en faites même un mérite devant Dieu. Ne vous fâchez pas, car il ne dépend pas de moi de me taire : je Le sens animé à votre poursuite et je vous poursuivrai [481] partout, jusqu'à ce que vous m'accordiez l'effet de ma demande et que je vous introduise où je suis. Tournez tant que vous voudrez, différez, craignez, soutenez. Il faudra toujours en venir là. Je ne crains plus de vous dire la vérité : je m'y sens trop fortement poussée.
Le Seigneur est le tout-puissant, et qui a pu lui résister et vivre en paix13 ? Pour moi, je ne puis le faire. Il faut voir saint Paul sur cette doctrine. Il en sera de vous comme de l'aveugle-né : vous ne serez jamais éclairé que par la boue. Que celui qui veut être jugé avec moi, vienne. Pourquoi suis-je consumée en me taisant14? Quand Il me tuerait, j'espérerai en Lui, je ne laisserai pas de répandre mes voies en Sa présence et Il sera mon Sauveur15.
O Dieu, achevez ce que Vous avez commencé, je vous en conjure. Si Vous m'aimez, ne lui donnez point de repos que Vous ne l'ayez introduit où Vous l'appelez.
1C’est-à-dire Dieu laissa tomber l'homme sans pour cela l'abîmer comme le démon, aimant mieux avoir le plaisir de le sauver. (Dutoit).
2Qui était de labourer la terre. (Dutoit).
3Lc 19, 10.
4Rm 5, 20.
5Mt 15, 24.
6Ps 74, 3.
7Is 64, 6.
8Is 1, 18.
9Ap 7, 14.
10Rm 11, 32.
11Ps 36, 24.
12Ps 90.
13Jb 9, 4.
14Jb 13, 19.
15Jb 13, 15-16 : Certes, il me tuera. Je n’ai pas d’espoir. Pourtant je défendrai ma conduite devant Lui – Et cela même sera mon salut… (TOB).
Je vous prie instamment de travailler à vous rapetisser en toutes choses, car c'est à présent ce que Dieu veut de vous. Ne tendez pas à être quelque chose, mais à n'être rien. Défaites-vous de votre propre esprit, de la pensée et du désir de le faire paraître, car il faut tendre à l'entière destruction de vous-même ; autrement il vous sera impossible de posséder Dieu pleinement et comme Il désire être possédé de vous. Oh ! si vous saviez combien les lumières de notre propre esprit, quoique illuminé et éclairé par les brillants de la science, sont éloignées de la pure lumière de la vérité essentielle !
Vous devez sur toutes choses travailler à présent à former votre intérieur. Ce doit être pendant un temps votre unique occupation, laissant [483] toutes les autres, quelque prétexte que vous croyiez avoir de les conserver. Ne voyez-vous pas que l'amour-propre est niché dans tout cela ? Quittez tout et vous trouverez tout. Si vous voulez faire des progrès à l'intérieur, il faut vous y donner tout de bon, sans cela vous ne ferez rien. Et pour y réussir comme il faut, il faut donner le plus de temps que vous pourrez à l'oraison et à la lecture des choses intérieures. Privez-vous pour quelque temps de tout autre lecture, afin de mortifier votre esprit de sa curiosité, car il ne s'agit plus de le faire vivre comme autrefois, mais de le faire mourir, afin que Jésus-Christ substitue Son Esprit en la place. Si vous ne faites pas avec courage ce que l'on vous dit là-dessus, vous manqueriez à votre grâce et aux desseins de Dieu sur vous et mon âme n'aurait point de grâce pour conduire la vôtre. Il arriverait de votre intérieur ce qui est dit dans l’Évangile de la semence : elle aurait germé en vous, mais elle serait étouffée par les épines1. Vous verrez que vous n'aurez jamais [484] davantage pour le prochain que lorsque vous renoncerez à vos propres lumières et à votre propre conduite pour recevoir les pures et simples lumières de Jésus-Christ, auxquelles les lumières naturelles de la raison et les acquises sont opposées.
Ne vous pardonnez rien, je vous en prie, dans ces commencements de voie où il faut jeter les profondes racines de la petitesse, qui est la véritable humilité. Tout autre humilité n'est qu'apparente et n'a rien de réel. Si votre édifice n'est pas bien fondé, il ne pourra jamais subsister parmi la tempête qui le menace. Quoi ! Seriez-vous assez faible pour ne pas vous renoncer absolument vous-même en toutes choses ? Votre curiosité et votre amour-propre se servent des plus beaux prétextes du monde pour se soutenir ; mais je connais trop leurs ruses pour leur rien tolérer. Ne me dites pas que l'on n'est pas parfait d'un coup : je le sais bien, mais vous avez été appelé à la perfection tout d'un coup quoique vous soyez bien éloigné d'être parfait. Étant appelé à la perfection, il faut suivre les moyens qui vous y [485] doivent conduire ; ce que je vous demande n'est pas une chose parfaite, mais un moyen d'y arriver. Si vous n'embrassez pas ce premier moyen, vous ne pouvez atteindre les autres, et ainsi vous resterez toujours en vous-même.
Si je vous aimais moins, je vous serais moins sévère parce que votre perfection me serait plus indifférente, ou si je connaissais moins les desseins de Dieu sur vous, je pourrais tolérer bien des choses. Mais je suis très certaine que vous n'aurez rien ni pour vous ni pour les autres que par la mort à vous-même. J'aime mieux pour vous un renoncement de cette nature qu'un jeûne d'un an et une discipline très sanglante. Au nom de Dieu, croyez-moi, car je vous dis la vérité. Si Dieu ne permettait pas que je connusse par moi-même vos attaches et vos défauts, vous ne me les diriez pas, et c'est cependant cela qu'il faut dire, car au fait de se poursuivre soi-même, il faut être fort fidèle à ne se rien pardonner quoi que ce soit, et vous serez dans la vérité.
Voulez-vous [486] posséder un trésor en Dieu seul ? Perdez tout le reste. C'est à quoi assurément vous êtes appelé. Sans cela, il serait impossible qu'il y eût d'union entre mon cœur et le vôtre, le mien ne logeant plus autre chose que le seul honneur et la seule gloire de Dieu, et Son seul intérêt. Je me soucie moins de moi que d'une paille, et cependant j'ai trouvé qu'en quittant tout pour Dieu, Il m'a donné infiniment davantage que je n'aurais osé espérer. Il faut que Jésus-Christ devienne à présent votre voie. Abandonnez-vous bien à Lui afin qu'Il vous conduise Lui-même. Il ne vous égarera pas, car étant Lui-même votre voie, vous marcherez en Lui. Il faut qu'Il soit votre vérité qui n'est autre que cette belle lumière qui éclaire tout homme venant au monde et qui luit même dans les plus épaisses ténèbres de la foi, qui fait faire des œuvres qui ne sont point opérées ni par la volonté de la chair, ni par la volonté de l'homme mais par la volonté de Dieu2.
1Mt 13, 7.
2Jean, 1, 12.
Je ne demande rien autre chose sinon que votre cœur soit ouvert pour recevoir l'esprit de petitesse et d'enfance. Ce serait cesser d'être petit que de vous donner aucune disposition. Notre-Seigneur vous mène par la main. Je vous parle toujours de la petitesse, non pour vous obliger à faire quelque chose, mais parce que j'en ai le mouvement, et que Dieu veut que vous soyez dans un acquiescement continuel à être petit et que vous vous apprivoisiez insensiblement avec la petitesse dans un lieu d'où elle est entièrement bannie.
Je vous ai mandé ma pensée sur l'article des règles. Il ne faut rien prévenir, mais se laisser à Dieu sans réserve, au moindre signal, sans que la raison arrête. C'est ce que Dieu veut de vous, par retour à l'amour qu'Il vous porte, que cette fidélité de souplesse infinie sous Sa main, mais souplesse [488] pleine de délicatesse, qui ne délibère de rien, mais se laisse à ce qui l'entraîne.
C'est à Dieu à vous mettre dans le cœur, lorsqu'Il le voudra, Sa volonté sur tous les articles. J'annonce de loin, je suis la voix qui crie dans le désert : aplanissez la voie du Seigneur1. Mais je ne suis qu'une voix. Il faut que la Parole [Jésus-Christ] se fasse passage. Sa délicatesse est extrême. Je suis sûre qu'elle se fera discerner chez vous quoiqu'elle paraisse muette, et c'est à elle que je vous abandonne sans vous abandonner un moment, car je vous porte continuellement en Dieu. Je suis quelquefois étonnée de l'application que Dieu me donne pour vous, comme si vous étiez seul au monde, et je conçois en cela les desseins de Son amour sur vous.
Il est vrai que la règle ordinaire de la résistance est de rétrécir, de sécher et troubler plus ou moins selon que l'on est plus ou moins avancé. Lorsque Dieu vous ôte le moyen de faire quelque chose que vous voudriez, il faut demeurer ferme à se laisser tout ôter.
1Jean-Baptiste.
J'ai bien cru que vous recevriez les choses que je vous ai dites comme vous les avez reçues : vous êtes trop à Dieu pour que cela soit autrement. Comme j'ai reçu ce que l'on m'a dit sans nulle condition, vous pouvez le dire à qui vous savez. Ne vous étonnez pas que la nature résiste en lui. On lui a pressé le bouton étrangement depuis quelque temps, et même au delà de sa portée. C'est l'écorcher tout vivant ou l'étendre sur le chevalet : les os craquent de bonne sorte, mais sa volonté, toujours bonne et soumise, supplée à tout. L'autre a plus d'étendue de cœur et a même un certain courage qui soutient tout. Mais N. est dépourvu de tout cela, il sent tout sans nulle force : sa volonté est seulement comme un linge qui plie lorsque tout le reste fait résistance par sa roideur. Tous ces coups redoublés sont de bonnes crises. Je lui dis bien, la [490] dernière fois, qu'il fallait changer d'objet pour Dieu même et, comme il a tout rapporté à soi-même jusqu'à présent, croyant cela dans les règles, il faut désormais qu'il rapporte tout aux autres. Il me vient dans l'esprit qu'il y a un certain proverbe qui dit : Charité bien ordonnée commence par soi-même, mais il faut finir par le contraire et laisser ce soi-même pour Dieu seul, se donner à tous comme l'on a tout pris pour soi.
Je suis bien persuadée que Dieu seul est et sera toujours de plus en plus celui qui vous fera agir, que ce sera Lui qui décidera, et que nul goût des personnes ni nul raisonnement ne fera pencher la balance. C'est peser les choses au poids du sanctuaire que de les peser par cette volonté intime de Dieu, qui conduit d'autant plus sûrement la nôtre qu'elle n'est point éclairée par l'esprit et, que restant dans son aveuglement, Dieu seul est son flambeau et la conduit sans même l'éclairer distinctement. Le propre de la volonté est de choisir, mais son choix reste toujours humain et imparfait tant qu’elle subsiste en elle-même [491], mais il devient volonté de Dieu lorsqu'elle est perdue dans la divine volonté. Vous voyez qu’afin que cela soit de la sorte, il faut que la raison n'y ait nulle part parce qu'elle ne peut que réveiller notre propre volonté, la retirer de sa perte et lui faire faire un choix opposé à la volonté divine, qui ne choisit certainement que par la perte de notre volonté en la sienne. Et c'est là le nécessaire pour éviter toute méprise que d'agir par le pur fond qui, laissant la volonté propre dans sa mort, présente la volonté de Dieu pourvu que notre volonté ne soit point remuée par la raison ou par le goût naturel.
Ce que vous trouviez grand me paraît moins que des fourmis en comparaison de la grâce qui vous [492] a été communiquée depuis, et vous avez fait plus de progrès que vous n'en aviez fait en toute votre vie. Il y a la même différence qu'il y a entre l'ombre et le corps, la figure et l'original. Ce premier amour vous paraît grand parce qu'il remplissait une petite capacité bornée, rétrécie, limitée, mais à présent cet amour n'est plus ; et Dieu vous ayant tirée par une merveilleuse extase de votre capacité propre pour vous perdre en Lui, votre amour n'est plus palpable, parce que vous ne le renfermez plus. Mais il est immense, n'ayant rien qui le borne.
Ne craignez point : votre esprit et votre volonté étant infiniment éloignés et séparés de cet homme extérieur, quoiqu'ils éprouvent des faiblesses, ils n'en sont nullement souillés ; et il me semble même que c'est tout l'état de saint Paul qui, ayant demandé avec un esprit imparfait d'en être dépouillé, sitôt qu'il en connaît le prix, il y demeure paisible et très content, et c'est alors qu'il est ravi que son injustice relève la justice de Dieu. Ne m'alléguez pas la différence [qu'il y a] puisque vous ne pourriez pas ne point [493] convenir avec moi de la séparation de votre esprit, et que ce n'est plus à vous à porter jugement de vous-même, mais à vous laisser telle que vous êtes. Il m'est venu dans l'esprit la différence de saint Jérôme à saint Paul sur ce sujet, et comme dans ce premier, la séparation n'était point faite de l'esprit et du sens, c'est pour cela qu'il pouvait et devait prendre les moyens pour se défaire de sa peine et la diminuer. Et vous verrez que l'Esprit de Dieu, qui est toute sagesse et amour pour conduire les âmes des saints selon le degré de perfection qu'Il leur a choisi, inspire à saint Jérôme mille manières de se défendre de ses ennemis : ses épîtres en font foi. Saint Paul, dans le commencement, en fait de même, mais lorsque l'amour pur est devenu le maître, qu'ayant chassé Paul de chez lui pour devenir Paul lui-même, ou plutôt pour faire Paul être Dieu, alors, dis-je, il demeure muet, content et paisible sur son fumier, rapportant lui-même comme un défaut la prière qu'il avait faite d'en être délivré, puisque Dieu Lui-même l'en avait délivré, lui disant que [494] Sa grâce lui suffisait1. Ô divin Paul, je m'assure que quand vous fûtes encore plus perdu dans l'amour pur et nu, vous ne vous informiez plus si la grâce vous suffisait, et vous estimiez que la grâce des grâces est de n'en plus connaître, distinguer, posséder, vouloir, etc. Vous laissâtes volontiers votre esprit en Dieu et votre corps ramper sur terre, et vous étiez ravi, après la division de ces deux choses si inséparables, que chacune rendît gloire à Dieu en sa manière : la bassesse du corps rehaussant infiniment l'agilité et la grandeur de l'esprit, et la félicité de l'esprit n'étant interrompue par l'avilissement du corps, il recevait un nouveau plaisir de voir son homme extérieur dans la place qui lui est due.
J'avoue que dans le temps que cette division se fait, elle est très rude à la nature, et c'est proprement ce qu'on appelle mort, la mort n'étant qu'une séparation de l'esprit d'avec le corps, comme cette mort est une division de l'esprit et de sens. Ces deux morts sont très douloureuses, et plus ou moins douloureuses selon le degré de vie qui doit suivre. Saint Paul crie [495] dans ses agonies comme : je veux la loi de Dieu quant à l'homme intérieur, etc.2, parce qu'il sentait alors ces deux parties se diviser ; il souhaite même le coup de mort, désirant être délivré de la prison du corps, et non du corps. Le corps n'étant plus prison sitôt que par la division achevée, l'âme est mise en pleine liberté. Il en est comme d'un oiseau enfermé dans une cage à qui on donnerait l'air : il ne serait plus captif. C'est ainsi que vous allez être bientôt ; rien ne pourra, sur la terre, vous emprisonner, resserrer, incommoder ; l’air divin sera le lieu immense où vous prendrez vos ébats. Ce sera alors que vous aimerez plus vos travaux passés que toute votre gloire. Vous chanterez le cantique de votre délivrance. Vous verrez avec plaisir que vous avez passé la mer sans être submergée, ni même (oui, je l'ose dire), ni même sans boire de ses eaux ! Oh ! que les jugements de Dieu sont différents des nôtres et que ce qui paraît saint à nos yeux, est souillé devant Lui ! Il examinera nos justices, mais Sa justice à Lui-même ne sera point [496] sujette à cet examen. Oh ! que toute notre justice périsse et que notre lumière disparaisse ! Devant la Sienne, tout n'est que ténèbres et péché. Dieu seul, Dieu seul et Son pur amour.
1II Co 12, 9.
2Rm 7, 22.
La foi de l'ancienne loi était appuyée sur les promesses en s'y assurant. Mais la foi du christianisme est une foi nue, qui dépouille de tout et qui va arrachant et détruisant. Dieu Se faisait des amis dans l'ancienne loi pour les couronner, et Il S'en fait à présent pour les couvrir d'ignominie. Et même plus l’Église sera sur sa fin, plus la foi sera pure, dénuée de témoignages et plus les adorateurs adoreront en esprit et en vérité1. C'est pourquoi vous ne voyez plus les vrais dévots de ces derniers siècles abondants en miracles et en [497] dons extraordinaires, si ce n'est quelques- uns à la dérobée. Mais la grâce est une grâce de vérité qui fait connaître et sentir à l'homme ce qu'il est.
Mais on a d'autant plus de peine à marcher que la voie de certitude, quand on y a marché, revient toujours à cause des appuis qu'il y a2 et que les prophéties y paraissent accomplies et les miracles visibles. Car Dieu fit de bien plus grandes choses pour établir la Synagogue que pour l’Église, et c'est pourquoi les Juifs avaient bien plus de peine à se faire chrétiens que les gentils, car ils disaient : « Nous savons les prodiges que Dieu a faits par nos pères, mais celui-ci est mort comme un criminel. » Dès qu'ils avaient voulu un miracle, un témoignage, ils l'avaient, mais ici ils disent : S'il est le Fils de Dieu, qu'il descende de la croix et nous croirons en lui3. Cependant Jésus-Christ fait plus d'état de l'ignominie de la croix que de la foi [498] de tant de gens fondée sur des témoignages.
Oh ! que ne puis-je vous faire entendre ce que je connais là-dessus ! Non pour me tirer de l'opprobre - Dieu le sait -, mais pour vous tirer, autant qu'il me serait possible, de toutes vos réflexions sur les prédictions et de tout appui sur ce qui arrive. Mais, vous laissant tel que vous êtes, croyez sans foi4 et sans assurance ce qui est au-dessus et au-dessous de toute apparence. Je vous le dis encore que vous n'aurez aucune assurance pour moi tant que vous en voudrez chercher quelques-unes. Mais ce que vous aurez, c'est que vous perdrez vos répugnances à mesure que vous perdrez et que vous entrerez dans la foi et la simplicité. Mais pour l'assurance, vous n'en aurez point, sinon une facilité pour les choses et que toutes répugnances vous seront ôtées, mais en manière de perte et non [en manière] de certitude : la foi ne le porte pas.
Lorsque les Juifs demandèrent un signe à Jésus-Christ, Il ne leur donna [499] point d'autre que celui de Sa mort et de Sa sépulture5. Ô mystère caché et infiniment caché à toute raison ! Ô mystère de foi, tu ne t'accompliras que par la foi ! Et il m'est mis dans l'esprit que vous ne représenterez pas seulement Jésus-Christ, mais vous serez un autre Jésus-Christ parce qu'Il vivra en vous6, que vous serez crucifié comme Lui et que ce ne sera que par la croix que vous entrerez dans la gloire. Mais, hélas, combien de doutes et d'hésitations lorsqu'on se verra dans un chemin de perte, d'opprobres et d'ignominies, plus encore intérieurement qu'extérieurement ? Oh ! combien regrettera-t-on les chairs d’Égypte et quelle peine n'aura-t-on pas à s'accoutumer à cette viande pure de la manne, qui ne satisfait pas les sens quoiqu'elle nourrisse l'esprit !
1Jean 4, 23.
2On entend par ce mot des marques ou preuves aperçues et sensibles. (Dutoit).
3Mt 27, 42.
4Appuyée perceptiblement. (Dutoit).
5Mt 12, 39-40.
6Ga 2, 19-20.
J'ai1 admiré, madame, la bonté de Dieu en voyant votre lettre. Dans l'état où vous êtes, vous ne sauriez trop mourir, et vous vous feriez un tort irréparable si vous vous arrêtiez à la moindre chose sous prétexte d'assurance de salut, de vertu apparente ou de sainteté propriétaire. C'est, madame, dans la perte totale et générale de toutes choses que l'on trouve Dieu même, qui vaut infiniment plus que [501] toutes sortes de vertus et de saintetés hors de Lui. Il vous faut, madame, perdre tout ce qui n'est pas Dieu Lui-même, je ne dis pas pour avoir Dieu, mais pour demeurer dans votre néant, laissant Dieu vous être toutes choses pour Lui-même et en Lui-même. Pour nous, il n'y a chose au monde qu'un abandon le plus extrême et la perte la plus achevée.
Oh ! madame, le grand bonheur que celui d'une âme qui a tout perdu sans réserve, soit intérieurement, soit extérieurement ! Elle ne s'inquiète plus de son salut puisqu'elle a perdu son salut même pour l'auteur de son salut. Il vous faut maintenant un tel oubli de vous-même que vous ne songiez pas même volontairement si vous êtes d'une manière ou d'une autre. Il faut faire le saut de la perte totale, qui consiste à se laisser à Dieu pour le temps et l'éternité en sorte que tout ce qui nous touche ne nous regarde plus. Que Celui à qui je me suis donnée, me fasse tout ce qu'Il veut : ce n'est plus mon affaire ; mon affaire est de Lui laisser faire de moi dans le temps et dans l'éternité ce qu'il Lui plaira [502], sans Lui dire une parole. Lorsqu'Il me jette dans l'abîme le plus profond, Il ne me permet pas un regard sur moi-même. Je suis à Lui : qu'Il me brise, qu'Il me condamne. Je suis à Lui : je consens à tout ce qu'Il fera, non par un consentement formé, mais par un état de délaissement total. Vous ne sauriez croire les démarches qu'une âme qui est fidèle à ne se regarder jamais elle-même, à ne s'arrêter à rien lorsqu'elle s'abîme et se noie, fait en peu de temps, et le bonheur infini qui suit cet état.
L'âme arrivée à cette perte totale ne se regarde plus, ni ne peut ni ne veut plus se regarder. Elle n'a plus ni yeux ni volonté [pour le faire]. Il faut que la foi la plus nue qui fut jamais absorbe tellement toute sa raison, même celle qui est la plus illuminée, qu'il ne lui en reste plus, que l'espérance absorbe sa mémoire et la charité, sa volonté, en telle sorte qu'elle ne trouve de choix ni de penchant pour chose au monde.
Mais pour en venir là, il faut que Dieu tienne sur nous une conduite intérieure, et souvent extérieure, qui [503] détruise toute raison, et qu'après nous avoir conduit dans les choses raisonnables pour lesquelles nous nous sommes abandonnées sans réserve, y ayant épuisé tout l'abandon possible, Il nous fasse entrer dans une conduite ou un état qui paraît tout opposé à notre raison afin de nous la faire perdre tout à fait. Pour cela, Il nous conduit de précipice en précipice, d'abîme en abîme plus profond. Au commencement, Il donne quelque barque pour voguer sur cette mer orageuse. Ensuite Il ne laisse qu'une planche, puis Il ôte cette planche et alors, sentant que nous nous enfonçons, nous nous accrochons à tout ce que nous pouvons pour nous empêcher de tomber. Mais enfin après nous être défendus de toutes nos forces, tout manque et tombe des mains : les forces quittent, il ne reste plus que la faiblesse. Cela arrive tout naturellement et sans rien d'extraordinaire. Souvent Dieu voyant notre opiniâtreté à nous attacher à quelque chose, nous coupe les mains, et alors nous sommes contraints de tomber. Mais combien d'efforts ne fait-on pas pour se soutenir sur les ondes, [504] jusqu'à ce que la faiblesse soit si grande que, n'en pouvant plus, on est contraint d'aller au fond ! Et encore, la nature et l'esprit ont une si extrême frayeur et répugnance à se perdre que du fond de l'eau souvent on reparaît. Et c'est un jeu qui dure longtemps de paraître et se perdre, jusqu'à ce qu'on se noie et se perde tout à fait par la perte de tous les appuis créés, humains et divins, tant des perceptibles que de ceux qui ne le sont pas.
L'âme perd ainsi peu à peu toute vie, expire tout à fait et entre, non dans l'état de vie, ni aussi dans l'état mourant - il est passé -, mais dans un état de mort qui tient longtemps de l'état de mourant, et ensuite la mort devient consommée et si entière qu'il n'y a même plus l'idée du moribond. On se perd si parfaitement de vue et de sentiment qu'il n'en reste pour chose au monde, ni du côté même de Dieu, ni de la part des créatures. On reste comme des morts éternels, qui sont oubliés de tout le monde2 et qui n'ont plus aucun sentiment ni de bien ni de mal. On reste de cette sorte tant qu'il plaît à Dieu, jusqu'à ce qu'Il vienne Lui-même comme vie nous rendre une vie nouvelle et nous faire sortir des ombres pour nous mettre dans le jour éternel de Sa gloire. Mais de dire comment tout ceci s'opère, cela ne se peut ici, quoique j'en aie écrit bien amplement3 et d'une manière qu'il n'y a que la seule expérience qui en puisse donner une entière intelligence.
Courage donc, madame ! Celui qui a commencé de tout faire en vous, achèvera tout. Oh ! le grand bien que d'être ainsi anéantie et perdue de telle sorte qu'on ne puisse plus ni se voir, ni se retrouver ! Tout ce qui arrive à une âme de foi arrive comme tout naturellement. Il faut que tout tombe des mains peu à peu et que l'on soit mis dans l'impuissance de faire ce que l'on faisait auparavant. Je ne parle pas des choses multipliées, car cela est passé il y a longtemps, mais des choses les plus simples et les plus passives, je dis plus, les plus nécessaires et essentielles. Et il faut dire avec Job [506] : Ce que je n'osais toucher du doigt est devenu ma nourriture4. Je dis ceci à l'oreille de votre cœur et non à aucune autre. Oh ! qu'il est rare de trouver des âmes assez courageuses pour se perdre ! On vient bien au bord du précipice, on s'expose même aux flots de la mer avec courage, mais lorsque l'on enfonce, qui est-ce qui ne crie pas avec saint Pierre : Seigneur, sauvez-nous, nous périssons5 ! Comme vous êtes tout abandonnée à Dieu pour l'extérieur, vous laissant de moment en moment comme l'on vous fait être, soyez-la de même pour l'intérieur. Ne craignez point, au nom de Dieu, et soyez persuadée qu'après les miséricordes que Dieu vous a faites et l'état où Il vous a mise, vous ne sauriez trop vous perdre. La moindre hésitation, crainte, frayeur, retour sur soi-même, offense plus Sa bonté que de grandes fautes en une autre âme. Je vous parle avec toute la sincérité de mon cœur. Ne craignez ni pour le passé, ni pour le présent, ni pour l'avenir. Mais laissez-vous comme une [507] chose à laquelle vous ne devez plus penser.
Mais, me direz-vous, je risque peut-être mon salut. Il n'est plus à vous ce salut ! vous l'avez abandonné. Votre salut à présent doit être votre perte. Mais s'il fallait mourir ? Oh ! c'est alors qu'il faut un courage invincible pour ne se point même regarder, bien loin de se reprendre. Et Dieu ne vous envoie ces sortes de maux où vous êtes tantôt expirante, tantôt en santé, que pour exercer votre foi et voir si vous serez fidèle à ne craindre rien, à ne rien faire pour vous assurer, mais vous délaisser à pur et à plein à Sa divine justice pour qu'elle fasse de vous, sans miséricorde pour le temps et pour l'éternité, tout ce qu'il Lui plaira. C'est là le comble de l'amour pur, du parfait anéantissement et du délaissement entier. Mais je n'ai rien qui m'assure pour mon salut, au contraire. N'importe : fiez-vous à Dieu seul. Oh ! si une telle âme mourait dans cet amour si pur si généreux et si désintéressé, il n'y aurait point de purgatoire pour elle ! C'est à une telle âme [508] qu'il est dit par Isaïe : Quand vos péchés seraient rouges comme l'écarlate, ils deviendront blancs comme la neige6. C'est d'une telle âme que les vêtements sont lavés dans le sang de l'agneau7. Mais je dis plus : c'est qu'il en faut venir là pour arriver à l'union immédiate, union centrale, union permanente et durable. Nul n'y arrivera jamais par une autre voie que par la désappropriation générale, et cette désappropriation générale ne se trouve que dans la perte totale.
Je crois, madame, que Dieu vous a arrachée pour un temps toute direction pour vous faire davantage perdre en vous ôtant cet appui et ce secours. Mais il me semble que le temps vient qu'il vous en donnera une autre qui ne vous tirera pas de votre état de perte, au contraire, qui vous y fera enfoncer davantage. Car il vient un temps que ce qui servait de soutien devient le moyen d'une perte plus profonde et plus étendue. Cette direction vous sera donnée [509] comme la première, par un coup de providence et d'une manière que vous ne l'attendez pas. Jusqu'à ce temps, les craintes que vous avez servent même à vous arracher à vous-même. Et quoiqu'elles soient des marques infaillibles que l'âme n'est pas parfaitement anéantie, bien qu'elle soit dans un degré d'anéantissement, elles ne laissent pas de servir de moyens d'anéantir davantage, faisant perdre l'assurance et le soutien que cette paix générale que l'âme avancée éprouve lui pourrait donner ; car si l'âme sentait qu'elle se perd avec courage, sa perte même lui serait un appui, et si elle comprenait ce qu'elle est selon les idées que l'on se peut former d'un état de perte, n'étant par parfaitement perdue, cette seule assurance empêcherait tout à fait sa perte.
Laissons-nous donc en la main de Dieu aussi contentes de n'avoir point de courage que d'être courageuses. Il faut nous laisser dans nos faiblesses, et ce sera dans ces faiblesses mêmes que nous trouverons notre force8. Tout se doit faire par [510] degrés. Quoique les craintes soient une marque que la perte ne soit pas entière, elles ne laissent pas de favoriser la perte pourvu qu'elles ne fassent point changer de conduite, ce qui serait extrêmement difficile à une âme comme la vôtre ; car si elle voulait faire quelque chose pour s'assurer, cette même chose ne servirait qu'à la perdre davantage, comme il arrive de vos petits actes et intentions : ils ne servent qu'à vous faire voir et toucher au doigt que vous n'êtes pas perdue, que vous manquez de courage et que vous cherchez des appuis. Cependant tout cela ne peut ni vous assurer, ni vous appuyer, car quoiqu'il vous semble que cela assure dans le moment, néanmoins comme ce n'est pas le propre état de l'âme, cela ne peut pas subsister dans la suite et cela lui fait voir encore davantage sa faiblesse.
Presque toutes les âmes, même celles qui ont fait de plus grands progrès et qui ont plutôt volé que marché durant presque tout le chemin de la foi, se sont arrêtées en cet endroit de la perte totale, faute de courage à se délaisser sans réserves à toutes les [511] volontés de Dieu quelles qu'elles soient, sans connaître même [alors] si c'est volonté de Dieu et croyant souvent le contraire. Et à moins que Dieu ne les prenne Lui-même pour les faire passer ce trajet, comme Il prit Habacuc par ses cheveux9, elles ne le passent guère, parce que la nature a une si extrême répugnance à se perdre, et surtout la raison, que cela est surprenant : elle souffrirait plutôt toutes les peines possibles par son choix que de perdre ainsi toute subsistance. C'est une étrange chose que de se perdre devant Dieu, devant les hommes et devant soi-même. Oh ! qu'il est dur de se perdre de cette sorte ! mais qu'il est doux et avantageux d'être perdu tout à fait ! Alors il n'y a plus de peine pour chose quelconque, plus de crainte - car celui qui se perd, craint -, mais celui qui est perdu, ne peut plus craindre : il trouve dans sa perte la plus extrême et la plus achevée un bonheur inestimable.
Mais où trouve-t-on des cœurs qui veuillent bien se perdre de cette sorte ? Oh ! qu'ils sont rares ! Oh ! qu'ils [512] sont rares ! J'en connais si peu qu'à peine en pourrais-je nommer trois, quoique plusieurs semblent y courir de toutes leurs forces. Les uns se précipitent dans une perte imaginaire et n'ayant ni l'état intérieur, ni la force de porter cette perte, ou ils quittent tout et entrent dans une vie licencieuse et criminelle, ou ils entrent dans des désespoirs surprenants. Mais pour ceux qui se perdent dans un abandon total et généreux, ceux que Dieu a mis dans un degré de foi conforme à cette perte, ô Dieu, quel bonheur pour eux après les agonies les plus étranges qui se pussent imaginer ! Au commencement, la perte est plus sensible. Peu à peu elle devient plus insensible. Ensuite elle devient presque indifférente. Puis elle ne touche plus, et alors l'insensibilité devient plus pénible que la perte même, parce que la peine est encore un soutien et une secrète assurance que l'on est à Dieu. Enfin, peu à peu, on perd toutes choses et l'on reste tellement perdu que l'on ne peut pas même voir si on est perdu, ni s'en soucier, ni y penser. Et c'est le [513] dernier degré de perte qui achève l'anéantissement et met l'âme dans la parfaite pureté, non toujours dans la pensée de celui qui est de cette sorte, qui ne pense pas même s'il est pur ou impur, et qui, faisant encore des fautes extérieures, pourrait tirer des conséquences de son impureté qui lui feraient de la peine ; car, pour la pureté, il ne la découvre plus, mais tout est tellement détruit qu'il n'y a plus moyen de penser à rien, sinon être tel que l'on [nous] fait être de moment en moment, soit pour l'intérieur, soit pour l'extérieur, sans qu'il reste le moindre penchant, ni la moindre vue d'être autrement, d'être plus ou moins perdu. On est aussi content d'être perdu que de ne l'être pas. Aucune chose qui nous regarde, quelle qu'elle soit, ne nous peut occuper, et s'il s'agit de trouver un soi-même, on ne le trouve plus, ni pour faire le bien, ni pour faire le mal.
1Cette matière, qui n'est que pour des âmes bien avancées dans la vérité, se trouve déduite plus amplement et avec toutes les précautions et les avis nécessaires dans le Traité des Torrents, imprimé dans le second volume des Opuscules Spirituels de M. G[uyon]. (Dutoit).
2Ps 84, 9.
3Voyez le Traité des Torrents. (Dutoit).
4Jb 6, 7.
5Mt 14, 3.
6Is 1, 18.
7Ap 7, 13.
8II Co 12, 10.
9Dn 14, 35.
Je suis bien aise que Notre-Seigneur ne vous épargne pas : la dureté que vous éprouvez est la plus grande preuve de votre avancement dans l'anéantissement. On ne peut pas être plus contente que je le suis des dispositions de N. Je vous l'avais bien dit, que Dieu ne l'épargnerait pas. Il n'est pas au bout de ses peines. Mais à quelque excès que ses maux puissent aller, je crois que son abandon doit les surpasser encore. Dieu donnera tous les jours de nouvelles matières à sa fidélité, ce qui le fera craindre et hésiter, mais il ne faut point d'autre assurance que la perte même. Quelle assurance peut-on donner à celui qui ne doit trouver son salut que dans sa perte ? Ne faut-il pas plutôt lui ôter tous moyens de salut hors de Dieu, afin que sa perte en Dieu soit plus inévitable ?
Je me sens un tel courage de tout [515] arracher aux âmes qu'une personne que vous connaissez dit que je suis comme un sabre. Je crois que Dieu ne me donne ce courage que pour ceux qu'Il veut véritablement perdre, car Il le leur donne aussi, comme vous voyez qu'Il fait à N. Je trouve toutes choses indignes de Dieu, quelque sublimes qu'elles soient aux yeux des hommes. Il n'y a que l'entière destruction de la créature qui honore Dieu en Dieu. Ainsi plus Il nous traite sans miséricorde, plus Il nous donne des preuves de Son amour. Celui qui flatte la plaie que Dieu ouvre, n'est pas notre ami : il doit avoir plus d'horreur des soutiens et des appuis créés que de l'enfer. Mais comme ce dernier état n'est pas pour tous, on ne le dit pas à tous, mais pour vous, on ne vous veut rien cacher.
Que celui qui a commencé achève Lui-même de nous détruire et anéantir. Je ne sais pas tout ce Dieu veut faire de vous et de moi, de vous particulièrement. Je sens un poids, ou plutôt un entraînement pour vous anéantir et vous jeter dans le plus profond du néant. Je l'ai bien senti autrefois pour moi. Mais il me semble qu'il n'était pas d'une pareille force. Cela est assez extraordinaire que l'on ait des choses pareilles pour les autres. Il me semble que votre âme est à moi et que ce soit moi qui la sacrifie. Je vois mon anéantissement être uni au vôtre. Mais quoique le mien, dans les excès les plus grands dont on ait ouï parler, me fit un grand plaisir, et qu'il me semble que le vôtre et le mien ne soient qu'un1, cependant, je suis sans désir et sans vie pour le mien, durant que je me sens presser et brûler pour le vôtre. Il me semble que cela me tient bien vivement.
Consentez de toutes vos forces, et pour vous et pour moi, que nous soyons les proies du néant. Dieu a assez de serviteurs et de servantes qui servent à Le glorifier de toutes les manières, mais peu qui honorent Son anéantissement. Soyons les deux victimes d'un anéantissement total et pour le temps et pour l'éternité : que Dieu ne nous tire jamais de là, et mourons anéantis dans l'estime de toutes les créatures. J'aime mieux cela pour vous que les mitres et les tiares et la conversion de tout le monde. Ô Jésus, oui, il y aura des anéantis et des victimes du néant ! Jésus dans le Saint Sacrement est bien anéanti, sans gloire et sans éclat, et Il est consommé, pour ainsi dire, dans l'anéantissement. Soyons-en de même, non en lumière2 mais en réalité. Je vous prie de dire demain, lundi et mardi, la messe pour nous sacrifier sans réserve à toutes les suites les plus étranges du néant.
1L'un étant comme attaché à l'autre, et étant même ce qui peut nous unir. (mis entre parenthèses par Dutoit).
2Non selon la voie des lumières, mais selon la voie de foi nue.
Il n'est plus temps d'être malade. Il faut vous fortifier pour porter les bonnes croix et abjections qui viendront fondre sur votre tête. Ne craignez plus vos sens : ils ne vous feront plus de mal, et si vous sentez la pourriture, ce n'est proprement qu'un reste qui va être réduit en poussière. Oui, vous ressusciterez avec Jésus-Christ. Et au lieu qu'Il fut crucifié avant que de ressusciter, vous ne serez véritablement crucifié qu'après la résurrection.
La paix extraordinaire que vous avez goûtée est un commencement de résurrection et, bien qu'il puisse arriver qu'elle ne soit pas encore invariable parce que la vie nouvelle n'est donnée que peu à peu, cependant je vous assure qu'elle vous sera donnée. Dieu, pour cela, a avancé votre perte et votre mort d'une manière surprenante. Il vous a fait courir à pas de géant dans la voie de mort et d'anéantissement [532] malgré les répugnances naturelles que vous aviez à cause que votre voie avait été toute contraire à celle-là. Comme Il avance la mort, Il avancera la résurrection. Mais la perte qui suit la vie ressuscitée sera bien profonde et bien longue, et suppléera à l'état de mort et de pourriture qui a été court. Car la mort et la pourriture précèdent la résurrection. Mais jusque-là, il n'est point parlé de perte, et la perte proprement ne se fait qu'après être ressuscité. Ce qui sera tout autre chose et un pays nouveau. Ne craignez donc plus la peine des sens : elle sera légère et, s'il en reste, ce ne sera que pour achever de pourrir, mais elle ne vous nuira pas et vous sortirez du sépulcre comme l'époux de son lit nuptial.
Tout se consomme en moi. Et à mesure que le tout s'avance, tout se perd et se détruit, non en manière ordinaire de perte, mais de rien total, en sorte qu'il n'y a plus chose au monde qui se puisse nommer ni connaître. Et il me semble que cela va jusqu'à l'infini, faisant des démarches inouïes [533]. Depuis ce matin, c'est encore un rien plus rien, et s'il y avait quelque chose au-dessous du rien, ce serait mon affaire Mourez, vivez, perdez-vous, puis vous en ferez l'expérience. Je ne possède plus de paix, mais il me paraît que l'état est au-dessus ou hors de toute paix, parce que la paix est quelque chose de distinguible, et qui peut croître ou diminuer et ne peut faire un état invariable.
Il est certain que lorsque l'âme est arrivée en Dieu et que, par sa sortie d'elle-même, elle a perdu toute capacité de souffrir en elle, Dieu la rend pour lors capable de souffrir en Lui, lui donnant une force divine ; mais ces souffrances sont bien différentes des premières, et c'est pour la [534] conformer de plus en plus à Jésus-Christ. Une âme ressuscitée souffre pour le dedans des impressions de souffrances qui lui sont données, les âmes surtout qui sont destinées à porter Jésus-Christ crucifié. Et cela est très véritable. Et ces douleurs sont bien différentes de celles que l'on souffre ou pour mourir ou pour être purifié.
Une âme ressuscitée peut encore commettre des défauts et des faiblesses. Elle peut contracter des imperfections et Dieu les purifie, et sa purification, quoique superficielle, ne laisse pas de causer de la douleur. Or, comme tant que nous vivons nous pouvons commettre des défauts, aussi tant que nous vivons nous pouvons être purifiés. Mais cela est bien superficiel, ne fait que peu de peine et ne cause point de mort, mais les souffrances infligées sont terribles.
J'étais dans cet abus de croire que l'âme ressuscitée n'était plus purifiée. L'âme ressuscitée peut contracter des impuretés, elle peut donc et doit être purifiée. Mais cette purification ne [535] la prive point de la vie, au lieu que les autres [purifications] qui s'opèrent dans la mort, causent un état de mourant ou de mort. Dieu vous éclaire de plus en plus de Sa vérité. On peut toujours se perfectionner en Lui, et se transformer, et se perdre. Car, ou il faut vivre de sa propre vie, ou il faut vivre de la vie de Dieu. Ce qui nous arrache à notre propre vie s'appelle mort et perte, et cela ne se fait que par degrés et n'est pas consommé tout d'un coup. Ce qui nous fait vivre de la vie de Dieu s'appelle résurrection, et cette vie n'est pas non plus parfaite tout d'un coup.
Ne mesurez jamais l'intérieur sur des faiblesses qui ne sont pas essentielles, mais sur la force et la vigueur de la vie. Dieu prend plaisir de cacher Ses trésors dans des vases de terre. Si cette lettre vous fait à présent quelque peine, je vous prie de la garder, et vous verrez que je vous ai dit la vérité, du moins je le crois.
Il y a [non seulement] l'état de mort et celui de résurrection, mais il y a aussi celui d'anéantissement. Oh ! qu'il est rare que l'on soit parfaitement [536] anéanti ! Jésus-Christ et Marie l'ont été parfaitement selon ce qu'ils étaient, mais les autres créatures peuvent toujours être anéanties de plus en plus.
Puisque vous avez, madame, l'humilité de vouloir bien que je vous écrive encore mes petites pensées, qui me semblent bien n'être pas les miennes, mais les volontés d'un plus puissant que moi sans lequel je ne puis rien, et auquel il ne m'est pas possible de résister car sa possession est trop forte et trop entière, j'en userais avec ma simplicité ordinaire. Car hélas ! Pourrais-je faire autrement, puisque je ne suis plus à moi-même ? Et comment pourrais-je prendre des mesures puisque je ne me connais plus moi-même ? Et quelles mesures peut prendre une âme entièrement perdue et abîmée dans la souveraine volonté de son Dieu, dont elle ne peut, ni ne veut sortir, quoi qu'il arrive ? Tout est également bon dans cette divine volonté et on la pourrait défier de faire quelque chose, quelque rigoureuse qu'elle parût, que l'on n'aimât pas autant qu'elle-même. C'est là ma seule disposition. Toutes les autres me sont étrangères et je suis impuissante d'y entrer.
Oh ! madame, qui a goûté une fois Dieu en Lui-même pour Lui-même, sans nul retour ni regard sur soi, quel qu'il soit, ne se soucie non plus de soi-même que de la boue. Tout événement est égal parce que Dieu est toujours égal à Lui-même. Ô propre intérêt, quand seras-tu entièrement banni ? Ô Amour, vous ne possédez pas les cœurs sans interruption, parce que vous n'en trouvez point sans appropriation. Que nous sommes aveugles lorsque nous croyons gâter ou ajuster quelque chose ! Et que nous sommes éloignés de connaître Dieu tel qu'Il est dans Son infinité ! Ô Amour, faites-vous des cœurs [538] dignes de vous porter purement, qui n'appréhendent point vos amoureuses cruautés et qui, ayant tout perdu, n'espèrent pas de gagner avec vous, puisqu'ils ne pensent pas même à vous gagner vous-même pour eux ! Toutes les créatures et tous les événements les plus tragiques de la vie, sont comme des ombres qui passent et qui ne laissent nulle trace dans un cœur qui est à Dieu pour Dieu même. Ô perte totale, que tu portes avec toi un bonheur ineffable ! L'abandon de toutes les créatures et leur condamnation est une étincelle qui meurt en naissant. N'est-ce point trop vous en dire ? Mais que m'importe ! Il faut quelquefois donner l'essor à son cœur afin qu'il exprime quelque chose d'une vérité inexprimable.
Je vous proteste que je n'ai nul intérêt dans cette affaire-ci que l'intérêt de Dieu. Le mien est si fort détruit que parmi une condamnation si générale je ne puis penser à moi, car je suis étrangère à moi-même. Le seul intérêt de Dieu seul est l'unique chose qui me soit propre et naturelle.
Pour vous, madame, ne vous [539] étonnez point de vos terreurs et de vos peines. Cela ne sera détruit que lorsque vous serez vous-même entièrement détruite. Laissez-vous donc crucifier et détruire par toutes les providences qui vous arrivent. Je vous assure que je n'ai nul chagrin de vous causer quelques croix, car je vous les crois utiles. Soyez cependant persuadée que mon imprudence ne me fera rien faire qui vous puisse causer de la peine. Oh ! madame, la Sagesse incarnée vaut mieux que toutes nos prudences, car ce qui paraît une folie est plus sage en Dieu que toutes nos sagesses1.
Je n'ai en rien diminué, ni l'espérance que j'ai pour vous, ni l'estime, ni la confiance. J'ai cru que la frayeur vous avait épouvantée, mais que vous en reviendriez bientôt, et que Dieu ne vous laisserait pas longtemps de cette manière. Il est bon que nous éprouvions des faiblesses, mais il viendra un temps que lorsque vous serez confirmée, vous confirmerez vos frères. Vous faites bien de porter vos troubles passivement : il faut se laisser en la main de Dieu.
1I Co 1, 25.
J'ai appris en votre absence la nouvelle la plus dure pour moi que je puisse recevoir, et je puis dire qu'aucun coup sur la terre ne pouvait être plus dur à mon cœur soumis, abandonné, et perdu dans l'ordre divin. Ô Dieu, où me réduisez-vous ? Est-ce une épreuve de ma foi, de toutes les épreuves la plus forte ? Ou bien est-ce une providence pour me faire reprendre ce que j'ai quitté ? Ô Amour trop cruel et impitoyable envers la personne du monde qui t'est la plus dévouée, fais connaître ta volonté à ceux qui me conduisent. Car, comme j'ai tout quitté pour ton amour, croyant de faire ta volonté, je suis prête à tout reprendre pour ton même amour.
Je ne sens cependant de pente pour quoi que ce soit. Mais comme une personne qui n'est plus, je demeure [541] immobile, environnée de toutes parts d'angoisses sans sentir d'angoisse, comme un mort suffoqué sous le poids de la terre que sa mort rend insensible à tout. Toute la différence est que ce mort n'ayant pas des yeux, ne peut voir ce qui l'accable, et ici les yeux sont ouverts à l'âme pour regarder ses maux sans qu'il lui soit donné un seul mouvement pour y remédier.
O Amour, le plus rigoureux et le plus aimable de tous les amours, Amour-Dieu, que peut faire une âme, qui n'a pente vers aucun côté ? Oh ! si je pouvais encore me sacrifier, à quoi ne me sacrifierais-je pas ? Mais je suis tellement sienne, que je ne puis plus me donner ni me sacrifier. Il n'y a plus rien pour moi de ces choses, mais je demeure sans mouvement, attendant les coups qui tombent drus et menus comme grêle. Ô Amour, après m'avoir poussée en l'intérieur dans les états les plus durs et les plus étranges que l'on se puisse imaginer, vous poussez l'extérieur dans les plus extrêmes disgrâces. Oh ! que Celui qui a commencé, achève de me briser et que j'ai cette [542] consolation, qu’Il ne m'épargne pas1. Mon âme demeure comme un agneau occis sous le couteau, sans soupirer, sans se plaindre, sans rien vouloir, mais elle demeure immobile, prête à Le suivre partout dans l'ignominie ...
O Amour, c'est bien à présent que, ne m'étant pas donnée à Toi pour être grande, ni pour être sainte, Tu m'anéantis sans merci. Oh ! achève, et qu'il n'y ait ni borne, ni mesure dans ma destruction ! Tant de saints Te servent d'une manière glorieuse, pour moi je suis dévouée à l'opprobre, à la honte, à la bassesse. Oh ! faites bien à votre gré ce qu'il Vous plaira de ce néant ! je ne Vous demande rien, mais que Votre divine justice s'exerce sans miséricorde.
L'âme est si fort à Dieu que tout ce que Dieu fait, ce lui est une nécessité de le voir comme Dieu, sans distinction, et par conséquent elle ne peut ne le vouloir pas. Les sens frémissent pour des moments, mais ils sont si soumis à l'esprit qu'il ne leur reste pas un mouvement. Ô Dieu, qui avez tout fait, Vous connaissez tout !
1Jb 6, 9-10.
Une âme s'est trouvée aujourd'hui sacrifiée, mais du sacrifice le plus étendu qui fut jamais. Elle était immolée sous le couteau qui ne dit jamais : « C’est assez », et qui voyant la victime volontaire, ne lui donne point de relâche. La croix lui a paru telle qu'elle doit être, et la nature était accablée sous le faix. Il faut boire le calice et le boire tout pur. La croix sera plus sombre et plus cachée qu'un fleuve souterrain, mais, ô Dieu, qu'elle aura bien plus de cruauté ! On attache cette âme, on la lie, on la cloue comme avec des clous à une croix que l'on ne lui laisse point quitter, et l'on veut que cette croix, ou cette roue, la tyrannise incessamment. La vue met dans l'agonie, mais toute l'âme accepte le calice. Cette personne était couchée contre terre, baissant le col sous le coup de la main qui la voulait frapper. Le cœur de cette personne souffre une agonie mortelle, et les yeux en étaient tantôt [544] presque obscurcis. Elle pourrait éviter cette croix, mais il ne lui est pas permis. Ô juste Dieu, que Votre justice est terrible ! Vous voulez encore appesantir Votre main pour la rendre plus rude et ajouter de nouvelles douleurs aux douleurs premières. Si la faiblesse n'accompagnait pas la croix, ce serait peu de chose, mais on veut que l'on tombe sous le poids. Ô pierre vive, véritablement celui sur lequel vous tombez est bien à plaindre ! Vous l'écrasez sans miséricorde.
Je suis dans une très grande peine de l'état où l'on me mande que vous êtes. Je vous conjure de ne vous pas laisser aller au chagrin. C'est dans les occasions où Dieu nous crucifie, qu'il faut montrer notre amour. Il faut non seulement porter la croix avec résignation, mais avec joie. Les [545] chagrins qui ont précédé votre incommodité, peuvent y avoir contribué. Je prie Dieu qu'Il soit votre consolation et votre force.
Il y a un martyre de confusion plus difficile à porter que tout autre. Il peut être plus fort à l'égard de Dieu que des créatures ; quel qu'il soit, il faut le souffrir. Il est plus dans l'expérience de ce que nous sommes que dans tout le reste.
J'apprends avec joie que la situation de N. est plus douce que je ne l'avais pensé. La mienne est toujours bonne, quoique bien épineuse, mais il faut faire sa résidence dans la charité et se laisser conduire à la volonté de Dieu ; alors toutes les places sont bonnes. Je ne doute point qu'elle ne soit très vertueuse : je l'ai toujours connue telle. Si je voyais les choses autrement que dans l'ordre et la volonté de Dieu, j'aurais eu un véritable [546] chagrin de lui avoir attiré tant de disgrâces ; mais quand je considère le bonheur qu'il y a de souffrir pour Dieu, je n'ose plus plaindre personne, non plus que je ne me plains pas moi-même.
Heureux moments que ceux que l'on passe dans le renversement, la persécution, le décri général, lorsqu'on aime Dieu et qu'on connaît, quoique obscurément, ce qu'il mérite. ! Que ceux qui ne souffrent rien sont à plaindre, quoiqu'ils soient applaudis de tout le monde ! Lorsque Dieu joint l'infirmité à d'autres peines, c'est le comble du bonheur parce que tout souffre de concert sans que rien ne soit épargné. C'est ce qui purifie l'hostie et qui la dispose dans l'union à Jésus-Christ pour être une victime agréable à Dieu.
Vous avez raison d'estimer la personne qui vous enverra cette lettre. Elle est vraiment prévenue de Dieu et a beaucoup de grâce. Je l'aime plus que je ne puis vous dire.
Je ne vous oublierai jamais, messieurs, en quelque lieu que la divine Providence me conduise. Exil volontaire ou forcé, mort ou prison, tout sera bon dans la volonté de mon Dieu, et vous aurez part à tous ces sacrifices. Le même Dieu qui Se découvre en vous, vous imprime tous deux dans mon cœur afin que nous accomplissions en Dieu l'œuvre de Sa volonté, de Sa gloire et de notre salut pour Sa même gloire, nous dégageant de plus en plus de tout intérêt propre et de tout amour de nous-mêmes afin que Dieu règne seul en nous. C'est donc ce que je Lui demanderai tout le reste de ma vie pour vous.
Vous ne perdrez rien en quittant les devoirs éloignés : Dieu remplace ce que l'on quitte pour Lui. Il sait enseigner toutes choses sans bruit de paroles, et Il donne à chaque moment à ceux qui sont à Lui ce qui leur est nécessaire. Il [548] ne vous manquera jamais. Lors même qu'Il semble abandonner Ses serviteurs, c'est alors qu'Il les soutient plus fortement.
Je vous assure, monsieur, que la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, m'a fait beaucoup plus de plaisir que les persécutions qu'on me fait ne me donnent de peine. Et si ce que je souffre et même la mort était de quelque mérite devant le Seigneur, je la Lui offrirais de bon cœur afin qu'Il fît la conquête entière du vôtre. Je ne suis point surprise des miséricordes qu'Il vous fait : j'ai toujours espéré qu'Il vous les ferait. Les bontés de Dieu vont toujours plus loin que nos espérances. Il est juste que dans les prémices de la conversion, nous souffrions des combats. Mais quand il plaît à Dieu d'élargir notre [549] cœur, Oh ! nous courons alors dans la voie de Ses préceptes1 sans que rien nous fasse tomber.
Croyez, monsieur, que Dieu vous donne plus, en vous donnant un commencement d'oraison de repos, que s'Il vous donnait l'empire de la terre. Un cœur comme le vôtre fait connaître le prix de toutes choses et comprend aisément que les grandeurs de la terre sont des bassesses, qu'il n'y a rien de grand que Dieu et qu'Il n'est honoré que par l'amour pur qui, Le préférant à toutes choses et ne trouvant d'ailleurs rien de digne de son attache, fait honorer Dieu en Dieu. Il n'a que faire de nos biens : Il ne veut que notre cœur, et lorsqu'on le Lui donne tout entier, Il le récompense dès cette vie par cette paix qui, comme dit saint Paul, passe tout sentiment2 de tout ce qu'il quitte pour Lui.
Tout ce qui est hors de nous ne peut que nous causer des plaisirs sensibles qui sont combattus par le trouble des passions, mais les chastes délices que l'on goûte en Dieu sont pures, ineffables, sans mélange de troubles : [550] elles se font goûter dans le plus intime de l'âme. C'est ce qui fait, comme dit Jésus-Christ, que rien ne nous ravit notre joie3, parce qu'elle est en nous et en Dieu, et qu'elle se conserve dans les troubles extérieurs.
Personne ne s'intéresse plus que moi dans les miséricordes que Dieu vous fait et, quoique je n'eusse point l'honneur d'être connue de vous, vous ne m'étiez pas inconnu pour cela. Si Dieu me fait miséricorde, vous en sentirez de plus en plus les effets. N'ayez point de peine, je vous en conjure, de l'état où je suis. Si nous sommes chrétiens, nous devons envisager la croix comme le plus grand de tous les biens et l'ignominie comme le véritable honneur. Mon cœur est préparé à tout ce qu'il plaira à mon Maître d'ordonner de moi. Qu'avons-nous que nous n'ayons reçu ? Lorsqu'Il reprend ce qu'Il a donné, qui peut ou le trouver mauvais, ou s'en plaindre ? Je ne laisse pas de vous être extrêmement obligée de la part que vous voulez bien prendre [551] à tant de maux apparents. Dieu n'a pas encore permis que je les aie vus autrement que comme de très grands biens, et j'espère que ce qui paraît détruire la vérité, servira à l'établir.
1Ps 118, 32.
2Ph 4, 7.
3Jean 16, 22.
J'ai ressenti une si grande joie de me voir dépouillée de tous mes biens et de tous mes amis que je ne la puis exprimer. Ma vie me paraît dépouillée de tout, et je ne pourrais presque m'empêcher de craindre avec vous s'il me restait un brin de sentiment pour moi-même. Mais plus contente qu'une reine d'être abandonnée, d'être dépouillée de tout, je demeure immobile comme un rocher, sans pensée ni pente quelconque, avec une loi indispensable de vous obéir, qui est la seule chose qui me reste, n'ayant plus d'honneur, plus d'amis, plus d'enfants, plus d'appuis, plus de temporel [552] qui soit en ma disposition, plus de volonté et nulle liberté propre, durant que je suis infiniment libre, rien ne pouvant me rétrécir. Oh ! le bon mets pour moi, qu'un décri universel, un abandon absolu ! Que l'on vous défende de me diriger1, je le veux si mon Maître l'ordonne. Que l'on nous sépare s'Il le permet, j'en ferai mon plaisir. Mais rien au monde ne m'empêchera d'obéir tant que Dieu le voudra. Pourvu que vous me disiez vos intentions, j'espère que Dieu me les fera suivre. Ô Amour-Dieu, qui est-ce qui me pourrait faire peine puisque je n'en ai point de Vous perdre en manière connue ?
Oh ! si l'on connaissait un peu le bonheur qu'il y a de ne pouvoir plus rien perdre parce que l'on ne possède plus rien, à quelle perte ne se laisserait-on pas précipiter ? L'âme qui voit la passion et la préoccupation des créatures contre elle, ne peut en être non plus touchée que si elle était de marbre, et ne peut faire nulle attention sur ces créatures pour avoir ni peine contre elles, ni leur rien imputer. Autrefois, elle voyait tout cela en Dieu [553] comme Dieu. A présent elle ne peut rien voir, mais tout est pour elle comme si elle n'était pas et, si elle en parle, c'est parce qu'elle est obligée de tout dire. Ô bonheur sans pareil ! Oh ! si les personnes qui ont tant de peine pour ce qui me regarde, pouvaient le goûter ! Ô vous qui le posséderez bientôt, vous m'en direz des nouvelles. Que je sois malade, que je meure sans vous, qu'ennuyé de moi et de vos peines, vous me renonciez vous-même, n'importe ; vous me serez toujours ce que vous m'êtes, et moi ce que je vous suis.
Il faut que le temps de mon désert s'accomplisse et que je sois inconnue à tout le monde. Ô monde, que tu es petit pour un cœur que Dieu seul peut remplir ! Ô enfer, tes rigueurs ne sont que faiblesses pour un cœur qui ne veut rien qu'être ce que l'on veut qu'il soit, et qui te trouverait avec plaisir et délices ! Oh ! si l'amour l'a affranchi, que pourrait-il craindre en toi ? Ô péché, tu n'as plus de pointes ni d'aiguillons pour ce rocher affermi en Dieu : il ne te craint plus ! Je suis fille de foi, mais d'une [554] foi la plus cruelle qui fut jamais. Oh ! compagnon des amertumes, vous le serez des plaisirs infinis qu'il y a d'être devenu invulnérable lorsque le marteau, à force de coups, vous aura endurci comme l'airain !
Il me semble, ô mon Dieu, que l'amour que vous m'avez donné pour Vous, est pur puisque Vous ne Vous êtes pas contenté que je Vous aimasse d'un amour de préférence, comme les autres, mais Vous avez voulu en moi un amour qui bannît tout autre amour le plus légitime et qui m'a fait tout abandonner pour cela. Aussi puis-je dire que je Vous aime non seulement d'un amour souverain, mais d'un amour unique. N'avez-Vous pas dit que celui qui donne beaucoup, aime beaucoup ? Je Vous ai [tout] donné et Vous ai aimé sans intérêt puisque après avoir tout quitté pour Vous, il ne me reste que perte, et c'est à quoi je me suis abandonnée comme au reste. C'est l'abîme où je suis à présent. Mais comme je Vous aime plus que votre jouissance, je descendrai2 en enfer avec [555] ce double plaisir de n'avoir rien épargné pour Vous posséder et d'avoir perdu Votre possession pour Vous avoir voulu plaire et aimer sans intérêt. Je Vous aurai tout donné et, dépouillée de toute possession, j'irai dans cet abîme, pauvre et nue de tout, et j'y porterai l’amour pur qui est inséparable de cet état. Faites donc tout ce qu'il vous plaira. Hâtez, retardez mon supplice : tout est également bien reçu, puisqu'il ne me reste chose au monde que Votre vouloir sur moi, qui sera infaillible pour le temps et l'éternité.
O propre intérêt, tu te trouves partout. Où sont ceux qui ne mettent point de bornes à leur abandon ? Et ceux qui s'abandonnent, avec combien de réserves le font-ils ? S'abandonner et penser à soi, s'abandonner et soigner pour soi, s'abandonner et craindre quelque peine, ce sont des choses incompatibles, parce que sitôt que je fais une de ces choses, je sors sans y penser de mon abandon. Ô abandon ! abandon !
1Fénelon ou Lacombe ?
2Peut-être : je descendrais, et ainsi dans la suite : j'irais, j'y porterais. (Dutoit).
Quelle précaution peut prendre une personne qui n'étant plus à elle et ne pouvant non plus soigner d’elle que si elle n'était pas, ne peut par conséquent se garder de rien ? Il n'est pas en mon pouvoir de me rien attribuer, d'entrer en doute ou en défiance de quoi que ce soit. Et je proteste à mon Dieu que quand je saurais être perdue, je ne pourrais faire autrement, ni me garder de rien. Je m'abandonne à Lui sans réserve, non que je crois ou sois assurée de ne point faillir : hélas ! je n'en sais rien et je suis bien éloignée de penser à rien. Je ne connais ni ne distingue point le bien du mal, et ne sais pas connaître la grâce ou la nature. Tout ce que je sais est qu'il m'est entièrement impossible d'entrer en doute, scrupule, hésitation, non par aucune assurance que j'aie, mais par impuissance absolue.
Pour moi, je n'ai point de choix [557] à faire, ni de précaution à prendre. Je suis cependant persuadée que l'on ne doit point ni conseiller ces sortes d'états aux âmes, ni les y porter, parce que, comme il est difficile de distinguer l'avancement de l'âme au point qu'il le faut, on pourrait trop avancer les choses et prendre une épreuve pour une autre.
Depuis avoir écrit, j'ai lu la suite du livre où j'ai trouvé la solution du doute qui est qu'une âme ainsi abandonnée et qui ne se reprend pas, ne fera rien que ce que Dieu permettra et rien qui puisse Lui déplaire, ce qu'elle connaîtra, dit l'auteur, à ce que sa paix et son union n'en sera pas interrompue. Je le comprends et l'ai éprouvé de même, et il me semble que si l'âme n'entrait pas en hésitation et ne se reprenait pas en pensant à elle, elle ne faillirait pas. Ô abandon total, tu es la forteresse inébranlable ! Mais les âmes les plus abandonnées retournent souvent la vue sur elles-mêmes pour se regarder et entrer en défiance de la conduite de Dieu sur elles. Il est vrai qu'il y a des novices en abandon qui souvent prennent le change et [558] des amateurs d'eux-mêmes qui pourraient, si on ne les précautionnait, entrer dans une fausse liberté. Mais il sera aisé de le connaître si la lumière de la direction est donnée. Il n'y a rien où il ne puisse y avoir des méprises.
L'auteur dit, de plus, qu'une âme de cet état, si elle était tombée en quelque infidélité, serait en enfer et dans un tourment indicible à cause qu'elle serait rejetée de Dieu. De plus, il me paraît, autant que je le puis comprendre, que cet auteur n'a point passé la passivité en foi nue, où l'on est dans les alternatives qu'il décrit et où l'on éprouve tout ce qu'il dit, plus ou moins, selon la fidélité de l'âme à ne point résister et selon le dessein de Dieu sur chaque âme.
[561] Votre lettre m'a donné une extrême joie voyant que vous avez bien voulu soumettre votre esprit. Vous verrez que Dieu sera Lui-même la récompense de ce que vous quittez pour Lui, et je vous dis ce qu'Il a dit à Abraham1. Je vous assure que lorsqu'on se renonce pour Dieu en de petites choses, Il donne les grandes. Avec Dieu, il ne faut point de réserve : Il est un sacrificateur impitoyable. Trouvez bon que, malgré la plus forte amitié, que je me mette du parti de Dieu contre vous, que je sois pour vous l'interprète de Ses volontés, et je prétends en cela vous donner les plus fortes preuves de ce que je vous suis.
Si vous voulez bien suivre avec docilité ce que je vous dis, je vous promets un succès avantageux et un grand avancement. Vous vous dégagerez en peu de temps de vous-même, et vous vous trouverez d'autant plus possédé de Dieu que vous vous séparerez plus courageusement de vous. Dieu fera en vous et par vous de grandes choses si vous Lui êtes fidèle. [562] Je ne veux que la docilité de votre cœur et de votre esprit, afin que vous ayez tout ce qu'il faut. Je vous ai fait une démission [sic] de tout ce que j'ai souffert et de ce que Dieu m'a fait faire pour Son amour : vous recueillerez les fruits de mes travaux. Je vous dis comme Jésus-Christ à Ses Apôtres : je vous envoie recueillir ce que vous n'avez pas semé2. Je veux bien souffrir jusqu'à la fin afin que vous soyez selon le cœur de Dieu.
Je vous assure de Sa part que vous trouverez la solitude là où vous êtes, et que si vous vous retiriez en solitude3, vous trouveriez le monde dans la solitude. Croyez que ce que Notre-Seigneur m'a fait vous dire est la vérité : ainsi, soit que Dieu permette que je sois enfermée, soit que je reste dans le monde, tenez-vous à ce que je vous dis. Lorsque Dieu ne vous voudra plus là où vous êtes, Il vous en retirera par des providences admirables. Devenez l'enfant de la Providence. Ne disposez plus de vous car vous n'êtes plus à vous-même4 ; non [563] seulement n'en disposez plus par les effets, mais même par les désirs : cela est entièrement contraire à l'abandon. Les désirs vagues des choses les plus parfaites ne laissent pas d'occuper l'âme et de la tenir en possession d'elle-même. Votre sort est de suivre pas à pas la divine Providence, de vous laisser conduire par elle et de ne penser plus à vous-même. Vivez de foi et d'abandon, et vous trouverez la solitude partout. Soyez sans foi et sans abandon, vous ne la trouverez en aucun lieu.
Il vous suffit de tendre à Dieu dans vos occupations et demeurer uni à Lui : c'est ce que j'appelle faire oraison, puisque ce n'est ni le temps, ni le lieu, ni la situation du corps qui fait l'oraison, mais la disposition du cœur pour Dieu. Si je pouvais partager un peu avec vous la disposition du mien, que j'aurais de joie ! le ciel n'est pas plus tranquille que mon âme ; elle possède une immensité si grande que toute la terre ne lui paraît qu'un point de son étendue immense. Oh ! si un jour vous pouviez goûter le bonheur d'une âme que rien ne rétrécit [564] et n'arrête ! Non, je ne changerais pas ma condition à celle des monarques, disposition d'autant plus grande et ineffable qu'elle est éloignée du sensible : elle n'est plus sujette à aucune vicissitude, et l'âme participe dans son fond à l'immutabilité divine. Je laisse tout faire et tout dire sans me remuer le moins du monde. Toutes mes croix redoublent mon contentement parce que je ne puis aimer que la volonté de Dieu. Ô volonté de mon Dieu, c'est toi qui rend tous les saints heureux et tous les hommes contents ! Peut-on être content sans toi en quelque lieu que ce soit ? Et peut-on être affligé dans quelque malheur lorsque l'on est avec toi ? Ou y a-t-il un malheur autre, pour le temps et l'éternité, que celui de ne t'être pas conforme ? Ce qui a fait de l'ange un démon et de l'homme innocent un coupable, ce qui a creusé l'enfer, c'est la rébellion à la volonté de Dieu. Il me semble, ô mon Dieu, que l'amour que j'ai pour Votre divine volonté est si grand, si étendu, si immense qu'il m'a fait devenir votre même volonté, et que si vous [565] m'envoyez avec cette disposition dans l'enfer, j'en ferai fuir tous les démons comme ils me fuient déjà sur terre.
C'est dans cette disposition que je vous quitterais sans peine, mais si vous veniez à vous séparer de la volonté de Dieu, je souffrirais beaucoup. Je me possède si peu qu'il me serait impossible de rien faire par moi-même : aussi je vois que Dieu prend soin de moi. Pourquoi m'a-t-Il accablée de misères ? C'est que tel a été Son bon plaisir. Je L'adore et je L'aime, et je suis assurée que celui qui a perdu toute volonté, tout être et tout soi-même pour son Dieu, fait infailliblement Sa volonté.
Il serait aisé d'empêcher ce coup qui me menace, mais je ne le puis vouloir : si Dieu permet que quelqu'un l'empêche, à la bonne heure ! Il est assez puissant pour l'empêcher Lui-même s'Il le veut, et les conseils des hommes sont inutiles contre le conseil de mon Dieu. Ne vous séparez jamais de Lui, je vous en prie, car c'est en Lui que la source de vie vous sera communiquée.
Choisissez toujours plutôt la petitesse [566] que l'élévation, la bassesse que l'éclat. Désirez de n'être rien, ou plutôt demeurez dans votre rien : c'est dans ce rien que vous ferez les plus grandes choses. Quittez l'élévation de l'esprit pour entrer dans la petitesse de Jésus-Christ.
1Gn 15, 1.
2Jean 4, 38.
3Dieu ne voulant pas assurément de vous (addition entre parenthèses de Dutoit).
4I Cor 6, 19.
S'il ne tombe pas une feuille que par l'ordre de notre Père céleste, il ne faut pas croire que ce que Dieu permet vous arriver, soit un effet du caprice ou de la méprise de la créature. Non, cela ne peut jamais être pour les âmes qui s'abandonnent à Dieu sans réserve et qui suivent avec soumission les ordres de la Providence. Tout ce qui leur arrive, tant qu'elles ne sortent point de l'abandon à la volonté de Dieu ni de l'obéissance, est une volonté absolue de Dieu sur elles, et les personnes qui croient que le directeur peut se [567] méprendre et précipiter quelque chose, se trompent très fortement. Le directeur peut se méprendre en ce qui le regarde, mais Dieu ne permettra point qu'il se méprenne envers la personne qu'il conduit à cause de la simplicité et bonne foi de l'obéissance. Si cette règle est générale pour toutes les âmes obéissantes et abandonnées, pourquoi moi, qui suis dévouée à la Providence d'une manière plus particulière que nul autre, me serais-je méprise en ce point ? Oh ! je ne le saurais croire, car, mon cher père, je vous assure que, quoique j'ai une estime singulière pour votre vertu1, ce n'est ni sur cela ni sur votre science que je m'appuie dans l'obéissance, mais j'obéis à Dieu, et quand Il ne m'aurait donné qu'un enfant pour me conduire, je suis assurée qu'Il ne pourrait se méprendre.
Je crois que la gloire de Dieu est que vous soyez de plus en plus dans l'abjection : je vous la souhaite de toute mon âme. Il faut que toute la gloire soit pour notre Dieu et pour nous la bassesse et la confusion : [568] Oh ! le bon mets, mon cher père, mais qu'il est peu goûté ! Vous connaissez assez mon état, qui ne peut ni rien vouloir ni rien répugner, pour ne devoir pas vous étonner que je dise toujours que je ferai ce que vous me direz. Lorsque l'on me ferait les propositions les plus étranges et les moins possibles, je dirais toujours, comme il est vrai, que je serais prête à les embrasser si vous me les commandiez, dans la foi que j'ai que vous ne me commanderez jamais rien qui ne soit conforme à la volonté de Die. Et je suis très sûre que vous souffrirez plutôt toutes choses que [de donner lieu à ce que] Dieu ne permît jamais que vous commandassiez rien que ce qu'Il veut de moi.
Mon Dieu, pourriez-vous bien douter encore de ma sincérité après les marques que vous en avez ? Quel acquêt aurais-je à vous rien déguiser, puisqu'il me serait toujours plus utile et plus agréable d'être auprès de vous que d'en être séparée ? Vous pouvez juger par là si, en cas que je puisse avoir penchant pour quelque chose, je n'en aurais pas pour être où vous [569] seriez. Cependant je vous proteste devant Dieu que je suis sur cela dans une indifférence si entière que je ne pourrais pas choisir par moi-même. Mon Dieu m'est témoin que je ne mens point, et que toutes les créatures me sont moins que rien ; tous les lieux me sont indifférents, et je me trouve bien partout, j'entends partout où est Celui qui seul borne et remplit tous mes désirs. J'ai tout quitté pour Lui et je n'ai fait nulle réserve. Voilà avec la dernière ingénuité quels sont mes sentiments. Dieu ne veut de moi, comme je crois, ni engagement, ni établissement pour le présent, mais il faut que je fasse Sa sainte volonté selon toute l'étendue de Ses desseins éternels sur moi, qui me seront toujours d'autant plus doux qu'ils paraissent plus rudes et plus étranges aux créatures. Dieu Se glorifie en Ses créatures à Sa manière et non à la nôtre.
1Dieu me l'ayant fait connaître d'une manière plus particulière qu'à nul autre. (Ajout entre parenthèses de Dutoit).
[570] Comme il me faut suivre tous mes mouvements, je le fais sans résistance pour vous dire, mon toujours plus cher et intime frère, qui m'êtes plus uni que jamais quand vous ne le voudriez pas, que cette nuit j'ai assez bien dormi selon mon état, car pour le corps, j'avais assez de fièvre, et pour l'âme, j'étais en oraison, sans que l'oraison empêchât le sommeil, ni que le sommeil interrompît l'oraison. Il m'a été expliqué ce passage d'Isaïe : En ce temps-là le loup et l'agneau vivront ensemble, la brebis se reposera auprès du lion, etc.1 Je ne le dis pas de suite, et il m'a été fait comprendre que ce sera des personnes intérieures, lorsque toute la terre sera en paix et que tout sera réuni en unité de cœur par un même principe intérieur.
Mais que ne nous faudra-t-il point souffrir et à vous et à moi avant ce temps ? Combien de boue devant Dieu et d'ignominie devant les hommes ? [571] Il me semble que nous ne jouirons du repos que tard, mais, mon plus que cher frère, je vous exhorte de toute mon âme, non de vous abandonner, mais de vous laisser en abandon et sacrifice pour toujours sans jamais vous reprendre. Vous avez fait une faute, non dans ce que vous avez fait, mais dans votre hésitation, à quoi vous avez donné lieu par le désir. Oh ! vous ne savez pas le tort que vous avez fait à Dieu ! Oh ! laissez-vous délaisser dans l'abandon total ! Il me vient que je ne dois pas me séparer de vous par moi, que je ferais une dernière infidélité si je le faisais. et que lorsque Dieu voudra nous séparer, Il le fera par un moyen infaillible où nous ne pourrons plus être ensemble par des providences auxquelles nous n'avons qu'à nous abandonner.
1Is 11, 6.
J'ai peine à écrire de moi. Je suis toujours plus à Dieu. Le mot de [572] diviniser n'exprime pas assez ce qui se trouve, parce qu'il fait deux choses séparées de ce qui n'est qu'une : l’âme est divinisée lorsqu'elle participe de la Divinité. Et c'est le commencement de l'état divin où Dieu tire l'âme hors d'elle-même pour Se l'unir et la perdre en Lui. Ensuite elle devient si fort une même chose qu'elle perd pour jamais tout ce qu'elle avait de propre et demeure, non cachée en Dieu, ce n'est pas cela, mais comme passée en Lui, ayant été fondue et anéantie. Elle est rendue Dieu, étant toute recoulée en Lui et possédée et changée, en sorte qu'il n'y a plus que Dieu. Ô créature, qui es-tu ? Je ne me trouve plus créature, mais Dieu est non au-dessus de moi, non auprès de moi, non collé et uni à moi, mais Son Tout a consommé et changé en Lui ce qui restait de cette créature. Ô état, qui te comprendra ? Tu es plus grand que le ciel et tout ce qui est créé est perdu pour toi dans ce Tout.
Il faut vous rendre compte de mes dispositions puisque Dieu le veut, car il m'est donné facilité pour cela, c’est-à-dire de celles qui [574] sont exprimables. Depuis l'Avent, je me sens replongée dans un état d'enfance, de candeur et d'innocence, mais cela ne paraît à personne. Cet état me donne quelque chose de très innocent, mais tout demeure enfermé, parce que je n'ai personne qui soit capable de mon état. Par-dessus cela, la croix (qui augmente, loin de diminuer) me donne un certain plaisir autant ineffable qu'inexplicable qui, me mettant au-dessous de toutes choses, me met au-dessus de toutes, et dans mon centre. Je me verrais lapidée par toutes les créatures que je ne pourrais changer de situation, si ce n'est en augmentation de joie, non sensible mais réelle, à cause du bonheur de l'âme qui possède la vérité, laquelle ne se trouve jamais que dans un parfait anéantissement. Oui, je me verrais avec plaisir couverte de boue devant Dieu, devant les créatures et à mes propres yeux : c'est là la place de ce petit ver. Mais je vois mon Dieu d'autant plus grand et infini en moi que rien ne borne mon néant. Ô état, qui te comprendra ? Celui-là seulement qui l'éprouve [575]. Ô largeur infinie d'un cœur qui ne peut plus rien perdre !
Le vôtre est comme je le souhaite. Je ne le sens point ; c’est ce qui me fait comprendre qu'il est bien, car rien ne me borne à son égard, et je le trouve en Dieu et je trouve Dieu en Lui. Je me suis dépouillée en votre faveur de toutes choses et je vous ai donné toutes les grâces que Dieu me voudrait faire. Pour moi, ma joie est dans mon dépouillement et mon plaisir[est] de vous voir enrichir de mes dépouilles : je vous assure qu'elles vous perdront avec elles dans le divin océan. Ce sera alors que vous comprendrez quelle est la hauteur, la largeur, la profondeur et l'étendue de la bonté de Dieu. Dieu aime bien votre âme et Il vous a choisi.
Je vous prie de vous unir beaucoup à mon cher prophète (David) car Dieu a dessein de vous rendre semblable à lui et de vous faire bien des grâces par lui. Il était l'homme selon le cœur de Dieu1 à cause de sa petitesse, qui était telle qu'elle attira [576] même le mépris de Michol, sa femme. La réponse qu'il lui fit est si belle : Je serai petit, et je me rendrai encore plus petit et plus méprisable devant les servantes dont tu me parles2 pour l'amour de mon Dieu. Toutes les grâces que Dieu a faites aux enfants de David et aux rois ses successeurs, Il les a faites en considération de David, Son serviteur3, et quoiqu'il y eut après lui des princes très saints, comme Ezéchias, il n'en est pas même fait mention. Ô Dieu, vous témoignez tant d'amour pour David, vous le dites l'homme selon votre cœur, avez-Vous oublié son péché ? Oh ! c'est que l'humiliation et la petitesse de David avaient tellement effacé en lui toute iniquité que, je puis le dire selon la lumière qui m'a été donnée, que de tous les patriarches, il n'y en a pas eu un plus agréable à Dieu que David. Il fut une parfaite figure de Jésus-Christ, comme saint Paul en a été un parfait modèle. [577] Il me fut donné à connaître un jour que David était dans l'Ancien Testament ce que saint Paul était dans le Nouveau. Ce saint est un des plus grands qui soient dans le ciel, et ils ont eu l'un et l'autre un très profond intérieur. Ils étaient, l'un et l'autre, d'autres Jésus-Christ : l'un par anticipation et l'autre par imitation.
On ne connaît point Notre-Seigneur Jésus-Christ. Il n'y a que les âmes en qui Il S'exprime qui en connaissent quelque chose. C'est ce que saint Paul appelle la révélation de Jésus-Christ4, qui n'est pas une révélation comme une vision, non assurément, mais une expression de Lui-même. Il se germe en nous et, en s'incarnant mystiquement en nous, Il se révèle à nous par l'expérience de Lui-même ; c'est alors qu'Il vit en nous et que nous ne vivons plus en nous-mêmes5. Mais, ô divin Jésus, Vous ne vivrez jamais parfaitement en nous que lorsque notre propre vie sera entièrement évacuée.
O bonheur de l'anéantissement [578] qui, ôtant à la créature ce qu'elle a de propre, la fait être un autre Jésus-Christ, donnant lieu à l'esprit du Verbe de se glisser en elle. Ô merveille renfermée dans la grâce du christianisme, dont on se prive parce que l'on ne s'attache qu'à l'écorce et à l'extérieur du chrétien durant que l'on demeure vide de son esprit ! Ô Vie, source de toute vie, sans laquelle les vies les plus éminentes sont de véritables morts ! vie qui n'est autre que le même Jésus-Christ, Voie, Vérité et Vie6, entrez dans l'âme de N., bannissez-en tout ce qui vous est contraire et faites sortir par votre chaleur vivifiante l'humide de ce bois qui l'empêche d'être consumé et changé en Vous.
Lorsque Dieu veut purifier le fond, Il en chasse au-dehors ce qui Lui est opposé. Cela paraît souvent salir et gâter les choses, mais un peu de patience ! Cette ordure qui paraît au-dehors, et qui était dans le fond quoique l'on ne l'y vît pas, en sort en même temps qu'elle paraît. Je ne sais si vous m'entendez. Je prie Celui qui [579] me fait vous écrire de vous donner l'intelligence de toutes choses.
1Ac 13, 22. La lettre pourrait être adressée à Fénelon, qui serait l’objet d’un dessein particulier de Dieu.
2II R 6, 22.
3II R 11, 12-13 et chap. 15, 4 et IV R 129, 34 ; Ps 88, 36-37.
4Ga 1, 16.
5Ga 2, 20.
6Jean 14, 6.
Il y a je ne sais quoi dans mon cœur pour madame que je ne puis bien vous dire, et ce je ne sais quoi m'est comme une confiance ferme que vous serez un jour à Dieu pour Lui-même. Que vous êtes heureuse, quoique remplie de faiblesses, que Dieu vous ait choisie lorsque vous étiez plus éloignée de Lui et dans un temps où vous courriez à votre perte entre une infinité d'autres personnes, afin de vous faire goûter les prémices de Son Esprit et vous communiquer Son pur amour ! Cet amour est d'un tel prix que rien de tout ce que peut faire la créature aidée de la grâce ordinaire, ne peut point ni le mériter ni lui être comparé. Un seul grain de ce pur amour vaut mieux que tous les biens, même spirituels, rassemblés ensemble.
Le pur amour est le partage des enfants de Dieu. Tout le reste est celui des mercenaires. C'est ce pur [586] amour qui, étant sorti directement de Dieu même, a seul le pouvoir de nous faire rentrer en Lui. C'est ce pur amour qui glorifie Dieu comme Il doit être glorifié, qui Le prie en nous comme Il veut être prié. C'est lui qui fait les délices de Dieu en nous, puisqu'il nous marque du propre caractère de Jésus-Christ qui, S'étant incarné par l'opération du Saint-Esprit dans les entrailles de la sainte Vierge, Se produit en nous par le même Esprit, qui est charité et pur amour. Aimez Dieu, madame : que ce soit votre continuelle occupation. Aimez Dieu et que ce soit votre prière. Mais aimez-Le tellement pour Lui-même, que le moindre propre intérêt vous soit en horreur. Si vous L'aimez de la sorte, vous ne vous plaindrez jamais ni de Dieu, ni de vous-même parce que, ne voulant que Lui et Le voulant pour Lui-même et non pour votre satisfaction, vous serez contente de toutes les manières où il Lui plaira vous mettre. Vous ne vous plaindrez point de vous, car que pouvez-vous attendre de vous-même que la misère et la faiblesse ?
Donnez-vous à Dieu afin qu'Il soit votre [587] force. Contentez-vous de L'aimer dans le fond de votre cœur d'une manière réelle, qui n'est pas toujours sensible. Plus vous L'aimerez de la sorte, plus Il régnera en vous, plus Il vous possédera à Son gré, et vos faiblesses involontaires n'empêcheront point qu'Il ne vous aime. Soyez persuadée que le moindre grain de pur amour de Dieu procède de l'excès de ce même amour de Dieu pour nous, de sorte que celui qui est assez heureux pour découvrir en soi un germe d'amour sans intérêt, doit avoir cette confiance qu'il est aimé de Dieu, car il est aussi peu possible que Dieu n'aime pas un cœur dans lequel il y a de Son amour, pour peu que ce soit, qu'il est possible qu'Il ne soit pas Dieu.
Il ne faut point mesurer l'amour que Dieu a pour l'homme sur toutes les grandes œuvres que l'on voit faire, mais sur la pureté de Son amour. Plus il y a de ce pur amour dans un cœur, plus le même cœur fait les délices de Dieu. Mais c'est votre amour, ô mon Dieu, qui venant le premier dans ce cœur, lui communique le germe du pur amour, et plus ce germe croît [588] par la chaleur de l'amour que Dieu nous porte, qui est fécondité de vie, plus il attire l'amour de Dieu pour nous. Et cet amour que Dieu a pour nous augmente par une suite nécessaire celui que nous avons pour Lui, de sorte que toute la perfection est que Dieu nous aime, et que, l'amour qu'Il nous porte produisant en nous un amour pur qui n'a rien de dissemblable de sa cause, les deux amours augmentent et s'accroissent mutuellement jusqu'au point de devenir un seul et même amour. Quoique ceci paraisse élevé, il ne laissera pas de vous être utile car je suis certaine que vous êtes appelée à aimer Dieu purement. Lui seul sait à quel point je vous aime dans le même amour.
On ne peut point toujours combattre son propre cœur : le Créateur de l’homme même, qui le sait mieux conduire que nul autre, ne demande pas cela de lui ; et lorsqu’Il veut établir en lui une perfection de durée, Il le conduit en inclinant son cœur. Aussi le mouvement qui vient de Dieu tire sa source comme du cœur et non de la simple pensée de l’esprit. Les pensées de Dieu sont les pensées du cœur comme les pensées de l’homme sont les pensées de l’esprit. Je me suis sentie fort portée à vous dire cela et il m’a fallu le suivre : faites-en l’usage que le Maître en prétend.
[593] Je crois vous devoir dire que quoique l'assujettissement que j'ai auprès de M. ne me donne aucun mouvement et que j'y reste toujours avec la même égalité, quelque abattue que j'y sois, je porte dans le plus intime de moi-même que cet état n'est pas celui que Dieu veut de moi : je m'y trouve comme en l'air. Je ne vois point non plus que j'en doive sortir, mais il me paraît que Dieu accommode tout par Sa providence.
Ce qui fait l'état et le devoir des autres, n'est pas le mien. Mes propres enfants me sont comme étrangers, et les étrangers me paraissent légitimes [594] et être ceux pour lesquels Dieu me fait être et subsister.
Vous me demandez, mes chers enfants, ma disposition : je n’en ai qu’une extérieure, qui est simplicité, enfance, une certaine candeur, etc. Et pour le dedans, c’est une gouttelette d’eau perdue et abîmée dans la mer qui ne se discerne plus ; elle ne voit que la mer : non seulement elle en est environnée, mais absorbée. Dans cette immensité divine, elle ne se voit plus, mais elle discerne en Dieu les objets, sans les discerner autrement que par le goût du cœur. Tout est ténèbres et obscurité à son égard, tout est lumière de la part de Dieu, qui ne lui laisse rien ignorer, sans savoir ni ce qu’elle fait, ni comme elle le fait, ni sans qu’il lui reste aucune espèce. Il n’y a là ni clameur, ni douleur, ni peine, ni plaisir, ni incertitude, mais une paix parfaite, non en soi mais en Dieu : nul intérêt pour soi, nul souvenir ni occupation de soi. Voilà ce que Dieu est en cette créature. Pour elle, misère, faiblesse, pauvretés, sans qu’elle pense ni à sa misère, ni à sa dignité. Qui a des oreilles entende.
Voilà mon état depuis plus de trente ans, quoique dans ces dernières années tout soit plus approfondi. Imaginez-vous que la mer soit infinie : ce que l’on jetterait dedans s’y enfoncerait toujours par son propre poids sans jamais en trouver la fin. La chose jetée n’aurait autre agitation que celle d’un poids, presque imperceptible ; ainsi l’amour divin, qui est le poids de l’âme, l’enfonce toujours plus en Dieu. Tout la différence de cette vie à l’autre ferait que, dans l’autre, je verrai ce bien immense qui me possède et dont je suis remplie, quoique mon âme ne sente point sa plénitude autrement que par un parfait contentement et une impuissance absolue de rien désirer. Tout se passe ici en obscurité de foi, et là en lumière de gloire. L’amour parfait est le poids de l’âme, qui en cette vie absorbe notre volonté en celle de Dieu.
Tous les désirs et les inquiétudes viennent d’une volonté qui n’est pas parfaitement satisfaite ; c’est pourquoi il est besoin dans le commencement de marcher par une résignation continuelle de tout vouloir, de tout désir, de tout penchant, entre les mains de Dieu, même pour les choses les plus parfaites, afin de ne vouloir uniquement pour nous que ce que Dieu veut et a voulu de toute éternité. L’âme qui s’accoutume à se soumettre incessamment, trouve que peu à peu sa volonté disparaît pour toutes choses, sans exception, et que la volonté de Dieu prend la place de la nôtre. Tout ceci ne s’opère que par la charité, qui réside dans la volonté, et qui entraîne avec elle cette volonté en Dieu, parce que « Dieu est charité » et que « celui qui demeure en charité demeure en Dieu ».
L’âme perdue en Dieu ne trouve plus que rien lui puisse servir d’entre-deux, parce qu’elle est abîmée et changée en son Etre original. Lorsqu’elle tend à cet Etre original, elle craint tout ce qui sert d’entre-deux, parce que ce sont des obstacles et empêchements d’arriver à sa fin ; mais lorsqu’elle y est arrivée, qu’elle y est perdue et transformée, rien ne sert d’empêchement. L’Ecriture est rendue nouvelle : Jésus-Christ est l’exemple de cela, qui a pris Son plaisir à expliquer les Ecritures et à les accomplir. Elles [les Ecritures] auraient servi d'entre-deux et de moyen [ailleurs], mais [ici] rien n'est moyen, et lorsqu'on a outrepassé tous moyens, on a outrepassé tout entre-deux.
Ce qui nuit en un temps et dont Dieu ne permet pas qu'on fasse usage, fait les délices d'un autre temps, non pour soi, mais pour accomplir la volonté de Dieu en autrui et lui servir d'instruction.
Si je pouvais faire comprendre comme Dieu démêle en moi tous les états des âmes, même de celles qui ont paru les plus parfaites, on en serait surpris. Cela ne me donne nulle dignité ni avantage sur les autres, et je suis bien éloignée de m’estimer plus puisque je suis un vil néant ; mais la lumière de vérité est si pure et si subtile que rien ne lui échappe ; et les états des saintes âmes lui paraissent clairs comme le jour pour voir leur période1. Ô Amour pur, nu, simple vérité, Tu es toi-même la vérité qui s’exprime non par moi, mais par toi-même.
1Le plus haut point où une personne puisse arriver.
Je me sens pressée de vous faire connaître quelque chose de la disposition où je me trouvai la dernière fois que je me confessai : il me fut donné une vue si horrible du péché qu'il me semblait que je me serais précipitée pour éviter la moindre imperfection. Je m'en allai incontinent vous chercher pour m'accuser d'une faute qui me fut montrée et, en vous abordant, cette disposition me fut levée et je me trouvai saisie d'un si grand amour que je ne concevais plus ce que c'était que péché et l'âme, ne pouvant de soi faire aucun retour, dit à son Amour : « Je suis à tout ce que vous voulez, ce sera quand il vous plaira ». Et je fus bien empêchée de pouvoir parler, l'amour divin tenant toute l'âme anéantie et resserrée en lui seul. [603] Quelques jours après, recevant la sainte communion, cette vue du péché me fut rendue et mon âme se trouva saisie d'une si grande douleur et détestation de tout péché que, si Notre-Seigneur ne m'eût retenue, il eût fallu mourir sur le champ. Ô merveille incomparable de l'Amour ! Qui pourrait exprimer ce que Vous opériez pour lors par Votre très excessif amour pour l'âme que Vous vouliez purifier et laver en ce lavoir précieux de Votre sacré sang que ce même amour a tiré de Vos veines ? Et quoiqu'il ne me fût montré qu'une faute pour m'accuser, l'âme était autant approfondie et chargée d'horreur et de confusion comme si elle eût eu les péchés de tous les hommes renfermés en elle et comme effectivement n'étant capable que de commettre tous les péchés imaginables. L'amour divin de Jésus opérait [alors] en elle un esprit de pénitence et de satisfaction à la divine Justice. Ô Amour, faites connaître à toutes les âmes chrétiennes ce qui me fut montré de la vertu de ce sacrement. Cet Amour me faisait connaître qu'Il voulait s'incarner en mon âme [604], lui appliquer tout le mérite de son sang et la tirer de ce bain sacré toute pure et toute nue, purgée de la corruption d'Adam : « Je te veux, dit-Il, revêtir de moi-même, de ma vertu, qui te sera un fort contre tout ce qui sera contraire à moi, m'étant incarné en toi. Je serai ta vie, ta pensée et ton amour. »
L'âme par la vertu de ce sacrement se sentait changée et transformée en la vertu de Jésus et, toute embrasée, elle disait à son Amour : « Non, je ne veux plus de péché après une grâce si puissante et un amour si extraordinaire, où il s'agit de tout ce que vous êtes, de votre amour et de toute votre pureté. Permettez-moi, ô mon Tout, de vous dire que je ne veux plus de confession : que ce soit la dernière de mes jours ! Je ne puis, ô Amour, en dire davantage. Vous seul pouvez connaître la demande que je vous fais que ce soit la dernière confession de mes jours. Ce n'est pas moi, ô Amour, qui vous fais cette demande, c'est votre vertu et l'impression de votre pureté qui rejette et abhorre toute souillure, et tout ce qui n'est [605] point vous. (Mon âme désormais) est une demeure pour vous et vous en avez fermé l'entrée. Que si mes ennemis me viennent chercher, ce ne sera point moi qu'ils trouveront, c'est votre amour et votre vertu qui les confondra et les terrassera. Vous m'avez cachée en vous, je ne puis me trouver moi-même et, de quelque côté que je me tourne, je ne trouve que vous-même. Que si l'on m'interroge sur les dispositions de mon âme, que pourrais-je dire, ô mon Jésus, sinon que votre disposition est la mienne, que c'est votre amour qui aime en moi, votre volonté qui obéit, votre patience qui souffre, votre force qui résiste, et, vous appropriant toutes choses, il ne me reste que le rien, que votre amour infini répare en anéantissant l'âme de plus en plus, et, l'ayant dépouillée de sa propre vie, elle ne vit plus que d'amour et ne respire que par ses flammes pures ».
Voilà, mon Père, tout ce que je puis vous dire de la disposition que Notre-Seigneur me donna cette [606] dernière fois que je me confessai. Depuis que Sa divine miséricorde m'a ouvert les yeux, Il m'a fait de si grandes grâces au sacrement de la confession, particulièrement depuis cinq ou six ans, que je n'ai pu de moi rien faire pour me confesser, ayant remis à Son divin amour tout le soin de mon âme. « Ô cher Amour de mon cœur, les effets que vous m'avez fait ressentir dans ce sacrement divin, font bien voir que c'est l'ouvrage de votre miséricorde ! C'est un coup de maître que, sans avoir égard à la malignité de l'âme, vous la préveniez pour la remplir de vos mérites, desquels mérites étant revêtue, vous la rendez l'objet le plus charmant de votre amour. Ô cher Amour, de quelle manière ne m'avez-vous pas prévenue ? Car s'il m'avait fallu faire un seul pas pour vous chercher, je ne l'aurais jamais fait, tant d'opposition j'avais au bien. Mais, ô Amour et mon Tout, lorsque par mon inclination, je courais au mal, je me suis heureusement trouvée prise par le bien. Vous m'avez fermé toutes les avenues et vous vous êtes mis au- [607] devant et vous avez fait de mes misères le trône de vos miséricordes. Je puis dire, ô mon Dieu, que mes misères ont fait vos charmes, et que vous leur avez donné une récompense quand vous avez gagné cette âme à vous et qu'elle se trouve véritablement vôtre en simplicité de cœur. Ô mon Amour, vous n'avez plus d'égard à ce qu'elle est. Votre amour ne se peut dissimuler ! c’est assez qu'elle ait voulu être aimée de vous. »
Pour ce qui est de l'état où je me trouve maintenant, ce sont des choses tellement ineffables qu'il m'est impossible d'en pouvoir exprimer aucune, particulièrement depuis quelques jours (s'il faut le dire pour m'exprimer) que mon âme est en paradis, où elle possède et jouit de son Dieu d'une manière intime et si particulière que ce n'est qu'un même cœur et un même amour. Ô mon Dieu, pourrais-je le croire ?
Les faiblesses sont mon partage, et c'est le moyen divin dont Dieu se servira jusqu'à la fin pour me purifier. Ô mes chères faiblesses, vous m'êtes plus précieuses que toute la force de la terre ! Ô sainteté, vous serez pour Dieu seul, et il n'y aura jamais rien pour moi sur quoi l'on puisse porter jugement et, quoique Notre-Seigneur, par sa bonté, détruise peu à peu toutes mes impuretés et propriétés, et qu'il me semble qu'Il les ôtera toutes, Il ne me laissera cependant au-dehors que les apparences de la vie la plus commune et la plus rabaissée jusqu'au temps marqué où, en se servant de moi pour les autres, Il ne laissera pas de me laisser un contrepoids de bassesses en sorte que je n'aurai la gloire de rien. .
Oh ! si je pouvais vous faire comprendre ce que mon cœur goûte dans ce moment pour un extérieur rapetissé [609] jusque dans l'excès ! Oh ! qu'il me serait utile, et glorieux à Dieu, que tout fût comme il m'est imprimé et comme je le conçois ! Ô rien, ô bassesse, ô pauvreté réelle de toutes choses, qui te connaîtrait serait charmé de toi !
Il faut que je vous dise encore une chose qui me tient fort à cœur : c'est que vous avez meilleure opinion de moi qu'il ne convient. Je suis la misère même, et plus que je ne puis vous dire : ce n'est point par humilité, mais par vérité. Attribuez tout à Dieu et vous verrez en Lui tout bien, et rien en la créature que de méprisable. Remerciez Dieu de ce qu'Il me souffre. Je vous proteste que je ne vois en toute ma vie que bonté de sa part, misères et infidélités de la mienne. S'Il avait fait à une autre les miséricordes qu'Il m'a faites, il y aurait de quoi sauver un monde entier, et je ne l'ai payé que d’ingratitude ! Comme l’abus des grâces de Dieu est [610] le plus grand des péchés, je suis plus criminelle que les plus grands pécheurs1. Si vous avez la bonté de me croire dans les autres choses que je vous dis, croyez-moi en cela. Vous me devez d'autant plus croire que je vous parle pour rendre justice à la vérité et que, naturellement, je serais fâchée qu'on eût mauvaise opinion de moi. Je l'ai éprouvé dans le soin qu'on a pris depuis peu de prévenir les esprits contre moi.
1Voyez l'exemple de S. Paul : I Tm 1, 15. (Dutoit).
J'ai connu l'état où Dieu veut me faire passer, et qu'il n'y aura point encore eu d'exemples connus d'une foi si étrange et si séparée de tout appui créé, quelque grand qu'il puisse [611] être. C'est pourquoi toute la conduite extérieure et intérieure sera pour aveugler la raison, en sorte qu'il ne se trouvera personne qui la puisse ni la doive approuver. Et il m'est mis dans l'esprit que, comme sainte Catherine de Gênes a été un exemple sans exemple de pur amour, je serai un exemple sans exemple de foi nue et d'abandon total, le jouet de la Providence sans résistance, et vous aussi, bien que votre foi ne soit pas si nue.
Il me vient dans l'esprit qu'il y a peu de saints qui aient vraiment servi de jouet à la Providence : Saint Alexis, saint François, saint Xavier, sainte Élisabeth me paraissent les plus excellents. Cependant leur intérieur pouvait être conforme à leur extérieur, quoiqu'on en ait écrit. Mais dans ce siècle, où la raison semble être dans son véritable empire, où l'on prétend avoir trouvé la fin de la perfection, où tous les esprits sont plus délicats, où l'on croit avoir mieux remarqué les tromperies de la dévotion des siècles passés, dans ce siècle, dis-je, il faut que vous et moi soyons [612] pour confondre tout cela, et qu'après avoir servi longtemps de jouet à la sagesse et à la prudence humaine et à la calomnie, nous soyons des exemples sans exemple de l'indépendance de Dieu à se servir de tous moyens pour faire son œuvre.
Toute foi qui a assurance, pour petite qu’elle soit, fondement, justification, preuve, n’est point foi nue et réelle. C’est pourquoi vous voyez que les mystères qui demandent plus de foi sont ceux où il y a moins de preuves, moins de raison. La croix était folie aux gentils, et scandale aux juifs1 : le mystère de nos autels ne se peut justifier que par la simple parole du Fils de Dieu. Encore tous les autres ont été prédits, la croix, la résurrection a été manifestée par quantité de miracles, tous les Apôtres en ont parlé ; mais pour ce mystère de foi, il n’y a nulle assurance ni certitude sur quoi l’on puisse porter un jugement positif, car enfin, qu’un Dieu soit mort, il était nécessaire en quelque manière, pour satisfaire à Dieu le Père, et pour racheter tous les hommes ; qu’Il soit ressuscité, il y allait de Sa propre gloire ; mais qu’Il Se soit fait pain pour Se faire manger, cela est contre toute raison, car s’Il Se voulait faire adorer comme Dieu, c’était Se ravaler au-dessous des hommes que de Se faire manger : n’avait-Il pas d’autres moyens de Se communiquer, Lui qui était Dieu, et par conséquent tout-puissant ?
O foi, que tu es au-dessus de la raison ! Ô raison, que tu es opposée à la foi ! C’est pourquoi Dieu conduisant une âme en foi commence par la rendre toute bête2, lui enlevant la raison, et ensuite la réflexion. Ô état peu connu et peu éprouvé ! Ô prudence (humaine) que l’on ne veut point perdre ! on veut conserver la raison et la foi, et marcher en foi tant que la raison l’accompagne ; mais sitôt que la raison s’en sépare, on quitte la foi, pour suivre la bonne et sainte (dame) raison. Ô cher père3, ne soyez pas ainsi ! Soyez une victime de foi : qu’elle vous dévore, qu’elle vous mange. Et d’autant plus que les yeux de votre esprit sont vifs et pénétrants, d’autant plus faut-il [614] qu’ils soient mis en obscurité, crevés et arrachés. Notre union est et sera toujours de foi et de croix, et elle ne peut subsister par un autre moyen.
1I Cor 1, 23.
2Ps 72, 23.
3Cette lettre serait adressée à Fénelon ?
[439] Ma très chère sœur et amie en Notre-Seigneur Jésus-Christ, [440] votre lettre m'a donné une véritable consolation par sa simplicité, qui est ce que Jésus-Christ demande particulièrement de nos âmes. Quelle satisfaction n'est-ce point aussi pour moi de voir le règne de Jésus-Christ dans vos cœurs ! C'est ce qu'Il désire le plus de nous tous.
Vous me demandez quand est-ce que Son règne arrivera ? Il ne faut pas se persuader que cela se fasse par des choses bien extraordinaires, mais par la possession de nos cœurs : plus l'intérieur s'étendra et plus Jésus-Christ régnera ; il n'y a point d'autre voie de Le faire régner. Le malheur est que tout le monde s'oppose à ce règne. Il y a encore de bonnes âmes au monde dont la plupart désirent à la vérité le règne de Jésus-Christ, mais ils ne se mettent pas assez en peine de le faire régner en eux, de Lui donner tout pouvoir sur eux-mêmes, de L'aimer d'un amour pur et désintéressé qui ne regarde que Sa seule gloire sans nous regarder nous-mêmes. Commençons par travailler intérieurement à étendre ce règne en nous et dans les autres [441] cœurs, car, depuis Jésus-Christ jusques à nous, il y a une tradition constante qu'Il doit régner sur la terre, mais on a trop regardé cela extérieurement. Dès qu'Il sera maître de tous les cœurs, Il régnera partout, Il sera le Roi des Rois. Alors tous Ses ennemis Lui seront assujettis et Lui serviront comme de marchepied. Pour le temps auquel cela arrivera, tenons-nous aux paroles de Jésus-Christ qui dit que les temps et les moments sont dans la puissance du Père1, et ne sont connus que de Lui2. Il y a apparence qu'il y aura avant ce temps encore une plus grande destruction, mais Dieu, dont la bonté est infinie, attend avec une grande patience que la mesure des péchés soit venue à son comble. Il prépare jusqu'à ce temps des cœurs où il Lui plaît d'habiter parce qu'ils L'aiment, et qu'Il les aime aussi, et c'est cet amour de Dieu si gratuit et si bienfaisant envers nous, qui produit le nôtre envers Lui. Le plus grand contentement que je puisse avoir en cette vie, c'est [442] d'apprendre qu'en divers endroits il y a des âmes qui veulent être à Lui sans réserve : je puis vous assurer même que c'est l'unique. Continuez donc, ma chère sœur et véritable amie, à vous laisser conduire, posséder et gouverner par l'Esprit de Jésus-Christ.
Je ne crois pas que le service que vous avez rendu aux pauvres puisse vous nuire, parce que le mouvement du corps n'empêche pas le repos de l'âme, et l'on est souvent plus recueilli et plus uni à Jésus-Christ dans ces sortes d'occupations que dans une solitude entière. La raison de cela est que ce Dieu de bonté nous tient d'une manière plus serrée et plus ferme, même plus aperçue, dans les occupations qui sont de notre état que dans une solitude entière où, n'ayant point d'occasions de distractions, Dieu prend plaisir d'éprouver notre amour par de rigoureuses absences, ce qu'Il ne fait pas lorsqu'il y a du danger pour nous que nous nous laissions trop aller aux choses extérieures. Je ne veux pas dire par là qu'il faille par soi-même se mettre dans un état d'activité ; au contraire, il faut toujours choisir [243] la retraite ; mais lorsque la Providence nous a mis dans un état actif au-dehors que nous n'avons point choisi, il faut redoubler sa fidélité afin que l'agitation extérieure ne nous détourne pas de l'application de notre cœur. Cela nous engage dans de simples retours amoureux et plus fréquents vers notre divin objet qui est au-dedans de nous, qui y habite et qui veut que nous L'aimions sans cesse en nous occupant au-dedans de Sa divine présence.
Ne vous inquiétez pas lorsque tout se perd et s'oublie : c'est le meilleur pour nous, car quand nous voyons notre opération en Dieu ou l'opération de Dieu en nous, nous y prenons toujours quelque chose à cause des ruses de l'amour-propre ; c'est ce qui oblige l'Amour sacré à nous tout enlever et à nous faire tout perdre, afin de nous perdre ensuite en Lui. Dès que nous apercevons quelque chose, la nature y prend une secrète complaisance. Vous n'avez donc autre chose à faire qu'à vous abandonner totalement à l'Amour divin, soit pour faire ou omettre, demeurant seulement [444] attentive à Lui pour exécuter Sa sainte volonté lorsqu'Il vous la fera connaître. Qu'Il soit Lui-même votre action : priez-Le qu'Il agisse en vous, afin que vous n'agissiez plus vous-même. Nous ne sommes propres qu'à gâter Son ouvrage. Mettez donc dans Son sein toutes vos inquiétudes : laissez-vous porter en Ses bras comme un petit enfant. Un enfant que sa mère porte ne fait point d'autre action que de se laisser porter et de regarder amoureusement cette tendre mère.
Il est vrai que les sens se dépitent parfois parce qu'ils n'ont rien qui les satisfassent, mais il les faut laisser sans s'en mettre en peine ; nous ne sommes pas à Dieu pour les satisfaire, au contraire nous devons nous réjouir de leur amertume et de leur destruction. Tenez-vous heureuse de ce que Dieu vous a choisie dans ce siècle pervers afin que vous fussiez à Lui d'une manière singulière. Quand vos sens se dépiteraient encore, il faut s'en moquer, comme on se moque d'un petit enfant à qui l'on ôterait une mauvaise chose pour lui en donner une bonne, et qui s'en fâcherait : [445] on ne laisserait pas de faire toujours la même chose. Lorsque Dieu nous ôte le sensible, Il nous ôte ce qu'il y a d'imparfait en nous, quoique plus agréable, pour nous donner la foi pure, une entière soumission à toutes Ses volontés, une souplesse pour toutes les manières où Il nous met. Il nous ôte de plus par là une certaine fixation que nous avons en nous-mêmes, une attache à ce qui nous paraît bon selon nos idées, et qui ne l'est pas toujours selon ce que Dieu veut de nous, de sorte que l'âme est rendue par là pliable et souple pour faire sans hésitation ce que Dieu demande d'elle, quand même il ne nous paraîtrait pas si parfait, parce que la perfection ne consiste ni dans une chose particulière ni dans une autre, mais à être parfaitement soumis à Dieu, à Le laisser régner en souverain, à Lui obéir au moindre signal. Voilà ce que Dieu aime parce que ce sont là des effets de la plus parfaite charité et de la plus pure foi.
Je ne comprends point, ma chère amie, de quelle sorte d'exercice spirituel vous voulez parler, car c'est un [446] grand exercice spirituel que de s'abandonner à Dieu, L'aimer, tâcher de vivre en Sa présence, se tenir attaché à Lui sans se courber vers soi-même ni vers aucune créature ; si vous entendez parler de quelque chose d'extérieur, vous faites bien de n'agir que par obéissance. Demeurez dégagée et libre, sans vous charger de rien par vous-même. Soyez souple en la main de Dieu pour tout ce qu'Il pourra vouloir de vous. Vous avez bien raison de dire que vous n'avez aucune peine quand vous demeurez dans votre amour : nous ne pouvons avoir de peine qu'en nous détournant de ce même amour pour nous regarder nous-mêmes, sous quelque prétexte que ce soit, soit de nous avancer, de mieux faire, et d'une plus grande perfection, soit pour examiner même nos défauts. Dès que vous vous apercevez de quelque retour sur vous-même, replongez-vous de nouveau en Dieu pour n'en plus sortir. Ce que vous pouvez faire de mieux pour vous perdre davantage en Dieu, c'est de demeurer en Lui sans action propre que celle du poids qu'Il donne à [447] votre âme, comme une pierre qu'on jette dans la mer s'enfonce toujours plus dans cette même mer par son propre poids ; si elle était capable de quelque action, elle irait à droite ou à gauche et ne tomberait pas par le poids direct qui lui est naturel : ainsi notre âme en s'abîmant en Dieu n'a qu'à suivre le mouvement que Dieu lui donne. Pour peu qu'elle s'en écarte par son action propre, elle sort de cette rectitude, et loin de s'abîmer davantage en Dieu, elle s'arrête pour autant de temps qu'elle se regarde elle-même et qu'elle veut agir.
Vous dites que votre âme est insatiable. Quand vous serez parfaitement abîmée dans l'amour, vous serez dans un plein rassasiement, parce que l'amour est une nourriture profonde, et lorsqu'il est dans l'âme en plénitude, elle ne sent plus de besoin sans savoir comment cela se fait, car si elle se regardait, elle ne trouverait rien en elle qui pût la satisfaire, elle n'apercevrait qu'une entière indigence. Ce qui l'étonnerait, c'est que, dans une si grande pauvreté, elle ne pourrait désirer ni d'avoir plus ni d'être [448] autre que ce qu'elle est. Mais comme ce n'est pas à nous de nous donner aucune disposition, demeurez dans la vôtre jusqu'à ce qu'il plaise à Dieu de vous en faire changer. Recevez tout ce qu'Il vous donne, et lorsqu'il Lui plaira de vous l'ôter, soyez encore contente qu'Il reprenne ce qui est à Lui et ne vous laisse que ce qui est à vous, c'est-à-dire le néant et la pauvreté. Car il faut aimer Dieu tellement pour Lui-même qu'il Lui faut laisser faire en nous et de nous tout ce qu'il Lui plaît ; pourvu qu'Il soit content, cela doit nous suffire, sans chercher même en Lui notre contentement.
Croyez que je vous suis très unie. Nous n'avons pas besoin d'être proches pour cela : l'union des esprits atteint à toutes les extrémités de la terre. Vous faites bien de ne point découvrir votre intérieur qu'à des gens sûrs, et qui, comme vous, veulent être à Dieu sans réserve. Il faut un grand secret sur les voies de Dieu, car le démon, qui ne travaille qu'à empêcher le règne de Dieu, se sert du trop d'ouverture pour susciter des [449] persécutions et détourner les âmes faibles de suivre Dieu et Lui être fidèles. Vous pouvez m'écrire tout ce que vous voudrez, et autant que vous voudrez selon vos besoins, et je me ferai un grand plaisir de vous répondre dans la volonté de notre bon Maître, car il y a des temps où je suis si malade que je ne pourrai pas répondre si tôt. Je salue vos amis et je souhaite que Dieu leur donne la persévérance.
1Ac 1, 7.
2Mt 24, 36.
[477] Vous me demandez comment est-ce qu'une âme perdue en Dieu distingue ce qui vient de Dieu de ce qui est de son propre jugement ? Une âme simple ne cherche point à rien discerner : elle dit simplement ce qui lui vient au bout de la plume ; elle est persuadée que ce qui est bon est de Dieu et nullement d'elle ; elle ne cherche aucune certitude : la vérité est certaine en elle-même quoique l'âme ne voie ni certitude ni incertitude, demeurant dans son rien. Lorsqu'on dit : « Je ne demande pas qu'on me croie », on le dit souvent par rapport aux âmes faibles qui ne discernent pas la vérité et qui attribuent à la créature ce qui n'est dû qu'à Dieu. La vérité demeure en elle-même ce qu'elle est, et c'est elle qu'il faut croire et non pas ce chien mort qui ne mérite aucune croyance. La vérité se dit de prime abord, et l'homme qui meurt à soi la sent telle qu'elle est ; mais celui qui, voulant faire vivre la nature, dispute contre la vérité et veut trouver des raisons pour la combattre, cette vérité s'échappe de lui [478] ; alors il entasse raisons sur raisons pour plier la vérité selon son désir. Cette vérité est pourtant inflexible et ne plie point, mais dès que je vois qu'on la regarde du côté de l'homme, je ne demande pas qu'on me croie, car, si vous ne sentez pas la vérité et que votre amour-propre vous la cache, elle cesse d'être vérité pour vous quoiqu'elle reste vérité en elle-même. Pour moi, je ne mérite aucunement croyance, et je n'en exige de personne. Ces personnes méritent d'être trompées par leur incrédulité. Pour ce qui est des choses temporelles, je dis ce que je pense et ne me soucie pas qu'on croie ce que je dis.
Ceux qui ne veulent parler que des inspirations connues, donnent pour l'ordinaire dans l'enthousiasme, et deviennent souvent le jouet des démons : mais celui qui marche simplement, marche confidemment1. Il marche sans certitude connue, mais il agit aussi sans doute, et c'est de la manière que l’Être parfaitement simple agit avec les âmes simples et les meut d'une manière qui paraît toute naturelle, [479] à cause de leur souplesse extrême. Celui qui résiste en quelque manière a [et sent] une action marquée, parce qu'il faut une espèce d'agir fort pour le mouvoir, mais celui qui est sans consistance et sans résistance est entraîné par le tourbillon éternel comme faisant partie de ce tourbillon, sans différence ni rien de distinct et de séparé, tout comme la mer donne le même mouvement que le sien, sans qu'on s'en aperçoive, aux eaux qui se sont écoulées et perdues en elle, mais ce qui est sur son dos et qui fait corps, se distingue bien.
Toutes les personnes qui, parce que Dieu leur a accordé quelque chose qu'elles Lui ont demandé, ne veulent plus ni répondre ni agir qu'après avoir importuné Dieu afin qu'Il leur fasse quelque réponse positive, redisent les paroles qu'ils croient avoir entendues comme très certaines, ce qui pourtant est fort sujet à l'illusion, parce que le diable s'en peut mêler et le propre esprit s'y mêle. Cependant on est sûr que ces choses sont de Dieu, et on s'y appuie fermement ; cela fait qu'il s'y trouve souvent des [480] contradictions manifestes. C'était bien la pratique de l'ancienne Loi ; elle était alors sûre, parce que Dieu avait choisi cette voie-là pour se communiquer aux hommes ; mais il est à remarquer qu'on se tenait fixement à la première réponse de l'oracle, sans prier pour que cette parole changeât ou fût d'une autre manière, ce qui aurait fort déplu à Dieu, comme ce qui arriva au prophète Balaam 2 en est un exemple : il consulte Dieu, et Dieu lui répond par Son ange qu'il n'aille point avec les ambassadeurs du roi de Moab ; il fit alors son devoir : il les renvoya ; mais le roi de Moab lui ayant envoyé d'autres ambassadeurs, la cupidité et l'envie de plaire au roi lui firent faire de nouvelles prières à Dieu, et plus longues, pour avoir une nouvelle réponse favorable pour ces ambassadeurs ; Dieu lui dit : Allez avec eux ; il crut aller infailliblement dans la volonté de Dieu, et c'était tout le contraire : l'ange voulut le tuer à son passage..., etc.
Depuis l'avènement de Jésus- [481] Christ, Dieu se contente d'une inspiration qui est d'autant plus pure qu'elle est moins marquée. La parole du Verbe est une parole pleine de silence, qui s'imprime dans l'âme en caractères ineffaçables et que l'âme ne remarque que dans le besoin ; alors, plus elle agit simplement et sans s'y mêler le moins du monde, plus elle agit véritablement et sûrement, parce qu'elle n'est que comme un simple instrument que le Verbe (qui est en elle) remue, et sans aucune résistance de sa part, de sorte que c'est le Verbe lui-même qui fait dire ou écrire ce qu'Il veut et fait, et que l'âme ne veut ni ne fait qu'à mesure qu'on le lui montre.
C'est pourquoi, selon ma pensée, Dieu se sert de sujets les plus faibles et les plus pauvres, pourvu qu'ils soient souples, afin qu'il n'y ait point de mélange ni de la science ni du propre esprit. Il est difficile à un homme savant d'écrire d'une manière simple et nue, parce qu'il veut toujours mêler quelque chose qu'il a su de ce qu'il a appris, qu'il compare ce qu'il écrit avec ce que les auteurs ont [482] dit, craignant toujours de se méprendre et d'en avoir quelque confusion. Mais une personne qui n'a point de talents ni de science, est exempte et de la crainte de mal dire, et de l'envie que sa science paraisse. Cela fait que Dieu s'en sert plus volontiers parce que ces personnes sont toujours persuadées que s'il y a quelque chose de mal dit, cela vient d'elles, et que ce qui est de bon vient de Dieu immédiatement.
Comme ce qui est sans distinction se passe sans l'entremise des anges, aussi les démons ne s'y peuvent mêler. Tout ce qui est distinct, particulier, parole, ou qui laisse des traces, se fait par le ministère des bons anges, et les mauvais peuvent le contrefaire ; mais il n'en est pas de même de ce qui est pur, simple et nu, où la créature ne prend point de part : elle dit simplement ce qui lui vient, sans y chercher aucune certitude, ce qu'elle ne pourrait trouver, parce que rien ne fait d'impression ni ne laisse de traces chez elle, au lieu que les autres se croient sûrs par l'impression qui leur reste de ce qui leur a été montré ou dit. Ces âmes peuvent dire ou écrire des choses qui sont distinctes en elles-mêmes, mais non par regard à l'âme qui les écrit couramment comme tout le reste sans y faire aucune attention, toutes les opérations de Dieu sur elles étant devenues si simples, si intimes qu'elles paraissent comme naturelles à l'âme qui n'y distingue rien de particulier ni d'extraordinaire, quoique ce qu'elle écrit puisse regarder des choses particulières et extraordinaires.
Je conclus donc que tout ce qui est le plus simple et nu approche le plus de l’Être simple et parfait, et qu'ainsi l'âme simple et redevenue une en Dieu, où rien d'étranger ne peut se mêler, approche plus la pure Divinité. Et Dieu ne traite point avec cette âme en manière propre à la créature, mais en manière de Dieu, qui est pure et simple sans aucune entremise ni opération distincte.
1Pr 10, 2.
2Nb 29.
La manière dont je me trouve, mon Père, à votre égard m'ôte entièrement la liberté de vous parler, et vous m'êtes ôté d'une telle sorte [487] que je ne puis plus vous regarder comme directeur. Il s'opère de plus en plus un dépouillement si grand de toutes choses qu'il ne reste du tout rien en l'âme qu'amour triomphant et dominant qui ne veut point de maître que lui seul. Depuis que je n'ai eu l'honneur de vous parler, je me suis trouvée en d'étranges postures, mais plus l'âme est oppressée et serrée en la main de Dieu, plus Il la tient dans le silence et l'éloignement de toute conversation, et de quelle manière que puisse être mon besoin, je ne puis chercher de secours ni n'en puis souffrir. Pour la sainte communion, elle m'est ôtée comme le reste. On peut juger du reste et jusqu'à quel point il faut que l'âme soit dénuée.
Les secrètes opérations de l'amour divin ne se peuvent exprimer. Ce sont des secrets qui ne seraient point entendus et qui sont découverts à l'âme qui les expérimente plus clairement que le jour ne se découvre aux yeux du corps quand le soleil éclaire. Oui, ô divin Amour, vous découvrez aux âmes pures vos secrets et vos voies. Ô profondeur de la sagesse [488] divine, vous êtes cachée comme dans une caverne : il faut des inventions pour vous trouver, mais vous envoyez une étoile aux âmes de bonne volonté comme celle que vous fîtes paraître aux saints mages, qui les conduisit au lieu de votre retraite. Dans ce profond abîme de science, de sagesse et de sainteté, vous faites part de vos secrets et vous prenez plaisir de vous communiquer.
Les communications que vous faites à l'âme en cet état pur et dénué ne consiste[nt] point en des douceurs ni en des consolations, mais vous lui découvrez la vérité de vos mystères où elle est presque comme dans un continuel ravissement, et dans une si haute connaissance de Dieu qu'elle n'a plus de parole ni d'expression. Cette Parole divine qui s'est incarnée veut être la parole de l'âme devant son Père, et anéantir en l'âme toute parole. Cette divine Parole veut s'incarner en l'âme et la transformer en sa Parole, qui est silence ; et, alors, il faut que toute parole propre cesse en l'âme, et que le silence de cette divine Parole soit éternel. Ô divine Parole, vous vous faites entendre au fond de mon cœur par les effets admirables que j'expérimente et que je ne puis décrire ! Que le ciel se renverse, que tout périsse, votre Parole sera éternelle en l'âme où vous avez imprimé le caractère1, et, quand l’Évangile périrait, il ne peut périr en l'âme où cette divine Parole se fait entendre : c'est un Évangile vivant. On lui en fait entendre les mystères et les secrets, mais [aussi] on lui en fait sentir les rigueurs et la sévérité. O combien elle est rigoureuse ! Ô que peu d'âmes en conçoivent le sens ! Combien les hommes corrompus en corrompent-ils la pureté et que le nombre est petit de ceux qui ont connu cette vérité, qui ont reçu cette divine Parole et qui la laisse opérer dans sa pureté ! Car parler et faire est en Dieu la même chose : Tout est aussitôt fait qu'il est dit2 ; et aussitôt que cette divine Parole est reçue dans une âme, cette âme devient ce qu'est cette Parole et ce qu'elle veut. Ô divine amante, ne nous en direz-vous pas bien des nouvelles de ce que vous [490] ressentiez lorsqu’étant aux pieds de cette Parole incarnée, lui ouvrant votre cœur pour la recevoir, vous fûtes changée en un moment et toute transformée en l'amour divin? Ce n'était plus Madeleine, mais Jésus qui vivait en vous. Ô divine Parole que trop peu d'âmes ont connue et que trop peu connaissent encore aujourd'hui, la plupart ne voulant point vous recevoir ni suivre cette étoile qui se montre pour les guider ! elles veulent d'autres assurances et consultent leur raison, qui leur montre toujours du péril et les met dans des craintes de se tromper. Cependant, il est très constant que bien des âmes se perdront pour avoir trop peur de se perdre3.
Toutes les choses qui portent à l'anéantissement et au dépouillement intérieur ne plaisent point à la nature corrompue. L'homme ne veut pas sa destruction, c'est pourquoi il a toujours des mesures à prendre, des motifs, des mais et des si ; toutes ses années se passent sans avancer d'un pas, et toujours dans l'aveuglement de ses propres lumières. On ne fait que dire qu'on ne [491] cherche que Dieu, mais, ô mon Dieu, Vous connaissez le fond de ces cœurs, et Vous voyez bien ces réserves secrètes. Si l'on voulait tout de bon céder à Votre empire, ô que ce serait bientôt fait ! Mais, ô lâcheté que Dieu seul peut souffrir : on veut toujours des conditions avec Dieu.
O qu'il faut peu de chose pour barrer l'entrée à cette divine Parole ! Si des choses, qui d'elles-mêmes sont saintes, lui font obstacle parce que notre volonté s'y rencontre, que sera-ce de ces âmes attachées à la chair et au sang ? Ô divin Amour, votre loi est rude à la nature, il est vrai ; mais heureuse et fortunée est l'âme qui se charge volontairement de votre joug et qui vous ouvre entièrement la porte de son cœur, sans autre condition que celle que vous ferez tout ce qu'il vous plaira ! C'est de cette manière que vous m'avez prévenue pour vous rendre maître absolu de mon cœur, où vous avez tout soumis à votre empire : quelque renversement qu'il vous plaise de faire en moi, il n'y a rien qui ne crie : Fiat voluntas tua ! Abandonnez-moi à tout l'enfer, faites-moi un enfer moi-même : je n'ose [492] pas dire ce que je veux bien perdre pour votre amour. Mais je me reprends, parce que ce n'est pas moi qui vous dis Fiat : j'aurais menti, mais c'est cette vertu de votre divine Parole (qui s'est comme incorporée en l'âme) qui produit l'effet de cette même parole, parole qui est œuvre effective, mais ce n'est que sur le néant qu'elle répand son influence, et par sa vertu elle le rend fécond, faisant produire le germe sacré de la grâce et de l'amour divin qui, par sa fécondité, étouffe toute la nature. Ô vérité adorable ! je me perds dans la profondeur des secrets que vous découvrez à mon âme.
Il y a quelque temps, il me fut donné une vue sur les dispositions de la Sainte Vierge. Je dis « une vue », mais je ne sais pas de quelle manière cela se fit. Étant toute seule en ma chambre, l'âme fut prévenue d'un si grand amour et d'une pureté si extraordinaire que je ne sais si elle était au corps ou en paradis : elle était tout illustrée d'une lumière divine qui lui découvrait l'amour ineffable de Dieu pour les hommes et ce qu'Il opérait dans les âmes pures. Je n'en puis rien dire, mais ce divin Amour qui se [493] manifestait en l'âme si clairement, et qui l'entretenait familièrement de ses secrètes opérations dans les âmes anéanties, semblait vouloir dire à l'âme : « Je te veux montrer un chef-d'œuvre de ma main et ce que c'est qu'un parfait néant ». On la fit entrer dans un cabinet où on lui fit voir ce rare trésor renfermé au cœur de la Sainte Vierge. Je ne puis rien dire de ce qui me fut montré de ses admirables dispositions, le secret et le silence m'étant imposés par ce divin Amant, mais je ne sais pas si on la connaîtra d'une autre manière dans le ciel.
Il m'a été donné beaucoup sur la Sainte Vierge plusieurs fois, mais ce jour-là, ce fut d'une autre manière que les autres fois. L'âme fut pendant trois jours hors d'elle-même, ravie en cet admirable ouvrage de l'amour divin dans cette divine créature. Et, quoique au-dehors je fusse comme à l'ordinaire, à la réserve que je ne pouvais travailler qu'avec une extrême peine et violence lorsque j'y étais nécessitée, néanmoins je n'étais plus sur la terre : l'âme était toute transportée par ce [494] divin Amour en cet admirable séjour de pureté où il l'honorait de son entretien et l'instruisait de ce qui ne se peut jamais dire ni penser. Il lui faisait voir qu'il y avait des âmes choisies pour honorer la Sainte Vierge, son anéantissement, son silence et sa vie cachée ; que cet Amour, qui avait opéré de si grandes choses et de si grandes merveilles sur ce parfait néant, voulait lier ces âmes très particulièrement à ses dispositions, voulant faire une effusion de la grâce de Marie et de son amour en ces âmes.
Cette communication de l'amour divin opérait en mon âme un grand anéantissement et la liait d'une manière particulière à ce divin cœur de Marie, à sa grâce et à son amour, me faisant entendre qu'il me la donnait pour modèle, pour protection et pour garde, me faisant voir l'état où il me voulait de silence, de retraite et d'anéantissement ; et l'on me dit (c'est pour m'exprimer, car ce ne fut pas une parole, mais on me fit pourtant entendre plus ouvertement que si l'on m'avait parlé) : « Dorénavant tu seras mise in pace ! » Quelle mort ! quel anéantissement ! ces dispositions de la Sainte Vierge se sont imprimées en mon âme ainsi que le cachet sur la cire, et y opèrent de plus en plus les effets d'une vie cachée, retirée, pauvre et délaissée.
O admirable créature, de quelle manière est-ce qu'on vous dépeint ! Je ne m'étonne pas si vous êtes demeurée en silence : votre langage ne serait pas entendu. Ô divin Amour qui avez opéré de si grandes merveilles en ce divin cœur, hélas ! mon âme se perd dans cette profondeur de secrets ! Mais silence, et toujours silence, et jamais plus que silence.
Je vous écris, mon Père, dans une disposition comme pour la dernière fois de ma vie, pour vous faire un adieu entier, et pour vous faire entendre que je ne veux plus tenir ni chemin ni sentier, que je n'ai plus de mesures à prendre, et que je ne peux plus suivre ni écouter que cette [496] divine Parole qui se fait entendre au fond de mon cœur. Et je vous avoue ingénument que vous m'êtes entièrement étranger pour vous voir et pour vous parler. J'ai quelquefois attribué la manière réservée où je me trouvais à votre égard à votre agir rebutant et toujours pressé ; mais je suis convaincue d'une conduite de Dieu sur moi qui me veut dans un dépouillement de toutes choses et sans aucun appui. Vous ne m'êtes pas étranger pour4 la charité que Notre-Seigneur opère en mon âme pour la vôtre : vous m'êtes toujours présent devant sa divine Majesté, je ressens un désir de votre perfection, et je vous avoue que vous m'êtes cher et que vous me coûtez beaucoup. Mais, non, ce n'est pas à moi, mais à la charité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui opère en l'âme ce qu'il lui plaît et pour qui il lui plaît. Je me recommande à vos saints sacrifices.
1Caractère : empreinte, image sur un sceau.
2Ps 32, 9.
3Jean 12, 25.
4Quant à.
[497] Ces vers vous expliqueront quelle est la nature de ma dévotion pour le saint Enfant
Jésus.
Cher Enfant, mon premier Amour,
Dans votre propre amour je vous perdis un jour :
J'avais lors oublié tous les traits de l'enfance,
Je n'en goûtais plus la présence ;
Un amour général et nu
avait comme englouti cet amour inconnu.
Mais, depuis que la mort, la perte et le néant
ont mis dans l'innocence,
l'on redevient enfant
et l'on aime l'enfance.
O Enfant plus beau que le jour,
Vous fûtes et vous serez l'objet de mon amour.
Après que, dans la nouvelle vie, l'âme porte Jésus-Christ
Enfant, elle porte successivement Jésus-Christ dans les autres
états, mais d'une [498] manière autant ineffable qu'inexplicable.
Je vous l'expliquerai un jour, et comme Jésus-Christ est né et a
paru en moi en tous ses états. Ceci est très sublime et ne peut
vous être propre de longtemps1.
1Ne peut être votre état.
L'abandon à Dieu est plus que toutes les assurances des créatures : quand vous auriez tous leurs témoignages, qui vous affirmera qu'ils ne se trompent point ? Mais Dieu ne vous trompera jamais. Quand nous allons tout simplement, tout va bien : agissons comme des enfants. Je vous prie de posséder votre âme en paix dans toutes vos occupations, cela vous est de la dernière conséquence. Ne précipitez rien, et lorsque vous ressentez quelque empressement ou quelque activité, laissez-la tomber, restez un moment pour vous calmer, comme [499] cessant de vous agiter ; cela se fait en un instant et réprime beaucoup l'activité naturelle. Je ne vous laisserai rien passer, je vous aime trop pour cela. Je veux voir votre âme pure comme un cristal. La boue est un bon savon. Vous avez travaillé à détruire le dehors et à abattre votre corps : l'esprit a été d'autant plus vivant que l'autre était plus abattu. Je vous prie, conservons ce pauvre corps qui de lui-même ne peut faire de mal, et détruisez l'esprit et la propre activité. Je suis bien contente de vous.
Je vous prie de ne réfléchir volontairement sur quoi que ce soit. Dieu veut que je vous dise toutes mes pensées ; si j'en retenais quelque chose, j'en souffrirais, et cela ternirait cette belle glace qui est toujours pure et toujours souple à la volonté de Dieu. La moindre réserve pour moi est comme une forte haleine contre un miroir qui empêche que l'on ne se voie. L'âme est toujours claire, nette et transparente, en sorte qu'elle ne représente aucune espèce0 que celles qu'on lui offre, et le Maître n'en offre point d'autre que ses divins vouloirs, qui [500] s'exécutant, de quelque nature qu'ils soient, rendent la glace plus pure et plus unie. La moindre propriété serait un enfer et la résistance un tourment intolérable. Une petite réserve ternirait cette belle glace ; c'est pourquoi l'âme n'en peut souffrir. Comprenez un peu ce que c'est que la purification foncière. Il y a des personnes dont l'âme est comme ces gros verres épais, tout noirs, et qui ne sont point du tout transparents, mais parce qu'il n'y a point de crasse dessus, on les croit les plus purs du monde ; cependant ce verre épais ne représente rien qu'un caillou, au lieu qu'une belle glace bien pure et bien nette passera pour sale parce qu'il y a un peu de boue. Il faut fondre le premier verre pour le purifier et le changer de forme à force de l'affiner au feu, pour le rendre propre à représenter les objets ; au lieu qu'au dernier, il ne faut qu'une goutte d'eau pour rendre sa glace toute belle et toute pure.
Je vous salue mille fois dans l'Amour enfant et souffrant : ô les deux grands états ! J'espère que vous connaîtrez un jour Notre- [501] Seigneur Jésus-Christ. Durant toute la voie Notre-Seigneur disparaît, et la vue de ses états, aussi bien que la Sainte Vierge et les saints : il faut tout laisser disparaître, parce qu'autrement cela tire l'âme de son unité en la multipliant, quoique d'une manière bonne1. Mais lorsque l'âme est retournée à son principe et qu'elle est perdue en Dieu, elle retrouve tout cela en Dieu sans sortir de Dieu et sans se multiplier en nulle manière, participant en cela aux qualités de son Dieu, qui est un et multiplié sans que la multiplicité empêche l'unité, ni l'unité la multiplicité. Ce n'est plus des vues ou connaissances distinctes et bornées de Jésus-Christ, mais l'âme devient elle-même un autre Jésus-Christ. Lorsque l'âme est encore en elle-même, elle attire toutes choses à elle, et elle voit Dieu en elle et dans toutes les créatures ; mais lorsque l'âme est transportée en Dieu, elle porte avec elle toutes les créatures en Dieu et elle ne voit plus rien hors de Dieu ; voyant tout en Dieu, elle voit tout en vérité. C'est ce que David appelait [502] : Voir la lumière dans la lumière2.
Je prie Dieu qu'Il vous donne l'intelligence de ce qu'Il me fait vous dire, et que vous apportiez la docilité et l'acquiescement pour les vérités qu'Il vous fera pénétrer. Vous ne me dites point quelles sont les attaques que l'on fait à votre fidélité : ne me cachez rien, je vous prie. Vous n'êtes pas simple et ouvert comme moi, il s'en faut bien. Dieu bénira votre simplicité et vous fera par là bien des grâces. Je ne vous cacherai pas une pensée.
0Apparence.
1Grande audace.
2Ps 36, 10.
O que l'état que je porte, si petit et si abandonné, est étrange, et qu'il est rare ! Jésus-Christ se plaît de s'exprimer en moi d'une manière que Lui seul connaît. Il m'était montré ce matin comme les stigmates de saint François n'étaient qu'une [503] figure extérieure des états qu'Il fait porter aux âmes. Lorsque saint Paul dit qu'il les portait1, ce n'est pas qu'il en eut d'extérieurs dans sa chair, mais c'est qu'il portait les états de Jésus-Christ. J'éprouve deux choses que j'aurais peine à vous faire comprendre : et la force d'un Dieu, et la faiblesse d'un enfant. Ô si Dieu vous donnait la lumière de cet état et combien il faut qu'une âme soit à Lui pour la traiter de cette sorte ! Dieu prend une âme qui s'est entièrement livrée à Lui, la dépouille de tout ce qu'elle a de propre, lui ôte toute volonté, toute liberté, tout être moral, toute subsistance, puis la rend si souple qu'Il la met à son gré d'une manière ou d'une autre : Il l'élève jusqu'au plus haut des cieux, puis Il l'abîme dans les enfers ; Il la rend pure comme le soleil, puis Il la plonge dans la boue, selon ce beau passage de Job : Quand je serais pur comme la neige, ne me jetterez-vous pas dans l'ordure2 ?
Si l'âme est anéantie, elle ne change point de constitution pour tous ces [504] états différents : elle demeure toujours la même et, n'étant plus, elle ne prend plus d'intérêt à ses propres douleurs. Elle voit avec complaisance que Dieu prend plaisir à la salir afin d'avoir celui de la purifier. Tout état est égal pour une âme qui sait aimer, aussi bien celui qui la fait la plus misérable des créatures comme celui qui la ferait ange, sans qu'il lui vienne une plainte de cet état ni un désir d'en sortir : elle se plaît dans son abjection comme dans un autre état, parce qu'elle y est par ordre de son Roi. C'est la marque du parfait anéantissement. Mais qu'il y a peu d'âmes de cette sorte ! Dieu s'en est fait quelques-unes dans l'Ancien Testament, qui ont été connues, plusieurs dans le Nouveau, qui ont été cachées. Ce sont ces sortes d'âmes ainsi anéanties qui sont propres à porter Jésus-Christ Lui-même, encore faut-il que ce soit des plus anéanties. Je prie Jésus-Christ, le plus anéanti de tous les hommes, de vous faire concevoir et goûter ce qu'Il me fait vous écrire.
1Ga 6, 17.
2Jb 5, 30-31.
[505] On1 se connaît, monsieur, sans s'être jamais vu ! Et il y a en notre cœur un juge qui juge des autres cœurs. Vous m'entendez assurément, et un seul mot que vous m'avez dit dans votre lettre me fait comprendre que vous m'entendez, puisque vous entendez la parole du Verbe, qui non seulement se fait entendre en vous, mais même se communique d'un cœur dans un autre lorsque tout est réduit en une parfaite nudité et unité : c’est dans ce parler ineffable que je vous en dis plus que je ne saurais vous en dire ; c'est par lui qu'on se communique sans qu'il soit besoin d'aucune expression sensible, puisque ce silence très profond et toujours éloquent se fait mieux entendre que toutes les paroles possibles. Mon cœur est uni au vôtre dans Celui qui ne souffre ni diminution ni partage.
1A partir d’ici lettres sur la communication cœur à cœur et la façon dont Madame Guyon « porte » les gens.
O mon enfant, comprenez toujours de plus en plus les desseins de Dieu sur ses pauvres créatures : Il ne les destine à rien moins qu'à être sa possession et Il se rend Lui-même la leur. Que véritablement cette portion0 est délicieuse ! Le dessein du Verbe, en s'incarnant, a été de se communiquer à tous les êtres propres à recevoir ses communications. Il est la seconde Personne de la Trinité, ce qui nous montre qu'Il ne reçoit que pour répandre, et Il donne autant qu'il reçoit : il reçoit tout Dieu et Il communique tout Dieu, et de cette communication procède un Dieu. O mystère des mystères ! Le Verbe s'est incarné pour se communiquer à nous d'une manière ineffable ; Il a pris pour cela notre nature. Sa communication est une communication de silence ineffable, communication qui fait un flux [507] et reflux continuel du Verbe dans l'âme, de l'âme dans le Verbe, de l'âme dans les autres âmes, et tout se termine dans l'amour.
O Verbe-Dieu, pourquoi y a-t-il si peu de cœurs propres à recevoir vos divines communications ! Préparez, étendez le cœur de N. à l'infini, puisque vous le rendez capable d'entendre mon langage muet qui n'est autre que Vous-même, ô mon divin Verbe, qui vous communiquez par le moyen de ce pauvre cœur à une infinité d'autres cœurs : dilatasti cor meum1. Je ne m'étonne point si saint Jean était l'apôtre de la dilection ; c'est que son cœur était préparé à recevoir du2 Verbe dans ce repos sacré qu'il goûtait souvent sur la poitrine de son cher Maître : c'est là qu'il puisa son In principio3 et qu'il apprit par ce qu'il goûtait au-dedans de lui-même la génération éternelle du Verbe.
Il viendra un temps où tout vous [508] sera inutile parce que la communication du Verbe vous apprendra toutes choses : vous verrez la lumière dans la lumière même. C'est là que mon cœur dit au vôtre tout ce qu'il lui doit dire.
0Employé en droit pour la part revenant à chaque héritier. (Rey).
1Ps 119, 32 : Vous avez élargi mon cœur.
2A partir du.
3Jean 1, 1.
Dieu me donne les choses de telle sorte qu'elles me viennent comme des pensées purement naturelles dans le moment. Je sais que cela est, et je le dis et l'écris, sans savoir pourquoi je le dis ; cependant tout se vérifie à la suite, et Dieu ne m'a point encore trompée, parce que je n'ai point ces sortes de choses par des lumières évidentes, mais comme si je les savais déjà. Elles se [509] trouvent en moi de cette sorte. Mais comme mon état est très nu et fort pur et qu'il n'en reste rien1, lorsque l'on m'en reparle, je ne sais pourquoi j'ai dit cela et je ne sais que répondre. Cependant, Dieu vérifie ce qu'Il a fait dire.
Les lumières ou les paroles intérieures qu'on a ont souvent des significations différentes de ce qu'on s'imagine, parce que les expressions distinctes et les lumières portent cela avec elles. Mais ceci est tout différent : c'est comme une chose qui est, sans savoir qui l'a apprise ni pourquoi on la dit. Il y a de ces sortes de choses certaines qui portent avec elles une certitude avec une onction : celles-là sont assez infaillibles. Il y en a d'autres qui se disent tout naturellement et sans y penser : elles viennent cependant du fond et celles-là sont immanquables. Mais il y a de simples pensées que la conversation ou le raisonnement font venir : celles-là n'ont rien de fixe ni d'assuré. Et qui voudrait que, parce [510] qu'une personne est à Dieu au point d'avoir cette [première] science simple2, [que] tout ce qu'elle dit par son esprit ou raisonnement naturel sur les choses qu'on lui propose, ait le même caractère, se tromperait beaucoup. Ainsi cela doit faire une grande différence.
Il y a des âmes qui ne m'appartiennent point, auxquelles je ne dis rien de tout cela, mais celles qui me sont données, comme la vôtre, Dieu en me les appliquant intimement me fait aussi connaître ce qui leur est propre et le dessein qu'Il a sur elles. Je l'ai connu, et je vous l'ai écrit dès le commencement, dans le temps même que je n'avais point de commerce de lettres avec vous ; et Dieu l'a voulu de la sorte afin de vous faire voir que son Esprit est vérité. Et à mesure que dans plusieurs années d'ici, le reste se vérifiera, ce vous sera un témoignage qu'Il a voulu se servir de ce méchant néant pour vous communiquer Ses miséricordes et pour l'accomplissement de Ses desseins sur vous afin de vous servir de contrepoids. C'est donc un [511] moyen d'avancement et de communication intérieure pour vous, quoique de loin, et qui ne peut être interrompu pour [par] la distance des lieux : il ne le pourrait être que par le défaut de correspondance de votre part, si vous veniez à juger cela inutile, et même à croire par indifférence qu'il est mieux de ne point vouloir son avancement, en quoi vous vous tromperiez, car Dieu veut assurément cette docilité de vous pour un temps, jusqu'à ce qu'Il vous ait entièrement perdu en Lui. Alors ce ne sera plus une communication pareille à celle d'une fontaine supérieure qui se déchargerait dans une autre, mais comme deux rivières qui, portées l'une dans l'autre à la mer, ne sont plus qu'un seul lit égal, qui n'est plus qu'une même eau.
1Rien ne causant espèces, et tout étant comme devenu naturel. (Dutoit, entre parenthèses).
2Qui est le fruit d'une extrême mort. (Dutoit, entre parenthèses).
[512] Il semble que je vous porte partout sitôt que je suis seule en paix, et il se fait en moi une prière continuelle qui est comme un état inséparable de mon fond, lequel est fixe et invariable quoique la disposition varie. En effet cet état d'immolation et de prière continuelle, d'unité foncière, ne varie jamais, mais la disposition varie très souvent. Pour l'ordinaire, c'est d'une manière sèche et avec peu de correspondance ; d'autres fois, c'est plus aisé, doux et suave, et j'éprouve des moments d'une correspondance qui fait que rien n'est suspendu, sans que je fasse la moindre chose pour l'entretenir, pas même par un souvenir. Cela me paraît si pur, [513] si indépendant, si parfait, qu'il me semble qu'à moins d'un avancement extraordinaire en Dieu, il est difficile d'être unie de cette sorte et de posséder ces âmes en Dieu plus réellement que les amis les plus présents qui ne sont pas de même. C'est la Communion des Saints, et c'est de cette sorte que Dieu se communique à Ses saints, qui lui sont d'autant plus chers qu'ils lui sont plus ou moins proches. En cette manière les saints et les anges ne sont point proches de Dieu seulement pour occuper dans le Ciel un lieu plus élevé et plus proche de Lui, mais pour Lui être plus unis.
Je comprends par mon expérience, toute misérable que je suis, que Dieu ne pourrait pas ne point aimer, ne point s'écouler et ne point se communiquer sans cesse dans une âme qui Lui est unie de cette sorte ; et, quoique ce soit en Dieu une action libre de s'unir à la créature et de la purifier assez par les moyens qu'Il choisit Lui-même pour se la rendre conforme au point qu'elle Lui soit proche ainsi que je le dis, ce n'est point cependant une action libre en Dieu de ne point [514] aimer et de ne point se communiquer à cette créature qu'Il a disposée de la sorte : Il s'y communique nécessairement après qu'Il l'a disposée librement ; et, plus cette créature est proche de Dieu en manière de centre éminent, plus Dieu nécessairement l'aime et se communique à elle. Dieu cesserait aussitôt d'être Dieu qu'Il cesserait de se communiquer par amour à une âme bien disposée. Sa nature est communicable à tous les êtres propres à recevoir ses communications, et il serait, pour ainsi parler, plus violent à Dieu de ne se point communiquer à l'être purifié et préparé pour cela qu'à cet être préparé de ne point recevoir la communication, de même que la précipitation de l'air à se communiquer dans un vide est plus forte que l'attrait de ce vide pour attirer l'air.
Cette comparaison ne me paraît point encore assez propre. Dieu donc se communique nécessairement à tous les êtres propres à recevoir ses communications, car il est aussi essentiel à Dieu d'être un être communicatif que d'être un être simple. Il est vrai qu'Il était content [515] de la communication qu'Il avait en Lui-même de toute éternité avec Ses divines Personnes, et que comme la Trinité en Dieu est aussi essentielle à la Divinité que l’Unité, qui est en Dieu le terme de Ses communications, Il était suffisant à Lui-même de se communiquer autant qu'Il était communicatif. Mais ayant pris le dessein de créer des êtres propres à recevoir au-dehors une extension de Ses communications qui dussent toutes retourner à leur principe, il fallait nécessairement qu'Il se communiquât à ces êtres disposés pour cela, et il est après cela impossible qu'Il ne s'y communique pas.
Or, ces êtres ne sont disposés qu'autant qu'ils sont désappropriés parce que par cette désappropriation ils rendent à Dieu tout ce qu'ils en reçoivent, car Dieu ne peut communiquer qu'à proportion que ce qu'Il communique retourne à Lui ; c'est comme une circulation, et il faut que tout se termine dans le principe d'où il dérive. Je dis donc que Dieu se communique à Ses saints à proportion de l'étendue de leur désappropriation. [516] Or, comme les sept Esprits bienheureux sont ceux des anges qui sont les plus proches de Dieu et auxquels Il se communique plus abondamment, c'est pour cela qu'ils ne quittent jamais le trône de l'Agneau. Les Séraphins sont les plus aimés et les plus aimants parce que ce sont eux, de tous ces esprits, qui reçoivent une plus abondante communication ; et quoique Dieu se communique abondamment aux autres esprits bienheureux, ce sont pourtant ceux qui sont plus proches de Lui qui reçoivent les plus fortes communications et qui servent de moyen, sans moyen qui termine.
Pour la communication des autres esprits, la Sainte Vierge est de toutes les créatures celle qui reçoit le plus abondamment : elle est comme la première hiérarchie de tous les hommes. Elle est le moyen, sans milieu cependant, par qui toutes les grâces leur sont communiquées. Je m'explique. Tant que nous sommes en nous-mêmes, tous les moyens des grâces de Dieu, quelque saints et relevés qu'ils soient, sont [517] aussi des entre-deux, parce qu'en servant à attirer la grâce ou servant de moyen à la communiquer, ils la terminent. Mais lorsque l'âme est entièrement désappropriée et sortie de soi, ces moyens de communication étant d'eux-mêmes sans nulle propriété et ne pouvant rien arrêter, sont alors des moyens sans milieu ni entre-deux, et Dieu se communique alors Lui-même avec la même abondance par eux que s'ils ne l'étaient pas, et quoiqu'ils servent encore de moyens de communication, la communication ne laisse pas d'être immédiate.
Il y a deux moyens par lesquels le fleuve s'écoule dans la mer : il y a son lit, qui lui sert de moyen si nécessaire que sans lui il ne s'écoulerait jamais ; cependant tant que ce fleuve est dans ce lit, il peut être arrêté et détourné par l'artifice. Il y a de plus la pente de l'eau à s'écouler, et sa fluidité, qui est un moyen ; ce moyen est aussi nécessaire que le premier, cependant c'est ce même moyen qui le rend facile à être [518] détourné de son cours rapide. Cette pente et fluidité le conduit à la mer et, dans la mer même, il lui sert à se mêler et à s'enfoncer encore plus en elle ; alors ce moyen n'est plus ni milieu ni empêchement, et quoiqu'il soit un moyen qui fait le mélange admirable d'une eau avec une autre eau, il ne fait plus d'entre-deux, et ce même moyen fait une communication immédiate. J'ai peine à trouver une comparaison juste pour bien exprimer ce que je veux dire.
Je dis donc que les moyens qui ne sont point mélangés par la propriété n'empêchent point que l'union soit immédiate. Ce qui fait un empêchement en un temps n'en fait point en un autre. La Sainte Vierge et les saints nous sont donnés à la vérité comme des moyens de monter à Dieu, mais ces moyens nous serviront de milieu et d'entre-deux si nous nous y arrêtons un instant. C'est de cette sorte que Jésus-Christ disait à ses Apôtres qu'il était expédient qu'Il les quittât1 parce qu'Il devait leur servir de moyen pour monter à Son Père, [519] et ce moyen devait être quitté, comme tous les autres, afin de les faire perdre en Dieu sans moyen. Mais ces moyens, nous ayant conduits en Dieu et ayant été perdus comme moyens de monter et comme moyens qui terminent, ils servent en Dieu à nous communiquer Dieu même avec plus d'abondance, comme une eau prompte et rapide entraîne quantité de gouttelettes qui s'arrêteraient seules, et les abîme avec elle dans l'océan.
Or, je dis que Dieu, comme être communicatif communiquant à tous les êtres épurés Ses qualités, Il les rend Lui-même des êtres communicatifs quand ils sont assez purs pour ne communiquer que Lui-même, et alors c'est en eux aussi bien qu'en Dieu, une nécessité de se communiquer sans choix et sans élection. Il leur est rendu nécessaire de se communiquer à proportion que les âmes leur sont plus proches et plus unies en charité. Et, comme tous ces petits moyens de communication (que j'appelle petits à l'égard du Tout qui se communique) sont disposés de telle sorte qu'il n'y a [520] pour eux nul choix ni nulle inclination. Le Maître les gouverne comme un excellent jardinier qui arrange des canaux : Il dispose l'un d'une façon et les autres d'une autre, en sorte que, quoique ces canaux ne reçoivent de la même source que pour répandre, il faut qu'ils ne répandent nécessairement qu'aux endroits où ils sont situés, et qu'ils se déchargent sans choix sur ceux qui leur sont les plus proches. L'eau qui se répand dans d'autres canaux différents est la même, il est vrai, et en source elle ne fait qu'une même et seule eau, comme elle n'en sera éternellement qu'une même y étant retournée ; mais cette eau n'a pas pour cela aucune pente marquée vers aucun côté : il faut que nécessairement elle suive celle qui lui est donnée sans choix et sans élection. De cette sorte, le moyen ne sert jamais d'empêchement et d'entre-deux.
Saint Jean était le seul des Apôtres disposé à recevoir la communication du Verbe en cette manière, aussi quoiqu'il fût le plus jeune des Apôtres, il ne laissait pas d'être l'Apôtre de la dilection. Et pourquoi était-il le bien-aimé ? [521] C'est qu'il était celui qui pouvait recevoir cette communication immédiate, comme nous l'avons dit. Et comme la communication du Verbe est une communication d'amour, il aime nécessairement ceux dans lesquels il se communique de cette sorte. Saint Jean nous a appris qu'il recevait cette communication sans moyen, puisqu'en reposant sur le cœur de Jésus-Christ, il recevait et approfondissait des secrets infinis dans un silence ineffable dont sûrement il n'était pas apprenti. Ô divin Maître, qu'il y avait longtemps que Vous Vous communiquiez de cette sorte à votre disciple et que vous vous écouliez en lui ! Il s'était fait une transfusion si admirable de Jésus-Christ dans saint Jean, et le Maître s'était tellement écoulé dans le disciple en manière ineffable que Jésus-Christ ne fit aucune difficulté d'assurer à la croix que Jean n'était plus Jean, mais qu'il était Lui-même2 car, à mesure que Dieu s'écoule en nous, Il nous perd en Lui. C'est le même mouvement que celui des vagues de la mer : la même vague qui pousse, ce semble, [522] dehors, perd et abîme en soi ce qu'elle avait poussé. Jésus-Christ passe chez saint Jean et le chasse de chez lui, mais Jean ne sort de chez lui que pour passer en Jésus-Christ, aussi Jésus-Christ, lorsqu'on Lui parla de Jean, dit : Si je veux qu'il reste de cette sorte jusqu'à ce que je vienne3, marquant qu'il n'y aurait plus de changement à faire en lui puisqu'il était parvenu dans sa fin par le moyen de cette communication si ineffable. Il n'en était pas de même des autres Apôtres qui, n'ayant reçu la communication que par le moyen de la parole, étaient encore dans les moyens qui se doivent perdre, parce qu'ils terminent et servent d'entre-deux. Aussi il fallut qu'ils changeassent tous, mais Jean, affermi dans l'amour, étant devenu un autre Jésus-Christ, ne change plus et demeure ferme jusqu'à ce second avènement de Jésus-Christ qui est celui de Sa gloire.
Comme il est impossible que Dieu, étant Dieu, soit un moment sans se communiquer, et que s'Il pouvait un moment cesser Ses communications, [523] Il cesserait d'être Dieu4, de même il est impossible que l'âme en qui Jésus-Christ vit et règne seul, et en qui Il opère continuellement par Lui-même, (l'ayant disposée pour cela) soit un moment sans se communiquer. L'effet n'en est pas sensible ni aperçu pour l'ordinaire, à moins que Dieu ne le manifeste pour l'instruction de l'âme, mais il est très réel. Car il faut savoir que Dieu n'est point autre hors de Lui qu'il [n’]est en Lui-même : comme donc Il se communique sans cesse en Lui-même, aussi Il se communique sans cesse hors de Lui-même.
Son terme est proportionné à Sa communication, et ce terme étant Dieu, Il se communique tout Dieu. Mais il n'en est pas tout à fait de même dans Ses créatures qui sont bornées : Il s'y communique bien incessamment et Il communique tout Dieu, à la vérité, parce qu'Il est un tout indivisible, mais Il ne se [524] communique qu'à proportion de la capacité qu'Il a mise en chacun de nous. C'est le même Dieu qui est tout en nous, mais quoiqu'Il se communique tout en tous, Ses communications sont aussi différentes que les hommes sont différents. Et c'est là la magnificence d'un Dieu qui n'envisage que Lui-même dans ce qu'Il opère, comme Il ne peut opérer que par Lui et pour Lui, parce qu'Il est également et principe et fin de toutes choses.
Les hommes Lui sont d'autant plus proches qu'Il se les [est] rendus plus semblables. De sorte que l'homme ne peut être proche de Dieu pour être l'objet de Ses complaisances, de Son amour et de Sa communication immédiate, qu'Il ne soit comme Dieu, c'est-à-dire que Dieu soit son seul principe et sa fin, ce qui ne peut jamais être que par l'entière désappropriation. De là vous pouvez voir que ce ne sont point les œuvres en elles-mêmes, quelque saintes qu'elles paraissent, ni les extrêmes misères qui nous approchent ou nous éloignent de Dieu, mais la parfaite désappropriation.
Vous voyez de plus que ce n'est pas [525] de nous qu'il dépend de nous donner un penchant ni un mouvement de communication. Mais ce qui dépend de nous, c'est de nous laisser en la main de Dieu comme un pur instrument, afin qu'Il nous dispose comme il Lui plaît, en sorte que, lorsqu'Il nous a disposés et tournés d'un côté, nous n'y avons point de part ; et, quoique la personne à laquelle5 on nous donne, doive avoir à notre égard une souplesse et une docilité infinie6, elle n'a cependant nulle obligation à la créature par qui ces miséricordes lui sont faites, et cette créature n'en est ni meilleure ni plus sainte. Tout ce qu'il y a, c'est qu'elle est souple et désappropriée, que les communications qui se font en silence et sans l'entremise des sens, lorsque l'âme est assez pure pour s'y ajuster, sont les plus efficaces, et avancent plus l'âme en une heure que plusieurs mois [526] de tout autre communication ; que c'est la fin et le terme de toutes les communications de Dieu dans la créature. Et c'est ce qui rend la communication ferme et continuelle. Tout autre communication ne peut point avoir ces qualités. Enfin, c'est ce qui nous rend entre nous un même esprit et qui nous fait être un même esprit avec Dieu.
1Jean 16, 7.
2Jean 19, 26.
3Jean 21, 12.
4Sa Trinité et son Unité n'ayant pourtant aucun instant. (ajout Dutoit)
5C'est-à-dire : vers laquelle on nous tourne. (Dutoit).
6Sans quoi malgré sa bonne volonté, elle resterait toujours arrêtée et sans rien recevoir. (Dutoit).
Un feu secret, insensible, caché, inconnu, me dévore et me laisse souvent sans parole. La conduite de Dieu est bien éloignée de tout ce qu'on s'imagine. Il faut s'y abandonner sans réserve. Il faut recevoir tout ce que Dieu vous donne quel qu'il soit : Il en exécutera tout ce qu'il Lui plaira. Il me semble que je n'ai nulle part en tout cela : je n'aurai part qu'à la croix et à l'opprobre, aussi est-ce mon partage, tout le reste m'est étranger.
Je ne suis nullement en état à [527] présent de vous écrire si Dieu ne me change de disposition, ou vous n'aurez que ce mot de moi, et peut-être point. Tout ce qui parle d'avantages ou de grandeurs futures me déchire ; il n'y a que l'abjection, la boue et le reste qui soit mon centre, à cause de mon indignité. Dieu me rejette ; c'est pourquoi Il m'ôte toute inclination à aucun avantage de nature ou de grâce.
Si je pouvais porter jugement de quelque chose, je croirais que la délivrance approcherait, à cause de l'horreur que Dieu me donne de cette délivrance ; je ne sais si vous comprendrez ma disposition. Mon âme a horreur de tout appui ou soutien, et sitôt qu'il en peut venir par quelque endroit, elle le rejette comme une chose qui n'est pas pour elle. Dieu tient l'âme dans un si grand assiégement qu'il semble qu'elle n'ait plus de commerce avec son corps et qu'il lui soit étranger aussi bien que toutes les créatures. Vous à qui je suis unie d'une manière très particulière et qui ne peut être divisée, cependant je ne sais où vous prendre dans ces grands assiégements, et il me semble que vous [528] êtes perdu en Dieu avec moi, ou que vous m'êtes étranger comme je le suis à moi-même. Toutes les créatures me sont à charge ; mon corps est accablé et perd ses forces, qui lui sont rendues dans des moments pour lui être ôtées. Il me semble que si je vous avais cependant, je serais soulagée parce que vous comprendriez peut-être mon état dont je ne peux rien dire puisqu'il ne touche point le sens et qu'il est dans une nudité inconcevable. Cependant un Maître souverain et fort fait tout ce qu'il Lui plaît : Il jette Sa créature dans l'état apostolique, lui donnant une fécondité admirable et facilité de s'exprimer ; d'autres fois, Il la rend si muette qu'elle ne peut ouvrir la bouche pour parler. Il est maître et maître absolu.
Je fis hier assurément quelques fautes après que je fus hors du parloir ; j'y fis réflexion et il me semble que j'étais toute sale. Je ne sais si c'était la réflexion qui me salit ou une parole que je dis avec vue propre, non volontaire, mais précipitée. Il est certain qu'il y a bien longtemps que je n'ai éprouvé pareille saleté. J'avais fait une faute aussi l'après-dîner qui n'était pas moins considérable. Lorsque j'eus contracté cette saleté, je fus rejetée hors de Dieu dans une partie de moi-même comme vous voyez la mer qui jette hors certaines choses qu'elle reprend après et les [532] engouffre plus fortement dans son sein : il m'en est arrivé tout de même, et j'ai été rejetée sans pouvoir faire l'ombre d'une action pour rentrer. Il m'a fallu demeurer là jusqu'à minuit que Dieu m'a reprise Lui-même. L'âme dans son impureté est demeurée fixe et immobile comme un rocher, sans pouvoir non seulement faire le moindre reproche à Dieu, mais même sans en être fâchée pour peu que ce soit : elle ne veut pas même ne L’avoir pas, demeurant là comme ce qui n'est pas, ressentant fortement et vivement qu'elle est rejetée, ce qui est une peine de souffrance très grande, mais non de repentance. Je n'avais jamais fait épreuve de cet état, et si je pouvais avoir de la peine et du doute, je croirais qu'il serait mauvais, mais il m'est aussi impossible de croire cela comme tout le reste. C'est à vous d'en juger. Il me vint en pensée ce que dit sainte Catherine de Gênes : Les autres font des fautes, les pleurent ; j'en fais et je ne les pleure pas1.
Tout ce que je sais est que de [533] toutes les fautes qui se font dans l'état où je suis, il n'y en point qui déplaisent tant à Dieu qu'une parole et action faite pour soi, et une réflexion. Ô si je pouvais faire comprendre ce que c'est que propriété et agir pour soi, il n'y a personne qui ne préférât l'enfer à agir avec vue délibérée pour soi-même ! Ô aveuglement horrible des hommes qui ne travaillent, n'agissent et ne parlent que pour eux-mêmes, et qui sont eux-mêmes la fin de leurs actions ! S'ils savaient le tort qu'ils font à Dieu en se faisant eux-mêmes leur fin, et comme ils renversent l'ordre de leur création, ils en seraient effrayés ! Cependant la vie n'est pleine d'autre chose.
Il me semble qu'il y a deux passages en l’Écriture qui prouvent bien cela : l'un qui dit que l’Épouse a blessé son Époux par l'un de ses yeux2 : il semble ne faire qu'un œil de ses deux yeux à cause de cette pureté de vue, qui ne doit jamais se regarder ni sortir de dessus l’Époux. Le second est dans l’Évangile, qui dit : Si votre œil est simple, tout [534] votre corps sera lumineux3, c'est-à-dire qu'il ne peut y avoir de véritable pureté que dans cette vue unique, et que rien ne déplaît tant à Dieu qu'un seul détour, comme je l'ai expérimenté.
L'âme ainsi rejetée de Dieu pour son impureté y demeure tant que Dieu ne l'ait purifiée et la reprenne. Après qu'il l'a reprise, il lui serait aussi impossible de sentir la peine de ce rejet et de cette impureté comme de rentrer en Dieu s'Il ne la reprend et ne la purifie. Je n'ai pu me défendre de vous écrire ceci sans que je pense à m'en confesser que dans le temps, ni à me priver de la communion. Il faut que je demeure ainsi bâtie et que je souffre les saletés vieilles et nouvelles que j'ai contractées, qui ne me sont plus pénibles, Dieu m'ayant reprise en Lui. Ce rejet de Dieu est un purgatoire, et serait un enfer s'Il rejetait le fond et le centre de l'âme, mais celui-là demeure en Dieu invariablement, car, comme les fautes n'atteignent point jusqu'à Lui, Dieu ne rejette que ce qui a contracté l'impureté et en fait séparation.
1Vie, ch. 16.
2Ct 4, 9.
3Mt 6, 22.
Dieu me traita hier à Sa mode et il fallut Le laisser faire, et, pour ne m'y pas opposer, j'allais me cacher. L'impuissance où j'étais de parler et d'être vue m'y obligea. C'était une douleur si violente et pénétrante que je ressentais d'une manière que je ne puis exprimer. Ce mal venait d'avoir résisté à Dieu en quelque chose qui ne me paraissait néanmoins qu'une bagatelle et hors de raison en quelque façon ; cela me dura jusqu'à ce que je fisse ce qui était en mon pouvoir pour Lui obéir.
Je ne m'étonne pas que vous ne goûtiez pas pour vous le P. ** : il ne vous est pas propre, sa lumière n'est pas assez avancée, et il vous assujettit à de petites formalités à quoi Dieu veut que vous ne vous arrêtiez pas. C'est ce qui vous est marqué par ces impuissances où Il vous met de faire ces choses à moins que vous ne vous [536] forciez, et c'est ce qui vous cause du trouble quand vous le faites. Le P. *** n'est pas non plus propre pour vous.
Dieu veut à présent vous conduire seul et que vous vous serviez de ... pour vous anéantir davantage, car un homme docte vous servirait d'un trop grand appui. Ô je sens bien que votre âme m'a été donnée, je n'en puis douter. Suivez bien les mouvements du bon Dieu, et les providences qui viendront ; surtout il ne faut rien prévenir ni violenter. Si vous continuez à toujours aller sans hésiter, vous avancerez beaucoup, et j'espère de votre âme plus que je ne vous puis dire. Comme j'étais à ..., il me vint tout à coup une union pour vous, quoiqu'il y eût longtemps que je n'y pensais pas. J'eus même un mouvement de vous écrire car il me sembla alors que je devais servir à votre âme.
[537] Dieu me fait éprouver un état que je ne puis bien exprimer : c'est dans l'expérience des imperfections. C'est quelque chose de très subtil et très délicat, et cependant très rude pour la nature ; sitôt qu'elle est tombée en imperfection, elle souffre comme un brouillard, ou plutôt comme si l'on soufflait sur une glace d'un miroir qui la ternit. Ce n'est plus comme autrefois des peines dévorantes, mais c'est une peine plus intime, et d'autant plus forte que l'âme n'y peut point remédier par aucun moyen. Car si elle veut faire quelque action, intérieure ou extérieure, pour simple qu'elle soit, elle connaît fort bien qu'elle se salit davantage, et que c'est la nature qui fait ce qu'elle peut pour se délivrer de ce défaut qui lui est plus difficile à porter que la vue [538] des démons, car la vue des démons est quelque chose de dehors et qui n'entre point dans le fond, au lieu que cette imperfection est vraiment foncière. Elle n'y peut remédier par la confession, car outre que souvent elle ne peut distinguer l'imperfection, c'est que, lorsqu'elle la distingue, elle ne la peut dire pour être subtile, et elle n'a pas de termes pour l'exprimer ; de plus on ne l'entendrait pas, et je crois même que de se confesser exprès serait un grand défaut, car alors on se délivrerait de sa peine.
Tout ce que l'âme peut faire est de la porter en grande passivité, et je crois que c'est là ce qui est le plus difficile à porter passivement. Car si l'on n'y prend garde, la nature voudrait insensiblement faire quelque action simple sans action, un je ne sais quoi de très subtil pour ôter ce brouillard. Je l'aperçois de loin quelquefois, et l'âme demeure et laisse évacuer cette action subtile.
Je vous prie de me dire comment, [539] lorsque je me confesse, je dois exprimer ces sortes de choses, car ce sont vraiment des défauts qui ternissent et mettent un entre-deux entre Dieu et l'âme, et l'âme ne peut par elle-même s'en défaire, étant des choses involontaires et d'une nature que l'on a peine à comprendre, quoiqu'on l'expérimente très fortement, mais très profondément. Ô que Dieu est pur !
Il me semble que je connais ce que dit sainte Catherine de Gênes lorsqu'elle dit qu'elle craint plus une propriété que le diable1, car le diable ne peut point causer le brouillard dont je parle, il peut bien troubler les sens, mais cela est si éloigné du fond que rien plus.
1En sa Vie ch. 13 et 16. (Dutoit).
Je suis si muette que c'est pitié. N. s'en désole : elle croit que c'est par défaut d'amitié ; à cela, je ne [540] puis répondre autre chose sinon que cela n'est pas, mais je ne puis parler. Ce n'est pas recueillement, mais vide entier et impuissance. Ce fond est fermé à clef et ne peut être ouvert par moi. Je vois bien que je deviens insupportable à celles qui veulent des correspondances humaines, mais il n'est pas en mon pouvoir de faire autrement. Il me vient parfois en pensée ou que Notre-Seigneur me devrait ôter du monde ou me rendre plus sociable, mais la pensée passe et je retombe je ne sais où. Je ne comprends pas même ce que l'on me dit pour y répondre, particulièrement à ce qui est humain, sans savoir ce qui me tient ainsi séparée de ces choses.
Je voudrais bien vous dire quatre mots. L'amour le plus pur n'est pas toujours le plus lumineux ni le plus violent, mais l'amour véritable est l'Amour-Dieu qui s'aime Lui-même comme Il le mérite. Cet Amour est aussi différent de l'autre que l'infini l'est du fini, le créé de l'incréé. Quelque grand que soit l'amour qui est dans la créature, il est bien petit, mais l'amour dont Dieu s'aime Lui-même [541] dans l'âme anéantie et qui n'a plus d'amour pour Dieu qui lui soit propre, est immense et sans défaut, et s'il y en a, il vient de ce que la créature s'en mêle. Cet Amour-Dieu est trop pur pour être distingué, connu et compris de la créature. Ô Amour pur, Amour-Dieu, fais-je mal de me tenir un peu enfermée dans ma chambre ? Je n'ai que ce soulagement. Si cependant Vous ne l'approuvez pas, je tâcherai de faire autrement.
Comme je ne veux et ne puis résister à la grâce, je vous dirai ce que j'ai eu sur vous lorsque je vous parlais et que votre âme n'acquiesçait pas parce qu'elle était dans un état naturel. Je voyais que la moindre résistance faisait tomber insensiblement l'Esprit qui est en moi à votre égard. Là, il me fut montré et la délicatesse de l'Esprit directeur, et la force de la liberté de l'homme, et comment cet Esprit s'arrête par la moindre résistance et qu'Il semble respecter cette liberté. Je voyais en même temps mon impuissance d'agir par moi-même, car je voyais qu'à mesure que cet Esprit se retirait, toute action m'était ôtée, et j'avais un plaisir infini de voir que [544] Lui seul conduisait par moi, de sorte que pour rien au monde je ne voudrais ajouter ni diminuer à cet Esprit. Aussi m'était-il montré que cet Esprit étant infiniment libre, Il était plutôt prêt à se retirer que de souffrir des bornes et des limites.
Je ne parle pas de l'Esprit de grâce, mais de l'Esprit directeur. Cet Esprit se présente, mais il ne force à rien : il est tout prêt de se retirer, sans cependant cesser de faire du bien à l'âme. Et je voyais aussi que si je pouvais vous promettre d'agir d'une manière ou d'une autre, j'agirais contre cet Esprit, Esprit si pur qu'il rejette toute raison et n'en veut aucune de son procédé que lui-même : aussi n'a-t-il nulle inclination impétueuse de faire quelque chose, mais il demeure fixe dans sa délicatesse. Ô esprit pur et nu, heureux celui qui se laisse conduire nûment à vous !
Ce fut pour cela que je vous dis que si vous n'acquiescez pas, je n'aurai plus rien pour vous aider. Ô que cette conduite si pure et nue est différente de celle de la raison et de la science ! Dieu ne fait d'œuvre achevée [545] que sur le néant ; c'est pourquoi Il fait passer les âmes par des états terribles, pour leur ôter tout vouloir et non-vouloir, tout penchant et toute répugnance.
Je ne doute point que vous n'ayez été très touché de la mort de N. Rien ne m'était plus cher au monde. Il ne me paraît pas présentement que je l'aie perdu. J'ai souffert avant sa mort ; mais depuis sa mort mon âme s'est trouvée plus à l'aise et unie à lui, sans comparaison davantage que je ne l'étais quand il vivait. Vous le trouverez, avec vos autres amis, en Dieu. Quoique l'on ne sente pas les mêmes unions pour tous les saints, on ne laisse pas de leur être uni d'une manière très spirituelle, mais Dieu ne nous fait discerner cette union que pour certains et non pour [546] d'autres. Il viendra un temps où vous perdrez même la perception de ceux auxquels vous êtes si unie. Dieu a Ses desseins en tout ce qu'Il fait. Il nous fait comprendre par le sentiment de quelques unions comme celles-là, ce que c'est que la Communion des Saints en Lui, car les âmes de foi ne sont point éclairées par des lumières particulières, mais par une expérience des choses que Dieu leur veut faire concevoir.
Soyez donc sûre que la Communion des Saints dont il est parlé et qui est un article de foi, est une union de tous ces petits êtres dans le grand Tout. C'est la consommation de l'unité que Jésus-Christ demanda lorsqu'Il disait : Qu'ils soient un comme vous et moi sommes un1. Il y aurait beaucoup à dire sur cette Communion des Saints sur la terre et dans le ciel. Il y en a peu de bien parfaites sur la terre parce qu'il y a toujours quelques petits obstacles qui empêchent ce recoulement uniforme dans l’Être originel. Ceux que Dieu doit unir à nous plus étroitement dans l'éternité, Il nous donne plus de pente pour leur être unis dans cette vie et pour détruire les obstacles qui empêchent cette union ; mais comme les sujets ne sont pas toujours préparés, cette union cause souffrance aux âmes supérieures auxquelles Dieu les a données et l'on éprouve douloureusement les entre-deux, ce qu'on n'éprouve point avec celles qui sont arrivées à leur fin : on les trouve là sans obstacle, et l'union que nous avons avec elles détruit même peu à peu ce qu'il y a en nous de contraire, et qui vient du rétrécissement qu'un reste de propriété forme en nous. Si nous étions tous sans propriété, nous aurions tous ici-bas la même union que vous éprouvez pour ceux qui ont quitté cette vie.
1Jean 17, 21.
Il m'est venu dans l'esprit que ce que Notre-Seigneur voulait [548] de moi n'était pas de soigner aux pauvres et aux corps. Lorsque j'ai été dans le monde, je les ai assistés et de ma personne et de mon bien, mais ce que je crois que Dieu demande de moi est d'aider les âmes à la perfection ; je ne sais ni par quel moyen ni en quelle manière ; c’est à Lui d'en fournir l'occasion, mais Il me donne un esprit tout apostolique, et il me semble que pour tirer une âme d'elle-même, de ses propres pratiques, de ses chaînes et appuis et de toutes ses propriétés, je donnerais ma vie.
Il est vrai qu'il y a quelque chose de très fort qui porte mon cœur à désirer la perfection des âmes, surtout des ecclésiastiques et des religieux : il n'y en a plus que de noms1. Ô mon Roi, quand régnerez-Vous absolument ? Ô que Votre règne advienne ! Non, Vous ne régnez pas même dans les âmes que l'on estime saintes, car vous ne régnez véritablement que dans le ciel et dans les âmes qui, ayant perdu toute volonté propre, font Votre volonté comme les Bienheureux dans le ciel. Ceux qui ont expliqué le Pater disent : « que Votre Royaume nous [549] advienne », comme s'ils entendaient de demander le ciel. Cette demande est trop intéressée. Il y a dans le latin : Que votre règne advienne, c'est-à-dire : que Vous soyez roi, que Vous ayez un domaine souverain sur les âmes que Vous avez acquises au prix de Votre sang. C'est l'unique prière que je ferai toute ma vie. Ô régnez, mon Roi, aux dépens de mille et mille moi !
1Pessimisme sur leur état intérieur.
Quelque grâce qu'ait une personne pour la direction, non seulement par l'écoulement de la [550] parole, mais de plus par la communication intime, qui est la direction la plus parfaite et la plus sûre, toutes ces grâces deviennent inutiles sans la foi, la docilité de l'esprit et la correspondance du cœur1. Le défaut d'une de ces choses arrête et suspend la grâce, combien plus celui de toutes ensemble ? Aussi le directeur éprouve-t-il que tout lui tombe des mains et qu'il devient inutile à ces âmes, non que Dieu manque à lui fournir ce qui lui serait nécessaire, le défaut d'ouverture est aussi un obstacle. Ainsi il se trouve que quantité de personnes que Dieu adresse à un directeur d'une grâce éminente, n'en profitent pas pour les raisons que j'ai dites ; ce qui est un grand dommage pour l'âme et un grand sujet de douleur pour la personne qui dirige, car ces personnes [les directeurs] n'ayant rien de distinct pour elles-mêmes à cause de leur perte en Dieu, demeurent à sec à cause du défaut de correspondance, ce qui cause plus de douleur qu'on ne peut dire et une certaine suspension obscure qui est une grande peine pour l'âme, et d'autant [551] plus grande que ces personnes avaient été données d'une manière plus spécifique. Mais lorsque la foi, l'obéissance, l'ouverture et la correspondance sont entières2, tout coule fort abondamment et l'âme profite plus en un mois qu'en plusieurs années d'une autre manière, ce qui est d'un grand soulagement et d'une grande consolation au directeur. Dieu semble verser d'autant plus abondamment dans son âme que le dirigé est plus fidèle.
Mais comme Dieu ne fait rien d'inutile, et qu'autre est la grâce donnée pour le directeur même, autre celle qui lui est donnée pour le dirigé, si le dirigé ne correspond pas, Dieu referme le robinet, et comme rien ne lui est perceptible que ce qui lui est donné pour les autres, il demeure comme desséché par le défaut de correspondance, ce qui met son âme dans une grande amertume et qui lui fait dire avec Moïse : Ai-je porté ce peuple dans mes entrailles3 ? Il semble que Dieu punisse [552] le père pour le défaut de ses enfants, comme le même Moïse le disait au peuple : Le Seigneur s'est mis en colère contre moi à cause de vous4. Dieu punit ces pères de l'infidélité de leurs enfants. Il fut dit à un prophète : Porte l'iniquité de mon peuple5 On se trouve affaibli6 quand ils le sont. Il semble qu'on commette leurs propres fautes. Enfin, on ne se connaît plus.
Jésus-Christ a voulu porter nos langueurs, avec cette différence qu'Il pouvait porter la peine que nous méritions, mais non pas nos imperfections et nos fautes en réalité. De quoi se plaint ce Sauveur ? Du défaut de foi et de docilité. Ô race incrédule et perverse ! Ô gens de peu de foi7 ! Dieu n'a-t-Il pas dit par Son Prophète : Si ce peuple m'avait obéi, je l'aurais en peu délivré de tous ses ennemis8 ? Si Dieu pouvait souffrir quelque passion, Il souffrirait lorsque le directeur est attristé. L’Écriture dit que Dieu [553] en est comme blessé jusqu'au fond du cœur9.
Ce n'est donc pas toujours lorsqu'on ne réussit pas dans la conduite des âmes, le défaut de lumière et d'une grâce éminente : c'est la faute des personnes dirigées. Et je crois que, de même que le directeur doit se déporter, par humilité, des âmes dont la grâce est supérieure à la sienne, il se doit aussi déporter de celles qui, n'ayant ni foi ni confiance ni ouverture de cœur, ne peuvent profiter de sa conduite10 car, ces personnes ayant plus d'estime et de confiance en d'autres, profiteraient davantage sous leur conduite pourvu qu'elles prissent des personnes conformes à leur grâce et non opposées. Il y a néanmoins cette différence que Dieu n'ayant pas choisi ces personnes11 pour conduire les âmes d'une manière spéciale, comme il avait fait le premier directeur, ces personnes ne passeront pas à un certain degré qu’elles auraient passé peut-être moins à leur contentement, [554] mais aussi plus à la gloire de Dieu et à l'avantage de ces mêmes âmes.
Il est donc de conséquence de suivre le dessein de Dieu sur nous, sans nous amuser à réfléchir de façon ou d'autre, et d'aller courageusement, malgré les tentations de l'ennemi, qui empêche autant qu'il peut cette correspondance nécessaire, voyant bien le grand dommage qu'il en recevrait, car Dieu, voulant nous conduire par une voie, nous donne tous les moyens nécessaires pour y marcher. Si cela est pour le commun des hommes, cela et bien plus pour les personnes intérieures qu'Il a choisies d'une manière spéciale : Il leur donne un moyen conforme au choix qu'Il a fait pour les conduire dans les routes qui sont inaccessibles à ceux qui n'y ont pas marché eux-mêmes et que Dieu n'y appelle pas. Je crois que de ceci dépend la perfection de la vie, et de remplir les desseins de Dieu sur nous. C'est à Lui de vous éclairer de Sa lumière.
1De celui qui reçoit.
2Dans les dirigés.
3Nb 11, 12.
4Dt 1, 37.
5Ez 4, 5-6.
6II Co 11, 29.
7Mt 8, 26 ; 17, 16.
8Ps 81, 14-15.
9Es 63, 10.
10A moins qu'il n'ait quelque secrète espérance qu'elles profiteront un jour. (Dutoit). Nous supprimons quelques autres remarques incluses entre parenthèses du même.
11Ces directeurs secondaires. (Dutoit).
M. m'a parlé sur le sujet de N. Je ne vous puis rien dire là-dessus à présent. Je suis comme les plus petits enfants : j'écris et dis sur les choses ce que l'on me fait dire et écrire, après quoi, je n'y pense plus si l'on ne m'en réveille le souvenir ; et tout autant de fois qu'on me donne mouvement de dire ou d'écrire la même chose, je le fais. Je n'ai donc à présent nulle vue, nulle lumière et nulle pensée là-dessus : cela s'est effacé de chez moi comme s'il n'avait jamais été. Je ne juge pas même de la volonté de Dieu là-dessus ni du dessein qu'Il a eu de me porter à vous le dire ; je me trouve muette à cet égard, avec un je ne sais quoi au-dedans qui m'assure que j'ai fait ma mission sur cet article, et que Dieu ne me [556] demande rien davantage sur cela. Si je ne l'avais pas fait, j'en aurais souffert et j'en aurais été occupée jusqu'à ce que j'eusse obéi. Voilà simplement ma disposition, sans que je puisse même raisonner s'il est mieux d'une façon que de l'autre. J'agis comme une pauvre bête que l'on dresse et à laquelle on fait faire mille choses qu'elle ne pense point de faire lorsqu'on ne l'exige point d'elle. C'est à vous à faire ce que Dieu vous inspire et à discerner ce qu'Il veut : pour moi, je n'ai qu'une chose à faire, qui est d'obéir sans raisonnement ; aussi le succès des choses ne me touche en nulle manière. J'ai mille choses à vous dire. Je suis à vous en Notre-Seigneur sans réserve.
Je vous demande une chose, ou plutôt à mon Dieu, qui est que votre raison et votre science ne vous empêchent jamais de vous perdre au point que Dieu veut, car Dieu veut de vous une perte singulière qu'Il ne veut pas des autres. Ne mesurez point les autres sur vous-même, ni [vous] sur les autres. Par exemple, il faut autant vous dépouiller en [557] toute manière qu'il faut vêtir et soutenir N., votre ami. Quoiqu'il goûte l'intérieur, ce qui serait pour vous ne l'accommoderait pas ; et il lui faut une conduite toute différente de la vôtre. Il faut, par exemple, que vous mouriez à ce qui est vivant chez vous, par une vraie perte ; et, il faut qu'il meure à sa vie par une forte et sincère fidélité, par la pratique de l'oraison et de la mortification de l'esprit. Je connais mille choses en lui sans l'avoir jamais vu et, depuis quelque temps, son intérieur m'est plus clair que le jour. Au lieu que l'on vous exhorte de suivre votre première pensée et le premier mouvement sans raisonner, il faut qu'il laisse mourir les siens et l'impétuosité de son esprit comme les vagues qui meurent contre un rocher, et y perdent leur force. Dieu a du dessein sur lui, et il fera beaucoup de progrès s'il entre une fois dans le chemin de la mort ; mais il ne faut point qu'il s'épargne, ni qu'il craigne de trop mourir aux choses extérieures, [558] non plus que vous ne devez jamais craindre d'être trop dépouillé des intérieures. Qu'il ne ménage rien avec Dieu pour ce qui regarde l'extinction de son propre esprit, non plus que vous ne devez rien ménager avec Dieu pour la perte de toutes choses, non que cela se doive faire avec effort, mais à mesure qu'il travaillera à laisser tout tomber, Dieu l'éclairera et Son onction le préservera de tout péché et de toute corruption.
J'ai lu votre lettre, mon cher F[rère], avec consolation, voyant la continuation des miséricordes de Dieu sur vous. Pour ce qui est de la filiation spirituelle, c'est une chose très véritable et très réelle qui a même été éprouvée de quantité de personnes d'une raison opposée à ces sortes de choses qui demandent beaucoup de petitesse. Ceux que Dieu unit à Sa paternité divine ont un don de se communiquer intérieurement à leurs enfants de grâce, et Dieu s'en sert comme d'un canal de communication. Ils ont encore une autre qualité qui leur coûte cher, qui est de souffrir pour leurs enfants, de porter leurs [567] faiblesses et leurs langueurs, et les enfants éprouvent de leur côté qu'ils ont auprès de leur père ou mère de grâce une onction toute particulière, c'est pourquoi ils éprouvent qu'il leur est communiqué quelque chose par le fond qu'ils ne reçoivent de nulle autre part.
S'ils se désunissaient volontairement de ces parents de grâce, ils se trouveraient aussitôt désunis de Dieu et dans le trouble, et n'auraient la paix qu'en se remettant dans leur place, c'est-à-dire demeurant unis de cœur et de volonté à ces personnes. L'union n'est point interrompue par la distance de lieux, elle ne l'est que par l'infidélité. Les parents de grâce goûtent de loin, d'une manière très simple et très pure, la disposition de ceux qui leur sont unis de la sorte. Il n'y a assurément que Dieu seul qui puisse faire ces sortes d'unions. C'est ce que disait saint Paul : Vous avez plusieurs pédagogues, mais vous n'avez qu'un Père en Christ1.
La raison et l'amour-propre sont les choses les plus opposées à ces sortes de grâces de paternité et de filiation spirituelle. Il faut, du côté du père, une souplesse infinie à l’Esprit de Dieu pour dire et faire ce que Dieu veut sans se regarder soi-même ; il faut aussi, de la part des enfants, une docilité et une petitesse très grandes pour obéir sans hésitation et sans raisonnement à tout ce qu'on leur ordonne. Comme ce n'est point la créature qui ordonne, mais Dieu, plus ils sont fidèles en ce point, plus ils avancent dans la pureté de cœur, dans la simplicité, dans la petitesse et dans l'amour de Dieu ; ils sont même plus éclairés sur leurs défauts, car, quoiqu'ils ne vissent pas ces mêmes défauts avant qu'on les leur eût dit, le simple acquiescement à ce qu'on leur dit, malgré la persuasion qu'ils n'ont pas tels défauts, les éclaire et mérite que Dieu les en délivre peu à peu. Si, au contraire, ne voulant pas se soumettre, ils demeurent dans la persuasion qu'ils n'ont pas ces défauts et qu'on se trompe à leur égard, ils deviennent tous les jours plus propriétaires, plus refroidis, plus attachés à eux-mêmes, et s'éloignent insensiblement de la source qui devait leur communiquer tout [568] bien. L'aveu ingénu de leurs fautes les délivre du trouble et de l'inquiétude, et de toutes les suites des défauts qu'on conserve.
Vous voyez par là, mon cher F[rère] combien nous devons mourir à nos propres raisonnements, combien nous devons nous défier de nous-mêmes. Car il est certain que lorsqu'on nous avertit d'un défaut et que nous cantonnons en nous-mêmes, que nous nous justifions, ne croyant pas l'avoir, ou que nous en sommes blessés, c'est la plus sûre marque qu'il est en nous quoique nous ne le voyions pas. Celui qui n'a pas le défaut dont on le reprend croit sincèrement l'avoir, n'en est jamais blessé, est plein de reconnaissance pour ceux qui le reprennent, et s'accuse lui-même d'aveuglement. Vous ne trouverez jamais tout cela dans les règles de la raison ni de la science ordinaire, ce n'est qu'en Dieu, qui est le maître souverain des cœurs, les instruit et opère en eux et par eux ce qu'il Lui plaît.
Nous voici dans le saint temps de Pâques où Notre-Seigneur ne disait autre chose à Ses Apôtres après Sa résurrection que Pax vobis. C'est cette paix, qu'Il était venu apporter dès sa naissance aux âmes de bonne volonté, que je vous souhaite. Il y a la paix avec Dieu, qui ne peut être parfaite que par l'entière désappropriation. Cette paix parfaite nous donne la paix avec nous-mêmes et avec le prochain, sans quoi on a toujours certaines petites difficultés les uns avec les autres qui viennent du fond de vie propre qui est en nous, car si nous étions bien morts à nous-mêmes, nous aurions cette charité mutuelle qui supporte tout, qui ne s'offense de rien, qui ne juge jamais de rien, qui ne voit le mal qu'en nous-mêmes et non pas dans notre frère. Je vis, il y a environ deux mois, Satan menaçant d'aller mettre la division parmi les enfants du Seigneur. Ne lui donnons aucun lieu ; au contraire, renouvelons-nous en charité, c'est le moyen de le terrasser. Croyez-moi toute à vous et à votre chère épouse.
1I Co 4,15.
Il m'est venu dans l'esprit pourquoi Dieu se servait des pauvres femmelettes1 pour faire ses meilleurs coups : c'est afin de confondre la sagesse des sages et la prudence des prudents2, et afin qu'il ne soit rien attribué à l'homme, mais à Dieu seul. C’est aussi parce que les hommes mêlent leur science et leur raison dans ce qu'ils disent, et ne demeurent jamais guère dans un vide où l'opération immédiate de Dieu puisse agir et où Dieu seul puisse tout faire sans que la créature y ait part. C'est pourquoi vous voyez que tous les ouvrages des hommes sont appuyés de science et ne sont pas si pleins d'onction que ceux des femmes.
La seule Écriture Sainte a [571] l'avantage d'être écrite sans mélange de l'humain, aussi voyez-vous qu'il n'y a point de preuves de ce qu'elle avance. Elle met seulement : cela est, ou : cela n'est pas, et, si elle use de preuves, ce n'est que de la même Écriture qui est plus opposée que conforme aux raisonnements. Pour les hommes, ils veulent ordinairement accorder la raison, la science, l'expérience avec ce que Dieu leur donne, en sorte qu'ils font presque toujours quelque mélange et peuvent s'approprier quelque chose de ce qu'ils font ; au lieu que les femmes, restant nues, vides, dépouillées de tout, sans science, sans distinguer si ce qu'elles disent est bien ou mal, sont plus propres à faire couler les vérités nues ; et c'est pourquoi ordinairement les grandes âmes que Dieu veut humilier et illuminer, non en lumière de raison, mais de vérité, Il les3 attache à des pauvres femmelettes, se servant d'elles ou pour leur conversion, ou pour leur conduite, ou du [572] moins, les associant à elles par union réelle et conformité de sentiments et de pensées, afin que ces grands hommes ne puissent rien attribuer ni à eux, ni à la science, ni à la force, ni à rien de créé.
Il me semble à présent que je suis choisie pour confondre et détruire la propre sagesse et la propre raison, pour être un spectacle aux hommes et aux anges, pour être le jouet de la Providence, une image vivante de la foi pure et nue, et que Dieu la fera passer en moi aussi avant qu'elle puisse aller dans une créature.
1Comme des sainte Thérèse, sainte Catherine, sainte Angèle, etc. (Dutoit).
2I Co 1, 19.
3Cela s'est vu dans le bienheureux Jean de la Croix, et dans les confesseurs ou directeurs des saintes susdites. (Dutoit).
Si vous voulez écouter tout le monde, où en serez-vous ? N'écoutez que votre expérience et donnez-vous lieu de le faire. Si vous ne trouvez pas Dieu et la paix par ce sentier, je consens de vous le voir quitter, quoique je me sois offerte à souffrir étrangement afin que votre cœur n'échappe [573] point à Dieu. Je suis dans ces horribles peines où je ne puis prendre aucune nourriture. Je ne puis entendre parler de vous car votre nom me fait augmenter mon mal. Les souffrances corporelles unies ensemble ne sont qu'un crayon de ces sortes de souffrances ; je les ai éprouvées un peu pour quelqu'un, mais jamais avec de pareilles violences. La fièvre violente n'est causée que par accident et, si cela durait longtemps de cette force, il faudrait mourir. Il n'y a que la seule expérience qui puisse faire comprendre la nature de cette souffrance ; le dernier assaut m'a duré trente heures et m'a plus changée, affaiblie et rompue que huit jours de fièvre continue.
Si vous mouriez étant en grâce, je ne souffrirais rien de votre mort, parce qu'étant mis pour lors dans la vérité, vous seriez uni à Dieu, et vous vous y uniriez par une pente nécessaire comme à votre dernière fin. Vous le feriez sans résistance, et alors mon cœur serait sans nulle violence à votre égard. Si vous mouriez en péché mortel, je n'en souffrirais qu'un moment car vous me seriez arraché avec [574] violence, mais après cela vous me seriez comme une personne à laquelle je n'ai plus de part. Ô Dieu, envoyez un rayon qui fasse comprendre la vérité de ce que je dis !
Mon âme demeure dans sa paix et dans son abandon, contente de souffrir infiniment si elle espérait que ses souffrances rendissent à Dieu ce cœur fugitif qui s'échappe. Il me fut donné à comprendre hier la différence de la douleur de Jésus-Christ au jardin [des Oliviers] et de celle qu'Il souffrit à la Croix. Celle du jardin fut incomparablement plus grande : Il souffrit alors la séparation de toutes les âmes de Ses enfants qu'Il était venu racheter et unir à Lui ; ce fut une douleur si excessive que, s'Il n'eût pas eu une force divine, [575] il eut été réduit en poudre. J'ai souffert autrefois les tranchées1 de l'enfantement, mais j'avoue que ce n'était qu'une ombre de souffrance au prix de ce que je souffre lorsque vous voulez vous séparer de Dieu. La douleur de Jésus-Christ sur la croix fut une douleur par laquelle Il enfanta tous les chrétiens, mais ce ne fut pas là où Il souffrit leur perte, mais bien au jardin. Or, de tous ceux qui Le font souffrir, la perte d'un grand nombre d'âmes ne Lui est rien au prix de la perte d'une âme qu'Il gratifie de Son union.
Plût à Dieu que vous connussiez la vérité de Dieu cachée dans Son mystère : vous verriez ce que c'est que l'entière désappropriation d'une âme qui n'a plus ni intérêts ni volonté. Par où le diable la prendra-t-il ? Le diable ne la peut prendre que par là, pour lui faire vouloir être quelque chose dans l'ordre ou de la nature ou de la grâce. La plupart de ceux qui ont été trompés l'ont été par les choses éclatantes aux yeux du monde, et ils ont été éclairés par des chutes. Quand Dieu permet qu'une âme soit trompée, Il [576] ne la couvre pas de boue et d'humiliation. Il faudra encore en revenir là : vous serez comme hors de votre centre2, il ne tiendra qu'à vous d'en faire l'épreuve.
Lorsque vous voudrez bien vous abandonner à Dieu pour qu'Il fasse de vous selon Ses desseins, vous y trouverez votre paix et votre place, et si vous ne le voulez pas, vous serez toujours errant. Vous connaîtrez un jour ce que vous ignorez à présent, et vous le connaîtrez avec douleur de n'en avoir pas profité. J'ai espérance que vous ne me serez pas tout à fait ôté si vous continuez votre oraison, votre abandon à Dieu, et que vous vouliez bien me croire.
1Tranchées : Douleurs aiguës qu’on ressent dans les entrailles (5e sens de Littré).
2Pertede la paix divine ?
Il m'est venu de vous dire que je n'ai point du tout l'envie d'aider. Que si vous ne jugez pas à propos [577] que j'aide aux âmes, je m'en départirai volontiers. Je ne me regarde pas comme un conducteur, et il me semble qu'il y a de la différence de moi aux autres directeurs [comme] d'un paysan à un gouverneur : le gouverneur conduit un enfant avec autorité et par raison ; et, comme il le mène par un chemin, il vient à lui un pauvre paysan qui lui dit : « Monsieur, je sais un chemin bien plus beau et bien plus court que celui que vous suivez : j'y passe tous les jours, suivez-moi et je vous y mènerai. » On suit ce pauvre paysan à cause de son expérience et non par nulle autorité qui soit en lui.
Il me semble de plus que Dieu a mis Son esprit de discernement en moi, mais Il me fait la miséricorde d'être également prête de passer le reste de ma vie cachée avec mon divin Maître, sans donner en aucun endroit nul signe de vie, comme je la suis d'aller sur l'échafaud pour servir les âmes selon la volonté de Dieu.
Pour vous parler avec toute l'affection de mon cœur (que vous devez assez connaître pour vous), je vous dirai qu'il m'est également impossible de vous dire de ne plus me voir du tout et de vous conseiller de me voir encore. Si je vous suis encore utile et que Dieu veuille se servir de moi pour votre âme, quoiqu'elle m'ait déjà coûté bien des persécutions, je suis prête d'endurer pour elle la prison et la mort même ; et si je suis assez malheureuse pour conserver encore quelque intérêt quel qu'il soit, je prie Dieu qu'Il s'en venge. Peut-être aussi Dieu ne veut-Il plus se servir de moi pour vous, et alors ce n'est pas à moi à vous retenir. Je suis donc prête à vous revoir, prête à ne vous plus voir.
[579] Que conclure de là ? Si Dieu vous donne la force de vous en passer, et qu'Il y supplée par Lui-même ou par quelque autre moyen, ne me voyez plus. Vous devez en faire l'essai et suivre Dieu, car il ne faut nullement s'attacher à la créature ; si vous sentez que vous en avez un vrai besoin et que Dieu vous pousse à y venir, venez-y avec courage et ne craignez rien, car je n'ai rien à perdre ni à ménager. Je ne crains que Dieu et nullement les hommes ; je n'attends ni ne demande nul secours des hommes : c'est pourquoi je n'ai que faire de ménagement pour leur plaire. Agissez donc conformément à cela, sans gêne et sans retours. Si vous vous trouvez en paix en ne me voyant pas, demeurez en votre paix et ne vous faites point une nécessité de me voir ; si vous vous trouvez ou affaiblie ou troublée, venez, venez sans crainte, et je vous recevrai de tout mon cœur.
C'est ce que vous peut dire celle qui est et qui sera toujours en Dieu la même pour vous malgré la malice des hommes, à moins que vous en changiez pour Dieu.
N. est parti de grand matin. Je vous dirai, en vous parlant sérieusement, que je crois n’être plus bonne à aider personne, car je l'ai vu avec lui. Mon cœur n'a eu nulle correspondance1 quoique je l'aime tendrement, que je le connaisse bon et droit et, à son attache près, bien meilleur que moi. Dieu se sert quelquefois des personnes un certain temps, puis Il ne veut plus s'en servir. Ce serait une propriété si je voulais encore aider aux autres lorsque Dieu ne veut plus se servir de moi. J'ai voulu quelquefois rester auprès de lui en silence : j'étais comme repoussée, ce qui m'a fait croire que [581] le mal est en moi plutôt qu'en lui. Qu'on ne vienne plus chercher un chien mort, plus propre à gâter l'ouvrage de Dieu qu'à y contribuer. Je vous le dis comme je le pense, et nullement par humilité. Si j'étais humble, j'aurais quelque bien, et je me vois destituée de tout ; ainsi je ne parle que par vérité. Ne vous arrêtez donc plus à une misérable. Vous avez Moïse, vous avez les Prophètes, et, par-dessus tout cela, vous avez Jésus-Christ.
C'est entre Ses mains que je vous remets tous, et en celles de N. qui a la lumière et le caractère : tournez[-vous] tous de ce côté-là, il y a longtemps que je le souhaite. Je vous en prie à présent, persuadée que Dieu ne veut plus que je vous conduise, mais qu'on sera mieux conduit par des instruments que Dieu choisira, non que je croie que Dieu ait besoin de nous et de ce qui est en nous, mais Il mettra Lui-même ce qu'il faut, car nous sommes des instruments inutiles ; Dieu donne à l'instrument tout le prix : il faut Le laisser Se servir de l'instrument tant qu'il Lui plaît et le quitter [582] lorsqu'Il le juge à propos : c’est ma disposition. Écrivez-moi comme un ami, mais pour le conseil suivez votre cœur ; je ne parle pas de son penchant naturel qui ne peut rien vouloir de bon, mais de l'intime du cœur. Je vous embrasse en Notre-Seigneur.
1Absence de correspondance mystique.
Je suis ravie que vous m'ayez expliqué vos peines. Que ne me les avez-vous dites plus tôt ? Je vous aurais expliqué nettement ma pensée et la vérité de toutes choses.
Pour ce qui regarde la conduite des autres, Dieu sait encore combien j'ai désiré de m'en décharger sur ceux qu'il plairait à Dieu, car je proteste devant Lui que si je me regardais moi-même, je serais épouvantée qu'on eût quelque confiance en moi, et que Dieu veuille se servir du plus pauvre et du plus indigne des instruments. J'étais donc fort en repos sur la conduite de nos frères, parce que je savais que tout instrument est bon en la main de Dieu. Plût à Sa divine Majesté qu'ils fussent tous apôtres, et qu'ils eussent les plus grands dons qui peuvent glorifier Dieu ; non seulement je n'en aurais pas de peine, mais j'en aurais une extrême joie, n'étant devant Dieu qu'un avorton. Cependant, [589] lorsqu'on m'a demandé mon avis sur quelque chose, je devais à Dieu et à la personne qui me le demandait de lui dire la vérité. Je pourrais vous en dire beaucoup d'exemples. J'ai donc parlé dans la simplicité à ceux qui m'ont demandé mon avis, mais je leur ai toujours dit qu'ils n'en devaient être que plus unis à vous par les liens d'une charité unissante : cette charité ne veut ni une chose ni une autre, mais que tous marchent dans la volonté de Dieu, selon l'attrait particulier de la grâce, formant plutôt l'homme intérieur par lequel l'homme extérieur doit être corrigé, que de s'arrêter à corriger simplement l'homme extérieur, ce qui est un travail assez infructueux lorsqu'il n'est pas régi et animé du dedans. Tout ce que j'ai fait, loin de disperser, n'a été que pour réunir et rappeler ce qui s'était joint dans la conduite. Lorsque notre naturel sera bien mort, nous serons un en Jésus-Christ.
Dieu a permis ces choses pour vous faire entrer dans cet esprit de mort qui est si nécessaire, et pour vous déprendre d'une certaine vue de conduite. [590] Si le Seigneur ne conduit et ne garde la cité, c'est en vain que nous la gardons1.
J'ai encore cru que vous vous occupiez trop de soins extérieurs ; j'ai tâché de retrancher peu à peu, par la grâce, ou plutôt, la grâce par moi, ces superfluités, mais je ne vous ai jamais plus aimée que lorsque je vous ai le moins ménagée, parce que je sais que vous ne cherchez que Dieu, que vos méprises n'ont été nullement volontaires, et que vous seriez ravie que chacun rentrât dans sa place pour faire la volonté de Dieu. Je sais que c'est votre unique désir, quoique la nature en souffre et qu'elle se soit fait une habitude qui lui coûte à perdre. Mais, bon courage ! Vous trouverez un si grand gain dans cette perte que vous en verrez une union bien plus grande lorsque l'on fera son devoir. Je sais que tout est faible, que le troupeau, malgré sa bonne volonté, conserve bien ses défauts ; mais il est plus en état de s'en corriger lorsque l'union sera dégagée de la nature, et chacun de soi-même.
1Ps 127, 1.
Le dimanche matin 15, je souffris beaucoup de l'esprit de la personne que vous savez. Il me semble que Dieu veut que tout ce qu'il a de propre soit détruit. Je voyais comme quoi les vérités qu'il dit ou écrit sortent de son cœur. La facilité qu'il a d'agir par l'esprit est si grande que, sans qu'il s'en aperçoive, elles passent par l'esprit comme par un alambic qui les subtilise ; en effet, comme l'alambic, en séparant ce qui est de grossier sépare aussi le substantiel et le convertit en vapeur, il en est de même de l'esprit. Les vérités sortent donc de votre cœur, mais elles sont toutes digérées par l'esprit, c'est ce qui fait l'effet qu'elles produisent : elles remuent le cœur par des moments parce qu'elles en sortent, mais tout le goût est pour l'esprit.
Entrez pleinement dans ce que [592] je vous dis et la lumière vous en sera donnée. Ne voyez-vous pas qu'il faut toujours quelque chose de nouveau ? Ne sauriez-vous prier que l'on épuise les avis donnés et que vous en donnerez d'autres ? Ne parlais-je point trop hardiment ? Qu'importe : dire la vérité et mourir est tout ce que je prétends. Ah ! ah ! ah ! Seigneur, éclairez et pénétrez le cœur d'une vérité divine où le goût de l'esprit n'ait nulle part ! Que cette âme soit toute volonté et qu'elle ne soit plus esprit ! Je Vous ai prié ce matin de me tirer du monde plutôt que d'être obligée d'adoucir Votre vérité : je la publierai dans sa pureté au milieu d'une grande assemblée, et vous ferez voir, Seigneur, que Vous seul l'avez versée dans mon cœur, ou plutôt, que Vous y êtes Vous-même, ô souveraine Vérité, pour vous manifester nûment et que Vous vous servez des choses faibles pour confondre les fortes ! Dieu est vérité et charité.
Après y avoir bien pensé devant Notre-Seigneur, je crois vous devoir dire et répéter qu'il m'est impossible de changer d'avis sur votre conduite. Je suis très éloignée de vouloir que vous préfériez mon sentiment à celui des autres, au contraire, je crois que vous devez suivre celui que Dieu vous inspirera après le Lui avoir exposé. Vous me dites, hier, que le respect humain vous empêchait de me quitter. Oh ! ce « respect humain » serait un poison mortel ! en matière de direction et de vocation, qui sont les deux points essentiels de la vie, il ne faut nul respect humain, rien ne vous doit empêcher de me quitter, ni rien ne vous doit lier à moi que la volonté de Dieu : dès qu'elle y sera, ce serait pour vous un désavantage. Je ne ferai jamais rien pour vous fixer et arrêter, au contraire, si j'avais quelque [594] chose à faire, je le ferais plutôt pour vous porter à me laisser, mais comme nous sommes dans la main de Dieu, je Le laisse faire, espérant qu'Il ne vous abandonnera pas dans une affaire de cette conséquence. La créature est moins qu'un chien mort par elle-même, et Dieu me rend au fond du cœur ce témoignage que je n'ai rien fait pour en retenir aucune quoi qu'il en pût arriver.
Allez donc, sans nulle considération où Dieu vous entraînera. Si vous changez, je n'en serai pas moins à vous en Lui, au contraire, les choses étant replacées, je ne serai plus sur le pied de vous causer tant de mortifications sur des choses que je vois qui nuisent à votre grâce. C'est ce qui fait que je ne me saurais repentir de celles que je vous ai causées hier soir. Je me trouve assez déterminée d'agir avec vous de manière que ce soit la grâce seule qui vous arrête malgré les peines de la nature, car c'est une chose où il faut que vous reconnaissiez une fois l'ordre de Dieu, surtout à présent qu'il s'agit de perdre [595] une infinité d'appuis, sans cela, je n'aurais pas assez de fermeté. Laissez-vous donc en paix afin que Dieu vous fasse connaître Sa volonté : demeurez-y abandonnée et ferme.
Je suis moins sûre de ma santé par les remèdes que par l'assurance intérieure que Notre-Seigneur m'a donnée qu'Il me voulait laisser [vivre encore], ce qui a toujours un effet réel. [598] Lorsque les mouvements de quelque chose sont marqués à une âme qui n'a point de pouvoir sur elle-même, elle les suit avec fidélité1 s'ils lui laissent le temps de les apercevoir. Mais il y a des choses si promptes et si imprévues ! celle-ci par exemple : le recueillement prompt et soudain me presse ; on m'imprime que l'on veut de moi un sacrifice et que Jésus-Christ porte le titre de Prêtre à mon égard ; cela se passe en un instant : je demeure immolée, croyant qu'il s'agit de ma vie ; aussitôt, sans nulle attention, ces paroles se disent en la manière que je vous l'ai dit. Qu'il soit vrai ou faux, je n'y pense plus, mais j'ai la fidélité de vous tout dire ; après quoi, tout se perd. J'outrepasse les dons et les grâces, mais pour les mouvements, lorsqu'ils sont de cette nature, ils ne me laissent nul temps, et lorsqu'ils sont autrement, je les suis avec une extrême fidélité, sans quoi je manquerais à Dieu, ce me semble. Mais aussi tout ce qui me vient à vous dire, je vous le dis parce que je vous dois tout dire, non pour que vous l'approuviez, mais afin que vous en jugiez.
1avec une fidélité : nous retranchons une.
Notre-Seigneur n'a point encore voulu de moi, et il faut que je serve à Ses desseins par ma destruction ; aussi n'ambitionnais-je pour Sa gloire aucune chose qui éclate, mais de n'être rien pour cette même gloire. [608] Il faut que les autres croissent et que je diminue, qu'ils édifient et que je sois renversée ; et il n'y a que trop de gens pour honorer la vie miraculeuse de Jésus-Christ, mais très peu pour Sa vie anéantie, cachée, inconnue à la raison. Trop heureuse si je pouvais porter, le reste de mes jours la confusion d'une vie inutile et improuvée de tout le monde !
J'honore votre ministère, je bénis Dieu des grâces qu'Il verse sur tout ce qu'Il vous fait entreprendre pour Son service et des conquêtes qu'Il fait par votre moyen. Mais je ne puis envier tout cela et ma condition vile et abjecte est le comble de mes désirs, car je ne puis plus désirer aucune chose ni au ciel ni sur la terre. Pour ce que vous me dites de mon détachement, Dieu sait combien j'honore en vous Ses dons, combien j'aime et respecte votre personne et le plaisir que j'aurais de vous voir, mais, quoique tout cela soit réel, je ne puis vouloir vous voir lorsque vous ne viendrez pas, n'étant point en mon possible d'avoir aucune volonté que des choses [609] qui arrivent à chaque moment et comme elles arrivent.
Pour ce que vous me dites de votre voyage à R[ome], hélas, cher père, que puis-je vouloir, n'ayant point de volonté sinon que celle de Dieu s'accomplisse en vous, par vous et en nous selon Ses desseins éternels ? Rien autre chose : de quelque manière que les choses arrivent, elles me seront toujours et avantageuses et agréables, parce qu'elles seront ordre et volonté de Dieu, quoique souvent cachée sous la mauvaise volonté des hommes.
Je ne changerai point la résolution que j'ai prise de ne jamais retourner en Égypte après en être sortie, je ne reprendrai point ce que j'ai quitté pour Jésus-Christ, et je resterai constamment dans l'opprobre d'une vie cachée, inconnue, méprisée, condamnée.
[610] Il me semble que Dieu vous destine à me servir d'une vraie fille1 dans les croix que Sa bonté me ménage avec tant d'amour. J'admire quelquefois comme des gens à qui je n'ai jamais fait que du bien ne songent depuis le matin jusqu'au soir qu'à trouver des moyens de me nuire : je demeure tranquille lorsqu'ils se troublent, et je vois que mon Dieu peut seul faire avorter tous leurs desseins. N. emploie tous ses efforts et tout son crédit pour me faire enfermer dans un cloître, moi qui suis plus solitaire qu'aucune religieuse, et je vois en même temps que tout cela est suscité par le démon qui est enragé de ce que tant d'âmes lui échappent. Il me semble que si mon Dieu veut que je serve encore au prochain, il saura bien faire avorter toutes leurs entreprises ; que, s'Il ne veut plus que j'y serve, je ne le puis vouloir.
Mais, ô Dieu, pourquoi tant de plénitude, pourquoi tant de grâces pour les autres si vous m'ôtez les moyens de les répandre ? Que j'aie du moins la consolation de les verser dans le sein de ma chère fille ! Ouvrez votre cœur, [611] mon enfant, et souffrez-moi quelquefois auprès de vous jusqu'à ce qu'il plaise à Dieu de m'en arracher : profitez de ce que Dieu vous donne par ce pauvre cœur, qui n'aura nulle réserve pour vous car le Maître l'ordonne de la sorte.
Que les croix viennent fondre sur moi de toutes parts ! Je les aime trop pour les craindre. Mais, si ces mêmes croix avaient quelque valeur auprès de Dieu, je n'en voudrais qu'une seule récompense, qui serait que votre cœur fût à mon Dieu sans nulle réserve et qu'il ne s'échappât jamais de Ses mains. Ô si vous saviez, mon enfant, combien le propre intérêt est banni de ce cœur ! Il me semble qu'il ne s'y en peut plus trouver du tout. Je n'ai plus qu'un seul intérêt qui est que mon Dieu soit glorifié en vous selon Ses desseins éternels. Donnez à N. quelque chose de ce que vous avez reçu de Dieu. Adieu sans adieu : un peu de vos nouvelles si le Maître vous l'inspire.
1A être comme ma vraie fille.
Je porte aujourd'hui une impression de croix étrange et sans nulle consolation, pas même de vous. Mon âme s'ouvrait vers son Dieu pour recevoir les traits qu'Il veut décocher et au-dehors et au-dedans, car quelque chose dit dans le fond que Jésus crucifié se lève, et par-dehors et par-dedans, d'une manière peu expérimentée. Toute la nature en pâtit par avance, mais toute l'âme en est comblée de joie dans la volonté de Dieu. Ô Dieu, achevez de faire Votre volonté, Vous êtes maître absolu d'une créature qui ne peut ni ne veut Vous résister ! Ô Dieu, faites, faites ! Mais c'est d'un bras fort et puissant qu'Il veut crucifier sans miséricorde Son propre fils. Oh ! je ne sais si vous me comprenez et si je pourrais vous faire concevoir ce que je souffrirai, car Dieu me fait entendre qu'Il laisse toute l'âme [613] dans la pure souffrance de Jésus sans soutien, secours, ni consolation, lui rendant les souffrances plus fortes et pénétrantes comme elles furent rendues en Jésus-Christ, le Père éternel appesantissant Son bras, et que c'est de cette sorte que les âmes, devenues Jésus-Christ par participation, souffrent, et que la Sainte Vierge souffrit à la croix : de cette manière, elle souffrit en Jésus-Christ et Jésus-Christ souffrait en elle, et Dieu le Père avait appesanti Son bras.
Il me fut hier comme proposé l'extrémité des croix et humiliations, ou de rentrer en ce que vous savez proposito sibi gaudio sustinuit crucem1. Il me laissait abandonnée, mais quelque chose en moi se tournait vers la croix. Tout est à Dieu et tout ira comme il Lui plaira. Après que la croix fut acceptée, il m'a fallu faire un double sacrifice. « O, a-t-Il dit, ce n'est pas assez de la croix, il faut l'opprobre de la croix ». Il me l'a fait faire sans pitié et sans miséricorde. La nature est [614] accablée sous le poids, mais il n'y a pas de quartier. Il me semble que j'aurais voulu être délivrée de cette oppression de cœur pour toujours et je le croyais ; mais hier j'eus une certitude que la réflexion que j'y avais faite et une crainte de retomber dans cette peine, et même de vous le dire, me coûterait cher. Que je prévois de maux ! et que Dieu est rigoureux ! mais qu'Il n'épargne pas la victime ; c'est [ce] dont je le conjure.
Après que l'on a perdu toute propriété et l'amour de la propre justice, un désir secret est établi et de redevenir autre est substitué, mais il faut que tout périsse et demeurer le reste de ses jours comme cela : être toujours et plus dans l'opprobre et la croix. Je ne vous saurais exprimer l'étendue des sacrifices que Dieu fait en moi, comme s'Il disait : « Je veux faire des immolations sans nombre ». Il sacrifie et accepte le sacrifice : l'âme s'enfonce dans la croix avec force comme dans le lieu qui lui est propre et qui lui est préparé de la main de l'Amour, qui ne veut non plus épargner cette victime qu'Il n'a [615] épargné Son fils. Il faut qu'elle achève ce qui manque à sa passion2.
1He 12, 2.
2Col 1, 24.
Vous ne devez pas douter que la croix ne soit aussi avant dans mon cœur qu'elle l'est dans le vôtre. Ne sachant point où vous étiez ni ce que vous étiez devenu, je vous cherchais en Dieu, et c'est où je vous ai trouvé d'une manière aussi réelle qu'inexplicable. C'est en Dieu que la croix est béatitude, c'est en Lui que les plus étranges amertumes se changent en d'innocentes délices. Comme j'ai vu que Dieu vous sacrifiait d'une si étrange sorte, je vous ai sacrifié à Son amour et à Sa justice. Dieu attache quelquefois aux croix des épines qu'Il fait sentir, mais l'on est content de les sentir. Je ne doute point qu'Il ne tire une grande gloire de tout cela, et j'espère que l'innocence [616] se fera jour au travers de la calomnie.
La personne que vous savez n'ose sortir dans les rues que l'on ne la déchire de coups de langue, la faisant passer pour la plus abominable du monde. Sa confusion fait son plaisir parce que son Sauveur a été rassasié d'opprobres et d'ignominies. On croyait que vous auriez la bonté de lui écrire un petit mot, dans une si étrange désolation où elle a été abandonnée de tout le monde ; et un jour qu'elle regardait de tous côtés d'où lui pourrait venir du secours, et n'en trouvant point, elle dit de tout son cœur : Levavi oculos1. Car tous ses amis l'ont abandonnée et l'ont regardée avec horreur, mais dans ce même temps Dieu s'est fait des conquêtes. Ô quelle consolation que la croix sans nulle consolation ! Quel plaisir que la croix sans nul mélange de plaisir ! Regardez-vous comme une hostie vivante, trop heureux d'être sacrifié à l'infinie bonté de Dieu. Je ne suis pas digne de souffrir de si [617] grandes choses, cependant j'en ai ma bonne part. Ô Dieu, vous êtes et vous serez toujours éternellement immuable.
1Ps 121, 1 : J'ai levé les yeux.
Je croyais que vous vouliez laisser tout de bon ce méchant néant dans sa solitude où il espère de finir ses jours afin de ne communiquer à personne son décri, son opprobre, et son ignominie. Dieu sait bien que je ne m'ingérerai point moi-même de conduire personne. Je me regarde comme un balai usé qui, ayant servi selon le dessein du maître, n'est plus à présent propre qu'à brûler. C'est à Dieu à en faire ce qu'il Lui plaira. Je n'ai jamais eu sur vous qu'un seul sentiment qui ne peut varier, je n'ai plus rien à décider là-dessus, les choses étant toujours les mêmes ; mais quoique je ne puisse [618] varier en mes sentiments, ni penser aujourd'hui une chose et demain une autre, parce que cela ne dépend pas de moi, je puis, avec la miséricorde de Dieu, me soumettre ; c’est ce que je fais, vous laissant à la lumière des personnes plus éclairées que moi. C'est à vous de suivre les penchants de votre cœur et ceux que vous croyez que Dieu vous donnera. Pour moi, je ne suis qu'un sujet de confusion, mais, telle que je suis, il n'est pas en mon pouvoir de me changer ni de me donner nul sentiment.
J'ai essayé trois fois à répondre à votre lettre et je ne l'ai pu. Il m'a semblé que Notre-Seigneur ajusterait tout Lui-même et qu'Il vous ferait connaître ce que je vous suis. Cette pensée m'a mise dans un renouvellement très grand, dont la plénitude redonde même sur mes sens, avec une certitude intérieure que Dieu n'était point fâché contre moi. Il veut la démission de mon esprit et de mon cœur ? de même que je suis prête à me charger pour Lui de qui il Lui plaît, de même aussi je me trouve disposée à Lui remettre tout lorsqu'Il [619] le voudra, préférant la mort à la moindre propriété ; mais aussi, lorsqu'Il voudra m'employer, le fer ni le feu ne m'empêcheront point de Lui obéir. Tout tourne en bien à ceux qu'Il aime : Il se sert des misères et pauvretés qui sont en nous pour exercer la foi de ceux qu'Il nous donne. Ô profondeur de la Sagesse de Dieu, que vos voies sont difficiles à connaître ! Il n'y a qu'une foi sans nul appui qui puisse vous découvrir. Il n'y a rien chez Dieu de hasard ni de méprise. Si je pouvais faire comprendre ce que je conçois, ce que j'en goûte, et dont je suis pénétrée dans le plus intime de moi-même, on en serait surpris. Ô que je me trouve bien d'être abandonnée pour tout sans réserve ! Demeurez en paix et que le calme succède à la tempête.
Je vous avais écrit, selon le mouvement que j'en avais eu, le [620] billet ci-joint. Vous avez raison de n'être point en peine de moi, car je suis si fort à Dieu qu'Il doit disposer de moi en souverain.
Je me trouve mieux aujourd'hui et j'ai dans le fond du cœur cette confiance secrète que je ne mourrai point tant que ma vie sera utile à ceux que Dieu m'a donnés. Quoique la plus grande consolation que je puisse avoir dans la situation de mon âme à votre égard serait, après Dieu, celle qui me viendrait de vous, je ne désire point cependant de vous voir : je sais que cela ne se pourrait faire sans vous causer quelque peine. Je me repose et me console dans l'étroite union que j'éprouve avec vous, laquelle surpasse tout témoignage sensible.
J'éprouve au-delà de tout quelque chose de fixe en Dieu même, qui est autant ineffable qu'il est au-dessus de toute expression. Cette situation ne varie jamais, son extrême simplicité et nudité n'empêche point sa force.
Si vous croyez que je doive faire quelque autre préparation pour mourir, outre ce que je fais qui [621] n'est rien du tout, mandez-le moi et vous serez obéi. Si vous croyez que je doive cesser les remèdes, quoique je m'en trouve bien (que je crois), je le ferai pour vous obéir. Au nom de Dieu, ordonnez sans retour ni sans hésitation.
Madame, je vous promis hier que je ferais ce que vous me disiez touchant [à] demander avis au P[ère]. Je devais, loin de vous promettre, vous prier de demander à Dieu de mettre en moi ce qu'Il veut : je vous promis ce que je ne pouvais tenir. Je dois vous dire, madame, que je ne puis agir par respect humain. Sitôt que je me veux garder, je fais des fautes, ou il m'échappe des paroles qui ne sont bonnes qu'à scandaliser ceux qui les entendent, ce que je [522] vois bien après que je l'ai dit, et je comprends que cela vient de la garde que j'ai voulu faire de moi ou du consentement que j'ai donné à la faire.
Vous me demandiez hier quel était le bonheur d'une âme désappropriée ; j'étais bien en état de vous le dire, réveillant en moi la propriété ! Je ne sais ce que c'est de rien, mais si je savais le bonheur d'une âme sans vue sur soi et sans respect humain, je serais une âme désappropriée. Ô respect humain, plus dur que l'enfer ! Comment peut-on être possédée [de Dieu] et se posséder encore ? Ô Dieu, il faut que Vous fassiez faire à ce chien mort ce que les autres font par la sagesse de leur esprit ! Car sitôt qu'elle voudra et consentira de faire [elle-même] quelque chose, elle sera rejetée dans le fond de l'enfer1.
Je vous demande donc, madame, que vous ne produisiez plus cette créature qui ne pourrait que vous causer de la mortification dans la suite. Regardez-la comme indigne de vos [623] bontés ; c’est une chose perdue qu'il ne faut pas essayer de trouver. Vouloir demander la règle à un fou, ou qu'il se garde de parler d'une chose ou d'une autre, cela est impossible. Si je prends mes précautions d'un côté, je tombe plus rudement de l'autre. Ceux qui ont du pouvoir sur eux-mêmes font bien de se garder, mais ceux qui n'en ont point ne peuvent faire que se délaisser. Il faut bien qu'ils le fassent, sans cela les tourments de l'enfer seraient leur partage. Trompée ou non, ange ou démon, je ne puis être autre que l'on me fait être : je ferai peur à ceux qui m'approcheront, et comme je vous honore extrêmement, je vous conjure de me regarder comme un malade qui ne peut guérir si son médecin ne le guérit. J'abhorre plus que la mort de paraître bonne, car je ne le suis pas. Dieu seul est bon.
Gardez-vous, madame, si vous pouvez, des derniers coups du Maître, car quand une fois Il a tout pris, tout, sans réserve, Il ne laisse [624] plus de disposition2 : dès que l'on veut faire le bien par soi-même, l'on tombe aussitôt dans le mal. Qu'est-ce que toutes les créatures, ou leur salut, ou leur perte, pourvu que Dieu seul soit maître ? Il n'y a rien de grand, il n'y a rien de saint, il n'y a rien de sage, il n’y a rien de beau que de dépendre entièrement de Dieu, comme un enfant qui ne sait et ne peut que ce qu'on lui fait faire. Ô que je dirais de choses sur cette perte, qui est la réelle, toutes les autres étant figurées auprès de celle-là ! Toutes les autres sont de grands saluts. Mais, silence !
1Comme ayant un moi, un principe de propre agir et vouloir. (Dutoit).
2L’âme alors ne peut plus disposer d'elle-même. (Dutoit).
Mon âme est à son Dieu d'une manière inexplicable : son abandon égale Son amour ; Il me possède seul d'une manière ineffable, [625] selon la promesse qu'Il m'en avait faite. Je Le prie de tout mon cœur qu'Il vous fasse part de ce qu'Il me donne et qu'Il vous fasse mourir à tout intérêt propre pour ne subsister qu'en Lui. Ô que Dieu veut de pureté pour l'entière désappropriation de tout vous-même ! Je crois qu'il ne faut plus parler à N. de mon affaire, mais laisser tout reposer dans le sein de la Providence. Il me semble que Notre-Seigneur est jaloux de tout faire et qu'Il fera les choses en leur temps. Mon Dieu, que l'abandon est aimable, qu'il est charmant, qu'il est adorable ! C'est un paradis de délices pour l'âme : hors de là, tout est un enfer, mais on ne l'acquiert que par la perte de toutes choses et de tout propre intérêt de temps et d'éternité.
Je me plains toujours du peu de temps que vous donnez à Dieu. Trahissez-vous vous-même et dérobez-vous tout celui que vous pouvez pour le donner à Dieu. O, mon enfant, que je vous aime en Lui, mais purement et fortement ! Que je désirerais vous voir mourir à toutes choses pour ne vivre qu'à Dieu seul ! [626] Quittez tout et vous trouverez tout, mourez à tout pour ne vivre qu'à Dieu.
Je ne puis agir qu'avec simplicité. Si, par moi-même, j'avais voulu donner une digue à ma simplicité, j'aurais beaucoup souffert, et je serais sortie de l'ordre de mon Dieu qui veut de moi une candeur inexplicable. Il me fut mis dans l'esprit des passages pour vous les écrire. On se rit de la simplicité du juste, mais c'est une lampe préparée pour un certain temps1. Notre-Seigneur me faisait goûter au-dedans un [627] contentement inexplicable, et me faisait en même temps comprendre qu'il n'y a que la véritable candeur et la parfaite simplicité qui le puissent donner ; et, me fournissant des passages pour appuyer cet état, mon cœur le goûtait toujours plus : Ceux qui ont le cœur droit habiteront sur la terre, et les simples y demeureront pour jamais2. Quiconque est simple, qu'il vienne à moi3. Et en même temps, Sa bonté semblait ouvrir ses bras pour me recevoir avec une tendresse extrême.
Comme je suis dépourvue de tout secours et que je n'ai personne qui m'entende, voyant que vous me renvoyez à des gens qui ne peuvent point m'accommoder, étant trop loin de la simplicité, j'étais par-dehors comme ces petits enfants qui ont perdu leur mère, et ce passage m'était venu dans l'esprit : Mon père et ma mère m'ont abandonné, mais le Seigneur prend soin de moi4. Puis, me faisant connaître l'amour qu'Il porte à la simplicité, cet autre passage m'était montré [627] : Le Seigneur met son affection en ceux qui marchent simplement5. Ceux qui agissent sincèrement sont agréables au Seigneur6. Le pauvre qui marche dans la simplicité vaut mieux que le riche qui va par des chemins détournés7. Ensuite j'ai eu à vous dire que les enfants de la sagesse sont une assemblée des justes ; c'est une nation qui n'est qu'obéissance et qu'amour. Il n'y a que Dieu seul de grand, et Il n'est honoré que des petits8. C'est Lui-même qui m'a donné la vraie connaissance de ce qu'Il est9. Celui qui craint le Seigneur n'aura peur de rien parce que Dieu même est son espérance. Le Seigneur ne se donne qu'à ceux qui L'attendent en paix dans la voie de la vérité10. Que la vraie sainteté est peu connue ! Rendez gloire à la sainteté du Seigneur :Il deviendra votre sanctification11. La paix que Dieu établira n'aura point de fin12.
Puis, m'assurant de Sa bonté pour moi, ce passage m'a été montré : Je vous porterai moi-même jusqu'à l'âge le plus avancé : je vous ai créé et je vous soutiendrai, je vous porterai et je vous sauverai13. Une mère peut-elle oublier son enfant ? N'en avoir point de soin ? Mais quand même elle l'oublierait pour moi, je ne vous oublierai jamais. Je vous porte gravée sur ma main, et vous êtes sans cesse devant mes yeux. C'est moi qui suis le Seigneur et tous ceux qui m'attendent ne seront point confondus14. Puis, il assurait que les hommes ne comprennent point Ses routes : Mes pensées ne sont point vos pensées, mes voies ne sont point vos voies, dit le Seigneur15. Ne craignez point, ô Jacob, qui êtes devenu comme un petit ver, ni vous, Israël, qui êtes comme mort16. Ne craignez point car vous êtes à moi. Lorsque vous marcherez au travers des eaux, je serai avec vous, et elles ne vous submergeront point ; lorsque vous marcherez dans les flammes, vous n'en serez point brûlé, et la [630] flamme sera sans ardeur pour vous17.
Puis, me faisant connaître qu'il y a des personnes dont tout le salut est dans leurs œuvres et dans leurs opérations, et d'autres, que Dieu se rachète pour Lui, qui, ayant perdu toute sainteté en eux, n'ont de sainteté qu'en Jésus-Christ, Il me fournissait cet autre passage : Ceux que le Seigneur aura rachetés seront couronnés d'une allégresse éternelle ; le ravissement de leur joie ne les quittera point18. Tous ceux qui sont en vous, Seigneur, sont comme des personnes ravies de joie19.
O vérité, que vous êtes ignorée et que vous êtes peu connue ! Faites-vous, ô Seigneur, des adorateurs qui adorent le Père en esprit et en vérité20. Je me tairai et je ne parlerai plus parce que je ne trouve personne qui entende les paroles de ma bouche et les pensées de mon cœur. Qui me donnera que je demeure cachée en vous, ô mon Dieu, que je m'enfuie dans quelque lieu secret ? J'ai fait ce que Vous m'avez [631] commandé. Je me suis abandonnée à Votre volonté. Que me reste-t-il plus que de me retourner à Vous, ô mon Dieu ? Dans ce lieu de bannissement, je suis comme étrangère à mes frères, et comme inconnue aux enfants de ma mère. J'ai cherché un ami qui prît part à ma douleur21 et dont l'âme ait du rapport avec la mienne, mais, ô Amour, vous me couvrez de pourriture et les ordures dont ma peau est environnée22 font que mes amis ont honte de me toucher. Ma femme a honte de moi et elle m'a en horreur ; mes enfants se moquent de moi. Si je me tais23 et que je dise : Je ne parlerai plus, aussitôt Vous me tourmentez merveilleusement24. Ne me suis-je pas tu ? Et n'ai-je pas gardé le silence ? Ne suis-je pas demeure en repos ? Et l'indignation est tombée sur moi25.
O Dieu, faites donc de ce néant tout ce qu'il Vous plaira. Vous seul possédez et connaissez mon cœur : je n'ai point cherché dans la créature ce [632] que je ne trouvais qu'en Vous. Je suis vomie de tout lieu, de toute terre et de tout pays comme un excrément incommode. Ô Dieu, reprendrez-Vous ce que l'homme a rejeté ? Oui, Seigneur, ce sera Vous qui ferez en moi toutes choses et qui me cacherez dorénavant en Vous-même comme la colombe dans les trous de la pierre26. C'est là que vous posséderez, seul et à votre gré, ce dont le monde n'est pas digne27. C'est là que Vous m'enseignerez, dans le secret et à petit bruit, les merveilles de votre Sagesse.
Si je me suis approprié Vos biens28, si je les ai gardés pour moi et si je n'en ai point fait de part à mes frères, je suis indigne de Vos bontés ; mais si je les leur ai partagés avec fidélité, si j'ai répandu avec abondance les eaux que Vous m'aviez données, vous ne me redemanderez pas l'âme de mon frère et vous me déchargerez de la commission que vous m'avez donnée. Père saint, je remets toutes choses entre Vos mains. Je Vous rends ceux que Vous m'avez [633] donnés : faites en ma faveur que ceux-ci Vous connaissent comme je Vous connais ; et quand Vous m'aurez tirée à vous, manifestez-Vous Vous-même à eux. Oh ! le monde ne Vous connaît point ! Pour moi, je ne suis point du monde. Si j'avais été du monde, le monde m'aurait aimée. Instruisez dans Votre vérité ceux que Vous m'aviez donnés. Ils connaîtront un jour que je n'étais point venue de moi-même, mais que Vous seul m'avez envoyée. Ils connaîtront votre vérité, ils aimeront Votre Nom et ils rendront témoignage à Votre vérité dans une grande assemblée. Vous Vous ferez, ô Dieu, un peuple pour Vous, un peuple qui Vous sera saint parce que Vous l'aurez sanctifié. Les âmes des justes sont en la main de Dieu et les tourments de la mort ne les toucheront point ; ils ont paru morts aux yeux des insensés, leur sortie du monde a passé pour un comble d'affliction, mais cependant ils sont en paix ; et, s'ils ont souffert des tourments devant les hommes, leur espérance est pleine de l'immortalité qui leur est promise... Ceux qui [634] mettent leur confiance au Seigneur auront l'intelligence de la vérité, et ceux qui Lui sont fidèles dans son amour demeureront attachés à Lui, parce que le don [de] la paix est pour ses élus29.
1Jb 12, 4-5.
2Pr 2, 21.
3Pr 9, 4.
4Ps 27, 10.
5Pr 11, 20.
6Pr 12, 22.
7Pr 19, 1.
8Si 3, 1, 20.
9Mt 21, 25-27.
10Si 34, 14.
11Es 3, 13-14.
12Es 9, 7.
13Es 46, 4.
14Es 49, 15 ; 16 ; 23.
15Es 55, 8.
16Es 41, 14.
17Es 43,1-2.
18Es 51, 11.
19Ps 87, 7.
20Jean 4, 23.
21Ps 69, 9, 21.
22Jb 7, 5.
23Jb 19, 7.
24Jr 20, 9.
25Jb 3, 26.
26Ct 2, 14.
27He 11, 38.
28Parodies de textes évangéliques, dont (pieusement) les références ne sont pas données !
29Sg 3, 1-4, 9.
Mon cher et vén[éré] F[rère] en Jésus-Christ, je vous assure que mon cœur est toujours bien uni au vôtre et que je ne doute point de la protection de Notre-Seigneur sur vous, qui vous rendra au centuple la peine que vous prenez pour vos frères. Ce sont de ces sortes de choses qu'Il ne laisse jamais sans récompense, et, quand il n'y en aurait point d'autres que de Le faire régner dans les âmes, n'est-ce pas beaucoup ?
Hélas ! je ne songeais autrefois qu'à Lui, et je goûtais en Lui une paix parfaite, mais depuis qu'Il m'a voulu charger du prochain, toutes les blessures que ce prochain reçoit de ses ennemis ou de lui-même, qui est le plus [635] grand de ses ennemis, portent coup sur mon cœur, surtout celles de certaines âmes sur lesquelles Dieu a le plus de desseins. Je Lui disais un jour : « Mon cher Maître, pourquoi me chargez-Vous des autres ? Je croyais n'avoir plus à répondre qu'à Vous, et qu'après les tourments par lesquels Vous m'aviez fait passer pour m'unir si étroitement à Vous, je n'avais plus qu'à consommer ma vie dans cette étroite union ! » Il me fit sur cela une forte réprimande, me faisant entendre qu'Il était parfaitement heureux dans le sein de Son Père puisqu'Il était Dieu comme Lui, que rien ne pouvait troubler Son suprême bonheur, et que, cependant, l'amour qu'Il avait pour les hommes l'avait comme obligé de se rendre passible1 et mortel ; qu'ainsi, la plus grande gloire qu'on pouvait rendre à Son Père, après le renoncement et la mort à toutes choses, était de s'immoler pour ces mêmes hommes pour lesquels Il était devenu passible et mortel, d'impassible et d'immortel qu'Il était. Je n'eus pas un mot à Lui répondre là-dessus car je trouvais qu'Il avait raison. [636]
Travaillons donc, mon cher F[rère], pour l'avancement de ceux pour lesquels Il est mort, et achevons par là ce qui manque à la passion de Jésus-Christ2. Ô quand sera-t-il véritablement roi ! Toutes les créatures Lui obéissent : il n'y a que l'homme qui se serve de sa liberté pour Lui faire une résistance d'autant plus cruelle que les biens qu'il a reçus sont plus grands. Je prie Dieu, mon cher F[rère] de vous conserver pour Son œuvre.
1Passible : capable de souffrir la Passion.
2Col 1, 24.
C'est de tout mon cœur que je vous reçois, mon cher enfant, au nombre des enfants de notre divin petit Maître ; c'est ainsi que nous appelons l'humble et petit Enfant Jésus qui est la dévotion de toutes les âmes qui veulent devenir petites et enfantines. Vous savez qu'il est écrit que c'est de la bouche des enfants que Dieu reçoit une louange parfaite1 : soyons donc de ces petits [503] enfants à qui Jésus-Christ promet le Royaume des Cieux. Les enfants ne se conduisent point eux-mêmes, mais ils se laissent conduire. Si leur père les châtie, ils ne le quittent point pour cela : au contraire, ils viennent avec plus de tendresse se jeter entre ses bras. L'enfant ne songe point à l'héritage à venir, il ne songe qu'à obéir exactement à son père. Il prend ce qu'on lui donne, et fait de moment à autre ce qu'on lui fait faire. Il est paisible et tranquille, et son innocence lui sert de toutes choses.
Demeurez fidèle à Dieu dans la manière d'oraison où Il vous appelle. Il est bien plus avantageux pour vous que Dieu agisse que si vous agissiez vous-même. Les œuvres de Dieu sont toutes parfaites et les nôtres sont pleines de défauts. Lorsque l'on conseille de rentrer en soi, c'est lorsque la distraction ou la sécheresse empêchent l'oraison ; mais si Dieu agit en vous et que vous L'y goûtez, il n'y a qu'à Le laisser faire sans vous mettre en peine de ce qu'Il fait, demeurant simple, adhérant à tous Ses vouloirs et à toutes Ses opérations.
[504] N'ayez aucune inquiétude sur votre oraison car elle est très bonne. Plus vous serez abandonné à Dieu sans réserve, plus tout ira bien. Puisque vous Lui appartenez, laissez-Le faire en vous et de vous tout ce qu'il Lui plaira. Ne craignez pas d'être trop abandonné à Dieu, quelque peine et vicissitude qui vous puissent arriver : craignez plutôt de vous reprendre en quelque chose et de mettre la main à l'arche, comme Osa. Vous ne sauriez croire combien je m'intéresse pour votre âme.
Si vous entreprenez la traduction du Traité du purgatoire 2, c'est un ouvrage court, qui pourrait être plus utile dans la suite qu'à présent et qui vous servira peut-être beaucoup à vous-même en la faisant. Dieu récompensera sans doute votre humilité, votre obéissance et votre travail en vous en donnant plus d'intelligence et plus de goût. Quand on est bien abandonné à Dieu, on a peu de choses à dire de soi, on [505] tâche de s'oublier soi-même pour faire de moment à autre ce que Dieu nous fait faire, dans l'état et la condition où Il nous a mis.
Pourvu que vous pratiquiez l'oraison et que vous n'y manquiez point, la regardant comme la source où vous devez puiser cette eau que Dieu promit à la Samaritaine, il n'importe pas que vos temps soient absolument réglés, et vous ne devez point vous inquiéter quand des affaires et des devoirs légitimes vous en empêchent. Ces eaux sont douces dans les commencements, mais lorsque le Seigneur conduit l'âme par le désert de la foi et de l'abandon, il s'en trouve de bien amères, comme le peuple d'Israël l'éprouva ; mais il y faut mettre alors le bois salutaire, qui n'est autre que l'amour de la croix et de la souffrance. Plus l'oraison est pénible, plus nous en devons faire pour marquer à Dieu notre fidélité et notre amour. Ô qu'une oraison sèche et souffrante est agréable à Dieu ! Celui qui va à l'oraison pour en goûter les douceurs et les suavités se recherche et s'aime encore soi-même, [506] mais celui qui n'y va que pour être châtié et souffrir marque qu'il aime autre chose que soi-même et qu'il sait traiter Dieu en Dieu.
J'ai appris tous les ans à la Pentecôte de faire à tous mes enfants en Jésus-Christ des billets composés des dons et des fruits du Saint-Esprit ; j'y ajoute les vers qui me viennent tout d'un coup dans l'esprit, et ensuite, après avoir invoqué le Saint-Esprit, j'en tire un pour chacun au sort. On y met aussitôt le nom de celui pour qui il a été tiré. Je vous en envoie deux, pour vous et pour madame votre épouse. Vous m'avez fort réjouie de me mander qu'elle est à Dieu. Il faut espérer qu'étant aidée de vous, elle continuera son chemin et que, s'il y avait quelque chose de trop dans son application à l'ajustement, cela tombera dans la suite, car il est difficile d'être beaucoup occupé de Dieu et de l'être encore de ces bagatelles. Je Le prie, ce Dieu de bonté, de vous être toutes choses, et à elle aussi.
1Ps 8, 3.
2Dans le second Volume des Opuscules Spirituels, imprimé l'an 1712. (Dutoit). [p. 283-314].
J'ai toujours beaucoup de joie, mon cher f[rère] en Notre-Seigneur, d'apprendre de vos nouvelles, sachant que vous voulez être à Dieu sans réserve. Ce n'était point pour vous obliger d'écrire que j'en ai demandé à ***, mais parce que je craignais que vous ne fussiez persécuté, non que je regarde la persécution comme un mal, puisque au contraire c'est une marque que Dieu nous aime et qu'Il veut épurer notre foi et notre amour. Si on vous interroge, je crois que vous devez répondre que vous n'avez point changé de religion, mais que vous avez envie de mener une vie plus chrétienne, plus séparée du monde, plus solitaire afin d'assurer par là votre salut avec la grâce de Jésus-Christ, et que vous les croyez trop bons Chrétiens pour vouloir s'opposer à cela.
[508] Qu'il y a peu de Chrétiens dans le monde à présent et que nous serions heureux si nous en étions du nombre ! Qui dit « Chrétien », dit un homme crucifié, qui travaille à se renoncer soi-même en toutes choses, à mourir au vieil homme afin que Jésus-Christ vive seul en lui. C'est ce à quoi notre baptême nous engage, et cependant on n'y fait point d'attention. Que le sang de Jésus-Christ est profané ! Il ne faut pas douter que si Jésus-Christ vous envoie des croix et des persécutions, Il ne vous soutienne fortement et qu'Il ne vous donne une sagesse à laquelle vos adversaires ne pourront contredire : c'est ce qu'il nous promet dans l'Evangile1.
Soyez persuadé que je ne vous oublierai pas devant le Seigneur. Je vous demande la même chose, et à vos amis, surtout à ***, à laquelle je souhaite fort d'être unie en Jésus-Christ. On devrait faire une petite société intérieure entre toutes les âmes qui veulent véritablement aimer [509] Dieu et être cachées avec Jésus-Christ en Dieu2, pour réparer en quelque sorte les outrages qu'il reçoit des Chrétiens, qui font en vérité horreur, étant plus méchants que les infidèles.
Pour ce que vous me demandez, je crois [que] vous le trouverez dans les Opuscules Spirituels, surtout dans la seconde partie où il y a un traité de la réunion de l'âme à Dieu 3, et vous le trouverez aussi dans la suite de l'ouvrage dont vous avez le premier volume. Je prie Dieu de vous continuer de plus en plus Ses miséricordes et de détruire tellement en vous le vieil homme qu'il n'y reste plus que Jésus-Christ. Je vous embrasse des bras de cet Enfant Dieu, dont nous faisons présentement la mémoire dans ce renouvellement de Sa fête.
1Lc 21, 15.
2Col 3, 3.
3« Petit abrégé de la Voie et de la réunion de l’âme à Dieu », p. 317-348 des Opuscules Spirituels, 1720.
J'ai appris, mon cher f[rère], avec joie, la guérison du fils de notre cher ami. Je ne doute point que ce soit les prières de monsieur son père, que je crois être au ciel. Avant que de savoir [513] sa mort, je priais beaucoup pour lui, mais comme s'il était vivant, sans penser à autre chose. Lorsqu'il fut mort, nous priâmes tous, tous les amis ensemble, pour le repos de son âme. Je fis même offrir des sacrifices au Seigneur et priais encore quelques jours avec facilité ; ensuite il ne me fut plus possible de prier pour lui, mais je me trouvais très intimement unie à lui, ce qui me fit comprendre qu'il avait trouvé le repos tant désiré. Il ne faut pas s'étonner qu'un tel père ait obtenu la guérison de son fils, surtout cette guérison étant accompagnée des mêmes dispositions que ce bon père avait, étant sur terre. Je prie le Seigneur qu'après avoir transmis les dispositions du père dans le fils, Il les y conserve pour Sa gloire.
Ce serait un grand moyen pour cela s'il demeurait avec ***, à l'abri du monde et de ses tentations ; ce lui serait un grand avantage en toute manière. Je prie Dieu d'être Lui-même son conseiller et de lui faire faire ce qui sera le plus avantageux pour Sa gloire. Je le salue en Notre-Seigneur, et vous aussi, M. C. F. [mon cher frère], avec toute la [514] cordialité d'un cœur qui vous est fort uni en Jésus-Christ. Je salue aussi tous les amis chez vous et prie Dieu de leur envoyer cette paix invariable que Jésus-Christ seul peut donner.
Je vous plaindrais dans ce que vous souffrez, si je ne connaissais le prix et la valeur des souffrances, tant intérieures qu'extérieures. La disposition où vous êtes de l'expérience de vos misères est meilleure pour vous que celle du sentiment et du goût intérieur que vous aviez autrefois. Cependant, c'est ce qu'on a peine à croire : tout ce qui donne à la créature et la fait être quelque chose, la rend propriétaire et pleine de propre estime ; ce qui lui ôte tout, restituant tout à Dieu, la met dans sa place, qui n'est autre que le néant. La force vient de Dieu et la [515] faiblesse est notre partage. Il faut s'apprivoiser avec nos misères, nos faiblesses et nos défauts, car c'est ce qui nous fait compagnie plus ordinaire. Lorsqu'il plaît à Dieu de nous cacher à nous-mêmes et aux autres ce que nous sommes, nous paraissons bien parfaits : les dehors sont à l'aise et couverts de l'onction de la grâce... [Le reste de la lettre manque.]
Voilà une lettre que j'ai eu mouvement de vous envoyer : elle vous réjouira, que je crois, si vous êtes assez simple pour la lire. Mais, que dis-je ? Vous êtes si simple, quoique vous ne le soyez pas encore au point que vous le serez un jour ! Je vous voyais l'autre jour si petit, si simple, mais je comprenais que le Maître vous voulait infiniment plus simple. Il se rit des défauts extérieurs comme le sont le vif, la promptitude, Il regarde cela comme des défauts d'enfants ; mais Il ne peut souffrir la hauteur, la raideur, etc. Défiez-vous de toute raison, ne donnez nulle entrée à rien. Il veut que nous soyons unis ; lorsque votre cœur sera large, l'union sera sans dégoût ; le dégoût vient de quelque resserrement, non toujours [537] aperçu, et il l'augmente toujours plus. Que votre âme sera belle ! Qu'elle sera grande et pure !
Le Maître veut que je vous dise qu'Il a mis en moi Son Esprit de vérité, que vous l'exerciez sur quelque question qu'il vous plaira, que c'est dommage de me laisser oisive, qu'il n'y en a point à qui Il l'ait donné plus universel. Je suis comme dans un sac bouché lorsque l'on ne me demande rien, mais dans le moment actuel du besoin, ou lorsque l'on me demande quelque chose, Il déploie toutes Ses richesses. Je suis une bête par moi ; en Lui, j'ai la vérité essentielle, vérité au-dessus de toutes les autres vérités.
J'ai connu clairement que Dieu n'avait permis la persécution faite aux personnes d'oraison que pour obliger quantité de personnes curieuses à examiner ces matières et les porter par là à devenir intérieures, non seulement parmi les vrais catholiques, mais parmi toutes les nations. Vous le verrez un jour. J'ai offert à Dieu ma vie afin qu'Il soit connu partout, [538] et que l'esprit de simplicité s'étende sur tous les Chrétiens.
Je me suis trouvée ce matin un renouvellement pour vous avec un grand goût de votre âme. Il me semble que, comme l'emploi de saint Michel, après avoir chassé le dragon du Paradis, est de détruire l'amour-propre dans les âmes, votre état est que l'amour-propre soit entièrement banni de chez vous et que vous le fassiez sortir des autres. Il me semble que c'est le seul emploi auquel je sois destinée que de combattre partout l'amour-propre. C'est pour cela que nous sommes unis si étroitement, quoique vous ne connaissiez pas votre union.
Il me fut une fois donné à connaître comme [comment], lorsque nous étions destinés au plus pur amour, il nous était donné un saint Michel pour ange [539] tutélaire afin de détruire l'amour-propre. Il va chez vous disant : quis ut deus1, qui est comme Dieu ? Ne donnant point de repos qu'il n'ait tout détruit. Les anges qui ont l'emploi de saint Michel prennent son nom, quoique ce ne soit pas lui-même. Mais il est impitoyable, ne donnant point de quartier. Il est l'ange exterminateur : son emploi n'est point d'édifier, mais de détruire. J'avoue qu'il est dur de se laisser détruire, mais qu'il est avantageux d'être détruit ! Saint Michel n'a égard qu'à Dieu ; il ne peut envisager2 la perte d'aucune créature, ayant lui-même précipité dans l'abîme le dragon et ses anges, les plus belles créatures.
Depuis ma lettre écrite, j'ai été à la messe où j'ai été fort unie à vous et à saint Michel de la même union, sans nulle différence ni distinction : il me semble que je suis revêtue de son pouvoir pour vous détruire. J'ai eu mouvement de faire dire la messe pour vous, afin que tout soit détruit en vous : je le [540] désirais sans désir, et je suis restée de cette sorte toute la messe, et plus d'une heure encore, dans un état de prière pour votre totale destruction. Tout ce qui n'est pas Dieu même, et qui est intérêt du temps ou de l'éternité, est propriété.
1C'est la signification du nom de Michel. (Dutoit).
2Prendre en considération.
Je vous conjure que l'on envoie la lettre que j'écrivis par vous à N., mais je vous prie qu'on n'y manque pas, tenez-y la main. Pourquoi retenir la source et l'empêcher de couler ? C'est une infidélité plus grande qu'on ne pense : je prie Dieu que ce ne soit imputé à [541] personne. Comme il y a les moments du Seigneur pour faire écrire de source et aussi le temps afin que ces lettres aient leur effet, c'est empêcher tout cela que de les retenir, et c'est un agir humain qui fait du mal et à celui qui en use sous bon prétexte, et à celui que l'on en prive.
Il ne faut pas regarder si ce que l'on écrit accommode la nature. Ô que tous ces ménagements humains, cette crainte de blesser, et la délicatesse qui fait qu'on craint de la blesser, sont des défauts essentiels bien plus grands que d'autres qu'on dit et dont on fait cas ! Les autres défauts sont souvent involontaires, en nous sans nous, mais ceux-ci se font sciemment ; les autres sont superficiels, ceux-ci attaquent la source de la vie. Je n'ai plus que peu de temps à être avec vous : marchez pendant que vous avez la lumière. C'est l'humain qui conduit et règle toutes choses. Ô Seigneur, éclairez ces aveugles, qui le sont d'autant plus qu'ils voient plus clair en apparence.
Laissons les ménagements [542] humains. Pourquoi vous aimez-vous donc [les uns les autres], je vous prie ? Est-ce parce que la nature y trouve son compte, sa commodité, un certain amusement ? Ô l'excellente amitié ! C'est de cette amitié que les enfants du divin Maître doivent se défendre comme d'un serpent, de cette amitié tendre, délicate, qui étudie les goûts des autres, qui suit les siens, qui canonise les défauts afin de n'être pas obligé de les voir tels, et afin qu'en ne les voyant pas, on ne soit pas obligé à les dire, et qu'en ne les disant pas, on ne guérisse pas mon peuple. On bande les plaies sans les panser, on flatte les blessures en quelques-uns, et dans les autres on agrandit le mal, on fait une plaie véritable d'une simple égratignure.
Faut-il, tous tant que vous êtes, que vous ayez des yeux sans voir et des oreilles sans entendre, que vous soyez des chiens muets, et que vous vous sachiez bon gré d'être de cette sorte ? Vous avez tous un langage radouci et trompeur. Pourquoi mettez-vous des coussins sous les coudes [543] de mon peuple1 ? Et vous, pourquoi brisez-vous le roseau cassé ? Pourquoi éteignez-vous la lampe qui fume encore ? Vous dites aux enfants de mon peuple : « Tout est bon en vous, c'est Dieu qui fait tout, tout est divin. » Insensés que vous êtes ! Pourquoi flattez-vous le mal dans ceux que vous aimez, et pourquoi l'augmentez-vous dans ceux qui ne sont pas de votre goût ? Vous attribuez à Dieu ce qui est de la nature, et vous donnez à la nature ce qui est de Dieu.
Cela vient de vos fausses idées. Vous vous figurez qu’une personne qui est à Dieu doive être sans défauts. Cela vous met dans la nécessité ou de canoniser les défauts, ou de l’en estimer moins si vous regardez ses défauts comme défauts. Ne savez-vous pas que le Tabernacle du Seigneur était couvert de peaux de bêtes mortes, et que les tours qu’Hérode avait fait bâtir étaient couvertes d’or ? Dieu seul est saint, et gardons-nous plus que de la mort d’attribuer de la sainteté à d’autres qu’à Lui. Allons comme de petits enfants faibles, défectueux, mais sans artifice. N'appelons point le mal, bien, ni le bien, mal 2.
Mais où sont ces petits enfants du Seigneur ? Je n'en trouve presque plus : tous sont devenus grands et prudents, tous sont sages, et nous sommes fous pour Jésus-Christ3. Tous sont grands, et nous petits ; tous ont la prudence des enfants du siècle, mais où est la petitesse de Jésus-Christ ? Seigneur, donnez-moi des petits enfants ou je mourrai4 ! D'où me sont venus ces sages du siècle qui disent à l'Enfant Jésus : « Je ne vous connais plus dans vos abaissements et dans vos confusions » ? Nous sommes étonnés lorsque nous sortons d'avec les Grands et que nous voyons notre Mère5 : nous ne voyons rien que de méprisable, nous ne voyons qu'une écorce grossière, qu'un sujet de mépris ! Eh, d'où vient que vos yeux sont changés pour elle, sinon de ce que vous avez oublié que notre Maître paraissait de même ?
Jusqu’à quand serez-vous tardifs [lents] à croire? Cherchez Dieu pendant qu’on le peut trouver. Mes petits enfants, je n’ai que peu de temps à être avec vous. Profitez de ces moments pour devenir petits, vous ne vous élèverez que trop. Ne savez-vous pas cet endroit : « mon amour est mon poids » : le poids de l’amour fait d’autant plus baisser la balance qu’il est plus fort, mais lorsque l’élèvement vient, plus la balance s’élève, plus le poids de l’amour s’affaiblit.
1Ez 13, 18.
2Es 5, 20.
3I Co 4, 10.
4Gn 30, 1.
5Elle-même.
Dieu me poursuit, depuis que je suis ici, comme avec un flambeau, pour me faire voir les défauts de mes enfants, je veux dire les défauts qui lui font obstacle, de sorte que j'en suis comme assiégée. C'est une lumière qui a une impression douloureuse pour moi, si bien que je puis dire : Je paie1.
Il faut, sans rien dire, tout supporter, car les âmes ne sont pas assez fortes pour porter cela. Vous êtes celui que je ménage le moins, et je vous épargne encore. Les choses paraissent peu en elles-mêmes, cependant je les vois en Dieu d'une manière si étrange, par rapport aux miséricordes qu'Il fait aux âmes, et aux desseins qu'Il a sur elles, que je ne sais comment on peut supporter sans mourir une pareille vie. Hélas ! mon cher fils, que j'engendre chaque jour, soyez ma consolation et ma couronne. Plus les personnes sont avancées, plus je sens d'une manière pénétrante leurs moindres obstacles.
1Ps 61.
Je suis contente, et Dieu aussi, de votre docilité. Il n'est point nécessaire que vous preniez la peine de venir chez M. Je vous ai éprouvé de toutes manières : ne vous mesurez pas sur ce que je fais, mais sur ce que je vous dis. Vous n'êtes pas aussi large sur votre temps que vous le serez un jour, mais votre docilité supplée à tout.
Je vous conjure de ne point différer lorsque Dieu demande quelque chose de vous : Il veut une docilité si entière qu'il Lui faut obéir au moindre signal, sans quoi Il n'est point content. Soyez persuadé que j'ai porté et porte cette obéissance aussi loin qu'on la puisse porter ; mais je badine quelquefois, intérieurement, avec mon divin petit Maître. Je Lui dis : « Vous êtes trop pressé, vous êtes un importun », et mille autres choses, et il me semble qu'Il n'est point fâché que j'en use de la sorte avec Lui, parce qu'il ne s'agit plus d'éprouver ma docilité et de me faire à tous Ses manèges ? Il y a longtemps que j'y suis faite et que j'ai pris mes licences.
Agissez donc avec une fidélité [548] inviolable là-dessus, sans regarder à ce que je fais, car ce que je vous dis vous convient. Je vous dis ce qui me vient par rapport à l'étendue que Dieu veut de vous. Dieu se sert des moyens, ce semble, déraisonnables pour se communiquer à vous, afin que votre souplesse soit entière, et comme Il ne vous exerce pas par des croix et des peines extraordinaires, il faut qu'Il le fasse par le renversement entier de toute sagesse, de tout arrangement, de tout ce qui est raisonnable. Tout autre chose vous maintiendrait en vous-même et, quoique vous ayez une soumission vertueuse, vous n'auriez jamais cette souplesse qui se laisse entraîner à tout sans sentir qu'on l'entraîne, parce qu'elle n'a nul penchant propre, nul choix et nulle préférence.
Vous avez tout cela dans la volonté et vous ne tenez à rien, mais vous ne l'avez pas parfaitement dans l'usage comme vous l'aurez. Comme votre état est assez uni, il n'a ni consolation ni peine. Une peine, quelque violente qu'elle fût, comme elle ne serait pas continuelle, et que quelques [549] rayons d'assurance viendraient, vous serait peut-être moins insupportable qu'une longue suite d'inutilités qui semblent n'aboutir à rien. Cependant il n'est pas temps de vous lasser d'une viande dont vous devez manger encore longtemps.
Que le Seigneur soit Lui-même votre guide, mon cher enfant ! que le Seigneur soit Lui-même votre guide ! In manus tuas, Domine, commendo spiritum. Je remets mon Royaume à mon Père et à mon Dieu. Père Saint, sanctifiez-les dans Votre vérité et faites que lui et moi sommes [soyons] union, comme Vous et moi sommes un. Que Votre vérité se fasse entendre au fond de son âme ! Je lui ai dit la vérité : Votre parole est la vérité ; je ne lui ai point caché Vos secrets, parce que Vous me l'avez [550] donné par-dessus tout ce qui est sur la terre. Vous me l'avez donné, il est à moi. J'en ai disposé pour Vous ; c'est pourquoi j'ai le droit de Vous le consacrer entièrement. Je le consacre donc à votre divine Enfance : insinuez-lui la petitesse du pauvre et humble Jésus, non par vue, connaissance et lumière, ce qui est trop peu pour lui que Vous destinez pour Vous-même, mais par cette révélation de Jésus-Christ1 qui est la réelle possession de lui-même dans la plus pure foi, inconnue à celui qui la possède. Ne prenez point le change, mon E[nfant], ne suivez point le faux brillant des lumières, mais le solide sentier de la mort. Soyez une nouvelle créature en Jésus-Christ, non selon la connaissance de cet état, mais selon la vérité.
1 Ga 1, 16.
Je sens toujours au cœur cette plaie dont je vous ai écrit ; elle augmente en profondeur. Mon cœur est le cœur de mon divin petit Maître : ô qu'Il enserre de cœurs ! Je me trouve plus serrée à vous que jamais, et plus pleine. Il me vient de vous expliquer cette plénitude, et par là, mon cher Maître, vous fera comprendre ce que vous m'êtes et ce que je reçois pour vous.
Il y a de la différence entre le non-besoin, le rassasiement et la plénitude. Le non-besoin éteint tous les désirs, mais les mêmes désirs ne sont pas pour cela remplis et rassasiés. Le rassasiement est mon état continuel : il n'y a en moi aucun vide à remplir. Cela commence dès que l'âme commence de se perdre en Dieu, et quoique sa capacité croisse chaque jour, elle n'a point de vide, parce que la source la tient toujours dans une égale plénitude. Elle ne voit en elle ni avancement ni disette, et son état lui paraît continuel, quoiqu'il soit certain qu'elle augmente chaque jour, mais comme l'augmentation de la capacité est imperceptible, il en est de [554] même du remplissement [sic]. Rien n'est donc aperçu dans cet état, mais l'âme est parfaitement contente et rassasiée.
Je voyais ce matin votre état. Lorsque je dis « voir », c'est pour m'expliquer, car je ne vois jamais rien : les choses se trouvent imprimées en moi sans que je sache d'où elles viennent, ni comment elles viennent. J'ai un goût certain de votre âme. Vous n'avez garde de rien voir parce que vous êtes dans un parfait dénuement, et qu'étant conduit par la foi, vous n'avez et n'aurez jamais de vue ; mais ce que Dieu voudra vous faire connaître, Il le fera par l'expérience, ou par un goût caché dans la volonté, par un je ne sais quoi que l'on ne sait d'où il vient ni ce que c'est. Et ce je ne sais quoi ne fait pas une certitude, comme dans les âmes de lumières, mais il attire la croyance sans qu'on sache pourquoi il l'attire, car si on raisonnait là-dessus, on ne saurait comment on croit ces choses, ni pourquoi on les croit. Il en est de même de la confiance que l'on a aux âmes de grâce que Dieu nous donne pour nous aider. On les croit [555] sans pouvoir dire une raison de cette foi ; au contraire, si l'on écoutait la raison, on y verrait une infinité de raisons de douter, et nulle de croire. Cependant on croit, malgré les raisons de douter et sans nulle raison de croire ; et cette foi insensible est plus forte que toute raison : quoique sa force soit cachée, rien ne la surmonte.
Le rassasiement ne peut jamais venir que de Dieu. Il est seulement pour l'âme. C'est le propre de Dieu que de remplir avec surcroît le cœur de l'homme, qu'Il a créé pour cela. Ce rassasiement cause une certaine aisance, il ne se sent point, comme une personne ne sent point son rassasiement. Lorsque l'on a trop mangé, on sent un superflu qui incommode, comme l'on sent la faim lorsque l'on n'est pas rempli, mais le juste rassasiement ne se sent point, ni ne s'aperçoit pas même. Il en est comme d'une personne qui aurait au-dedans d'elle un aliment qui lui entretiendrait la vie sans le savoir : elle serait étonnée de n'avoir ni appétit ni besoin. Tel qui n'a point d'appétit ne laisse pas d'avoir besoin, [556] mais celui qui est rassasié n'a ni appétit ni besoin, et il se trouve dans une certaine abondance qui, loin de l'incommoder, le satisfait. Il me vient que votre état est un non-besoin, qui appartient à la nudité et marque une union médiate, quoique non pas consommée.
La plénitude n'est point tout cela, du moins celle dont je veux parler : c'est quelque chose de surabondant et qui se décharge. Par exemple un bassin qui serait plein autant qu'il peut contenir, on ne s'aperçoit point de sa plénitude que lorsqu'on décharge dans son sein une eau superflue ; cette eau lui est inutile à la vérité, mais elle ne l'est pas par rapport aux autres bassins qui l'environnent, parce qu'ils seraient toujours vides s'ils n'étaient remplis de sa surabondance. Je suis ordinairement comme un bassin plein auquel rien ne manque, je suis toujours pleine pour moi-même d'une plénitude immédiate qui ne laisse pas un moment de vide, mais il m'est donné à connaître à présent que je vous communique par [557] le fond nu ce que Dieu vous communique Lui-même, qui est simplicité et nudité. Or cela ne se distingue point, que par une aisance que la seule réflexion peut troubler. Il y a dans cette communication centrale un repos non goûté, mais plus approfondi, et c'est ce que mon Maître vous donne par moi.
Mon affaire est d’être toujours, comme je l’ai été, un canal sans propriété. Que le divin Maître l’ouvre Lui-même ou que vous l’ouvriez, il ne m’importe. Que ce même Verbe qui se peut communiquer immédiatement aux hommes et qui le sait, se serve aussi du pain et de la parole du prêtre pour le faire, n’est-ce pas toujours le même Dieu et un excès d’amour ? Vous me serez utile de loin si vous voulez bien me correspondre de tout votre cœur et entrer aveuglément dans tous les desseins de Dieu. C’est ce que je vous demande par tout ce qu’Il est, et pour étrennes, un plein acquiescement et une correspondance entière. J’ai eu besoin de cette correspondance dès le commencement pour vous communiquer les grâces que Dieu vous voulait faire, sans quoi elles demeureraient suspendues en moi.
Il y a des âmes qui sont éprouvées par les démons, j'en connais beaucoup de cette sorte, en province et ici. Il y a plus de six à sept ans que, sans que j'en sache la raison, sitôt que j'approche d'elles ou que je défends au[x] démon[s] de les tourmenter, il les laisse et ne les ose approcher. Lorsque je suis éloignée, la seule pensée ou menace qu'ils leur font de moi les chasse. Il y en a quelques-unes pour qui j'ai eu mouvement d'empêcher pour toujours le démon de les approcher, et il les a quittées si absolument qu'il n'a plus paru depuis.
Lorsque je dis et fais ces choses, je les dis et fais comme un enfant, sans attention, et il me semble que le démon craint plus cette enfance dont je suis possédée au-dedans, que le pouvoir de la plus forte sainteté. Il me paraît même extraordinaire que je puisse vivre avec les hommes sans que cet état paraisse au-dehors. Mais lorsque je suis seule, je me sens tout enfant, tout innocente : une candeur que je ne puis dire. Mon centre est cette enfance. Ô si je trouvais des enfants, que je serais aise ! Votre âme [566] est celle de toutes qui me paraît la plus propre à le devenir.
Pour revenir à ce que je disais, le même mouvement qui m'a portée à délivrer certaines âmes obsédées, m'a portée à en livrer d'autres, sans savoir ce qui me le faisait faire, sinon qu'étant accoutumée avec Dieu à une souplesse infinie, je fais sans attention et sans retours tout ce que l'on me fait faire. Celles que j'ai eu mouvement de livrer de la sorte ont été tourmentées d'une manière étrange, soit par les idées de l'esprit, soit par ce qu'il exerçait sur leurs corps. Lorsqu'elles me disaient cela, je sentais en moi un pouvoir de les soulager ou de les livrer de nouveau, et, demeurant sans action, je faisais ce que l'on me faisait faire. Un jour qu'une personne, qui est fort à Dieu, me disait qu'il fallut que je fusse sorcière pour faire aller et venir le démon chez elle ainsi qu'elle l'éprouvait, je lui répondis : « Que Celui qui me possède et me fait faire cela, vous possède durant cette messe ! » Elle dit qu'elle crut être en paradis pendant ce temps. Mais je la livrais ensuite. Je ne sais [567] pourquoi je vous écris ceci. Je ne puis me mettre en peine s'il y a du mal à les livrer de la sorte, car j'obéis. Cependant, on veut que je vous l'écrive, et je me mettrai en devoir de vous obéir si vous me dites que je doive faire autrement. Une de ces âmes fut entièrement délivrée et n'a jamais été attaquée depuis, et comme le démon sortait d'elle, je dis à Dieu : « Seigneur, si Vous voulez que je sois exercée par lui1 et sa victime, j'y consens. » Aussitôt j'eus cette impression que cette épreuve n'était plus pour moi, qu'elle n'était même pas capable de faire mourir entièrement, c'est pourquoi elle n'était point donnée aux âmes de foi, et ceci me fut imprimé que, si une âme comme la mienne, en qui la foi a tout détruit et où l'enfance règne, allait en enfer, elle en chasserait les démons.
J'ai vu que les personnes que Dieu destine à une véritable mort, ont eu besoin d'une seconde épreuve ; et j'en ai vu une qui, par la [568] compassion que l'on a eue d'elle, est restée en chemin sans jamais avancer d'un pas et est depuis bien des années dans le même état, redevenant même plus propriétaire. Je vois clair comme le jour et son état et ce qui fait son arrêt : ceci n'arrive qu'aux personnes dont le Seigneur me charge intérieurement ; pour les autres, je n'ai nul droit sur elles. Jusqu'à présent je n'ai pas même eu nulle pensée là-dessus ni pour me conseiller ni pour vous le dire. Si vous croyez qu'il y ait quelque chose à faire pour moi, vous aurez la bonté de me le dire, car à cela, je ne prends ni ne mets ; je ne prie pas même pour les personnes, ni ne pense pas à leur rien dire ; mais, comme l'on dirait à une personne : « mangez » ou : « ne mangez pas », sans savoir pourquoi on le dit, je le fais de la sorte sans le moindre retour.
Il vous serait difficile de comprendre jusqu’à quel point de simplicité mon fond est arrivé. Du reste, je n’ai aucune vertu et n’en suis pas capable. Je n’ai que la capacité de me laisser mener comme un enfant, sans penser à ce que je dis ou fais. Tout ce qui n’est point cela, n’est point mon centre, et tout ce qui se fait extérieurement d’exercices de religion se fait sans correspondance, comme une machine, comme une chose ajoutée à l’état dont le fond n’est que simplicité et innocence. Je me passerais aisément de toutes choses.
L’âme se trouve dans une indépendance souveraine, qui ne vient point de plénitude, comme au commencement où l’âme ne voit rien qui lui manque, ni de non-vouloir comme dans la foi sèche et nue, ni de rassasiement aperçu. Il ne manque rien quoique l’on n’ait rien, et l’on n’a aucune mort parce que la vie est continuelle, sans nul moyen d’entretenir sa vie ni sans penser à sa vie, comme nous vivons d’air sans penser à l’air qui nous fait vivre. On ne me montre presque jamais mon état et je suis comme s’il n’y avait point d’état au monde, souvent même défigurée au-dehors comme un enfant tombé dans la boue, mais je n’y pense point. Ceci m’a été montré pour vous le dire. Lorsque le Seigneur voudra que je vous en dise davantage, je le ferai. « Quiconque est simple vienne à moi ».
1Peut-être : Pour lui, pour cette personne-là. (Dutoit).
Je crois que vous ne pouviez prendre une résolution plus équitable que celle que vous avez prise, pourvu néanmoins que vous ne vous repreniez pas intérieurement, car rien ne peut vous dispenser de vous abandonner à Dieu sans réserve, obéissant extérieurement à Ses ministres.
Il peut arriver que, quoique innocemment, l'on me fera passer pour coupable, mais si l'on veut bien examiner à fond, on verra bien de la malignité. Dieu sur tout ! Vous pourriez bien obtenir qu'ils ne me condamnassent pas sans m'entendre. Je vous conjure aussi qu'ils examinent tous mes écrits, car si l'on veut juger de mes sentiments, c'est en lisant tout cela qu'on les verra, et non dans [595] les deux livres1 qui ne disent les choses qu'en abrégé.
1Livres qui sont le Moyen court pour faire oraison, et l'Explication du Cantique des Cantiques. (Dutoit).
Je viens de recevoir votre lettre qui m'a consolée dans mon exil, car je vous assure que je puis bien dire : Heu mihi, quia incolatus meus prolongatus est1 ! Je suis ici comme déplacée, et dans un lieu où Dieu ne me veut point : il me semble qu'il y a une infinité d'enfants qui demandent du pain, et il ne se trouve personne pour leur en rompre durant que je suis ici dans un état violent. Si je puis tant faire que d'y demeurer jusqu'à la mi-août, je crois que ce ne sera pas sans souffrir. Je suis ici absolument inutile, mais ce n'est pas ce qui me fait parler : c'est que je suis tiraillée par le fond pour en sortir. Un mot là-dessus.
Les vicissitudes extérieures servent à affermir l'âme dans un état de consistance. Il faut que l'extérieur se fonde et se perde, comme le dedans. Ainsi il faut qu'il perde tout ce qui le pourrait fixer, à mesure que le plus intime se fixe en Dieu même, dont j'espère qu'il ne sortira jamais.
Que vous êtes heureux d'être la girouette du bon Dieu, laquelle se laisse mouvoir au moindre petit vent de l'inspiration, qui n'a aucune situation que celle que l'esprit lui donne, et qui perd même incessamment celle que l'on vient de lui donner pour se laisser mouvoir de nouveau ! Enfin, comptez que, toute votre vie, vous serez girouetté.
Comment tenir et donner des paroles lorsque l'on n'a point de volonté ? Cela est impossible. Ceux qui sont maîtres d'eux-mêmes doivent tenir inviolablement leurs paroles, parce qu'ils sont en état de les exécuter, mais celui qui n'est plus à lui-même, comment donnera-t-il et gardera-t-il des paroles, puisqu'il ne peut répondre d'aucune de ses actions ? Ne vous mettez nullement [597] en peine de garder avec moi des paroles : je veux des effets. Si vous cessiez d'être à Dieu sans réserve et que vous fussiez inconstant, vous seriez alors une méchante girouette, qui seriez rebelle, et qui ne vous laisseriez plus conduire par le vent du Saint-Esprit. Laissez tout perdre et tout échapper. Contentez-vous d'être la girouette de mon divin petit Maître.
Adam, avant son péché, ne voyait pas qu'il était nu : l'innocence ignore le bien et le mal ; c’est par le péché que l'on connaît que l'on est nu ; la parfaite innocence supprime toutes ces vues. Dieu met le Chérubin pour chasser Adam du Paradis terrestre, pour faire voir que la science du bien et du mal est opposée à la pure connaissance2 d'intelligence, qui vient de Lui.
1Ps 119, 5 : Hélas, que mon exil est long !
2On attribue l'intelligence ou la connaissance aux Chérubins. (Dutoit).
Je vous avais promis de vous écrire, mais il faut [m’]excuser dans ces temps-ci. L'un m'assure que je suis exilée, d'autres veulent et m'envoient dire qu'il n'y a rien contre moi. A cela, je n'ai rien à dire. Tout ce que je sais, c'est que l'on ne me peut ôter mon Dieu, ni ma paix qui est invariable.
Je sens vos dispositions quelquefois un peu brouillées de doutes ; c'est à peu près comme vous êtes. Je vous prie de demeurer bien abandonné à Dieu : c'est dans l'abandon que vous trouverez votre force. Vous sentirez quelquefois votre misère, mais il faut un abandon sans réserve entre les mains de Dieu. Perdez plutôt toutes choses que de perdre votre abandon.
Pour la dame que vous savez, ne lui dites rien autre chose que de lui apprendre à chercher Dieu dans son fond, à se tenir auprès de Lui, à retourner souvent en elle-même au milieu de ses occupations, à tendre continuellement à Dieu de cœur, à se conformer à toutes Ses volontés, et mille autres choses que Dieu vous donnera.
On m'interroge sur mon livre1 et, quoique je l'aie abandonné et soumis à tout ce qu'on voudra en faire, protestant que je me soumets, moi et mes écrits, on ne laisse pas de poursuivre de m'interroger et je réponds ce que Notre-Seigneur m'inspire. Je suis quelquefois si étonnée de voir combien on est opposé aux voies intérieures que je ne sais où j'en suis ni ce que je dis.
Je vous assure que votre âme m'est infiniment chère et qu'il n'y a point de jour où je ne m'immole pour elle à Notre-Seigneur : il n'y a rien que je ne souffrisse pour qu'elle soit à Lui sans réserve. Donnez-moi donc cette consolation dans ma douleur que vous soyez entièrement délaissé à Dieu sans nulle réserve. Je vous cherche quelquefois en [600] Lui, et c'est où je vous trouve souvent ; il ne tient qu'à vous que je ne vous y trouve encore davantage.
Je suis prisonnière et toujours enfermée sous la clef, sans nulle communication ni au-dehors ni au-dedans qu'avec celle qui a la charité de me servir, mais rien ne peut rétrécir un cœur qui a trouvé Dieu, et rien ne peut le peiner, parce qu'il a partout ce qu'il aime et désire. Je souffre quelquefois à votre occasion, craignant que dans un âge si tendre vous ne vous écartiez de Dieu. Cependant je vous remets comme tout le reste entre Ses mains, sans cesser de Lui demander votre âme avec instance. C'est un grand bonheur d'être bien abandonné à la Providence : c'est le repos de la vie.
Je vous recommande ma fille ; on ne veut pas même que je sache où elle est, mais il me semble que Dieu en aura soin. Quand je serais une criminelle condamnée à la mort, les ordres ne seraient pas plus rigoureux, mais tout cela ne sert qu'à nous unir davantage2.
1C'est le Moyen court et très facile de faire oraison. (Dutoit).
2Cette lettre correspond à la première période d’enfermement, en 1688 : « Le 29 janvier, enfermée seule dans une chambre … l’on m’arracha ma fille … l’on eut la dureté de défendre que l’on me dit nulle nouvelle d’elle … pour la vouloir marier par force » (Vie, 3.5.1).
Cette action de M. m'a paru d'une lâcheté extrême ; elle n'a pas laissé de m'être utile, parce que plus je reconnais l'instabilité des créatures, plus on est serré et lié à l'Immuable. J'avoue que si votre cœur n'était pas plus ferme en Dieu que celui-là, j'en souffrirais davantage, mais je prie incessamment Notre-Seigneur de vous affermir dans Son amour, pur et vide de tout propre amour, et qu’Il soit Lui-même votre voie, votre vérité et votre vie. Que ne souffrirais-je pas pour l'obtenir ?
Quoique je sois dans un lieu de bannissement, j'y trouve toujours mon Dieu, et toutes les prisons et les clefs avec lesquelles on m'enferme n'empêchent pas que je ne trouve des espaces infinis en Lui-même1. Plus il y a de croix, plus il y a d'union à Jésus-Christ, et par conséquent de joie et de liberté.
Je vous avoue que ce n'est [602] qu'avec peine que je réponds aux interrogations que l'on me fait sur le petit livre qui fait et ma rétention ici et tout mon crime, car il me suffit que Dieu connaisse toutes choses. De plus, si je parle, je ne serai pas entendue. Je prendrais volontiers le parti du silence, parce que je serais en cela plus conforme à Notre-Seigneur Jésus-Christ, et que le pis qui puisse arriver est qu'on me croie trompée, et que m'importe ? Ne vaut-il pas mieux que je passe pour telle et imiter mon cher Maître ? Je lui dis quelquefois du fond du cœur, voyant la malice de la plupart des hommes : Judica me, Deus, et discerne causam meam2.
Je vous assure que je ne vous oublierai jamais devant Notre-Seigneur. Je vous prie de continuer vos lectures, qui vous seront toujours utiles pour vous animer à l'amour de Jésus-Christ ; ne les quittez point, je vous en prie. Tant que vous continuerez à être petit, humble et abandonné à [603] Notre-Seigneur, j'espère beaucoup de votre âme, mais lisez toujours avec petitesse, vous laissant pénétrer de l'onction de la grâce et de l'esprit de foi et de vérité. J'espère vous revoir un jour et que Dieu, qui prend plaisir de diviser pour quelque temps, nous rassemblera pour Sa gloire. Vous me trouverez toujours en Lui, et c'est là que je trouve votre cœur pour lui parler le langage de mon Dieu.
Adieu, mon fils, je vous recommande votre petite sœur. Je ne sais où elle est. Je vous prie de ne point travailler pour ma délivrance : il faut tout laisser entre les mains de Dieu. Etre captive dans Sa divine volonté m'est une agréable liberté.
1Cette lettre doit dater également de la première période d’enfermement en 1688. Le « petit livre » dont il va être question est le Moyen court, publié en 1685.
2Ps 42, 1.
La personne à qui vous avez écrit, monsieur, doit vous dire que la charité qui est le pur amour, n'a jamais été condamnée : on aurait condamné le Saint-Esprit et non pas l'homme, ce qui ne se peut. Pour ce qui regarde le petit livre en question, il a été condamné à la vérité par trois évêques, et je sais que cette personne s'y est soumise, mais non point comme s'il contenait des erreurs, ce qu'elle a toujours soutenu n'être pas, au péril de sa vie ; mais elle a bien compris que ses termes pouvaient n'être pas bons et assez corrects, et il est de l'humilité chrétienne de se soumettre à toute condamnation qui ne regarde que les termes ou la personne particulière. Il n'était point question alors des livres dont vous parlez : il n'y a jamais eu aucune condamnation portée contre eux, mais si cela était, je ne doute point que cette personne ne fît la même soumission qu'elle a faite, ainsi que je l'ai lue ; que, comme elle ne savait pas la valeur des termes, elle était très fâchée de s'être servi de termes [605] qui, n'étant pas assez nets et assez corrects, ont pu embarrasser les personnes peu instruites de ces voies.
Il n'est point vrai qu'on ait condamné les mystiques parce qu'il y a entre eux plusieurs saints, dont non seulement les personnes, mais même les écrits ont été canonisés. Il n'y a point d'apparence que l'Eglise [ne] condamne jamais cette doctrine qu'elle a si fort approuvée et qui a été le caractère particulier de tant de saints, entre autres les anachorètes. Qu'auraient-ils fait, ces grands saints, dans leur solitude, sans l'oraison et le pur amour ? Ils agissaient uniquement pour Dieu puisque, n'ayant aucun témoin de tout le bien qu'ils pouvaient faire, Celui seul pour l'amour duquel ils le faisaient en était aussi le seul témoin ?
Pour ce que vous dites de la contradiction, il est vrai que la vérité ne se doit jamais contrarier dans les choses essentielles, et si vous lisiez tous les auteurs mystiques, vous y verriez l'uniformité entière, quoique en des termes différents. Tous ceux qui ont paru inspirés de Dieu n'ont [606] pas écrit sur les mêmes matières et sur les mêmes sujets : les uns n'ont été appliqués qu'à la conversion des pécheurs, et d'autres les ont menés par une voie plus parfaite. Je crois que ce n'est point aux simples instruments à s'embarrasser pour laquelle de ces voies Dieu leur fait écrire ; ils se contentent d'écrire dans le moment présent ce qui leur est donné, et comme ils sont poussés par l'Esprit de Dieu, ils ne doivent point chercher, mais écrire sans retour ce qui leur est donné dans le moment présent. S'ils en usaient autrement, ils se rendraient indignes d'être un instrument en la main de Dieu. Tout ce qui est à craindre est de mélanger l'esprit naturel avec les lumières de l'Esprit de Dieu ; mais une personne qui se compte pour rien, qui ne s'attribue rien, qui est aussi contente, quand elle écrit, que ce soit pour le feu comme pour la presse, est ordinairement à couvert de ces méprises ; mais lorsqu'on se regarde soi-même ou que l'on veut quelque chose pour soi, l'illusion est à craindre. Le bon Esprit porte toujours à la [607] désappropriation, et non pas à se faire valoir.
Mais deux personnes peuvent avoir toutes deux le bon Esprit et ne pas écrire les mêmes choses, parce que Dieu fait écrire selon les temps et selon les besoins. Nous avons un grand exemple de cela dans l'Evangile : saint Jean Baptiste, cet homme si divin, canonisé de la bouche de Jésus-Christ même, n'enseignait que les pécheurs et n'a baptisé qu'avec l'eau, qui était une simple purification extérieure. Jésus-Christ a donné une autre doctrine et un autre baptême : celle de Jésus-Christ était une doctrine de la pauvreté d'esprit, du renoncement à nous-mêmes, de l'amour parfait, soit envers Dieu, soit envers le prochain, de l'union, de l'unité, de la consommation en un. Il a voulu qu'on baptisât au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Jésus-Christ était-il pour cela contraire à saint Jean, Lui qui disait : Pour moi, je vous baptise avec l'eau, mais il en vient un autre après moi qui vous baptisera dans le Saint-Esprit1 ? [608] La personne dont vous me parlez a dit elle-même qu'elle n'écrivait pas beaucoup de choses dont le monde n'était pas alors capable, mais qu'il viendrait d'autres personnes dont Dieu se servirait pour cela.
La matière de l'intérieur est quelque chose de si grand que, quoique Dieu en ait fait dire dans ce siècle, il est à croire qu'on en écrira dans la suite beaucoup davantage, et plus profondément. On découvre toujours dans la nature quelque chose de nouveau que nos anciens n'y avaient point remarqué ; comment ne découvrira-t-on pas plutôt, dans l'immensité et la variété des opérations divines, mille choses qui paraissent nouvelles à ceux qui ne se sont point appliqués et tournés de ce côté-là, et qui sont aussi anciennes que le monde ?
Il y a dans l'intérieur des choses essentielles et des choses qui ne sont qu'accidentelles, que l'on nomme dons gratuits : par exemple, une personne parlera sur l'avenir et dira des choses selon qu'elles les entend, car les paroles de Dieu, dès qu'elles sont médiates et articulées, ont des sens que nous ne concevons pas ; d'autres, disant les mêmes [609] choses, les disent pourtant comme contraires et se trouvent [néanmoins] réunis dans la vérité : [cette différence vient] de ce que les uns se sont trop attachés aux paroles et que les autres ont suivi sans paroles l'Esprit moteur. Comme ce n'est pas là l'essentiel, arrêtons-nous au fond des choses, et laissons-nous à l'Esprit de Dieu, qui fera tout effectuer dans Son temps selon Sa divine volonté. Celui qui mesure ou détermine le temps, se trompe ordinairement, parce que Dieu donne la vue des choses sans marquer le temps, et lorsque le temps est préfix2, c'est ordinairement l'esprit naturel qui ajoute du sien. C'est pourquoi quand Jésus-Christ enseigne à Ses Apôtres que le règne de Dieu devait venir, l'esprit curieux des Apôtres les porta à demander à leur Maître quand cela devait arriver ; il leur répondit que le temps et les moments n'étaient connus que du Père3. Il est certain que mille ans devant Dieu sont comme le jour d'hier4. Celui qui écrit dans la [610] simplicité de son cœur et sans se regarder soi-même, écrit simplement ce qui lui est donné sans se mettre en peine si cela arrivera ou non.
Il est certain que le règne intérieur de Dieu dans les âmes et le renouvellement dans toute l'Eglise a été prédit depuis le temps des Apôtres jusques à nous, à ce que l'on m'a assuré depuis quelque temps, et c'est une tradition constante ; après cela, Dieu fera Son œuvre quand et comment il Lui plaira. Tout ce que nous devons Lui demander, c'est que Son Règne arrive, non parce que nous avons dit qu'il arriverait, mais uniquement afin qu'Il en soit glorifié. Que tout ce qui est d'humain en nous périsse, pourvu que Dieu règne, même à nos propres dépens : cela suffit.
Mais on ne connaît point assez Dieu, et comme on ne L'aime point pour l'amour de Lui-même et de la manière qu'Il mérite d'être aimé, on se regarde et on se compte pour quelque chose : c'est ce qui fait nos hésitations. C'est à Dieu même à nous instruire par Son onction, car il est [611] écrit que l'onction nous enseignera toute vérité5. L'Esprit de Dieu se fait goûter au fond du cœur. Le raisonnement entre dans l'esprit, mais l'onction seule du Saint-Esprit peut pénétrer jusqu'au cœur ; et c'est là Son langage, qui éclaire les plus aveugles, lorsqu'ils veulent bien se laisser à cette onction et ne pas la combattre.
Vous êtes trop éclairé, monsieur, pour qu'il soit besoin de vous en dire davantage là-dessus, mais j'espère que quiconque lira, avec petitesse et avec un vrai désir de s'édifier, les écrits des mystiques, n'y trouvera rien qui ne remplisse son cœur. Je n'en dis pas de même de la tête. Croyez-moi entièrement à vous en Notre-Seigneur.
1Mc 1, 8.
2Préfix : fixé d’avance, déterminé. (Littré).
3Mt 24, 3 et 36.
4Ps 89, 4.
5I Jean 2, 27.
Puisque vous voulez savoir ma disposition, je vais vous la dire, mon Maître le voulant bien. Ce n’est pas que je vois en moi ni misère ni mal, je ne vois aussi aucun bien : il me semble que je suis comme ce qui n’est plus. Je ne me trouve aucune humilité, mais je trouve en moi un poids qu’on y met et que je n’y mets pas, ce me semble, qui me ferait mettre au-dessous des démons pour satisfaire à Dieu pour les usurpations des hommes, en sorte que la moindre attribution me serait un enfer. Je suis bien éloignée de penser que Dieu ait fait par moi de grandes choses ; cela me paraît très loin et très passé. Je n’en serai pas moins prête à servir aux desseins de Dieu, mais plus éloignée que jamais de m’en rien attribuer, non par quelque conviction ou par humilité, mais par mon propre état, qui se trouve toujours plus approfondi et séparé de soi, joint à cela une démission d’esprit et de volonté si entière que je recevrais la correction d’un enfant. Loin que je fusse peinée pour cela de tous les maux qu’on me dirait être en moi, je les croirais sans peine et sans retour, dans une simplicité qui augmente chaque jour.
Je n'ai pas la moindre peine, par exemple, d'être livrée, quoique je ne me livre point. On dit que N. a dit que j'avais sur cela des transes et des frayeurs ; si Dieu l'avait permis, cela serait, et je n'en aurais point de peine ; mais cela n'a point été, et je ne sens ni cela, ni abandon, car il y a longtemps que je ne le vois plus. Je porte ceci sans le porter, et sans faire attention si c'est nonchalance, abandon ou autre chose. Je ne sais pas si vous m'entendrez.
Je vois plus que jamais l'amour-propre de la créature, mais les âmes qui le sentent, qui s'en défient et qui sont fidèles à leur degré, ne me font point de peine. Les manquements, les infidélités des âmes avancées me font bien plus de peine, sans peine de réflexion ; par exemple, je connais que N. et N. se faisaient mille peines qu'ils disaient d'impression, et que j'ai fait voir être des peines d'infidélité. Ils ne veulent pas en tomber d'accord, car, quoique leurs défauts [614] crèvent les yeux, ils ne les veulent pas voir : cela me paraît bien éloigné de l'Esprit de Jésus-Christ.
Pour vous, ma très chère, défiez-vous du penchant secret que vous avez d'être quelque chose dans l'estime des bons et des amis, car c'est la peste. Mais ne vous étonnez pas de ne point sentir d'humilité : l'humilité ne se sent point. Retenez seulement ceci de moi, et oubliez tout le reste, que tout ce qui vous fait être quelque chose sous le meilleur prétexte du monde, est pour vous le diable. La véritable charité et le pur amour ne se trouvent que dans l'anéantissement parfait, et cet anéantissement parfait ne s'opère que par la désappropriation générale.
Qui est-ce qui n'a pas de propriété et dans l'esprit et dans la volonté ? Y a-t-il une plus grande propriété que de demeurer ferme dans son sens, de préférer ses lumières en toutes choses, d'user même de mensonge et d'artifice pour faire sa volonté ? On dit que l'on n'est plus propriétaire de la vertu, et on le veut être du vice, de l'aheurtement1 à Son [615] esprit et à Sa volonté ! J'aimerais mieux, puisque l'on veut être propriétaire, qu'on le fût du bien plutôt que du mal. Il n'y a presque point de pur amour dans nos cœurs. Il n'y a point de pure souffrance, car on exagère ses peines.
Prenez dans tout ceci ce qui est de Dieu, et si vous m'y trouvez, rejetez-moi bien loin. Ne raisonnez point de moi comme croyant que je me donne quelque sentiment, mais comme étant plongée dans l'abîme de la désappropriation, au-dessous des démons, pour réparer les usurpations des créatures : les miennes sont du nombre.
Si les enfants savaient à quoi leur qualité les engage, ils fuiraient, plus que l'enfer, la moindre appropriation et le moindre rapport à soi. Tous les enfants, grâce à Dieu, connaissent ce langage, mais où en est la pure et réelle pratique ? Quoi ! Vouloir être quelque chose devant Dieu dans son propre esprit, et désirer de l’être dans l’estime des hommes ! Ô horreur des horreurs! Si je pouvais graver ceci dans vos cœurs avec le burin, ô que je le ferais de bon cœur ! Faut-il que la persécution donne aux enfants de mon divin Maître de la fausse sagesse, des vues de prudence ! faut-il que les enfants veuillent entre eux une primauté de grâce et d'avancement ! je vous dis en vérité que les premiers seront les derniers, et les derniers les premiers.
1Aheurtement : attachement opiniâtre à un sentiment, à une opinion. (Littré).
Sans la maladie, monsieur, je me serais donné l'honneur de vous écrire (je suis mieux quoique encore au lit). Je le fais à présent pour vous offrir la maison du petit Maître dans laquelle j'habite, et quoiqu'Il soit pauvre Lui-même, vous ne manquerez point des choses nécessaires. Usez-en donc, monsieur, comme de votre patrimoine, puisque tout ce qui Lui appartient appartient à Ses enfants. Je me ferai un vrai plaisir de partager avec vous ce qu'Il nous donne en Sa pauvreté. Vous ne verrez dans Sa maison rien d'éclatant, mais la simplicité, la faiblesse et l'enfance. Comme je suis persuadée qu'en imitant les Mages, vous ne vous scandaliserez pas de Sa pauvreté et de Son enfance, je vous invite à venir dans Sa maison.
J'ai reçu votre bonne lettre, qui m'a fait un très grand plaisir, y [619] remarquant la disposition de votre âme au milieu des afflictions les plus fortes. Ô mon cher monsieur, celui qui goûte la croix, goûte et aime sûrement Dieu, vu qu'Il dit à Pierre qu'il n'avait pas le goût de Dieu puisqu'il n'avait pas le goût de la croix1.
1Mt 16, 23.
Anéantissement du moi de l’âme ; règne du pur Amour.
Il1 n’est pas possible de pouvoir exprimer l’abîme des maux dans lesquels je me sens précipitée : ce serait temps perdu de se vouloir mêler d’en dire quelque chose. Il faut, ô âme, puisque tu es engagée en un chemin si étroit et si difficile, que tu en [170] surmontes toutes les difficultés, ne te trouvant plus en état de retourner sur tes pas, ne connaissant plus de chemin ni de sentier que pour te conduire de précipice en précipice. Ô que le chemin est rude, et fatigant, et dépouillé de toutes choses ! C’est un désert tellement écarté que l’âme est en état de périr de moment en moment ; elle ne peut espérer de secours, elle ne rencontre point de guide qui lui puisse monter un chemin si perdu, elle n’expérimente de toutes parts que des désespoirs ; elle soupire, elle gémit, elle se plaint. Mais, ô âme, à qui adresses-tu tes plaintes, puisque tu ne peux appeler ni Dieu ni les hommes à ton secours, ni le ciel, ni la terre, ni les animaux ? Tout est bandé contre moi. L’âme dans un si grand délaissement n’a autre ressource qu’au désespoir qui la porte à des imprécations contre son être et sa vie tant de l’âme que du corps. Il semble qu’elle veuille maudire les choses qui servent et soutiennent son être et sa vie, et elle dit plusieurs fois en soi-même : « Que le ciel ne tombe-t-il sur moi pour m’écraser ! Que la terre [171] ne m’ensevelit-elle ! Que ne suis-je au fond des abîmes ! Malheur dix mille fois à mon être ! Vie malheureuse, puisque je n’y puis rien faire de ce qu’on y doit faire ! »
Toutes ces plaintes que l’âme fait, ne sont point causées par la douleur d’être dans un état si effroyable, parce que si elle était fâchée d’être dans cet état si opposé à toute sorte de biens, ce lui serait un soulagement, comme aussi si elle ressentait quelque chose en elle qui voulût le bien, lorsqu’elle n’y croit voir que le mal : cela lui serait une petite retraite. Mais bien loin de trouver ce petit rafraîchissement, tout est contraire en elle-même à elle-même, tout se plaint de son malheur ; et ses imprécations sont comme un dépit et une rage contre les maux, parce qu’ils ne viennent point fondre sur elle en plus grande abondance. Quand elle dit qu’elle est malheureuse, c’est en disant : « Que mille fois plus de malheurs me viennent attaquer ! Que toutes les malédictions tombent sur ma tête ! » Et son plus grand mal est de n’en avoir pas assez. Elle se porte avec tant [172] d’impétuosité et de véhémence au comble de tous les malheurs que l’ombre même du plus petit soulagement lui paraît plus insupportable que l’enfer. Cette avidité que l’âme ressent pour se plonger d’abîme en abîme des plus grands maux n’est pas un amour ni un désir de souffrir : ce serait un bien où elle pourrait trouver du secours dans sa grande peine, misère et pauvreté. Mais, comme j’ai déjà dit, c’est par un désespoir et un dépit qui la portent à se précipiter et à rejeter tout secours, de quelque part qu’il puisse venir, de sorte qu’elle n’est plus capable d’entendre aucune raison sur tout ce qui la concerne, et rien ne peut lui faire impression. Enfin elle ne voit ni n’expérimente que des effets et des marques de réprobation, sans ressentir aucune peine, crainte, ni appréhension sur le péril où elle se trouve, au contraire : une avidité plus grande de se perdre. Et lorsqu’on me dit de prendre garde à moi, j’expérimente en même temps une disposition comme de périr plutôt que de quitter prise ; et si quelqu’un disait à [173] l’âme : « Prends garde, tu es sur le point de périr », au lieu de craindre, elle se porterait avec plus de vitesse dans le péril et au précipice.
O que le chemin est rude et difficile, où l’âme se trouve dans l’impuissance de pouvoir se détourner, ni se porter à aucune chose qu’au péril et au désespoir de toutes parts ! Ô mon Dieu, qu’au temps passé il m’était facile de fuir toutes choses, ou plutôt, il m’était impossible de ne pas tout fuir, parce que j’étais pénétrée de la vérité de Votre tout, dont l’expérience me suffisait ! Je ne pouvais m’adresser à aucune créature pour aucun besoin ni du corps ni de l’âme, parce que l’expérience de Votre Providence divine me faisait reposer en Vous. Je désespérais tout des créatures, et je n’espérais qu’en Vous seul, le néant de toutes choses me tenant arrêtée en Vous comme en mon Tout et au seul être. Mais hélas ! je ne puis plus tourner ni d’un côté ni d’un autre ! Je désespère du côté de toutes les créatures, et je ne puis espérer en Vous ! Le néant et le mensonge de tout ce qui n’est pas Dieu [174] fait que l’âme ne peut se tourner de ce côté-là, comme n’étant pas le véritable bien ; et elle ne peut aspirer ni tendre à un autre bien, si elle ressent des besoins tant intérieurs qu’extérieurs : point de milieu que le désespoir, parce qu’elle n’a point d’autre disposition que de s’écarter de tout secours.
Je me trouve comme une excommuniée, rejetée de la société des hommes et de toutes les manières ordinaires d’agir comme les autres, sans pouvoir faire autrement, ni même le vouloir, ne trouvant aucun secours en moi-même, non plus qu’au reste. Il ne suffit pas de tout risquer, mais de tout perdre en effet, sans jamais en retrouver une petite pièce. Je ne sais pas si le bon Dieu me permettra de dire un jour toutes les circonstances de cette perte.
O pauvre âme, que le malheur à quoi tu es réduite et livrée est grand, puisqu’il te faut perdre jusques au souvenir des fautes mêmes ! Encore bien que tu en ressentes les effets, tu ne peux y chercher du remède. Ô que l’âme se trouve engagée, en ressentant [175] les blessures de ses imperfections, qui sont souvent très notables, sans pouvoir les regarder ! Il faut passer sur tout cela, écraser son âme sous ses pieds, et ne la pouvoir regarder. En quel état peut-on croire qu’est réduite une âme lorsqu’elle se sent comme toute abandonnée, et ne trouve chez elle aucune chose qui vienne à son secours, ni qui lui tende la main pour la tirer de là : au contraire, on voudrait la plonger dans un plus grand précipice s’il s’en rencontrait, et on la pousse comme au travers des couteaux et des rasoirs, sans la vouloir laisser respirer ni demander pardon à Dieu ? Si elle crie : « Je suis perdue », on lui répond : « Qu’importe ! Passe toujours ton chemin. » C’est comme un homme qui est emporté par un orage et qui viendrait à tomber sur des cailloux où il se blesse extrêmement ; il ne veut pas plutôt regarder l’endroit où il s’est blessé, et ce qui l’a blessé, qu’il vient une autre bourrasque qui l’emporte plus loin et ne lui donne pas le loisir de regarder ses blessures ; c’est assez qu’il les sente sans espérer du secours.
O vie, que tu es rude dans la [176] mort de toutes choses ! Comment pouvoir vivre, ô âme, puisque tout est mort pour toi ? Être vivante, et n’avoir rien pour vivre ni pour subsister ! Tu ne peux mourir, et la vie t’est entièrement ôtée. Vivre, et être privé de l’usage de la vie, ha ! que cela est rude ! A quoi tendent les gémissements que tu fais en la prison de ton corps, puisque tu ne peux avoir aucune tendance pour aucune chose, ni recevoir aucun secours ? Tu es comme une orpheline qui n’a ni père ni mère, et qui est chassée de ses parents, toute nue, et sans que tu puisses trouver personne qui te veuille retirer ni qui ait pitié de toi. Ô que ta pauvreté est extrême, et que ta bassesse est profonde ! Ô que ne puis-je exprimer quelque chose de cet état comme je le connais, du tout dans le tout, du rien dans le rien, et du néant dans néant ! Ô vérité du tout, et vérité du rien, combien m’êtes-vous véritablement découverte ! Mais il faut demeurer là, ne pouvant jamais tout dire de cette vérité.
L’âme étant toute bassesse et pauvreté par elle-même et en elle-même, et Dieu l’ayant disposée par Sa miséricorde [177] à recevoir Ses dons, Il l’enrichit de Ses trésors, Il l’anoblit et l’élève autant qu’il Lui plaît. C’est de cette manière que vous en avez usé par l’excès de Votre amour à l’égard de mon néant. Vous l’avez prévenu de Vos grandes miséricordes, et l’avez rempli de Vos grâces avec une extrême profusion. Vous aviez fait quelque chose de ce néant par la plénitude de Vos dons. Mais, ô seule Vérité, comme Vous êtes le seul qui êtes toutes choses, ce quelque chose que Vous aviez fait par Vos grâces de ce néant, était opposé à Vous, parce que toutes les grâces étaient dans le néant, où aucun bien ne doit loger, mais en Vous seul. Tous les dons et toutes les faveurs étaient pour détruire tout le mal qui était en elle, et faire un anéantissement de l’opposition au bien, pour n’y laisser que le bien de la grâce. Mais, mon Dieu, tout ce qui est quelque chose et qui n’est pas Vous seul en Vous-même, est contraire à Vous-même ! Il a donc fallu que comme Votre grâce a été envoyée pour anéantir le mal en l’âme, et y laisser le bien que cette même grâce communique, [178] Vous y soyez [ensuite] venu Vous-même pour faire un anéantissement de Votre grâce2 et de tous les biens qui étaient renfermés en elle. Votre grâce lui a été envoyée pour l’anéantir au mal et à toutes les choses terrestres, et Vous venez Vous-même pour l’anéantir à Votre grâce et à tous les biens spirituels. Vous en aviez fait quelque chose par Votre grâce, mais par Vous-même, vous en avez fait un rien ; par Votre grâce, Vous l’aviez enrichie, et par Vous-même, Vous l’avez appauvrie ; enfin, par Votre grâce, Vous l’aviez élevée et anoblie, mais par Vous-même, Vous l’avez abaissée et [avez] renversé toute sa fortune. Si votre grâce a été envoyée pour la tirer du néant du péché, Vous venez Vous-même la tirer du néant de Votre grâce, c’est-à-dire, de l’assurance et de l’appui qu’elle trouvait en cette même grâce.
O pauvreté inconcevable de l’âme ! Ne semble-t-il pas que Votre divine conduite, ô divin amateur de Vous-même, soit contraire au passé ? Vous l’avez remplie de vos biens et [179] de votre secours sans lesquels elle ne pouvait subsister, et maintenant Vous l’avez réduite en une si grande et si extrême pauvreté que Vous ne lui avez pas seulement laissé l’ombre du bien ; et tout ce qui peut être dit, abandon de Dieu, délaissement, sécheresses, ténèbres, n’exprime rien du délaissement de l’âme. Ce n’est rien de tout cela : c’est quelque chose incomparablement de plus pauvre et de plus bas.
On me demande si l’âme souffre ; je ne sais que répondre, parce qu’étant dépouillée de l’honneur et du bien de la souffrance, elle ne sait pas si elle souffre. Elle est dans un désert si affreux et si terrible qu’il n’y a ni champs ni bois ; elle n’y voit ni ciel, ni terre, ni soleil, ni étoile ; il n’y tombe aucune rosée, il ne s’y rencontre pas une petite goutte d’eau pour se rafraîchir et désaltérer sa grande soif. Ce n’est encore rien dire de sa pauvreté, de son malheur ; et de quelque côté qu’on le veuille prendre et regarder, on n’y peut voir que sa perte.
Mais il semble, ô âme, qu’on t’a crevé les yeux pour ne pas voir [180] tout ce qui te concerne, et principalement ton bien, et l’on ne te laisse un peu de lumière que pour te jeter dans le précipice. Tu es délaissée de Dieu, tu es délaissée de toi-même et de toutes les créatures. Tu es rejetée de Dieu comme une excommuniée ; et si tu t’en veux plaindre à toi-même, il n’y a rien en toi qui ne veuille ton excommunication et qui ne s’oppose à ton bien. Et quand on te fait voir l’état de danger où tu es, « J’en suis bien aise, dis-tu, je suis obligée d’avouer que je suis pire que les démons, qui ne peuvent pas faire le bien ni le désirer ; je n’en fais point aussi ni n’en peux désirer ; mais au contraire, il semble que ma volonté soit affamée de tous les maux, et [soit] une fermeté de volonté à vouloir périr sans miséricorde ; et tant plus on me fait connaître mes maux, tant plus je suis insensible, et arrêtée à me vouloir encore plus de mal. » Ô divine justice ! frappez sans aucune miséricorde : je mériterais d’être entièrement excommuniée et rejetée des sacrements ; si je ne la suis d’effet, je la suis [181] par disposition, et par la faim que vous m’avez donnée de tout perdre pour votre amour.
O unique et seul Amour de mon cœur, tout est terminé en vous sans qu’il y ait plus d’autre sujet que vous-même dans le centre de vous-même ! Ô centre du pur Amour, vous convertissez tout en vous-même, toute l’âme et le corps, comme le centre de votre amour. Oui, ô divin Amour, tous mes os sont convertis en vous ; et il n’y a néanmoins ni ardeur, ni ferveur, ni tiédeur, ni rien d’animé, mais un repos et un centre d’amour. Toutefois, tout y est ardent sans ardeur, tout y est fervent sans ferveur, tout y est employé sans se mouvoir.
O repos adorable de l’amour divin ! Vous n’êtes occupé que de votre repos. C’est là votre seule affaire que de vous reposer en vous-même sans être interrompu. Ô divin Amour ! C’est mille fois plus. Vous que je ne le peux exprimer ni qu’on ne le peut concevoir. C’est vous, mon Amour, qui subsistez en moi ! Mais que dis-je, quand je dis « moi » ? Il n’y [182] a plus de moi. On me peut demander qui me peut assurer que c’est vous qui subsistez seul en moi ? Je dis que, quant à moi, c’est une chose à part que toutes les dispositions de l’âme et tout ce qui s’y passe : c’est une chose de quoi je ne me mets pas en peine, et ne prends plus de connaissance ; et je ne sais pas quel esprit la gouverne ; je ne sais non plus de nouvelles de ce qui se passe en l’âme que comme je sais des nouvelles de ce qui se passe en la maison du Grand Turc. Il ne me reste que le seul Amour qui m’apprend une vérité de laquelle je ne puis douter, et tout ce que l’on me peut dire à l’avantage et au désavantage de l’âme, ne m’est rien. Je n’entends pas ce langage, ni je ne peux regarder en quel équipage elle peut être. L’amour tient lieu de tout, il ne m’apprend autre chose que la vérité, qui est au-dessus de moi et [183] hors de moi.
Oui, Amour, tout ce que l’on me peut dire regarde l’âme, et vous m’avez chassée hors d’elle. Vous y tenez lieu de tout, et je ne puis m’arrêter en aucun autre objet qu’en vous seul. Ô divin Amour ! Vous êtes tellement seul que je ne sais pas si j’ai une âme. Mon unique et pur Amour a délaissé et oublié l’âme : il n’y a temps et lieu que pour lui. Je me soucie autant de toi, ô âme, comme d’une paille, et je ne veux pas te faire tant d’honneur que de regarder si tu vas à droite ou à gauche. Je te dirai pourtant, pour ta consolation, qu’il y a quelques jours que mon Amour te cherchait, ensuite de ce que l’on m’avait dit en me confessant qu’il fallait craindre de se tromper ; mais il n’a pu te reconnaître : à la bonne heure pour toi, car s’il t’avait rencontrée en quelque petit coin, dans un précipice, il t’y aurait plongée entièrement ! Et l’on ne me peut parler de ce qui te concerne que mon Amour ne prenne le parti de ce qui t’est désavantageux, et comme tout en colère, il cherche partout où est cette âme de qui l’on me parle. [184] Oserais-tu bien paraître à mes yeux ? Si tu es perdue, c’est un mal auquel je ne mettrai jamais remède. Je n’ai rien au cœur que ta perte, je ne sais ce que tu es devenue, je ne sais si tu as jamais été créée. Tu ne parais plus, mais c’est le souvenir qu’on me donne de toi en m’interrogeant sur ton intérêt, qui me donne cet appétit. Et je sens mon Amour acharné de ta propre perte ; et si je te rencontrais, en quelque endroit que ce fût dans un état le plus effroyable, ce me serait un sujet de joie et de contentement. C’est pourquoi mon Amour est résolu de ne jamais regarder l’âme sinon pour la précipiter si elle venait à paraître, de sorte que si l’on me demande si cette âme est à Dieu ou non, je puis répondre que je n’en sais rien, et cela m’est très indifférent : ce ne sont pas là mes affaires.
C’est vous, ô mon Amour, qui êtes mon affaire, et c’est vous seul que je sais. Je ne puis nullement [185] douter de vous. Ô divine pureté, tous les saints qui sont en paradis et tous les hommes qui sont sur la terre ne seront pas capables de me convaincre du contraire de votre vérité, dont je suis assurée par vous, ô mon divin Amour ! Cette assurance ne regarde plus l’état de l’âme, parce que, comme j’ai déjà dit, je ne sais pas ce qu’elle est devenue, mais elle regarde la vérité de Dieu en Lui-même. Et dans cette certitude, ma devise est de dire souvent : Ô combien Dieu est Dieu ! Hé, quel dommage de ce qu’Il n’est pas tout Dieu dans Ses créatures ! Ô qu’on ne me parle plus de l’âme ni de tout ce qui la concerne ! Je ne sais plus autre chose que mon Amour ; et il me semble que tout y est tellement Lui, qu’il y a une impossibilité morale de pouvoir plus regarder ni penser à son âme, mais bien à ce seul et unique Amour, et à cet objet de pureté.
Mais de dire ce qui occupe et comme l’on est occupé, c’est ce qui ne se dira jamais. Je n’ai rien de distinct ni de particulier : c’est un objet [186] où tout est un, sans aucune distinction ni discernement. Il n’y a rien en Dieu de particulier, tout y est un. Mais silence à toute expression ! Silence à toute intelligence ! Silence pour toute parole ! Je commence [cependant] de rendre compte de la vérité dont je suis certaine, qui est Dieu, et de Son divin amour, qui est tout mien et qui est tout moi, en disant que je ne puis rien dire. Et je finis en disant que je n’en dirai rien.
O mon seul Amour ! l’unique objet qui remplit mon cœur, qui est vôtre, comment tout autre amour a-t-il délogé de ce lieu, je dis même les amours les plus saints ? On me dit qu’il faut aimer le mépris, la vie abjecte, la pauvreté, mais, ô mon Dieu, mon divin et unique Objet, pour votre amour, que votre amour ! Les amours des mépris, de l’abjection, des croix et de tous les autres saints désirs, sont bons ; mais ce ne sont que des fourriers de l’amour tout pur et divin, qui sont envoyés devant lui pour lui préparer [187] son logis. Mais quand son logis est préparé, et qu’il vient lui-même en personne, tous les autres amours quittent la place : les petits valets de cuisine n’oseraient paraître devant votre divine Majesté. Il n’y a plus de temps que pour vous aimer, Amour divin. Il n’y a plus de place pour tous les autres amours, plus de place : tout y est rempli de vous. Tout est vous, et l’on y a bien d’autres choses à faire que d’aimer et savoir ce que c’est, que de mépris ni de louanges, de pauvreté ni d’abondance, si l’on souffre ou si l’on ne souffre pas : on a une autre affaire plus importante et qui ne laisse point de temps de reste, qui est l’amour de Dieu seul. Et il semble, ô seul Amour de mon cœur ! que comme par le passé vous avez voulu que j’aie cherché l’amour des mépris et que je les aie chéris, maintenant que vous êtes venu vous-même, ce serait une infidélité de les rechercher ; il faut les recevoir s’ils se présentent, mais comme une chose qui ne nous touche plus. Il n’est plus permis même de les caresser : il semble que vous [188] entrez en jalousie de cet accueil, et que vous tiendriez cela à affront. Vous voulez qu’on ne les regarde que comme des étrangers, que l’on n’a jamais connus, et que tout amour se termine en votre seul amour.
1« Lettre accessoire » au 16e discours du vol. 5 des Lettres chrétiennes et spirituelles éditées par Dutoit : « Cette lettre est d’une paysanne de la connaissance de Madame Guyon ».
2En tant que don que la créature possède. (Dutoit).
Ces Témoignages complètent ceux qui éclairent les contraintes auxquelles fut soumise madame Guyon, rassemblés à la fin du tome deuxième de la correspondance : « protestations, soumissions, attestations ; extraits de la correspondance de madame de Maintenon ; pièces judiciaires. »
Ce dernier volume, « Chemins mystiques », retrace l’évolution intime de Madame Guyon, depuis l’éveil intérieur de la jeune femme vivant à Montargis jusqu’à l’état accompli de la dame âgée vivant à Blois. La masse principale est constituée d’écrits de jeunesse jusqu'ici ignorés, issus très probablement de « cahiers de retraites » de madame Guyon et remarquables par la lumière qu’ils jettent sur certains états proches de l’extase, propres aux débuts d’un chemin mystique. Quelques pièces plus tardives apportent un éclairage complémentaire à celui fourni par la Vie et par les lettres.
L’ensemble de cette section représente l’essentiel des « Divers écrits de Madame Guyon », constituant le ms. 2057 des A.-S. S. Il s’agit principalement d’un choix établi par elle-même : elle garda de ses premiers écrits quelques « bonnes feuilles ». Son choix fut ensuite complété par des pièces plus tardives pour former le dossier des pièces actuelles1.
Ce dernier volet de Témoignages achève ainsi une boucle en faisant retour sur les débuts d’une destinée mystique. Le lecteur a en main l’ensemble significatif des documents nécessaires pour cerner précisément la biographie de madame Guyon, éditée en quatre volumes : la Vie par elle-même […], complétée par des volumes de Correspondance structurés autour de trois thèmes : directions spirituelles, combats, chemins mystiques. Ce travail préliminaire ouvre la voie vers une approche raisonnée de l’œuvre, à laquelle nous espérons consacrer par la suite deux volumes.
1Comportant le Traité du Purgatoire, seule pièce publiée jusqu’ici : Madame Guyon, Le Purgatoire […], textes présentés par M.-L. Gondal, Millon, Grenoble, 1998.
Les quelques « bonnes feuilles » préservées par leur auteur constituent des pièces distinctes recopiées dans le dossier manuscrit 2057. En effet une séparation entre passages conservés est souvent indiqué par « autre » (v. ici les pièces 626 et suivantes), souvent au sein d’une même copie. Il s’agit de « moments » divers rarement reliés entre eux sinon par la vie de leur auteur. Aussi leur avons-nous donné ici des titres et des numéros distincts permettant de retrouver les thèmes divers abordés. Ils figurent pour leur majorité dans la notice descriptive « Divers écrits de Madame Guyon (ms. 2057) » fournie en annexe du tome deuxième de la correspondance.
Nous avons rarement abrégé les pièces sinon les premières, probablement les plus anciennes : on devine en effet un ordre chronologique partiellement respecté lors de la recopie des passages jugés dignes d’être préservés.
Ces fragments recopiés témoignent de la « nuit » de sept années décrite dans la Vie, 1.23, 1.25, 1.26. Ce texte ancien complète les quelques demandes adressées à Bertot, éditées au début du premier volume de cette correspondance.
[Copie] du premier cahiera :
Anéantissement de l’âme.
[…] L’âme est dans un si grand délaissement qu’elle n’a autre fin et autre ressource que au [sic] désespoir, qui la porte à des imprécations contre son être, et contre sa vie tant de l’âme que du corps [...] Mais parce que je vois que je n’en puis pas venir à bout, ce m’est encore un plus grand tourment. Ô que le chemin est rude et difficile, où l’âme se trouve dans l’impuissance de pouvoir se retourner ni se porter à aucune chose qu’au péril et au désespoir de toutes parts ! Elle n’est plus capable d’entendre aucune raison sur ce qui concerne son salut. Elle ne voit ni expérimente que des effets ou des marques de réprobation, sans ressentir aucune crainte. Sur le péril où elle se trouve, au contraire, une avidité plus grande de se perdre [...] Je me trouve comme excommuniée et rejetée de toutes les manières ordinaires d’agir comme les autres [...] Si on me demande si cette âme est à Dieu ou au diable, je ne puis répondre sinon que je n’en sais rien ; et cela m’est très indifférent, ce n’étant pas [sic] mes affaires [...]
[Copie du] deuxième cahier :
Je veux que tu sois tellement anéantie que tu ne vives plus ni à Moi, ni en toi, ni pour Moi, que tu n’envisage aucune chose au-dessous de Moi [...] Pour la confession, je l’ai oubliée, aussi bien que la communion, et je ne vas me confesser que parce que l’on me dit...
[Copie du] troisième cahier :
Tous mes os ne respirent que la solitude et séparation [...]
- A.S.S., ms. 2057, « Divers écrits de Madame Guyon «, pièce 1°, « Conduite de Dieu envers une simple bergère », 4 mars 1674. Copie probablement autographe, mais d’une écriture très malhabile, de quatre pages de petit format à l’écriture serrée. Nous limitons la transcription à de brefs extraits.
a ajout d’une autre encre, à droite du titre.
[f.180r°] Le 1 jour de la Transfiguration, après la communion, je fus mise en l’état présent, dans lequel je me suis trouvée beaucoup par le passé, et y ai été longtemps depuis.
Il est malaisé de l’exprimer et de dire précisément ce que c’est. Tout ce que j’en peux connaître, c’est que le cœur est alors si plein de Dieu et cette plénitude, au lieu de le rassasier, lui donne une faim si grande que, pressé, comme naturellement, par le penchant qu’il a à s’en remplir, il s’agite incessamment et met toute l’âme dans un état d’inquiétude. L’âme ne peut pas dire au vrai : « J’ai faim de Dieu », mais par l’état auquel elle se trouve, elle voit bien que cela est, car elle est comme ces personnes éprises d’amour qui, par la force de ce même amour, ne sauraient demeurer en place, ne trouvant rien qui les puisse arrêter. Tout ce qui se fait au fond alors, est si intérieur et si caché que l’âme se mine dans cette opération, sans pourtant que le corps alors en soit offensé, parce qu’il est accoutumé aux opérations spirituelles, car sans cela il se ruinerait [f.180v°, numéroté 2] entièrement. L’âme veut donc courir pour ainsi dire après ce que son cœur veut sans savoir distinctement ce que c’est, et pour cela elle veut quitter ce qu’elle fait. Mais soit qu’elle le quitte, ou qu’elle ne le quitte pas, elle est toujours de même : il semble que Dieu prenne plaisir à la tourmenter et qu’Il Se serve à cet effet d’un amour secret, très subtil et très pur, dont Il remplit le fond de son cœur, lequel, s’épandant par toute l’âme, l’agite et la met dans cet état d’inquiétude amoureuse dont elle ne peut rendre de raison certaine, tant elle est tourmentée ou pour mieux dire enivrée.
Quand je dis que l’âme, par cette plénitude de Dieu, en a encore plus faim, ce n’est pas qu’il lui manque quelque chose, ce lui semble, mais c’est qu’on n’en est jamais rassasié, quoiqu’on en soit tout rempli ; au contraire, plus on le possède et plus on le veut posséder. L’âme étant semblable en cela aux bienheureux, elle ne voit rien de distinct comme j’ai dit, elle ne veut rien et elle ne cherche rien, [un mot illisible] car tout ce qu’elle fait pour lors, elle ne le fait que par le mouvement intérieur et par l’impression violente sans violence de ce feu subtil, qui se glisse dans toutes ses parties, et qui la fait agiter. [3, f. 181r°] Elle ne fait donc que souffrir l’opération sans songer si elle souffre, rien d’elle n’étant occupé par elle : Dieu tient en suspens toutes ses puissances par Son opération, laquelle presse l’âme de manière qu’elle n’a pas le pouvoir de faire un retour sur elle.
Quand cette opération a duré du temps, Dieu veut quelquefois y donner aise, permettant qu’on se laisse aller entièrement à ce qu’on sent, car, quand on voudrait de soi-même, on ne pourrait pas le faire. Mais quand Il ne le permet pas, c’est un grand martyre, et qui dure quelquefois longtemps. Quand Dieu le veut, on jette quelquefois des larmes, on se jette à genoux, on dira quelquefois : « Mon Dieu, je vous aime ! mon Dieu, faites-moi miséricorde ! » Voilà au plus ce que l’on peut dire. Ce qu’opère cet état, est un anéantissement prodigieux, se sentant fondre en la présence de Dieu. Pour l’ordinaire, on n’a pas la force de pousser au-dehors ce qu’on voudrait, parce qu’on est trop rempli, et que tout le mystère se passe au fond du cœur, est entre Dieu et l’âme. Si l’on pouvait, on jetterait tout d’un coup au-dehors ce qu’on sent, ayant de la peine à le dire en particulier. Avec cette disposition, on va, on vient, on agit avec le prochain, sans que [4, 181v°] cela paraisse, pendant qu’on se mine intérieurement. Et quand on est avec le prochain, on souhaite la solitude, et quelquefois, quand on y est, on ne peut trouver de remède à son mal, parce qu’il faut que Dieu veuille donner air à cette grande oppression du cœur : il faut donc souffrir et y demeurer en paix, et même vouloir bien en être accablé, si tel est Son bon plaisir. On est quelquefois contraint de marcher, d’aller et de venir d’un lieu en un autre, poussé par ce que l’on sent, sans pouvoir rendre raison de son procédé. Cet état est fort à porter en cette vie, parce qu’il porte à s’aller unir à Celui qui le cause, ne trouvant rien sur la terre qui soit capable de contenter le cœur, lequel semble voler au-dessus de tout le créé, parce que l’âme alors a une merveilleuse agilité, regardant les choses de la terre comme étant au-dessous d’elle, non point par un simple raisonnement, et comme étant indigne de l’occuper, mais en effet [réellement] il lui semble être élevée au-dessus et les regarder comme une personne qui regarde d’une éminence les choses qui sont en bas.
Il est besoin de retraite en ces temps, afin de pouvoir donner toute l’étendue à l’espoir divin qu’il souhaite, [5, 182r°] joint à cela que l’âme dans cet état a besoin d’être libre, afin de faire selon que le mouvement intérieur le veut. Il faut pourtant faire ce qui est nécessaire, et être avec le monde autant que Dieu le veut, souffrant patiemment la peine que l’on sent si l’on s’y trouve alors en cet état, mais aussi, dès que l’occasion se présente de se retirer, il ne faut pas la laisser échapper, d’autant qu’en ces temps, si l’âme est fidèle à son Dieu, Il opérera de plus en plus en elle de grandes choses, et surtout, comme j’ai dit, une grande élévation d’esprit qui la tiendra dans un état de suspension à l’égard de la terre et de tout ce qu’elle contient, les regardant avec une indifférence extrême, comme j’ai dit déjà, justement comme ces personnes qui règnent regardent ce qui se présente à leurs yeux.
Quoique cet état porte à une grande solitude, on n'y trouve pas toujours du soulagement : aussi ne la faut-il pas rechercher pour cet effet, mais bien pour se laisser plus particulièrement à l’opération divine qui le demande, car, à dire le vrai, l’âme n’y va pas par son mouvement propre, elle est poussée avec une secrète force qui ne lui laisse aucun pouvoir. Il semblerait que cette âme (6, 182v°) se voit accablée, et que le corps de cette créature devrait succomber sous cette opération d’amour pur. Mais au contraire, elle lui communique une vigueur nouvelle, quoique ce soit un secret martyre qui n’est connu entièrement que de Celui qui le cause, lequel dispose l’âme pour la vie éternelle, en la purifiant, consommant et unissant d’une manière sublime en Lui, par Lui-même, car l’âme n’y contribue autre chose que de suivre de tout son cœur le penchant à l’anéantissement profond que Dieu lui donne, et elle le suit de tout son cœur, parce que Dieu le veut, n’y ayant rien d’elle, comme d’elle. Ce penchant est un contrecoup qu’elle reçoit, dans tous les états d’illumination où Dieu la met, car, étant élevée, elle est en même temps comme repoussée de devant la majesté de Dieu qui, en la retenant en Sa sainte présence, la jette en même temps, comme au plus profond des abîmes, en la considération de ses péchés, où elle s’abîme sans cesse de confusion et de regret de ses fautes, pendant que d’un autre côté l’esprit est appliqué aux opérations sublimes, sans que l’on fasse tort à l’autre.
Tout ce que doit faire l’âme est de se tenir dans ce profond néant et y demeurer de tout son cœur sans en sortir, étant son unique affaire en cette vie, car pour l’élévation, elle [7, 183r°] n’y doit point tendre, elle doit seulement vouloir ce que Dieu veut ; mais pour elle, elle doit demeurer dans son rien, s’y plaire et l’aimer comme son vrai lieu, se confondant sans cesse en la sainte et redoutable présence de la divine Majesté, d’où, malgré ses grands péchés, Il ne dédaignera pas quelquefois de la visiter et de l’élever jusqu’à Lui, et Il le fera davantage plus elle sera fidèle à cette pratique d’humilité, parce qu’Il aime à voir toutes choses en sa place : c’est là l’unique moyen capable d’attirer les miséricordes de Dieu sur une âme, puisqu’Il ne Se communique jamais qu’aux petits.
[intervalle d’une ligne blanche]
Je suis quelquefois longtemps dans un état sans en pouvoir écrire : je le connais bien pour moi, mais il ne m’est pas assez clairement connu pour pouvoir le mettre en écrit. Mais quand Dieu le veut, les choses dont j’ai à écrire me sont présentes comme si elles étaient devant mes yeux, et je les mets simplement comme elles me sont présentées, sans hésiter d’un moment, et quand il n’y a plus rien à mettre, je demeure court sans plus rien voir.
Je me sens poussée intérieurement d’écrire quand Dieu le veut, et l’obéissance. De temps en temps, je passe d’un état en un autre, ce qui arrive le plus souvent lorsqu’y (8, f.183v°) ayant été du temps, je viens ensuite à l’écrire. Après quoi, je ne m’en souviens plus, n’ayant dans l’esprit que le présent qui m’occupe sans cesse sans distraction ; du moins, les choses distrayantes ne vont pas jusque-là, car j’ai toujours l’esprit en repos, les choses même qui sont bonnes ne pouvant arrêter mon esprit tant ce qui m’occupe est fort ; et si je les entends, ce n’est que des oreilles du corps, parce que l’esprit est toujours occupé de son objet, de manière que je ne peux faire de réflexion, ni me charger la mémoire du passé, particulièrement en ce qui regarde l’intérieur. Et je crois, autant que je le peux connaître, que Dieu veut que je suive aveuglément ces voies sur mon âme dans un grand silence, tant intérieur qu’extérieur, ne me détournant ni à droite ni à gauche, mais suivant sans résistance Sa volonté sans que je puisse distinguer : «cela m’est amer», ou «cela m’est doux». Il me semble que Notre-Seigneur veut que je Le serve dans un grand abandon, sans rien connaître de ce qui se passe en moi qu’autant qu’il Lui plaît.
Quand je ne suis pas dans quelque état particulier, mon ordinaire est d’être toujours appliquée à Dieu, ou peu s’en faut, d’une manière fort simple qui tient mon esprit arrêté fortement. Et, quoique cette manière d’être en Dieu soit très simple, elle est néanmoins fort utile, parce qu’en demeurant (9, f.184r°) dans ce repos, Dieu ne laisse pas d’opérer en l’âme les vertus d’une façon plus parfaite que dans un état où l’âme agit. Je me trouve dans cette occupation simple, remplie d’une façon très grande, mon anéantissement intérieur est plus grand, et la vue et le regret de mes péchés augmentent pareillement. Voilà les trois choses qu’opère tout ce que Dieu fait en moi : force, anéantissement et contrition. Force pour être comme élevée au-dessus de tout ce qui me peut causer de la peine, non point, comme j’ai dit, par le seul raisonnement, mais en effet [réellement] il me semble être entre le ciel et la terre et voir tout ce qui se passe en bas. Il opère anéantissement: étant dans une continuelle vue de mon rien, ou plutôt ne subsistant plus dans mon souvenir, et ainsi ne me voyant point, si ce n’est en Dieu, en qui toutes choses sont ; car, voyant Dieu, j’y vois toutes choses, mais je vois Dieu, même sans songer à autre chose qu’à Lui, et sans rien voir de ce qui est en Lui. La dernière chose qu’opère tout ce qui se passe en moi est contrition : cette contrition est amoureuse, et douloureuse tout ensemble, et l’un n’empêche pas la force de l’autre, et tous deux s’aident. L’amour augmente la douleur, et la douleur, l’amour.
Il semble que Dieu me mette quelquefois en cet état pour me faire après plus de grâce. De moi-même, je ne peux pas [10, 184v°] m’y mettre, comme je ne saurais l’empêcher, ce que je ne veux pas : le feu caché qui l’excite est trop vif pour être retenu, il faut qu’il ait son cours, et il s’exhale par des larmes que ce feu fait fondre quelquefois bien longtemps. Et ces pleurs, outre que je crois que le bon Dieu me les fait verser pour me purifier de mes péchés, me sont encore un rafraîchissement très grand, et une augmentation de joie et de paix qui s’accroît à mesure que je les verse. Enfin je ne puis être en cet état ni m’en retirer quand je veux, non plus que de tous les autres. Je vais à l’aveugle, et reçois indifféremment toutes choses, me laissant mouvoir sans résistance. Et cette indifférence est la principale chose que Dieu veut que j’aie en un degré éminent.
Quelquefois mon occupation est si simple qu’il semble qu’elle tienne plus de la sécheresse que d’autre chose, et c’est particulièrement alors qu’elle me fait crier à Dieu : « Mon Dieu ! ayez pitié de moi, faites-moi miséricorde ! », croyant qu’Il m’abandonne, vu la grande vue de mes péchés et le penchant qu’Il me donne à croire que peut-être je ne Lui suis point agréable. De là vient ordinairement cette grande contrition, suivie de paix et de joie, et accompagnée assez souvent de quelque témoignage particulier de l’amour de Dieu envers moi. D’autres fois, je vois un peu plus ce qui se passe, quoique ce soit toujours [11, 185r°] dans une grande simplicité quant à l’objet. Mais c’est qu’il y a quelquefois des moments un peu sensibles où je suis poussée à dire : «Mon Dieu ! aimez-moi !’, poussée par le mouvement divin ; mais quoique cela soit un peu sensible, c’est une sensibilité qui ne m’arrête pas et qui, dans le fond, ne fait que me faire souffrir, sans que j’y songe, car ce petit mouvement qui me pousse à dire : «Mon Dieu, aimez-moi !’, et autres choses semblables, provenant de l’abondance ou plénitude de Dieu, ne peut se pousser au-dehors qu’avec quelque sorte de peine, parce que cela ne se fait pas facilement, y étant comme forcé, sans qu’il y ait de force, de peine ni de violence, de sorte que l’âme jouit sans jouissance et est toujours occupée sans occupation.
A.S.S., ms. 2057, « Divers écrits de Madame Guyon : « 7° pièce, f°180 ».
1 Début d’une copie à l’écriture plus large et aérée formant ce « f°180 ». Cette numérotation en folios fut ajoutée lors de la constitution du dossier des « Divers écrits ». Rappelons que les parties 5° (celle-ci fort longue et qui reste à subdiviser) et 6°, f°32 à 179, qui précèdent ne sont probablement pas de Madame Guyon, selon l’opinion de Monsieur I. Noye. Nous la partageons, sur la base (criticable car toute subjective), d’une appréciation du contenu spirituel et d’une rupture dans le vécu intérieur exprimé. Cependant on ne peut écarter la possibilité d’une première couche qui serait le reflet d’une période précédant l’éveil mystique : on sait qu’un tel éveil peut modifier non seulement l’écriture en la rendant plus aérée, mais aussi la personnalité entière.
Autre1.
Mon état présent, et qui n’est qu’une continuation et augmentation de celui dans lequel je suis toujours, est, à ce que j’en peux connaître, un établissement de tout moi en Dieu dans lequel je ne souffre rien : jouissance de Celui qui me possède parfaitement, mais jouissance qui n’a plus rien de sensible, qui est pure et simple. Je jouis sans que je cherche à jouir, et sans m’en apercevoir que par ses effets extérieurs et intérieurs que je remarque. [12, 185v°] Ce qui fait, ce me semble, que je ne m’en aperçois pas est que je ne possède pas, mais que je suis possédée : de même qu’une goutte d’eau qui serait jetée dans la mer, qui, pour sa petitesse, se voit absorbée par elle, ainsi moi, qui ne suis rien, étant dans ce grand tout, je suis perdue toute en lui, sans pouvoir le comprendre. Si je jouis, c’est sans sentir que je jouisse, étant vrai de dire que je ne souffre pas, et que je ne jouis pas quant au sensible extérieur, et même intérieur.
Je me trouve dans une région toute séparée des créatures, où règnent un silence et une paix profonde, et où il semble ne m’être pas permis d’agir en rien, Dieu ne voulant de moi autre chose qu’une attente respectueuse et indifférente à toutes Ses volontés : Il veut seulement que je veuille ce qu’Il veut ; et cette volonté consiste à me laisser aller à Ses mouvements saints dès qu’ils me sont connus, comme se laisse aller un morceau de bois, ou autre chose, que la rivière entraîne insensiblement et sans violence.
Je ne peux en aucune manière avoir la moindre pensée, soit dans mon oraison ou autrement, si elle ne m’est donnée de Dieu, car de moi-même je ne puis. La manière simple où je suis n’est pas concevable, elle augmente extrêmement [13, 186r°] depuis ma retraite, quoiqu’elle fût à un point que je ne pouvais rien de moi ; mais à présent la façon d’y être se simplifie au double : Dieu, m’ôtant tout pouvoir d’agir, me donne les connaissances nécessaires pour Lui, qui consistent à connaître d’une connaissance intime la voie par où Il veut que je marche, laquelle ne consiste qu’à rien, rien, rien de ma part, et tout de la Sienne, et ce tout n’est qu’une chose, à savoir de me conduire par le rien, car plus Il est en moi tout, plus je suis rien en Lui. Ainsi tout aboutit à me détruire, et Il veut que je souffre cette destruction, mais comme naturellement, sans aucune peine, retour et vues, manière dont je le dois vouloir ou que je le veux, parce que ma volonté n’est plus mienne mais Sienne entièrement, ce qui fait que, n’y ayant plus aucune résistance de la part de la volonté, l’acte de soumission qu’elle fait se passe dans la dernière douceur qui le rend presque imperceptible.
J’ai dit, au commencement, que je jouissais sans que je cherchasse à jouir, et sans m’en apercevoir que par les effets extérieurs et intérieurs. Je pense que les voici comme ils me sont connus : pour les intérieurs, il me semble que c’est cette tranquillité et indifférence à tout, qui fait que tout ce qui se passe [14, 186v°] m’est comme rien et moins que rien, indifférence que je sens dans le fond de l’âme, qui me tient égale, et qui me marque, ce me semble, la jouissance pleine et entière que j’ai de Dieu dans le plus intime de mon cœur.
… [une ligne blanche]
Les extérieurs sont, à mon avis, la fuite des créatures et l’amour de la retraite, qui me font connaître que mon cœur est davantage en Lui que dans le créé parce qu’il [le créé] n’est pas capable de le retenir, et que, seul, il soit [sic, pour : est] plus content qu’avec tout le monde.
Notre-Seigneur, dans cette retraite, me fait voir à fond combien Il me fait de grâce, et en même temps combien je suis misérable : la vue de l’un n’empêche pas celle de l’autre, et je remarque que ce qu’Il veut le plus de moi est simplicité, humilité, et une pureté d’âme si grande qu’il n’y ait pas la moindre tache en elle.
Si on pouvait bien expliquer ce que c’est qu’un esprit nu, et si on pouvait le donner à connaître, qu’on verrait quelque chose de surprenant et d’effrayant à la nature tout ensemble ! Plus je vois en amour, plus cette nudité est grande en moi, et à mesure qu’elle se fait plus grande, à mesure l’amour s’empare-t-il de mon cœur, remplissant ce vide que l’éloignement des créatures y fait. Il me semble que plus mon esprit est dépouillé de tout le créé, plus j’approche de Dieu, et quand il le [15, 187r°] sera entièrement, qu’il s’ira joindre à ce divin objet dans le Ciel. Tous les jours je ressens quelque chose de ce que je dis, car, intérieurement, je vois que l’esprit se sépare de la terre et s’élève en haut. Cependant je m’applique à faire ce que Dieu demande de moi et, pendant que cet esprit est élevé, je suis les mouvements de mon amour qui me porte à ne m’attacher qu’à la pratique. Je fais simplement les petites actions qu’Il veut de moi, préférant la plus petite chose que mon Dieu veut que je fasse, aux plus grandes et plus relevées.
Je me sens toute portée, mais fortement, à l’amour de la souffrance, à la mortification et à la vie humble, cachée et méprisée, n’ayant point de plus grande joie que lorsque je souffre, et lorsqu’on ne me connaît point. Et notre bon Dieu m’est de telle sorte présent dans ces temps que je ne Le perds pas de vue. Je fais consister mon amour à bien souffrir et à bien mourir à moi-même, considérant, dans tout le reste de ce qui se passe en moi, que c’est mon Dieu qui me donne. Mais qu’est-ce que je dis ? C’est moi 2 j’aime seulement les vertus qui crucifient et humilient, et je crains tout le reste comme quelque chose de dangereux. Mais, néanmoins, [16, 187v°] je vais tout simplement, prenant indifféremment tout ce que notre bon Dieu m’envoie, aimant tout et ne craignant rien, quand Il m’en donne d’une si belle main, car quand Il veut que je jouisse, je ne veux pas souffrir, et ainsi du reste.
- Suite du manuscrit 2057, f°185r, 8° pièce.
1Indication de début d’une nouvelle pièce que nous nommons par son incipit.
2« C’est moi » s’oppose à « c’est mon Dieu ».
Autre1.
Notre-Seigneur, depuis quelques temps, me conduit par un chemin fort aride, mais cette aridité ne m’ôte ni ma paix ni la présence de Dieu, étant toujours occupée de Lui. Mais quand je veux faire mon oraison, quand je veux entendre la sainte messe, en un mot quand je veux penser à Lui un peu particulièrement, mon imagination est remplie de mille lumières, ce qui me fait croire que ma misère est très grande, et qu’il faut que tout ce qui s’est passé en moi ne soit que songe et imagination, et qu’infailliblement je veuille beaucoup, car je ne sais à quoi attribuer cela, ni le comprendre, parce qu’au sortir d’une oraison de cette nature, je suis aussi remplie et occupée de Dieu que si j’avais été en un état moins distrayant. L’effet que produit en moi cet état est une grande humiliation, qui fait le principal de mes prières [17, 188r°] ; il cause aussi un éloignement très grand pour tous les états relevés, avec un désir ardent pour ceux qui me feront marcher en assurance. Je dis et je fais bien souvent des choses que je ne voudrais ni dire ni faire, et que je n’ai dites ni faites jusqu’alors.
J’adore les desseins de Dieu auxquels je me soumets en aveugle et de tout mon cœur, avec étonnement et crainte, vu ma grande misère qui m’est si manifeste, n’ayant plus de confiance qu’en Sa grande miséricorde dont je reconnais avoir un extrême besoin, mettant en elle tout mon appui. La défiance en moi va jusqu’à n’attendre plus rien du tout de mes forces particulières, vivant comme une personne qui n’a plus de quoi subsister par son propre bien, et qui se voit réduite à mourir misérablement, faute d’avoir de quoi vivre, à moins qu’une personne qu’elle a outragée beaucoup, ne lui donne quelque chose pour subsister par un effet tout pur de sa charité : voilà ce que je suis à l’égard de Dieu, de qui j’attends tout sans l’avoir mérité, n’ayant lieu que de l’espérer de Sa pure miséricorde. C’est pourquoi cela me tient [18, 188v°] si basse et si craintive en Sa sainte présence que je n’ose lever les yeux, attendant néanmoins les effets de Ses bontés tranquillement, dont je me reconnais entièrement indigne.
Cette aridité que je dis ressentir, n’est pas pareille à celle qu’on expérimente lorsque Dieu met dans des peines intérieures, selon mon sens : c’est, ce me semble, un éloignement de Dieu sans éloignement. Et pour me mieux expliquer, Dieu ne s’éloigne point de moi, mais Il éloigne seulement cette possession que j’en avais, qui chassait toute idée des choses vaines, inutiles et distrayantes qui n’y avaient point d’entrée alors ; mais à présent, il semble que Dieu ait lâché la bride à mille folies qui viennent pour m’occuper l’esprit, mais au milieu de toutes ces choses distrayantes, mon esprit possède Dieu, cela ne servant qu’à m’humilier à fond, considérant et voyant d’une manière encore plus simple, plus pure, et toute abîmée dans un profond respect que je ne puis exprimer.
Cette vue de Dieu, pour vous la donner à connaître comme je la conçois, est semblable aux regards de deux personnes qui s’aiment et qui, à cause de leurs affections, [19, 189r°] s’entendent admirablement l’une l’autre, se disant bien des choses par les yeux, les exprimant même tout autrement que par la langue, qui n’a pas de termes pour s’expliquer comme il faut en ces sortes de matières.
… [espace d’une ligne]
Dieu, par Sa miséricorde - dans le temps ou pour le plus ordinaire après que j’ai été ainsi tourmentée de ces pensées inutiles 2 -, me jette un regard à quoi semble L’avoir provoqué l’état où je me fus trouvée, qui m’a abaissée extrêmement en Sa sainte présence, mais ce divin regard est si simple qu’imperceptiblement il a attiré le mien. En cet état de regards réciproques, je me trouve toute en Dieu, Le contemplant d’une manière qui n’est pas, ce me semble, dans l’ordinaire : je Le contemple comme en Lui-même, séparée de tout et élevée au-dessus de mes bassesses, ce que fait la force de ce regard divin, de même que le soleil qui élève les vapeurs de la terre à lui. Il me semble que cet état est semblable à ce que dit l’épouse au Cantique qu’elle est à son bien-aimé, et que, vers elle, est son regard, parce qu’il me semble que Dieu est attentif à moi, S’appliquant à mon âme par un regard plein d’attention, et que je suis à Lui particulièrement par l’attrait qui est en Lui, [20, 189v°] qui, sans que je m’en aperçoive, me lie étroitement à Dieu.
Si, en cet état, on me demande : «Que pensez-vous que vous dit Notre-Seigneur ? », je ne peux rien répondre, et la raison est que cela ne se peut expliquer, étant même vrai qu’Il ne me dit rien, ne faisant que me regarder. Mais ce regard est efficace, et il me dit, sans me rien dire, paix, amour, béatitude, car c’est une expression forte. Et ces choses me sont dites en les opérant en moi et m’élevant de mes misères : je semble les perdre toutes en la Divinité qui m’attire doucement et fortement alors, sans quasi m’en apercevoir tant l’opération est douce.
… [espace d’une ligne]
Ces choses qu’opère cet état ne me sont presque pas sensibles : j’aime sans pouvoir expliquer comment, craignant en même temps être sans amour ; je jouis d’une paix profonde sans en ressentir fortement la douceur ; et je possède la béatitude de même, m’étant avis que je m’y écoule insensiblement, et qui étant heureusement passée, je suis dans l’amour et dans la paix dont elle est le centre, de sorte que je ne peux dire : « J’aime », mais je suis comprise de tout l’amour. Je suis en paix, mais je suis dans le séjour de la paix. Cet état est une petit échantillon de [21, 190r°] la gloire qui ne dure pas toujours, quoique Dieu me reste toujours présent dans la paix, ce qui n’empêche pas que je n’expérimente en moi des effets de mes misères, Dieu le permettant ainsi pour m’affermir davantage par les chutes que je fais, qui en effet le font insensiblement.
- Suite du manuscrit 2057, f°187v, 9° pièce.
1Indication de début d’une nouvelle pièce.
2Obscur.
Autre1.
Ces paroles de Job m’ont été fortement imprimées en l’esprit : « Mon Dieu, vous me faite souffrir admirablement ». Et il me semble que j’en conçois quelque chose à proportion, par la manière dont Dieu agit envers moi, qui est celle que je vais dire.
En premier lieu, mon état est tel que vous avez pu voir par les écrits que je vous ai donnés, état dans lequel Notre-Seigneur a achevé de me mettre depuis que vous êtes parti. Et, dans le fond, lorsque je parais autrement par mes pleurs, je suis toujours la même, ne sortant point du tout de cette disposition, ce qui fait que ce qui se passe en moi me paraît étranger, n’y ayant, ce me semble, point de part. Cependant, cela n’empêche pas que je ne souffre et, si je puis assurer en même temps que je ne souffre pas, restant toujours la même, ce qui se passe n’étant pas mien, ce qui est cause que je ne peux dire que je souffre et ai-je [si j'ai] quelque peine, [22, 190v°] j’expire dans ces temps. Et la force de ce qui me fait expirer est jointe à la douceur avec laquelle je vois ce qui s’oppose en moi et la mort qu’opère cette œuvre : je la regarde arriver avec paix et plaisir, parce que la volonté divine, qui m’est toute chose, en est la cause première, de sorte que je vois ma destruction avec complaisance ; ce qui n’empêche pas que, d’un autre côté, je ne sente quelque chose de fort.
Cet état donc me cause la mort, mais une mort qui est un germe de vie, et, semblable au phénix, je reprends une vie nouvelle du lieu même où arrive ma consommation, de sorte qu’en moi, ce n’est que contraires, car je souffre sans souffrir, je sens que je souffre, sans sentir que …a, j’ai de la peine en moi sans que rien m’en fasse ni que je puisse connaître de cause de cette peine, si ce n’est la pure et unique volonté de Dieu, qui le fait sans que je conçoive comme Il le fait ; en un mot, je sens que j’y expire, sans apercevoir la manière avec laquelle cela arrive, et enfin, de cette mort, j’entre en une nouvelle vie.
En cet état, il m’est impossible de parler. Et je ne vois pas que cela provienne d’autre chose que de Dieu, qui veut que je meure plus purement à Lui en Lui, ne donnant aucun air 2 à cette œuvre qui ne dépend point de moi, ni faisant autre chose, comme en tout le reste, que de vouloir [23, 191] ce que Dieu veut, qui est Sa gloire et ma destruction, qui en est nécessairement la suite.
Je suis, en ces temps, dans un profond silence, qui est le couteau qui m’égorge, dans lequel il ne m’est pas permis de dire : «Je souffre», étant empêchée de le faire, ce me semble, par une puissance supérieure à laquelle je ne peux résister : silence qui regarde seulement ce que je veux dire de moi. Ce n’est pas que je me soucie d’avoir le pouvoir de dire les choses qui s’y passent, mais la peur que j’ai de n’y être pas assez fidèle à Dieu me fait craindre que ce silence ne me nuise, m’empêchant d’être à Dieu solidement, en ne recevant pas d’instructions nécessaires pour m’acquitter parfaitement de toutes mes actions, ce que je désire de tout mon cœur, redoutant de marcher dans une voie fainéante et où je pourrais prendre l’ombre pour le corps ; et il me semble que cette crainte n’est fondée que sur ce que Dieu, Se donnant tout à moi, exige que je me donne toute à Lui sans aucune feintise 3.
Ces craintes ne viennent pas souvent, parce qu’intérieurement Dieu m’assure, et elle[s] n’arrive[nt] que lorsque Dieu permet que j’envisage mes misères, lesquelles me font beaucoup craindre ; mais après, on me rassure intérieurement et je n’y pense plus. J’ai une certaine confiance d’enfant envers notre bon Dieu qui me tient en repos, dans le dessein [24, f°191v°] de faire ce qu’Il voudra de moi, néanmoins y guignant 4 le travail dont Il me jugera capable et dont Il me donnera le pouvoir, restant au moins dans le désir d’y joindre mon consentement avec ce qu’Il fera sans moi.
Tout consiste à présent en moi à me tenir élevée au-dessus de toutes choses par le moyen de la volonté divine, et là d’y vouloir et faire ce que cette dite volonté veut de moi, étant le seul objet pour lequel je les fais, ce qui me fait reposer en paix, ne trouvant en toute la terre quoi que ce soit qui soit capable de me satisfaire si elle ne s’y rencontre. Je ne peux dire que je fasse quelque chose, mais je veux, par cette volonté, tout ce que cette dite volonté désire de moi en ces occasions, et quoiqu’il soit vrai de dire que je ne fais rien, il est néanmoins vrai en même temps que je ne demeure pas oisive, et qu’il se fait ce qu’il faut qu’il se fasse, quoique, lorsque j’en veux rendre compte, il me soit impossible ; je crois que cela peut provenir de ce que je ne fais qu’acquiescer à la volonté de Dieu qui, pour lors, opère en moi sans que je sente presque que j’y participe.
Or, cette volonté divine veut quelquefois que je produise un acte d’amour, [une] autre fois un acte d’anéantissement : il faut que je suive et obéisse et, quoique cela se fasse sans moi, il est pourtant vrai que j’y ai part, [25, f.192] et cette part consiste à m’y laisser aller avec plaisir. Mais comme cela est fort détaché de la nature et sans sentiment, étant un plaisir tout spirituel, cela est cause que cela se passe fort doucement. Le voyant bien, mais ne le pouvant dire, je veux ce que je fais sans pouvoir le faire quand je veux, bien que ce soit toujours quand je veux que cela s’opère, étant partie de cette volonté de manière que, pour pouvoir quelque chose, il faut, auparavant de l’entreprendre, que je sente intérieurement quelque chose qui m’y porte, n’en ayant pas même la vue ou, si je l’ai, c’est sans aucune envie, parce que je ne sens aucun penchant à quoi que ce puisse être, si je n’y suis poussée par l’Esprit.
Quand ce que Dieu a voulu de moi est fait, je demeure comme auparavant sans pouvoir me porter à rien et sans désir aucun de le faire : je suis ainsi dans toutes mes actions, n’y pouvant que ce que Dieu veut, comme Il le veut, et quand Il le veut ; et quand je ne fais rien d’extraordinaire, je demeure en Dieu comme j’ai dit.
Mes communions et oraisons sont les actions où [26, f°192v°] j’ai le moins de liberté de disposer de moi : pour la communion, c’est où Notre-Seigneur m’assure le plus ordinairement sur ce qui regarde ma conduite.
Je sens une indifférence parfaite pour tout ce que je fais : si je vois le monde, c’est parce qu’il le faut ; si je m’en retire, [ce] qui est mon penchant qui me vient de la grâce, je le fais de même, ne m’y portant point pour cette raison que je m’y plaise, parce qu’en effet je n’y aurais aucun plaisir hors de l’ordre de Dieu. Il en va de même des autres actions de la vie, la volonté divine donnant le branle à mes inclinations et, en ce qui regarde les actions de piété, je communie parce que Dieu le veut, et je ne communie pas parce qu’Il ne le veut pas ; et lorsque j’ai eu quelques mouvements forts pour la communion, ils ne sont provenus que de cette volonté qui m’y poussait plus fortement. Cette envie de communier pour faire seulement la volonté divine m’a été donnée dès que Notre-Seigneur m’a appelée à Lui. Il en est de même aussi pour l’oraison. Je ne saurais dire : « J’aime une telle chose », ou « Je me sens portée à telle ou telle chose », parce que je ne sens de moi-même aucun mouvement qu’à faire la volonté divine. Et quand je me sens portée à une chose [27, f°193], c’est sans qu’il y ait rien du mien, et je ne m’y porte qu’en suivant avec plaisir, comme j’ai dit, de sorte que je ne peux dire qu’il y ait du mien ou, s’il y en a, qu’il n’est qu’en cette obéissance que je rends et que je ne peux pas ne pas rendre, ne voulant pas le pouvoir et ne pouvant pas le vouloir. Je peux faire quelque chose où la volonté de Dieu m’attire, mais du moment qu’elle s’en éloigne, je n’y peux plus rien, retirant avec elle tout mon pouvoir, et elle me laisse en mon premier état, de sorte qu’il faut que je suive cette volonté comme il lui plaît, avançant, reculant ou demeurant au même état qu’auparavant, si tel est son bon plaisir, sans que je puisse vouloir ou non vouloir quelque chose, ni que cela tombe en ma pensée de vouloir ou ne vouloir pas, m’étant impossible du tout de faire la moindre chose au contraire de cette dite volonté. Et je me sens dans la disposition de mourir plutôt que de faire le moindre souhait au contraire.
Enfin tout mon état, et toute mon occupation en général, est de suivre cette sainte volonté que je sens commandant en moi absolument, y étant passée et m’ayant transformée en elle.
- Suite du manuscrit 2057, f°190, 10e pièce.
1Indication de début d’une nouvelle pièce.
2Aucun soulagement ?
3Feintise : feinte. (archaïque).
4Guigner : Regarder à la dérobée, guetter avec convoitise.
Autre1.
Je suis toujours dans le même état dans le fond, mais ce qui fait qu’il paraît davantage, c’est lorsque vous m’en parlez ou quand je suis avec vous : les demandes que vous me faites sur mon état ne servent qu’à m’enfoncer davantage et à me rendre plus ignorante sur ce que Dieu opère en moi, laissant mon esprit nu et dépouillé de la moindre vue, en un mot si éloignée, ce me semble, de ce qui se passe en mon âme qu’il n’en connaît rien du tout, et les questions qu’on me peut faire en ce temps ne sont propres qu’à m’embrouiller, si je veux tâcher à y répondre, ce qui me semble que Notre-Seigneur ne veut pas de moi, mais au contraire que je demeure en paix dans mon silence ordinaire, renfermée toute en lui, sans me mettre en peine en aucune manière d’en connaître rien, ni que les autres en connaissent aussi .
Je ne peux dire autre chose de cet état, si ce n’est que je suis contente, et que je sens bien que j’y suis très vide à Notre-Seigneur. De surplus, je puis assurer que je n’y contribue en rien, ce qui m’est très indifférent, car je trouve tous les états bons. Et si celui-ci me rend interdite, je suis indifférente quel jugement on en portera, et même [au fait de] penser qu’on en pense quelque chose. [29, f°194] Je ne fais rien du tout pour l’augmenter, parce qu’il m’est égal que j’y sois ou que je n’y sois pas : je n’ai en vue que Dieu, sans me soucier de quelle manière je Le possède. Je ne sais si je me trompe ou non, mais je le dis comme je crois, et en simplicité.
Je ne pense point en cet état à mes misères et ne puis m’en donner de peine et, si par hasard elles se présentent à moi, elles ne me servent qu’à bénir Dieu et me tenir en ma place en m’anéantissant profondément. Et je reconnais encore mieux, quand mes défauts me sont présents, combien notre bon Dieu est bon envers une misérable, ce qui m’est, comme je dis, un sujet de m’élever et perdre en Lui. Vendredi dernier, notre cher Amour eut la bonté, en communiant, de me rassurer dans la crainte que j’avais de ne m’être pas assez bien préparée pour Le recevoir car, en me faisant sentir à l’ordinaire mille odeurs admirables lorsqu’on ouvrit le saint Ciboire et lorsque je reçus la sainte hostie dans la bouche, Il me témoigna que je ne lui avais point déplu, mais au contraire que je lui était agréable, et cela avec tant de bonté que je ne puis l’exprimer, le lendemain samedi, il m’en témoigna encore beaucoup à la sainte communion, tout cela servant à augmenter mon occupation intérieure.
[30, f°194v°] Le secret et fort attrait intérieur que j’ai et que je ne vois pas distinctement, qui me retire des créatures, fait que lorsque l’on me dit le moins du monde, quoique en riant, que j’ai trop de tendresse, cela fait le même effet que naturellement le toucher fait à la plante sensitive qui, au moindre attouchement, se retire et resserre tout en elle-même avec promptitude. De même, ce que vous me dites fait que je rentre plus fort en moi, mais cela se fait comme naturellement, ainsi que cette plante, et je crois que c’est l’attrait intérieur qui me porte, sans que je m’en aperçoive, à me séparer avec force de tout ce qui pourrait mettre le moindre obstacle à cette nudité parfaite où Il veut réduire mon esprit, et [à ce] que rien ne trouble la solitude dans le fond de mon âme où il ne doit se rencontrer que Dieu. Je crois aussi que ce que vous me dites augmente l’aversion qu’il y a à l’attache en quelque sujet que ce puisse être, et que cela vient encore, outre ce que dessus, de ce que l’amour que notre bon Dieu me porte est fort délicat, ne pouvant même souffrir l’ombre de ce qui pourrait me lier tant soit peu, lequel retire, pour cet effet, en ce temps, toutes mes puissances, me laissant presque sans mouvement sans rien apercevoir [31, f°195] car cela se passe si imperceptiblement qu’à peine puis-je dire que c’est cela qui en est la cause.
Enfin tout contribue à me maintenir en cet état où je suis toujours et duquel on peut dire que c’est un paradis en cette vie. S’il y a quelque peine, elle est en ce que l’esprit, étant si élevé au-dessus du corps, ne lui correspond plus, de sorte que l’un tire en haut et l’autre en bas, mais parce que, par la miséricorde de Dieu, le tout se passe dans la dernière douceur, cela fait que l’un ne nuit point à l’autre, et comme je suis soumise aux ordres de Dieu, je n’en ressens point la peine, attendant avec patience le moment qui pourra me joindre pour jamais à ce cher objet, qui m’attire si doucement et si fortement.
On ne peut, à dire la vérité, rien dire de certain de cet état, parce qu’il nous absorbe tant, et nous offre ainsi le moyen de pouvoir y rien comprendre qui soit distinct, et que par conséquent on puisse donner à connaître.
Si plusieurs ou plutôt toutes choses augmentent cet effet, ce n’est pas quant au fond, mais seulement pour l’extérieur, car au-dedans cela va toujours de même. Il y a des choses qui l’augmentent davantage que les autres. Néanmoins, tout examiné, on n’en saurait dire autre chose, sinon [32, f°195v°] que c’est un état d’ignorance et de connaissance, de nuit et de jour, d’insensibilité et de tendresse, qu’on n’y fait rien sans perdre son temps, d’amour pur continuel et sans s’en apercevoir, de joie toute pure sans sentiment de jouissance, sans connaître qu’on possède, d’une perte totale de tout soi en Dieu et d’une transformation entière en ce cher amour.
C’est un repos et une possession de Dieu stable autant qu’elle peut l’être en cette vie, où l’âme voit comme au-dessous d’elle toute la terre avec indifférence, n’y tenant plus quant à l’esprit et, de même que l’on verrait, sans peur et sans émotion aucune, les orages si l’on était élevé au-dessus du lieu où elles [ils] se forment, de même l’âme ainsi élevée voit en elle toutes les petites émotions qui peuvent s’élever, quoiqu’il ne s’y en élève pas pour l’ordinaire, et elle n’en reçoit aucune atteinte parce qu’elle est bien au-dessus de la nature où elles se forment. Tout ce qui se passe hors d’elle ne l’ébranle pas, aussi, et ne trouble point son repos, étant toute étonnée qu’on croie qu’elle ait quelque peine en cet état, ne croyant pas qu’il en puisse [y] avoir [là] où l’amour est si fort le maître, puisqu’il n’y a point de peine où se rencontre si abondamment le pur amour.
- Suite du manuscrit 2057, f°193v-195v, 11e pièce.
1Indication de début d’une nouvelle pièce.
Autre1.
L’état présent où Dieu me met, est, ce me semble, pour purifier en moi bien des choses qui me sont inconnues, et particulièrement les fautes que je peux avoir commises en ces petites occasions de peines qui se sont présentées, et aussi pour faire mourir entièrement la nature à ce qui pourrait m’arriver ensuite, où elle pourrait se satisfaire parce qu’ayant reconnu à fond et de nouveau ma faiblesse naturelle, et ce que je ferais par moi-même si Dieu ne me soutenait par la miséricorde, j’aurai plus de force pour y résister.
Ces larmes que je verse font plusieurs effets en moi selon que je le peux connaître : en premier lieu, elles m’anéantissent toute intérieurement, mais d’une manière si douce que je me sens fondre et périr insensiblement. La nature meurt d’une mort totale jusqu’aux moindres et plus inconnus de ces [ses] mouvements ; cette œuvre est très cachée, et je n’y vois goutte qu’à la faveur de ces larmes, qui me sont une lumière pour reconnaître ce que je dis. Le second effet de ces larmes est de faire le même effet en moi que ferait une eau qu’on répandrait sur une étoffe pour y laver quelques taches qui y seraient, car elles lavent, ce me semble, ces fautes que j’ai commises en tout ce qui s’est passé. [34, f°196v°] Elles font aussi le même effet qu’une rosée qui tombe doucement sur une terre préparée, qui est de la rendre féconde ; de même, me semble-t-il, que ces eaux que je verse produiront dans la suite des fruits très abondants, et je les vois déjà commencer, ces fruits sont un entier et parfait anéantissement, et un amour de la souffrance très particulier, ne m’appliquant uniquement qu’à bien souffrir, veillant pour cet effet sur mes moindres mouvements en fait de souffrance, pour y remarquer les plus petits défauts et la rendre continuellement …a, pour ce qui concerne l’extérieur aussi bien que pour l’intérieur. L’effet extérieur que peut produire ces larmes, sont de m’humilier devant les yeux du monde. Mais je considère cet effet comme une chose qui ne me touche point, étant très contente que la chose arrive de la sorte, parce que je suis toujours bien aise qu’on ait des sentiments de moi tels qu’il faut, ne voulant point paraître autre que je suis, et quand Dieu permet, sans que j’y contribue en rien, qu’il paraisse quelque marque de faiblesse au-dehors, j’en suis très aise, encore que cela ne soit qu’extérieur et que ce qui se passe ne soit point dans le cœur en aucune manière.
Ce qui fait, à mon avis, que les choses ne me peinent point dans le fond, c’est que je ne me soucie pas de l’estime des hommes, [35, f.197] qui périt avec eux et dont le jugement est si incertain, étant très assurée que nous ne sommes que ce que nous sommes devant Dieu, comme disait l’humble St François, et rien autre chose.
Je suis dans la peine dans une grande tranquillité. N’étant jamais troublée même pour l’ordinaire, je ne la suis point au premier mouvement et, quand Dieu permet qu’il paraisse quelque émotion extérieurement, cela se passe sans que cela altère en rien mon repos, m’étant avis que cette émotion est ailleurs que chez moi tant l’intérieur est tranquille, et je puis dire que même l’extérieur n’en est que très peu ému. Je ne sens jamais aucune peine contre ceux qui m’inquiètent, même au moment qu’ils le font, priant Dieu pour eux plus affectueusement que pour moi-même, et [je] leur voudrais servir d’aussi bon cœur que si rien ne s’était passé, oubliant bientôt ce que l’on me fait, et ne m’en ressouvenant que pour recommander à Dieu ces personnes et pour remercier Notre-Seigneur de la grâce qu’Il m’a faite de me donner occasion de souffrir pour Lui.
- Suite du manuscrit 2057, f°196-197, 12e pièce.
1Indication de début d’une nouvelle pièce.
Autre1.
Toutes les choses qui se sont passées en moi me paraissent des songes, je me vois comme dans un abîme de misères qui m’entourent toutes, de sorte que de quelque côté que ma vue se porte, je n’aperçois que des sujets d’anéantissement, qui me tiennent si basse et si petite que je ne m’aperçois presque pas devant Dieu ni devant les créatures. Je n’ose lever les yeux, et je suis devant Dieu comme ces criminels qui n’attendent quelque chose de ceux qu’ils ont offensés que de leur pure bonté ; de même n’attendais-je rien de Lui que de Sa pure et grande miséricorde que je Le prie humblement d’exercer envers moi, quoique indigne : je n’ai plus que ce seul asile où je me retire ; hors de là, je ne vois que sujets d’appréhender, ne voyant en moi que sujets capables d’attirer la juste indignation de Dieu, de sorte qu’espérant je crains, et craignant j’espère ; mais espérance qui n’a de fondement que sur la pure et grande miséricorde de Dieu, qui ne me la doit point et qui a tout sujet de me la refuser.
Je ne vois jusqu’à présent que grâces reçues. Après que tout cela s’est éclipsé de mon esprit, il reste en moi, pour toutes choses, une vue claire de mes misères, mais vue pénétrante, non seulement par une lumière intérieure qui me les découvre, mais provenant de l’expérience que j’en fais tous les jours, qui non seulement m’anéantit tout en moi-même, mais [37, f°198] qui, les faisant aux yeux des autres, opère le même à mes propres yeux : anéantissement qui va à une destruction solide du plus caché amour-propre. C’est un abîme profond où l’esprit de nature trouve sa mort sans ressource, et ce qui y aide encore, c’est que Dieu me met dans un état nu, ou pour toutes choses je n’ai rien : je ne sais plus ce que c’est qu’états, que lumières, sentiments et le reste, pour intimes qu’ils puissent être, et tout ce que je possède est le néant de mes misères, d’où j’entrevois les beautés de cette vie divine de Dieu dans une âme qui n’est si grande et si relevée que parce qu’elle est cachée et comme resserrée dans un profond abîme de misères, qui lui sont comme d’un nuage obscur qui en cache les brillants. Que les beautés de cette vie divine sont grandes et, si elles se pouvaient bien donner à connaître, quels transports ne ressentirait-on pas pour la posséder ! Il me semble, par comparaison, que c’est de même que celle que mène Notre-Seigneur dans le Saint-Sacrement de l’autel, où Il est voilé d’espèces viles et abjectes, qui sont un nuage qui nous couvre ce qu’il y a de charmant en elle.
L’âme, pour lors, cachée avec son oeuvre à toutes choses généralement, opère en sûreté en Dieu ne risquant rien parce que les créatures sont éloignées d’elle et ne peuvent pénétrer en son âme, à cause que ses dehors sont si obscurs qu’elles ne peuvent pénétrer à travers, joint à cela qu’elles en [38, f.°198v°] sont rebutées d’autant que tout ce qui paraît partir d’elle leur paraît si peu considérable qu’elle attire plutôt leur mépris qu’autre chose. L’âme aussi, de son côté, entre dans le même sentiment qu’elles, et Dieu semble en faire si peu de compte que, se voyant le rebut général, elle cesse d’être mourant ainsi dans l’esprit et le cours des créatures dans son esprit et dans son cœur propre, quant à l’estime et affection aussi bien que dans l’espoir et le cœur desdites créatures ; et elle cesse d’être à l’égard de Dieu, puisque Dieu, anéantissant sa vie animale, y substitue Sa vie divine en la place de la sienne. Rien de cette vie divine ne se donne à connaître à l’âme par quoi que ce soit qu’on puisse bien nommer ; ce qu’elle en aperçoit est que la sienne, prenant fin tous les jours par la mort générale de la nature opérée par la connaissance expérimentale de ses misères, elle voit comme entrer en la place celle de Dieu, qui s’avance à mesure que la sienne diminue, Dieu ne pouvant souffrir de vide. Elle voit, mais que voit-elle ? Rien, elle est comme dans une autre demeure, elle sent s’écouler en elle, ou bien elle s’y écoule, ce qui ne se peut expliquer : un je ne sais quoi non sensible, tout simple, tout spirituel, qui, la suspendant, la met dans une impuissance d’en parler, d’y goûter et d’y voir quoi que ce puisse être, ce qui en est la tenant en suspens et la remplissant, bref la mettant du milieu même de ses [39,f.°199] misères en un état heureux, sans jouissance néanmoins, et retombant quelquefois de ce lieu dans quelques misères nouvelles qui, comme un nuage, cachent ce qui lui était manifesté, quoiqu’on ne puisse pas dire qu’elle voit, mais qu’elle est arrêtée et suspendue par quelque objet puissant et caché.
Dans les misères où je tombe et les fautes que je commets, quelquefois s’y entrevoit un peu de vue, mais si faible qu’à peine puis-je dire assurément : «Je l’ai voulu», m’étant avis que j’aimerais mieux la mort que de le vouloir. Cela me paraît venir de si loin qu’à peine puis-je le bien discerner : semblable à ceux qui regarde une chose de fort loin, que la distance les empêche de bien reconnaître, je vois que cela vient du plus profond de la nature, et par une simple vue, je vois de quelle passion ce mouvement part. Cette petite vue en faisant quelque faute n’arrive que rarement, bien souvent je n’en ai pas. Quelquefois je ne l’ai qu’en achevant de la commettre ; et pour l’ordinaire, je n’en ai point, mais je vois bien toujours d’une part ce que je fais. D’autres fois, je suis quelque mouvement de nature que vous apercevez, ou que d’autres peuvent apercevoir, sans que je le connaisse, tout en ne sentant et ne voyant rien par où je puisse [40, f°199v°] remarquer que j’ai manqué. Il y a de certaines fautes que Dieu ne permet pas [de] sortir de ma mémoire jusqu’à ce que je m’en sois confessée. Il y en a d’autres, et celles-là sont en plus grand nombre, qui s’évanouissent aussitôt : ce sont fautes à quoi je ne peux donner de nom. Je vois que, dans quelques actions que d’ailleurs je n’ai pas mal faites, il y a quelque défectuosité, qu’elles ne sont pas faites dans toute la perfection que Dieu demanderait de moi, que j’ai manqué dans quelque circonstance, mais légèrement, et à quoi je ne peux comme j’ai dit, donner de nom : j’en ai une simple idée, comme d’une écriture faite sur le sable, que le vent aurait presque effacée, et qu’à peine pourrait-on lire. Ces manques d’une parfaite fidélité à Dieu, que je ne peux nommer, font pour l’ordinaire la peine que je peux avoir à me confesser pour ne pouvoir trouver en elles quelque chose d’assez fort pour m’en accuser, ne trouvant pas de termes pour les donner à connaître. Et c’est ce qui m’humilie davantage, soit en ce temps, soit lorsque je ne pense pas à me confesser, d’autant que Notre-Seigneur ne laisse pas de me faire paraître ces choses considérables et que d’ailleurs je ne peux dire ce que c'est. Je l’attribue à aveuglement, provenant de négligence et si néanmoins je ne [41, f°200] le peux dire entièrement, cela fait que, lorsque je ne remarque pas avoir manqué, ce qui m’arrive quelquefois pendant quelques jours, quoique je m’examine assez, j’ai peine à le croire, croyant rentrer dans un double aveuglement, parce que je suis persuadée de ma misère de sorte que tout ce que je ne remarque rien2, je trouve lieu de m’humilier doublement et de me jeter entre les bras de la miséricorde de Dieu, mon asile unique.
Je suis à cette heure dans mon fonds propre, qui est ma misère, comme une personne est sur le fonds de terre qui lui appartient, d’où je peux tirer tout ce qui m’est nécessaire pour la subsistance de mon âme et l’augmentation de cette vie divine, dont Dieu veut que je vive parfaitement. Et je connais mieux que jamais que c’est le lieu de ma demeure où je dois prendre mes délices. Et comme c’est du rien que Dieu a tiré toutes choses et sur quoi Il a bâti l’univers, je vois qu’Il ne prétend rien édifier sur mon âme qu’en tant qu’elle sera rien, et qu’Il ne s’y reposera point si elle n’est vraiment humiliée. Je suis persuadée fortement, j’entrevois les biens, si je veux être fidèle à m’élever de mes misères qui doivent suivre, nécessairement, qui consisteront à ce que j’aperçoive [42, f°200v°]) comme on éclaire, à l’établissement de cette vie divine, ainsi que j’ai dit.
- Suite du manuscrit 2057, f°197v°.
1Indication de début d’une nouvelle pièce.
2[sic]. Obscur.
Autre1.
Quand je converse avec quelques bonnes personnes, cela m’humilie beaucoup, parce qu’en leur présence, il me semble que je ne suis que misères. Et si je dis quelque chose de Notre-Seigneur avec elles, cela le fait doublement, me voyant indigne d’ouvrir la bouche devant des personnes si à Dieu ; et de plus, je crains que tout ce que je dis de Notre-Seigneur ne soit qu’en paroles. Je ne laisse pas de le faire sans façons ni réflexion à ces pensées, y agissant simplement, car à proprement parler, ce n’est pas une simple pensée que ce que je dis, mais une vue continuelle que j’ai, vue simple et sans aucune application de ma part. Cette vue fait que je ne me produis pas facilement, sentant un penchant extrême pour l’éloignement des créatures : pour les bonnes, parce que je suis très indigne de les converser2, et pour celles qui vivent de l’esprit du monde, elles ne peuvent me plaire, n’étant pas animées de l’esprit de Dieu. Et puis possédant Dieu, j’ai tout. [43, f°201] Néanmoins, je ne laisse pas de les converser quand il est absolument nécessaire, avec liberté d’esprit, regardant en cela la volonté de Dieu, qui est ce qui, seul, est capable de me mouvoir ; et du moment qu’elle m’est signifiée, je n’ai point de repos que je ne l’exécute. Je suis néanmoins bien aise de voir les personnes bien à Dieu, parce que je trouve en elles Notre-Seigneur, qui est l’objet qui me frappe d’abord, et qui fait que je ne m’ennuie pas avec elles. Cependant mon cœur, - qui ne cherche en toutes choses que son Dieu et qui ne s’attache à aucune créature qu’autant que Dieu S’y rencontre, - L’ayant encore davantage [en] ne se souciant pas de les voir, - et je ne ferais pas un pas pour cela à moins que je ne m’y sentisse poussée beaucoup, - je suis persuadée que je ne mérite pas de voir le jour, que je dois me cacher à tout le monde, admirant qu’on me souffre et qu’on témoigne quelque joie de me voir.
Je ne peux remarquer, sur ce qui se passe en moi, quels sont mes mouvements, parce que, selon ce que je peux connaître, il ne s’y en passe point. Je ne sens aucun mouvement contraire à la conduite de mon Dieu en moi : s’Il permet que quelque chose m’humilie, je le veux bien être ; si l’on n’approuve pas ma conduite, je le veux aussi. Je ne sens point de mouvements de joie, de colère, [44,f°201v°] d’envie, ainsi du reste, pour petits qu’ils puissent être. Même ordinairement, je ne sens point de premier mouvement, parce qu’à mon avis, que je ne veux, n’aime et ne crains rien que Dieu, que je ne veux 3 qu’en Sa manière, que je n’aime que parce qu’Il est aimable, sans retour sur moi, et que je ne crains que parce que je L’aime.
Je ne me porte à quoi que ce soit par mon mouvement particulier, mais si je porte, si j’agis, si je semble souhaiter ou rechercher quelque chose, c’est que je suis le mouvement fort qui m’anime, et que je ne peux retenir, de sorte que si on me demandait : «Souhaitez-vous telle ou telle chose ? » on me surprendrait extrêmement, attendu que tout ce qu’on peut s’imaginer m’est indifférent et quelquefois que cela m’est arrivé. Cela m’a jeté dans une grande interdiction 4 et a augmenté de beaucoup mon indifférence, me réservant toute en Dieu d’une manière tout autre qu’auparavant, comme si mon cœur, qui a un éloignement très grand de tout le créé, voulait marquer par là le froid qu’il ressent pour toutes les créatures. Mais cela se fait sans retour, cette rentrée en Dieu lui étant naturelle, l’amour le tirant à lui par des chaînes secrètes dont il le lie fortement.
Quoique je me connaisse misérable au dernier point, je ne puis voir mes misères en particulier, ni en marquer une seule à part, ce qui me fait quelquefois croire que [45, f°202] c’est l’excès qui m’en empêche et que, me perdant dans cet abîme de misères, j’en suis aveuglée. Ces misères, qui me sont cachées, me font, à ce que j’aperçois, plus de bien que si elles m’étaient connues : mon anéantissement est plus grand, je conçois plus de douleur, et le désir d’être fidèle à Dieu augmente en moi. Ce sont des ténèbres lumineuses qui, m’aveuglant, m’éclairent et qui, m’éclairant, me brûlent.
Il m’est avis que Notre-Seigneur ne permet cela que pour produire en moi cet effet et qu’Il ne Se soucie pas que je voie rien. Même, au moment que je pense lui avoir déplu en quelque chose, je Lui en demande très souvent pardon, et il me semble qu’Il me pardonne, et qu’intérieurement Il m’assure de Son amitié, cela m’unissant à Lui plus fortement, et puis tout s’efface de mon esprit. Mais quand Il veut que je m’en accuse en confession, jamais les choses que j’ai faites ne s’effacent de mon esprit, m’étant toujours présentes sans y penser jusqu’à ce que je m’en sois accusée. Quelquefois je verrais plusieurs choses, mais quand je les veux dire, celles que je croyais les plus nécessaires à dire s’effacent de ma mémoire comme si elles n’y avaient jamais été, et les autres restent. Il me semble que c’est que notre bon Dieu me les pardonne Lui-même, me faisant connaître, (46) par là que ce que je pense quelquefois le plus considérable ne l’est pas, et que cela ne lui a pas tant déplu. Je ne suis point à moi en cette action, non plus que dans les autres. Je ne peux avoir de douleur ni le reste, parce que je ne peux rien faire : tout ce que je peux, c’est que je m’humilie profondément dans la vue de ma pauvreté. Pour l’ordinaire, je ne vois rien et, dans cet état, je dis à Notre-Seigneur : «O mon cher amour, que du moins mon extrême misère Vous soit agréable ! usez de Votre grande miséricorde en mon endroit, il y va de Votre gloire ! Je suis dans cet état un objet digne d’exercer Votre infinie bonté, il Vous est glorieux de me pardonner et de m’aimer.» Et, toute perdue et abîmée en mon néant, je me sens perdue plus que jamais en Lui : un feu nouveau s’empare de mon coeur, je ne puis douter que je ne sois aimée et je sens bien que j’aime.
Je marche ainsi toujours basse et petite à mes yeux, néanmoins ayant, malgré mes misères, une confiance extrême en la bonté de Dieu, et comme une secrète assurance que je suis bien avec Lui, qui fait que rien ne m’étonne sans présomption, car je me sens portée de plus en plus à veiller sur mes actions avec une fidélité très grande et avec une défiance de moi-même encore tout autre que par le passé.
Ce mouvement me fut donné mercredi dernier à la Sainte [47, f°203] Communion avec bien de la force. Et non seulement Notre-Seigneur me dit qu’Il voulait que je veillasse sur mes actions ordinaires, mais particulièrement sur les choses les plus intérieures qui se passent en moi, afin de remarquer s’il n’y a point quelque chose de la nature, amour-propre et recherche de soi-même en elles, et le purifier, parce qu’Il veut que je mène une vie toute pure, mais d’une pureté non commune à quoi je me sens poussée entièrement, quoi qu’il m’en doive coûter, me séparant toute des choses qui seraient ensemble très bonnes en ces états, mais qui ne sont pas encore dans ce degré de pureté affinée que Dieu semble vouloir de moi à cette heure. Ce n’est pas que je vois cela à présent, mais puisque Notre-Seigneur me donne ce mouvement, j’espère qu’Il me fera la grâce de me donner la connaissance nécessaire pour exécuter ce qu’Il me témoigne vouloir de moi, me sentant disposée et résolue de commencer cette vie pure et sainte, que j’espère continuer dans le ciel, et que je vous prie de demander pour moi à Notre-Seigneur.
- Suite du manuscrit 2057, f°200v-203, 14e pièce.
1Indication de début d’une nouvelle pièce.
2Vivre avec.
3[sic]. Redoublement de « que je ne veux ».
4Dans un grand interdit.
a mot illisible
[…] Quand une âme se trouve en quelque passage fâcheux, il faut pour lors qu’elle se jette d’abord en Dieu, s’y remettant de tout entièrement avant de considérer la chose pénible, ensuite qu’elle jette un clin d’œil sur le sujet de sa peine, seulement pour la sacrifier à Dieu. Après quoi, qu’elle rejette toute réflexion, pour petite qu’elle soit, et que toute son occupation alors soit uniquement d’être attentive à Dieu, en qui elle doit vivre et retrouver tout ce qui lui manque au dehors.
Il ne faut pas néanmoins que l’âme se retire avec cette force ou générosité de sa peine dans le désir de trouver tout en Dieu, mais seulement il faut qu’elle s’en éloigne pour la porter plus purement, séparant ce qu'il pourrait y avoir de trop tendu qui naîtrait de la réflexion qu’elle ferait sur l’objet de sa peine ; et cette réflexion retranchée est cet éloignement nécessaire que je dis. Ne faisant plus de réflexion, autant qu’il lui est possible, sur l’objet de sa peine, elle n’y doit voir que Dieu, la véritable source de son tourment, et ne point faire de distinction de Lui et de cette peine, puisque c’est Lui qui Se donne à elle sous ce voile, au lieu de S’y donner [49, f° 204] par quelque autre chose, de sorte que, sans les séparer, elle doit aimer son Dieu en cette peine, et cette peine comme son Dieu. Et parce que Dieu pour être aimé purement veut l’être sans que les sens y aient part, parce qu’Il est un pur esprit, il faut de même que l’âme, ayant cette peine comme Dieu, sans considérer, en Dieu qui est [quelles sont], en cette peine, les choses qui s’y rencontrent d’aimables qui lui seraient un soutien, et en quoi la nature pourrait trouver secrètement de quoi se nourrir, il faut qu’elle y considère Dieu séparé de tout ce qui Le rend aimable ; non qu’Il en soit séparé, mais elle L’en séparera, n’y faisant point d’attention, afin qu’elle n’ait point de lieu de se prendre à rien, et que rien ainsi ne soit capable de prolonger sa vie, et de cette façon elle mourra entièrement de la mort de pure souffrance, qui n’est autre que celle du pur amour.
- A.S.S., ms. 2057, Feuillets 203 à 213, suite de la série de textes précédents. Long passage dont nous reproduisons le début.
« Pensées sur le Gloria Patris que Notre-Seigneur me donna, l'entendant chanter à l'église. »
Gloire soit au Père :
Comment Lui rendrons-nous cet honneur et cette gloire, et qu'est-ce qu'Il attend de nous pour ce sujet, si ce n'est que nous travaillions à arriver à la fin pour laquelle Il nous a mis au monde, tâchant d'y parvenir, quoi qu'il nous en puisse coûter ? Et quelle est cette fin ? N'est-ce pas d'entrer dans Sa connaissance, ensuite de cette connaissance de L'aimer, qui est une suite nécessaire, car la connaissance que nous avons des mérites d'une personne produit en nous l'amour ; puis L'aimant, il faut nécessairement que nous nous portions à Le servir. Voilà la fin pour laquelle Dieu le Père nous a créés, de sorte que, si nous ne tendons sans relâche à cette fin, nous ne Lui rendrons jamais aucun honneur. Voyons comment nous devons agir dans le détail pour y arriver, et commençons par la connaissance.
Pour connaître Dieu de la manière qu'Il veut être connu, il faut s'appliquer à se connaître bien soi-même, parce que l'on ne connaît jamais mieux une chose que par son contraire. Et comme en nous connaissant bien nous sommes nécessairement portés à nous haïr, puisqu'il n'y a en nous que des sujets de mépris et de confusion, de là vient que la connaissance de Dieu, que nous tirons de notre propre connaissance, Lui est bien plus avantageuse et glorieuse, puisque non seulement nous connaissons mieux, par ce moyen, [70] que Lui seul est parfait ; mais de plus, outre cette connaissance plus grande que nous avons de la divinité par cette voie, c'est que nous Lui rendons le plus grand honneur qu'Il puisse attendre de nous dans cette connaissance, lequel honneur consiste à s'immoler et anéantir devant Lui et sacrifier ainsi à Sa grandeur tout notre être propre par un éloignement parfait de la créature, produit par la connaissance du Créateur, que ladite créature a produit elle-même du fond de sa propre misère. Mais en se détruisant, elle se relève davantage puisque toute la gloire de la créature se rencontre en celle du Créateur, vu même qu'il lui siérait mal de s'élever au préjudice de Celui qui l'a faite, de même que ce serait très mal fait à une statue, si elle avait du raisonnement, de s'élever contre le sculpteur qui l'aurait taillée, et lui dérober la gloire qui lui appartient pour avoir bien réussi en son travail.
Voilà en deux mots la connaissance, utile à nous et glorieuse à notre Dieu, que nous devons avoir de Lui, car pour la connaissance que nous pouvons avoir, qui n'est pas produite, comme je viens de dire, elle ne tire de nous que de l'admiration, mais ne sacrifie pas à cet être infini tout notre être propre pour faire que le Sien subsiste seul et sans compagnon, de sorte qu'elle ne L'honore pas parfaitement. Et même il est à craindre que si la connaissance que nous avons de Dieu ne produit pas en nous cet effet de sacrifice, qu'elle soit non seulement inutile, mais même dangereuse [71, f°215] puisque nous serons repris d'avoir connu sans fruit et, par conséquent, de n'avoir pas rendu à Dieu la gloire qu'Il prétendait de cette connaissance, et ainsi d'avoir manqué de tendre à notre fin, comme nous y étions obligés dès le moment de notre création.
Ensuite de cette connaissance, suit nécessairement l'amour, d'autant que nous ne pouvons connaître Dieu sans L'aimer et sans avoir pour Lui un amour extrême, le méritant comme Il fait, infiniment. Et cet amour se produit en même temps que la connaissance, parce que connaissant Dieu tout parfait par notre propre misère, du moment que nous Le connaissons, nous sommes portés à L'aimer, puisque la même cause qui produit notre connaissance, est celle qui produit notre amour, parce que, nous élevant à la connaissance de ce Dieu infini en perfection par la vue de notre vileté, nous sommes contraints de Lui dédier toutes nos affections puisque Lui seul les mérite. C'est ce que nous devons faire. Mais au lieu de cela, bien souvent, comme nous ne connaissons que par une simple connaissance qui n'est pas produite ni précédée de la nôtre, nous connaissons, mais nous n'aimons pas, n'étant pas pénétrés de notre peu de valeur, et tout au plus, ce que nous faisons, en fait d'amour, c'est de partager un petit cœur, qui n'est pas assez grand pour être offert tout seul à ce Dieu, sans considérer que notre Dieu est un Dieu jaloux, qui veut tout l'amour et qui ne peut souffrir de partage. Il faut donc L'aimer tout seul et tirer de notre misère Sa connaissance et Son amour pour tendre à Lui. Mais pour le faire entièrement, il faut, de ces deux choses, passer à l'action et se porter à tout [72] ce qui est de Son service, avec la docilité et affection d'un enfant à son père, c'est-à-dire librement et de tout son cœur.
Cette manière d'agir fera que non seulement nous nous porterons à faire tout ce que Dieu nous commande, mais de plus que nous Le préviendrons, nous portant à l'exécution de ce qu'Il nous fera le moins du monde connaître lui être agréable, étant, comme ce serviteur fidèle de l'Evangile qui attendait son maître, étant toujours prêt pour exécuter Ses saintes volontés de toutes les manières possibles ; car, par toutes sortes de raisons, nous sommes obligés de servir notre Dieu : en premier lieu, comme néants à qui Il a donné l'être, nous devons être entièrement dévoués à Son service, puisque nous tenons un si grand bienfait de Sa pure libéralité. Deuxièmement, non seulement comme néants produits, mais faits à Son image, nous devons employer tout ce que nous sommes pour Lui témoigner notre amour par nos actions : puisque c'est une si grande grâce que Dieu nous ait tirés du néant à l'être, c'en est une bien plus grande qu'en nous tirant du néant, Il nous ait faits à Son image, et capables de Le posséder un jour dans la gloire.
Ainsi tout nous porte au service de notre Dieu : en premier lieu, par la même raison que l'ouvrier a droit sur son ouvrage, [par]ce qu'il s'en peut servir comme il lui plaît et quand il lui plaît, en étant le maître absolu puisque c'est lui qui l'a faite. Deuxièmement, qu'il ne l'a pas faite seulement dans la médiocrité, mais qu'il l'a faite quelque chose de considérable, de sorte [73, f°216] qu'elle s'estimerait bien heureuse si elle avait de la raison.
Et au Fils :
Après avoir rendu à Dieu le Père une partie de la gloire que nous Lui devons en nous portant à la fin pour laquelle Il nous a mis au monde, nous devons nous porter à glorifier Son divin Fils, qui ne le peut être mieux qu'en nous portant à Son imitation dans les souffrances d'humiliation, etc. Car voilà ce qui seul est capable de Lui rendre de l'honneur, puisque Lui-même n'a point trouvé de meilleure voie pour glorifier Son divin Père que celle-là : Il est descendu du sein de la gloire dans le sein des mépris, Il a quitté le repos pour le travail, les richesses pour la pauvreté, en un mot Il a quitté tout pour ne posséder rien que le néant auquel Il S'est uni ; voilà notre exemplaire et notre modèle, sur lequel nous nous devons mouler, et marchant sur ses traces durant le voyage de cette vie mortelle, ne nous écartant jamais de Ses voies.
Et au Saint-Esprit :
Ce que je dis, à la fin du discours suivant1, est proprement ce qu'on peut dire pour rendre l'honneur qu'on doit à cet Esprit Saint, qui ne le peut être mieux qu'en se soumettant à Sa divine conduite, puisqu'Il nous a été donné pour nous diriger, conduire, et mouvoir.
A.S.S., ms. 2057, « Divers écrits de Madame Guyon «, f°214-216, 16e pièce.
1Il s’agirait d’un des Discours spirituels ? ou bien de la pièce suivante, reproduite ci-dessous.
Différentes manières dont Dieu se sert pour faire entendre ses volontés à l’âme et l’instruire.
Dans les commencements qu’une âme se donne à Dieu, quelquefois, pour l’instruire, Il Se sert de paroles qu’elle entend des oreilles du corps, et elle sentira remuer une personne près d’elle qui l’enseigne sur tout ce qu’elle a à faire ; et cela arrive particulièrement dans l’oraison où elle est conduite et dirigée. Et Dieu lui parle de cette manière sensible, parce qu’elle ne fait que commencer et qu’elle a besoin, dans ces commencements, d’être instruite d’une façon qui ait du rapport à la disposition qui n’est pas encore fort spirituelle, et par conséquent peu capable d’une parole plus intérieure. Ces instructions font bien du bien à l’âme, parce qu’outre qu’elle est instruite en toutes choses parfaitement, ces instructions portent en même temps leurs effets, faisant que l’âme les goûte et les met en pratique d’une manière tout autre que quand elle est enseignée des hommes qui n’ont pas le pouvoir d’enseigner et de faire pratiquer en même temps. L’âme que Dieu favorise d’une telle grâce ne peut être divertie de l’attention que Dieu demande d’elle pour écouter ces divines paroles : il faut qu’elle y soit attentive, et elle est en elle-même tout silence, n’ayant d’attention que pour ouïr ces saintes paroles, qui portent leurs effets, comme j’ai dit, et font une très grande impression dans l’esprit.
[75, f°217] L’âme, par ce moyen, devient toute remplie des misères et des vérités chrétiennes qu’elle a toujours présentes, de sorte qu’elle a toujours de quoi s’occuper en étant toute pleine, n’ayant presque aucun besoin de s’instruire par les livres qui ne lui disent pas les choses comme elles lui sont dites intérieurement. Quand l’âme devient plus spirituelle, Dieu lui parle plus intérieurement, car au lieu que les paroles qu’Il lui disait s’entendaient des oreilles du corps, celles qu’Il lui dit ensuite ne s’entendent que de celles de l’esprit, et font une impression encore plus forte que les autres, et l’élèvent à Dieu d’une manière plus intérieure. Elle les entend aussi distinctement que si elles résonnaient au-dehors, et l’âme n’en peut douter, étant plus certaine qu’on lui parle, et distinguant les mots qu’on lui dit parfaitement.
Dans les premières, il peut y avoir de la tromperie, quoiqu’on distinguera bien s’il y en a par leurs effets, qui sont en premier lieu d’apporter la paix et de faire agir conformément aux instructions qu’on y donne ; secondement - par un je ne sais quoi qu’on sent qui nous marque la présence de Dieu et que l’on y est instruit par quelqu’un qui parle en maître -, en faisant obéir selon qu’Il a parlé. Mais comme elles sont extérieures, elles sont plus sujettes à l’illusion, ce qui fait qu’elles ne sont pas si considérables que les autres où le diable peut avoir moins de part, surtout dans les commencements où elle est plus [76, f°217v°] en danger d’être trompée car étant plus avancée elle peut en avoir d’extérieures, par lesquelles Dieu lui dira Ses volontés, qui seront très sûres et qui feront en elle de très bons effets, ce qui est aisé à remarquer, comme j’ai dit, par les effets. Dans cette seconde façon de parler, l’âme ne laisse pas de sentir une personne près d’elle, et Dieu lui est présent, sans s’en apercevoir des yeux du corps, en étant plus certaine que si elle Le voyait. Cette présence lui apporte beaucoup de bien, la tenant dans un grand respect en la présence de ce Dieu si bon, qui daigne l’instruire Lui-même et lui servir de directeur.
L’âme entend dans la suite, étant encore plus avancée, des paroles plus intérieures qui ne sont pas pour l’instruire. De même que dans les commencements, elles lui font connaître ce que Dieu veut d’elle, lui manifestant Ses volontés. Elles se font entendre dans la plus sublime partie de l’esprit, mais elles sont rares. Quelquefois, par cette voie, Dieu répondra aux doutes de cette âme, rassurera ses craintes, éclairera ses obscurités, lui fera connaître en un mot Ses volontés, soit directement, ou bien en lui faisant naître telle ou telle pensée dans l’esprit à quoi Il voudra répondre, et à ce dessein lui mettre dans l’esprit afin de lui dire ce qu’Il veut là-dessus. Mais le plus ordinaire n’est pas d’y répondre par des paroles : ainsi que je viens de dire, Il y répond sans paroles pour l’ordinaire, dont on reste néanmoins aussi persuadé et convaincu que si On parlait distinctement. Et cette manière est telle : [77, f°218] l’âme aura, par exemple, cette pensée, ou plutôt Dieu lui mettra en l’esprit, car cela se fait de la sorte, savoir pourquoi telle ou telle chose arrive, d’une manière ou d’une autre, en elle ou hors d’elle, ou autre chose. Dieu lui donnera à connaître la raison pour laquelle cela est ainsi ou non, par une impression forte qu’Il fait en elle de Ses volontés : Il les lui représente et met en vue, de même que si on lui faisait voir quelque chose qu’on exposerait à ses yeux. Elle en est convaincue, pénétrée et persuadée à n’en point douter, le voyant plus clair que le jour, et elle reste ensuite en paix : si elle craignait, elle ne craint plus, si elle doutait, elle est assurée, si elle était dans l’incertitude de ce qu’elle avait à faire, elle marche en assurance, etc. Et pour expliquer encore la chose, c’est, ce me semble, de même que si une personne disait à une autre : «Une telle chose est-elle ? » et que cette personne voulût lui faire connaître sans paroles la vérité de ce qu’elle lui aurait demandé, et que pour ce sujet elle lui fît connaître par quelque chose d’extérieur qui, sans parler et par sa seule représentation, lui fît connaître clairement. Comme par exemple : si la personne dont je parle était dans une chambre dont toutes les fenêtres fussent bien fermées en sorte qu’on ne pût en quelque manière que ce fût connaître s’il fait jour, et que désirant de le savoir, elle vint à le demander, et que voulant, sans paroles, lui en donner la connaissance, on lui ouvrît une fenêtre, elle resterait ensuite aussi assurée que si on lui avait dit par des paroles. [78, f°218v°] C’est encore de même que si cette personne lui écrivait ce qu’elle désire de savoir et l’exposait à ses yeux.
Dieu se sert encore quelquefois pour se faire entendre d’odeurs qui sont comme des paroles, et elles parlent fort intelligiblement en leur manière. Quelquefois elles ne font que précéder les paroles ou impressions que Dieu fait de Ses volontés, comme pour avertir qu’Il nous va faire connaître ce qu’Il souhaite ; mais aussi, souvent elles parlent : c’est comme il plaît à Dieu.
Enfin Dieu imprime en l’âme Ses volontés comme on imprime un cachet sur de la cire molle, les exposant à ses yeux, dont elle ne peut douter, les voyant clairement, comme j’ai dit, et en étant fortement persuadée.
Dieu fait une grande grâce à l’âme lorsqu’Il daigne l’instruire de la sorte, soit en lui parlant ou en ne lui parlant pas, parce qu’un seul mot qu’iI dit ou une seule exposition qu’Il fait à l’âme de Ses volontés, fait une impression tout autre que ne feraient les avis de tous les hommes ensemble les meilleurs, parce qu’une de Ses paroles, ou impression, opère tout d’un coup, ce que les hommes ne peuvent faire, ne pouvant qu’enseigner, mais ne pouvant faire opérer, au lieu que les paroles de Dieu font ces deux effets tout à la fois.
Il faut écouter avec grande humilité et révérence ces divines leçons, et plus Dieu nous en favorise, plus devons-nous nous abaisser : nous ne pouvons mériter cette grâce, mais nous pouvons nous y disposer autant qu’il est en nous, par une grande soumission à la conduite intérieure [79, f°219] du Saint-Esprit qui nous veut régir et mouvoir comme il Lui plaît, de manière que lorsqu’Il trouve l’âme dan la disposition de soumission parfaite à Sa conduite, Il l’instruit et Il l’éclaire, prenant un soin tout particulier de sa direction.
Quand le divin Esprit nous fait cette grâce de nous vouloir conduire, il faut de plus en plus se rendre facile à Ses mouvements les plus délicats et se rendre attentifs, pour n’en laisser échapper un seul auquel nous n’obéissions, nous rendant souples à toutes Ses volontés, n’avoir aucune attache, pour petite qu’elle puisse être, à aucun état et disposition dans laquelle nous puissions nous trouver, ne nous mettant ou retirant de pas une de nous-mêmes, mais ne faisant rien que par le mouvement du Saint-Esprit qui est en nous pour nous conduire, et n’être dans un état que par les ordres de cet Esprit Saint, qui doit être le principe de toutes nos actions, nous y mettant ou nous en retirant selon Son bon plaisir, n’y étant jamais par aucune pente naturelle, toute l’affaire de l’âme n’étant que de veiller sans cesse pour voir ce que ce Dieu d’amour veut d’elle, pour l’exécuter ponctuellement, selon le mouvement qu’Il lui en donnera. Et comme l’âme est le principe de la vie naturelle, de même le divin Esprit doit être le principe de notre vie spirituelle et intérieure.
Cette liberté que l’âme donne à l’Esprit Saint d’agir en elle par les dispositions de simplicité, de détachement, et d’abandon total de toute elle à Sa sainte conduite, fait tout son bonheur en cette vie et en l’autre; et plus elle se sera laissée [80, f°219v°] posséder à Lui en ce monde, plus elle Le possédera dans le paradis. Voilà donc uniquement à quoi l’âme doit s’attacher : qu’à veiller sur elle pour remarquer toutes les démarches que cet Esprit Saint fait en elle et ôter les empêchements contraires aux dispositions que je viens de dire qui la rendraient incapable de les voir, parce qu’il faut une grande pureté de cœur pour rendre l’âme éclairée et capable de pénétrer et remarquer ce qu’Il fait en nous, d’autant plus qu’elles [ces démarches] sont plus cachées, étant quelquefois presque imperceptibles et n’étant connues que du cœur humble, le Saint-Esprit ne faisant Sa demeure que dans le cœur humble et obéissant.
- A.S.S., ms. 2057, f°216v°-219v°, 17e pièce. Elle se termine par : « …obéissant . / . », signalant une coupure précédant le titre de la pièce suivante :
Différentes manières de voir en esprit les choses que Dieu nous veut faire connaître.
Dieu nous mettant dans un état, à mesure que nous y avançons, Il nous le donne à connaître, et quand nous y sommes entièrement, nous le voyons à fond et en pouvons parler et écrire ; c’est de même que ceux qui voyagent, plus ils avancent dans un pays et plus ils en connaissent toutes choses, racontant ce qu’ils ont vu avec certitude. De même l’âme connaît parfaitement ce qui se passe en elle et ne dit que ce qui lui est présenté en l’esprit ; elle est comme ces peintres qui tirent [le portrait d’] une personne, copiant ce qu’ils y remarquent. Ainsi l’âme ne fait que se tenir présente en son fond quand elle en écrit, ne disant que ce qu’elle voit.
Dieu lui donne aussi la connaissance de plusieurs vérités, [81, f°220] envoyant quelque chose d’extérieur et, s’il arrive qu’elle voit quelque personne qui excelle en quelque vertu, Dieu lui fait quelquefois la grâce de connaître à fond tout ce qui en dépend ; donc la communication lui en est faite à cause de cette personne qui en est remplie, Dieu voulant lui faire cette grâce, ce qui m’arriva à l’occasion de cette bonne supérieure des Bernardines D.1 qui m’entretint de la simplicité, que je connus qu’elle possédait à fond en respirant l’odeur, et me sentant toute pénétrée de cette vertu ; j’en ai parlé ailleurs, écrivant la connaissance qu’elle me donna sur cette matière à son sujet. Je connus dans deux autres personnes, une autre fois, que la charité du prochain était leur grande vertu, et ainsi de quelques autres. Cela se fait par une certaine pénétration si claire de ce qui se passe en ces âmes, qu’il semble que l’on soit tout en elles, en sorte qu’on voit des yeux de l’âme l’état où elles sont plus clairement qu’on ne voit les choses extérieures des yeux du corps, perçant comme à travers de ce qui peut en empêcher la connaissance et, ce faisant, [on peut] voir dans le choses les plus cachées de ces âmes.
En voyant aussi toutes les créatures, on connaît quelquefois de grandes vérités par les yeux intérieurs de l’âme, et ce, aussi distinctement que si c’était des yeux du corps, lesdites créatures lui servant comme d’un tableau par lequel elle connaît la vérité que Dieu veut qu’elle connaisse, ce qui m’arriva chez le comte de L’Isle, où regardant la campagne, j’eus, en tout ce que j’y vis, une vue très claire de l’éternité, comme j’ai dit ailleurs2.
Envisageant aussi des objets de piété, comme tableaux et autres choses, Dieu fait connaître à l’âme de grandes vérités. Mais la manière est quelquefois différente car, [82, f°220v°] dans ce que je viens de dire, l’âme voit la vérité, qui lui est présentée, par lesdites créatures à la manière qu’on regarde une chose qui est présentée à nos yeux, mais dans ce que je veux dire, cela arrive autrement : Dieu ravit l’esprit, le tirant au-dessus de tout, et l’ayant ravi de la sorte, Il lui donne la connaissance de la vérité dont Il la veut instruire et remplir. Et après, elle reste si convaincue qu’on ne peut l’être davantage, ce qui m’arriva aux Carmes déchaussés : en regardant un Christ, comme j’ai dit ailleurs, mon esprit fut emporté et ravi au-dessus de moi.
Dieu quelquefois ravit l’esprit pour faire voir à l’âme le chemin qu’Il veut qu’elle suive, et par lequel Il la veut faire passer dans la suite, ce qui m’arriva à Saint-Sulpice le dimanche dans l’Octave de la Conception : j’en ai parlé ailleurs, c’est pourquoi je n’en dis rien, ni de la rue Quincampoix, où il [l’esprit] vit cette grande route. Il me semble que ce ravissement de l’esprit est semblable à la flèche qui part de l’arc et qui fend les airs avec une vitesse extrême, ou bien à un oiseau qui monte en haut à tire-d’aile, en sorte qu’on a peine à le suivre de la vue : alors l’âme, si élevée, semble abandonner le corps qu’elle laisse en terre, qui ne laisse pas de faire ce qu’il a à faire pendant que l’âme jouit de ce que Dieu lui montre.
D’autres fois, Dieu fait voir à l’âme l’état où elle est des yeux de l’esprit : ce que je vis cela2a, rue Quincampoix, où je vis un pays admirable, une terre verte, bordée de beaux bois verts et grands. J’en ai écrit ailleurs. [f°221] L’âme ayant passé par quelque état conforme à quelque état où Notre-Seigneur S’est trouvé sur la terre, et Dieu lui voulant faire la grâce de lui faire voir la conformité qu’elle a avec Lui, lui fait voir des yeux de l’âme ; ce qui m’arriva à la sortie de Prime2b, que j’eus quand je quittai M. D., me faisant voir en esprit Notre-Seigneur au jardin des Olives 3 et me faisant connaître qu’Il avait bien voulu me rendre conforme à son divin Fils. J’ai écrit la connaissance qu’Il me donna là-dessus. Ou voir, comme j’ai déjà dit, des yeux de l’âme, aussi clairement que de ceux du corps. Ces deux manières de voir font beaucoup d’impression en l’âme ; celle du corps n’est pas si ordinaire, elle élève merveilleusement l’esprit, attachant fortement à son objet l’âme qui le contemple.
Mais toutes ces vues, de quelque manière qu’elles soient, font des biens à l’âme très grands, y faisant une impression forte qui ne s’efface point, et cette impression représente à l’âme continuellement ce que Dieu lui a fait voir et, ainsi, lui met en vue Ses volontés pour les exécuter : ce sont comme des tableaux qu’on tiendrait toujours exposés à nos yeux dans la plus haute partie de l’esprit, que ne faisant qu’envisager, nous occupent tout d’un coup, sans aucune préparation précédente. Quand Notre-Seigneur fait connaître à l’âme quelque chose intérieurement, il se fait un grand jour ; et cela se fait de la même manière que lorsque le soleil se cache sous une nue, car l’on reste alors dans une espèce d’obscurité, mais quand il sort de dessous cette nue, il se fait tout à coup un si grand jour qu’on en est surpris. De la même manière arrive-t-il lorsque le divin soleil de Justice nous veut éclairer : nous voyons tout à coup la chose qu’il veut nous faire connaître [f°221v°] parfaitement à la faveur de cette grande lumière qui nous en découvre toutes choses à la fois.
Dieu fait connaître aussi à l’âme, quand il lui plaît, les choses ...a, ce qui m’est arrivé une fois, bien des années auparavant, connaissant que je serai dans un état de souffrance et espèce de pauvreté. La manière de connaître cela est comme si on voyait quelques objets extérieurs avec une lunette d’approche, par le côté qui éloigne les objets en sorte qu’on les voit néanmoins quoiqu’ils paraissent éloignés, et qu’ils le soient en effet. D’autres fois, Dieu ne découvre pas si à découvert les choses qui doivent arriver, soit pour soi soit pour les autres, mais Il donne une si grande assurance, en disant quelquefois ce qu’on dit aux autres, que la manière avec laquelle on leur dit les choses est si forte qu’il semble qu’on les voit clairement, ce qui m’est arrivé une fois, parlant à une personne à laquelle je dis ce qui lui devait arriver et qui lui arriva un mois après. En disant alors ce qu’on dit, il semble que ce ne soit pas soi qui parle, mais un autre qui fait parler. Je ne dis pas à cette personne ce qui lui devait arriver, qui était que le feu prendrait chez elle ; mais comme elle me priait de lui aider à pratiquer la vertu, je lui demandai si elle était résolue absolument à la pratiquer, d’autant qu’il faut un grand coeur pour le faire comme il faut, parce que, quand Dieu voit une âme résolue parfaitement, Il ne manque pas à lui envoyer de forte occasion pour ce sujet, en sorte qu’elle a bien de la peine à les soutenir ; et je lui dis cela d’une très grande force, et tout extraordinaire, dont je restai moi-même fort surprise.
[f°222] Dieu quelquefois remet devant les yeux les choses passées, de sorte qu’il semble que ce soit un tableau qu’on nous présente, voyant tout ce qui s’est passé et tout d’un coup, comme il m’arriva lorsque Dieu voulut que je dise ce qui s’était passé en moi pour le spirituel, lorsque je quittai madame de T., car, sans avoir besoin d’y rêver, les choses me furent connues clairement, entièrement et tout d’un coup. Pour les choses extérieures, je les décrivis aussi, mais ce fut ma mémoire qui m’y aida ; ce ne fut donc manière extraordinaire que pour les choses intérieures seulement. Ceux qui ne voient pas ce que je dis ont peine à le comprendre, mais ceux qui les voient ainsi ne s’en étonnent pas, voyant ceci et tout le reste, comme l’on voit les choses ordinaires : le passé et le futur leur étant aussi aisés à connaître, par la lumière que Dieu leur donne, qu’aux autres de voir les choses qui leur sont présentes et qu’ils voient par les sens extérieurs.
J’ai vu l’avenir, comme j’ai dit ci-dessus, comme par une lunette d’approche, et j’ai vu ce que je viens de dire, et qui était passé, comme si c’était un tableau qu’on me présentait. Dieu fait comme il Lui plaît en cela, mais de quelque manière que ce soit, on voit parfaitement les choses et sans peine, les voyant tout à coup sans avoir besoin que l’esprit travaille en la recherche de ces choses, ce qui fait qu’en ayant la connaissance d’une façon si particulière, on les écrit si facilement. Et on parle des choses à venir comme si on les voyait devant ses yeux, avec une certitude pareille, ce qui surprend les autres qui n’ont pas ces vues et croient cela presque impossible, ne l’expérimentant pas. Mais les personnes qui l’expérimentent et qui voient ces choses, outre la vue claire qu’elles en ont, en sont fortement persuadées et croient qu’elles arriveront, car l’avenir est présent comme le présent même quand Dieu le veut, rendant le passé et l’avenir présent à l’âme, comme il Lui est présent à Lui-même : c’est pourquoi il n’y a point de quoi s’étonner qu’une âme que Dieu éclaire de Sa lumière ait tout présent et que rien ne lui soit caché. J’ai vu et j’ai connu en esprit bien d’autres choses qu’on voit dans la suite de ce qui m’est arrivé, que je ne mets pas ici : ce que j’en ai mis n’a été que pour faire seulement voir comme les choses se font.
Il y a parmi les vues d’esprit celles de pure foi, que j’explique ailleurs, dont je vais mettre un mot ci-dessous.
Il y a ces sommeils mystérieux dont Dieu S’est beaucoup servi envers moi, par le moyen desquels Il m’a dit et fait connaître bien des choses qu’on voit à la suite de ce qui m’est arrivé. J’ai déjà dit ailleurs qu’ils ne sont point comme les autres, en ce que l’on voit bien que l’on y est, quoiqu’on ne soit pas libre de s’en tirer.
Quand Dieu nous fait voir des yeux du corps quelque chose, comme quand je vis cette grande route dans le ciel et cette grande étendue de pays à Saint-Sulpice, l’endroit où paraît cette chose ne se voit plus, mais [c'est] bien la chose que Dieu nous montre [qui] paraît, comme lorsque je vis cette route, je ne vis point le ciel en cet endroit-là paraissant ouvert ; et quand je vis cette vaste étendue de pays, ce fut à la voûte d’une chapelle, laquelle je ne vis plus aussi, mais bien ce que Dieu me montrait qui occupait toute la place.
Il y a différentes vues d’esprit : les une se voient clairement, de même que l’on voit les objets extérieurs des yeux du corps, quoique ce soit dans l’esprit, les unes fort élevées, les autres comme si c’était devant soi. Pour les vues de pure foi, elles sont [f°223] plus obscures, quoiqu’on voit bien les choses, comme celle que j’eus sur Notre-Seigneur au jardin, et celles sur la vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; ces obscurités ou ténèbres donnent pourtant assez de jour pour voir, ainsi que j’ai ditb.
- A.S.S., ms. 2057, (f°219v°-223), 18e pièce. Elle est intéressante par sa précision sur les faits rapportés, au prix d’une langue parfois ardue.
aIllisible.
bfin de page blanche, constituant une nette séparation de la pièce suivante.
1Initiale du ms.
2Non retrouvé, comme pour les renvois suivants.
2a[sic] : « cela » inutile.
2bPrime : premier office du matin.
3Voir la 5e longue pièce du même recueil. L’attribution à Mme Guyon est plausible pour les feuillets 48 à 51 de celle-ci (non reproduite) : « Vue d’Esprit et de pure foi de Notre-Seigneur au jardin des olives. » Le thème du jardin des oliviers est très fréquent chez tous les spirituels.
La1 disposition de mon esprit présente est telle : je sens un calme universel dans tous mes mouvements, et plus grand que jamais, les petites secousses dernières n’ayant servi qu’à l’accroître au double. Toutes les dispositions où j’ai été dès les commencements que Notre-Seigneur m’a appelée à Son service, et qui, augmentaient tous les jours, comme de simplicité, obéissance, séparation des créatures, attache à Dieu et autres, ont pris, ce me semble, un double accroissement par ces petites agitations où la nature s’est trouvée. Et les idées importunes de cent bagatelles se sont évanouies, me trouvant dans une manière d’établissement en Dieu tout particulier. Il m’est avis, par la manière simple par où Dieu me fait marcher, et qui est toute nouvelle comme j’ai dit, que je n’ai plus qu’un seul regard, qui est tourné vers Dieu et qui ne s’en détourne jamais, qui fait que le moindre signe de l’obéissance me fait arrêter et faire tout d’un coup ces choses, sans aucun retour, n’en pouvant, ce me semble, avoir, et ne le comprenant même pas : c’est le premier mobile de mon âme qui m’entraîne doucement, car j’obéis et me laisse aller à l’obéissance, comme en m’écoulant insensiblement en la volonté de Dieu qui m’est signifiée par elle, et qui est mon centre ; c’est l’aimant précieux qui, par sa vertu, attire à lui mon cœur sans violence aucune, m’y portant comme naturellement.
En cet état, je suis, comme j’ai dit, sans retour et sans agitation de la part de la nature, et sans aucune pensée de ces choses mêmes. Mon esprit est si simple et si vide de tout, que ce vide ne se peut comprendre, ni donner à connaître. [f°224] Je suis toujours en Dieu, élevée au-dessus de la terre, mais d’un façon si pure et si dégagée des sens, que je suis entièrement libre au-dehors. Et l’esprit et le corps font donc chacun leurs fonctions librement, sans se nuire. Cette élévation en Dieu, ce me semble, n’est autre chose qu’une simple attention, ou regard fixe, comme j’ai dit, qui m’unit et me lie incessamment, ou plutôt, étant unie et liée pour toujours, me met en jouissance constante, permanente, et arrêtée autant que cette vie fragile et misérable le peut permettre. Et je reconnais parfaitement comme il est possible que l’esprit soit tout au ciel, quoique le corps soit en terre, et qu’il se peut faire que nous soyons assujettis à mille nécessités, sans que l’esprit pour ce sujet soit abaissé.
Je ne sens pas que j’élève mon esprit des choses matérielles et insensibles aux invisibles et surnaturelles : il y est et il y demeure comme en son lieu propre, n’ayant pas de commerce avec les sens, ne prenant de part aux choses qui n’ont point de rapport avec sa nature, qu’autant que Dieu veut qu’il en ait, et rien davantage. Le corps, de son côté, se tient en paix, ne me tourmentant point, car l’esprit a pris le dessus. Je me trouve ainsi insensible aux mépris, rebuts, persécutions, et tout ce qui concerne la souffrance, regardant d’un œil indifférent toutes ces choses, avec un esprit de douceur que je sens répandu dans toute mon âme et dans tout ce que je fais et souffre, qui m’est comme un baume précieux dont la suavité ne se fait pas sentir si ce n’est par cette tranquillité avec laquelle je fais tout dans ce que je fais, et cette invariable attention à Dieu, douce et familière.
Cette vue de Dieu, pure et simple, produit en moi tout ce que produirait ou peut produire la plus grande [f°224v°] application sur ces mouvements qu’on pourrait avoir, me sentant toujours disposée à pratiquer la vertu dans les occasions que j’en ai, à cause de cette douceur qui tient mon âme toujours présente à elle-même, douceur qui est comme passée jusque dans la moelle de mes os, ce me semble, qui me pénètre toute, me vidant des moindres restes des choses qui lui sont opposées, de sorte que cet état où je suis, m’est très utile : j’y suis toute en Dieu, et parce que je suis toute en Dieu, je suis toute hors de moi-même, j’aperçois jusqu’aux moindres mouvements de la nature en moi, j’en ai toujours une plus grande connaissance dans les autres.
Je vois bien que Dieu me veut purifier entièrement ; et ce qui y contribue beaucoup, c’est une vue de mort que j’ai continuelle. Et hier au soir en me couchant, elle me fut si présente qu’on ne peut davantage. Et aujourd’hui vendredi, à la communion, je l’ai eue très présente aussi, de sorte qu’en cette vue, Notre-Seigneur m’a fait voir le peu d’amour que j’ai eu pour Lui jusqu’alors, et m’a donné un regret si grand de n’avoir pas employé, jusqu’à l’heure présente, une vie qu’Il ne m’avait donnée que pour cet effet, que je fondais en larmes de douleur, car cette vue ne me fait penser ni à paradis ni à enfer ni à purgatoire, mais seulement m’incite à mon regret très grand d’avoir vécu sans amour véritable et solide, et cette pensée me fait perdre et anéantir devant Dieu, tant la douleur est forte. Je ne sais si c’est que Notre-Seigneur me veuille [veut] faire connaître que je [f°225] ne dois pas vivre longtemps ou qu’Il me veuille [veut] purifier par cette vue, puisqu’il est vrai qu’elle le fait admirablement. J’ai eu, par le passé, cette vue plusieurs années de suite qui produisait le même effet, mais elle avait été interrompue. Mais depuis un an, elle m’est toujours présente.
- A.S.S., ms. 2057, (f°223v-225), 19e pièce. Nous pensons qu’il s’agit d’un écrit intime (« écrit de retraite ») compte tenu d’une langue peu surveillée.
1Ce commencement de la pièce, nettement séparée de la pièce précédente par une page presque entièrement blanche, n’est précédé d’aucun titre.
Autre.
Toute mon occupation ne vient que de l’amour qui me remplit toute : je me trouve en une région toute d’amour, où on ne respire qu’amour, où on ne se repaît que d’amour, je suis toute passée en ce cher amour et devenue une même chose avec lui. Je ne sens que la seule volonté de cet amour qui m’anime, la mienne n’étant plus. L’indifférence parfaite où je suis pour tout ce qui n’est pas ce cher amour est extrême, étant sans sentiment et sans ressouvenir pour tout ce qui n’est pas lui. Il me possède de telle sorte que je ne peux disposer de moi dans mes actions, paroles ou pensées, me sentant poussée ou retenue intérieurement à les faire ou à les dire, ou bien à ne les pas faire ou ne les pas dire, étant obligée de suivre sans résistance l’Esprit qui m’anime.
Toutes les créatures sont autant de traits embrasés que Dieu décoche contre moi. Si j’élève mes yeux au ciel, si je les abaisse sur la terre, de quelque côté que je me tourne, je me vois toute investie d’amour. Je n’aperçois que flammes ardentes au-dehors et au-dedans, de manière que toute la terre n’est à mon égard qu’une fournaise d’amour, mais d’un amour très pur qui me consume doucement fortement, et dans le plus profond de l’âme étant très spirituel.
Si je pouvais faire de mes os, de mes nerfs, de tout de qui [225v] compose mon corps, autant de langues pour publier les merveilles de cet amour, j’en serais ravie, afin de tâcher par ce moyen de porter toutes les créatures à l’aimer, car un de mes étonnements est que tout le monde n’en soit pas consumé, et qu’il puisse vivre, au milieu de tant de feux, tant de glace. Il me semble que je commence la vie que j’espère mener dans le ciel, moyennant la grâce de Dieu, qui ne sera qu’une vie d’amour, et que j’en sens par avance les délices.
Toutes les paroles que j’entends dire de cet amour sont autant de charbons embrasés qu’on me jette dans le sein, et un souffle qui excite et allume le brasier amoureux qui brûle incessamment dans le fond de mon cœur. Toutes les actions que je fais dans la vue d’accomplir la volonté de cet amour font de même, quand même elles seraient de très peu de conséquence. Je ne donne aucun lieu à cette opération amoureuse, et bien souvent je m’en éloigne. Mais plus je semble fuir, plus elle augmente, tout servant à l’accroître, ce qui, me surprenant quelquefois, me fait crier : «Et quoi, Seigneur, est-il possible que Vous aimiez si fort cette misérable, que Vous la poursuiviez lors même qu’elle semble s’éloigner de vous ? ». Et cette seule pensée de la bonté infinie que me témoigne ce cher amour avec tant d’excès, m’abîme en une profonde méditation, où mon esprit, tout élevé qu’il est au-dessus de tout le créé, semble ne tenir plus au corps.
Mais tout cela se fait sans aucun effort, n’y contribuant, comme je [226r°] viens de dire, en rien, et ce qui fait à mon avis que cela se passe de la sorte, c’est que cet amour ne trouve plus de résistance : ainsi il agit librement, et lorsqu’il opère le plus, je suis le plus libre à l’extérieur, le corps en reçoit même de la vigueur.
Je m’éloigne de cette opération, non que je sois fâchée de brûler de ce beau feu, mais pour être davantage à cet amour, et pour y être plus purement, en me séparant de ce qu’il pourrait y avoir de doux et d’agréable, non pas aux sens, car il ne s’y en répand rien, mais dans l’intime de l’âme, et m’unissant à Dieu avec ce dégagement que je dis, je m’élève de telle sorte au-dessus de toute la nature qu’un trait d’arbalète ne va pas si vite.
Je fais tout ce que dessus avec liberté, quoique je ne puisse faire autrement, je suis un mouvement secret qui me pousse à m’éloigner de tout ce qui pourrait ressentir encore la nature et lui plaire, parce que l’Esprit qui me possède, veut détruire en moi jusques aux moindres imperfections et consommer tout ce qui est de corrompu, et par ce moyen me mettre en une nudité très grande, de sorte qu’en toutes choses, cet Esprit de pureté me sépare et m’éloigne de tout ce qui peut mettre un obstacle à cette nudité parfaite.
- A.S.S., ms. 2057, (f°225-226), 19e pièce. Très beau texte sur l’amour expérimenté.
Les f°226v°-227r° constituent un développement sur deux pages traitant le même thème de l’amour, et introduit par « autre ». Nous omettons ce développement très lyrique et répétitif dont voici le début et la fin : « Amour, je n’en puis plus. Il faut que j’avoue franchement que vous êtes le maître absolu de mon cœur, et qui peut résister à ce cher Amour, pour moi je suis vaincue […] O brûlant amour consumez-moi toute, j’y consens et je le veux de tout mon cœur, aux feux, aux brasiers, aux traits amoureux de l’amour ; brûlez-moi, percez-moi, environnez-moi, je m’abandonne toute à vous, agissez avec toute l’activité possible, plus vous irez avec force, plus vous aurais-je d’obligation, parce que plus tôt mon sacrifice sera achevé. ».
« Ecrit adressé peut-être à Mr de Ramsay ».
Faisant vers vous, selon notre pouvoir, la fonction de serviteurs du souverain Père de famille, nous vous invitons à son banquet et à ses noces, vous assurant de sa part que toutes les viandes sont apprêtées, et qu'il faut venir sans différer. Nous vous conjurons donc de renoncer à tous ces empêchements sur lesquels plusieurs ont formé des excuses, les uns disant : « J'ai pris une femme et je ne puis pas y aller », les autres : « J'ai acheté une paire de bœufs et je m'en vais les éprouver, les autres : « J'ai acheté une terre et j'ai besoin d'y aller et de la voir », car, selon la parabole de l'Évangile, s'excuser de cette sorte ne se défend pas tant qu'ils offensent le Père de famille qui les a invités.
Détachez-vous de tous les obstacles, et de toutes les occasions qui vous retiennent et ne pensez à aucune excuse, afin de vous hâter de venir où votre propre salut vous appelle. L’Ange ayant dit à l'apôtre saint Jean : « Bienheureux ceux qui sont appelés aux noces de l'agneau ! » ne soyez pas si malheureux que d'être du nombre de ces personnes desquelles ce Sauveur a dit dans sa juste indignation : « Le banquet des noces a été préparé, mais ceux qu'on y avait invités n’en n'ont pas été digne. » Ne vous exposez pas à cette menace de notre Sauveur plus terrible que la foudre : « Je vous dis en vérité que nul de ceux qui ont été appelés n'aura pas à mon banquet. » Nous savons que vous avez assez d'intelligence [f°228v°] pour comprendre ces expressions figurées de notre Sauveur et pour connaître de quel poids et de quelle importance elles sont. C'est pourquoi nous ne jugeons pas à propos de vous les expliquer de crainte d'en affaiblir la force et l’énergie par notre explication. Ceux qui sont invités par la parabole du banquet à suivre l'humilité de Jésus-Christ en méprisant l'ambition et les vanités du monde, quelques grandes richesses qu'ils possèdent, en quelques grands honneurs qu'ils soient établis, et de quelques plaisirs qu'ils jouissent dans leur condition, ne perdent pas la gloire et les délices, mais ne font que les changer. Même (sans avoir égard aux biens éternels que l'œil n’a point vus, que l'oreille n'a point entendus, qui ne sont point venus dans l'imagination de l'homme, que Dieu prépare à ceux qu'il aime) ils trouvent incomparablement et inexplicablement plus de joie et plus de délices dans le service de Dieu, qu'ils n'ont pu en trouver dans le monde. Car qui pourrait penser qu'il ne se trouve point de joie et de satisfaction dans l'esprit de ceux qui disent à Dieu, de l'abondance de leur cœur : « J’ai trouvé mes délices dans la voie de vos témoignages, comme un avare aurait trouvé les siennes dans toutes les richesses. La loi qui sort de votre bouche n'est plus précieuse que les millions d’or et d'argent. » Les jugements du Seigneur sont véritables. Ils se justifient par eux-mêmes. Ils sont plus [f°229] désirables que l’or et qu'une multitude de pierreries. Ils ont plus de douceur que le miel le plus pur et le plus exquis. Il serait long de raconter toutes les expressions de l'Ecriture Sainte qui nous marquent la satisfaction des véritables serviteurs de Dieu. Le Saint Esprit qui a rempli l’Ecriture Sainte de semblables témoignages, ne laisse pas ceux qui ont abandonné les choses de la terre pour celles du ciel, les périssables pour les éternelles, les choses impures pour les saintes, sans leur faire éprouver ces délices qui nous sont représentées par ces divines paroles. Ceux qui ne les ont pas éprouvés peuvent en entendre parler, mais ils ne sont pas capables de comprendre ni de connaître qu’ils sont autant au-dessus de toutes les délices du monde que l'âme est au-dessus du corps, que l’esprit est au-dessus de la chair. L’Apôtre connaissait bien ces délices de la raison et de l'esprit lorsqu'il disait : « Je suis rempli de consolation, j'ai une abondance de joie qui est au-delà de toute mesure dans toutes les tribulations qui m’arrivent. » Il ne dit pas dans la prospérité, mais dans les tribulations ; ni seulement dans quelque-unes, mais dans toutes. S'il disait simplement : « Je me réjouis dans la tribulation », il dirait quelque chose de grand et de merveilleux. S'il disait aussi : « Je suis comblé de joie dans la tribulation », [f°229v°] cela serait encore plus admirable ; mais en disant : « dans toutes sortes d'afflictions j'ai eu une abondance de joie qui passe toute mesure », il ne pouvait pas exprimer plus fortement l'excès et la perfection de sa joie. Combien donc Celui qui console de cette manière Ses serviteurs dans toutes leurs afflictions leur prépare-t-il de consolations et de bonheur pour cet état dans lequel il ne se pourra rencontrer aucune peine ! Combien Celui qui les réjouit et les console si abondamment dans le temps de leur travail, de leur combat et de leur exil, leur doit-il donner de satisfaction et de joie dans le séjour de l'éternelle patrie !
Cependant il y a des hommes qui méprisant la bonté avec laquelle Dieu les appelle au banquet de l'Agneau, et ne faisant nul état ni du repos dont les saints doivent jouir dès maintenant ni du bonheur qui leur est promis dans l'éternité, passent leur vie dans les fausses délices du monde, et descendent en un moment dans les Enfers, ne voulant pas abandonner leur mauvaise voie. S'ils font quelques bonnes œuvres, elles ne peuvent pas être agréable à Dieu parce que, comme dit l'apôtre, Sa bonté infinie leur ayant donné le temps de faire pénitence, ils en abusent, et en multipliant leurs péchés, ils amassent des trésors de colère pour le jour de la Colère dans lequel Dieu manifestera la justice de Ses jugements.
[…]
Écoutez donc cette voix du ciel que l'Apôtre saint Jean a entendue lorsque Dieu lui révélait Ses mystères, écoutez cet avertissement venant de Dieu comme s'il n'avait été prononcé que pour nous : « Mon peuple, sortez de Babylone et n'ayez point de part à ces crimes. » Écoutez encore cet avertissement qu’en fait par un prophète à chacun de nous : « Sion qui habitez au milieu de Babylone, retirez-vous, fuyez. Ne demeurez donc pas davantage parmi les enfants de Babylone de peur d'être enveloppés dans leur ruine. Sortez, fuyez, hâtez-vous en embrassant de tout votre cœur ce conseil du Sage : mon fils ne tardez pas de vous convertir au Seigneur, ne différez pas de jour en jour, car sa colère viendra soudainement, et vous perdra dans le temps de la vengeance. »
- A.S.S., ms. 2057, (f°228-232), 20e pièce. Cette pièce, d’une autre écriture d’un copiste appliqué, n’est certainement pas de Madame Guyon, mais reflète l’esprit de certains disciples influencés par des prédicateurs calvinistes.
Le début de la pièce est intéressant par son affirmation de la joie intérieure vraie qui va au-delà de l’expérience naturelle. La suite de la pièce forme avec ce début un contraste saisissant. Nous y voyons l’opposition entre l’Intérieur mystique selon madame Guyon et des arguments religieux et scripturaires, que l’on retrouve aussi bien dans le monde catholique jansénisant, n’hésitant pas à tirer parti de l’inquiétude sur le sort dans l’au-delà. On retrouve l’atmosphère lourde du piétisme ascétisant si bien rendu par le roman de Karl Philipp Moritz, Anton Reiser. Nous omettons la plus grande partie de cette suite.
1 Proverbes de Salomon, 1, 24-26.
2Id., 1, 27-31.
3Id., 1, 32.
Devoirs de la créature intelligente envers Dieu son créateur :
Devoir : reconnaître qu’elle n’est rien et n’a rien qu’elle n’ait reçu de son Créateur.
Devoir : consentir à se voir privée de tout ce qu’elle a et même à être détruite, si tel est le bon plaisir de son Créateur. Abandon.
Devoir : accepter de bon coeur cette privation actuelle, si Dieu la veut et la fait. [234v°]
Devoir : se priver soi-même de tout ce qu’on a reçu de Dieu pour n’être plus connue ni aimée que de Dieu, pour n’avoir plus rien que la liberté de vivre à Dieu.
Consentir même à sa destruction et à perdre le plaisir d’être pour Dieu et à Dieu, s’Il le voulait ainsi.
Devoir : n’avoir rien, ne vouloir rien, n’être rien que par la volonté de Dieu.
N’avoir point d’autre motif de tout ce qu’on fait que la volonté de Dieu.
Ne craindre, ou plutôt ne point agir pour la crainte de perdre Dieu, si Dieu veut priver de Sa possession.
Ne point agir en vue des récompenses de Dieu, ni même de son bonheur, mais seulement pour faire la volonté de Dieu.
Le plus essentiel devoir de la créature intelligente est de remettre sa volonté entre les mains de Dieu, n’usant de sa liberté que pour la consacrer.
[235] Terribles conséquences de la vérité de ces devoirs de la créature intelligente envers son Créateur.
1ere. Point de bonheur, de paix, de bien, que dans l’exécution constante et parfaite de la volonté de l’Etre souverain.
2e. Malheureux l’homme qui n’est pas toujours disposé à faire et à souffrir la volonté de l’Etre Souverain, il est criminel devant lui et mérite d’en être éternellement séparé.
[…]
- A.S.S., ms. 2057, f°234-235, 22e pièce. (le f° 233, intermédiaire entre cette pièce et la précédente de ce volume, est la lettre de madame Guyon à monsieur Tronson adressée en octobre 1696 : « Je prends, monsieur, la confiance de vous écrire… »). On retrouve ici le contraste observé dans la pièce précédente. Nous omettons les cinq dernières « terribles conséquences », (au nombre de sept au total), le lecteur ayant pu se faire son opinion sur la pièce précédente. Nous omettons également certaines des pièces qui suivent, nous limitant ici aux témoignages personnels et excluant la reproduction de « poèmes de prison » qui trouveront ultérieurement place aux côtés d’un choix d’extraits de cantiques de madame Guyon.
[Lettre adressée au cercle des disciples.]
Moi qui suis petite avec vous en votre présence, et qui, en votre absence, parle hardiment, sachez que la puissance en Dieu nous a été donnée pour détruire les forteresses et pour renverser les conseils des hommes. Quelles sont ces forteresses, sinon les lieux où l’amour-propre se retranche, déguisé en pur amour ? Aussi faut-il détruire toute hauteur qui s’élève contre la science de Dieu. Cette science de Dieu paraît faible et méprisable à ceux qui sont ennemis de la science et de la sagesse, parce qu’ils ont le goût de l’esprit ; mais cette science est à dégoût à celui qui, n’ayant plus que le goût du coeur, n’a plus que le goût de Dieu pur, nu et sans mélange de l’esprit. Cette hauteur qui s’élève contre la science de Dieu rend, selon saint Paul, l’esprit captif, mais la science de Dieu, en captivant le cœur sous son empire, met l’esprit en parfaite liberté.
Ne direz-vous pas que mes lettres ont du poids et de la force, et que ma personne n’est que faiblesse et digne de mépris ? Sachez néanmoins que c’est le même Dieu qui est fort en mes lettres et faible en moi. Mon cœur est oppressé pour vous tous, que j’aime - uniquement pour vous tous, que j’aime en Jésus-Christ et pour qui, de bon cœur, je consens d’être anathème. Prenez garde, mes très chers, que la force ne vous entraîne point, que la hauteur ne vous élève point, mais demeurant repus intérieurement par la petitesse et vous laissant enseigner par l’onction, recevez la bonne nourriture qu’elle vous présente, et votre âme, étant engraissée, sera dans la joie. Mon cœur souffre à votre occasion, et surtout de quelques-uns qui, étant convaincus de la vérité et de la nécessité de la petitesse, ont néanmoins du goût pour l’élévation. Le Seigneur sait [f°264v°] que je dis la vérité. Que celui qui se sent coupable de cela en son cœur se condamne, que celui qui ne le sent point n’aille pas se justifier soi-même, car toutes justifications sont odieuses au Père des lumières qui connaît la vérité telle qu’elle est.
Vous êtes tous égaux en Jésus-Christ : il n’y a point de différence entre vous que le plus ou moins de charité y met. Quoique vous deviez faire à l’extérieur toutes sortes de devoirs de bienséance et de charité les uns envers les autres en vue de Jésus-Christ qui a rendu à César ce qui lui appartenait, tenez-vous plus heureux d’être à Jésus-Christ, et tirez-en une gloire plus grande et plus solide que de toutes les faveurs des grands ; soyez plus contents d’être aimés des favoris du Seigneur que de ceux qui sont les plus estimés du siècle : les uns vous procureront des avantages passagers, et les autres les grâces du Seigneur.
Au reste, je vous donne à tous un père1 : il est expédient2 qu’il croisse et que je diminue, mais soyez certains qu’il ne vous sera utile qu’autant que, sans vous arrêter à son esprit, à ses talents, à ce qu’il a de fort et de grand, vous ne vous arrêterez qu’à la petitesse, à la docilité que le Seigneur lui a données. Malheur à lui s’il vous conduit par l’esprit, et malheur à vous si vous désiriez être conduit de la sorte ! Il vous conduira par le cœur et, comme l’onction vous doit enseigner au-dedans toute vérité, l’onction lui doit enseigner à lui-même toute vérités de conduite. L’on peut dire de son esprit ce que disait Jésus-Christ de saint Jean : c’est une lumière brillante, vous pouvez vous réjouir quelques moments à sa clarté, mais c’est son cœur qui doit vous conduire et qui doit [265r] vous porter à mépriser toute vaine prudence et toute fausse sagesse, pour ne plus avoir que la sagesse de Jésus-Christ, qui n’est que faiblesse apparente, scandale aux Juifs et folie aux gentils.
Vous êtes appelés, mes très chers enfants, à une charité toute parfaite ; c’est cette charité toute chaste qui n’admet que Dieu seul, qui exclut tout le reste et qui porte un chacun de vous à suivre la vérité cachée dans le centre de notre âme, qui demande à chacun de nous des choses toutes différentes. Et, quoique nous soyons plantés dans le parterre de l’Eglise pour Son bon plaisir et qu’Il veuille que tout notre but soit de Lui plaire et de faire Sa volonté, cependant cette volonté est pleine d’une agréable variété, comme nous voyons chaque fleur dans un parterre avoir sa qualité particulière, quoiqu’elles contribuent toutes ensemble au plaisir de la vue : quelques-uns entre vous ont de la hauteur, ont peine à plier ; il faut qu’ils soient rabaissés et que leur sagesse raisonnable et lumineuse soit détruite. D’autres sont timides et ne se laissent point assez à tout ce que Dieu demande d’eux : il faut que leur souplesse les mette en état d’être étendus et leur donne un cœur ferme pour servir aux desseins de Dieu. Les autres ont de la délicatesse, du désir d’être aimés et estimés ; il faut qu’ils perdent l’estime et l’amitié de ceux sur lesquels ils avaient comme toute la douceur de leur vie. Les autres sont resserrés, ayant peine à s’ouvrir ; il faut que l’ingénuité leur fasse dire jusqu’aux moindres de leurs pensées. Les autres sont nés d’un [265v] tempérament sensuel ; il faut qu’ils soient privés des satisfactions qu’ils passionnent. Il y en a qui se soucient peu de leur corps, mais ils sont amateurs de l’esprit, sont pénétrés de tout ce qui le flatte ; il faut qu’ils soient exercés par l’extinction de ce même esprit.3
Courez donc, mes très chers, de toute votre force, sans cesser un moment de vous reposer, et puisque Jésus-Christ, qui est votre capitaine, vous donne un guide, suivez-le avec fidélité et avec petitesse ; ne murmurez point dans le désert où il doit vous conduire, suivez-le aveuglément en tous lieux. Mais qu’il ait aussi cette fidélité pour Dieu de ne se servir que de la parole qui sera l’expression de son cœur, pour vous communiquer les eaux de la grâce ; ce ne sera point la verge de l’autorité, ni le caractère extérieur qui vous la doit procurer, mais la parole de Jésus-Christ. Il faut donc que le père aille par la mort continuelle de l’esprit, et que les enfants aillent aveuglément où il les mène ; il ne conduira jamais mieux que lorsque vous marcherez sans réflexion et sans retour sur vous-mêmes.
Mais pour commencer à marcher tous ensemble dans la pure charité, il faut vous éloigner de vous-mêmes, et le plus que vous pourrez. Vous êtes tous conduits par la même voie qui est Jésus-Christ, vous êtes tous éclairés de la même lumière qui est Jésus-Christ, vous êtes tous animés de la même vie qui est Jésus-Christ. D’où vient donc [266r] qu’il y a entre vous de la différence ? C’est selon que vous êtes plus proches de Jésus-Christ et éloignés de vous-mêmes : marchez donc courageusement sans vous arrêter à vous regarder, allez mes enfants avec votre Raphaël4. Et si vous trouvez les eaux amères et des monstres prêts à vous dévorer, ses sages conseils vous aideront à vous délivrer de tous ces dangers, supposé que vous n’hésitiez point, que vous fassiez hardiment ce qu’il vous dira, qu’il n’hésite point lui-même, qu’il ne soit point effrayé des monstres dont il vous verra attaquer. La petitesse seule le mettra à couvert de toute méprise.
Encore un coup, mes chers enfants, ne vous appuyez ni sur la science ni sur l’esprit : si vous cherchez votre sûreté en ces choses, vous ne la trouverez que dans la petitesse de votre docilité. Dieu est et sera le conducteur invisible tant que vous n’aurez point tous, tant que vous êtes, d’autre appui que le néant. Quittez donc ce qui est de l’homme sage et entrez dans la simple enfance de mon petit Maître qui, étant la Sagesse incréée, s’est fait enfant : Il ne vous communiquera la véritable sagesse qu’autant que vous serez enfants. Ô si je pouvais inspirer à vous tous ce caractère d’enfance ! Je ne puis vous parler d’autre chose, je ne puis être autre chose qu’enfant, pour vous et avec vous, afin que vous soyez tels que Dieu vous veut.
Ô sagesse que vous êtes opposée à Jésus-Christ ! Vous rendez l’homme si ferme et si indocile que Jésus-Christ ne le peut imprimer de Ses caractères. Ô enfance que vous êtes propre pour Dieu ! Vous rendez l’homme si pliable qu’il prend aisément toutes les [266v] figures différentes que l’amour lui veut donner.
Ô amour vous serez toujours un enfant, et la multitude des siècles ne vous rendra point homme, puisque vous cesseriez d’être amour si vous cessiez d’être enfant.
A.S.S., ms. 2057, f°264-266v°, 28e pièce. La pièce a-t-elle été retouchée ?
1Fénelon ?
2Expédient : utile, opportun.
3Parodie inversée des béatitudes.
4v. Tobie.
Le soir de la Pentecôte il me fut mis dans l’esprit comme il y avait eu dans l’ancienne loi plusieurs martyrs de la divinité, car les prophètes, les Maccabées et autres ont été les martyrs du vrai Dieu et n’ont souffert que pour soutenir la Divinité ; dans la primitive Eglise les martyrs ont répandu leur sang pour soutenir la vérité de Jésus-Christ. Tous ces martyrs étaient les martyrs d’un Jésus-Christ crucifié Dieu et homme aussi, leur martyre était sanglant, mais à présent il y a des martyrs du Saint Esprit. Ces martyrs ne souffrent qu’en deux manières : pour maintenir le règne du Saint Esprit dans les âmes, et pour être les victimes de la volonté de Dieu, car le Saint Esprit est la volonté du Père et du Fils comme il est leur amour. Ces martyrs doivent souffrir un martyre extraordinaire, non en répandant leur sang, mais étant captifs de la volonté de Dieu, le jouet de Sa Providence, martyrs de Son Esprit. Les martyrs de la primitive Eglise ont souffert pour la parole de Dieu qui leur avait été annoncée par le Verbe, les martyrs à présent souffrent par la dépendance de l’Esprit de Dieu. C’est cet Esprit qui va Se répandre sur toute chair, comme il est dit dans le prophète Joël [270v°]1. Les martyrs de Jésus-Christ ont été des martyrs glorieux, Jésus-Christ ayant bu toute la confusion et l’opprobre, mais les martyrs du Saint-Esprit sont des martyrs de confusion et d’opprobre.
[…]
Ô Esprit consommateur de toutes choses, consommez tout et réduisez tout en Vous, mais avant que cela [ne] soit fait, vous serez un Esprit destructeur. Aussi Jésus-Christ dit-Il : « Je suis venu apporter le feu dans le monde : que veux-je sinon qu’il brûle ? Je ne suis point venu apporter la paix, mais l’épée. Il faut renaître de l’esprit et de l’eau. », la parole est comme l’eau qui s’écoule mais c’est l’Esprit qui la rend féconde. C’est cet Esprit qui enseignera toutes choses ainsi que Jésus-Christ le dit. Il prendra de ce qui est à moi car c’est le Saint Esprit qui nous communique le verbe et qui le produit en nous comme dans Marie qui enseigna par la fond.
- A.S.S., ms. 2057, f°270-271, 31e pièce. L’attribution de ce texte demeure incertaine. Nous omettons un développement mêlé de latin puis fort lyrique. Il s’agit d’un billet adressé au cercle des disciples à l’occasion de la fête du Saint Esprit.
1Joël, 2, 28.
Le dernier de janvier, en soupant le soir, vers la fin du repas, on s’aperçut tout d’un coup que N. [Madame Guyon] versait des larmes et avait le cœur blessé. Ce qui ayant duré assez longtemps, N. prit enfin une plume et écrivit ce billet pour réponse aux demandes qu’on lui faisait :
« Je pleure l’avenir bien plus que le présent : on quittera la fontaine des eaux vives pour se désaltérer dans des citernes corrompues, qui ne pourront contenir les eaux1. Ô maternité pleine d’amertume ! Hélas ! Une chaîne si belle devait être éternelle ! Hélas ! Amour-Dieu, Epoux de mon âme, tu ne donnera plus de lait aux mamelles pour les gens dont la foi est faible. Les mères ne seront plus nourries et les enfants dans la langueur chercheront des marâtres qui leur donneront du lait empoisonné. Faut-il, Seigneur, que l’excès de Tes miséricordes rende ingrat et soit la source de tant d’amertume ? »
[304v°] De vous dire la suite de cela, je ne le puis, sinon dire que deux jours après, N. souffrit des déchirements de cœur à [en] mourir, toute la nuit, et presque tous les jours, s’est ressentie de l’infidélité de qui cela touche. En voici encore un vestige dans un cantique d’aujourd’hui mardi gras, sur l’air « Bergers de Maintenon »:
1.
Tous les enfants dont Tu m’as fait la mère
Ne portent pas Tes divins caractères,
J’en porte au cœur une douleur amère.
2.
Pourquoi veux-Tu que je porte sans cesse
L’orgueil des uns et leur délicatesse2 ?
Je n’ai que trop de mes propres faiblesses.
3.
J’en vois beaucoup que l’Amour abandonne
Mon esprit, et mon corps même, en frissonne,
Je n’oserais indiquer leurs personnes.
4.
Je vais rester dans un profond silence
Sans jamais déclarer ce que je pense…a
De tant de maux, dis-nous quelle est la cause.
5.
C’est que chacun se recherche soi-même
Qu’on n’aime point, quoiqu’on dise qu’on aime
Que ma douleur est juste autant qu’extrême !
- A.S.S., ms. 2057, f°304, 35e pièce. Copie d’écriture très appliquée et claire. En tête : « C’est peut-être Mme Guyon ».
a Un mot illisible.
1Jean, 4, 10-15 : Le puit de Jacob et la fontaine d’eau vive. Jean reprend Jérémie 2, 13 : « Oui, il est double, le méfait commis par mon peuple : ils m’abandonnent, moi, la source d’eau vive, pour se creuser des citernes, des citernes fissurées qui ne retiennent pas l'eau. » (TOB).
2Délicatesse : sens classique, aujourd’hui disparu, de « scrupule, susceptibilité ombrageuse » (1663). (Rey).
Nous donnons les trois brefs passages qui témoignent directement sur madame Guyon, extraits des longues Lettres de l’abbé de la Bletterie à un ami au sujet de la relation du quiétisme. Ces dernières furent rédigées en réponse à la Relation du Quiétisme de Phelippeaux :
Première lettre :
[...] Vous savez, monsieur, que j'ai demeuré dans une ville peu éloignée de Blois 1. J'ai eu occasion de m'entretenir avec des personnes très dignes de foi qui ont connu Madame Guyon pendant les dix dernières années de sa vie. Ils m'ont souvent parlé de sa patience et de sa résignation dans des infirmités continuelles, de son amour pour les pauvres, de la simplicité de sa foi, de son éloignement pour toute voie extraordinaire. Elle avait pleinement renoncé aux vaines spéculations. Jamais on ne lui a entendu dire la moindre parole d'aigreur contre ceux qui l'avaient persécutée. Au contraire, elle les excusait en disant : «Ils ont cru bien faire. Dieu m'a voulu humilier : je ne le suis pas assez ; que Son nom soit béni.» Ce langage ne venait pas de l'impuissance de se justifier, puisqu'elle avait offert dans le temps de soutenir toutes sortes de confrontations.
Je ne sais, monsieur, si les personnes qui s'intéressent à sa mémoire donneront une apologie. Je trouve, dans la vie de monsieur de Cambrai, que messieurs les ducs de Beauvilliers et de Chevreuse, de concert avec monsieur de Fénelon, avaient dressé un Mémoire en leur nom pour la justifier 2, mais que, dans la crainte de les compromettre, Madame Guyon ne voulut point consentir qu'on en fît usage. [...]
Seconde lettre :
[…] J'ai questionné plusieurs personnes, qui se souviennent distinctement de l'avoir vue, lorsqu'elle demeurait dans le cloître de Notre-Dame. La peinture qu'on m'a fait de son visage est aussi peu avantageuse 3 que ce qu'on m'a dit de sa vie est édifiant. Elle assistait jour et nuit aux offices de la cathédrale, au plus fort de l’hiver, et aux dépens de sa santé. Elle faisait subsister un grand nombre de pauvres par ses aumônes abondantes. […]
Troisième lettre :
[…] Dès l’âge de dix-huit ans, elle avait fait connaissance avec M. Fouquet, frère du surintendant, et avec madame la duchesse de Charost, qui l’avait en quelque sorte suivie dans tous ses voyages, entretenant avec elle le commerce le plus vif 4. […]
- Correspondance de Fénelon, 1828, tome VII, p. 97 (extrait de la première lettre), p. 102 (extrait de la seconde lettre), p. 131 (extrait de la troisième et dernière lettre).
1Madame Guyon vécut les douze dernières années de son existence à Blois, recevant les visites discrètes de nombreux français (« cis ») et étrangers (« trans »).
Dans notre édition de la Vie, p. 85, nous signalions que le verso d’une enveloppe qui servit d'attaché autographe au manuscrit d’Oxford porte une adresse partiellement lisible : « [ma]dame / [Gu] yon la douairière / [rue N]icolas / B[lois] »). M. A. Guerrier, conservateur du fond ancien de la Bibliothèque abbé Grégoire, de Blois, nous a confirmé cette adresse et fourni les indications qui suivent. L’église a disparu à la Révolution et ne doit pas être confondue avec l'actuelle église Saint Nicolas. La « rue Nicolas » qui était fort courte a changé son nom en « rue Jean Bernier » qui donne sur la « place des Lices », située à l’ouest et près du château royal. La maison serait l'actuelle « capitainerie » située sur la gauche à l’entrée de la rue (bâtiment en cours de rénovation en 2003). Tout ceci est conforme à ce que l’on rapporte de la situation d’une « petite maison au pied du château » de Blois (en fait elle se situe à niveau avec le château dont elle est séparée d’un fossé aménagé actuellement en route ; mais l’entrée donne bien sur la « Rampe des Fossés du château ») ; on sait enfin qu’une « maison » pouvait désigner un manoir que nous nommerions aujourd’hui facilement « château » (ainsi de la « maison » de son fils à Dizier). Selon un architecte ami, le style est d’époque dans ce qui reste des façades, dont des fenêtres à meneaux, etc.
Puisque nous terminons le « dossier biographique » par ce document n°645 du troisième et dernier tome de la Correspondance, complétons cette note géographique par une note nécrologique : le crâne de madame Guyon, récupéré par la famille après la Révolution, fut déposé dans la chapelle appartenant à la famille Guyon (branche de Guercheville), à droite en entrant dans le cimetière de Suèvres (à 13 kms au nord-est de Blois et tout près de Dizier). Crâne qui eut une longue histoire : le Mémoire des principales sépultures faictes dans l'église des père cordeliers de la ville de Blois... porte : « Ce jourd'hui dixième du mois de juin de l'année mil sept cent dix sept a été inhumée dans notre église dans la cave qui est sous la chapelle de saint François [on sait les liens franciscains de l'école normande puis parisienne de madame Guyon par l’intermédiaire de Chrysostome de Saint-Lô, du tiers ordre régulier franciscain] dont l'ouverture est dans le cloître au-dessus de la porterie, Dame Jeanne Marie Bouvier de la Mothe, veuve de Messire Jâques Guyon, chevalier Seigneur de Briare et d'autres lieux, âgée de soixante et huit ans, paroisse St Nicolas : ses enfants, Mr Guyon, Seigneur de Dizier, et Made la Comtesse de Vaux sa famille, ont fait graver sur une plaque de cuivre rouge attachée sur son cercueil de plomb ce qui suit en latin : Nobilis Matrone Joanna Maria Bouvier de la Mothe, olim desponsa / Generoso viro Jacobo de Guyon Equiti, Divini amoris zelatrix et martyr. / Morum simplicitate, crucisque Bajulatione, Jesu Infanti, crucifixo assimilata / Sacri silentii cultrix, vita que cum christo absconditae, inclytam tamen reddidere, / Longe lateque notam, purae charitatis causa cruentae insectationes, mira animi / Suavitate, paceque imperturbata mille perpessa labores, placide tamen / In cruce expiravit, idibus junii, 1717. » Le plomb fut récupéré à la Révolution, les ossements dispersés, le crâne fut, dit-on, entre les mains d’un conservateur à Orléans qui pouvait ainsi montrer à ses visiteurs ce reste d’une dévote célèbre - avant de revenir à la famille.
2Outre les renseignements donnés par la lettre de l’abbé de Beaumont de 1732 qui détaille une abondante correspondance (v. Correspondance de Fénelon, 1828, tome VII, page 60-76) ainsi que les deux lettres de Dupuy de 1733 qui précisent des points historiques (reproduites dans notre premier volume de la Correspondance), ce mémoire contribua à l’histoire de la querelle rédigée par le marquis de Fénelon. Cette dernière histoire, donnée en préface aux Œuvres spirituelles de Fénelon, est de fait centrée sur Madame Guyon : nous l'avons reproduite au début du présent volume.
3Ce qui contredit la nouvelle Relation du Quiétisme de Phelippeaux, contre lequel écrit La Bletterie.
4Ceci souligne ce que nous savons de la proximité intérieure entre Fouquet et Madame Guyon (v. le récit de la mort de ce dernier dans la Vie), comme l’importance de la duchesse de Charost, autre « fille » de Bertot.
L’index des termes spirituels courants conduit à un très grand nombre d’entrées (même en les limitant pour chaque terme à une seule entrée par page), rendant un tel outil inutilisable. Un choix sévère et raisonné d’entrées s’impose donc ce qui demande une longue étude (et celle de « quelques thèmes de la mystique guyonnienne », promise à la page 12 du tome premier de cette correspondance ne peut trouver place dans ce dernier tome, volumineux).
L’étude des thèmes spirituels, tels qu’ils sont développés dans ce troisième volume ainsi que dans une partie du premier volupe, peut utiliser avec profit la « Table des matières principales » très détaillée qui figure à la fin du cinquième volume de l’édition Dutoit, pages 568 à 627.
Nous avons exploité notre indexation en la réduisant à la liste des fréquences d’occurrence couvrant les cinquante « termes spirituels » les plus fréquemment utilisés : une telle liste donne un avant-goût de l’esprit qui animait madame Guyon dans ses directions.
Pour chaque terme est indiqué le nombre de pages du présent volume où il apparaît au moins une fois. Ainsi le terme « cœur » apparaît dans presque la moitié des pages, tandis que le terme « enfer », apparaissant dans 20 pages, faible tribut à l’esprit du temps, ferme la liste.
A cette liste d’occurences nous adjoignons un index limité aux noms propres (on n’y trouvera cependant pas « Dieu » ni « Jésus-Christ » qui apparaissent trop fréquemment). Cet index est bref parce que l’éditeur Poiret, repris par Dutoit, a éliminé les indices de nature personnelle ou particulière.
Index des noms propres.
[index à reprendre … ce qui sera fait après les premières épreuves ; ce qui suit ne donne pas les nos de pages définitifs !]
Abraham 15, 217, 268, 340, 604, 624, 652
Adam 186, 277, 296, 350, 406, 536, 571, 573, 578, 596, 615, 771, 852, 938, 939
Apôtres 64, 128, 148, 160, 182, 183, 184, 190, 269, 318, 322, 335, 346, 408, 456, 613, 615, 710, 758, 774, 796, 797, 813, 857
Augustin 133, 658
Babylone 920
Balaam 26, 88, 781
Bertot 3, 4, 5, 8, 10, 35, 135, 501, 639, 871, 931, 944
bon Pasteur 141, 185
Cantique 241, 428, 586, 609, 660, 704, 851, 883
Catherine de Gênes 62, 496, 519, 543, 561, 773, 801, 804
Cène 319, 668, 937
Confessions 133, 470, 658
David 27, 65, 145, 148, 182, 240, 251, 435, 440, 442, 443, 583, 584, 627, 648, 682, 713, 764, 789
de la réunion de l'âme à Dieu 838
Debora 311
Ecriture 73, 89, 344, 366, 589, 600, 769, 919
Église27, 76, 341, 351, 426, 455, 607, 855, 857, 924, 926 et 67, 139, 210, 241, 269, 271, 330, 331, 455, 456, 459, 644, 679, 736, 737
Egypte 24, 27, 594
Elie 27, 358, 613
Enoch 268
Esaü 434, 492, 679
Euloge 16
Harphius 4
Hérode 842
Imitation de Jésus-Christ 157, 713
Isaac 87, 268, 340, 629
Israël 94, 112, 148, 268, 304, 385, 423, 595, 661, 679, 831, 836
Jacob 268, 340, 434, 492, 679, 831, 928
jardin des Olives 910
Jean l’Évangéliste 184, 649
Jérusalem 493, 578, 595, 675
Job 16, 22, 253, 268, 398, 407, 416, 419, 420, 457, 533, 534, 549, 551, 557, 560, 569, 587, 594, 596, 603, 627, 642, 678, 710, 740, 790, 884
Jonathas 38
Judas 183, 322
Juifs 93, 336, 598, 629, 665, 679, 737, 924
L’Agneau occis 251
l’Ecriture 9, 31, 79, 275, 919
L’Écriture 64, 144, 210, 214, 430, 641, 809
l'Apôtre 278, 280, 356, 426, 539, 593, 603, 629, 797, 920
Lazare 606
Le chemin de Perfection 659
Lot 15
Madeleine 98, 293, 626, 784
Mages 385, 860
Melchisédech 351
Mer rouge 24
Moab 616, 781
Moïse 24, 146, 808, 818
Notre-Dame 929
Opuscules Spirituels 744, 837, 838
Pentecôte 68, 837, 926
Pères des déserts 26, 28
Pharisiens 318, 319, 650, 727
Philippe de Néri 97, 317, 410, 590
Philistins 624
prophètes de Baal 26, 613
Rébecca 434
Roi-Prophète 271, 466, 511
Ruben 311
rue Quincampoix 909
Sabbat 269, 451
Saint Alexis 774
saint Antoine 15
saint Augustin 115, 219, 470, 650
Saint Bernard 300, 436
saint François 246, 444, 774, 789, 930
saint Jean 25, 141, 148, 269, 271, 319, 459, 576, 648, 651, 791, 797, 856, 918, 920, 923
saint Michel 520, 840, 841
saint Paul 15, 23, 26, 51, 53, 71, 108, 132, 143, 184, 187, 188, 198, 203, 240, 270, 285, 313, 318, 321, 323, 335, 350, 354, 366, 370, 398, 411, 428, 459, 485, 507, 571, 577, 585, 596, 614, 673, 680, 688, 710, 717, 729, 735, 754, 764, 765, 789, 812, 922, 937
saint Pierre 33, 190, 195, 267, 310, 459, 569, 740
saint Xavier 774
sainte Élisabeth 774
sainte Thérèse 614, 660, 814
sainte Vierge 766
Sainte Vierge 27, 33, 340, 615, 667, 668, 785, 786, 789, 795, 796, 825
Saint-Esprit 34, 53, 64, 105, 120, 183, 184, 207, 248, 250, 257, 269, 278, 299, 333, 364, 446, 522, 589, 602, 605, 615, 620, 693, 710, 711, 766, 837, 851, 855, 856, 858, 903, 907, 926
Salomon 280, 519, 521, 633, 921
Samaritaine 339, 836
Samuel 303, 375, 682
Satan 15, 59, 132, 533, 813
Saül 148, 303, 613
Séraphin 652
Sinaï 20
Sulamite 704
supérieure des Bernardines 908
Surin 261, 592
Synagogue 737
Tabor 257
Tauler 260, 261, 583
Terre promise 268
Torrents 391, 557, 744
Traité du purgatoire 836
Liste d’occurrences par fréquences décroissantes :
Terme spirituel Nbre pages N°d’ordre
CŒUR 432 1
ETAT 336
MORT 232
ABANDON 230
GRACE 225
FOI 214
NATURE 190
RAISON 180
PAIX 165
VERITE 160 10
VOIE 160
MOURIR 144
COURAGE 141
AMOUR PROPRE 126
PERTE 120
JOIE 117
CREATURE 114
CHEMIN 111
ESPRIT 111
EXPERIENCE 110 20
AMOUR 100
CHARITE 86
PEINE 85
DETRUIRE 81
DESSEIN 75
SILENCE 75
ANEANTISSEMENT, ANEANTIR
74
NEANT 70
JUSTICE 66
LIBERTE 66 30
COMMUNICATION 65
DIEU 60
HUMILITE 56
SAINTS 55
SAINT PAUL 52
GOUTER 45
PROPRIETE 42
ABIME 40
RECUEILLEMENT 40
UNITE 38 40
MAITRE (PETIT) 36
CENTRE 30
JOB 30
SAGESSE 26
LARGEUR 24
FILS 22
SAINT JEAN 22
MALADIE 21
DESAPPROPRIATION 20
ENFER 20 50
Figure 1 : Histogramme des lettres datées.
Cet histogramme couvre la plus grande partie de la vie de Madame Guyon, comprise entre 23 ans et 69 ans (soit de 1671 à 1717). On note l’absence de lettres pendant de longues périodes. Dix années seulement livrent plus de vingt lettres dans l’année : 1688-1690 (Fénelon), 1693-1695 (Chevreuse), 1697 (« petite duchesse » de Mortemart), 1714-1716 (disciples de la période de Blois).
[On place ici la figure du fichier : « Histogramme.xls selon la disposition donnée par le fichier : « Figure 1 Histogramme.doc » ; noter la mise en place de noms des correspondants principaux et l’ajout des années en abscisse ; on placera les années au-dessus des noms ! …ce qui a été fait]
Figure 2 : Lettre autographe.
Cet autographe constitue le début de la lettre à l’archevêque Colbert de Rouen : « C’est souvent où le péché a abondé que la grâce surabonde… », transcrite dans ce volume sous le n° 34.
[On place ici la figure issue de l’image : « p1lettre33Colbert.jpg », (en enlevant les bandes noires !) … ce qui a été fait
Figure 3 : Maison à Blois.
La « Capitainerie du château de Montmorency » est probablement la maison qui fut occupée par madame Guyon pendant ses douze dernières années passées à Blois, à l’adresse « rue Nicolas » (devenue aujourd’hui la « rue Jean Bernier » partant de la « place des Lices » située à l’ouest et tout près du château royal). Des informations complémentaires figurent dans la première note à la pièce n° 644 qui termine cette édition.
[on place ici la photo « maison.jpg » (en enlevant les bandes noires !) … ce qui a été fait]
Cette table générale permet de retrouver facilement une pièce dans les trois volumes de la Correspondance de Madame Guyon. Elle identifie en effet chaque pièce par son destinataire par sa date lorsque cela s’avère possible, parfois par un résumé succinct et, dans tous les cas, par son début ou incipit. Nous indiquons le plan des volumes en rappelant en italiques les présentations et annexes. Nous indiquons à l’aide d’astérisques les numéros de pièces jugées particulièrement intéressantes du point de vue spirituel.
[On place ici le fichier « Table générale février.doc »]
L’ensemble des trois volumes de la correspondance active et passive (ainsi que de rares lettres entre tiers) représente 1571 lettres, dont 951 sont datées et 620 ne le sont pas. 86 témoignages (Protestations, Ecrits spirituels, etc.) complètent les lettres.
Les lettres datées se répartissent successivement par destinataires : directeurs, Fénelon, Chevreuse, la duchesse de Mortemart, les disciples de la dernière période à Blois. Les lettres non datées doivent très probablement s’ajouter proportionnellement.
On obtient la succession suivante par destinataires :
61 lettres représentent la direction reçue par la jeune Madame Guyon sur dix années environ (1671-1681, cette dernière date correspondant à la mort de Bertot suivie du départ de France), soit une moyenne de 6 lettres par an,
22 lettres adressées à ses enfants ou échangées avec Lacombe, incluant également des témoignages sont tout ce qui nous reste de la période des voyages, dont seulement 14 de Mme Guyon,
212 lettres (sans compter les poésies, dont l’origine est peut-être douteuse) couvrent la correspondance avec Fénelon, sur une période de 2.3 années (octobre 1688-décembre1690),
11 lettres sont tout ce qui nous reste des deux années suivantes,
341 lettres couvre surtout la correspondance avec Chevreuse, sur une période de 3 années (février 1693-décembre 1695),
20 lettres sont tout ce qui nous reste de l’année 1696,
86 lettres couvrent la correspondance avec la « petite duchesse » de Mortemart, sur une période de 1,5 années (janvier 1697-mai 1698),
147 lettres couvrent la dernière période à Blois, sur une période de 3,5 années environ (1714-juin 1717).
A ces lettres, en général précisément datées, s’ajoutent l’ensemble non daté du dernier volume (ainsi que ses rares lettres datées).
La première figure (v. la Table des illustrations qui suit) est l’histogramme par années de la correspondance complète active et passive disponible. La durée totale des périodes « pleines » représente 85% du total et couvre seulement 11 années, ce qui s’explique par les pertes (en particulier lors de la période des voyages), par les prisons interdisant les correspondances et par une longue période de silence au début du séjour à Dizier puis Blois (1703-1713).
On place ici le contenu du fichier « correctif février.doc »
(Il est reproduit ci-après mais sa mise en forme est ici imparfaite)
Cette section porte sur les deux premiers volumes de notre édition critique de l’ensemble des textes, publiés chez Honoré Champion, permettant de mieux connaître la vie de Madame Guyon et son exemplarité mystique : La Vie par elle-même et autres écrits biographiques (Collection « Sources classiques », n° 29), Correspondance I Directions spirituelles, Correspondance II Combats, Correspondance III Chemins mystiques (Collection « Correspondances », n°3, 8, 11).
Nous remercions tout particulièrement monsieur Noye qui a relevé des erreurs ou des omissions affectant le premier volume de la Correspondance, et qui a relu les épreuves du volume suivant, source essentielle pour qui veut connaître la période publique où Madame Guyon, en relation directe ou indirecte avec de nombreux correspondants, anime la défense du cercle quiétiste.
Correctifs de Correspondance I Directions spirituelles :
Nous faisons suivre cette liste de la réédition de la pièce « 80. Sentiments de Madame Guyon. 1688 », très beau « monument en ruines », maintenant restauré grâce à monsieur Noye.
Page Ligne texte corrigé (avec explications complémentaires s’il y a lieu, ces dernières à ne pas reporter).
036 11 en me faisant (omission).
037 13 écrivait-il
115 10 [h]onestas
216 14 Fénelon peu avant le 3 octobre 1688
34 Lorsque l’on a
35 espèces
217 29 aie conduit
218 06 presque que rêver
219 11 en me faisant (omission)
220 08 fut précepteur du duc
09 à 1697
223 17 Guyon (36)
251 29 p. 367, infra, p. 585.
284 34 p. 91 - 94. Le deuxième alinéa manque chez Masson.
340 15 Je comprends
342 note 1 fut
345 21 Quinze-vingts
415 note 2 en exerçant (et non pour).
477 25 jusques aux
35 passiveté (et non passivité).
479 09 14 fé[vrier] 1690. (ajout de l’année).
480 16 N. (parlant de vous) que
note 3 Le chanoine J. J. Boileau
483 07 fidélité. Vous (ajout).
484 14 aperc[ev]iez (crochets).
19 parce [que,]de même (que : notre ajout).
35 seriez [51r°] bien (inversion, au lieu de : seriez bien [51r°]).
485 01 étrangement étroit 1
1 Matthieu, 7, 14. (ajout de la référence).
488 18 [59r°] donne (inversion).
19 ce moment
24 j’aie eue
40 se laisse et (omission).
489 13 vous puis exprimer (inversion).
490 note 1 Madame de Charost ? (omission).
497 15 recevoir cette lettre
498 07 [79r°] vôtre (inversion).
25 faisaient mal (omission).
504 23 nouveau [90r°]quand (ajout de la référence au folio).
505 01 que [90v°] je
08 guérir. [91r°] Je
14 qui [91v°] est
21 f. 89 v° (lettre n°24).
516 25 moi. J’ai eu
517 20 car ce me serait
520 15 (lettre n°29a). – Jean Orcibal, CF, tome II, lettre 120.
522 26 irais voir
29 Quoi qu’il
527 10 témoignages. [134r°] Cependant
15 Dieu sait
18 à [134v°] passer
25 s’y [135r°] enfonce
32 nous. [135v°] Frapper
34 l’éternité ; nous
528 06 [136r°] Faites
26 [136v°] Il
531 15 suffit1
26 pure telle que Dieu me la fait connaître, que je vous annonce.
27 (Je suis venu apporter l’épée est une citation de Dutoit seul).
533 15 je l’ai mandé
546 08 1694. (cette lettre n°292 devrait être placée après la suivante)
549 02 étourdi, et se laisser poulier [élever un fardeau avec une poulie]et grimper
27 s’effacent
550 15 franchie
18 uterum
20 Amen.1
1Les deux chansons qui suivent n’appartiennent peut-être pas à cette lettre 292 : il eût été préférable de leur donner des numéros propres.
551 29 lettre ancienne (époque de « répugnance » de Fénelon : décembre -janvier.)
552 22 conviennent pas. Tout dépend de suivre la lumière
553 29 Mortemart 1
1 Sœur de l’évêque Colbert d’où l’origine de la lettre. (ajout d’une note).
40 Madame de M[ortemart], dites-le
554 01 - A.S.-S, Fonds Fénelon
560 22 Ch[anterac] / S’il veut absolument quitter, / qu’il (ajouts des /).
562 19 B.N.F., Coll. Rothschild
565 02 en prose. (omission de : v. la lettre 292)
14 L’Eternel [seul ?] en mon cœur vit et s’aime (ajout pour atteindre 10 syllabes)
17 d’Espagne. – Masson, p. 338.
567 32 Périsse [donc ] la crainte ! (retrait pour se limiter à 6 syllabes)
568 16 ressens 1
1 Des modifications mineures permettraient de respecter 6 syllabes : le texte fautif de Dutoit, repris par Masson, deviendrait : « Ce que je sens m’abat / Je languis et soupire. »
569 34 perte plus (omission).
570 03 (suppression d’une ligne vide).
16 quoi qu’il
571 17 Ce que je hais
573 18 en moi et moi je vis
29 même air. Les sept premières strophes reprennent les rimes des vers de la précédente poésie.
575 09 lumière 1
1 In lumine tuo videbimus lumen.
17 même air. Reprise des rimes précédentes (sept premières strophes).
579 13 Pièces 306-309 : A.S.-S., ms 2057, f. 275-277 - Masson, p.355-358 – Poésies
17 Parodie. » En fait le manuscrit n’est pas de la main de Fénelon.
27 C’est n’ être enfant
581 20 peut ternir :
583 37 même air. OF, t. VI, p. 660 le donna comme « réponse », sans dire « de Mme Guyon ».
584 37 cause.
42 A.S.-S., ms 2057, f. 274. - Poésies…, t. II, n°CXLII
585 04 incertaine. (p. 365) » - En fait le manuscrit n’est pas de la main de Fénelon.
05 juste et moi
587 10 Fénelon, petit-neveu
18 Pantaléon
19 Paris et à Blois2. (omission)
589 02 (Il faudrait placer cette lettre 315 après la lettre 317)
590 16sq. qui voit tout ce qui se passe en nous ? Qui connaît mieux ce qu’il nous faut que Lui-même ? Et qui a plus de bonté pour nous le donner ? Que désirer hors Dieu et Sa divine volonté ? (points d’interrogation)
592 02 Fr[ançois] ». La p. 106 porte en effet, mais d’une main tardive provenant du cercle des disciples : « Ces lettres ont été écrites à Mr le M de St fr.
par N[otre]M[ère]. Elles sont de la main du bon marquis.[...] »
596 12 Confolent (il s’agit de la ville de Confolens, près de Limoges).
24 Confolent
597 29 A.S.-S. (à substituer fréquemment à A.A.-S.)
598 12 exact (singulier).
600 04 ravaudeur 1a (ajout d’une note).
1a Cf. lettre de Fénelon au marquis, le 29 avril 1714.
601 note 2 silence te parle.
603 28 b à ** D. - Il s’agit de Calas, François Barthélémy, le jeune frère du marquis.
606 27 Je 1a n’ai (référence indiquant l’ajout de Ramsay).
1a Ajout de Ramsay.
note 3 Le malade est l’abbé de Beaumont (et non Fénelon), que Ramsay a bien connu
à Cambrai et qu’il a revu récemment à Blois. (substitution à la note indiquant Fénelon comme malade).
607 05 de Fénelon. (omission de la suite : auprès … marquis)
07 c Lecture incertaine. Il pourrait s’agir de « d’eskford », Lord Deskford.
29 partir la lettre du
608 note 1 Vue sur un objet.
610 13 Chanteuse prend
34 (supprimer la variante h).
611 03 Juillet-août 1714. (ce qui conduit à placer cette lettre avant la précédente)
note 1 santé ébranlée du duc de Beauvillier qui décédera le 30 août 1714 et illustre
612 01 présent. Il (suppression de la référence à la note 1).
612 08 7477 autographe sans adresse ; on trouve dans la série des pièces 7471 à 7492
l’adresse suivante : « [autographe]
14 Fénelon malade 1 (ajout de la référence à la note 1).
614 16 currus
616 note te dit le silence
617 08 le ppa en (omission)
619 note 1 La Colombe : Mme de Guiche.
620 28 ai mis de (omission)
624 36 Milady Sd. 2 (ajout d’une note)
2 Mme Shifd (?).
629 03 dictée, de l’écriture (omission)
37 a L’hôte ?
634 note4 4 Il s’agit de Calas, François Barthélémy, le jeune frère du marquis.
640 04 cher ppa (omission).
note4 Mme de Chevry, la sœur de l’abbé de Beaumont.
641 25 obscur. Saint Guen (Côtes du Nord) ?
643 23 mais ce n’est pas
644 01 c’est en vain ; accrochez-vous, vous relâchez insensiblement, mais que vous serrez encore, la faiblesse
03 vous en ayez, vos efforts (omission de [possible])
645 01 Ramsay. 1716.
15 de vous, mon enfant
27 l’ambition, etc., s’il a avec cela du goût pour (et omissions).
668 29 que M. votre frère avait (et omission de : […]a).
30 consultez tous le bon
31 grand goût pour
669 24 (omission de la variante).
690 03 paragraphe concerne (omission).
811 05 Il tirera l’ordre
872 20 Prospect : vue sur un objet. (et omission de : Littré).
Pièce : 80. Sentiments de Madame Guyon. 1688.
Le principe fondamental1 est celui-ci, que Dieu est notre principe et notre fin ; qu’Il nous a créés comme principe pour nous faire rentrer dans Lui-même puisqu’Il est notre fin, que le premier dessein qu’Il a eu en nous créant a été de nous jusqu’à Lui. C’est pourquoi Il nous a créé à son image et semblance, nous formant d’une manière propre à être faits une même chose avec Lui, ce dont notre Seig[neu]r demande pour nous l’accomplissement, lorsqu’Il a dit : Mon Père, qu’ils soient un comme nous sommes un, et que tous soient consommés en unité2. Tous les saints dans le ciel sont consommés dans l’unité. Et il n’y en existe aucun qui ne soit uni à Dieu dès cette vie, quoique moins parfaitement. Et cette union se fait par l’exercice continuel des trois vertus théologales qui se trouvent renfermées ; que votre règne arrive, et que votre volonté soit faite. C’est l’exercicea de l’amour qui rend l’âme conforme à Dieu, lui donnant une volonté simple et pliable à tous Ses vouloirs. Et l’âme à force de se conformer à Dieu, par amour et par une union continuelle à toutes Ses adorables volontés, Lui est faite peu à peu conforme, et enfin est unie à Lui.
Au commencement, cela se fait par la résignation à la volonté de Dieu par amour. L’amour devenant plus fort et la volonté plus assujettie, [l’âme] se conforme à Dieu. Et de conforme (l’amour devenant toujours plus excellent) elle est faite une avec Dieu, par participation. Que cela puisse être dès cette vie, la demande que Notre Seigneur fait faire dans le Pater et celle qu’Il fait lui-même pour nous à la Cène nous le marque[nt] assez.
Cela posé je dis qu’il y a moyens pour arriver à cette fin, qui n’est autre que notre union à notre premier principe. Ces moyens ne sont point autres que Jésus-Christ lui-même. Car nul n’ira jamais à son Père, que par Lui. Mais aussi nul ne peut aller à Lui si Son Père ne l’attire. [f°8v°] Cet attrait du Père est la grâce prévenante et Son divin amour, qui opère la véritable et parfaite conversion, et qui fait que l’homme - qui s’était détourné de Dieu, qui est son premier principe, auquel il avait été fait conforme par Sa création, s’en étant détourné par le péché, pour s’attacher à l’amour de la créature, a besoin de conversion c’est-à-dire de retour. Et il faut nécessairement que le Père l’attire pour, en le convertissant, le rendre de nouveau conforme à l’image de Son fils, comme Il l’avait créé.
Lorsque le père a attiré et converti l’âme de cette sorte à Lui, si elle Lui est fidèle et qu’elle ne se détourne plus de Lui, par de nouveaux péchés mortels (car tout autant qu’elle en commet, tout autant elle a besoin de conversion), lors dis-je que par une bonté singulière de Dieu, elle ne retourne plus à ses premiers désordres ; Jésus-Christ qui Se la trouve conforme la conduit par la grâce et par le ministère des prêtres jusqu’à sa fin, où Il l’a cachée avec Lui en Dieu, comme dit saint Paul. Il la conduit, dis-je premièrement, comme Voie ; Il l’instruit comme Vérité et l’anime comme Vie. Et ce dernier fait l’union à sa fin où étant arrivée, ce n’est plus elle qui vit ; mais Jésus-Christ qui vit en elle. Tout roule là-dessus. Et ce qui n’est point cela est une spiritualité que je proteste d’ignorer.
Il est vrai que Jésus-Christ prend les trois formes à l’égard de l’âme qu’Il conduit. Et c’est ce qui fait toute la voie intérieure, et les différentes routes, par où Il la conduit. Jésus-Christ comme voie mène l’âme par la pratique de toutes les vertus, et la fait marcher par où Il a passé, tant intérieurement qu’extérieurement. Il conduit l’âme par le renoncement continuel, la meut à tout. Il la crucifie continuellement de telle sorte qu’Il [f°9r°] Se fait suivre d’elle. Mais comme il y a bien peu d’assez généreux pour vouloir aller avec Lui par une voie si opposée à la vie de la nature, c’est ce qui fait que peu d’âmes passent outre et parviennent à être instruites de Lui comme Vérité, et encore moins à être animées de Lui, comme Vie. La raison de cela est que pour être instruit de Jésus-Christ comme Vérité il faut se laisser détromper de la fausse lueur des maximes du siècle qui troublent notre raison. Et c’est ce qui s’opère par l’exercice continuel de la foi et de l’espérance. L’on ne peut non plus se laisser animer de Jésus-Christ comme Vie, parce que pour cela il faut mourir entièrement à la vie d’Adam, et détruire entièrement ce qui est du vieil homme, sans quoi le nouveau ne viendra point être notre vie.
Jésus-Christ comme Vérité n’instruit l’âme que de la vérité. Et quelle est cette vérité ? Car il ne s’agit point ici de brillant extraordinaire, visions, révélations, extases, etc. qui ne sont point de la voie dont je parle. Quoique Dieu par Sa miséricorde en puisse gratifier quelqu’un. Mais il ne s’agit pas de cela ici. Quelle est donc cette vérité dont Il instruit l’âme ? C’est de la grandeur de Dieu et de la bassesse de la créature. Ce qui fait que, considérant d’un côté la plénitude de cet Être suprême et d’un autre côté le vide qui se trouve dans l’être créé, elle ne peut se rien attribuer que le mal ; et voyant tout être de Dieu et à Dieu, elle demeure autant humiliée à son égard, - quelques grandes choses que Dieu puisse faire en elle et par elle, - qu’elle demeure souple et pliable sous Ses divins vouloirs qu’elle trouve justes, quelque rigoureux qu’ils lui paraissent. Elle ne croit point qu’on lui fasse du tort, quelque mépris qu’on ait pour elle. [f°9v°] Parce que ce qui n’est rien par soi-même ne mérite aucune estime. Ainsi par cette vérité, elle demeure soumise et résignée à son Dieu, sans nul appui sur soi, comprenant qu’elle n’a de propre que le néant et le péché. C’est cette vérité qui la porte à se laisser détruire en toutes manières par les croix et les épreuves même, qui la fait aimer Dieu souverainement, espérer en Lui contre l’espérance même et se confier en Lui au-dessus de tout. Et c’est par là que peu à peu Dieu détruit cette vie d’Adam pour y substituer celle de Jésus-Christ. Et comme l’âme lui a été conforme dans sa résurrection jouissant même dès ici-bas des fruits de la nouvelle vie en Jésus-Christ où elle demeure cachée avec Lui en Dieu, perdue et abîmée dans ce souverain Être .
Voilà quels sont mes sentiments que je soumets de tout mon cœur, Mons[ieu]rc, à vos lumières. S’il y a quelque chose de mal expliqué, tant parce que j’ai voulu être courte que parce que mes forces ne me permettent pas d’écrire au long. Je vous dis simplement, comme un enfant, ce que je pense, non pour le soutenir mais pour m’en éclaircir avec vous, et le soumettre à vos lumières.
- Papiers du P. Léonard, Archives Nationales, L 22, no 15, f° 8, « 1688 environ », d’écriture particulièrement rapide et illisible. Notre transcription partielle laisse cependant, tel un monument en ruines, deviner la grandeur de l’élan qui animait Madame Guyon.
1Il s’agit d’une déclaration (plutôt que sentimens, terme repris du dernier paragraphe : « Voilà quels sont mes sentiments que je soumets de tout mon cœur… ») décrivant les principes qui sous-tendent la vie intérieure. Elle est adressée en lettre ou mémoire, et date de l’époque du premier enfermement.
2Jean 17, 21 : « Afin qu’ils soient tous un, ainsi que vous mon Père, êtes en moi, et moi en vous, afin qu’ils soient aussi un en nous, et que le monde croie que vous m’avez envoyé. […] [23] Je suis en eux, et vous êtes en moi, afin qu’ils soient consommés dans l’unité […] » (Amelote).
alecture incertaine pour ce mot : rentrer. Nous attachons par la suite cette même lettre (a) aux mots de lecture incertaine.
bLa phrase omise ici nous est demeurée obscure (nous lisons : « que le premier dessein qu’Il a eu en nous créant a été de nous jusqu’à Lui. »).
cou Mons[eigneu]r.
Correctifs de La Vie par elle-même et autres écrits biographiques :
Page Ligne contexte corrigé (avec explications complémentaires s’il y a lieu).
25 05 (Laurent est un Grand Carme et non un carme déchaussé, ce qui suppose une révision de la première ligne du tableau ; Mectilde de Bar est décédée en 1698 et non en 1690).
47 01 important. La première annexe : La famille
94 03 (ce paragraphe devrait figurer en petit corps, cf. p. 91)
165 14 pouvait
193 note 1 Il s’agit de Saint-Gervais-les-Bains, près de Sallanches, dans la vallée de Chamonix (et non d’un quartier de Genève).
166 03 fît (nombreux accent circonflexes absents - ou à enlever, p. 168, 169…)
179 12 coûtat
575 en-tête CHAPITRE 17
790 09 jésuite, à quoi
849 en-tête CHAPITRE 18
1047 19sq. (déplacement vers la marge de gauche des enfants 2. Armand-Claude
à 5. Jeanne-Marie, qui sont ceux de madame Guyon ! )
1049 15sq. (déplacement vers la marge de gauche de la seconde épouse de Pons de Salignac)
1064 note 29 V. p. 750.
1105 09 (manque la description des Opuscules spirituels édités par Poiret en 1712. v. Chevallier (M.), Pierre Poiret, Biblioteca Dissidentium, vol.V, 1985)
1105 15 Vincenti1 (ajout d’une note)
1 « Le mot forme une sorte de rébus avec la vignette représentant une couronne : à celui qui est vainqueur (participe présent datif de vincere !) » (v. M. Chevallier, R.H.P.R., 2002, p. 377).
1109 24 Guyon…, éd. par les amis de Poiret
1125 2°col. (Répétition de la définition de Travail)
1149 26 « L’éducation chrétienne des enfants », 1690, 2e éd. 1696. On
Cette table est réduite aux grandes divisions de ce volume, le détail de chaque lettre étant donné en troisième partie de la Table générale des lettres qui précède.
Rappel des sources et organisation du volume.
21 lettres de Madame Guyon publiées dans le « Directeur Mystique » .
Lettres dont on connaît les destinataires et lettres datées.
II. Lettres au marquis de Fénelon.
III. Lettres à d’autres correspondants.
Lettres sans indications de date ou de destinataire.
I. « L’état des commençants ».
III. « Un progrès qui va encore plus loin ».
Ecrits spirituels de jeunesse.
Ecrits tardifs et témoignages des tiers.
Index des noms propres et liste de termes spirituels fréquents.
Annexes communes aux trois tomes.
Table générale des lettres de la Correspondance.
Distribution de l’ensemble de la Correspondance.
Correctifs de la Correspondance (incluant la pièce 80 du tome I) et de la Vie par elle-même.
Table du volume.
Fin du volume !!
Table supplémentaire à ne pas prendre en compte lors de la préparation des épreuves !
Rappel des sources et organisation du volume. 11
21 lettres de Madame Guyon publiées dans le « Directeur Mystique » . 15
1. Voie pour devenir une créature nouvelle. 15
3. Mourir à soi et s’abandonner. 20
4 A POIRET. Foi nue et oraison simple. 21
5. Usage des incertitudes. Anéantissement. 23
6. Abandon de son sort à Dieu. 25
8. Danger des voies extraordinaires. 28
9. Résistance à Dieu, peines et abandon. 31
10. Perte de la raison et de la volonté. 33
11. Fermeté dans l’abandon. 35
12. Fidélité dans la voie de la perte. 37
13. D’assurance dans la voie de la perte. 38
14. Communications des esprits. Souplesse sous Dieu. 39
16. Perte totale, source de tout bien. 43
18. Agrément de l’abjection. 45
20. Etat d’une âme perdue en Dieu. 47
21. Usage des écrits intérieurs. 49
Lettres dont on connaît les destinataires et lettres datées. 51
22 [D.3.55] A FENELON. 26 mai 1689. 51
23 [D.1.221] A FENELON. Fin 1688 ou début 1689. 54
24 [D.3.129]. A FENELON. Fécondité et communication spirituelle. 55
25 [D.1.236]. A FENELON (?) Etat d’une âme à qui Dieu est tout. 58
26 [D.2.112]. A FENELON (?) Union de cœurs. Conduite, etc. 61
27 [D.2.169]. A FENELON (?) ET A … Touchant divers états. 62
28 [D.2.170]. A FENELON (?) Désappropriation. Anéantissement. 66
II. Lettres au marquis de Fénelon. 67
29. DE FENELON AU MARQUIS DE FENELON. 1714 (?) 67
30 [D.4.132]. AU MARQUIS DE FENELON. Eviter la scrupulosité, etc. 69
31 [D.4.134]. AU MARQUIS DE FENELON. Divers avis. 71
III. Lettres à d’autres correspondants. 73
32 [D.1.5] A Mlle DE LA MAISONFORT. 73
33 [D.1.168] A Mlle DE LA MAISONFORT. 76
34. A L’ARCHEVEQUE COLBERT DE ROUEN. 77
35. AU DUC DE CHEVREUSE ( ?). 79
L’abandon, clef de tout l’intérieur. 79
36. AU FILS DU VIDAME ( ?) 1715 (?) 81
37 [D.2.22]. 1691. Ne pas se chagriner de ses défauts. 82
39 [D.4.164]. 1716. Vérité non reçue. 85
40. D’une âme désolée. 4 et 7 décembre 1716. 85
41 [D.4.165]. 1717. Acquiescement à souffrir. 88
Lettres sans indications de date ou de destinataire. 88
I. « L’état des commençants ». 88
43 [D.1.2]. Avis de conduite pour l’extérieur et l’intérieur. 89
44 [D.1.3]. Diverses règles de conduite. 90
45 [D.1.4]. Obéissance, devoirs, oraison. 92
46 [D.1.6]. Divers avis de conduite. 94
47 [D.1.7]. Bonheur de connaître ses défauts. 96
48 [D.1.8]. Ne point haïr la corrrection. 97
49 [D.1.9]. Ne point haïr la correction (suite). 98
50 [D.1.10]. Usage de la rigueur. Misère universelle. 99
51 [D.1.11]. Ne point contester, etc. 99
52 [D.1.12]. [Grâce et nature]. 100
53 [D.1.13]. S’avancer toujours. 100
55 [D.1.15]. Connaissance de soi-même, etc. 101
56 [D.1.16]. Se rompre en diverses choses pour l’amour de Dieu. 101
57 [D.1.17]. Se mortifier en diverses choses. 103
58 [D.1.18]. Mort à l’esprit propre… 104
59 [D.1.19]. Réponse à la lettre qui précède : 105
60 [D.1.19]. Soumission de l’esprit. 105
61 [D.1.20]. Soumission de l’esprit (suite). 106
62 [D.1.21]. Périls du propre esprit. 107
63 [D.1.22]. L’attachement à soi, grand obstacle. 107
64 [D.1.23]. la grâce fait changer l’humeur. 108
65 [D.1.24]. Surmonter les défauts d’humeur. 109
66 [D.1.25]. Surmonter la mélancolie. 111
68 [D.1.27]. Défauts découverts par la charité. 112
69 [D.1.28]. [Oraison de la volonté, foi nue]. 113
70 [D.1.29]. Egards au monde… 114
71 [D.1.30]. Corruption du monde. 115
72 [D.1.31]. Union d’âmes. 116
73 [D.1.32]. [Regarder Dieu en la personne]. 117
74 [D.1.33]. Utilité d’être contrarié. 118
75 [D.1.34]. Union des âmes, nécessaire. 118
76 [D.1.35]. Oraison, mortification. 119
77 [D.1.36]. S’exposer souvent en silence devant Dieu. 120
78. [D.1.37]. Esprit intérieur. Souffrir les croix. 122
79 [D.1.38]. Cultiver l’intérieur. Eviter le superflu. 124
80 [D.1.39]. [Que sommes-nous que des chiens morts ?] 125
81 [D.1.40]. Oraison et humilité. 126
82 [D.1.41]. Détour de foi : retour à Dieu par le cœur. 127
83 [D.1.42]. Raisonnement de l’esprit et touche du cœur. 128
84 [D.1.43]. Manque de cœur ouvert, grand obstacle. 129
85 [D.1.44]. Devenir simple pour Jésus-Christ. 131
86 [D.1.45]. Simplicité de cœur, humilité, oubli de soi-même, etc. 132
87 [D.1.46]. Résolution d’un commençant. 134
88 [D.1.47]. Dieu a des voies sur les âmes. 134
89 [D.1.48]. Suivre les desseins et la voie de Dieu. 135
90 [D.1.49]. Ne point se former de propre vocation. 137
91 [D.1.50]. Sur l’indépendance de conduite. 137
92 [D.1.51]. Choisir ou non la voie de l’anéantissement. 139
94 [D.1.53]. Avis pour une conduite paisible. 141
95 [D.1.54]. Ne point sortir trop tôt hors de soi. 142
96 [D.1.56]. Discernement de l’inspiration de Dieu. 143
97 [D.1.57]. Démêler la grâce d’avec la nature. 144
98 [D.1.58]. Douceur envers les faibles. 145
99 [D.1.59]. Souffrir les défauts… 146
100 [D.1.60]. Aller pas à pas avec les commençants. 147
101 [D.1.61]. Support des infirmes. 147
102 [D.1.62]. Supports et devoirs mutuels. 148
104 [D.1.64]. Comment supporter les défauts, etc. 149
105 [D.1.65]. Conduite et support des faibles. 150
106 [D.1.66]. Conduite… (suite). 151
107 [D.1.67]. Support et correction des défauts. 151
108 [D.1.68]. [Tolérance à l’égard des défauts]. 153
109 [D.1.69]. Se combattre avec courage et persévérance. 154
110 [D.1.70]. S’accommoder aux faiblesses. 156
111 [D.1.71]. S’accommoder… (suite). 156
112 [D.1.72]. S’humilier. S’occuper de Dieu. 157
113 [D.1.73]. Ne se décourager pour ses défauts. 158
114 [D.1.74]. Ne se décourager… (suite). 158
115 [D.1.75]. Coopérer avec courage et patience. 159
116 [D.1.76]. Diverses vertus de l’âme coopérante. 160
117 [D.1.77]. Fidélité à la grâce… 161
118 [D.1.78]. Fidélité à la grâce et petitesse. 162
119 [D.1.79]. Compassion. Fidélité, etc. 163
120 [D.1.80]. [Il a une bonne lancette…] 163
121 [D.2.1]. Abrégé des voies de Dieu. 164
122 [D.2.2]. Oraison et dévotion solide. 171
[Dix Lettres de direction adressées à une demoiselle :] 173
123 [D.2.3].[…comme s’il n’y avait que Dieu et vous…] 173
124 [D.2.4].[…Au milieu de votre cœur…] 174
125 [D.2.5]. Avis pour un fondement solide. 174
126 [D.2.6]. Avis… (suite). 175
127 [D.2.7]. [Utilité de la joie]. 176
139 [D.2.19]. Sur la peine d’ouvrir son cœur… 182
140 [D.2.20]. Prier, lire, n’être pas triste. 182
141 [D.2.21]. Indiscrétion des commençants. 183
142 [D.2.23]. N’être point irrésolu ou partagé. 184
144 [D.2.25]. Tentations d’incertitude. 185
145 [D.2.26]. Ne point retourner en arrière. 186
146 [D.2.27]. [Je vous veux si pur, si petit…] 187
147 [D.2.28]. Amitié d’amour-propre… 188
153 [D.2.34]. Mortifier la propre volonté. 191
154 [D.2.35]. Mortifier sa propre volonté. 192
155 [D.2.36]. Nécessité de mourir à tout. 192
157 [D.2.38]. Retraite intérieure. 195
158 [D.2.39]. Règles de conduite intérieure. 196
159 [D.2.40]. De la prière du cœur, etc. 197
160 [D.2.41]. Recueillement. Oraison du cœur. 202
161 [D.2.42]. Besoin de la présence de Dieu. 203
162 [D.2.43]. Retours fréquents à Dieu. 204
163 [D.2.44]. S’exposer souvent à Dieu… 204
164 [D.2.45]. Eviter la tristesse. 205
165 [D.2.46]. Paix et abandon. 206
166 [D.2.47]. Souffrir les oppositions et tentations. 207
167 [D.2.48]. Dire ses peines. 208
168 [D.2.49]. Conseils de cessation, d’abandon, etc. 208
169 [D.2.50]. Nécessité des secours et moyens. 209
170 [D.3.1]. Voies de Dieu et des hommes, incompatibles. 210
171 [D.3.2] Commencer par l’intérieur et par l’oraison. 211
172 [D.3.3]. De l’extérieur et de l’intérieur. 214
173 [D.3.4]. S’occuper de Dieu, se garder du reste. 218
174 [D.3.5]. Oraison et renoncement à soi. 218
175 [D.3.6]. Avis sur l’oraison. 219
176 [D.3.7]. Dissipation, recueillement, oraison. 221
177 [D.3.8]. Continuer l’oraison. 222
178 [D.3.9]. Oraison. Attirer à Dieu le prochain. 223
179 [D.3.12]. Le temps de détruire ses passions et défauts. 225
180 [D.3.13]. Opposition à se reconnaître. 227
181 [D.3.14]. Raison et amour-propre, obstacles à Dieu. 228
182 [D.3.15]. Connaissance de ses défauts. 229
183 [D.3.16]. Combattre ses défauts naturels. 230
185 [D.3.18]. Découverte des défauts intérieurs. 231
186 [D.3.23]. Dommage des réflexions, etc. 232
187 [D.3.24]. Ne point suivre les ferveurs. 233
188 [D.3.25]. Eviter la curiosité et la distraction. 234
189 [D.3.26]. Ne point donner lieu à la tristesse. 234
190 [D.3.27]. La mélancolie se chasse par l’oraison. 235
191 [D.3.28]. De la mélancolie et de la joie, etc. 237
192 [D.3.29] ; Faiblesse de l’homme. Renoncement à soi. 239
193 [D.3.30]. Renoncement à soi. Fidélité à Dieu. 239
194 [D.3.31]. Croix journalières. Renoncer à soi-même. 241
197 [D.3.34]. Jeûne indiscret. 242
198 [D.3.35]. Pour être à Dieu. 244
199 [D.3.36]. Soumission. Ingénuité. 247
200 [D.3.37]. Se laisser conduire en enfant. 247
201 [D.3.38]. Lait des enfants. Pain des forts. 248
202 [D.3.39]. Avis de conduite, etc. 249
204 [D.3.42]. Sur le devoir de conduire et de corriger. 254
205 [D.3.43]. Support et service du prochain pour Dieu. 256
206 [D.3.44]. Education des enfants. 258
207 [D.3.47]. Souffrir pour soi et pour d’autres. 259
208 [D.3.48]. Union des saints. 260
209 [D.3.49]. Infidélité. Colère divine. 262
210 [D.3.50]. S’accoutumer au désintéressement. 263
214 [D.4.42]. Etre fidèle à Dieu. 266
215 [D.4.43]. Etre fidèle. 267
216 [D.4.44]. Oraison. Simplicité. 268
217 [D.4.45]. Se combattre. 269
218 [D.4.46]. Prier et se combattre. 271
219 [D.4.47]. Personnes d’oraison combattues. 272
220 [D.4.48]. Obstacles à l’avancement. 273
221 [D.4.49]. Avis sur les mortifications. 275
222 [D.4.50]. L’oraison en sécheresse. 276
223 [D.4.51]. Oraison. Mortification. 277
224 [D.4.52]. Abnégation, humilité, enfance. 278
227 [D.4.56]. Quand suivre ses mouvements. 281
228 [D.4.57]. Suivre Dieu. Comment souffrir. 282
229 [D.4.61]. Ne point se fonder sur le sensible. 283
230 [D.4.63]. Vie abrégée ou prolongée. 284
231 [D.4.64]. Se trouver dans le cœur de Jésus. 284
232 [D.4.66]. Avis de conduite. 285
233 [D.4.67]. Solitude. Chutes. 286
234 [D.4.69]. Avis de conduite en société. 287
235 [D.4.70]. Condescendance. Aridité. Parler. 288
236 [D.4.71]. Instructions et précautions spirituelles. 289
237 [D.4.75]. Oraison de silence. Recueillement. 290
239 [D.4.79]. Essentiel et accessoire. 291
II. « Un état plus avancé ». 292
240 [D.1.82]. Eviter l’activité dans l’oraison. 292
242 [D.1.84]. Ecouter la voix de Dieu à l’intérieur. 295
247 [D.1.90]. Moyens pour avoir l’intérieur paisible. 297
248 [D.1.91]. Obstacles au renouvellement du règne de Dieu. 298
249 [D.1.92].Du royaume si désiré. 299
250 [D.1.95]. Recherches secrètes de la nature. 300
251 [D.1.96]. Ne point s’excuser pour plaire à Dieu. 300
252 [D.1.97]. Ne s’attacher à l’extraordinaire, mais au solide. 301
253 [D.1.98]. Instructions sur la coopération. 302
254 [D.1.99]. Vrais moyens d’avancement selon Dieu. 303
256 [D.1.105]. « Laver dans l’abîme… » 305
258 [D.1.107]. Se laisser détruire à Dieu. 307
260 [D.1.110]. La mort, lumière sûre. 309
261 [D.1.111]. Mourir à soi-même. 309
262 [D.1.112]. Laisser faire la destruction du propre. 310
264 [D.1.114]. « Nous sommes un glaçon dur et resserré… » 311
266 [D.1.116]. Renoncer aux propres vues et réflexions. 312
268 [D.1.119]. Renoncement à soi, retour à Dieu, etc. 314
270 [D.1.121]. Sagesse humaine incompatible avec la divine. 316
272 [D.1.123]. Ne s’employer plus qu’à mourir à soi-même. 318
273 [D.1.124]. Prière et confiance en Dieu : y continuer. 319
274 [D.1.125]. Raison et oraison. 320
275 [D.1.126]. S’exposer souvent devant Dieu. 322
276 [D.1.127]. Souffrir avec soumission et persévérance. 323
277 [D.1.128]. Souffrir les peines et les distractions en priant. 324
278 [D.1.129]. Supporter les sécheresses, etc. 325
279 [D.1.130]. Porter les épreuves et les coups. 326
280 [D.1.131]. Sensibilités et leur usage. 328
281 [D.1.132]. Peines d’esprit. 328
282 [D.1.133]. Peines d’esprit (suite). 328
286 [D.1.137]. Foi nue, épreuves. 330
289 [D.1.140]. S’abandonner. 331
290 [D.1.141]. Avis pour les temps de séparation. 331
291 [D.1.142]. Croix, abandon, oraison, etc. 333
294 [D.1.145]. Simplicité, petitesse, etc. 334
295 [D.1.146]. Se laisser conduire à Dieu en enfant. 335
296 [D.1.147]. Etre petit. 336
297 [D.1.148]. Simplicité et droiture en tout. 336
299 [D.1.151]. Rareté de la simplicité désintéressée. 337
301 [D.1.153]. Abandon général et ses avantages. 338
302 [D.1.154]. Abandon, oraison, petitesse. 339
303 [D.1.155]. Acquiescer en Dieu par la foi. 340
304 [D.1.156]. Ne s’attacher qu’à Dieu. Rien de soi. S’abandonner. 341
305 [D.1.157]. Rien de soi, S’abandonner. 341
306 [D.1.158]. Appel à l’abandon absolu. 342
307 [D.1.160]. Abandon à Dieu sans retour sur soi. 344
308 [D.1.161]. Soumission humble et paisible à Dieu. 345
311 [D.1.164]. Indifférence, mort, abandon enfantin. 346
312 [D.1.165]. Correspondre à la grâce par le renouvellement de l’abandon. 348
313 [D.1.166]. Détachement et oubli de soi. 349
314 [D.1.167]. Abandon et ses avantages, etc. 349
315 [D.1.169]. Moments divins, etc. 351
316 [D.1.170]. Abandon continuel. 352
317 [D.2.51]. Voies de Dieu et de l’homme. 352
319 [D.2.53]. Trois états de l’Eglise. 353
320 [D.2.54]. Procédé graduel dans le spirituel. 354
321 [D.2.55]. De la correction des défauts. 355
322 [D.2.57]. Ménager les faibles, etc. 357
323 [D.2.58]. Simplicité. Conscience. 358
324 [D.2.59]. Se défaire de sa propre activité. 360
325 [D.2.60]. Amortir la vivacité, etc. 361
326 [D.2.61]. Prier. Mourir à la vivacité naturelle. 362
327 [D.2.62]. Mortification du naturel, etc. 363
328 [D.2.63]. Fidélité à ce qui mortifie. 365
329 [D.2.64]. Ne pas vivre en soi. Vivre en paix. 365
330 [D.2.65]. Correspondre aux voies de Dieu. 366
331 [D.2.66]. Correspondre aux voies de Dieu. 368
332 [D.2.67]. Remède à l’amour-propre, etc. 369
333 [D.2.68]. Eviter le découragement. 369
334 [D.2.69]. Au marquis de Fénelon. 370
336 [D.2.71]. Au marquis de Fénelon ? Se désoccuper de soi. 371
338 [D.2.73]. Abandon absolu. 372
339 [D.2.74]. Contre la crainte de s’être trompé. 373
340 [D.2.75]. Ne pas s’opposer à ce qui nous fait souffrir. 373
341 [D.2.76]. Contre les craintes d’être trompé. 374
342 [D.2.77]. Hésitations punies. 375
343 [D.2.78]. Directeurs. Dépouillement. 375
344 [D.2.79]. Résistance active et sa cessation. 376
345 [D.2.80]. A Fénelon ? Oraison d’exposition en pure foi. 377
346 [D.2.81]. Dieu présent. Le regarder. 378
347 [D.2.82]. Se rendre à Dieu. Se supporter. 378
348 [D.2.83]. Utilité des sécheresses d’esprit. 379
349 [D.2.84]. Tâcher à s’occuper de Dieu. 380
350 [D.2.85]. Conduites diverses, etc. 380
351 [D.2.86]. Conduite diverses. Celle du sacrifice. 382
354 [D.2.89]. Mourir à soi, aux appuis, au sensible. 385
355 [D.2.90]. Ne chercher que d’adhérer à Dieu. 385
356 [D.2.91]. Mourir à tout et à soi-même. 386
357 [D.2.92]. Mourir à tout et à soi-même. 388
358 [D.2.93]. S’abandonner à mourir. 389
359 [D.2.94]. Comment faire dans la mort mystique. 389
360 [D.2.95]. Comment faire dans la mort mystique. 390
361 [D.2.96]. Comment faire dans la mort mystique. 390
362 [D.2.97]. Dispositions à l’anéantissement. 391
363 [D.2.98]. Ne point chercher d’appui. 392
364 [D.2.99]. Purification de l’amour-propre. 393
365 [D.2.100]. Purification de l’amour-propre, etc. 394
366 [D.2.101]. Tentation d’amour-propre spirituel. 395
367 [D.2.102]. Abandon, distractions, mortification, etc. 396
368 [D.2.103]. Purification passive de l’âme. 398
369 [D.2.104]. Purification douloureuse et abandon. 398
370 [D.2.106]. Peines et impuissances. 400
371 [D.2.107]. Bonheur de l’anéantissement. 401
372 [D.2.108]. Se taire pour mourir à soi. 402
373 [D.2.109]. Oppositions à la grâce. 403
374 [D.2.110]. Apprendre à se simplifier. 404
375 [D.3.51].Construction divine du vrai intérieur. 405
376 [D.3.52]. Intelligence et simplicité des paroles de Dieu. 407
377 [D.3.54]. Usage des moyens. Attache à Dieu seul. 409
378 [D.3.59]. Tranquillité de deux sortes. 410
379 [D.3.61]. Foi nue commencée. Epreuves, etc. 410
382 [D.3.64]. Voies de Dieu pénibles. Abandon. 412
383 [D.3.65]. Peines d’esprit de plusieurs sortes. 413
384 [D.3.66]. Voie de perte et de mort, etc. 415
385 [D.3.67]. Voie de perte et de mort à toutes choses. 416
386 [D.3.70]. Oraison sans action des puissances. 419
387 [D.3.72]. Se laisser traiter et détruire à Dieu. 420
388 [D.3.73]. N’aimer que Dieu. S’en laisser détruire. 422
389 [D.3.74]. Insensibilité. Mort. Fidélité à cet état. 423
391 [D.3.76]. N’aimer que Dieu. S’en laisser détruire. 427
395 [D.3.84]. Désappropriation, foi, lumière et ténèbres. 431
396 [D.3.85]. Du dépouillement de l’âme, etc. 432
397 [D.3.86]. Abandon et humiliations. 433
398 [D.3.87]. Etat de passiveté. 434
399 [D.3.88]. Foi passive et nue. Abandon. 435
400 [D.3.89]. Etre passif. Etre chargé d’âmes. 437
401 [D.3.91]. Abandon. Oraison. Enfance. 438
402 [D.3.92]. Abandon purifiant. Voie du fond., etc. 439
403 [D.3.94]. Amour, souffrances, fidélité à Dieu. 445
404 [D.3.95].Abandon absolu. 446
405 [D.3.96]. Abandon. Fidélité. Vicissitudes. 446
406 [D.3.97]. Union. Corruption. Enfance. 447
407 [D.4.81]. Voie de l’amour et de la foi. 448
409 [D.4.86]. Croix. Enfance. 448
410 [D.4.87]. Bonheur des croix. 449
411 [D.4.88]. Résister au démon par foi et abandon à Dieu. 450
412 [D.4.91]. Dépouillement, avancement. 451
413 [D.4.92]. Recueillement. Oraison. Abandon. 453
414 [D.4.93]. Fidélité à l’oraison bien que sèche. 454
417 [D.4.96]. Souffrir les sécheresses. 455
418 [D.4.97]. Décès en état de sécheresse. 456
419 [D.4.99]. Du sacrifice de l’âme. 457
420 [D.4.100]. Comment il faut donner conseil. 460
421 [D.4.101]. Avis de conduite. 461
422 [D.4.105]. Oraison. Présence de Dieu. 462
423 [D.4.110]. Lettre de consolation. 463
424 [D.4.111]. Lettre de consolation. 464
425 [D.4.112]. Consolation. 465
426 [D.4.113]. Salut des enfants mourants. 466
427 [D.4.114]. Usage et fruits des afflictions. 467
428 [D.4.116]. Foi nue. Amour pur. 467
430 [D.4.118]. Oubli et vide de soi-même. 469
431 [D.4.119]. Perdre tout. 469
432 [D.4.120]. Oublier tout. 470
433 [D.4.124]. Touchant les nouveaux prophètes. 470
434 [D.4.125]. Touchant les Nouveaux Prophètes (suite). 476
435 [D.4.126]. Union des âmes en Dieu. 477
III. « Un progrès qui va encore plus loin ». 477
436 [D.1.172]. De l’abandon absolu. 477
437 [D.1.173]. Abandon à la volonté et vertu de Dieu. 478
438 [D.1.174]. Abandon dans les revers, etc. 479
441 [D.1.177]. Abandon au jugement de Dieu. 480
442 [D.1.178]. Se prêter à Dieu sans attache. 481
443 [D.1.179]. L’abandon se réitère sans multiplicité. 481
444 [D.1.180]. Perte de tout sans appui. 482
445 [D.1.181]. Perdre la sagesse humaine. 482
446 [D.1.182]. Perdre la sagesse humaine. 482
447 [D.1.183]. Détachement spirituel et simplicité. 484
448 [D.1.184]. Horreur de l’appui sur soi. 485
449 [D.1.185]. Perte des répugnances spirituelles. 485
450 [D.1.186]. Perdre l’attache à l’extraordinaire. 486
451 [D.1.187]. L’état du rien possède Dieu. 487
452 [D.1.190]. Ne tenir à rien, etc. 487
454 [D.1.192]. S’avancer du connu, etc. 489
455 [D.1.193]. Aller à Dieu par l’esprit, etc. 490
456 [D.1.194]. Aller dans le simple général. 491
457 [D.1.196].Ne pas juger le spirituel par le sensible. 492
458 [D.1.197]. Manières d’agir de Dieu opposées à celles des hommes. 493
459 [D.1.198]. Comment juger des choses divines. 494
460 [D.1.200]. Diverses opérations, etc. 495
461 [D.1.201]. Fautes de surprise, etc. 496
462 [D.1.202]. Compassion des faibles. Jugements de Dieu. 497
463 [D.1.203]. humiliation et enfance. 499
464 [D.1.204]. Petitesse et enfance. 499
465 [D.1.205]. Simplicité, petitesse, abandon. 500
466 [D.1.206]. Simplicité et conduite des enfants. 501
467 [D.1.207]. Obéissance et abandon enfantin. 502
468 [D.1.208]. Agir en simplicité. 502
469 [D.1.209]. Simplicité et pureté de cœur. 503
471 [D.1.211]. Humilité et espérance de l’humble. 504
472 [D.1.212]. Connaître la volonté de Dieu. 505
473 [D.1.216]. Union en charité, etc. 506
475 [D.1.218]. Unions spirituelles. 507
476 [D.1.219]. Union des âmes en Dieu. 507
477 [D.1.220]. Unions spirituelles, etc. 509
478 [D.1.222]. Ravissement et union en Dieu. 510
479 [D.1.223]. Union en Dieu invariable. 510
480 [D.1.224]. Fondements de l’amitié et de l’union véritable. 511
481 [D.1.225]. Unité de volonté, etc. 512
482 [D.1.229]. Opérations de Dieu, etc. 513
483 [D.1.230].Tout à Dieu. Rien à nous. 514
485 [D.1.234]. Suivre Dieu pour vivre de sa vie. 516
486 [D.1.235]. Nouveau jour, tout en Dieu. 516
487 [D.1.237]. Le vrai amour ne trompe point. 518
488 [D.1.238]. Dieu seul. Néant du reste. 518
489 [D.1.239]. Attendre les promesses en patience. 519
490 [D.1.240]. L’intérieur inconnu, etc. 520
491 [D.2.111]. Sentiment. Raison. Foi. 521
492 [D.2.117]. Avis de patience, etc. 523
493 [D.2.118]. Petitesse. Point d’appui dans la purification. 524
494 [D.2.119]. Ne point juger de soi-même. 524
495 [D.2.120]. Abandon libre et absolu. 525
496 [D.2.121]. Vie propre, difficile à perdre. 526
497 [D.2.122]. Perte et abandon. 527
498 [D.2.123]. Perte et abandon. 528
499 [D.2.124]. Abandon à Dieu et sa sûreté. 528
502 [D.2.127]. Abandon à l’amour purifiant. 530
503 [D.2.128]. Abandon et sacrifice de soi. 531
505 [D.2.130]. Perte d’appuis. Abandon. 532
506 [D.2.131]. Peines dans l’abandon interrompu. 533
507 [D.2.132]. Abandon absolu. 534
508 [D.2.133]. Pur abandon, etc. 534
509 [D.2.134]. Peines dans l’abandon. 535
511 [D.2.136]. Abandon sans réserve. 536
512 [D.2.137]. Abandon et perte sans et avec courage. 538
513 [D.2.138]. Nécessité de l’anéantissement. 539
514 [D.2.139]. Avantage et rareté de l’abandon. 540
515 [D.2.141]. Perte et abandon. 541
516 [D.2.142]. Mort, perte, exil du cœur. 545
517 [D.2.143]. Dépouillement. 546
518 [D.2.144]. Sacrifice. Suivre Dieu. 546
520 [D.2.148]. Patience. Oraison. Souffrances. 547
521 [D.2.149]. Tranquillité. Peines de propriété. 548
522 [D.2.150]. Souplesse aux mouvements divins. 549
523 [D.2.151]. De l’humilité. 550
524 [D.2.152]. Néant de la créature. 550
526 [D.2.155]. Esprit libre et enfantin. 551
527 [D.2.156]. Opération de Dieu. Pureté, etc. 552
528 [D.2.157]. Impressions divines et passagères. 554
529 [D.2.160]. Commencement de résurrection spirituelle. 555
530 [D.2.161]. Dieu sauve ce qui est perdu. 556
531 [D.2.162]. Destruction de la sagesse humaine. 558
532 [D.2.163]. Petitesse et souplesse. 560
533 [D.2.164]. Agir par la volonté de Dieu seul. 560
534 [D.2.165]. Séparation de l’âme et de l’Esprit. 561
535 [D.2.166]. Etat et voie de la foi nue. 563
536 [D.2.167]. De la perte totale du soi. 564
538 [D.2.171]. Etat d’anéantissement. 569
539 [D.2.172]. Mort, résurrection, perte. 569
540 [D.2.173]. Souffrances et purification d’une âme ressuscitée. 570
541 [D.2.174]. Abandon, amour, croix. 571
542 [D.2.175]. Sacrifice [Epreuve] et soumission extrême. 572
543 [D.2.176]. Etat d’une âme toute sacrifiée. 573
545 [D.2.178]. Bonheur de souffrir pour Dieu. 574
547 [D.2.180]. Oraison, amour pur, croix. 575
548 [D.2.181]. Pur abandon. 576
549 [D.2.182]. Etat de pur abandon. 578
550 [D.2.184]. Pur abandon et la tranquillité. 579
551 [D.2.185]. Dégagement de l’âme, combien sûr. 580
552 [D.2.186]. Réunion. Souffrances. Abandon. 582
553 [D.2.187]. Etat d’unité avec Dieu. 582
554 [D.2.189]. Etat d’enfance et d’anéantissement. 583
555 [D.2.191]. Excellence, prérogatives et effets de l’amour pur. 584
556 [D.2.194]. Dieu conduit par le cœur. 586
557 [D.2.196]. Etat de l’âme réunie à Dieu. 586
558 [D.2.197]. Connaissance sublime du péché. 587
559 [D.2.198]. Etat de la foi toute nue. 589
560 [D.2.199]. Aveu de son néant. 590
561 [D.2.200]. Etat de la foi toute nue, etc. 590
562 [D.3.101]. Règne de Jésus-Christ par l’intérieur. 591
563 [D.3.107]. Communications, etc. 594
564 [D.3.109]. Dieu-parole dans les âmes pures. 597
565 [D.3.110]. Enfance de Jésus-Christ. 600
566 [D.3.111]. Voir tout en Dieu. 601
567 [D.3.112]. Etat d’anéantissement. 602
569 [D.3.114]. Communications divines. 603
570 [D.3.115]. Certitude des communications divines. 604
571 [D.3.116]. Communications divines. 605
572 [D.3.117]. Diverses épreuves pénibles. 609
573 [D.3.119]. Peines de réjection de Dieu. 610
574 [D.3.120]. Résister à Dieu. Directeurs. 611
575 [D.3.121]. Imperfections pénibles à une âme pure. 612
576 [D.3.122]. Silence, vrai amour. 613
577 [D.3.124]. Esprit divin de direction. 613
578 [D.3.125]. Union des âmes ici et hors de cette vie. 614
579 [D.3.126]. Zèle pour le royaume de Dieu. 615
580 [D.3.127].[Les souffrances du directeur]. 615
581 [D.3.128]. Disposition des conducteurs, etc. 617
582 [D.3.130]. Paternité et filiation spirituelle. 618
583 [D.3.131]. Ecrits des femmes. 620
584 [D.3.132]. Souffrances pour des âmes. 621
585 [D.3.133]. Douleurs pour les âmes infidèles. 621
586 [D.3.134]. Petitesse et détachement, etc. 622
587 [D.3.135]. Conduite spirituelle. 622
588 [D.3.136]. Désintéressement de conduite spirituelle. 623
589 [D.3.139]. Conduite désintéressée des autres. 624
590 [D.3.140]. Agir par le cœur. 625
591 [D.3.141]. Ne regarder qu’à Dieu. 625
592 [D.3.143]. Mouvements divins, etc. 626
593 [D.3.147]. Voie d’opprobre d’une âme de choix. 626
594 [D.3.148]. Traverses, croix, abandon. 627
595 [D.3.149]. Participation aux opprobres. 628
599 [D.3.153]. Ne dépendre que de Dieu. 631
600 [D.3.154]. Abandon aimable. 632
601 [D.3.155] ; Simplicité. 632
602 [D.3.156]. Procurer le bien salutaire du prochain. 635
603 [D.4.127]. Aimer l’enfance, etc. 636
605 [D.4.130]. Effet des prières après la mort. 638
606 [D.4.131]. Sentir ses misères. 639
607 [D.4.137]. Simplicité. Vérité. Oraison. 639
608 [D.4.138]. Destruction de l’amour-propre. 640
609 [D.4.139]. Ne point régler la vérité, etc. 640
610 [D.4.140]. Douleurs spirituelles pour autrui. 642
611 [D.4.141]. Docilité spirituelle, etc. 642
613 [D.4.144]. Communications intérieures et divines. 644
614 [D.4.147]. Epreuves par les démons, etc. 645
615 [D.4.155]. Abandon. Condamnation. 647
616 [D.4.156]. Usage des événements et vicissitudes. 647
617 [D.4.157]. Paix. Abandon. Dieu au-dedans. 648
618 [D.4.158]. 1688. S’unir en Dieu, etc. 649
620 [D.4.160]. Des écrits et matières mystiques. 650
621 [D.4.161]. Amour de la nudité. Horreur de l’appropriation. 653
623 . « D’une paysanne » à Madame Guyon. 655
Ecrits spirituels de jeunesse. 663
624. « CONDUITE DE DIEU ENVERS UNE SIMPLE BERGERE. » 4 mars 1674. 663
625. « LE JOUR DE LA TRANSFIGURATION... » Avant 1681. 664
626. « MON ETAT PRESENT... » Avant 1681. 668
627. « …UN CHEMIN FORT ARIDE… » Avant 1681. 670
628. « CES PAROLES DE JOB… » Avant 1681. 672
629. « JE SUIS TOUJOURS DANS LE MEME ETAT… » Avant 1681. 675
630. « …POUR PURIFIER… » Avant 1681. 677
631. « …UN ABîME DE MISèRES… » Avant 1681. 678
632. « …IL ME SEMBLE QUE JE NE SUIS QUE MISERES. » Avant 1681. 681
633. « DE LA SOUFFRANCE. » Avant 1681. 684
634. « PENSEES SUR LE GLORIA PATRIS. » Avant 1681. 684
635. « DIFFERENTES MANIERES DONT DIEU SE SERT… » Avant 1681 ? 687
636. « DIFFERENTES MANIERES DE VOIR EN ESPRIT... » Avant 1681. 690
637. « LA DISPOSITION DE MON ESPRIT... » Avant 1681. 694
638. « TOUTE MON OCCUPATION NE VIENT QUE DE L’AMOUR... » Avant 1681. 696
Ecrits tardifs et témoignages des tiers. 697
639. « FAISANT VERS VOUS SELON NOTRE POUVOIR...» Après 1710. 697
640. DEVOIRS DE LA CREATURE INTELLIGENTE... Avant 1681 ? 700
641. « MOI QUI SUIS PETITE AVEC VOUS... » 701
642. « LE SOIR DE LA PENTECOTE... » 703
643. « LE DERNIER DE JANVIER, EN SOUPANT LE SOIR... » 704
644. « DE L’ABBE DE LA BLETTERIE A UN AMI (…) » Après 1733. 706
Correctifs (incluant la pièce 80 du tome I). 716
Index de noms propres et liste de termes spirituels fréquents. 708
Distribution de l’ensemble de la correspondance. 711
Table générale des lettres figurant dans les trois volumes de la Correspondance. 714