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Copyright 2011 Dominique Tronc

Madame GUYON, MOYEN COURT

Préface de l’auteur 1

Chapitre I. Tous peuvent faire oraison. 3

Chapitre II. Manière de faire oraison. 4

Chapitre III. Pour ceux qui ne savent pas lire. 5

Chapitre IV. Second degré d’oraison [oraison de simplicité]. 6

Chapitre V. Des sécheresses. 6

Chapitre VI. De l’abandon. 7

Chapitre VII. De la souffrance. 8

Chapitre VIII. Des Mystères. 8

Chapitre IX. De la vertu. 8

Chapitre X. De la mortification. 9

Chapitre XI. De la conversion. 10

Chapitre XII. De l’oraison de simple présence de Dieu. 10

Chapitre XIII. Du repos devant Dieu. 12

Chapitre XIV. Du silence intérieur. 12

Chapitre XV. De la confession et de l’examen de conscience. 13

Chapitre XVI. De la lecture et des prières vocales. 14

Chapitre XVII. Des demandes. 14

Chapitre XVIII. Des défauts. 14

Chapitre XIX. Des distractions et tentations. 14

Chapitre XX. De la prière. 15

Chapitre XXI. Que l’on agit plus fortement et plus noblement par cette oraison que par toute autre. 16

Chapitre XXII. Des actes intérieurs. 19

Chapitre XXIII. Avertissements aux pasteurs et aux prédicateurs. 21

Chapitre XXIV. 23

Appendice : «  Dieu détruit, brûle, et purifie ». 26

Brève notice. 27

 

        MOYEN COURT ET TRÈS FACILE DE FAIRE ORAISON

 

Que tous peuvent pratiquer très aisément et arriver par là dans peu de temps à une haute perfection.

Ambula coram me, et esto perfectus. Marchez en ma présence et soyez parfait. Gn, 17, 1.

Préface de l'Auteur

Où elle expose l’occasion de cet écrit, son but, sa facilité, les dispositions qu’elle exige de ses lecteurs, et l’offre qu’elle en fait à Jésus-Christ.

On ne pensait point de donner au public ce petit ouvrage qu'on avait conçu dans une grande simplicité. Il avait été écrit pour quelques particuliers qui désiraient d'aimer Dieu de tout leur cœur. Mais comme quantité de personnes en demandaient des copies, à cause de l'utilité que la lecture de ce petit traité leur avait apportée, ils ont souhaité de le faire imprimer pour leur propre satisfaction, sans autre vue que celle-là.

On l'a laissé dans sa simplicité naturelle. On n'y condamne la conduite de personne. Au contraire, on estime celle que tous autres tiennent. On soumet même tout ce qu'il contient à la censure des personnes d'expérience et de doctrine. On prie seulement les uns et les autres de ne point s'arrêter à l'écorce, mais de pénétrer le dessein de la personne qui l'a fait, qui n'est autre que de porter tout le monde à aimer Dieu et à Le servir avec plus d'agrément et de succès, le pouvant faire d'une manière simple et aisée, propre aux petits qui ne sont pas capables des choses extraordinaires ni de celles qui sont étudiées, mais qui veulent bien tout de bon se donner à Dieu.

On prie ceux qui le liront de le lire sans prévention, et ils découvriront sous des expressions si communes une onction cachée, qui les portera à la recherche d'un bonheur qu'ils doivent tous espérer de posséder.

On se sert du mot de facilité, disant que la perfection est aisée, parce qu'il est facile de trouver Dieu, le cherchant au-dedans de nous.

On pourra alléguer ce passage : Vous me chercherez et vous ne me trouverez pas . Cependant il ne doit point faire de difficulté, parce que le même Dieu, qui ne peut point se contrarier Lui-même, a dit : Qui cherche trouve. Celui qui cherche Dieu sans vouloir quitter le péché ne Le trouve point, parce qu'il Le cherche où Il n'est pas. C'est pourquoi il est ajouté : Vous mourrez dans votre péché. Mais celui qui veut bien se faire quelque peine pour Le chercher dans son cœur, en quittant sincèrement le péché pour s'approcher de Lui, Le trouvera infailliblement.

Quantité de personnes se sont figuré la dévotion si affreuse et l'oraison si extraordinaire qu'ils n'ont point voulu travailler à leur acquisition, désespérant d'en venir à bout. Mais comme la difficulté que l'on se fait d'une chose cause le désespoir d'y pouvoir réussir et ôte en même temps le désir de l'entreprendre, et que lorsque on se propose une chose comme avantageuse et qu'il est aisé d'obtenir, on s'y donne avec plaisir et on la poursuit avec hardiesse, c'est ce qui a obligé de faire voir et l'avantage et la facilité de cette voie.

Ô si nous étions persuadés de la bonté de Dieu pour ses pauvres créatures et du désir qu'Il a de se communiquer à elles, on ne se ferait pas des monstres et on ne désespérerait pas si facilement d'obtenir un bien qu'Il désire extrêmement de nous donner !

Et après qu'Il nous a donné son Fils unique et L’a livré Lui-même à la mort pour nous, pourrait-Il nous refuser quelque chose ? Non assurément. Il ne faut qu'un peu de courage et de persévérance. On en a tant pour de petits intérêts temporels et on n'en a point pour l’unique nécessaire.

Que ceux qui auront de la difficulté de croire qu'il est facile de trouver Dieu par cette voie n'en croient point ce qu'on leur dit, mais qu'ils en fassent l'expérience et qu'ils en jugent par eux-mêmes. Et ils verront qu'on leur en dit bien peu en comparaison de ce qui en est.

Très cher lecteur, lisez ce petit ouvrage avec un cœur simple et sincère, avec la petitesse de l'esprit, sans vouloir l'éplucher scrupuleusement. Et vous verrez que vous vous en trouverez bien. Recevez-le avec le même esprit que l'on vous le donne, qui n'est autre que de vous porter tout à Dieu sans réserve, qui n'est pas de le faire valoir ou estimer quelque chose, mais d'encourager les simples et les enfants d'aller à leur Père, qui aime leur humble confiance et auquel la défiance déplaît beaucoup. N'y cherchez rien que l'amour de Dieu et ayez le désir sincère de votre salut, et vous le trouverez assurément, suivant cette petite méthode sans méthode.

On ne prétend point élever son sentiment au-dessus de celui des autres, mais on dit sincèrement l'expérience que l'on a eue, tant par soi-même que par d'autres âmes, de l'avantage qu'il y a à se servir de cette manière simple et naïve pour aller à Dieu.

Si on n'y parle pas de quantité de choses que l'on estime, mais seulement du Moyen court et facile pour faire l’oraison, c'est que n'étant fait que pour cela, il ne peut point parler d'autre chose. Il est certain que si on le lit dans le même esprit qu'il a été écrit, on n'y trouvera rien qui choque l’esprit. On sera encore plus certain de la vérité qu'il renferme, si on veut bien en faire l'expérience.

C'est à vous, ô saint Enfant Jésus, qui aimez la simplicité et l'innocence, et qui faites vos délices d’être avec les enfants de hommes, c'est-à-dire avec ceux d'entre les hommes qui veulent bien devenir enfants, c'est à vous, dis-je, à donner le prix et la valeur à ce petit ouvrage, l'imprimant dans le cœur, et portant ceux qui le liront à vous chercher au-dedans d'eux, où vous reposerez comme dans une crèche où vous désirez recevoir les marques de leur amour et leur donner des témoignages du vôtre. Ils se privent de ces biens par leur faute. C'est votre ouvrage, ô Enfant-Dieu, ô Amour incréé, ô Parole muette et abrégée, de vous faire aimer, goûter et entendre. Vous le pouvez, et j'ose dire que vous le devez, par ce petit ouvrage qui est tout à vous et tout pour vous.

Chapitre I. Tous peuvent faire oraison.

1. Tous sont propres pour l'oraison et c'est un malheur effroyable que presque tout le monde se mette dans l'esprit de n'être pas appelé à l'oraison. Nous sommes tous appelés à l'oraison, comme nous sommes tous appelés au salut. L’oraison n'est autre chose que l’application du cœur à Dieu, et l’exercice intérieur de l’amour. Saint Paul nous ordonne de prier sans cesse. Notre Seigneur dit : Je vous le dis à tous : veillez et priez. Tous peuvent donc faire oraison et tous doivent la faire. Mais je conviens que tous ne peuvent pas méditer et très peu y sont propres. Aussi n'est-ce pas cette oraison que Dieu demande ni que l’on désire de vous.

2. Mes très chers frères, qui que vous soyez, qui voulez vous sauver, venez tous faire oraison. Vous devez vivre d'oraison comme vous devez vivre d'amour. Je vous conseille d’acheter de moi de l’or éprouvé au feu, afin de vous enrichir. Il vous est très aisé de l'avoir et plus [aisé] que vous ne sauriez vous l'imaginer.

Venez, vous tous qui avez soif, à ces eaux vives et ne vous amusez pas à creuser des citernes rompues qui ne peuvent tenir les eaux. Venez, cœurs affamés qui ne trouvez rien qui vous contente, et vous serez pleinement remplis. Venez, pauvres affligés qui êtes accablés de peines et d'ennuis, et vous serez soulagés. Venez, malades, à votre médecin, et ne craignez pas de l'aborder parce que vous êtes accablés de maladies. Exposez-lui vos maux et vous en serez soulagés.

Venez, enfants, auprès de votre Père, Il vous recevra des bras de l'amour. Venez, pauvres brebis errantes et égarées, approchez de votre Pasteur. Venez, ignorants et stupides, vous êtes tous propres pour l'oraison, vous qui croyez en être incapables : c'est vous qui y êtes les plus propres. Venez tous sans exception, Jésus-Christ vous appelle tous. Que ceux qui sont sans cœur n'y viennent pas, ils en sont dispensés, car il faut un cœur pour aimer. Mais qui est sans cœur ? Ô, venez donner ce cœur à Dieu, et apprenez la manière de le faire.

3. Tous ceux qui veulent faire oraison le peuvent aisément avec le secours de la grâce ordinaire et des dons du Saint-Esprit, qui sont communs à tous les chrétiens.

L’oraison est la clef de la perfection et du bonheur souverain, c’est le moyen efficace de nous défaire de tous les vices et d'acquérir toutes les vertus. Car le grand moyen de devenir parfait est de marcher en la présence de Dieu. Il nous le dit Lui-même : Marchez en ma présence et soyez parfaits. L'oraison peut seule vous donner cette présence et vous la donner continuellement.

4. Il faut donc vous apprendre à faire une oraison qui se puisse faire en tous temps, qui ne détourne point des occupations extérieures, que les princes, les rois, les prélats, les prêtres, les magistrats, les soldats, les enfants, les artisans, les laboureurs, les femmes et les malades, puissent faire.

Ce n’est pas une oraison de seule pensée parce que l'esprit de l'homme est si borné que, s'il pense à une chose, il ne peut penser à l'autre. Mais c'est l'oraison du cœur, qui n'est point interrompue par toutes les affaires de l'esprit.

Rien ne peut interrompre l'oraison du cœur que les affections déréglées. Et lorsque on a une fois goûté Dieu et la douceur de son amour, il est impossible de goûter autre chose que Lui.

5. Rien n'est plus aisé que d'avoir Dieu et de Le goûter. Il est plus en nous que nous-mêmes. Il a plus de désir de se donner à nous que nous de Le posséder. Il n'y a que la manière de Le chercher qui est si aisée et si naturelle que l'air que l'on respire ne l'est pas davantage.

Oui, vous qui êtes si grossiers, qui croyez n'être propres à rien, vous pouvez vivre d'oraison et de Dieu même aussi aisément et aussi continuellement que vous vivez de l'air que vous respirez. Ne serez-vous donc pas bien criminels si vous ne le faites pas ? Vous le ferez, sans doute, lorsque vous en aurez appris le chemin, qui est le plus aisé du monde.

 

Chapitre II. Manière de faire oraison.

Il y a deux moyens pour introduire les âmes dans l'oraison, dont on peut et doit se servir pour quelque temps. L'un est la méditation, l'autre est la lecture méditée.

l. La lecture méditée n'est autre que de prendre quelques vérités fortes soit pour la spéculative, soit pour la pratique, préférant la dernière à la première, et [de] lire de cette sorte.

Vous prendrez votre vérité telle que vous la voudrez choisir et vous en lirez ensuite deux ou trois lignes pour les digérer et goûter, tâchant d'en prendre le suc et de vous tenir arrêté à l'endroit que vous lisez, tant que vous y trouvez du goût, et ne passant point outre que cet endroit ne vous soit rendu insipide. Après cela, il faut en reprendre autant et faire de même, ne lisant pas plus de demi page à la fois.

Ce n'est pas la quantité de lecture qui profite que la manière de lire. Ces gens qui courent si fort ne profitent pas, non plus que les abeilles ne peuvent tirer le suc des fleurs qu'en s'y reposant et non en les parcourant. Lire beaucoup est plus pour la science scolastique que pour la mystique. Mais pour profiter des livres spirituels, il faut lire de cette sorte. Et je suis sûre que si on faisait ainsi, on s'habituerait peu à peu par la lecture à l'oraison et on y serait très disposé.

2. L'autre [moyen] est la méditation qui se fait dans l'heure choisie pour cela et non dans le temps de la lecture. Je crois qu'il serait bon de s'y prendre de cette manière. Après s'être mis en la présence de Dieu par un acte de foi vive, il faut lire quelque chose de substantiel et s'arrêter doucement dessus, non avec raisonnement, mais seulement pour fixer l'esprit, observant que l'exercice principal doit être la présence de Dieu, et que le sujet doit être plutôt pour fixer l'esprit que pour l'exercer au raisonnement.

Cela supposé, je dis qu'il faut que la foi vive de Dieu présent dans le fond de nos cœurs nous porte à nous enfoncer fortement en nous-mêmes, recueillant tous les sens au-dedans, empêchant qu'ils ne se répandent au-dehors. Ce qui est un grand moyen, dès l'abord, de se défaire de quantités de distractions et de s'éloigner des objets du dehors, pour s'approcher de Dieu qui ne peut être trouvé que dans le fonds de nous-mêmes et dans notre centre qui est le Sancta sanctorum où Il habite.

Il promet même que si quelqu’un fait sa volonté, Il viendra à lui et fera sa demeure en lui . Saint Augustin s'accuse lui-même du temps qu'il a perdu pour n'avoir pas d'abord cherché Dieu de cette manière.

3. Lors donc que l'on est ainsi enfoncé en soi-même et vivement pénétré de Dieu dans ce fonds, lorsque les sens sont tous ramassés et retirés de la circonférence au centre (ce qui donne un peu de peine au commencement, mais qui est aisé dans la suite, ainsi que je dirai), lors, dis-je, que l'âme est de cette sorte ramassée en elle-même, qu'elle s'occupe doucement et suavement de la vérité lue, non en raisonnant beaucoup dessus mais en la savourant, excitant la volonté par l'affection plutôt que d’appliquer l'entendement par la considération, l'affection étant ainsi émue, il faut la laisser reposer doucement et en paix, avalant ce qu'elle a goûté. Comme une personne qui ne ferait que mâcher une excellente viande ne s'en nourrirait pas, quoique  elle en eût le goût, si elle ne cessait un peu ce mouvement pour l’avaler, il en est de même lorsque l'affection est émue : si on veut la mouvoir encore, on éteint son feu, et c’est ôter à l'âme sa nourriture. Il faut qu'elle avale, par un petit repos amoureux plein de respect et de confiance, ce qu'elle a mâché et goûté. Cette méthode est très nécessaire et avancerait plus l'âme en peu de temps que toute autre en plusieurs années.

4. Mais, comme j'ai dit que l'exercice direct et principal doit être la vue de la présence de Dieu, ce que l'on doit aussi faire le plus fidèlement, c'est de rappeler ses sens lorsque ils se dissipent. C'est une manière courte et efficace de combattre les distractions. Parce que ceux qui veulent s’y opposer directement, les irritent et les augmentent. Au lieu que, s'enfonçant par la vue de foi de Dieu présent et se recueillant simplement, on les combat indirectement et sans y penser, mais d'une manière très efficace.

J'avertis aussi ces commençants de ne point courir de vérités en vérités, de sujets en sujets, mais de se tenir sur le même tant qu'ils y trouvent du goût. C'est le moyen de pénétrer bientôt les vérités, de les goûter et se les imprimer.

Je dis qu'il est difficile au commencement de se recueillir, à cause de l'habitude que l'âme a prise d'être toute au-dehors. Mais lorsque elle s'y est un peu habituée par la violence qu'elle s'est faite, cela lui devient fort aisé, tant parce qu'elle en contracte l'habitude que parce que Dieu, qui ne demande qu'à se communiquer à sa créature, lui envoie des grâces abondantes et un goût expérimental de sa présence qui le lui rend très facile.

Chapitre III. Pour ceux qui ne savent pas lire.

1. Ceux qui ne savent pas lire, ne seront pas privés pour cela de l’oraison. Jésus-Christ est le grand livre, écrit par dehors et par dedans, qui leur enseignera toutes choses.

Ils doivent pratiquer cette méthode. Premièrement, il faut qu'ils apprennent une vérité fondamentale, qui est que le Royaume de Dieu est au-dedans d'eux, et que c'est là qu'il le faut chercher.

Les curés devraient apprendre à faire oraison à leurs paroissiens, comme ils leur apprennent le catéchisme. Ils leur apprennent la fin pour laquelle ils ont été créés et ils ne leur apprennent pas assez à jouir de leur fin. Qu'ils le leur apprennent de cette manière.

Il faut commencer par un acte profond d'adoration et d'anéantissement devant Dieu et là, tâchant de fermer les yeux du corps, ouvrir ceux de l'âme, puis la ramasser au-dedans, et s'occupant directement de la présence de Dieu par une foi vive que Dieu est en nous, sans laisser répandre les puissances et les sens au-dehors, les tenir le plus qu’il se peut captifs et assujettis.

2. Qu'ils disent donc ainsi leur Pater en français, comprenant un peu ce qu'ils disent, et pensant que Dieu qui est au-dedans d'eux, veut bien être leur Père. En cet état, qu'ils lui demandent leurs besoins et, après avoir prononcé ce mot de Père, qu'ils demeurent quelque moment en silence avec beaucoup de respect, attendant que ce Père céleste leur fasse connaître ses volontés. D'autres fois, le chrétien se regardant comme un enfant tout sale et gâté de ses chutes, qui n'a point de force ni pour se soutenir ni pour se nettoyer, qu'il s'expose à son Père d'une manière humble et confuse, tantôt mêlant quelque mot d'amour et de douleur, puis demeurant en silence.

Ensuite, poursuivant le Pater, qu’il prie ce Roi de gloire de régner en lui, s'abandonnant à Lui-même afin qu'Il le fasse, et Lui cédant les droits qu'il a sur soi.

Sentant une inclination à la paix et au silence, il ne faut pas poursuivre, mais demeurer ainsi tant que cet état dure. Après quoi, on continuera la seconde demande : Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Sur laquelle ces humbles suppliants désireront que Dieu accomplisse en eux et par eux toutes ses volontés. Ils donneront à Dieu leur cœur et leur liberté, afin qu'Il en dispose à son gré. Puis, voyant que l'occupation de la volonté doit être d'aimer, ils désireront d'aimer et demanderont à Dieu son Amour. Mais cela se fera doucement, paisiblement. Et ainsi du reste du Pater, dont messieurs les curés peuvent les instruire.

Ils ne doivent point se surcharger d’une quantité excessive de Pater et d’Ave, ni d’autres prières vocales ; un seul Pater dit de la manière que je viens de dire, sera d’un très grand fruit.

3. D'autres fois, ils se tiendront comme des brebis auprès de leur Pasteur et Lui demanderont leur véritable nourriture. O divin Pasteur, vous nourrissez de vous-même vos brebis, et vous êtes leur pain de chaque jour. Ils pourront aussi Lui représenter les besoins de leur famille, mais il faut que cela se fasse avec cette vue de foi directe et principale de Dieu en nous.

Ce n'est rien de Dieu que tout ce que l'on se figure. Une vive foi de sa présence suffit, car il ne se faut former nulle image de Dieu, quoique l'on puisse s'en former de Jésus-Christ, Le regardant comme crucifié, ou comme enfant, ou dans quelque autre état ou mystère, pourvu que l’âme Le cherche toujours dans son fonds.

D'autres fois, l'on Le regarde comme un Médecin et on Lui présente ses plaies afin qu'Il les guérisse. Mais toujours sans effort et avec un petit silence de temps en temps, afin que le silence soit mêlé d'action, augmentant peu à peu le silence et diminuant le discours, jusqu'à ce qu'enfin, à force de céder peu à peu à l'opération de Dieu, Il gagne le dessus comme il sera dit dans la suite.

4. Lorsque la présence de Dieu est donnée et que l'âme commence à goûter peu à peu le silence et le repos, ce goût expérimental de la présence de Dieu l'introduit dans le second degré d’oraison que l'on obtient d’ordinaire en commençant comme il a été dit, et pour ceux qui savent lire et pour ceux qui ne le savent pas, quoique Dieu en gratifie dès le commencement quelques âmes privilégiées.

Chapitre IV. Second degré d’oraison [oraison de simplicité].

1. Le second degré est appelé par quelques-uns : contemplation, oraison de foi et de repos ; et d'autres lui donnent le nom d’oraison de simplicité. Et c'est de ce dernier terme dont il faut se servir ici, étant plus propre que celui de contemplation qui signifie une oraison plus avancée que celle dont je parle.

Lors donc que l'âme s'est exercée, comme il a été dit, durant quelque temps, elle sent que peu à peu la facilité de s'appliquer à Dieu lui est donnée. Elle commence à se recueillir plus aisément. L'oraison lui devient aisée, douce et agréable. Elle connaît que c'est le chemin pour trouver Dieu. Elle sent l'odeur de ses parfums. Alors il faut qu'elle change de méthode, puis qu'elle fasse avec fidélité et courage ce que je vais dire, sans s'étonner de tout ce que l'on lui pourrait alléguer.

2. Premièrement, sitôt qu'elle se met en présence de Dieu avec foi et qu'elle se recueille, qu'elle demeure un peu de cette sorte dans un silence respectueux. Que si, dès le commencement, en faisant son acte de foi, elle se sent un petit goût de la présence de Dieu, qu'elle en demeure là, sans se mettre en peine d’aucun sujet ni de passer outre, et qu'elle garde ce qui lui est donné tant qu'il dure. S'il s'en va, qu'elle excite sa volonté par quelque affection tendre. Et si dès la première affection elle se trouve remise dans sa douce paix, qu'elle y demeure. Il faut souffler doucement le feu et, sitôt qu'il est allumé, cesser de le souffler, car qui voudrait encore souffler, l'éteindrait.

3. Je demande surtout que l'on ne finisse jamais l'oraison sans que l'on demeure quelque temps sur la fin dans un silence respectueux.

Il est encore de grande conséquence que l'âme aille à l'oraison avec courage, qu'elle y porte un amour pur et sans intérêts. Qu'elle n'y aille jamais tant pour avoir quelque chose de Dieu, que pour Lui plaire et faire sa volonté. Car un serviteur qui ne sert son maître qu'à mesure qu'il le récompense, est indigne d'être récompensé.

Allez donc à l'oraison, non pour vouloir jouir de Dieu mais pour y être comme Il veut. Cela fera que vous serez égal dans les sécheresses comme dans l'abondance et que vous ne vous étonnerez point des rebuts de Dieu ni des sécheresses.

Chapitre V. Des sécheresses.

1. Comme Dieu n'a point d'autre désir que de se donner à l'âme amoureuse qui Le veut chercher, Il se cache souvent pour réveiller sa paresse et l'obliger à Le chercher avec amour et fidélité. Mais avec quelle bonté récompense-t-Il la fidélité de sa bien-aimée et combien ses fuites apparentes sont-elles suivies de caresses amoureuses !

On croit alors que c'est une plus grande fidélité et que c'est marquer davantage son amour, que de Le chercher avec effort de tête, à force d'action, ou que cela Le fera bientôt revenir. Non, croyez-moi, chères âmes, ce n'est point la conduite de ce degré. Il faut qu'avec une patience amoureuse, un regard abaissé et humilié, une affection fréquente mais paisible, un silence respectueux, vous attendiez le retour du Bien-aimé.

2. Vous Lui ferez voir par cette manière d'agir que c'est Lui seul que vous aimez et son bon plaisir, et non le plaisir que vous aurez à L'aimer. C'est pourquoi il est dit : Ne vous impatientez point dans les temps de sécheresse et d’obscurité. Souffrez les suspensions et les retardements des consolations de Dieu. Demeurez uni à Lui. Attendez-Le avec patience, afin que votre vie croisse et se renouvelle.

Soyez patient dans l’oraison. Et quand vous n'en feriez point d'autre toute votre vie que d'attendre en patience dans un esprit humilié, abandonné, résigné et content, le retour du Bien-aimé, ô l'excellente oraison ! Vous pouvez l'entremêler de plaintes amoureuses. Ô que ce procédé charme le cœur de Dieu et L'oblige bien plus à revenir que nul autre !

Chapitre VI. De l’abandon.

1. C'est ici que doit commencer l'abandon et la donation de tout soi-même à Dieu, par se convaincre fortement que tout ce qui nous arrive de moment en moment est ordre et volonté de Dieu et tout ce qu'il nous faut. Cette conviction nous rendra contents de tout et nous fera regarder en Dieu - et non du côté de la créature - tout ce qui nous arrive.

Je vous conjure, mes très chers frères, qui que vous soyez, qui voulez bien vous donner à Dieu, de ne vous point reprendre lorsque vous vous serez une fois donnés à Lui, et de penser qu'une chose donnée n'est plus en votre disposition.

2. L'abandon est ce qu'il y a de conséquence dans toute la voie, et c'est la clef de tout l'intérieur. Qui sait bien s'abandonner sera bientôt parfait. Il faut donc se tenir ferme à l'abandon sans écouter le raisonnement ni la réflexion. Une grande foi fait un grand abandon. Il faut s'en fier à Dieu, espérant contre toute espérance.

3. L'abandon est un dépouillement de tout soin de nous-mêmes, pour nous laisser entièrement à la conduite de Dieu. Tous les chrétiens sont exhortés à s'abandonner. Car c'est à tous qu'il est dit : Ne soyez pas en souci pour le lendemain, car votre Père céleste sait tout ce qui vous est nécessaire. Pensez à Lui dans toutes vos voies et Il conduira Lui-même vos pas. Exposez vos œuvres au Seigneur et Il fera réussir vos pensées. Remettez au Seigneur toute votre conduite et espérez en Lui, et Il agira Lui-même.

L'abandon doit donc être, autant pour l'extérieur que pour l'intérieur, un délaissement total entre les mains de Dieu, s'oubliant beaucoup soi-même et ne pensant qu'à Dieu. Le cœur demeure par ce moyen toujours libre, content et dégagé.

4. Pour la pratique, elle doit être de perdre sans cesse toute volonté propre dans la volonté de Dieu, renoncer à toutes les inclinations particulières, quelques bonnes qu'elles paraissent, sitôt qu'on les sent naître, pour se mettre dans l'indifférence et ne vouloir que ce que Dieu a voulu dès son éternité. Être indifférent à toutes choses, soit pour le corps soit pour l'âme, pour les biens temporels et éternels. Laisser le passé dans l'oubli, l'avenir à la Providence, et donner le présent à Dieu. Nous contenter du moment actuel qui nous apporte avec soi l'ordre éternel de Dieu sur nous, et qui nous est une déclaration autant infaillible de la volonté de Dieu qu'elle est commune et inévitable pour tous. Ne rien attribuer à la créature de ce qui arrive, mais regarder toutes choses en Dieu et les regarder comme venant infailliblement de sa main à la réserve de notre propre péché.

Laissez-vous donc conduire à Dieu comme il Lui plaira, soit pour l'intérieur, soit pour l'extérieur.

Chapitre VII. De la souffrance.

1. Soyez content de tout ce que Dieu vous fera souffrir. Si vous L'aimez purement, vous ne Le chercherez pas moins en cette vie sur le Calvaire que sur le Thabor. Il faut L’aimer autant sur le Calvaire que sur le Thabor, puisque c'est le lieu où Il fait paraître le plus d'amour.

Ne faites pas comme ces personnes qui se donnent dans un temps et se reprennent en un autre. Elles se donnent pour être caressées et se reprennent lorsque elles sont crucifiées, ou bien vont chercher dans la créature la consolation.

2. Non, vous ne trouverez point, chères âmes, de consolation que dans l'amour de la croix et dans l'abandon entier. O, qui n'a pas le goût de la croix n'a pas le goût de Dieu! Il est impossible d'aimer Dieu sans aimer la croix, et un cœur qui a le goût de la croix trouve douces, plaisantes et agréables, les choses même les plus amères. Une âme affamée trouve douces les choses qui sont amères, parce qu'elle se trouve autant affamée de la croix qu'elle est affamée de Dieu. La croix donne Dieu et Dieu donne la croix. La marque de l’avancement intérieur est si l’on avance dans la croix. L'abandon et la croix vont de compagnie.

3. Sitôt que vous sentez quelque chose qui vous répugne et qui vous est proposé comme souffrance, abandonnez-vous à Dieu d'abord pour cette même chose et donnez-vous à Lui en sacrifice. Vous verrez que lorsque la croix viendra, elle ne sera plus si pesante parce que vous l'aurez bien voulue. Ce qui n'empêche pas que l'on n’en sente le poids. Quelques-uns s'imaginent que ce n'est pas souffrir que de sentir la croix. Sentir la souffrance est une des principales parties de la souffrance même. Jésus-Christ en a voulu souffrir toute la rigueur.

Souvent on porte la croix avec faiblesse, d'autres fois avec force. Tout doit être égal dans la volonté de Dieu.

Chapitre VIII. Des Mystères.

l. On m'objectera que, par cette voie, on ne s'imprimera pas les mystères. C'est tout le contraire : ils sont donnés en réalité en l'âme. Jésus-Christ à qui l'on s'abandonne et que l'on suit comme voie, que l'on écoute comme vérité et qui nous anime comme vie s'imprimant Lui-même en l'âme, lui fait porter tous ses états. Porter les états de Jésus-Christ, c'est quelque chose de bien plus grand que de considérer seulement les états de Jésus-Christ. Saint Paul portait sur son corps les états de Jésus-Christ : Je porte, dit-il, sur mon corps, les marques de Jésus-Christ, mais il ne dit pas qu'il raisonnait dessus.

2. Souvent Jésus-Christ donne dans cet état d'abandon des vues de ses états d'une manière bien particulière. Il faut les recevoir et se laisser appliquer à tout ce qui Lui plaira, recevant également toutes les dispositions où il Lui plaira de nous mettre, et n'en choisissant aucune par nous-mêmes que celle de demeurer auprès de Lui, de nous affectionner, de nous anéantir devant Lui, mais recevant également tout ce qu'Il nous donne : lumières ou ténèbres, facilité ou stérilité, force ou faiblesse, douceur ou amertume, tentation ou distraction. Peines, ennuis, incertitudes, rien de tout cela ne doit nous arrêter.

3. Il y a des personnes que Dieu applique durant des années entières à goûter un de ses mystères. La seule vue ou pensée de ce mystère les recueille au-dedans. Qu'elles y soient fidèles. Mais lorsque Dieu le leur ôte, qu'ils s'en laissent dépouiller.

D'autres se font de la peine de ne pouvoir penser à un mystère : c’est sans sujet, puisque l’attention amoureuse à Dieu renferme toute dévotion particulière, et que qui est uni à Dieu seul par son repos à Lui, est appliqué d’une manière plus excellente à tous les mystères. Qui aime Dieu aime tout ce qui est de Lui.

Chapitre IX. De la vertu.

1. C'est [là] le moyen court et assuré d'acquérir la vertu, parce que Dieu étant le principe de toute vertu, c'est posséder toute vertu que de posséder Dieu. Et plus on s'approche de cette possession, plus on a la vertu en degré éminent.

De plus, je dis que toute vertu qui n'est point donnée par le dedans est un masque de vertu, et comme un vêtement qui s'ôte et ne dure guère. Mais la vertu communiquée par le fonds est la vertu essentielle, véritable et permanente. La beauté de la fille du roi vient du dedans. Et de toutes les âmes il n'y en a point qui la pratiquent plus fortement que celles-ci, quoique  elles ne pensent pas à la vertu en particulier. Dieu à qui elles se tiennent unies leur en fait pratiquer de toutes sortes. Il ne leur souffre rien, Il ne leur permet pas un petit plaisir.

2. Quelle faim ces âmes amoureuses n'ont-elles pas de la souffrance ? A combien d'austérités ne se livreraient-elles pas si on les laissait agir selon leurs désirs ? Elles ne pensent qu'à ce qui peut plaire à leur Bien-aimé et elles commencent à se négliger elles-mêmes et à se moins aimer. Plus elles aiment leur Dieu, plus elles se haïssent et plus elles ont de dégoût des créatures.

3. Ô si on pouvait apprendre cette méthode, si facile qu'elle est propre pour tous, pour les plus grossiers et ignorants comme pour les plus doctes, combien aisément toute l'Église de Dieu serait-elle réformée !

Il ne faut qu'AIMER. Aimez et faites ce que vous voudrez (St. Augustin). Car lorsque l'on aime bien, on ne peut vouloir rien faire qui puisse déplaire au Bien-Aimé.

Chapitre X. De la mortification.

1. Je dis de plus qu'il est comme impossible d'arriver jamais à la parfaite mortification des sens et des passions par une autre voie. La raison toute naturelle est que c'est l'âme qui donne la force et la vigueur aux sens, comme ce sont les sens qui irritent et émeuvent les passions. Un mort n'a plus ni sentiment ni passion à cause de la séparation qui s'est faite de l'âme et des sens. Tout le travail qui se fait par le dehors porte toujours l'âme plus au-dehors dans les choses où elle s'applique plus fortement. C'est dans celles-là qu'elle se répand davantage. Étant appliquée directement à l'austérité et au-dehors, elle est toute tournée de ce côté-là, de sorte qu'elle met les sens en vigueur, loin de les amortir.

Car les sens ne peuvent tirer de vigueur que de l'application de l'âme, qui leur communique d'autant plus de vie qu'elle est plus en eux. Cette vie des sens émeut et irrite la passion, loin de l'éteindre. Les austérités peuvent bien affaiblir le corps, mais jamais émousser entièrement la pointe des sens ni leur vigueur, par la raison que je viens de dire.

2. Une seule chose le peut faire, qui est que l'âme par le moyen du recueillement se tourne toute au-dedans d'elle pour s'occuper de Dieu qui y est présent. Si elle tourne toute sa vigueur et sa force au-dedans d'elle, elle se sépare des sens par cette seule action, et, employant toute [sa] force et [sa] vigueur au-dedans, elle laisse les sens sans vigueur. Et plus elle s'avance et s'approche de Dieu, plus elle se sépare d'elle-même. C'est ce qui fait que les personnes en qui l'attrait de la grâce est fort, se trouvent toutes faibles au-dehors et tombent souvent dans la défaillance.

3. Je n'entends pas par là qu'il ne faille pas se mortifier. La mortification doit toujours accompagner l'oraison selon les forces, l'état d'un chacun et l'obéissance. Mais je dis que l'on ne doit pas faire son exercice principal de la mortification ni se fixer à telles et telles austérités, mais suivant seulement l'attrait intérieur et s'occupant de la présence de Dieu, sans penser en particulier à la mortification. Dieu en fait faire de toutes sortes, et il ne donne point de relâche aux âmes qui sont fidèles à s'abandonner à Lui, qu'Il n'ait mortifié en elles tout ce qu'il y a à mortifier. Il faut donc seulement se tenir attentif à Dieu et tout se fait avec beaucoup de perfection. Tous ne sont pas capables des austérités extérieures, mais tous sont capables de ceci.

Il y a deux sens que l'on ne peut excéder à mortifier : la vue et l'ouïe. Parce que ce sont ceux-là qui forment toutes les espèces. Dieu le fait faire, il n'y a qu'à suivre son Esprit.

4. L'âme, par cette conduite, a un double avantage qui est qu’à mesure qu'elle se tire du dehors, elle s'approche toujours plus de Dieu. Et, en s'approchant de Dieu, outre qu'il lui est communiqué une force et une vertu secrète qui la soutient et la préserve, c'est qu'elle s'éloigne d’autant plus du péché qu'elle s'approche plus près de Dieu, et elle est alors dans une conversion habituelle.

Chapitre XI. De la conversion.   

1. Convertissez-vous dans le fond du cœur, selon que vous vous étiez éloignés de Lui. La conversion n'est autre chose que de se détourner de la créature pour retourner à Dieu. La conversion n'est pas parfaite (quoique  elle soit bonne et nécessaire pour le salut), lorsque elle se fait seulement du péché à la grâce. Pour être entière, elle doit se faire du dehors au-dedans.

L'âme étant tournée du côté de Dieu, elle a une facilité très grande à demeurer convertie à Dieu. Plus elle reste convertie, plus elle s'approche de Dieu et s'y attache. Et plus elle s'approche de Dieu, plus elle s'éloigne nécessairement de la créature, qui est opposée à Dieu. Si bien qu'elle se fortifie si fort dans sa conversion qu’elle lui devient habituelle et comme toute naturelle.

Or il faut savoir que cela ne se fait pas par un exercice violent de la créature. Le seul exercice qu'elle peut et doit faire avec la grâce, c'est de se faire effort pour se tourner et ramasser au-dedans. Après quoi, il n'y a plus rien à faire que de demeurer tourné du côté de Dieu dans une adhérence continuelle.

2. Dieu a une vertu attirante qui presse toujours plus fortement l'âme d’aller à Lui, et, en l'attirant, Il la purifie. Comme l’on voit le soleil attirer à soi une vapeur grossière, et peu à peu, sans autre effort de la part de cette vapeur que de se laisser tirer, le soleil, en l'approchant de soi, la subtilise et la purifie.

Il y a cependant cette différence que cette vapeur n'est pas tirée librement, et ne suit pas volontairement, comme fait l'âme. Cette manière de se tourner au-dedans est très aisée et avance l'âme sans effort et tout naturellement, parce que Dieu est notre centre. Le centre a toujours une vertu attirante très forte. Et plus le centre est éminent et spirituel, plus son attrait est violent et impétueux, sans pouvoir être arrêté.

3. Outre la vertu attirante du centre, il est donné à toutes les créatures une pente forte de réunion à leur centre, en sorte que les plus spirituels et parfaits ont cette pente plus forte. Sitôt qu'une chose est tournée du côté de son centre, à moins qu'elle ne soit arrêtée par quelque obstacle invincible, elle s'y précipite avec une extrême vitesse. Une pierre en l'air n'est pas plutôt détachée et tournée vers la terre qu’elle y tend par son propre poids comme à son centre. Il en est de même de l'eau et du feu qui, n'étant point arrêtés, courent incessamment à leur centre.

Or je dis que l'âme, par l'effort qu'elle s'est fait pour se recueillir au-dedans, étant tournée en pente centrale, sans autre effort que le poids de l'amour, tombe peu à peu dans le centre. Et plus elle demeure paisible et tranquille, sans se mouvoir elle-même, plus elle avance avec vitesse parce qu'elle donne plus de lieu à cette vertu attractive et centrale de l'attirer fortement.

4. Tout le soin, donc, que nous devons avoir, c'est de nous recueillir au-dedans le plus qu'il nous sera possible, ne nous étonnant point de la peine que nous pouvons avoir à cet exercice, qui sera bientôt récompensé d'un concours admirable de la part de Dieu, qui le rendra très aisé, pourvu que nous soyons fidèles à ramener notre cœur doucement et suavement, par un petit retour doux et tranquille, et par des affections tendres et paisibles, lorsque Il s'éloigne par des distractions et par des occupations. Lorsque les passions s'élèvent, un petit retour au-dedans du côté de Dieu qui est présent, les amortit avec beaucoup de facilité. Tout autre combat les irrite plutôt que de les apaiser.

Chapitre XII. De l’oraison de simple présence de Dieu.

1. L'âme fidèle à s'exercer, comme il a été dit, dans l'affection et dans l'amour de son Dieu, est toute étonnée qu'elle sent peu à peu qu'Il s'empare entièrement d'elle. Sa présence lui devient si aisée qu'elle ne pourrait pas ne la point avoir. Elle lui est donnée par habitude aussi bien que l'oraison. L'âme ressent que le calme s'empare peu à peu d'elle-même. Le silence fait toute son oraison. Et Dieu lui donne un amour infus qui est le commencement d'un bonheur ineffable. O s'il m'était permis de poursuivre les degrés infinis qui suivent ! Mais il faut s'arrêter ici puisque je n’écris que pour les commençants, en attendant que Dieu mette au jour ce qui pourra servir pour tous les états.

2. Il se faut contenter de dire que c'est alors qu'il est de grande conséquence de faire cesser l'action et l'opération propre, pour laisser agir Dieu. Tenez-vous en repos et reconnaissez que je suis Dieu, nous dit-Il Lui-même par David.

Mais la créature est si amoureuse de ce qu'elle fait, qu'elle croit ne rien faire si elle ne sent, connaît et distingue son opération. Elle ne voit pas que c'est la vitesse de sa course qui l'empêche de voir ses démarches, et que l'opération de Dieu devenant plus abondante, absorbe celle de la créature, comme l'on voit que le soleil, à mesure qu'il s'élève, absorbe peu à peu toute la lumière des étoiles, qui se distinguaient très bien avant qu'il parût : ce n'est point le défaut de lumière qui fait que l'on ne distingue plus les étoiles, mais l'excès de lumière. Il en est de même ici. La créature ne distingue plus son opération, parce qu'une lumière forte et générale absorbe toutes ses petites lumières distinctes et les fait entièrement défaillir, à cause que son excès les surpasse toutes.

3. De sorte que ceux qui accusent cette oraison d'oisiveté se trompent beaucoup. Et c'est faute d'expérience qu'ils le disent de la sorte. O s'ils voulaient un peu travailler à en faire l'essai ! Dans peu de temps ils seraient expérimentés et savants en cette matière.

Je dis donc que cette défaillance d'opérer ne vient point de disette, mais d'abondance, comme la personne qui en fera l'expérience le distinguera bien. Elle connaîtra que ce n'est pas un silence infructueux causé par la disette, mais un silence plein et onctueux, causé par l'abondance.

4. Deux sortes de personnes se taisent : l'une pour n'avoir rien à dire, et l'autre pour en avoir trop. Il en est de même en ce degré, on se tait par excès et non par défaut.

L'eau cause la mort à deux personnes bien différemment : l'une se meurt de soif, l'autre se noie. L'une meurt par disette, et l'autre par l'abondance. C'est ici l'abondance qui fait cesser les opérations. Il est donc bien de conséquence, en ce degré, de demeurer le plus en silence que l'on peut.

Un petit enfant attaché à la mamelle de sa nourrice nous le montre sensiblement. Il commence à remuer ses petites lèvres pour faire venir le lait. Mais lorsque le lait vient avec abondance, il se contente de l'avaler sans faire nul mouvement. S'il en faisait, il se nuirait et ferait répandre le lait, et il serait obligé de quitter.

Il faut de même au commencement de l’oraison remuer d’abord les lèvres de l'affection. Mais lorsque le lait de la grâce coule, il n'y a rien à faire qu'à demeurer en repos, avalant doucement. Et lorsque le lait cesse de venir, remuer un peu l'affection, comme l'enfant fait [de] la lèvre. Qui ferait autrement ne pourrait profiter de cette grâce, qui se donne ici pour attirer au repos de l’amour, et non pour exciter au mouvement de la propre multiplicité..

5. Qu'arrive-t-il à cet enfant qui avale doucement le lait en paix sans se mouvoir ? Qui pourrait croire qu'il se nourrit de la sorte ? Cependant, plus il tète en paix, plus le lait lui profite. Que lui arrive-t-il, dis-je, à cet enfant ? C'est qu'il s'endort sur le sein de sa mère. Cette âme paisible à l'oraison s'endort souvent du sommeil mystique où toutes les puissances se taisent jusqu'à ce qu'elles entrent par état dans ce qui leur est donné passagèrement. Vous voyez que l'âme est conduite ici tout naturellement sans gêne, sans effort, sans étude, sans artifice.

L'intérieur n'est pas une place forte qui se prenne par le canon et par la violence : c’est un royaume de paix, qui se possède par l'amour. Ainsi, suivant tout doucement ce petit train pris de cette manière, l'on arrivera bientôt à l'oraison infuse. Dieu ne demande rien d'extraordinaire, ni de trop difficile. Au contraire, un procédé tout simple et enfantin lui plaît extrêmement.

6. Tout ce qu'il y a de plus grand dans la religion est ce qu'il y a de plus aisé. Les sacrements les plus nécessaires sont les plus faciles. De même dans les choses naturelles : voulez-vous aller à la mer ? Embarquez-vous sur une rivière et, insensiblement et sans effort, vous y arriverez. Voulez-vous aller à Dieu ? Prenez cette voie si douce, si aisée, et en peu de temps vous y arriverez d'une manière qui vous surprendra.

O si vous vouliez bien en faire l'essai ! Que vous verriez bientôt que l'on vous en dit trop peu, et que l'expérience que vous en feriez irait bien au-delà de ce que l'on en marque ! Que craignez-vous ? Que ne vous jetez-vous promptement entre les bras de l'Amour, qui ne les a étendus sur la croix que pour vous recevoir ! Quel risque peut-il y avoir à s'en fier à Dieu et s'abandonner à Lui ? Ha, Il ne vous trompera pas, si ce n'est d'une agréable manière, vous donnant beaucoup plus que vous n'attendiez. Au lieu que ceux qui attendent tout d'eux-mêmes pourraient bien entendre ce reproche que Dieu fait par la bouche d'Isaïe : Vous vous êtes fatigués dans la multiplicité de vos voies et vous n’avez jamais dit : demeurons en repos.

Chapitre XIII. Du repos devant Dieu. 

1. L’âme étant arrivée ici n'a plus besoin d'autre préparation que son repos. Car c'est ici que la présence de Dieu durant le jour, qui est le grand fruit de l'oraison, ou plutôt la continuation de l’oraison même, commence d’être infuse et presque continuelle. L’âme jouit dans son fond d'un bonheur inestimable. Elle trouve que Dieu est plus en elle qu'elle-même. Elle n'a qu'une seule chose à faire pour Le trouver, qui est de s'enfoncer en elle-même. Sitôt qu'elle ferme les yeux, elle se trouve prise et mise en oraison. Elle est étonnée d'un si grand bien, et il se fait au-dedans d'elle une conversation que l'extérieur n'interrompt point.

2. On peut dire de cette manière d'oraison ce qui est dit de la Sagesse, que tous biens sont venus avec elle. Car les vertus coulent agréablement en cette âme qui les pratique d'une manière si aisée qu'elles semblent lui être naturelles. Elle a un germe de vie et de fécondité qui lui donne de la facilité pour tout ce qui est bon, et de 1'insensibilité pour tout ce qui est mauvais.

3. Qu'elle demeure donc fidèle en cet état, et qu'elle se donne bien de garde de chercher d'autre disposition, quelle qu'elle soit, que son simple repos, soit pour la confession ou communion, action ou oraison. Il n'y a rien à faire qu'à se laisser remplir de cette effusion divine.

Je n'entends pas parler des préparations nécessaires pour les sacrements, mais de la plus parfaite disposition intérieure dans laquelle on puisse les recevoir, qui est celle que je viens de dire.

Chapitre XIV. Du silence intérieur.

1. Le Seigneur est dans son saint Temple, que toute la terre demeure en silence devant Lui. La raison pour laquelle le silence intérieur est si nécessaire, c'est que le Verbe étant la parole éternelle et essentielle, il faut, pour qu'Il soit reçu dans l'âme, une disposition qui ait quelque rapport à ce qu'Il est.

Or, il est certain que pour recevoir la parole, il faut prêter l'oreille et écouter. L'ouïe est le sens qui est fait pour recevoir la parole qui lui est communiquée. L'ouïe est un sens plus passif qu’actif, qui reçoit et ne communique pas. Le Verbe étant la parole qui doit se communiquer à l'âme et la revivifier, il faut qu'elle soit attentive à ce même Verbe, qui veut lui parler au-dedans d’elle.

2. C'est pourquoi il y a tant d'endroits qui nous exhortent d'écouter Dieu et de nous rendre attentifs à sa voix. On en pourrait marquer beaucoup. Il faut se contenter de rapporter ceux-ci :

Écoutez-moi, vous tous qui êtes mon peuple. Nation que J’ai choisie, entendez ma voix. Écoutez-moi, vous tous que Je porte dans mon sein et que Je renferme en mes entrailles. Écoutez, ma fille, voyez et prêtez l’oreille : oubliez la maison de votre Père, et le Roi concevra de l’amour pour votre beauté.

Il faut écouter Dieu et se rendre attentif à Lui, s'oublier soi-même et tout propre intérêt. Ces deux seules actions (ou plutôt passions, car cela est fort passif) attirent l'amour de la beauté que Lui-même communique.

3. Le silence extérieur est très nécessaire pour cultiver le silence intérieur, et il est impossible de devenir intérieur sans aimer le silence et la retraite. Dieu nous le dit par la bouche de son Prophète : Je la mènerai dans la solitude, et là Je parlerai à son cœur.

Le moyen d'être occupé de Dieu intérieurement et de s'occuper extérieurement de mille bagatelles ? Cela est impossible. Lorsque la faiblesse vous a porté à vous répandre au-dehors, il faut faire un petit retour au-dedans, auquel il faut être fidèle toutes les fois que l'on est distrait et dissipé. Ce serait peu de faire oraison et de se recueillir durant une demi-heure ou une heure, si l'on ne conservait pas l'onction et l'esprit d’oraison durant le jour.

Chapitre XV. De la confession et de l’examen de conscience.

1. L'examen doit toujours précéder la confession, mais l'examen doit être conforme à l'état de l'âme. Celles qui sont ici doivent s'exposer devant Dieu, qui ne manquera pas de les éclairer et de leur faire connaître la nature de leurs fautes. Il faut que cet examen se fasse avec paix et tranquillité, attendant plus de Dieu que de notre propre recherche la connaissance de nos péchés.

Lorsque nous nous examinons avec effort, nous nous méprenons aisément. Nous croyons le bien mal et le mal bien[1]. Et l'amour-propre nous trompe facilement. Mais lorsque nous demeurons exposés aux yeux de Dieu, c'est un soleil qui fait voir jusques aux moindres atomes. Il faut donc se délaisser et s'abandonner beaucoup à Dieu, tant pour l'examen que pour la confession.

2. Sitôt que l'on est dans cette manière d'oraison, Dieu ne manque pas de reprendre l'âme de toutes les fautes qu'elle fait. Elle n’a pas plutôt commis un défaut qu’elle sent un brûlement qui le lui reproche. C'est alors un examen que Dieu fait, qui ne laisse rien échapper. Et l'âme n'a qu'à se tourner simplement vers Dieu, souffrant la peine et la correction qu'Il lui fait.

Comme cet examen de la part de Dieu est continuel, l'âme ne peut plus s'examiner elle-même. Et si elle est fidèle à s'abandonner à Dieu, elle sera bien mieux examinée par sa lumière qu'elle ne le pourrait faire par tous ses soins. Et l'expérience le lui fera bien connaître.

3. Pour la confession, il est nécessaire d'être averti d'une chose, qui est que les personnes qui marchent dans cette voie seront souvent étonnées que, lorsque elles s'approchent du confessionnal et qu'elles commencent à dire leurs péchés, au lieu du regret et d'un acte de contrition qu'elles avaient accoutumé de faire, un amour doux et tranquille s'empare de leur cœur.

Ceux qui ne sont pas instruits veulent se tirer de là pour former un acte de contrition, parce qu'ils ont ouï dire que cela est nécessaire, et il est vrai. Mais ils ne voient pas qu'ils perdent la véritable contrition qui est cet amour infus, infiniment plus grand que ce qu'ils pourraient faire par eux-mêmes. Ils ont un acte éminent qui comprend les autres, avec plus de perfection, quoiqu’ils n’aient pas ceux-ci comme distincts et multipliés. Qu’ils ne se mettent pas en peine de faire autre chose, lorsque Dieu agit plus excellemment en eux et avec eux. C'est haïr le péché comme Dieu le hait que de le haïr de cette sorte. C'est l'amour le plus pur que celui que Dieu opère en l'âme. Qu'elle ne s'empresse donc pas d'agir, mais qu'elle demeure telle qu'elle est, suivant le conseil du Sage : Mettez votre confiance en Dieu, demeurez en repos dans la place où Il vous a mis.

4. Elle s'étonnera aussi qu'elle oubliera ses défauts et qu'elle aura peine à s'en souvenir. Il ne faut point qu'elle s'en fasse de peine, pour deux raisons : la première parce que cet oubli est une marque de la purification de la faute et que c'est le meilleur en ce degré d'oublier tout ce qui nous concerne, pour ne nous souvenir que de Dieu. La seconde raison est que Dieu ne manque point, lorsqu’il faut se confesser, de faire voir à l'âme ses plus grandes fautes : car alors Il fait Lui-même son examen, et elle verra qu'elle en viendra mieux à bout de cette sorte que par tous ses propres efforts.

5. Ceci ne peut être pour les degrés précédents, où l'âme, étant encore dans l'action, se peut et doit servir de son industrie pour toutes choses, plus ou moins, selon son avancement. Pour les âmes de ce degré, qu'elles s'en tiennent à ce qu'on leur dit et qu'elles ne changent point leurs simples occupations.

Il en est de même pour la communion. Qu'elles laissent agir Dieu et qu'elles demeurent en silence. Dieu ne peut être mieux reçu que par un Dieu.

Chapitre XVI. De la lecture et des prières vocales.

1. La manière de lire en ce degré est que, dès que l'on sent un petit recueillement, il faut cesser et demeurer en repos, lisant peu et ne continuant pas, sitôt que l'on se sent attiré au-dedans.

2. L'âme n'est pas plutôt appelée au silence intérieur qu'elle ne doit pas se charger de prières vocales, mais en dire peu ; et lorsque elle les dit, si elle y trouve quelque difficulté, et qu'elle se sente attirée au silence, qu'elle demeure et qu'elle ne se fasse point d'effort, à moins que les prières ne fussent d'obligation : en ce cas, il faut les poursuivre.

Mais si elles ne le sont pas, qu'elle les laisse, sitôt qu'elle se sent attirée et qu'elle a peine à les dire : qu'elle ne se gêne et ne se lie point, mais qu'elle se laisse conduire à l'Esprit de Dieu, et elle satisfera alors à toutes les dévotions d'une manière très éminente.

Chapitre XVII. Des demandes.

1. L'âme se trouvera dans un état d'impuissance de faire des demandes à Dieu, qu’elle faisait autrefois avec facilité. Cela ne la doit point surprendre, car c'est alors que l’Esprit demande pour les saints ce qui est bon, ce qui est parfait, ce qui est conforme à la volonté de Dieu. L’Esprit nous aide même dans nos faiblesses, parce que nous ne savons pas ce qu’il faut demander, ni le demander comme il faut. Mais l’Esprit même le demande pour nous avec des gémissements ineffables

Je dis plus : qu'il faut seconder les desseins de Dieu, qui sont de dépouiller l'âme de ses propres opérations pour substituer les siennes en leur place.

2. Laissez-Le donc faire. Et ne vous liez à rien par vous-mêmes. Quelque bon qu'il vous paraisse, il n'est pas tel alors pour vous, s’il vous détourne de ce que Dieu veut de vous. Or la volonté de Dieu est préférable à tout autre bien. Défaites-vous de vos intérêts et vivez d’abandon et de foi. C’est ici que la foi commence d’opérer en l’âme excellemment.

Chapitre XVIII. Des défauts.

1. Sitôt que l’on est tombé en quelque défaut ou que l’on s’est égaré, il faut se tourner au-dedans, parce que, cette faute ayant détourné de Dieu, on doit au plus tôt se tourner vers Lui et souffrir la pénitence qu’Il impose Lui-même.

Il est de grande conséquence de ne se point inquiéter pour les défauts, parce que l’inquiétude ne vient que d’un orgueil secret et d’un amour de notre excellence. Nous avons peine à sentir ce que nous sommes.

2. Si nous nous décourageons, nous nous affaiblissons davantage. Et la réflexion que nous faisons sur nos fautes produit un chagrin qui est pire que la faute même.

Une âme véritablement humble ne s’étonne point de ses faiblesses. Et plus elle se voit misérable, plus elle s’abandonne à Dieu et tâche de se tenir auprès de Lui, voyant le besoin qu’elle a de son secours. Nous devons d’autant plus tenir cette conduite que Dieu nous dit Lui-même : Je vous ferai entendre ce que vous devez faire. Je vous enseignerai le chemin par lequel vous devez marcher et j’aurai sans cesse l’œil sur vous pour vous conduire

Chapitre XIX. Des distractions et tentations.

1. Dans les distractions ou tentations, au lieu de les combattre directement (ce qui ne ferait que les augmenter, et tirer l’âme de son adhérence à Dieu, qui doit faire toute son occupation), on doit en détourner simplement sa vue et s’approcher de plus en plus de Dieu. Comme un petit enfant qui, voyant un monstre, ne s’amuse pas à le combattre ni même à le regarder, mais s’enfonce doucement dans le sein de sa mère, où il se trouve en assurance. Dieu est au milieu d’elle, elle ne sera point ébranlée, Il la secourra dès le point du jour.

2. Faisant autrement, comme nous sommes faibles, pensant attaquer nos ennemis, nous nous trouvons souvent blessés, si nous ne nous trouvons pas entièrement défaits. Mais demeurant dans la simple présence de Dieu, nous nous trouvons tout à coup fortifiés.

C’était la conduite de David : J’ai (dit-il) le Seigneur toujours présent devant moi, et je ne serai point ébranlé : c’est pour cela que mon cœur est dans la joie, et que ma chair reposera même en assurance. Il est dit dans l’Exode : Le Seigneur combattra pour vous, et vous vous tiendrez en repos.

Chapitre XX. De la prière.

1. La prière doit être et oraison et sacrifice. L’oraison, selon le témoignage de saint Jean, est un encens dont la fumée monte à Dieu. C’est pourquoi il est dit dans l’Apocalypse que l’Ange tenait un encensoir, où était le parfum des prières des saints.  

La prière est une effusion du cœur en la présence de Dieu. J’ai répandu mon cœur en la présence du Seigneur, disait la mère de Samuel. C’est pourquoi la prière des Rois Mages dans l’étable fut signifiée par l’encens qu’ils offrirent.

2. La prière n’est autre chose qu’une chaleur d’amour qui fond et dissout l’âme, la subtilise et la fait monter jusqu’à Dieu. A mesure qu’elle se fond, elle rend son odeur, et cette odeur vient de la charité qui la brûle.

C’est ce que l’Épouse exprimait quand elle disait : Lorsque mon Bien-aimé était dans sa couche, mon nard a donné son odeur. La couche est le fonds de l’âme. Lorsque Dieu est là, et que l’on sait demeurer auprès de Lui et se tenir en sa présence, cette présence de Dieu fond et dissout peu à peu la dureté de cette âme et, en se fondant, elle rend son odeur. C’est pourquoi l’Époux, voyant que son épouse s’était fondue de la sorte sitôt que son Bien-aimé eut parlé, lui dit : Qui est celle qui monte du désert comme une petite fumée de parfum ? .

3. Cette âme monte de la sorte à son Dieu. Mais pour cela, il faut qu’elle se laisse détruire et anéantir par la force de l’amour. C’est un état de sacrifice essentiel à la religion chrétienne, par lequel l’âme se laisse détruire et anéantir pour rendre hommage à la souveraineté de Dieu, comme il est écrit : Il n’y a que Dieu seul de grand, et Il n’est honoré que par des humbles. Et la destruction de notre être confesse le souverain Être de Dieu.

Il faut cesser d’être, afin que l’Esprit du Verbe soit en nous. Or, afin qu’Il y vienne, il faut Lui céder notre vie et mourir à nous, afin qu’Il vive Lui-même en nous.

Jésus-Christ, dans le saint sacrement de l’autel, est le modèle de l’état mystique. Sitôt qu’Il y vient par la parole du prêtre, il faut que la substance du pain lui cède la place et qu’il n’en reste que les simples accidents. De même, il faut que nous cédions notre être à celui de Jésus-Christ et que nous cessions de vivre afin qu’Il vive en nous et qu’étant morts, notre vie se trouve cachée avec Lui en Dieu. Passez en moi, dit Dieu, vous tous qui me désirez avec ardeur. Comment passer en Dieu ? Cela ne se peut faire qu’en sortant de nous-mêmes pour nous perdre en Lui.

Or cela ne s’exécutera jamais que par l’anéantissement, qui est la véritable prière, laquelle rend à Dieu l’honneur et la gloire et la puissance, dans les siècles des siècles.

4. Cette prière est la prière de vérité. C’est adorer le Père en Esprit et en vérité. En Esprit, parce que nous sommes tirés par là de notre manière d’agir humaine et charnelle, pour entrer dans la pureté de l’Esprit qui prie en nous. Et en vérité, parce que l’âme est mise par là dans la vérité du Tout de Dieu et du néant de la créature.

Il n’y a que ces deux vérités, le Tout et le rien. Tout le reste est mensonge. Nous ne pouvons honorer le Tout de Dieu que par notre anéantissement. Et nous ne sommes pas plutôt anéantis que Dieu, qui ne souffre point de vide sans le remplir, nous remplit de Lui-même.

O si on savait les biens qui reviennent à l’âme de cette oraison, on ne voudrait faire autre chose. C’est la perle précieuse, c’est le trésor caché : celui qui le trouve vend de bon cœur tout ce qu’il possède pour l’acheter. C’est adorer Dieu en Esprit et en vérité. C’est pratiquer les plus pures maximes de l’Évangile.

5. Jésus-Christ ne nous assure-t-Il pas que le Royaume de Dieu est au-dedans de nous ? Ce Royaume s’entend de deux manières : la première est lorsque Dieu est si fort maître de nous que rien ne Lui résiste plus ; alors, notre intérieur est vraiment son Royaume. L’autre manière est que, possédant Dieu, qui est le Bien souverain, nous possédons le Royaume de Dieu, qui est le comble de la félicité et la fin pour laquelle nous avons été créés, ainsi qu’il est dit : servir Dieu, c’est régner. La fin pour laquelle nous avons été créés, est pour jouir de Dieu dès cette vie, et l’on n’y pense pas !

 

Chapitre XXI. Que l’on agit plus fortement et plus noblement par cette oraison que par toute autre.

1. Quelques personnes, entendant parler de l’oraison de silence, se sont faussement persuadées que l’âme y demeure stupide, morte et sans action. Mais il est certain qu’elle agit plus noblement et avec plus d’étendue qu’elle ne fit jamais jusques à ce degré puisqu’elle est mue de Dieu même et qu’elle agit par son Esprit. Saint Paul veut que nous nous laissions mouvoir par l’Esprit de Dieu.

On ne dit pas qu’il ne faut point agir, mais qu’il faut agir par dépendance du mouvement de la grâce. Ceci est admirablement figuré en Ézéchiel. Ce prophète voyait, dit-il, des roues qui avaient l’Esprit de vie, et elles allaient où cet Esprit les conduisait. Elles s’élevaient et s’abaissaient selon qu’elles étaient mues, car l’Esprit de vie était en elles ; mais elles ne reculaient jamais. L’âme doit être de la sorte. Elle doit se laisser mouvoir et agir par l’Esprit vivifiant qui est en elle, suivant le mouvement de son action, et n’en suivant point d’autre. Or ce mouvement ne la porte jamais à reculer, c’est-à-dire à réfléchir sur la créature, ni à se recourber contre elle-même, mais à aller toujours devant elle, avançant incessamment vers sa fin.

2. Cette action de l’âme est une action pleine de repos. Lorsqu’elle agit par elle-même, elle agit avec effort. C’est pourquoi elle distingue mieux alors son action. Mais lorsque elle agit par dépendance de l’Esprit de la grâce, son action est si libre, si aisée, si naturelle qu’il semble qu’elle n’agisse pas. Il m’a mis au large, et Il m’a sauvé, parce qu’Il m’a aimé.

Sitôt que l’âme est en pente centrale, c’est-à-dire retournée au-dedans d’elle-même par le recueillement, dès ce moment elle est dans une action très forte, qui est une course de l’âme vers son centre qui l’attire, et qui surpasse infiniment la vitesse de toutes les autres actions, rien n’égalant la vitesse de la pente centrale.

C’est donc une action, mais une action si noble, si paisible, si tranquille qu’il semble à l’âme qu’elle n’agit pas, parce qu’elle agit comme naturellement. Lorsqu’une roue n’est que médiocrement agitée, on la distingue bien ; mais lorsque elle va avec une grande vitesse, on ne distingue plus rien en elle. De même l’âme qui demeure en repos auprès de Dieu a une action infiniment noble et relevée, mais une action très paisible. Plus elle est en paix, plus elle court avec vitesse, parce qu’elle s’abandonne à l’Esprit qui la meut et la fait agir.

3. Cet Esprit n’est autre que Dieu, qui nous attire et, en nous attirant, nous fait courir à Lui, comme le savait bien la divine Amante, lorsque elle disait : Tirez-moi, nous courrons. Tirez-moi, ô mon divin Centre, par le plus profond de moi-même, les puissances et les sens courront à vous par cet attrait ! Ce seul attrait est un onguent qui guérit et un parfum qui attire. Nous courrons, dit-elle, à l’odeur de vos parfums. C’est une vertu attractive très forte, mais une vertu que l’âme suit très librement, et qui, étant également forte et douce, attire par sa force et enlève par sa douceur.

L’épouse dit : Tirez-moi, et nous courrons. Elle parle d’elle et à elle : Tirez-moi, voilà l’unité du centre qui est attiré. Nous courrons : voilà la correspondance et la course de toutes les puissances et des sens, qui suivent l’attrait du fonds de l’âme.

4. Il n’est donc point question de demeurer oisif, mais d’agir par dépendance de l’Esprit de Dieu qui doit nous animer, puisque c’est en Lui et par Lui que nous vivons, que nous agissons, et que nous sommes. Cette douce dépendance de l’Esprit de Dieu est absolument nécessaire et fait que l’âme, en peu de temps, parvient à la simplicité et unité dans laquelle elle a été créée.

Elle a été créée une et simple, comme Dieu. Il faut donc, pour parvenir à la fin de sa création, quitter la multiplicité de nos actions, pour entrer dans la simplicité et l’unité de Dieu, à l’image duquel nous avons été créés. L’Esprit de Dieu est unique et multiplié, et son unité n’empêche point sa multiplicité. Nous entrons dans son unité lorsque nous sommes unis à son Esprit, comme ayant par là même un même Esprit avec Lui. Et nous sommes multipliés au-dehors dans ce qui est de ses volontés, sans sortir de l’unité. De sorte que Dieu agissant infiniment, et nous, nous laissant mouvoir par l’Esprit de Dieu, nous agissons beaucoup plus que par notre propre action. Il faut nous laisser conduire par la Sagesse. Cette Sagesse est plus active que les choses les plus agissantes. Demeurons donc dans la dépendance de son action et nous agirons très fortement.

5. Tout a été fait par le Verbe, et rien n’a été fait sans Lui. Dieu, en nous créant, nous a créés à son image et ressemblance. Il nous inspira l’Esprit du Verbe par ce souffle de vie qu’Il nous donna lorsque nous fûmes créés à l’image de Dieu par la participation de cette vie du Verbe qui est l’image de son Père.

Or cette Vie est une, simple, pure, intime, et toujours féconde. Le démon, par le péché, ayant gâté et défiguré cette belle image, il a fallu que ce même Verbe, dont l’Esprit nous avait été inspiré en nous créant, vînt la réparer. Il fallait que ce fut Lui, parce qu’Il est l’image de son Père et que l’image ne se répare pas en agissant, mais en souffrant l’action de celui qui la veut réparer.

Notre action doit donc être de nous mettre en état de souffrir l’action de Dieu et de donner lieu au Verbe de retracer en nous son image. Une image qui se remuerait, empêcherait le peintre de contre-tirer un tableau sur elle. Tous les mouvements que nous faisons par notre propre esprit empêchent cet admirable Peintre de travailler et font faire de faux traits. Il faut donc demeurer en paix, et ne nous mouvoir que lorsque Il nous meut. Jésus-Christ a la vie en Lui-même. Et Il doit communiquer la vie à tout ce qui doit vivre.

C’est l’Esprit de l’Église que l’Esprit de la motion divine. L’Église est-elle oisive, stérile et inféconde ? Elle agit, mais elle agit par dépendance de l’Esprit de Dieu qui la meut et la gouverne.

Or l’Esprit de l’Église ne doit point être autre dans ses membres qu’Il [ne l’]est dans elle-même. Il faut donc que ses membres, pour être dans l’Esprit de l’Église, soient dans l’Esprit de la motion divine.

6. Que cette action soit plus noble, c’est une chose incontestable. Il est certain que les choses n’ont de valeur qu’autant que le principe d’où elles partent est noble, grand et relevé. Les actions faites par un principe divin sont des actions divines. Au lieu que les actions de la créature, quelque bonnes qu’elles paraissent, sont des actions humaines, ou tout au plus vertueuses lorsque elles sont faites avec la grâce.

Jésus-Christ dit qu’Il a la vie en Lui-même. Tous les autres êtres n’ont qu’une vie empruntée, mais le Verbe a la vie en Lui. Et comme Il est communicatif de sa nature, Il désire de la communiquer aux hommes. Il faut donc donner lieu à cette vie de s’écouler en nous, ce qui ne se peut faire que par l’évacuation et la perte de la vie d’Adam et de notre propre action, comme l’assure saint Paul. Si quelqu’un donc est en Jésus-Christ, il est une nouvelle créature ; tout ce qui était de l’ancienne est passé, tout est rendu nouveau. Cela ne se peut faire que par la mort de nous-mêmes et de notre propre action, afin que l’action de Dieu soit substituée en sa place.

On ne prétend donc pas de ne point agir, mais seulement d’agir par la dépendance de l’Esprit de Dieu, pour donner lieu à son action de prendre la place de celle de la créature. Ce qui ne se fait que par le consentement de la créature. Et la créature ne donne ce consentement qu’en modérant son action, pour donner lieu peu à peu à l’action de Dieu de prendre la place.

7. Jésus-Christ nous fait voir dans l’Évangile cette conduite : Marthe faisait de bonnes choses, mais parce qu’elle les faisait par son propre esprit, Jésus-Christ l’en reprit. L’esprit de l’homme est turbulent et inquiet : c’est pourquoi il fait peu, quoique il paraisse faire beaucoup. Marthe, dit Jésus-Christ, vous vous inquiétez et empressez de beaucoup de choses, mais une seule chose est nécessaire. Marie a choisi la meilleure part, qui ne lui sera point ôtée.

Qu’a-t-elle choisi, Madeleine ? La paix, la tranquillité et le repos. Elle cesse d’agir en apparence pour se laisser mouvoir par l’Esprit de Jésus-Christ. Elle cesse de vivre, afin que Jésus-Christ vive en elle.

C’est pourquoi il est si nécessaire de renoncer à soi-même et à ses opérations propres pour suivre Jésus-Christ. Car nous ne pouvons point suivre Jésus-Christ si nous ne sommes animés de son Esprit. Or, afin que l’Esprit de Jésus-Christ vienne en nous, il faut que le nôtre lui cède la place. Quiconque s’attache au Seigneur, dit saint Paul, devient un même Esprit avec Lui . Et David disait qu’il lui était bon de s’attacher à Dieu, et de mettre en Lui toute son espérance. Qu’est-ce que cet attachement ? C’est un commencement d’union.

8. L’union commence, continue, s’achève et se consomme. Le commencement de l’union est une pente vers Dieu. Lorsque l’âme est tournée au-dedans d’elle en la manière qu’il a été dit, elle est en pente centrale et elle a une tendance forte à l’union : cette tendance est le commencement. Ensuite elle adhère, lorsque elle approche plus près de Dieu. Puis elle Lui est unie. Et ensuite elle devient une, ce qui est devenir un même Esprit avec Lui. Et c’est alors que cet Esprit sorti de Dieu retourne dans sa fin.

9. Il faut donc nécessairement entrer dans cette voie, qui est la motion divine et l’Esprit de Jésus-Christ. Saint Paul dit que personne n’est à Jésus-Christ, s’il n’a son Esprit. Pour être donc à Jésus-Christ, il faut nous laisser remplir de son Esprit et nous vider du nôtre : il faut qu’il soit évacué. Saint Paul, dans le même endroit, nous prouve la nécessité de cette motion divine : Tous ceux, dit-il, qui sont poussés par l’Esprit de Dieu, sont enfants de Dieu.

L’Esprit de la filiation divine est donc l’Esprit de la motion divine. C’est pourquoi le même apôtre continue : l’Esprit que vous avez reçu, n’est point un esprit de servitude, qui vous fasse vivre dans la crainte ; mais c’est l’Esprit des enfants de Dieu, par lequel nous crions : Abba, notre Père. Cet Esprit n’est autre que l’Esprit de Jésus-Christ, par lequel nous participons à sa filiation. Et cet Esprit rend Lui-même témoignage au nôtre que nous sommes enfants de Dieu.

Sitôt que l’âme se laisse mouvoir à l’Esprit de Dieu, elle éprouve en elle le témoignage de cette filiation divine. Et c’est ce témoignage qui la comble d’autant plus de joie qu’il lui fait mieux connaître qu’elle est appelée à la liberté des enfants de Dieu ; et que l’Esprit qu’elle a reçu n’est point un esprit de servitude, mais de liberté. L’âme sent alors qu’elle agit librement et suavement, quoique fortement et infailliblement.

10. L’Esprit de la motion divine est si nécessaire pour toutes choses que saint Paul dans le même endroit fonde cette nécessité sur notre ignorance dans les choses que nous demandons. L’Esprit (dit-il) nous aide dans nos faiblesses, car nous ne savons pas ce qu’il faut demander, ni le demander comme il faut ; mais l’Esprit même le demande pour nous, avec des gémissements ineffables. Ceci est positif : si nous ne savons pas ce qu’il nous faut, ni même demander comme il faut ce qui nous est nécessaire, et s’il faut que l’Esprit qui est en nous, à la motion duquel nous nous abandonnons, le demande pour nous, ne devons-nous pas le laisser faire ? Il le fait avec des gémissements ineffables.

Cet Esprit est l’Esprit du Verbe qui est toujours exaucé, comme Il le dit Lui-même : Je sais que vous m’exaucez toujours.  Si nous laissions demander et prier cet Esprit en nous, nous serions toujours exaucés. Et pourquoi cela ? Apprenez-le-nous, grand Apôtre, Docteur mystique et Maître de l’intérieur. C’est, ajoute saint Paul, que celui qui sonde les cœurs, connaît ce que l’Esprit désire, parce qu’Il demande selon Dieu pour les saints. C’est-à-dire que cet Esprit ne demande que ce qui est conforme à la volonté de Dieu. La volonté de Dieu est que nous soyons sauvés et que nous soyons parfaits. Il demande donc ce qui est nécessaire pour notre perfection.

11. Pourquoi, après cela, nous accabler de soins superflus et nous fatiguer dans la multiplicité de nos voies, sans jamais dire : Demeurons en repos ? Dieu nous invite Lui-même à nous reposer sur Lui de toutes nos inquiétudes. Et Il se plaint, dans Isaïe, avec une bonté inconcevable, de ce que l’on emploie la force de l’âme, ses richesses et son trésor, dans mille choses extérieures : vu qu’il y a si peu à faire pour jouir des biens que nous prétendons, pourquoi, dit Dieu, employez-vous votre argent à ce qui ne peut vous nourrir, et vos travaux à ce qui ne peut vous rassasier ? Écoutez-moi avec attention : nourrissez-vous de la bonne nourriture que Je vous donne, et votre âme en étant  engraissée, sera dans la joie.

O si on connaissait le bonheur qu’il y a d’écouter Dieu de la sorte, et combien l’âme en est engraissée ! Il faut que toute chair se taise en présence du Seigneur. Il faut que tout cesse sitôt qu’Il paraît. Dieu, pour nous obliger encore à nous abandonner sans réserve, nous assure, dans le même Isaïe, que nous ne devons rien craindre en nous abandonnant, parce qu’Il prend un soin de nous tout particulier. Une mère peut-elle oublier ses enfants (dit Dieu) et n’avoir point de compassion du fils qu’elle a porté dans ses entrailles ? Mais quand même elle l’oublierait, pour moi Je ne vous oublierai jamais. O paroles pleines de consolation ! Qui craindra après cela de s’abandonner à la conduite de Dieu ?

Chapitre XXII. Des actes intérieurs.  

1. Les actes de l’homme sont ou extérieurs ou intérieurs. Les extérieurs sont ceux qui paraissent au-dehors, à l’égard de quelque objet sensible, et qui n’ont autre bonté ni malice morale que celle qu’ils reçoivent du principe intérieur dont ils partent.

Ce n’est point de ceux-là que j’entends parler, mais seulement des actes intérieurs qui sont des actions de l’âme, par lesquelles elle s’applique intérieurement à quelque objet, ou se détourne aussi de quelque autre.

2. Lorsque, étant appliqué à Dieu, je veux faire un acte d’autre nature, je me détourne de Dieu et je me tourne vers les choses créées plus ou moins selon que mon acte est plus ou moins fort. Si je suis tourné vers la créature, je veux retourner à Dieu : il faut que je fasse un acte pour me détourner de cette créature et me tourner vers Dieu. Plus l’acte est parfait, plus la conversion est entière.

Jusqu’à ce que je sois parfaitement converti, j’ai besoin de plusieurs actes pour me tourner vers Dieu. Les uns le font tout d’un coup, les autres le font peu à peu. Mon acte me doit donc porter à me tourner vers Dieu, employant toute la force de mon âme pour Lui, suivant le conseil de l’Ecclésiastique : Réunissez tous les mouvements de votre cœur dans la sainteté de Dieu. Et comme faisait David : Je conserverai toute ma force pour vous, ce qui se fait en rentrant fortement en soi-même, comme dit l’Écriture : Retournez à votre cœur.

Car nous sommes écartés de notre cœur par le péché. Aussi Dieu ne demande-t-Il que notre cœur : Mon fils, donnez-moi votre cœur, et que vos yeux soient toujours attachés à mes voies. Donner son cœur à Dieu, c’est avoir toujours la vue, la force et la vigueur de l’âme attachée à Lui afin de suivre ses volontés. Il faut donc demeurer ainsi tourné vers Dieu, sitôt que l’on y est appliqué.

Mais comme l’esprit de l’homme est léger et que l’âme, étant accoutumée à être tournée au-dehors, se dissipe aisément et se détourne, sitôt qu’elle s’aperçoit qu’elle s’est détournée dans les choses du dehors, il faut que, par un acte simple qui est un retour vers Dieu, elle se remette en Lui. Puis son acte subsiste tant que sa conversion dure, à force de se retourner vers Dieu par un retour simple et sincère.

3. Et comme plusieurs actes réitérés font une habitude, l’âme contracte l’habitude de la conversion et d’un acte qui devient comme habituel dans la suite. L’âme ne doit pas se mettre alors en peine de chercher cet acte pour le former, parce qu’il subsiste. Et même elle ne le peut sans y trouver une très grande difficulté. Elle trouve même qu’elle se tire de son état sous prétexte de le chercher, ce qu’elle ne doit jamais faire puisqu’il subsiste en habitude et qu’alors, elle est dans une conversion et dans un amour habituel. On cherche un acte par d’autres actes, au lieu de se tenir attaché par un acte simple à Dieu seul.

On remarquera que l’on aura quelquefois facilité à faire distinctement de tels actes, mais simplement : c’est une marque que l’on s’était détourné et que l’on rentre dans son cœur après qu’on s’en était écarté. Mais que l’on y demeure en repos dès que l’on y est rentré. Lors donc que l’on croit qu’il ne faut point faite d’actes, on se méprend car on fait toujours des actes, mais chacun les doit faire conformément à son degré.

4. Pour bien éclaircir cet endroit, qui fait la difficulté de la plupart des spirituels faute de le comprendre, il faut savoir qu’il y a des actes passagers et distincts, et des actes continués ; des actes directs et des actes réfléchis. Tous ne peuvent point faire les formels et tous ne sont point en état de faire les autres.

Les premiers actes se doivent faire par les personnes qui sont détournées. Ils doivent se tourner par une action qui se distingue, et qui soit plus ou moins forte, selon que le détour était plus ou moins éloigné. De sorte que, lorsque le détour est léger, un acte des plus simples suffit.

5. Il y a l’acte substantiel qui est lorsque l’âme est toute tournée vers son Dieu par un acte direct, qu’elle ne renouvelle pas, à moins qu’il ne fût interrompu, mais qui subsiste. L’âme, étant toute tournée de la sorte, est dans la charité et elle y demeure : Et qui demeure dans la charité, demeure en Dieu. Alors l’âme est comme dans une habitude de l’acte, se reposant dans ce même acte.

Mais son repos n’est pas oisif. Car alors il y a un acte toujours subsistant, qui est un doux enfoncement en Dieu, où Dieu l’attire toujours plus fortement. Et elle, suivant cet attrait si fort, en demeurant dans son amour et dans la charité, s’enfonce toujours plus dans ce même amour, et elle a une action infiniment plus forte, plus vigoureuse et plus prompte que l’acte qui ne sert qu’à former le retour.

6. Or l’âme qui est dans cet acte profond et fort, étant toute tournée vers son Dieu, ne s’aperçoit point de cet acte, parce qu’il est direct et non réfléchi. Ce qui fait que cette personne, ne s’expliquant pas bien, dit qu’elle ne fait point d’actes. Mais elle se trompe : elle n’en fit jamais de meilleurs ni de plus agissants. Qu’elle dise plutôt : je ne distingue plus d’actes ; et non pas : je ne fais point d’actes.

Elle ne les fait point par elle-même : j’en conviens ; mais elle est tirée et elle suit ce qui l’attire. L’amour est le poids qui l’enfonce, comme une personne qui tombe dans la mer s’enfonce et s’enfoncerait à l’infini, si la mer était infinie, et sans s’apercevoir de cet enfoncement, elle descendrait dans le plus profond, d’une vitesse incroyable.

C’est donc parler improprement que de dire que l’on ne fait point d’actes. Tous font des actes, mais tous ne les font pas de la même manière. Et l’abus vient de ce que tous ceux qui entendent et savent qu’il faut faire des actes, voudraient les faire distincts et sensibles. Cela ne se peut. Les sensibles sont pour les commençants, et les autres sont pour les âmes avancées. S’arrêter aux premiers actes, qui sont faibles et avancent peu, c’est se priver des derniers. De même que vouloir faire les derniers, avant que d’avoir passé par les premiers, serait un autre abus.

7. Il faut que toutes choses se fassent en leur temps. Chaque état a son commencement, son progrès et sa fin. Si l’on veut toujours s’arrêter au commencement, c’est trop se méprendre. Il n’y a point d’art qui n’ait son progrès : au commencement, il faut travailler avec effort, mais ensuite il faut jouir du fruit de son travail.

Lorsque le vaisseau est au port, les mariniers ont peine à l’arracher de là pour le mettre en pleine mer. Mais ensuite ils le tournent aisément du côté qu’ils veulent aller. De même, lorsque l’âme est encore dans le péché et dans les créatures, il faut, avec bien des efforts, la tirer de là, il faut défaire les cordages qui la tiennent liée. Puis travaillant par le moyen des actes forts et vigoureux, tâcher de l’attirer au-dedans, l’éloignant peu à peu de son propre port, et en l’éloignant, on la tourne au-dedans, qui est le lieu où l’on désire voyager.

8. Lorsque le vaisseau est tourné de la sorte, à mesure qu’il avance dans la mer, il s’éloigne plus de la terre, et plus il s’éloigne de la terre, moins il faut d’effort pour l’attirer. Enfin, on commence à voguer très doucement, et le vaisseau s’éloigne si fort qu’il faut quitter la rame, qui est rendue inutile. Que fait alors le pilote ? Il se contente d’étendre les voiles et de tenir le gouvernail.

Étendre les voiles, c’est faire l’oraison de simple exposition devant Dieu, pour être mû par son Esprit. Tenir le gouvernail, c’est empêcher notre cœur de s’égarer du droit chemin, le ramenant doucement et le conduisant selon le mouvement de l’Esprit de Dieu qui s’empare peu à peu de ce cœur, comme le vent vient peu à peu enfler les voiles et pousser le vaisseau. Tant que le vaisseau a le vent en poupe, le pilote et les nautoniers se reposent de leur travail. Quelle démarche ne font-ils pas sans se fatiguer ? Ils font plus de chemin en une heure, en se reposant de la sorte et en laissant conduire le vaisseau au vent, qu’ils n’en feraient en bien du temps par tous leurs premiers efforts. S’ils voulaient alors ramer, outre qu’ils se fatigueraient beaucoup, leur effort serait inutile et ils retarderaient le vaisseau.

C’est la conduite que nous devons tenir dans notre intérieur, et, en agissant de cette manière, nous avançons plus en peu de temps par la motion divine, qu’en toute autre manière par beaucoup d’efforts. Si on voulait prendre cette voie, on la trouverait la plus aisée du monde.

9. Lorsque l’on a le vent contraire, si le vent et la tempête est forte, il faut jeter l’ancre dans la mer pour arrêter le vaisseau. Cette ancre n’est autre chose que la confiance en Dieu et l’espérance en sa bonté, attendant en patience le calme et la bonace, et que le vent favorable retourne, comme faisait David : J’ai attendu (dit-il) le Seigneur avec grande patience, et Il s’est enfin abaissé jusqu’à moi. Il faut donc s’abandonner à l’Esprit de Dieu et se laisser conduire par ses mouvements.

Chapitre XXIII. Avertissements aux pasteurs et aux prédicateurs.

1. Si tous ceux qui travaillent à la conquête des âmes tâchaient de les gagner par le cœur, les mettant d’abord en oraison et en vie intérieure, ils feraient des conversions infinies et durables. Mais tant que l’on ne s’y prend que par le dehors et qu’au lieu d’attirer les âmes à Jésus-Christ, par l’occupation du cœur en Lui, on les charge seulement de mille préceptes pour les exercices extérieurs, il ne se fait que très peu de fruit et il ne dure pas.

Si les curés de la campagne avaient le zèle d’instruire de cette sorte leurs paroissiens, les bergers, en gardant leurs troupeaux, auraient l’esprit des anciens anachorètes ; et les laboureurs, en conduisant le socle de leurs charrue, s’entretiendraient heureusement avec Dieu ; les manœuvres qui se consument de travail en recueilleraient des fruits éternels. Tous les vices seraient bannis en peu de temps, et tous leurs paroissiens deviendraient spirituels.

2. Ha, quand le cœur est gagné, tout le reste se corrige aisément ! C’est pourquoi Dieu demande principalement le cœur. On retrancherait par ce seul moyen les ivrogneries, les blasphèmes, les impudicités, les inimitiés, les larcins, qui règnent ordinairement parmi les gens de la campagne. Jésus-Christ régnerait paisiblement partout et la face de l’Église se renouvellerait en tout lieu.

Les hérésies sont entrées dans le monde par la perte de l’intérieur. Si l’intérieur était rétabli, elles seraient bientôt ruinées. L’erreur ne s’empare des âmes que par le manquement de foi et de prière. Si on apprenait à nos frères égarés à croire simplement et à faire oraison, au lieu de disputer beaucoup avec eux, on les ramènerait doucement à Dieu.

O pertes inestimables, que celles qui se font en négligeant l’intérieur ! O quel compte les personnes qui sont chargées des âmes n’auront-elles pas à rendre à Dieu, pour n’avoir pas découvert à tous ceux qu’ils servent par le ministère de la parole, ce trésor caché !

3. On s’excuse sur ce que l’on dit qu’il y a du danger dans ce chemin, ou que les gens simples sont incapables des choses de l’Esprit. L’oracle de la vérité nous assure du contraire : Le Seigneur (dit-il) met son affection en ceux qui marchent simplement. Mais quel danger peut-il y avoir à marcher dans l’unique voie qui est Jésus-Christ, se donnant à Lui, Le regardant sans cesse, mettant toute sa confiance en sa grâce et tendant de toutes nos forces à son plus pur amour ?

4. Loin que les simples soient incapables de cette perfection, ils y sont même plus propres. Parce qu’ils sont plus dociles, plus humbles et plus innocents, et que, ne raisonnant pas, ils ne sont pas tant attachés à leurs propres lumières. Étant de plus sans science, ils se laissent mouvoir plus aisément à l’Esprit de Dieu. Au lieu que les autres, qui sont gênés et aveuglés par leur propre suffisance, résistent beaucoup plus à l’inspiration divine.

Aussi Dieu nous déclare que c’est aux petits qu’Il donne l’intelligence de sa loi. Il nous assure encore qu’Il aime à converser familièrement avec les simples. Le Seigneur garde les simples : J’étais réduit à l’extrémité, et Il m’a sauvé. Que les pères des âmes prennent garde de ne pas empêcher les petits enfants d’aller à Jésus-Christ. Laissez venir (dit-Il à ses apôtres) ces petits enfants, car c’est à eux qu’appartient le Royaume des Cieux. Jésus-Christ ne dit cela à ses apôtres que parce qu’ils voulaient empêcher les enfants d’aller à Lui.

5. Souvent on applique le remède au corps et le mal est au cœur. La cause pour laquelle on réussit si peu à réformer les hommes, surtout les gens de travail, c’est que l’on s’y prend par le dehors et que tout ce que l’on y peut faire passe aussitôt. Mais si on leur donnait d’abord la clef de l’intérieur, le dehors se réformerait ensuite avec une facilité toute naturelle.

Or cela est très aisé. Leur apprendre à chercher Dieu dans leur cœur, à penser à Lui, à y retourner s’en trouvant distraits, à tout faire et tout souffrir à dessein de Lui plaire, c’est les appliquer à la source de toutes les grâces et leur y faire trouver tout ce qui est nécessaire pour leur sanctification.

6. Vous êtes conjurés, ô vous tous qui servez les âmes, de les mettre d’abord dans cette voie, qui est Jésus-Christ ; et c’est Lui qui vous en conjure par tout le sang qu’Il a répandu pour ces âmes qu’Il vous a confiées. Parlez au cœur de Jérusalem. O dispensateurs de ses grâces, ô prédicateurs de sa parole, ô ministres de ses sacrements, établissez son Royaume ; et pour l’établir véritablement, faites-le régner sur les cœurs ! Car comme c’est le cœur seul qui peut s’opposer à son empire, c’est par l’assujettissement du cœur que l’on honore le plus sa souveraineté. Rendez gloire à la sainteté de Dieu, et Il deviendra votre sanctification. Faites des catéchismes particuliers pour enseigner à faire oraison, non par raisonnement ni par méthode (les gens simples n’en étant pas capables), mais une oraison de cœur et non de tête, une oraison de l’Esprit de Dieu et non de l’invention de l’homme.

7. Hélas ! On veut faire des oraisons étudiées ; et pour les vouloir trop ajuster, on les rend impossibles. On a écarté les enfants du meilleur de tous les pères pour avoir voulu leur apprendre un langage trop poli. Allez, pauvres enfants, parler à votre Père céleste avec votre langage naturel : quelque barbare et grossier qu’il soit, il ne l’est point pour Lui. Un père aime mieux un discours que l’amour et le respect met en désordre, parce qu’il voit que cela part du cœur, qu’une harangue sèche, vaine et stérile, quoique bien étudiée. O que de certaines oeillades d’amour le charment et le ravissent ! Elles expriment infiniment plus que tout langage et tout raisonnement.

8. Pour avoir voulu apprendre à aimer avec méthode l’amour même, l’on a beaucoup perdu de ce même amour. O qu’il n’est pas nécessaire d’apprendre un art d’aimer ! Le langage d’amour est barbare à celui qui n’aime pas ; mais il est très naturel à celui qui aime. Et on n’apprend jamais mieux à aimer Dieu qu’en L’aimant. En ce métier, souvent les plus grossiers deviennent les plus habiles, parce qu’ils y vont plus simplement et plus cordialement. L’Esprit de Dieu n’a pas besoin de nos ajustements. Il prend quand il Lui plaît des bergers pour faire des prophètes. Et bien loin de fermer le palais de l’oraison à quelqu’un, comme on se l’imagine, il en laisse au contraire toutes les portes ouvertes à tous, et la Sagesse a ordre de crier dans les places publiques : Quiconque est simple, vienne à moi. Et elle a dit aux insensés : Venez, mangez le pain que je vous donne, et buvez le vin que je vous ai préparé. Jésus Christ ne remercie-t-Il pas son Père de ce qu’Il a caché ses secrets aux sages, et les a révélé aux petits ?

 

Chapitre XXIV. Quel est le moyen le plus sûr pour arriver à l’union divine.[2]

1. Il est impossible d’arriver à l’union divine par la seule voie de la méditation pour plusieurs raisons dont j’en dirai quelques-unes.

Premièrement, selon l’Écriture : Nul ne verra Dieu, tant qu’il sera vivant. Or tout l’exercice de l’oraison discursive ou même de la contemplation active, regardée comme une fin et non comme une disposition à la passive, sont des exercices vivants par lesquels nous ne pouvons voir Dieu, c’est-à-dire être unis à Lui. Il faut que ce qui est de l’homme et de sa propre industrie, pour noble et relevé qu’il puisse être, il faut, dis-je, que tout cela meure.

Saint Jean rapporte que dans le ciel il se fit un grand silence. Le ciel représente le fond et le centre de l’âme, où il faut que tout soit en silence lorsque la majesté de Dieu y paraît. Tout ce qui est de propres efforts et de propriété doit être détruit, parce que rien n’est opposé à Dieu que la propriété, et que toute la malignité de l’homme est dans cette propriété, comme dans la source de sa malice. En sorte que plus une âme perd sa propriété, plus elle devient pure. Et ce qui serait un défaut à une âme vivant à elle-même ne l’est plus à cause de la pureté et de l’innocence qu’elle a contractée, lorsque elle a perdu ces propriétés qui causaient la dissemblance entre Dieu et l’âme.

2. Or, pour unir deux choses aussi opposées que le sont la pureté de Dieu et l’impureté de la créature, la simplicité de Dieu et la multiplicité de l’homme, il faut que Dieu opère singulièrement. Cela ne se peut jamais faire par l’effort de la créature, puisque deux choses ne peuvent être unies qu’elles n’aient du rapport et de la ressemblance entre elles, ainsi qu’un métal impur ne s’alliera jamais avec un or très pur et affiné.

3. Que fait donc Dieu ? Il envoie devant Lui sa propre Sagesse, comme le feu sera envoyé sur la terre pour consumer par son activité tout ce qu’il y a d’impur. Le feu consume toutes choses et rien ne résiste à son activité. Il en est de même de la Sagesse. Elle consume toute impureté dans la créature pour la disposer à l’union divine.

Cette impureté si opposée à l’union est la propriété et l’activité. La propriété : parce qu’elle est la source de la réelle impureté, qui ne peut jamais être alliée à la pureté essentielle. De même que les rayons peuvent bien toucher la boue, mais non pas se l’unir. L’activité : parce que Dieu étant dans un repos infini, il faut, afin que l’âme puisse être unie à Lui, qu’elle participe à son repos. Sans quoi il ne peut y avoir d’union à cause de la dissemblance, puisque pour unir deux choses, il faut qu’elles soient dans un repos proportionné.

C’est pour cette raison que l’âme n’arrive à l’union divine que par le repos de sa volonté. Et elle ne peut être unie à Dieu qu’elle ne soit dans un repos central et dans la pureté de sa création.

4. Pour purifier l’âme, Dieu se sert de la Sagesse, comme on se sert du feu pour purifier l’or. Il est certain que l’or ne peut être purifié que par le feu qui consume peu à peu tout ce qu’il y a de terrestre et de matériel et le sépare de l’or. Il ne suffit pas à l’or pour être mis en oeuvre, que la terre soit changée en or. Il faut de plus que le feu le fonde et le dissolve, pour tirer de sa substance tout ce qui lui reste d’étranger et de terrestre. Et cet or est mis tant et tant de fois au feu qu’il perd toute impureté et toute disposition à pouvoir être purifié.

L’orfèvre ne pouvant plus y trouver de mélange, à cause qu’il est venu à sa parfaite pureté et simplicité, le feu ne peut plus agir sur cet or. Et il y serait un siècle qu’il n’en serait pas plus pur et qu’il ne diminuerait pas. Alors il est propre à faire les plus excellents ouvrages.

Et si cet or est impur dans la suite, je dis que ce sont des saletés contractées nouvellement par le commerce des corps étrangers. Mais il y a cette différence, que cette impureté n’est que superficielle et n’empêche pas de le mettre en oeuvre. Au lieu que l’autre impureté était cachée dans le fond et comme identifiée avec sa nature. Cependant les personnes qui ne s’y connaissent pas, voyant un or épuré couvert de crasse au-dehors, en feront moins de cas que d’un or grossier, très impur, dont le dehors sera poli.

5. De plus, vous remarquerez que l’or d’un degré de pureté inférieure ne peut s’allier avec celui d’un degré de pureté supérieure. Il faut que l’un contracte de l’impureté de l’autre, ou que celui-ci participe à la pureté de celui-là. Mettre un or épuré avec un grossier, c’est ce que l’orfèvre ne fera jamais. Que fera-t-il donc ? Il fera perdre par le feu tout le mélange terrestre à cet or, afin de le pouvoir allier à la pureté du premier. Et c’est ce qui est dit en saint Paul, que nos œuvres seront éprouvées comme par le feu, afin que ce qui est combustible soit brûlé.  Il est ajouté que la personne dont les œuvres se trouveront propres à être brûlées, sera sauvée,  mais comme par le feu. Cela veut dire qu’il y a des œuvres reçues et qui sont de mise. Mais afin que celui qui les a faites soit aussi pur, il faut qu’elles passent par le feu, afin que la propriété en soit ôtée. Et c’est en ce même sens que Dieu examinera et jugera nos justices, parce que l’homme ne sera jamais sanctifié par les œuvres de la loi, mais par la justice de la foi qui vient de Dieu.

6. Cela posé, je dis qu’afin que l’homme soit uni à son Dieu, il faut que sa Sagesse, accompagnée de la divine Justice, comme un feu impitoyable et dévorant, ôte à l’âme tout ce qu’elle a de propriété, de terrestre, de charnel et de propre activité ; et qu’ayant ôté à l’âme tout cela, Il se l’unisse.

Ce qui ne se fait jamais par l’industrie de la créature : au contraire elle le souffre, même à regret, parce que, comme j’ai dit, l’homme aime si fort sa propriété et il craint tant sa destruction que, si Dieu ne le faisait Lui-même et d’autorité, l’homme n’y consentirait jamais.

7. On me répondra à cela que Dieu n’ôte jamais à l’homme sa liberté et qu’ainsi il peut toujours résister à Dieu : d’où il s’ensuit que je ne dois pas dire que Dieu agit absolument et sans le consentement de l’homme.

Je m’explique, et je dis qu’il suffit alors qu’il donne un consentement passif afin qu’il ait une entière et pleine liberté, parce que s’étant donné à Dieu dès le commencement, afin qu’Il fasse de lui et en lui tout ce qu’Il voudrait, il donna dès lors un consentement actif et général pour tout ce que Dieu ferait. Mais lorsque Dieu détruit, brûle et purifie, l’âme ne voit pas que cela lui soit avantageux : elle croit plutôt  le contraire, et de même que le feu, au commencement, semble salir l’or, aussi cette opération semble dépouiller l’âme de sa pureté. De sorte que, s’il fallait alors un consentement actif et explicite, l’âme aurait peine à le donner, et bien souvent elle ne le donnerait pas. Tout ce qu’elle fait est de se tenir dans un consentement passif, souffrant de son mieux cette opération, qu’elle ne peut ni ne veut empêcher.

8. Dieu donc purifie tellement cette âme de toutes opérations propres, distinctes, aperçues et multipliées, qui font une dissemblance très grande, qu’enfin Il se la rend peu à peu conforme et enfin uniforme, relevant la capacité passive de la créature, l’élargissant et l’ennoblissant, quoique d’une manière cachée et inconnue : c’est pourquoi on l’appelle mystique. Mais il faut qu’à toutes ces opérations l’âme concoure passivement.

Il est vrai qu’avant que d’en venir là, il faut qu’elle agisse plus au commencement ; puis, à mesure que l’opération de Dieu devient plus forte, il faut que peu à peu et successivement, l’âme lui cède, jusqu’à ce qu’Il l’absorbe tout à fait. Mais cela dure longtemps.

9. On ne dit pas, donc, comme quelques-uns l’ont cru, qu’il ne faille pas passer par l’action, puisqu’au contraire c’est la porte. Mais seulement qu’il n’y faut pas toujours demeurer, vu que l’homme doit tendre à la perfection de sa fin, et qu’il ne pourra jamais y arriver qu’en quittant les premiers moyens, lesquels lui ayant été nécessaires pour l’introduire dans ce chemin, lui nuiraient beaucoup dans la suite s’il s’y attachait opiniâtrement, puisqu’ils l’empêcheraient d’arriver à sa fin. C’est ce que faisait saint Paul : Je laisse (dit-il) ce qui est derrière, et je tâche d’avancer, afin d’achever ma course.

Ne dirait-on pas qu’une personne aurait perdu le sens si, ayant entrepris un voyage, elle resterait à la première hôtellerie parce qu’on l’aurait assurée que plusieurs y ont passé, que quelques-uns y ont séjourné, et que les maîtres de la maison y demeurent ? Ce que l’on souhaite donc des âmes, c’est qu’elles avancent vers leur fin, qu’elles prennent le chemin le plus court et le plus facile, qu’elles ne s’arrêtent pas au premier lieu et que, suivant le conseil de saint Paul, elle se laissent mouvoir à l’Esprit de la grâce, qui les conduira à la fin pour laquelle elles ont été créées, qui est de jouir de Dieu.

10. C’est une chose étrange que, n’ignorant pas que l’on n’est créé que pour cela, et que toute âme qui ne parviendra pas dès cette vie à l’union divine et à la pureté de sa création, doit brûler longtemps dans le Purgatoire pour acquérir cette pureté, on ne puisse néanmoins souffrir que Dieu y conduise dès cette vie. Comme si ce qui doit faire la perfection de la gloire devait causer du mal et de l’imperfection dans cette vie mortelle.

11. Nul n’ignore que le Bien souverain est Dieu, que la béatitude essentielle consiste dans l’union à Dieu, que les saints sont plus ou moins grands selon que cette union est plus ou moins parfaite, et que cette union ne se peut faire dans l’âme par nulle propre activité, puisque Dieu ne se communique à l’âme qu’autant que sa capacité passive est grande, noble et étendue. On ne peut être uni à Dieu sans la passiveté et la simplicité. Et cette union étant la béatitude même, la voie qui nous conduit dans cette passiveté ne peut être mauvaise : au contraire, elle est la meilleure et il n’y a point de risque à y marcher.

12. Cette voie n’est point dangereuse. Si elle l’était, Jésus-Christ en aurait-Il fait la plus parfaite et la plus nécessaire de toutes les voies ? Tous y peuvent marcher ; et comme tous sont appelés à la béatitude, tous sont aussi appelés à jouir de Dieu, et en cette vie et en l’autre, puisque la jouissance de Dieu fait notre béatitude.

Je dis de Dieu Lui-même et non de ses dons qui ne pourraient faire la béatitude essentielle, ne pouvant pas contenter pleinement l’âme. Car elle est si noble et si grande que tous les dons de Dieu les plus relevés ne pourraient la rendre heureuse si Dieu ne se donnait Lui-même. Or tout le désir de Dieu est de se donner Lui-même à sa créature, selon la capacité qu’Il a mise en elle, et l’on craint de se laisser à Dieu ! On craint de Le posséder et de se disposer à l’union divine !

13. On dit qu’il ne s’y faut pas mettre de soi-même. J’en conviens. Mais je dis aussi qu’aucune créature ne pourrait jamais s’y mettre, puisque nulle créature au monde ne pourrait s’unir à Dieu par tous ses efforts propres, et qu’il faut que Dieu se l’unisse. Si on ne peut s’unir à Dieu par soi-même, c’est crier contre une chimère que de crier contre ceux qui s’y mettent d’eux-mêmes.

On dira que l’on feint d’y être. Je dis que cela ne se peut feindre, puisque celui qui meurt de faim ne peut feindre, du moins pour longtemps, d’être dans un rassasiement parfait. Il lui échappera toujours quelque désir ou envie, et il fera bientôt connaître qu’il est bien loin de sa fin.

Puisque donc nul ne peut entrer dans sa fin que l’on ne l’y mette, il ne s’agit pas d’y introduire personne, mais de montrer le chemin qui y conduit, et de conjurer que l’on ne se tienne pas lié et attaché à des hôtelleries ou pratiques qu’il faut quitter quand le signal est donné, ce qui se connaît par le directeur expérimenté, lequel montre l’eau vive et tâche d’y introduire. Et ne serait-ce pas une cruauté punissable, de montrer une source à un homme altéré, puis de le tenir lié et l’empêcher d’y aller, le laissant ainsi mourir de soif ?

14. C’est ce que l’on fait aujourd’hui. Convenons tous du chemin, et convenons de la fin, dont on ne peut douter sans erreur. Le chemin a son commencement, son progrès et son terme. Plus on avance vers le terme, plus nécessairement s’éloigne-t-on du commencement. Et il est impossible d’arriver au terme qu’en s’éloignant toujours plus du commencement, ne pouvant aller d’une porte à un lieu écarté sans passer par le milieu. Cela est incontestable.

Si la fin est bonne, sainte et nécessaire, si la porte est bonne, pourquoi le chemin qui vient de cette porte et conduit droit à cette fin sera-t-il mauvais ? O aveuglement de la plupart des hommes qui se piquent de science et d’esprit ! O qu’il est vrai, mon Dieu, que vous avez caché vos secrets aux grands et aux sages, pour les révéler aux petits !

 

                Appendice : «  Dieu détruit, brûle, et purifie ».

[Cet appendice provient des Justifications, I Purification.

Il commente le passage : « Mais lorsque Dieu détruit, brûle et purifie, l’âme ne voit pas que cela lui soit avantageux… ». Il s’agit de se justifier sans rien oublier et en pesant soigneusement chaque mot :]

Pour comprendre ceci, il est bon de faire attention que, lorsque l'onction de la grâce est fort goûtée et aperçue de l'âme, ses défauts paraissent comme essuyés ; mais lorsque Dieu purifie, qu'Il enfonce les vertus dans l'âme, les mêmes vertus semblent éteintes au-dehors et l'on voit les défauts naturels.

Il me semble que l'impression de l'hiver sur les plantes est une belle et véritable figure de cela. Lorsque l'hiver s'approche, les arbres perdent peu à peu les feuilles ; et cet habit d'un vert éclatant change peu à peu sa couleur, jaunit, et enfin meure et tombe, en sorte que les arbres paraissent tout dépouillés. La perte même de leurs feuilles laisse à découvrir tous les défauts de leurs écorces qu'on ne remarquait pas auparavant : ce ne sont point des défauts nouveaux que ces arbres contractent, ce sont les mêmes ; mais cette robe de verdure les dérobait aux yeux des hommes. Ils sont donc dépouillés de leurs feuilles, comme l'homme le paraît des vertus dans le temps de sa purification.

 Mais de même que l'arbre, en conservant sa sève, conserve le principe de ses feuilles, aussi l'âme n'est point dépouillée de l'essence de la vertu, ni ce qu'elle a de réel, mais bien d'un certain facile usage et de son éclat, en sorte que l'homme ainsi nu et dépouillé paraît, aux yeux des autres hommes et à ses propres yeux, avec tous les défauts naturels, couverts auparavant des habits d'une grâce sensible. Tout le temps de l'hiver, tous les arbres paraissent morts et ne le sont nullement ; au contraire l'hiver est ce qui les conserve. Car que fait l'hiver ? Il les resserre, afin que la sève ne s'épande pas au-dehors et qu'ils emploient leurs forces à pousser de nouvelles racines, à étendre et nourrir celles qui sont déjà poussées, et enfin à les enfoncer toujours plus avant dans la terre. On peut dire qu'alors plus l'arbre paraît mort dans ses accidents, qui sont ses feuilles (je ne sais si ce terme sera propre, mais j'espère de la charité de ceux qui veulent bien m'examiner, qu'ils suppléeront au défaut de mes expressions), cet arbre, dis-je, qui paraît mort dans ses accidents, ne fut jamais plus vivant dans son principe. Et c'est durant l'hiver que la source et le principe de sa vie s'établi[ssen]t, au lieu que dans les autres saisons il emploie toute sa sève à s'orner et embellir, et ses racines ne font pendant tout ce temps que s'affaiblir.

 Il en est tout de même de l'économie de la grâce sur les âmes. Dieu ôte ce qui est d'accidentel dans la vertu, afin d'en nourrir le principe par l'essence de ces vertus, qui se pratiquent alors, quoique d'une manière cachée, comme l'humilité, le pur amour, l'abandon entier, le mépris de soi-même, et le reste. C'est donc en cette sorte que l'opération de Dieu semble salir les dehors, non qu'elle les salisse véritablement, mais elle ôte ce qui couvrait la saleté, afin de la mieux guérir en l'exposant aux yeux de tous.

Il me vient encore une autre comparaison : je ne sais si je ne m'en suis point servie en quelque endroit. C'est celle du bois, lorsqu'on le met au feu. Il faut qu'avant que le feu le change en soi, il en chasse tout ce qui lui est contraire. Remarquez, s'il vous plaît, que ce ne sont point différents feux qui purifient et transforment : le feu ne change point son opération, soit qu'il purifie le bois, soit qu'il le transforme en soi. L'opération du feu est toujours la même, qui est échauffer, brûler, éclairer. Et si nous lui voyons faire tant de différentes opérations, ce n'est que par rapport au sujet qui lui est présenté : car pour lui, il est toujours le même, toujours un en lui, quoique avec une infinie variété d'opérations, qui ne font rien à sa constitution, laquelle ne peut jamais être altérée, ni changée. Ce qui paraît changement dans le feu, n'est qu'un accident qui ne vient point de la cause, mais des sujets qui lui sont présentés. Car le feu agit dans tous les sujets et par rapport à ce qu'ils sont en eux-mêmes, et par rapport à ce qu'il est en soi : par rapport à ce qu’ils sont, il agit pour leur ôter les dissemblances et contrariétés ; et par rapport à ce qu'il est, il leur communique, à mesure qu'il les purifie de leurs contrariétés, selon ce qu’ils sont, sa chaleur et sa lumière. Il en est de même des opérations de Dieu. Il est toujours Lui-même, toujours égal à soi en toutes choses. Il n'a qu'une seule et unique opération sur tous les sujets, qui est de se les conformer ; et s'Il agit si différemment dans chacun de nous, cela vient de nous-mêmes.

La fin des opérations de Dieu est donc de se conformer tous les sujets propres à cela, et de les changer en soi. Il faut donc qu'Il commence par leur ôter et pousser au-dehors tout ce qu'ils ont de contraire à la fin pour laquelle Il les destine, qui est de les changer en soi, comme l'on voit que le feu commence par pousser au-dehors du bois la première contrariété, qui est son humidité ; ensuite, il ôte peu à peu toutes les autres qui sont les qualités du bois, sa couleur, sa pesanteur. Et lorsque cela s'opère par l'activité du feu, comme la purification se fait en l'âme par l'activité de la Sagesse, cette opération poussant au-dehors toutes les contrariétés dont elle purifie le dedans, le dehors paraît plus défectueux qu'il n'était auparavant.

 Il faut néanmoins remarquer que comme le bois renfermait en soi ces contrariétés, et que ce ne sont point de nouvelles saletés, quoique cela parût tel à ceux qui, ignorant les propriétés du feu, ne verraient que cette seule opération au bois, aussi les défauts et misères dont l'âme se trouve alors remplie et qui lui font tant de peine, ne sont point de nouvelles impuretés qu'elle contracte, mais les mêmes qu'elle avait, mais qu'elle [n’]apercevait pas, parce que, n'étant pas si proche de Dieu ni si exposée à ses yeux purifiants, cela ne paraissait pas : comme on ne distingue les contrariétés qui sont dans le bois, que lorsque le feu commence d'agir sur lui et de l'échauffer.

 Et comme il est manifeste qu'on ne s'avise pas de mettre de nouvelles humidités sur le bois afin qu'il devienne plus pur par le feu, et qu'il est évident qu'on n'ajoute rien à son humidité, qu'au contraire on le prépare pour le mettre au feu, en le laissant sécher après qu'il est coupé, aussi est-ce une folie et une impertinence malicieuse de dire qu'il faille salir l'extérieur pour purifier le dedans. Ceux qui disent ces choses, ou ne veulent pas voir la vérité, ou le disent malicieusement : et c'est une invention du diable pour éloigner de l'oraison. Car n'est-il pas vrai que si vous mettez de nouvelles impuretés et humidités sur ce bois, non seulement le feu ne le changera point en soi, mais même peu à peu, si vous mettez une humidité plus forte que la chaleur du feu, elle l'éteindra tout à fait ? Et si l'humidité que vous ajoutez n'excède pas la force du feu, le même feu sera toujours employé à détruire les nouvelles contrariétés, et ne changera jamais en soi le bois. Il faut donc, bien loin d'ajouter de nouvelles contrariétés, pour être purifié, laisser peu à peu détruire les obstacles qui sont en nous à la grâce, afin que la grâce, après les avoir surmontés peu à peu, selon la force du sujet, Dieu, trouvant le sujet disposé, le change enfin en soi-même.

C'est toute l'économie de la grâce de la purification, et toute personne qui y aura passé, verra que je dis vrai. Je prie Dieu d'éclairer les yeux pour faire voir cette extrême différence ; et que la malice de l'ennemi, qui a semé beaucoup d'ivraie avec le bon grain, ne soit pas cause qu'on confonde l'un et l'autre, et qu'on arrache la vérité pour détruire le mensonge. Si je cherche en cela mon propre intérêt, je prie Celui sous les yeux duquel j'écris, de confondre mon erreur et la malice, et de relever sa vérité, quand ce serait aux dépends de ma vie.

[fin]

Brève notice

Ce manuel enseigne à tous de façon accessible la pratique de l’oraison. Il fut écrit en Savoie-Piémont peu après les Torrents, dont il constitue en quelque sorte une simplification. Imprimé à Grenoble en mars 1685, il rencontra un succès certain : les capucins en auraient pris quinze cents exemplaires et il pénétra chez les chartreuses, ce qui provoqua une mémorable intervention de leur Général, dom Le Masson, qui jugea son autorité mise en cause. Les rééditions accompagnées d’approbations chaleureuses furent nombreuses, en particulier à Paris et à Rouen, les deux premières villes du royaume.

Mais le petit ouvrage, dénoncé en 1687 par l’évêque de Genève in partibus, dans sa Lettre pastorale contre le quiétisme rédigée à la suite de la condamnation de Molinos, fut mis à l’index en 1688. En 1690, Jean-Jacques Boileau (à qui Nicole puis Fénelon avaient adressé Mme Guyon à la fin de l’hiver) sollicita une Courte apologie. Cela n’empêcha pas quelques années plus tard sa diffusion à Saint-Cyr, à l’époque où Mme de Maintenon semblait touchée par la grâce. Puis les autorités contestèrent les écrits de Mme Guyon : les exemplaires du Moyen court furent finalement recherchés et confisqués en 1693, lors de la visite canonique à Saint-Cyr de l’évêque de Chartres, Godet des Marais.

§

Le Moyen court a été publié en sept années différentes entre 1685 et 1720 :

La première édition critique réalisée par M.-L. Gondal en 1995 (J. Millon, Grenoble), reprise à l’identique en 2001 (Mercure de France, Paris), donne le « premier jet » de 1685.

Nous avons choisi de donner le « dernier état » publié par Poiret en 1720. On trouvera de nombreuses notes et textes parallèles ainsi qu'une présentation assez ample dans notre édition critique : "Madame GUYON, Oeuvres mystiques, Honoré Champion, 2008, 63-138 (l'ensemble de ce volume couvre 796 pages).

        


 



[1] Es 5, 20.

[2] « Qu’ensuite des voies précédentes, il reste un moyen prochain, dispositif à l’union divine, plus passif que les précédents, où la Sagesse et la Justice de Dieu font la purification passive et rigoureuse de l’âme, qui ne concourt, durant qu’elle se fait, que par un consentement passif, par où l’âme se conforme à Dieu, s’unit ensuite, puis passe à un état de vie déiforme, et désormais déiformément agissante. De tout quoi il est traité en détail dans le Traité suivant, des Torrents spirituels. P [note]

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