Expérience mystique en Occident

Quatrième de couverture du volume I Des origines à la Renaissance :



J’arpente depuis longtemps les allées de la mystique et j’ai souvent regretté de ne pas disposer d’un guide. Voilà pourquoi, parvenu à l’âge mûr, je publie un travail destiné à tous ceux qui, sans disposer de carte ni d’orientation au sein d’une immense littérature spirituelle, recherchent les témoignages essentiels et eux seuls.

Dans cet itinéraire ou pèlerinage chronologique, je ne cite que les témoignages d’expérience du divin en évitant toute littérature dérivée ; les influences personnelles exercées par des « aînés » expérimentés sur leurs « cadets » sont soulignées, puisque les mystiques ne se forment pas seulement en lisant d’excellents livres.

Ce volume "Expérience mystique en Occident I. Des Origines à la Renaissance" présente des figures mystiques essentielles à l’aide de leurs témoignages. Il peut être utilisé comme un guide introduisant à la Tradition chrétienne occidentale.

Très prochainement deux volumes seront consacrés au XVIIe siècle : II. L’Invasion mystique des Ordres anciens et III. Ordres nouveaux et figures singulières. Un dernier volume IV. Une école du cœur. Étoilement des mystiques présentera le réseau des spirituels de la quiétude né en Espagne et développé dans le cercle normand et à Paris puis achèvera notre entreprise en couvrant les siècles récents.

Dominique Tronc a assuré les éditions critiques de nombreuses œuvres de Madame Guyon aux Éditions Champion ; de ses directeurs Jacques Bertot et Maur de l’Enfant-Jésus ainsi que de Jean de Bernières et Martial d’Étampes aux Éditions du Carmel ; de Madame Guyon, Fénelon, Bernières, Canfield aux Éditions Arfuyen en collaboration avec Murielle Tronc. Il étudie les filiations spirituelles au XVIIe siècle. Son origine n’est pas littéraire puisqu’il a auparavant mené des travaux en physique et électronique corpusculaire appliqués à la réalisation d’accélérateurs.


TABLE DES MATIÈRES
EXPÉRIENCES MYSTIQUES EN OCCIDENT 5 DES ORIGINES À LA RENAISSANCE 5

Remerciements 6


INTRODUCTION 9 De la Mystique 9 Opinions de quelques-uns. 15 Contenu des quatre volumes 22 Avertissement. 27


I. DES ORIGINES À LA RENAISSANCE 29 1. L’ANTIQUITE ET LE HAUT MOYEN AGE 31 Israël 31 L’Ancien Testament 32 Le Nouveau Testament 33 L’apport judaïque 35 Le monde gréco-romain 39 Le stoïcisme et Épictète (vers 130) 39 Le néoplatonisme de Plotin ( ? - 270) à Proclus (412-485) 40 Grégoire de Nysse (~331 – apr. 394) et les Pères grecs 42 Saint Augustin (~354 - 430) et les Pères latins 45 Denys l’Aréopagite (~500) 45 Le Moyen Âge en terres chrétiennes 49 Moines du désert et leurs Apophtegmes 49 Jean Climaque (~575 ~650) et la Philocalie 50 Jean de Dalyatha (~690 ~780) 54 Syméon le Nouveau Théologien (949 - 1022) 54 Le Moyen Âge en pays islamisés 59 Thèmes et influence 63 Figures 65 Tables et listes de spirituels et mystiques chrétiens 66 Liste de mystiques chrétiens du XIe au XVIIe siècle 69


2. LE NORD DE L’EUROPE DU XIIE AU XVE SIECLE 73 Guillaume de Saint-Thierry (~1085-1148) 75 Cisterciens, victorins, chartreux 79 Les cisterciens et Bernard de Clairvaux (1091-1153) 79 Les victorins 82 Les chartreux 86 Trois Guigues 88 Hugues de Balma (~1300) 89 Denys le chartreux (1402-1471) 92 Béguines et Moniales 95 Un nouveau mode de vie 95 Deux Hadewijch 98 Marguerite Porete 102 Monachisme féminin 106 Gertrude d’Helfta 107 L’essor dans la vallée du Rhin 109 Maître Eckhart (~1260-1328) 109 Suso (~1295-1366) 115 Tauler (~1300-1361) 117 Institutions pseudo-taulériennes & Imitation de la vie pauvre de N.S.J.C. 124 Jan van Ruusbroec (1293-1381) 129 Un siècle de troubles 129 La vie et les œuvres 130 Les Noces spirituelles : Thèmes. Incertitude des traductions. Aperçu. 137 L’influence de Ruusbroec 145 Le cercle des proches. 145 Gérard Grote et la « Vie commune ». La congrégation de Windesheim 146 De la congrégation élargie de Windesheim au nouvel ordre jésuite 147 Gerlac Peters (1378-1411) 150 L’Imitation de Jésus-Christ (~1408 ?) 154 Henri van Herp (Harphius)(1400-1477) 155 L’Angleterre 159 Ermites et recluses, l’Ancren Riwle) (~1240 ?). 159 Richard Rolle (~1295 ? -1349) 162 Walter Hilton ( ? -1396) 166 L’auteur du Nuage d’Inconnaissance et son œuvre (~1370). 167 Julian de Norwich (~1343 – apr. 1416) 170 The book of Margery Kempe (~1373 ~1440) 173


3. LE SUD DE L’EUROPE AUX XIIE – XVE SIECLES 175 Les mouvements spirituels italiens de ~1000 à ~1200 176 François d’Assise (1182-1226) 179 Vertu de « pauvreté » et écrits 182 L’influence franciscaine 191 Claire d’Assise et les clarisses 191 Les débuts de l’ordre franciscain 193 Les Spirituels 194 Jacopone da Todi (~1236 - 1306) 198 Angèle de Foligno (1248 -1309) 201 Catherine de Gênes (1447-1510) et son cercle 209 La Vita 209 La « doctrine » 215 Le cercle génois ; influences reçues et exercées 218 Les origines en Espagne 221 Les influences 222 Le demi-siècle « des origines » 228 Le recueillement 230


4. L’EFFERVESCENCE DU XVIE SIÈCLE 233 Figures du nord 233 Theologia Deutsch, Livre de la Vie Parfaite (~1370 ?) 233 La Perle évangélique (~1520 ? éd. 1535) 236 Louis de Blois (Blosius) (1506-1566) 239 Évolutions franciscaines 243 Conventuels et observants, capucins, tertiaires… 243 Une « seconde » Angèle 245 Franciscains espagnols, Laredo (1482 ~1540) 250 Pierre d’Alcantara (1499-1562), ascète mystique 253 La réforme du Carmel espagnol 255 Chronologie du Carmel espagnol 257 Thérèse de Jésus (1515-1582) 261 Jeu d’influences 261 La vie d’une jeune fille espagnole pieuse 263 Sept demeures de l’âme 265 Jean de la Croix (1542-1591) 271 Le fondateur des carmes réformés 271 Les traces écrites 274 Le mont Carmel 277 Vide et unité 282 La « seconde génération » du carmel d’Espagne 289 Turba magna 289 Gratien (Graciàn de la Madre de Dios)(1545-1614) 291 Anne de Jésus (1545-1621) 292 Anne de Saint-Barthélémy (1549-1626) 297 Le Breve compendio (~1580) 305 Philippe Neri (1515-1595) fondateur de l’Oratoire romain 309 Tableau des Spirituels espagnols des XVIe et XVIIe siècles 316 Lieux fréquentés par Jean de la Croix et Thérèse d’Avila 318


SYNTHESE DES FILIATIONS ET INFLUENCES DU XIIE AU XVIIE SIECLE 320 Douze figures, douze textes, des sources 325 ANNEXES 327
I : COURANTS & MYSTIQUES JUIFS 327 Liste de courants et de mystiques juifs du Xe au XVIIe siècle 327 Dov Baer de Loubavitch (1773-1827) II : MYSTIQUES EN TERRES D’ISLAM 329 Table géographique de mystiques ayant vécu en terre d’Islam du IXe au XVIe siècle 329 CHOIX BIBLIOGRAPHIQUE 333 1.Ouvrages généraux 333 2.Figures et œuvres 334 INDEX 337 TABLE DES MATIERES 341
.

EXTRAIT I : De la Mystique 9 sq.


De la Mystique
On ne trouvera pas ici une réflexion sur la mystique puisque notre but est de laisser place à des témoignages qui font pressentir un au-delà inexpliqué du psychisme humain. Soulignons leur originalité et le respect qui leur est dû : lorsqu’un alpiniste éprouvé raconte son ascension de l’Éverest, il ne vient guère à l’esprit de remettre en cause son vécu. Écoutons de même un « aîné » tenter d’en rendre compte, même si nous sommes déroutés lorsqu’il s’appuie sur des expériences non partagées, en s’exprimant à travers des symboles ou des croyances qui ne sont plus les nôtres.
Jamais le terme « mystique » n’a été plus galvaudé qu’à notre époque, comme le montre tout sondage effectué sur le net ou en feuilletant certaines revues : dérivé du grec mustes « initié », il en est arrivé à désigner toutes sortes de phénomènes incompréhensibles, bizarres voire pathologiques (délire mystique). On y mêle les transes chamaniques ou les expériences dues aux substances hallucinogènes. On le confond souvent avec le paranormal ou avec le miraculeux, domaine de tout ce qui contredit les lois habituelles de la matière ou du biologique. Rien de tout cela n’a intéressé les auteurs que nous allons présenter.
Comme en témoignent des récits venus du monde entier, l’expérience qualifiée de « mystique », c’est-à-dire cachée - parce qu’elle ne se prête qu’à des descriptions indirectes et qu’elle n’est confirmée que par ses effets -, est spécifique. Elle est définie dans toutes les traditions comme l’expérience humaine de ce qui sous-tend l’univers, qu’on l’appelle Dieu, Grâce divine, Énergie…
Loin de n’être qu’un sentiment décrit comme « océanique », il est confrontation au Vide ou au Plein situé au-delà des expériences instantanées, des sentiments, des imaginations, de l’intellect. « Dès que les cavernes de l’entendement et de l’imagination sont vacantes, l’essence divine se révèle » et l’homme s’incline du plus profond de son être devant l’irruption de ce qu’il perçoit comme au-delà de son corps et de son psychisme mais dont il ne sait rendre compte. Le don reçu satisfait l’aspiration de celui qu’il remplit et donne un sens à sa vie.
Si son intensité est très forte, il peut conduire, de façon le plus souvent transitoire, à des manifestations liées à notre faiblesse, qui ne sont pas l’expérience ultime. Ces phénomènes ont trop souvent détourné de l’essentiel l’attention des observateurs. Connaissances médicales, observations ethnologiques, pratiques psychanalytiques nous permettent d’identifier à des intoxications, à des phases hystériques ou délirantes beaucoup de « phénomènes » et bizarreries (sensations physiques, visions, etc.) : ils appartiennent au registre de la maladie ou de la projection individuelle. Même si certains en étaient affligés, les grands mystiques les ont toujours rejetés et s’en méfiaient, appelant à dépasser le particulier de l’individu humain pour aller à l’Un. Nous avons donc délibérément écarté ce domaine pour aller vers les témoignages d’expériences profondes dont nous donnerons de nombreux extraits.
La mystique n’est pas non plus le simple prolongement des expériences humaines les plus hautes comme le sont l’amour, la perception de la beauté de la musique ou de la nature, les compréhensions fulgurantes, la ferveur religieuse. Elle n’est pas non plus présente dans les méditations de « pleine conscience » qui font tant de bien par la paix qu’elles apportent, mais qui appartiennent au développement personnel, corporel et psychologique : il y a là un repos parfait de toutes les facultés, mais c’est en soi que l’on repose, dans sa propre nature.
Le domaine mystique fait partie de ce qu’on appelle le « spirituel », il en est même le cœur qui anime tout. La spiritualité est à la fois plus large et beaucoup plus vague : elle englobe tous les écrits où l’on s’oriente vers « Dieu ». L’intellect, l’imaginaire, le sentiment tournent autour du divin : on est trop souvent dans une rêverie autour de…, dans une réflexion sur… Dans le meilleur des cas, il s’agit d’un élan, d’une tension vers Dieu, qui prépare l’être à être attentif à l’événement inouï qui peut se produire.
Face à l’immensité du champ spirituel, nous nous sommes efforcés d’éliminer les discours sur le divin pour nous concentrer sur les témoignages d’expérience. Les textes mystiques racontent l’irruption dans l’humain d’une dimension verticale, d’une autre nature, que les hommes sont forcés d’appeler « divine » car elle ne peut être fabriquée par les facultés humaines : l’Énergie qui sous-tend l’univers se manifeste à l’homme.
C’est ce face à face entre l’humain minuscule et « Dieu », qui forme le domaine propre à la mystique : l’homme rencontre sa source et la source de toutes choses. Des hommes et des femmes ont vécu cette irruption du divin en eux depuis l’aube de l’humanité, et cette expérience est universelle. Ils attestent la présence au centre d’eux-mêmes d’une Réalité expérimentée au-delà du corps, du psychologique, de l’intellect ou de l’imaginaire, qui existe au-delà de l’humain mais qui l’inclut et peut l’envahir intensément.
Cette expérience est ressentie au centre, au « cœur » de l’être : c’est pourquoi elle est souvent appelée « intériorité ». Une fois vécue, on ne peut plus la nier quelles que soient les contraintes extérieures ou les doutes d’origine intellectuelle. On ne peut que s’incliner devant elle, la vénérer et l’aimer. Une mystique contemporaine raconte joliment : « Et plus ça allait, plus je m’abandonnais à cette « chose » qui avait pris jour en moi, qui a pris pouvoir sur tout. J’en suis tombée folle amoureuse. Tout le reste est passé au second plan. » .
Cette Présence comble le vide de la nature humaine. En comparaison, tout ce qui a été vécu avant n’est rien que du transitoire, de l’illusoire : le capucin Benoît de Canfield (1562-1610) parlera du Tout de Dieu et du rien de la créature. Pour Pascal, cette expérience est si importante qu’il la transcrit sur un papier qu’il garde toujours sur sa poitrine : « Joie, pleurs de joie ».
Ces manifestations du début sont diverses, mais universelles : vibration du cœur, coulées d’amour, de béatitude, de silence, de paix, qui envahissent la personne et l’émerveillent. Le mystique les recherche, les attend, les favorise ; il les pleure lors de sécheresses, de « nuits », lorsque la Présence semble disparaître. Même si elle est recherchée volontairement, cette Présence se manifeste librement : c’est pourquoi bien des textes l’appellent la « grâce ». Si les préparatifs qui veulent faire remonter vers Dieu par l’effort humain, peuvent servir à apaiser ou favoriser cette expérience, ils sont bien entendu sans commune mesure avec cette liberté : « L’Esprit souffle où il veut », dit l’apôtre Jean .
Cette présence peut au début recevoir des qualificatifs : paix, amour… Mais selon leurs destins individuels, certains mystiques sont amenés à prendre conscience que ce ne sont que des effets de cette Présence et ils désirent davantage. Un double mouvement s’opère : par amour, dans un abandon total, le mystique se donne au divin pour qu’il fasse ce qu’Il veut ; en réponse, le divin l’envahit de plus en plus et nettoie tout ce qui n’est pas Lui. Le mystique perd alors toute projection vers l’objet-Dieu. Un grand retournement s’opère où le divin prend la place au cœur de l’homme, où se réalise l’union entre Dieu et l’homme :
[L’âme] « ouvre la capacité de tout son esprit pour engloutir cet abîme, mais au contraire s’en trouve être heureusement absorbée et engloutie… .
Ceci au prix d’un profond dénuement et d’une grande obscurité car le divin est incompréhensible aux facultés humaines : c’est le « Nuage d’inconnaissance », titre d’un texte anglais du XIVe siècle sur lequel nous reviendrons. Ruusbroec déclare :
Là toutes nos puissances défaillent, et nous sommes précipités dans ce qui s’ouvre à notre regard, et tous nous devenons un, et un seul tout, dans l’embrassement d’amour de l’Unité des Trois.
Là […] nous sommes un même être, une même vie, une même béatitude avec Dieu ; là toutes choses sont accomplies, et toutes choses se renouvellent. .
Saint Paul s’écrie : « Je vis, non plus moi, mais Jésus-Christ vit en moi » . La vie humaine parvient là à son accomplissement parfait où le mystique participe au grand courant de la Vie universelle.
Il ne reste plus que « le Rien », qui n’est pas vide car y vibre l’Amour éternel :
… [l’âme] demeure comme suspendue en une immense vacuité …, sans pouvoir voir ni appréhender chose aucune, ni même elle-même ; laquelle infinie vacuité … ressemble à la sérénité du ciel …, et est une déiforme lumière. Or en cette lumière est aussi l’amour (non autre chose) qui doucement enflamme, brûle et allume l’âme, et ce si secrètement, simplement et intimement qu’elle ne cause nul mouvement ou motion de l’âme qui puisse empêcher cette sérénité, mais au contraire, elle en est si subtilement agitée et si doucement éprise qu’elle se fond, liquéfie et s’évanouit davantage, et est sa tranquillité et sérénité augmentée. .
Si ce vécu s’exprime souvent en termes religieux, il n’est pas le produit de la religion : l’expérience mystique est première. Les religions sont les expressions particulières à chaque civilisation d’une expérience universelle : à partir de l’expérience de Jésus, du Bouddha, de François d’Assise, s’organise une communauté qui espère recréer les conditions où elle peut se manifester (croyances, prières, règles, méditations, ascèse…).
L’organisation nécessaire pour le grand nombre fossilise l’élan créateur : naissent les règles et la théologie. Cependant comme le christianisme était la première grille de lecture et la principale issue pour des êtres attirés par la mystique jusqu’au XXe siècle, certains entrent dans les Ordres et y trouvent parfois leur épanouissement : Benoît de Canfield, Jean de la Croix, François de Sales… C’est leur expérience qui revivifie la vie chrétienne et lui redonne son sens. Beaucoup de nos textes se situeront donc dans le champ religieux.
Ces mystiques écrivent pour tenter de mener leurs lecteurs vers l’indicible qu’ils ont vécu mais qui dépasse infiniment la foi religieuse. Ils ont souvent été persécutés par des contemporains qui entendaient les ramener vers des croyances communes et compréhensibles, se proclamant juges d’une expérience qu’ils n’avaient pas : on brûla Marguerite Porete, on censura Jean de la Croix et Benoît de Canfield, on persécuta madame Guyon… Puis la peur de ne pas être dans les normes entraîna le tarissement de la littérature mystique catholique depuis le début du XVIIIe siècle.
Les textes mystiques ne font pas partie du champ intellectuel, n’élaborent pas de champs conceptuel ou de problématique : ils tentent péniblement de suggérer l’indicible avec des mots. Nous laisserons Benoît de Canfield exprimer cette impuissance :
Cette essence ne peut être comprise, sinon comme elle-même se donne à comprendre, ni [ne se peut] entendre, sinon comme elle-même se donne à entendre ; ni [ne peut être] vue, sinon comme elle-même se donne à contempler, ni goûtée, ni connue, ni possédée, sinon comme elle veut être goûtée, connue et possédée. Elle se laisse comprendre quand, comment et à qui il lui plaît ; elle se donne à entendre, goûter et être possédée quand, comment et à qui il lui semble bon, et de nous, nous n’y pouvons rien. .
Opinions de quelques-uns.
[.....]


EXTRAIT II : BEGUINES ET MONIALES 95 sq.


Béguines et Moniales
Un nouveau mode de vie
Tant d’abbayes de moniales cisterciennes ont été fondées au XIIIe siècle dans les Flandres que l’on a comparé cet exode de femmes fuyant le monde au mouvement qui a attiré les hommes dans les croisades. On construit dix abbayes dans la première génération suivant 1201, date de la fondation de l’abbaye de la Cambre. Tandis que beaucoup de cisterciens subissent l’attirance de l’érudition universitaire et perdent souvent leur vocation contemplative, les moniales restent fidèles à la spiritualité de Cîteaux. Aussi cinquante abbayes de cisterciennes fondées durant la première moitié du siècle en Flandres ne peuvent accueillir l’afflux toujours croissant de nouvelles vocations, ce qui encourage une forme mitigée de vie cloîtrée.
De nombreuses femmes s’installent à l’intérieur ou à proximité d’un hôpital ou d’une léproserie pour y travailler et prier dans la solitude, telle la première Hadewijch dont on suppose qu’elle acheva ses jours au service d’un hôpital. Naissent ainsi les « béguines », du terme néerlandais begijn dérivé du français beige, couleur de la laine naturelle de leurs vêtements non teints. La solution est originale et s’harmonise au développement d’une bourgeoisie urbaine : ces femmes contribuent par le tissage ou la broderie à la richesse des cités. Les béguines resteront cependant étroitement liées aux moniales cisterciennes : ainsi la béguine Ide de Nivelle était amie de Béatrice de Nazareth (1200-1268) .
Pour Paul Verdeyen, biographe moderne de Ruusbroec : « Les premières béguines ont été des femmes indépendantes, habitant seules, qui eurent l’audace de se jeter dans l’aventure d’une consécration personnelle et exclusive à l’amour divin et qui choisirent pour cela la vocation du célibat chrétien, sans émettre des vœux ni habiter des béguinages clôturés, ni entretenir des liens spéciaux avec la hiérarchie. Elles ont vécu comme des femmes pieuses, « religieuses » dans le contexte normal de la vie en société. Les évêques et les curés ont alors mis en œuvre tous les moyens en leur pouvoir pour réunir ces indépendantes à l’intérieur d’enceintes bien murées et pour les soumettre à leur autorité et à leur juridiction. Et à l’aide de décrets, comme ceux du concile de Vienne (1312), ils y ont parfaitement réussi. » .
Le mouvement des béguines dura cependant jusqu’au XVIIe siècle, non sans avoir une histoire marquée par les résistances de la « Dame » (élue qui représentait leurs intérêts) à plusieurs pressions : celle de l’Église, qui tente de régulariser ce corps « informe » en le convertissant en ordre religieux soumis à des règles et contrôlé par des confesseurs ; celle de la bourgeoisie dont les béguines sont issues et qui souhaite une symbiose et une soumission étroite ; celle d’artisans auxquels elles font concurrence en filant et en brodant (outre les béguinages célèbres de Bruges et d’Amsterdam, on peut toujours visiter leur paisible quartier enclos de Louvain, délimité par deux rivières, car l’eau est nécessaire au travail du lin).
Certaines de ces femmes se laissaient emmurer à proximité d’une église ou d’un couvent pour y mener la vie érémitique. Un tel ermitage avait le plus souvent trois fenêtres : la première donnait sur le chœur d’un sanctuaire et rendait ainsi possible l’assistance aux offices, la seconde permettait d’avoir sur le monde extérieur des contacts assez fréquents, dont des entretiens spirituels, la troisième avait vue sur un petit jardin. En Italie, sainte Claire avait une cellule semblable près de San Damiano. La vie de ces recluses sera précisée au début d’une section consacrée à l’Angleterre.
Une abondante littérature spirituelle et mystique se prolonge jusqu’au XVIIe siècle, dont on a seulement exploré les textes primitifs. Se détachent les figures d’Ivette de Huy (1157-1228) qui se retira dans une pauvre léproserie avant de se faire emmurer dans une cellule attenante à sa chapelle, de Marie d’Oignies, des deux Hadewijch, de Marguerite Porete… . Nous laissons ici de côté les témoignages d’un milieu plus large où les femmes occupent une place importante aux côtés des hommes. Se détache la belle et profonde « idylle mystique » entre le dominicain suédois Pierre de Dacie et la simple paysanne westphalienne Christine :
…serviable et contemplative, tu es semblable à Marthe et Marie.
Même nature, jeunesse, condition égale,
Parole bienveillante, consolation vraie.
Merveilleux mystère : avec les tourments vient la guérison.
Attachée à ceux qui te révèrent, par eux tu es aimée, même si te flétrissent
Les ignorants qui ne veulent croire qu’à ce qu’ils connaissent.
Union, confession, mœurs et communion l’enrichissent :
L’union la consume, la confession la purifie, ses mœurs
Font son ornement, et elle communie dans la joie.


Deux Hadewijch
La première Hadewijch (la critique a établi l’existence de deux béguines du même nom), active avant 1240, femme de grande culture, a lu Guillaume de Saint-Thierry et Richard de Saint-Victor. Elle connait les troubadours et la littérature courtoise.
L’intuition qui chez Guillaume prenait le relais de la raison, et dont nous avons rapporté un exemple, celui d’une solution apportée au problème de la prédestination, laisse place à la célébration sans réserve du « noble amour », dont dérive l’amour courtois. L’amour (minne), thème central de ses poèmes, est une source vivante .
L’emploi du moyen néerlandais succède ici à la prose latine utilisée jusque là par Bernard et Guillaume de Saint-Thierry, Richard de Saint-Victor, comme tous les clercs qui s’adressaient à leurs semblables. Bel exemple du rôle linguistique éminent de mystiques qui, confrontés à la difficulté d’exprimer leur vécu auprès de tous, et donc souvent dans des dialectes dédaignés des savants, les font accéder à l’expression littéraire : les deux Hadewijch, suivies bientôt par Ruusbroec, établissent le moyen néerlandais ; le rhénan Eckhart contribue à la même époque à forger la langue allemande ; Jean de la Croix apportera sa contribution à l’espagnol par ses poèmes.
Les poèmes du noble amour des deux Hadewijch bénéficient d’une traduction française magnifique, œuvre déjà signalée du chartreux Dom Porion. Aussi nous en donnons quelques extraits conséquents qui expriment l’amour donné à celui qui se donne :
Ce que vraiment nous devons faire,
nous le savons dans un éclair
lorsque Vérité nous révèle
combien nous manquons à l’amour :
la douleur comme une tempête
assaille alors un noble cœur.

Après cette prise de conscience permise par irruption de la Grâce divine vient le don et sa réponse, à l’image de la Samaritaine :
Qui donne tout à l’Amour
en éprouve grande merveille;
l’âme adhère dans l’unité
au clair Objet qu’elle contemple,
puisant par l’artère secrète
à cette fontaine où l’Amour
enivre les cœurs étonnés
de Sa divine violence.
.
L’hymne à l’Amour marque la reconnaissance de celle qui a reçu le don :
Ce que l’Amour a de plus doux, ce sont Ses violences;
Son abîme insondable est sa forme la plus belle ;
se perdre en Lui, c’est atteindre le but ;
être affamé de Lui c’est se nourrir et se délecter ;
l’inquiétude d’amour est un état sûr ; [...]
s’Il nous prend tout, quel bénéfice ! [...]
ne rien avoir, c’est Sa richesse inépuisable.
[...]

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