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Copyright 2020 Dominique Tronc

MYSTIQUES DE L’ANTIQUITÉ Ve au Xe siecle

















MYSTIQUES DE L’ANTIQUITÉ Cinquième au Dixième siècle



Textes réunis par Dominique Tronc







Saint AUGUSTIN  -430

DENYS l’Aréopagite ~ 500

DAMASCIUS ~530

BARSANUPHE et Jean de GAZA ~ 540

PAROLES du Désert d’Égypte

ISAAC le syrien ~ 660

Jean de DALYATHA ~ 750

SYMEON le Nouveau Théologien 949-1022





Série «  Mystiques  du Monde »



I. Antiquité judéo-chrétienne et grecque

Des origines au troisième siècle

II. Antiquité chrétienne

Du cinquième au dixième siècle

III. Moyen Âge chrétien

Du douzième au quatorzième siècle

IV. Chrétiens à la Renaissance

Quinzième et seizièmes siècles

V. Chrétiens à l’âge classique

Dix-septième siècle

VI. Figures européennes

Du dix-huitième au vingtième siècle



VII. Sufis en terres d’Islam

Du neuvième au treizième siècle

VIII. Sufis en terres d’Islam

Du quatorzième au vingtième siècle



IX. Figures de l’Inde traditionnelle

X. Mystiques bouddhistes de l’Inde et du Tibet

XI. Mystiques bouddhistes de la Chine et du Japon

XII. Mystiques taoïstes et confucianistes de Chine



XIII. Poèmes de Chine, Corée, Japon

XIV-XVI Poèmes d’Occident





Après des florilèges chronologiques, je propose dans cette série une dizaine de figures mystiques par tome en livrant des textes majeurs non coupés.

Avertissement



Ce tome II s’arrête arbitrairement à « l’an mil ». Il laisse de côté toutes les figures qui vivaient en terres d’Islam et celles des lointains Orients. Elles sont présentées du tomes VII au tome XII.

Ces limites en temps et lieux privilégient de « nouveaux venus » vainqueurs des « païens » ou ouvrant le haut moyen âge : il s’agit ici des chrétiens Augustin, Barsanuphe associé à Jean de Gaza, Isaac le syrien, J. de Dalyatha, Syméon.

L’Antiquité judéo-gréco-romaine mourante est présente par son leg : une moitié de Denys, le moine chrétien inspiré par l’École platonicienne et Damascius son contemporain, dernier scholarque de l’École, mystique méconnu (car natif de Damas, exilé, voyageur entre deux empires ; l’autre figure méconnue est celle de Jean de Dalyatha, nestorien d’une chaîne montagneuse des confins mésopotamiens).

Comme pratiqué au tome I, j’ouvre les œuvres choisies (à lire en corps gras) sur des extraits de présentations par leurs traducteurs et parfois découvreurs (à découvrir en corps normal). Ceux-ci peuvent être eux-mêmes des mystiques  puisque ‘qui se ressemble s’assemble’. Paul Agaësse et Robert Beulay méritent sûrement place aux côtés de leurs inspirateurs en faisant fi des écarts temporels.

Je m’écarte de ce qui est mystique en plusieurs endroits ou du moins il faut ‘lire entre les lignes’: chez Augustin dans son De Trinitate, chez Damascius ou chez Isaac le syrien, voire chez Syméon lorsque son lyrisme l’emporte… De fait la récolte est réduite en comparaison de celles propre aux siècles suivants. Par méconnaissance ? Par suite de la discrétion propre à ces vieux auteurs ?





Saint AUGUSTIN

Présentation

Brève, tout a été dit :

Saint Augustin (-354-430) est le plus influent des Pères latins. Dans la droite ligne de saint Paul, il a été marqué par Cicéron, Mani, Plotin, Ambroise. Dans son œuvre très ample, outre les célèbres Confessions, la seconde partie de La Trinité traite du Mystère défini ainsi : « Et voici trois choses : celui qui aime, ce qui est aimé, et l’amour même ». La transformation de l’âme sous l’influence de la grâce permet de retrouver le Créateur à l’intérieur du cœur 1.

Pourquoi aller et courir au plus haut des cieux, au plus profond de la terre, à la recherche de celui qui est tout près de nous, si nous voulons être tout près de lui ? / Que personne ne dise : je ne sais quoi aimer. Il connaît mieux en effet l’amour dont il aime, que son frère qu’il aime. Et voilà dès lors que Dieu lui est mieux connu que son frère…



Commentaire de la première épître de S.  Jean (Traités V à X)2

J’ouvre sur la présentation par son traducteur, érudit mystique3 :

INTRODUCTION [P. Agaësse]

[30] ...pour Augustin comme pour saint Jean, ce qui est premier, c'est l'amour dont le Père nous a aimés alors que nous étions pécheurs et qui se manifeste dans la Rédemption. Reconnaître cet amour, l'accepter, se laisser juger par lui, sauver par lui, c'est la foi même, qui n'est pas seulement adhésion à un ensemble de vérités dogmatiques, mais conversion de l'homme tout entier, refus de toute suffisance, de tout orgueil, de toute prétention de l'homme à se sauver lui-même. Accepter cet amour, comment ne serait-ce pas en même temps se laisser envahir par lui, faire l'expérience encore imparfaite sans doute, mais déjà réelle, de ce qu'est la gratuité de l'amour divin ? Nous ne répondons au mouvement de l'amour de Dieu vers nous qu'en refaisant ce mouvement vis-à-vis de nos frères. Foi et charité s'impliquent donc et sont comme les deux pôles d'une même attitude fondamentale. C'est leur relation, leur immanence réciproque, qui est le centre de perspective de l'Épître comme du commentaire. Nulle reconnaissance de l'amour de Dieu sans amour fraternel ; nul amour fraternel sans reconnaissance de l'amour de Dieu.

[38] ... Sous l'influence de la philosophie antique, Augustin voyait dans l'amour la tendance qui porte un être encore imparfait à chercher son achèvement dans un autre. Il lui était donc difficile de dire et de penser que Dieu fût par essence charité, puisque “le désir et l'aspiration dont elle est chargée sont incompatibles avec la perfection sur laquelle repose la notion philosophique de Dieu”. [...][...] Une chose dès lors nous étonne. Chaque fois que ce texte est cité, il amorce non pas, comme on pourrait s'y attendre, un développement sur Dieu et sur la vie trinitaire, mais une exhortation à pratiquer la charité fraternelle. […] aimer son frère, c'est avoir en soi la Charité ; or, cette charité par laquelle on aime son frère, c'est Dieu même ; donc quiconque aime son frère demeure en Dieu, quiconque n'aime pas son frère n'est pas uni à Dieu et ne le connaît pas. [...] L'enseignement du commentaire est bien le même que celui de l'Épître : cet amour fraternel qui, apparemment, unit seulement l'homme à l'homme, en réalité unit l'homme à Dieu, car Dieu est substantiellement cet amour dont l'homme participe en aimant son frère.

[40] … Sous une forme peut-être plus accessible [que le dogme tgrinitaire], Augustin donne le même enseignement, lorsqu'il commente la phrase des Actes : « Erat eis anima una et cor unum. » Ces hommes sont des milliers et cependant il n'y a qu'un coeur, qu'une âme. Mais cela n'est possible que parce qu'ils sont envahis par la charité. [...]

[42] Le caractère fondamental mis en évidence pour définir l'essence et la perfection de l'amour est la gratuité. Comme nous l'avons signalé précédemment, Augustin, dans ses premières oeuvres - le de ordine ou le de beata Vita - était encore trop familicr avec les thèmes de la philosophie grecque pour ne pas assimiler l'amour au désir, à l'aspiration ,vers un plus ou mieux être. Même sous sa forme la plus noble et la plus épurée, l'amour, qui devient alors amour de la sagesse ou de la béatitude, est l'indice d'un manque ou d'une déficience. L'homme aspire à devenir “raison”, à devenir sage. Mais cette aspiration, si haute soit-elle, trahit une indigence ; l'homme est à la recherche de ce qu'il ne possède pas encore, Il ne tend à cette sagesse que parce qu'il ne la possède qu'inchoativement. Il semblerait donc que cette tendance vers une perfection qui n'est pas encore atteinte est une composante essentielle de l'amour et en dessine le mouvement, l'aspiration vers le mieux étant le signe d'un inachèvement de l'être. Ainsi compris, l'amour est le propre de la créature, Dieu ne saurait aimer, puisqu'il est parfait et ne peut tendre vers un bien dont il serait privé.

Mais la perspective change, dès qu'on commence à croire et à penser que Dieu aime l'homme, comme nous l'apprend la Révélation. Le fait que le Fils de Dieu se soit fait homme, que sa vie entière et plus encore sa mort soient le témoignage concret et vivant de son amour pour le monde, oblige Augustin à renverser le mouvement par lequel il avait défini l'amour. Au lieu d'être un désir qui pousse l'ètre imparfait à chercher son achèvement dans un bien supérieur, l'amour devient don, communication, suraboudance, épanchement. C'est ce caractère que nous avons essayé de signifier par le mot de « gratuité » : les trois traits par lesquels Augustin caractérise l'amour de Dieu pour l'homme sont une sorte d'analyse qui développe le contenu de cette notion.

Tout d'abord, Dieu nous aime le premier, non seulement en ce sens que notre amour est une réponse et que nous ne pourrions aimer Dieu, si Dieu d'abord ne nous aimait 1, mais en ce sens que l'homme était pécheur et qu'il n'y avait rien

1. « Pourrions-nous l'aimer, s'il ne nous aimait le premier ? ...Il nous a aimés le premier, mais pour nous il n'en va pas de même » (VII, 7).

[43] d'aimable en lui 1. Si Dieu prend l'initiative du salut de l'homme, c'est qu'il appartient à l'amour de commencer, de n'être pas déterminé par autre chose que lui-même, mais de trouver en soi le principe de son acte. Non qu'il soit aveugle, il est au contraire tout pénétré de sagesse, mais il est à lui-même sa propre clarté et sa propre justification, son mérite et sa récompense, son principe et sa fin. L'amour en Dieu n'est pas déterminé par le besoin ou le manque : il ne trouve aucun avantage utilitaire en celui qui en est l'objet, il n'est pas moyen pour obtenir autre chose, pour atteindre une perfection qui ne serait pas déjà possédée. Cet amour est à lui-même sa propre raison d'être. Saint Augustin va jusqu'à dire que cette gratuité et cette sorte d'indépendance de l'amour explique que Dieu soit le vrai maître, le seul maître. Sa transcendance suprême est celle d'un amour qui aime pour aimer, sans tirer aucun avantage de ceux qui sont aimés : “Celui-là est le vrai maître * qui ne cherche rien de nous... Il ne cherche rien de nous, il nous a cherchés alors que nous ne le cherchions pas. Une seule brebis était égarée : il l'a trouvée et, joyeux, l'a rapportée sur ses épaules. La brebis était-elle nécessaire au berger et non pas plutôt le berger à la brebis ? ”(VIII, 14).

Le second trait de la gratuité, c'est que Dieu ne nous donne pas seulement un bien quelconque, mais se donne lui-même. [...] Il ne suffit pas en effet de dire : je crois que le fils de Dieu est venu dans la chair. Cette prétendue confession pourrait n'être qu'un vain bruit de parole. C'est aux oeuvres qu'on reconnaît l'authenticité

1. “Il nous a aimés le premier.,. Il nous a aimés pécheurs, mais il a effacé le péché” (VII, 7) ; « Dieu nous a aimés pécheurs » IX, 10).

[44] de la foi. Quiconque ne pratique pas la charité, quiconque n'aime pas comme Dieu a aimé en mourant pour nous, celui-là ne croit pas vraiment que Dieu est venu dans la chair, puisqu'il n'a pas la charité et que c'est la charité qui a amené le Fils de Dieu à se faire homme (VI, 13).

Mais ce n'est pas seulement le Fils, la seconde Personne, qui se donne ainsi à nous. Il ne faut pas être dupe de l'image qui nous ferait voir dans la Rédemption un acte d'amour du Fils fléchissant la colère du Père qui serait en quelque sorte le justicier. L'initiative rédemptrice appartient au Père. L'amour que nous communique le Fils, c'est celui qu'il reçoit du Père. En écho de la parole de saint Jean : « L'amour de Dieu s'est manifesté en ce que Dieu a envoyé son Fils dans le monde, afin que nous vivions par lui », saint Augustin rappelle la parole de saint Paul : « Lui qui n'a pas épargné son Fils, mais l'a livré pour nous tous, comment avec lui ne nous aurait-il pas tout donné ? » (Rom. 8,32). […] Ce don du Père et du Fils s'achèvent dans le don du Saint-Esprit. La grâce n'est pas un bien que Dieu nous donnerait comme une réalité qui lui serait étrangère. La grâce, c'est l'Esprit, Don de Dieu et Dieu lui-même. Étant la charité substantielle, la communion ineffable du Père et du Fils, cet Esprit qui nous est donné met en nos coeurs la charité : « L'oeuvre du Saint-Esprit dans l'homme, c'est de mettre en lui la dilection et la charité » (VI, 9) […] Dieu n'a pas seulement l'initiative d'un amour auquel l'homme répondrait par un amour dont il serait en quelque sorte le principe suffisant : c'est encore par un amour qu'il reçoit de Dieu que l'homme peut répondre à l'amour que Dieu a pour lui * .

[...] Il nous pardonne, mais c'est un pardon qui transforme, qui met en nous par participation cet amour qui en Dieu est originaire. Dieu justifie, non parce qu'il feint de ne pas voir la faute, ni même parce qu'il l'efface en quelque sorte négativement, mais parce qu'en nous communiquant la charité, qui est sa Vie et son Essence, il nous rend semblables à lui4. [...]

Pour expliquer cette action divine, la comparaison alléguée par Augustin est celle du sculpteur qui trouve un bois brut dans la forêt. Ce bois, il l'aime, non pas tel quel, mais en vue de l'oeuvre qu'il veut faire, en vue de la statue qu'il [46] veut sculpter (VIII, 10). Le dessein de Dieu et la force de son amour peuvent dissocier en nous ce qui est l'effet du péché et ce qui est le terme de son amour créateur et sanctificateur. De même que le médecin aime le malade en combattant la maladie, ainsi Dieu aime le pécheur en le délivrant de son mal.

Ces remarques permettent de mettre en relief ce qui, dans l'homme, est objet de l'amour de Dieu. Ce n'est donc pas le péché. Mais ce ne sont pas non plus les qualités ou les vertus, puisque nous pouvons en être privés sans que Dieu cesse de nous aimer. La prière du Christ pour ses bourreaux en est le témoignage (VII, 3). L'amour de Dieu est en quelque sorte inconditionné ; il n'est pas limité par les déficits ou les corruptions de l'homme pécheur. Il s'adresse à ce qu'est l'homme, oeuvre de Dieu, lors même qu'il est dégradé, souillé, qu'il semble avoir tout perdu. Ce qui subsiste alors, et que l'amour de Dieu retrouve sous la souillure du péché, c'est ce qu'Augustin appelle la mens, l'image de Dieu créée par lui et par lui rénovée...

[...]

Quand Augustin parle de la charité de l'homme, il entend à la fois, comme le suggère le texte de saint Matthieu, 22, 37-40, l'amour que nous avons pour Dieu et l'amour que nous avons pour le prochain. Mais, remarque-t-il dans le dixième livre du de Trinitate, bien qu'il y ait deux commandements auxquels se rattachent la Loi et les Prophètes - l'amour de Dieu et l'amour du prochain - l'Écriture sainte n'en mentionne souvent qu'un pour les deux, comme s'ils étaient inséparables et s'impliquaient mutuellement 1. Comment faut-il concevoir cette relation entre les deux commandements ?

La réponse à cette question est d'autant plus intéressante qu'elle permet de déceler une évolution dans la pensée d'Augustin. Dans ses premières oeuvres, singulièrement dans le de moribus, l'amour du prochain apparaît comme une sorte d'ascèse qui réduit en nous l'orgueil et l'égoïsme, devenant ainsi “le degré le plus sûr pour s'élever à l'amour de Dieu 2”. « Ces actes par lesquels nous aimons le prochain sont comme le berceau de l'amour de Dieu 3.» L'amour du prochain est

1. De Trin., VIII, 7,10 (FL 42,956-9â7).

2. De moribus, 1, 26,48 (FL 32,1331).

3. Ibid., 1, 26,50 (FL 32,1332).

[48] donc subordonné à l'amour de Dieu, il est en quelque sorte un moyen de s'y exercer. Mais cet «exercice » est conçu comme une activité morale, dont l'homme est la source et le principe, et qui nous prépare en quelque sorte négativement à l'amour de Dieu, lequel ne nous est donné que par grâce. Il y a donc comme une rupture entre ces deux amours : nous dirions aujourd'hui que l'un est une vertu morale et naturelle, l'autre une vertu théologale et surnaturelle.

“Aux yeux d'Augustin, écrit G. Hultgren, la différence entre l'amour de Dieu et l'amour du prochain réside en ceci que l'amour de Dieu - dans son stade de perfection tout au moins - est l'oeuvre du Saint-Esprit survenue par un mystérieux acte de grâce divine, tandis que l'amour du prochain peut être réalisé par l'homme lui-même et ne s'élève jamais au-dessus de la sphère humaine... Cet amour du prochain est... “humain” non seulement parce qu'il s'agit d'un amour pour les hommes mais aussi parce qu'il est un acte propre de l'homme, de même que la charité de Dieu est “divine” non seulement parce qu'il s'agit d'un amour pour Dieu, mais aussi parce que cette charité émane sous sa forme parfaite directement de Dieu”

Dans le commentaire de l'Épître au contraire, de même que dans les oeuvres qui en sont contemporaines, comme le huitième livre du de Trinitate et le dix-septième Tractatus de l'in Joannem, les perspectives sont tout autres. Sans doute Augustin continue de voir dans la charité fraternelle une purification progressive qui nous prépare à voir et à aimer Dieu, mais il n'y a plus discontinuité ni rupture entre les deux amours : l'un et l'autre viennent de la même source, l'un et l'autre ont pour sujet premier Dieu lui-même qui donne à l'homme d'aimer son frère comme il lui donne de répondre à son amour. Les raisons de l'évolution d'Augustin sont sans doute complexes, mais la méditation de l'Épître semble avoir été décisive. Car chaque fois qu'il s'efforce de montrer comment l'amour de Dieu est impliqué dans l'amour fraternel, Augustin, plus ou moins directement, fait allusion au Verset de l'Épître : « Celui qui n'aime pas son frère qu'il voit ne saurait aimer Dieu qu'il ne voit pas » (I Jn 4,20).

[...]

Il ne s'agit plus, comme dans le de moribus, d'une ascèse naturelle, d'un exercice négatif, grâce auquel l'homme s'habituerait à vaincre en soi l'égoïsme et réduirait ainsi en lui les obstacles qui l'empêchent d'aimer Dieu. Il s'agit d'une invasion transformante de Dieu en nous, d'une présence active par laquelle Dieu, dès ici-bas, nous rend semblables à lui en nous initiant à son propre acte d'aimer et nous prépare à la vision face à face. Cette connaissance est encore obscure, elle est susceptible de progrès, car la charité n'est pas parfaite en nous. Mais elle est de même nature que la vision béatifique, puisque Dieu est la source de cet acte qui dépasse nos forces naturelles. Elle lui est homogène, comme la grâce est homogène à la gloire, car, même dans l'au-delà, l'homme ne verra Dieu qu'en participant à son acte d'aimer. Dieu n'est pas comme un objet qui apparaît dans un lieu où il n'était pas et qui commencerait alors à être connu. Non. [...]

b) [...] nous croyons pouvoir dire que cet ‘“amour de l'amour” est la transposition, dans le contexte d'une pensée chrétienne, de la théorie platonicienne et plotinienne selon laquelle l'amour du Bien absolu est impliqué en toute connaissance et en tout vouloir humains. Mais tandis que Plotin nie que ce Bien absolu, à supposer même qu'il le considère comme un Être personnel, puisse connaître ou aimer les êtres qui procèdent de lui, la Révélation chrétienne identifie au contraire le Dieu Créateur avec l'Amour subsistant 1. L'amour du Bien devient alors « l'amour de l'Amour ». Par là sont assurés la distinction, en même temps que la relation, de l'Amour absolu en Dieu et de l'amour participé dans l'homme : l'homme ne peut aimer vraiment, au sens spirituel du terme, qu'en se rapportant à ce Bien idéal qui est en même temps norme et Acte d'amour parfait. En effet, tout amour vrai pour un autre homme, qu'il soit juste 2 ou pécheur 3, est mesuré par cet Amour absolu auquel nous nous référons. Mais cet Amour absolu, qui vaut par lui-même et que nous aimons pour lui-même, ne peut être connu et saisi que dans l'acte même par lequel nous y adhérons : on ne démontrera jamais, par raisons purement spéculatives, que la charité est préférable à l'égoïsme. C'est donc que l'amour de l'Amour est impliqué dans l'amour que nous avons pour notre frère.

Nous comprenons dès lors comment la charité fraternelle, bien qu'elle ait pour objet un autre homme, nous unit à Dieu. Puisque Dieu n'est pas seulement perfection suprême, mais Amour subsistant, il est le sujet premier et la source de cet amour que nous avons pour notre frère. L'immanence de l'amour de Dieu dans l'amour humain, c'est sa transcendance même5, c'est-à-dire le pouvoir que Dieu a, sans rien perdre de sa perfection, de nous communiquer son propre acte d'aimer, non pas une fois pour toutes, mais à chaque instant et progressivement. « Tu as commencé à aimer ? Dieu a

l. Sur le passage de la Forme idéale du Bien à l'Amour, cf. de Trin., VI II, 6,9 à VIII, 8,12 (PL 42, 953-959).

2. De Trin., VIII, 8,12 (PL 42,9â7-958).

3, Ibid., IX, 6,11 (PL 42,966-967).

[52] commencé d'habiter en toi : aime celui qui a commencé d'habiter en toi afin qu'il te rende parfait en habitant plus parfaitement en toi » (VIII, 12). Dieu habite en nous, mais il est plus juste de dire que nous habitons en lui en demeurant dans la charité, puisque la charité, c'est Dieu même : « Jean nous dit comment chacun fait l'épreuve des progrès que la charité a faits en lui ou plutôt des progrès qu'il a fait dans la charité. Car si la charité est Dieu et si en Dieu il n'y a ni progrès, ni déclin, on ne saurait dire que la charité progresse en toi que parce que tu progresses en elle » (IX, 2). L'homme n'imite pas Dieu de l'extérieur, comme on copie un modèle. Il l'imite, parce qu'il reçoit de lui l'impulsion qui le pousse à aimer *.

Tirons au clair toutes les conséquences de cette doctrine. L'homme veut aimer Dieu. Mais il ne peut l'aimer qu'avec un amour qu'il reçoit de lui : or cet amour qu'il reçoit de Dieu, gratuit comme celui de Dieu, c'est l'amour de ses frères. Dieu ne peut être objet d'amour que parce qu’il en est la source : répondre à son amour, c'est nous laisser envahir par lui, aimer avec lui et comme lui. [...]

Nous comprenons mieux alors la formule : « Dieu nous a aimés le Premier et il nous a donné de l'aimer » (IX, 9). On a [53] parfois reproché à Augustin son « eudémonisme » : on lui a fait grief de contaminer la notion platonicienne d'amour-désir avec la notion chrétienne d'amour-charité. Mais le problème n'est pas si simple. Remarquons d'abord que si Dieu est la fin de l'homme et si cette ordination de l'homme vers sa fin se traduit psychologiquement sous forme de désir, de besoin, d'insatisfaction, c'est une conséquence de notre situation de créatures. Nous avons à devenir ce que nous ne sommes pas encore. Dieu seul se suffit à lui-même, l'homme ne trouve son équilibre et sa suffisance qu'en Dieu. Ce désir est donc l'envers d'une intention divine, le sceau de Dieu sur son oeuvre, le témoin d'une vocation dont Dieu a l'initiative. Mais de plus, dans le mouvement même par lequel l'homme répond à cette vocation, le sens de ce désir se trouve en quelque sorte inversé. Ce n'est pas l'homme qui convoite Dieu par un désir qui serait égoïste, c'est Dieu qui transforme progressivement une aspiration dont il est la source en même temps que l'objet. L'homme commence à être heureux, parce qu'il commence à devenir semblable à Dieu en aimant comme lui, gratuitement. Il sera complètement heureux, quand la ressemblance sera parfaite, parce qu'il surabondera de charité. Si l'on objecte que c'est encore sa béatitude que l'homme cherche par cette progressive assimilation, on joue sur les mots. L'amour ne peut être que béatifiant. Mais il l'est précisément dans la mesure où il est purifié de tout égoïsme, de tout retour sur soi, l'homme ne pouvant et ne devant s'aimer lui-même que par le détour de l'amour que Dieu a pour lui et de celui qu'il a pour ses frères. « Talis est quisque, qualis ejus dilectio est » (II, 14). […] Puisque la charité est participation à l'acte de Dieu, comme nous venons de le montrer, il est clair que l'authentique charité ne peut être qu'une vertu surnaturelle, théologale, et qu'il ne saurait y avoir de charité purement naturelle. […]

Qu'est-ce qu'aimer son frère ? Est-ce lui souhaiter la santé, la richesse, un heureux mariage, des enfants ? Peut-être, mais ces biens sont temporels, instables, précaires, parfois dangereux. Le véritable amour voit plus profond. Il vise la participation à la même vie divine, l'ordination à la même vie éternelle. Quels que soient les liens du sang, de l'amitié, voire des vertus, cette fraternité est fondée en définitive sur cette commune vocation des hommes, de tous les hommes, à devenir des fils de Dieu. Mais qui ne voit que cette filiation divine ne précède pas l'amour, elle le suit, elle en est un effet. Dieu nous a aimés alors que nous n'avions rien d'aimable…

[...]

On dira que nous aimons alors non ce qu'est notre frère, mais ce que nous voulons qu'il soit : nous ne l'aimons plus alors pour lui-même, tel qu'il est. Mais cette objection procède d'une illusion, qui nous fait croire que les hommes ont un être et une valeur indépendants de l'acte créateur. Comme si, avant même que Dieu nous sauve, nous étions quelque [61] chose, des êtres dont Dieu devrait en quelque sorte constater l'existence avant de leur octroyer ses dons. Mais l'homme tient tout son être de l'acte par lequel Dieu le crée et toute sa valeur de la vocation à laquelle Dieu l'appelle. Il n'est pas avant d'être aimé, il est parce qu'il est aimé. Nous sommes parfois tentés de croire que ce qui donne accès à l'ultime vérité sur l'homme, c'est un pessimisme lucide qui ne voit en lui que néant et pourriture. Cela n'est vrai que dans la mesure où l'on sépare l'homme de Dieu et où on l'identifie à son péché. Quelque profondément que l'homme soit enfoncé dans le mal, la charité du Christ nous révèle qu'il n'est pas ce mal dans lequel il s'est enveloppé et avec lequel il fait corps.

Ce qui subsiste alors, c'est cette âme immortelle qu'Augustin appelle image de Dieu et qui demeure sous la souillure du péché, obscurcie, enténébrée, mais capable d'être rénovée par l'amour. Séparer l'homme du mal qu'il a commis et continue à commettre, c'est le rendre à lui-même, c'est le découvrir tel que Dieu a voulu qu'il soit, c'est reconnaître dans l'ennemi un frère.

[…]

[66] Le principe de ce progrès, c'est Dieu même. Puisque la charité est don de Dieu, participation à sa vie, on ne saurait l'accroître par des apports extérieurs, des artifices, des additions étrangères. Sa croissance vient d'une adhésion de plus en plus intime * à celui qui en est la source : « Si la charité est Dieu et si en Dieu il n'y a ni progrès ni déclin, on ne saurait dire que la charité progresse en toi que parce que tu progresses en elle » (IX, 2). Le jardinier laboure, sème, moissonne, mais c'est Dieu qui donne la croissance (III, 13) [...]



TRAITÉ V Solution de la difficulté sur le péché.

1. Accordez-moi, je vous prie, toute votre attention, car ce qui est en question n’est pas de mince importance. Vous avez écouté hier avec attention; je ne doute pas que, revenant aujourd’hui, vous n’écoutiez avec plus d’attention encore6.

Ce n’est pas en effet une petite affaire de concilier ce que dit Jean dans cette Épître : «Qui est né de Dieu ne pèche pas» avec ce qui a été dit plus haut dans la même Épître : «Si nous disons que nous n’avons pas de péché, nous nous abusons et la vérité n’est pas en nous.» Que fera celui qui se trouve pressé entre ces deux affirmations de la même Épître? S’il s’avoue pécheur, il craint qu’on ne lui dise : alors tu n’es pas né de Dieu, car il est écrit : «Qui est né de Dieu ne pèche pas. » Si par contre il se prétend juste et dit qu’il n’a pas de péché, il tombe sous le coup de cet autre texte de la même Épître : «Si nous disons que nous n’avons pas de péché, nous nous abusons et la vérité n’est pas en nous. Placé dans cette alternative, l’homme ne sait que dire, que confesser, que professer. Professer qu’il est sans péché est chose téméraire, et non seulement téméraire, mais encore mensongère : «Nous nous abusons, dit Jean, et la vérité n’est pas en nous, si nous disons que nous n’avons pas de péché.» Plût au ciel que tu n’aies pas de péché, et que tu puisses le dire! Car tu dirais vrai, et, en manifestant la vérité, tu n’aurais pas à craindre, fût-ce l’ombre d’une iniquité. Mais tu fais mal si tu le dis, car tu dis un mensonge : «La vérité n’est pas en nous, dit Jean, si nous disons que nous n’avons pas de péché.» Il ne dit pas «nous n’avons pas eu», ce qui laisserait entendre qu’il s’agit de notre vie passée. Tel homme en effet a jadis eu des péchés, mais du jour où il est né de Dieu il commence à n’en plus avoir. Si tel était le sens du texte, il n’y aurait pas pour nous de pro­blème. Nous dirions en effet : nous avons été pécheurs, mais maintenant nous sommes justifiés; nous avons eu le péché, mais maintenant nous ne l’avons plus. Ce n’est pas ce que dit Jean : que dit-il? «Si nous disons que nous n’avons pas de péché, nous nous abusons, et la vérité n’est pas en nous», puis quelques pages plus loin : «Qui est né de Dieu ne pèche pas.» Serait-ce que Jean lui-même n’était pas né de Dieu? Si Jean n’était pas né de Dieu, lui qui, vous l’avez entendu lire, a reposé sa tête sur la poitrine du Maître, qui osera se promettre d’avoir reçu cette régénération que n’aurait pas méritée celui qui a mérité de reposer sa tête sur la poitrine du Maître? Celui que le Maître chérissait plus que tout autre, celui-là eut été le seul à n’être pas né de l’Esprit?

2. Et maintenant, soyez attentifs à mes paroles : je vous redis encore notre perplexité, afin que, grâce à votre attention, qui est une prière et pour nous et pour vous, Dieu nous mette au large et nous ouvre une porte de sortie : ceci pour que personne ne trouve une occasion de chute dans une parole qui n’a été prêchée et écrite que pour notre guérison et notre salut.

«Tout homme qui commet le péché, dit Jean, commet aussi l’iniquité.» Ne t’avise pas de les distinguer : «Le péché est l’iniquité.» Ne dis pas : je suis pécheur, mais je ne suis pas un homme d’iniquité : «Le péché est l’ini­quité. Or, vous savez que celui-là a paru pour #ôter les péchés; et il n’y a pas de péché en lui.» Et à quoi nous sert qu’il soit venu sans péché? «Quiconque ne pèche pas demeure en lui; et quiconque pèche ne l’a ni vu ni connu. Petits enfants, que personne ne vous égare. Qui pratique la justice est juste, comme celui-là aussi est juste.» Nous avons déjà dit que, d’habitude, le mot «comme» est employé pour désigner une certaine ressemblance, non l’égalité. «Qui commet le péché est du diable; car le diable est pécheur dès l’origine.» Nous avons dit égale­ment que le diable n’a créé ni engendré personne, mais que ses imitateurs sont comme nés de lui. «C’est pour détruire les œuvres du diable que le Fils de Dieu est apparu.» C’est donc pour détruire les péchés qu’est venu celui qui est sans péché.

Jean poursuit : quiconque est né de Dieu ne pèche pas, car le germe de Dieu demeure en lui; il ne peut pécher, parce qu’il est né de Dieu. Nous sommes étroitement liés par cette affirmation. Mais peut-être, en disant «il ne pèche pas», Jean fait-il allusion à un certain péché, non à tout péché? Dès lors, lorsqu’il dit «Qui est né de Dieu ne pèche pas», peut-être faut-il entendre une certaine sorte de péché, que ne peut commettre l’homme qui est né de Dieu. Et tel est ce péché que, si on le commet, on s’affermit dans les autres; si on ne le commet pas, on détruit les autres. Quel est ce péché? Agir contre le com­mandement. Quel est ce commandement? «Je vous donne un commandement nouveau : de vous aimer les uns les autres.» Soyez attentifs. Ce commandement du Christ, c’est la dilection : par cette dilection les péchés sont détruits. Ne pas garder la dilection, d’une part c’est un péché grave, d’autre part c’est la racine de tous les péchés.

3. Soyez attentifs, mes frères : nous vous avons pro­posé une distinction qui est, pour qui la comprend bien, la solution de la difficulté. Mais devons-nous seulement faire route avec ceux qui vont bon pas? Et ceux qui marchent plus lentement, allons-nous les abandonner! Traduisons le mieux possible notre pensée dans un lan­gage qui soit à la portée de tous.

Je pense, frères, que tout homme qui n’entrera dans l’Église à la légère, qui ne cherche pas dans l’Église des intérêts temporels, qui n’y entre pas pour traiter d’af­faires séculières, est soucieux du salut de son âme : s’il y entre, c’est pour obtenir ce bien éternel qui lui a été promis, et avoir le moyen d’y parvenir. Il doit donc nécessairement se demander comment marcher dans la voie, pour ne pas rester en chemin, ne pas revenir en arrière, ne pas s’égarer, ne pas risquer, en marchant clopin-clopant, de ne pas arriver au terme. Celui-là donc qui est soucieux d’arriver — qu’il soit lent, qu’il soit rapide — ne doit pas s’écarter de la route. Je vous ai dit que les paroles : «Celui qui est né de Dieu ne pèche pas», font sans doute allusion à un péché bien déterminé, sans quoi elles seraient en contradiction avec ces autres paroles : «Si nous disons que nous n’avons pas de péché, nous nous abusons et la vérité n’est pas en nous.» Ainsi peut donc être résolue la question. Il y a un péché déterminé que ne peut commettre celui qui est né de Dieu : ce péché évité, les autres sont détruits; ce péché commis, les autres sont renforcés.

Quel est ce péché? Agir contre le commandement du Christ, contre le testament nouveau. Quel est ce comman­dement nouveau? «Je vous donne un commandement nouveau : de vous aimer les uns les autres.» Celui qui agit contre la charité et la dilection fraternelle, qu’il n’ait pas l’audace de se glorifier et de prétendre qu’il est né de Dieu; par contre, celui qui garde fidèlement la dilec­tion fraternelle, il y a certains péchés qu’il ne peut commettre, et, singulièrement, celui de haïr son frère. Qu’en est-il alors des autres péchés dont il est dit : «Si nous disons que nous n’avons pas de péché, nous nous abusons et la vérité n’est pas en nous»? Qu’il entende l’assurance que lui donne un autre passage de l’Écriture : «La charité couvre la multitude des péchés.»

4. C’est donc la charité que nous vous recommandons, c’est la charité que vous recommande cette Épître. Quelle autre question le Seigneur a-t-il posée à Pierre, après sa Résurrection, sinon celle-ci : «M’aimes-tu?» Et il ne se contenta pas de l’interroger une fois; mais, une seconde fois, même question, une troisième fois, même question. Bien que, la troisième fois, Pierre se fût attristé à la pensée que le Seigneur ne se fiait pas à lui, comme s’il ignorait ce qui se passait dans son cœur, cependant le Seigneur lui posa cette question une première, une seconde, une troisième fois. Trois fois la crainte a renié, trois fois l’amour a confessé. Pierre aime donc le Seigneur. Que va-t-il donner au Seigneur? Ce n’est pas sans trouble que le Psalmiste, lui aussi, se demandait dans le Psaume : «Que rendrai-je au Seigneur pour tout ce qu’il m’a donné?»

En parlant ainsi le Psalmiste montre qu’il avait cons­cience de tout ce qu’il avait reçu de Dieu : il cherchait que donner en retour à Dieu, et ne trouvait pas. Quoi que tu veuilles donner à Dieu en effet, tu l’as reçu de lui pour le lui rendre. Et que trouve-t-il à lui donner en retour? Ce que, comme nous l’avons dit, mes frères, il a reçu de lui : voilà ce qu’il trouve à donner en retour : «Je prendrai le calice du salut et j’invoquerai le nom du Seigneur». Qui donc lui avait donné le calice du salut, sinon celui à qui il voulait donner en retour? Or, recevoir le calice du salut et invoquer le nom du Seigneur, c’est être comblé de charité, et l’être de telle sorte que non seulement on ne haïsse pas son frère, mais qu’on soit prêt à mourir pour son frère. Telle est la perfection de la charité : être prêt à mourir pour son frère. C’est de cette charité que le Seigneur lui-même a donné l’exemple, lui qui est mort pour tous, a prié pour ceux qui le crucifiaient en disant : «Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font.» Mais s’il était seul à agir ainsi, il ne serait plus notre Maître, puisqu’il n’aurait pas de disciples. À sa suite, les disciples ont agi comme lui. Lapidé, Étienne se met à genoux et dit : «Seigneur, ne leur impute pas ce crime.» Il aimait ceux qui le tuaient, car c’est pour eux aussi qu’il mourait. Écoute également l’apôtre Paul : «Je me dépenserai moi-même tout entier pour vos âmes.» Il était en effet de ceux pour lesquels priait Étienne, quand celui-ci mourait de leurs mains

Voilà donc la perfection de la charité. Si quelqu’un a une charité si grande qu’il aille jusqu’à mourir pour ses frères, la charité est parfaite en lui. Mais est-ce que, dès sa naissance, la charité atteint déjà cette perfection? Non, elle naît pour devenir parfaite : une fois née, elle se nourrit; nourrie, elle se fortifie; fortifiée, elle devient parfaite; parvenue à la perfection, quel est son langage? «Pour moi, vivre c’est le Christ et la mort m’est un gain. Je souhaite­rais d’être dégagé du corps et d’être avec le Christ, ce serait de beaucoup le meilleur : mais demeurer dans la chair est plus urgent pour votre bien.» Paul voulait vivre pour le bien de ceux pour lesquels il était prêt à mourir.

5. Voulez-vous la preuve que là est bien la perfection de la charité, que ne viole pas, contre laquelle ne pèche pas celui qui est né de Dieu? Écoutez ce que le Seigneur dit à Pierre : «Pierre, m’aimes-tu?» et celui-ci répond : «Je t’aime.» Le Seigneur ne lui dit pas : si tu m’aimes, obéis-moi. Quand le Seigneur vivait en effet dans sa chair mor­telle, il a eu faim, il a eu soif; en ce temps où il a eu faim et soif, il a reçu l’hospitalité : ceux qui en avaient les moyens l’ont assisté de leurs biens, comme nous le lisons dans l’Évangile. Zachée lui a offert l’hospitalité : en recevant le médecin, il a été guéri de son mal. Quel mal? l’amour de l’argent. Il était en effet fort riche, et chef des publicains. Voyez-le guéri du mal de l’argent. «Je donne la moitié de mes biens aux pauvres, dit-il, et si j’ai fait tort de quelque chose à quelqu’un, je lui rends le quadruple.» Ainsi, il garde la seconde moitié non pour en jouir, mais pour payer ses dettes. Il donna donc alors l’hospitalité au médecin, parce que, le Seigneur ayant pris l’infirmité de la chair, les hommes pouvaient lui rendre ces services matériels : et cela, parce qu’il a voulu donner à ceux qui lui venaient en aide, car l’avantage était pour eux, non pour lui. Celui que servaient les Anges avait-il besoin de l’assistance des hommes? Même Élie, son ser­viteur, pouvait se passer de cette assistance, quand jadis le Seigneur lui envoyait pain et viande par le moyen d’un corbeau. Et cependant, pour attirer sur une pieuse veuve la bénédiction du Seigneur, le serviteur de Dieu lui fut envoyé : il fut nourri par cette veuve lui que le Seigneur nourrissait dans le secret. Cependant, bien que, dans l’assistance qu’ils prêtent aux serviteurs de Dieu dont ils secourent l’indigence, les hommes trouvent leur propre avantage, en vertu de la récompense si clairement pro­mise par le Seigneur dans l’Évangile : «Celui qui reçoit un juste en qualité de juste recevra une récompense de juste; et celui qui reçoit un prophète en qualité de pro­phète, recevra une récompense de prophète; et quiconque aura donné à l’un de ces petits, ne serait-ce qu’un verre d’eau fraîche, parce qu’il est de mes disciples, en vérité, je vous le dis, ne perdra point sa récompense»; donc, bien qu’ils trouvent leur avantage en agissant ainsi, cependant ce sont là des services qu’ils ne pouvaient plus rendre à celui qui allait remonter aux cieux. Que pouvait faire pour lui ce Pierre qui l’aimait? Voici quoi, écoute : «Pais mes brebis», c’est-à-dire : Fais pour tes frères ce que j’ai fait pour toi. Tous, je les ai rachetés de mon sang : n’hésitez pas à mourir pour confesser la vérité, afin que les autres vous imitent.

6. Telle est, mes frères, comme nous l’avons dit, la perfection de la charité : qui est né de Dieu la possède. Que votre charité soit attentive, voyez ce que je veux dire.

Voici un baptisé qui reçoit le Sacrement de la nais­sance : il reçoit un sacrement, un grand sacrement, divin, saint, ineffable. Vois quelle grande chose : faire un homme nouveau par la rémission de tous ses péchés! Qu’il se demande pourtant si s’est parfait en son cœur ce qui s’est fait en son corPs.Qu’il voie s’il a la charité et qu’alors il dise : je suis né de Dieu. Mais, s’il ne l’a pas, il possède sans doute le caractère du Sacrement qui lui a été imposé, il n’en est pas moins un déserteur qui s’égare. Qu’il aie la charité! sinon, qu’il ne dise pas qu’il est né de Dieu. Mais, dit-il, j’ai le Sacrement (sacramentum). Écoute ce que dit l’Apôtre : «Quand je connaîtrais tous les mys­tères (sacramenta), quand j’aurais la plénitude de la foi au point de transporter les montagnes, si je n’ai pas la charité, je ne suis rien.



L’amour fait de nous des fils de Dieu, la haine des fils du diable7.

7. Je vous avais dit, s’il vous en souvient, en commen­çant le commentaire de cette Épître, qu’elle ne nous recommande rien tant que la charité. Et si Jean semble dire ceci ou cela, c’est toujours pour en revenir là : c’est à la charité même qu’il veut rapporter tout ce qu’il dit. Voyons si, ici même, il en est ainsi. Écoutez : «Quiconque est né de Dieu ne commet pas le péché.» Nous nous demandons quel péché, car, s’il s’agissait de n’importe quel péché, nous serions en contradiction avec cet autre texte : «Si nous disons que nous n’avons pas de péché, nous nous séduisons nous-mêmes, et la vérité n’est pas en nous.» Qu’il nous dise donc quel est ce péché, qu’il nous en instruise! Peut-être ai-je dit trop vite que ce péché était la transgression de la charité, en m’appuyant sur ce que Jean dit plus haut : «Celui qui hait son frère est dans les ténèbres et ne sait où il va, car les ténèbres l’ont aveuglé.» Mais peut-être donne-t-il quelque précision dans la suite, disant explicitement qu’il s’agit de la charité. Voyez comme les méandres de son développement nous amènent à cette conclusion, à cette solution. «Quiconque est né de Dieu ne pèche pas : car le germe de Dieu demeure en lui.» Le germe de Dieu, c’est la parole de Dieu, ce qui fait dire à l’Apôtre : «C’est par l’Évangile que je vous ai engendrés.» «Et celui-là ne peut pécher, car il est né de Dieu.» Qu’il nous dise, qu’il nous fasse voir en quoi il ne peut pécher! À cela sont reconnaissables les enfants de Dieu et les enfants du diable : quiconque ne pratique pas la justice n’est pas de Dieu, non plus que celui qui ri aime pas son frère8. La réponse est désormais bien claire du fait des paroles «non plus que celui qui n’aime pas son frère». C’est donc la dilection seule qui discerne les fils de Dieu des fils du diable. Ils peuvent bien tous se signer du signe de la croix du Christ; tous répondre : Amen; tous chanter : Alléluia; être tous baptisés, entrer dans les églises, bâtir les murs des basiliques, les fils de Dieu ne se discernent des fils du diable que par la charité. Ceux qui ont la charité sont nés de Dieu; ceux qui ne l’ont pas ne sont pas nés de Dieu. Là est le grand signe, le grand principe de discernement. Aie tout ce que tu voudras : si cela seul te manque, le reste ne te sert de rien; mais si tout le reste te manque et que tu aies la charité, tu as accompli la Loi. «Qui aime son frère a accompli la Loi», dit l’Apôtre, et encore : «La plénitude de la Loi est la charité.»

C’est elle, je pense, la perle que cherche le marchand dont parle l’Évangile : il a trouvé cette seule perle et a vendu tout ce qu’il avait pour l’acheter. C’est elle la perle précieuse, la charité, sans laquelle tout ce que tu peux avoir ne te sert de rien, et qui, à elle seule, te suffit. Maintenant tu vois dans la foi, alors tu verras dans la vision. Si en effet nous aimons, alors que nous ne voyons pas, que seront nos embrassements quand nous verrons! Mais comment nous exercer à cet amour? Par l’amour fraternel. Tu peux me dire : je n’ai pas vu Dieu; mais peux-tu me dire : je n’ai pas vu d’homme? Aime ton frère. Si tu aimes ton frère que tu vois, par le fait même tu verras aussi Dieu, car tu verras la charité même, et Dieu habite en elle.

8. Quiconque ne pratique pas la justice n’est pas de Dieu; non plus que celui qui n’aime pas son frère. Car tel est le message…, voyez ce sur quoi Jean appuie ses dires, car tel est le message que vous avez entendu dès le début : nous devons nous aimer les uns les autres, Il nous fait voir ici d’où il tire son enseignement : quiconque agit contre la charité commet le péché criminel, dans lequel tombent ceux qui ne sont pas nés de Dieu. Donc, là où est l’envie, il ne peut y avoir amour fraternel. Que votre charité soit attentive. Qui cède à l’envie, n’aime pas. Le péché du diable est en lui : car c’est par envie que le diable, lui aussi, a fait tomber l’homme. Déchu lui-même, il a porté envie à qui se tenait debout. Non qu’il ait voulu faire tomber pour se remettre debout lui-même, mais pour n’être pas le seul à être déchu. Retenez bien dans votre cœur, grâce à cet exemple qui est mis sous nos yeux, que l’envie n’est pas compatible avec la charité. Tu le vois clairement dans l’éloge que fait Paul de la charité : «La charité n’est pas envieuse.» Il n’y eut pas de charité en Caïn; et s’il n’y avait pas eu de charité en Abel, Dieu n’eût pas agréé son sacrifice. Tous deux ayant offert un sacrifice, l’un des fruits du sol, l’autre des petits de ses brebis, pourquoi, à votre avis, mes frères, Dieu a-t-il dédaigné les fruits de la terre et agréé les petits des brebis? Dieu n’a pas regardé aux mains, mais il a vu dans le cœur. Voyant que l’of­frande de l’un s’accompagnait de charité, il regarda favo­rablement son sacrifice; voyant que l’offrande de l’autre s’accompagnait d’envie, il détourna les yeux de son sacrifice. Donc, ce que Jean appelle les bonnes œuvres d’Abel, ce n’est rien d’autre que la charité; et ce qu’il appelle les œuvres mauvaises de Caïn, ce n’est rien d’autre que la haine contre son frère. Il ne lui suffit pas de haïr son frère, il alla jusqu’à envier le bien qu’il faisait; faute de vouloir l’imiter, il a voulu le tuer. Par là est apparu qu’il était un fils du diable, et par là est apparu qu’Abel était un juste de Dieu. C’est donc par là que se discernent les hommes, mes frères. Que personne ne s’arrête aux paroles, mais aux actes et au cœur. Ne pas faire de bien à ses frères, c’est montrer ce qu’on a dans le cœur. C’est par la tentation que l’homme est mis à l’épreuve.

9. Ne vous étonnez pas, frères, si le monde vous hait. Est-il besoin de vous dire une fois de plus ce qu’est le monde? Ce n’est ni le ciel, ni la terre, ni les œuvres que Dieu a faites; mais ceux qui aiment le monde. Ces redites sont lassantes pour quelques-uns, mais elles sont si peu superflues que certains ne savent que répondre, lorsqu’on leur demande si j’ai abordé ce sujet. Il faut donc, fût-ce de force, que les auditeurs retiennent quelque chose de cet enseignement. Qu’est-ce que le monde? Le monde, pris en mauvaise part, ce sont ceux qui aiment le monde; le monde, pris en bonne part, c’est le ciel et la terre, ainsi que les œuvres de Dieu qu’ils renferment. C’est en ce sens qu’il est dit : «Et le monde a été fait par lui.» En ce sens encore, le monde désigne la terre tout entière, comme le montrent ces paroles de Jean : «Il est la victime de propitiation non seulement pour nos péchés, mais pour ceux du monde entier.» Du monde, c’est-à-dire de tous les fidèles répandus sur la terre. Mais le monde pris en mauvaise part, ce sont ceux qui aiment le monde. Ceux qui aiment le monde ne peuvent aimer leur frère.

10. Si le monde nous hait, nous savons… Que savons — nous?...que nous sommes passés de la mort à la vie. Com­ment le savons-nous? Parce que nous aimons nos frères. Nul besoin d’interroger quelqu’un : que chacun rentre en son cœur! S’il y trouve la charité fraternelle, qu’il soit en paix : il est passé de la mort à la vie. Déjà il est à la droite; qu’il ne se soucie pas de ce que sa gloire soit encore cachée : quand viendra le Seigneur, alors il apparaîtra dans la gloire. Il est en pleine vigueur, mais c’est encore l’hiver; la racine est vigoureuse, mais les branches sont comme du bois sec : c’est à l’intérieur que la sève est vigoureuse, à l’intérieur que sont les feuilles de l’arbre, à l’intérieur que sont les fruits; mais ils attendent l’été. Donc nous savons que nous sommes passés de la mort à la vie, parce que nous aimons nos frères. Qui n’aime pas demeure dans la mort. Ne vous figurez pas, frères, que ce soit faute légère de haïr ou de ne pas aimer. Écoutez ce qui suit : Quiconque hait son frère est un homicide. Si donc jusqu’alors quelqu’un prenait à la légère la haine qu’il a pour son frère, prendra-t-il également à la légère l’homi­cide qu’il commet dans son cœur? Il ne fait pas un geste pour tuer un homme que déjà le Seigneur le tient pour homicide. Cet homme vit, et lui déjà est jugé meurtrier. Quiconque hait son frère est un homicide. Or vous savez qu’aucun homicide na la vie éternelle demeurant en lui.



Croissance de la charité.

11. Voici à quoi nous avons connu la dilection. Il parle de la perfection de la dilection, cette perfection que nous avons fait valoir à vos yeux. Voici à quoi nous avons connu la dilection : c’est que Lui a donné sa vie pour nous : et nous devons, nous aussi, donner notre vie pour nos frères. Voilà ce qui explique les paroles; «Pierre, m’aimes-tu? Pais mes brebis.» Voulez-vous une preuve que le Seigneur a voulu que Pierre paisse ses brebis jusqu’à donner sa vie pour elles? Sitôt après, le Seigneur ajoute : «Quand tu étais jeune, tu te ceignais et tu allais où tu voulais; quand tu seras devenu vieux, un autre te ceindra et te mènera où tu ne voudrais pas. Il indiquait par là», dit l’évangéliste, «le genre de mort par lequel Pierre devait glorifier Dieu» : afin d’enseigner à celui à qui il avait dit «Pais mes brebis» qu’il devait mourir pour elles.

12. Comment commence la charité, frères? Encore un peu d’attention! Vous savez quelle en est la perfection : le Seigneur lui-même nous en fait connaître dans l’Évan­gile la fin et la mesure : «Il n’est pas de plus grande cha­rité, dit-il, que de donner sa vie pour ses amis.» Il nous montre donc dans l’Évangile quelle en est la perfection et, dans cette Épître, nous sommes invités à atteindre cette perfection. Mais vous vous interrogez et vous vous dites : quand pourrons-nous avoir pareille charité? Ne désespère pas trop vite de toi-même! peut-être la charité est-elle née en toi, mais est-elle encore imparfaite : nourris — la, pour qu’elle ne soit pas étouffée. Mais, me diras-tu, comment le savoir? Nous savons quelle en est la per­fection; apprenons comment elle commence,

Jean poursuit : Si quelqu’un, possédant les biens de ce monde, voit son frère dans le besoin et lui ferme ses entrailles, comment la dilection de Dieu peut-elle demeurer en lui? Voilà où commence la charité. Si tu n’es pas encore capable de mourir pour ton frère, sois déjà capable de lui donner de tes biens. Que déjà la charité émeuve tes entrailles, afin de te faire agir non par ostentation, mais par surabon­dance de miséricorde venue du fond du cœur; qu’elle te rende attentif à la misère de ton frère! Si tu ne peux donner à ton frère de ton superflu, comment pourrais-tu donner ta vie pour lui? L’argent qui gît en ton sein, les voleurs peuvent te l’enlever, et, à défaut de voleurs, la mort t’en séparera, même si tu ne t’en sépares pas de ton vivant : que vas-tu en faire? Ton frère a faim, il est dans le besoin : peut-être attend-il anxieusement, pressé par un créancier. Il ne possède rien, toi, tu possèdes; il est ton frère, vous avez été rachetés ensemble, tous deux au même prix, tous deux rachetés par le sang du Christ : vois si tu as compassion de lui, toi qui possèdes les biens du monde. En quoi cela me regarde-t-il, diras-tu peut-être. Moi, je donnerais mon argent, pour soustraire cet homme aux affres de la misère? Si c’est là ce que te répond ton cœur, la dilection du Père ne demeure pas en toi. Si la dilection du Père ne demeure pas en toi, tu n’es pas né de Dieu. Comment te glorifier d’être chrétien? Tu en as le nom, tu n’en as pas les œuvres. Mais si le nom est ratifié par les œuvres, on pourra te traiter de païen, toi, montre par tes actes que tu es chrétien. Car si, par tes actes, tu ne montres pas que tu es chrétien, tous auront beau t’appeler chrétien, à quoi te sert le nom, là où n’est pas la chose? «Si quelqu’un, possédant les biens de ce monde, voit son frère dans le besoin et lui ferme ses entrailles, comment la dilection de Dieu peut-elle demeurer en lui?» Et il poursuit : petits enfants, n’aimons ni de mots ni de langue, mais en actes et en vérité.

13. Je pense vous avoir montré, mes frères, combien grande et nécessaire est cette secrète et mystérieuse réa­lité. Le prix de la charité, toute l’Écriture le fait valoir, mais jamais mieux, je le croirais, que dans cette Épître. Nous vous prions et nous vous supplions dans le Seigneur, d’une part de garder dans votre mémoire ces vérités que vous avez entendues, d’autre part de venir pleins d’atten­tion, d’écouter pleins d’attention ce que nous avons encore à dire avant d’arriver au bout de cette Épître. Ouvrez vos cœurs à la bonne semence; arrachez les épines, afin que ne soit pas étouffé en vous ce qui est semé, mais que bien plutôt grandisse la moisson : et que le cultivateur se réjouisse et vous prépare des greniers comme au froment, non du feu comme à la paille.





TRAITÉ VI La charité sincère.

1. Si vous vous en souvenez, mes frères, notre entre­tien d’hier s’était terminé sur cette phrase, qui, j’en suis sûr, a dû et doit demeurer dans votre cœur, puisque c’est la dernière que vous ayez entendue : petits enfants, n’aimons ni de mots ni de langue, mais en actes et en vérité. Et Jean poursuit : Par là nous savons que nous sommes de la vérité, et devant lui nous apaiserons notre cœur; car, si notre cœur nous condamne, Dieu est plus grand que notre cœur et il connaît tout. Il avait dit : «N’aimons ni de mots ni de langue, mais en actes et en vérité.» La question est de savoir en quels actes et en quelle vérité on recon­naît celui qui aime Dieu ou qui aime son frère. Déjà, quelques lignes plus haut, Jean nous avait dit jusqu’où va la charité pour être parfaite. Ce que le Seigneur, lui aussi, nous dit dans l’Évangile : «Il n’est pas de plus grande charité que de donner sa vie pour ses amis», Jean le dit à son tour : «Comme lui a offert sa vie pour nous, nous devons nous aussi offrir notre vie pour nos frères.» Telle est la perfection de la charité : il est bien impossible d’en trouver de plus grande.

Mais la charité n’est pas parfaite en tous et pourtant celui en qui elle est encore imparfaite ne doit pas perdre courage, si déjà elle est née en lui pour tendre à sa per­fection : c’est donc que, une fois née, il faut la nourrir, et la nourrir par des aliments capables de la mener au point de perfection qui lui est propre. Nous avons cherché où cette charité inchoative prend son point de départ, et nous avons trouvé la réponse dans les lignes qui suivent : «Si quelqu’un, jouissant des richesses de ce monde, voit son frère dans la nécessité et lui ferme ses entrailles, comment la dilection du Père demeurerait-elle en lui?» Ainsi, le commencement de la charité, mes frères, c’est de donner de son superflu au pauvre qui se trouve en quelque passe difficile. Qui donne de l’abondance de ses biens temporels délivre son frère de sa détresse temporelle. Voilà comment commence la charité. Telle à ses débuts, si tu la nourris de la parole de Dieu et de l’espé­rance de la vie future, tu parviendras à la perfection de la charité, c’est-à-dire que tu seras prêt à donner ta vie pour tes frères.

2. Toutefois comme, en posant nombre d’actes de ce genre, certains poursuivent des fins qui n’ont rien à voir avec l’amour fraternel, il nous faut en revenir au témoi­gnage de la conscience. La preuve que nombre d’actes de ce genre sont accomplis sans ombre d’amour fraternel? Combien se disent martyrs jusque dans l’hérésie et le schisme! Ils s’imaginent donner leur vie pour leurs frères. S’ils donnaient leur vie pour leurs frères, ils ne se sépareraient pas de la communauté de leurs frères! De même, combien d’hommes qui, par ostentation, distri­buent largement, donnent largement : mais, ce faisant, ils ne cherchent que gloire humaine, popularité, vaines et sans consistance! Si de tels hommes existent, où trouver l’épreuve de la charité fraternelle? car Jean a voulu qu’on en fasse l’épreuve et il y invite lorsqu’il dit : « Petits enfants, n’aimons pas seulement de mots ni de langue, mais en actes et en vérité.» Nous nous demandons : en quels actes, en quelle vérité? Peut-il y avoir acte plus manifeste que de donner aux pauvres? Or, beaucoup agissent ainsi par ostentation, non par dilection. Peut-il y avoir acte plus héroïque que de mourir pour ses frères? Or, beaucoup, ce faisant, veulent se ménager une répu­tation d’héroïsme, par désir de se faire un nom, sans amour qui vienne du fond du cœur. Il reste que celui-là aime son frère, qui, devant Dieu et là seulement où pénètre son regard, s’assure et se demande en son cœur si vraiment c’est la dilection fraternelle qui le fait agir; et l’œil qui pénètre le cœur, là où le regard des hommes ne saurait atteindre, lui rend témoignage. Ainsi l’apôtre Paul : parce qu’il était prêt à mourir pour ses frères, il disait : « Pour moi, je me dépenserai pour vos âmes»; pourtant, parce que Dieu seul voyait en son cœur, et non les hommes auxquels il s’adressait, il leur dit : «Mais il m’importe fort peu d’être jugé par vous ou par un tribunal humain.» C’est encore lui qui, dans un autre passage, nous montre que de tels actes peuvent fort bien être accomplis par vaine gloire, sans être fondés sur la charité; il dit en effet dans l’éloge qu’il fait de cette même charité : «Quand je distribuerais tous mes biens aux pauvres, quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n’ai pas la charité, cela ne me sert de rien.» Un homme peut-il faire pareilles choses sans charité? Il le peut. Car ceux qui n’ont pas la charité ont divisé l’unité. Cherchez parmi eux : vous verrez que nombre d’entre eux ont abondamment donné aux pauvres; vous verrez que d’autres sont prêts à affronter la mort, au point que, faute de persécuteurs, ils s’y précipitent d’eux-mêmes : il n’est pas douteux que ce n’est pas la charité qui les fait agir ainsi.

Rentrons donc en notre conscience, dont l’Apôtre dit : «Ce qui fait notre gloire, c’est le témoignage de notre conscience.» Rentrons dans notre conscience, dont il dit encore : «Que chacun examine ses propres œuvres, et alors il trouvera en soi seul et non dans les autres l’occa­sion de se glorifier.» Que chacun d’entre nous éprouve donc ses œuvres, pour voir si elles émanent de la source de la charité, si les rameaux des bonnes œuvres foisonnent sur la racine de la dilection. «Que chacun examine ses propres œuvres, dit-il, et alors il trouvera en soi seul et non dans les autres l’occasion de se glorifier» : ce n’est pas alors la bouche d’un autre qui lui rend témoignage, mais sa propre conscience.

3. Voilà donc ce que Jean nous recommande : Par là nous savons que nous sommes de la vérité, quand nous aimons en actes et en vérité, et non pas seulement de mots ni de langue, et devant lui nous apaiserons notre cœur. Qu’est-ce à dire «devant lui»? Là où voit Dieu. Voilà pourquoi le Seigneur lui-même dit dans l’Évangile :

«Gardez-vous de faire vos bonnes œuvres devant les hommes, pour être vus d’eux : autrement vous n’aurez pas de récompense auprès de votre Père qui est aux cieux.» Et que veut dire le précepte : «Que ta main gauche ne sache pas ce que fait ta main droite», sinon que la main droite désigne la conscience pure, la main gauche, les convoitises du monde? Poussés par les convoitises du monde, maintes gens font maintes choses étonnantes : c’est la main gauche qui agit, non la droite. Or, c’est la droite qui doit agir, et à l’insu de la gauche, afin que les convoitises du monde n’aient aucune part à ce que la dilection nous fait accomplir de bon. Mais comment le savoir? Te voilà devant Dieu, interroge ton cœur; vois ce que tu as fait, et ce que, ce faisant, tu as désiré : ton salut ou une vaine gloire humaine? Regarde au-dedans, car l’homme ne peut juger celui qu’il ne peut voir. Si nous apaisons notre cœur, apaisons-le devant Dieu.

Car si notre cœur nous condamne, c’est-à-dire s’il nous accuse intérieurement, parce que nous n’avons pas agi avec l’intention que nous devions avoir, Dieu est plus grand que notre cœur et il connaît tout. Tu caches aux hommes le fond de ton cœur; cache-le à Dieu, si tu peux! Comment le lui cacherais-tu, lui à qui un pécheur plein de crainte ou de repentir disait : «Où aller loin de ton esprit? Où fuir loin de ta face?» Il cherchait où fuir pour échapper au jugement de Dieu, et il ne savait où. Où Dieu n’est-il pas en effet? «Si je monte aux cieux, tu y es; si je descends aux enfers, tu es là.» Où aller? Où fuir? Veux-tu un conseil? Si tu veux le fuir, fuis vers lui. Fuis vers lui en te confessant à lui, non en te cachant de lui : tu ne peux en effet te cacher de lui, mais tu peux lui confesser tes fautes. Dis-lui : «Tu es mon refuge»; et nourris en toi la dilection, qui seule conduit à la vie. Que ta conscience te rende témoignage qu’elle est de Dieu. Si elle est de Dieu, ne va pas faire l’important devant les hommes : car ce ne sont ni les louanges des hommes qui te haussent au ciel, ni leurs blâmes qui t’en font descendre. Cherche le regard de celui qui couronne : cherche à avoir pour témoin le juge par qui tu seras couronné. «Dieu est plus grand que notre cœur et il connaît tout.»

4. Bien-aimés, si notre cœur ne nous condamne pas, nous avons pleine assurance devant Dieu. Qu’est-ce à dire «si notre cœur ne nous condamne pas»? S’il nous répond en toute vérité que nous aimons et que la dilection fra­ternelle est en nous : dilection sans feinte, sincère, qui nous fait chercher le salut de nos frères, n’attendre d’autre salaire de nos frères que leur salut. Nous avons pleine assurance en Dieu; et quoi que nous lui demandions, nous le recevrons de lui, parce que nous gardons ses commande­ments. Donc non pas à la vue des hommes, mais là où Dieu voit, dans le cœur. «Nous avons donc pleine con­fiance en Dieu; et quoi que nous lui demandions, nous le recevrons de lui», mais «parce que nous gardons ses com­mandements». Quels sont ces commandements? Est-il nécessaire de toujours le redire? «Je vous donne un com­mandement nouveau : de vous aimer les uns les autres.» C’est de la charité qu’il parle, c’est elle qu’il nous recom­mande. Donc quiconque a la charité fraternelle, et qui l’a devant Dieu, là où voit Dieu, et qui, interrogeant son cœur par un examen rigoureux, n’en reçoit pas d’autre réponse que la certitude d’avoir en lui la vraie racine'de la charité, d’où sortent les fruits des bonnes œuvres : celui-là a pleine assurance auprès de Dieu, et, quoi qu’il lui demande, le recevra de lui, parce qu’il garde ses com­mandements.

Péricope sur la prière.

5. Ici se pose une question. Non à propos de tel ou tel homme, de toi ou de moi; car si je demande quelque chose au Seigneur notre Dieu et que je ne sois pas exaucé, on pourra toujours dire de moi : il n’a pas la charité, comme on pourra toujours le dire de n’importe lequel de nos contemporains. Qu’on pense ce qu’on veut d’un autre homme, la question ne commence à se poser qu’à propos de ces hommes qui, nous en sommes certains, étaient saints lorsqu’ils écrivaient et sont maintenant auprès de Dieu. Qui aura la charité, si Paul ne l’avait pas lorsqu’il disait : «Notre bouche s’est ouverte pour vous, ô Corin­thiens, notre cœur s’est élargi. Vous n’êtes pas à l’étroit en nous»; qui disait encore : «Je me dépenserai pour vos âmes»; et en qui la grâce était si grande qu’on ne pouvait douter qu’il n’eût la charité? Pourtant nous voyons qu’il a demandé et n’a pas reçu. Que dire, mes frères? Cela nous pose une question. Soyez attentifs à Dieu. Cette fois encore la question est grave, comme elle l’était à propos du péché, lorsque Jean disait : «Qui est né de Dieu ne pèche pas.» Nous avons reconnu alors qu’il s’agissait du péché contre la charité, et que c’était ce péché qui était proprement en question dans ce passage. De même, ici encore, nous nous demandons ce que Jean a voulu dire. À ne considérer que les paroles en effet, elles semblent claires; mais si nous les appliquons à ces cas concrets, elles deviennent obscures. Rien de plus clair en effet que ces paroles : Et quoi que nous lui demandions, nous le recevrons de lui, parce que nous gardons ses com­mandements, et que devant sa face nous faisons ce qui lui est agréable. «Quoi que nous lui demandions, dit Jean, nous le recevrons de lui.»

Ces paroles nous font grande difficulté, comme nous ferait difficulté le précédent texte, s’il s’agissait de toutes sortes de péchés. Mais nous avons trouvé un principe d’explication, en remarquant qu’il s’agissait non de tout péché, mais d’un certain péché : d’un certain péché que ne commet pas quiconque est né de Dieu; et nous avions trouvé que ce péché déterminé était la transgression de la charité. Nous en avons un exemple clair dans l’Évan­gile, lorsque le Seigneur dit : «Si je n’étais pas venu, ils n’auraient pas de péché.» Quoi! ces paroles signifient — elles que les Juifs vers lesquels était venu le Seigneur étaient innocents? Que dès lors, s’il n’était pas venu vers eux, ils n’auraient pas de péché? La présence du médecin, loin de guérir la fièvre, serait alors cause de la maladie? Qui donc, eut-il perdu le sens, tiendrait de tels propos? Le Christ n’est venu que pour guérir et sauver des malades. Pourquoi donc dit-il : «Si je n’étais pas venu, ils n’auraient pas de péché», sinon parce qu’il fait allusion à un certain péché bien déterminé? C’est ce péché-là qu’en effet les Juifs n’auraient pas commis. Quel péché? Celui de ne pas croire en lui, de mépriser sa présence. De même donc que, dans ce passage, lorsqu’il parle de péché, il ne s’ensuit pas qu’il faille entendre n’importe quel péché, mais un péché bien déterminé, de même ici il ne s’agit pas de n’importe quel péché, sous peine d’être en contradiction avec cet autre texte : «Si nous disons que nous n’avons pas de péché, nous nous abusons nous-mêmes et la vérité n’est pas en nous»; mais il s’agit d’un certain péché bien déterminé, à savoir le péché contre la charité. Or, ici, la difficulté est plus inextricable : Si nous prions, dit Jean, et si notre cœur ne nous condamne pas et nous assure en présence de Dieu que nous avons en nous une dilection véritable, «quoi que nous lui demandions, nous le recevrons de lui».

6. Je viens de le dire à votre Charité, frères, ce n’est pas nous qui sommes en question. Que sommes-nous en effet? Et vous qu’êtes-vous? Que sommes-nous, sinon l’Église de Dieu, connue de tous? S’il plaît à Dieu, nous sommes en elle, nous qui par la dilection demeurons en elle, persévérons en elle, si nous voulons traduire au — dehors la dilection qui est en nous. Pouvons-nous par contre suspecter la sainteté de l’apôtre Paul? Douter qu’il n’aimât ses frères? Sa conscience ne lui rendait-elle pas témoignage devant Dieu? N’avait-il pas en lui la racine de la charité, d’où procèdent tous les fruits des bonnes œuvres? Qui serait assez fou pour le contester? Où voyons-nous pourtant que l’Apôtre ait demandé sans recevoir? Lui-même le dit : «De crainte que l’excellence de ces révélations ne vînt à m’emplir d’orgueil, il a été mis une écharde dans ma chair, un ange de Satan pour me souffleter : à ce propos, trois fois j’ai prié le Seigneur de l’écarter de moi; et il m’a dit : ma grâce te suffit, car c’est dans la faiblesse que ma force se montre tout entière.» Voilà donc qu’il n’est pas exaucé, lorsqu’il demande que l’ange de Satan soit écarté de lui. Mais pourquoi? Parce que cela n’eût pas été pour son bien. Il fut donc exaucé pour son salut, bien qu’il ne le fut pas selon son désir. Que votre charité comprenne ce grand mystère, que nous vous demandons de ne pas perdre de vue au milieu de vos tentations. En ce qui regarde leur salut, les Saints sont pleinement exaucés, toujours exaucés en ce qui regarde leur salut éternel : c’est lui qu’ils dé­sirent; oui, dans l’ordre du salut, ils sont toujours exaucés.

7. Mais il faut distinguer : Dieu exauce de diverses manières. Nous voyons en effet que les uns ne sont pas exaucés selon leur désir, mais le sont pour leur salut : que d’autres en revanche sont exaucés selon leur désir, mais non pour leur salut. Comprenez cette distinction, retenez l’exemple de celui qui n’a pas été exaucé selon son désir, mais l’a été pour son salut. Écoute l’apôtre Paul; car Dieu lui montre que justement il est exaucé pour son salut : «Ma grâce te suffit, lui dit-il, car c’est dans la faiblesse que ma force se montre tout entière.» Tu as prié, tu as demandé à grands cris, par trois fois : chaque fois j’ai entendu tes cris, je n’ai pas fermé mes oreilles à tes prières; je sais ce que je fais : toi, tu voudrais échapper au remède qui te brûle; moi, je sais la faiblesse qui t’accable. Donc Paul a été exaucé pour son salut, ne l’a pas été selon son désir.

En voyons-nous qui aient été exaucés selon leur désir et ne l’ont pas été pour leur salut? Pensons-nous pouvoir trouver quelque pécheur, quelque impie que Dieu ait exaucé selon son désir, non pour son salut? Si je cite l’exemple de tel ou tel homme, tu pourras toujours me dire : Tu prétends que c’est un méchant, mais c’est un juste; s’il n’était juste, Dieu ne l’eût pas exaucé. L’exemple que je te propose est celui de quelqu’un dont personne ne met en doute l’iniquité et l’impiété. Le diable lui-même demanda de tenter Job, et il l’obtint. N’est-il pas dit, dans cette Épître même, à propos du diable, que «celui qui fait le péché est du diable»? Non qu’il soit créé par le diable, mais il se fait son imitateur. N’est-ce pas du diable qu’il est dit : «Il ne s’est pas tenu dans la vérité»? N’est-ce pas lui l’antique serpent, qui, par le moyen de la femme, a fait boire au premier homme le poison? C’est encore lui qui, auprès de Job, a laissé vivre une femme qui fut pour son mari une source non de conso­lation, mais de tentation. Le diable lui-même demanda de tenter le saint homme Job, et il l’obtint : l’Apôtre demanda que l’écharde fût ôtée de sa chair, et il ne l’obtint pas. C’est pourtant l’Apôtre, bien plutôt que le diable, qui fut exaucé. L’Apôtre fut exaucé pour son salut, bien qu’il ne le fût pas selon son désir; le diable fut exaucé selon son désir, mais pour son dam. Car si Job fut livré à ses tentations, c’est pour que sa constance dans l’épreuve fût pour le diable un tourment. Cet exemple, mes frères, nous ne le trouvons pas seulement dans les Livres de l’Ancien Testament, mais aussi dans l’Évangile. Les démons demandèrent au Seigneur, lorsqu’il les chassait d’un homme, de leur permettre d’entrer dans des porcs. Le Seigneur ne pouvait-il leur interdire d’entrer même dans des porcs? S’il le leur avait refusé en effet, ils ne pouvaient se rebeller contre le roi du ciel et de la terre. Pourtant, en raison de quelque mystérieuse économie de grâce, il envoya les démons dans les porcs, pour montrer que le diable règne sur ceux qui vivent comme des porcs. Dirons-nous alors que les démons furent exaucés et que l’Apôtre ne le fut pas? N’est-il pas plus juste de dire : bien au contraire, c’est l’Apôtre qui fut exaucé, les démons ne le furent pas? Eux, leur volonté a été faite; lui, sa santé spirituelle a été parfaite.

8. En vertu de cette distinction, nous devons com­prendre que Dieu, lors même qu’il ne nous accorde pas ce que nous voulons, nous accorde ce qui nous est bon. Qu’arrive-t-il si tu demandes ce qui t’est nuisible et que le médecin sache que cela t’est nuisible? On ne peut pas dire que le médecin ne t’exauce pas, si, quand tu lui demandes de l’eau froide, il t’en donne aussitôt, quand cela t’est bon, ne t’en donne pas, quand cela te nuit. En s’opposant à ton désir, faut-il dire qu’il ne t’a pas exaucé? ne faut-il pas plutôt dire qu’il t’a exaucé en assurant ta santé? Que la charité soit donc en vous, mes frères, qu’elle soit en vous, et soyez tranquilles : quand ne vous est pas donné ce que vous demandez, vous êtes exaucés; mais vous ne le savez pas. Beaucoup sont remis en leurs propres mains pour leur malheur; ce sont eux dont l’Apôtre dit : «Dieu les a livrés aux désirs de leur cœur» Un homme demande de grandes richesses : il les obtient, mais pour son malheur. Quand il ne les avait pas, il vivait tranquille; du jour où il commence à posséder, il devient la proie d’un plus puissant. N’a-t-il pas été exaucé pour son mal­heur, lui qui a voulu avoir ce qui lui vaut les tracasseries des voleurs, alors que, pauvre, il n’était en butte aux tracasseries de personne? Apprends à prier Dieu, en t’en remettant au médecin, pour qu’il fasse ce qu’il juge bon. À toi de déclarer la maladie : à lui d’appliquer le remède. Toi, contente-toi de garder la charité. Car lui, il veut couper, il veut brûler; si, malgré tes cris, il ne cède pas à tes prières, continuant à couper, à brûler, à te faire souffrir, c’est qu’il sait jusqu’où s’étend la gangrène. Tu voudrais alors qu’il retirât sa main; mais lui voit la pro­fondeur du mal, il sait jusqu’où il faut aller. Il ne t’exauce pas selon ton désir, il t’exauce en vile de te rendre la santé.

Soyez donc assurés, mes frères, de ce que dit l’Apôtre : «Nous ne savons que demander pour prier comme il faut, mais l’Esprit lui-même intercède pour nous en des gémissements ineffables, car il intercède pour les saints.» Que signifie «L’Esprit lui-même intercède pour les saints», sinon la charité même qu’a mise en toi l’Es­prit? Ce même Apôtre dit en effet : «La charité de Dieu a été répandue dans nos cœurs par l’Esprit-Saint, qui nous a été donné.­­» C’est la charité même qui gémit, c’est la charité même qui prie : celui qui nous l’a donnée ne saurait fermer l’oreille à ses prières. Sois en paix : que la charité demande, et Dieu est aux écoutes. Il ne fait pas ce que tu veux, mais il fait ce qu’il faut. Donc «quoi que nous lui demandions, nous le recevrons de lui». Je l’ai dit : si tu te places du point de, vue du salut, pas de question; si tu ne te places pas du point de vue du salut, une question se pose, et grave, qui risque de te faire porter un faux jugement sur l’apôtre Paul. «Quoi que nous lui demandions, nous le recevrons de lui, parce que nous gardons ses commandements, et que, sous son regard, nous faisons ce qui lui est agréable.» «Sous son regard», au-dedans, là où voit Dieu.

Liaison de la foi au Christ et de la charité fraternelle.

9. Et quels sont ses commandements? Son commandement, dit Jean, c’est de croire au nom de son Fils Jésus — Christ et de nous aimer les uns les autres. Vous voyez que tel est son commandement, vous voyez que Celui qui transgresse ce commandement commet un péché qu’évite quiconque est né de Dieu. «Comme il nous en a donné le commandement» : de nous aimer les uns les autres. Et celui qui garde son commandement… : vous voyez qu’il ne nous prescrit rien d’autre que de nous aimer les uns les autres. Et celui qui garde son commandement demeure en Dieu et Dieu en lui; et nous savons qu’il demeure en nous par l’Esprit qu’il nous a donné. N’est-il pas évident que l’œuvre de l’Esprit en l’homme, c’est de mettre en lui la dilection et la charité? N’est-il pas évident que selon les paroles de l’apôtre Paul, «la charité de Dieu a été répandue dans nos cœurs par l’Esprit-Saint qui nous a été donné»? C’est en effet de la charité que parlait Jean; lorsqu’il disait que nous devions interroger notre cœur sous le regard de Dieu. «Si notre cœur ne nous condamne pas», c’est-à-dire s’il nous rend témoignage que la dilec­tion fraternelle est la source de tout ce qu’il y a de bon dans nos œuvres. Ajoutons encore que, parlant de ce commandement, Jean nous dit : «Son commandement, c’est de croire au nom de son Fils Jésus-Christ et de nous aimer les uns les autres. Et celui qui garde son comman­dement demeure en Dieu et Dieu en lui. Et nous savons qu’il demeure en nous par l’Esprit qu’il nous a donné.» Si en effet tu trouves en toi la charité, tu as en toi l’Esprit — Saint pour te donner l’intelligence : chose souverainement nécessaire.

10. Dans les premiers temps, l’Esprit-Saint descendait sur les croyants et ils se mettaient à parler en langues qu’ils n’avaient point apprises, selon que l’Esprit leur donnait de s’exprimer. Ces signes avaient alors leur raison d’être. Il convenait en effet que l’Esprit-Saint fût figuré par ce don de toutes les langues, puisque l’Évangile de Dieu, par le moyen de toutes ces langues, devait se ré­pandre sur toute la terre. Le signe a été donné, puis il est passé. Attend-on maintenant, de ceux auxquels on impose des mains — afin qu’ils reçoivent le Saint-Esprit, qu’ils se mettent à parler en langues? Et lorsque nous imposons les mains à ces baptisés (infantes), chacun d’entre vous s’attend-il à ce qu’ils se mettent à parler en langues? Faute de voir s’accomplir ce prodige, lequel d’entre vous aurait l’esprit assez mal tourné pour dire : Ils n’ont pas reçu le Saint-Esprit, car, s’ils l’avaient reçu, ils parle­raient en langues comme cela s’est vu jadis? Si donc la présence du Saint-Esprit n’est plus attestée aujourd’hui par des miracles, que faire, à quoi reconnaître qu’on a reçu le Saint-Esprit?

Que chacun interroge son cœur! S’il aime son frère, l’Esprit-Saint demeure en lui. Qu’il s’examine, qu’il s’éprouve lui-même sous le regard de Dieu : qu’il voie s’il a en lui l’amour de la paix et de l’unité, l’amour de l’Église répandue par toute la terre. Qu’il ne s’attache pas seulement à aimer le frère qu’il a devant lui : nous avons en effet quantité de frères que nous ne voyons pas, et auxquels nous sommes rattachés dans l’unité de l’Es­prit. Qu’y a-t-il d’étrange à ce qu’ils ne soient pas avec nous? Nous sommes dans un même corps, nous avons au ciel la même tête. Mes frères, nos yeux ne se voient pas, pour ainsi dire ne se connaissent pas. Faut-il dire qu’ils ne se connaissent pas dans la charité qui unit tout le corps? La preuve qu’ils se connaissent grâce au lien de la charité, c’est que, lorsqu’ils sont tous deux ouverts, il ne se peut que l’œil droit fixe un point donné, sans que l’œil gauche fixe le même point. Essaie, si tu le peux, de diriger le rayon visuel de l’œil droit sans y intéresser l’autre œil! Ils convergent, ils se dirigent sur le même objet : ils visent le même point, bien qu’à partir d’endroits différents. Si donc tous ceux qui avec toi aiment Dieu ont avec toi une même visée, peu importe que dans le corps vous soyez placés en des endroits différents, vous fixez en même temps le regard du cœur sur la lumière de vérité. Si donc tu veux savoir que tu as reçu l’Esprit, interroge ton cœur : demande-toi si tu n’aurais pas le sacrement sans avoir la vertu du sacrement. Interroge ton cœur : si tu y trouves la dilection de ton frère, sois en paix. Cette dilection ne peut s’y trouver sans qu’y soit l’Esprit-Saint, car Paul nous crie : «La charité de Dieu a été répandue dans nos cœurs par l’Esprit-Saint qui nous a été donné.»

11. Bien-aimés, ne vous fiez pas à tout esprit. Jean avait dit : «Nous savons qu’il demeure en nous par l’Esprit qu’il nous a donné.» Mais voyez à quels signes reconnaître que c’est bien l’Esprit : Bien-aimés, ne vous fiez pas à tout esprit, mais éprouvez les esprits pour voir sils viennent de Dieu. Et comment éprouver les esprits? C’est une re­cherche difficile qu’il nous propose, mes frères : il est bon qu’il nous dise lui-même quel est le principe de discerne­ment. Il nous le dira, soyez sans crainte; mais d’abord, voyez, faites attention : voyez que c’est de là que les hérétiques tirent ce sur quoi ils fondent leurs vaines accu­sations. Faites attention, voyez ce que dit Jean : «Bien-aimés, ne vous fiez pas à tout esprit, mais éprouvez les esprits pour voir s’ils viennent de Dieu.»

L’Esprit-Saint, dans l’Évangile, est désigné sous le nom d’eau, lorsque le Seigneur s’écria à haute voix; «Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive : celui qui croit en moi, des fleuves d’eau vive couleront de son sein.» Or, l’évangéliste nous explique à quoi le Seigneur fait allusion; il ajoute en effet : «Il disait cela de l’Esprit que devaient recevoir ceux qui croiraient en lui.» Pourquoi le Seigneur a-t-il baptisé si peu d’hommes? Que dit Jean? «L’Esprit n’avait pas encore été donné, parce que Jésus n’avait pas encore été glorifié 1» Ils avaient donc reçu le Baptême, mais n’avaient pas encore reçu l’Esprit — Saint que le Seigneur, le jour de la Pentecôte, leur envoya du haut du ciel : pour envoyer l’Esprit, il attendait d’être glorifié. Cependant, avant d’être glorifié et avant d’en­voyer l’Esprit, il invitait les hommes à se préparer à recevoir l’eau dont il dit : «Si quelqu’un a soif, qu’il vienne et qu’il boive», et encore : «Celui qui croit en moi, des fleuves d’eaux vives couleront de son sein.» Que sont «ces fleuves d’eaux vives»? Quelle est cette eau? Ce n’est pas moi qu’il faut interroger, c’est l’Évangile : «Il disait cela, dit Jean, de l’Esprit que devaient rece­voir ceux qui croiraient en lui.» Autre chose est donc l’eau du Sacrement, autre chose l’eau qui signifie l’Esprit de Dieu. L’eau du Sacrement est visible; l’eau de l’Esprit est invisible. L’une lave le corps et signifie ce qui est produit dans l’âme : par cet Esprit c’est l’âme même qui est purifiée et fertilisée. Il est l’Esprit de Dieu que ne peuvent recevoir les hérétiques, ni tous ceux qui se retranchent de l’Église. Et tous ceux qui ne s’en retranchent pas ouvertement, mais en sont retranchés par l’iniquité, et qui, à l’intérieur, tourbillonnent comme de la paille et ne sont pas du grain, ne possèdent pas cet Esprit. Cet Esprit a été désigné par le Seigneur sous le nom d’eau; et, dans cette même Épître, nous venons d’entendre : «Ne vous fiez pas à tout esprit», recommandation confirmée par ces paroles de Salomon : «Abstiens-toi de l’eau étran­gère.» Quelle est cette eau? L’Esprit. L’eau désigne — t-elle toujours l’Esprit? Non, pas toujours. Mais, selon les passages, elle désigne tantôt l’Esprit, tantôt le Bap­tême, tantôt les peuples, tantôt la Sagesse. Tu trouves en effet dans un passage de l’Écriture : «La sagesse est une source de vie pour ceux qui la possèdent l.» Donc, selon les différents passages de l’Écriture, le nom d’eau a diverses significations. Ici pourtant, ce nom d’eau dé­signe l’Esprit-Saint, non d’après notre interprétation personnelle, mais d’après le témoignage de l’Évangile, où il est dit : «Or, il disait cela de l’Esprit que devaient recevoir ceux qui croiraient en lui.» Si donc l’eau est ici la figure de l’Esprit-Saint et si cette Épître nous dit : «Ne vous fiez pas à tout esprit, mais éprouvez les esprits pour voir s’ils viennent de Dieu», nous devons comprendre que le Sage parle dans le même sens : «Abstiens-toi de l’eau étrangère, ne bois pas de la source étrangère 1». Qu’est-ce à dire : «Ne bois pas de la source étrangère»? Ne te fie pas à un esprit étranger.

12. Il nous reste à examiner à quels signes on reconnaît l’Esprit de Dieu. Jean, il est vrai, nous propose un signe, mais peut-être difficile à interpréter : voyons quand même. Il nous faut en revenir à la charité : c’est elle qui nous instruit, car elle est l’onction de Dieu. Que nous dit-il donc? Éprouvez les esprits pour voir s’ils viennent de Dieu : car beaucoup de faux prophètes sont venus dans ce monde. Parmi eux sont tous les hérétiques et tous les schismatiques. Comment donc éprouver les esprits? Il poursuit : A ceci on reconnaît l’Esprit de Dieu. Dressez l’oreille du cœur. Nous peinions, et nous disions : qui peut connaître? qui peut discerner? Voici le signe que Jean nous donne : à ceci on reconnaît l’Esprit de Dieu : tout esprit qui confesse que Jésus-Christ est venu dans la chair est de Dieu. Et tout esprit qui ne confesse pas que Jésus-Christ est venu dans la chair n’est pas de Dieu; et celui-là est l’Antichrist. Vous avez entendu dire qu’il allait venir; or, dès maintenant, il est dans ce monde. Nos oreilles se sont comme dressées pour apprendre comment discerner les esprits : et ce que nous avons entendu ne nous paraît pas de nature à faciliter le discernement. Que dit-il en effet? «Touÿ esprit qui confesse que Jésus-Christ est venu dans la chair est de Dieu.» Donc l’esprit qui anime les hérétiques est de Dieu? Car ils confessent que Jésus-Christ est venu dans la chair. Les voilà déjà qui peut-être se dressent contre nous, et nous disent : Vous, vous n’avez pas l’esprit de Dieu; mais nous, nous confessons que Jésus-Christ est venu dans la chair; or, Jean a dit que ceux-là n’avaient pas l’esprit de Dieu, qui ne confessent pas que Jésus-Christ est venu dans la chair. Demande aux ariens : ils confessent que Jésus-Christ est venu dans la chair; demande aux Eunomiens : ils confessent que Jésus-Christ est venu dans la chair; demande aux Macé­doniens : ils confessent que Jésus-Christ est venu dans la chair; interroge les Cataphrygiens, ils confessent que Jésus-Christ est venu dans la chair; interroge les Novatiens : ils confessent que Jésus-Christ est venu dans la chair. Tous ces hérétiques ont donc l’Esprit de Dieu? Ils ne sont donc pas de faux prophètes? il n’y a donc là nulle tromperie, nulle séduction? Mais si! ils sont des anti-christs, eux qui sont sortis du milieu de nous, mais qui n’étaient pas des nôtres.

13. Mais alors que faire? comment discerner les esprits? Donnez-moi votre attention : allons d’un même cœur, et frappons. La charité elle-même veille, car c’est elle qui frappera, elle qui ouvrira : vous allez comprendre au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Déjà, ci-dessus, vous avez entendu lire ces paroles : «Qui nie que Jésus-Christ soit venu dans la chair, est un antichrist1.» Nous nous sommes demandé alors : quel est celui qui le nie? Car ni nous ne le nions ni eux ne le nient. Et nous avons découvert que certains le niaient en actes, recourant au témoignage de l’Apôtre, qui dit : «Ils font profession de connaître Dieu, mais ils le renient par leurs actes.» Procédons donc de même, maintenant encore, en nous attachant aux actes, non aux paroles.

Quel est l’esprit qui n’est pas de Dieu? «Celui qui nie que Jésus-Christ est né dans la chair.» Et quel est l’Esprit qui est de Dieu? «Celui qui confesse que Jésus-Christ est venu dans la chair.» Quel est celui qui confesse que Jésus-Christ est venu dans la chair? C’est là, mes frères, qu’il faut s’attacher aux actes, non au bruit des paroles. Demandons-nous pourquoi le Christ est venu dans la chair : et nous trouverons quels sont ceux qui nient qu’il soit venu dans la chair. Car, si tu t’attaches aux paroles, tu entendras quantité d’hérétiques confesser que le Christ est venu dans la chair : mais la vérité les convainc de mensonge. Pourquoi le Christ est-il venu dans la chair? N’était-il pas Dieu? N’est-il pas écrit de lui : «Au com­mencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu »? N’est-ce pas lui qui nour­rissait les Anges, lui qui nourrit encore les Anges? N’est-il pas venu ici-bas, sans s’éloigner du ciel? N’y est-il pas remonté, sans nous quitter? Pourquoi donc est-il venu dans la chair? Parce qu’il fallait qu’il fasse luire à nos yeux l’espoir de la résurrection. Il était Dieu, et il est venu dans la chair : Dieu en effet ne pouvait mourir, la chair pouvait mourir; il est donc venu dans la chair, afin de mourir pour nous. Mais comment est-il mort pour nous? «Il n’est pas de plus grande charité que de donner sa vie pour ses amis 1.» La charité l’a donc amené à prendre chair. Donc, quiconque n’a pas la charité, nie que le Christ est venu dans la chair. Et maintenant, interroge sur ce point tous les hérétiques : le Christ est-il venu dans la chair? — — Oui, il est venu, je le crois, je le confesse. — Eh bien! non, tu le nies. — Comment, je le nie? N’entends-tu pas que je l’affirme? — Non, je te prouve que tu le nies. Tu affirmes de bouche, tu nies de cœur : tu affirmes en paroles, tu nies en actes! — Com­ment, dis-tu, je le nie en actes? — Oui, parce que le Christ est venu dans la chair, afin de mourir pour nous. Il est mort dans la chair, parce qu’il si voulu nous ensei­gner une immense charité : «Il n’est pas de plus grande charité que de donner sa vie pour ses amis.» Toi, tu n’as pas la charité : car, pour une question d’amour-propre, tu romps l’unité. D’après ce principe, comprenez quel est l’esprit de Dieu. Frappez, touchez ces vases d’argile, pour voir si par hasard ils ne se briseraient pas et ne sonne­raient pas fêlé; voyez s’ils rendent un son plein, voyez si la charité est là. Tu te retranches de l’unité de toute la terre, tu divises l’Église par les schismes, tu déchires le corps du Christ. Lui, il est venu dans la chair pour ras­sembler; toi, tu cries bien haut pour disperser. L’Esprit de Dieu est donc celui qui dit que Jésus «est venu dans la chair; qui le dit non de bouche, mais en actes; qui le dit non en parlant, mais en aimant. Par contre, celui-là n’est pas l’esprit de Dieu qui nie que Jésus soit venu dans la chair; et qui le nie non de bouche, mais dans sa vie; non en paroles, mais en actes. Nous voyons donc clairement à quoi le reconnaître, mes frères. Beaucoup sont à l’inté­rieur de l’Église qui n’y sont qu’en apparence; par contre, personne n’est au-dehors, qu’il ne soit vraiment au-dehors.

14. Voulez-vous une preuve que Jean se réfère aux actes? Tout esprit, dit-il, qui détruit (solvit) le Christ, venu dans la chair, n’est pas de Dieu.” Détruire (solvere), c’est une question d’actes. Qui te désigne-t-il par là? celui qui nie, et dont il a dit «il détruit» (solvit). Le Christ est venu rassembler, toi, tu viens détruire (solvere). Tu veux écarteler les membres du Christ. Comment ne nierais — tu pas que le Christ soit venu dans la chair, toi qui romps l’unité de l’Église de Dieu que, lui, il a rassemblée? Tu viens donc contre le Christ, tu es un antichrist. Que tu sois dedans, que tu sois dehors, tu es un antichrist; mais si tu es dedans, tu te caches; si tu es dehors, tu te montres. Tu détruis (solvis) Jésus, et tu nies qu’il soit venu dans la chair : tu n’es pas de Dieu. Voilà pourquoi le Christ dit dans l’Évangile : Celui qui aura détruit (solverit) un de ces moindres commandements et enseigné aux hommes à faire de même sera le moindre dans le royaume des cieux.” Qu’est-ce à dire «détruire» (solvitur)? Qu’est-ce à dire « enseigner»? On détruit par des actes, on enseigne en quelque façon par des paroles. «Tu prêches de ne pas dérober, et tu dérobes.» Il détruit (solvit) donc en fait le commandement, celui qui dérobe, et, ce faisant, c’est comme s’il l’enseignait en paroles : «Il sera le moindre dans le royaume des cieux», c’est-à-dire dans l’Église du temps présent. C’est de lui qu’il est dit : «Faites ce qu’ils vous disent, mais ne faites pas comme ils font.» «Mais celui qui les aura pratiqués et enseignés sera grand dans le royaume des cieux.» En employant ici le mot «faire» (fecerit), le Seigneur l’oppose au mot «détruire» (solverit), c’est-à-dire «ne pas faire» : et faire, c’est enseigner. Donc celui-là détruit qui ne fait pas. Que nous enseigne-t-il, sinon à interroger les actes, et à ne pas nous fier aux paroles?

L’obscurité du sujet nous a contraints à de longs développements : surtout afin que l’enseignement que Dieu a voulu nous révéler pénètre jusque dans les esprits les plus lents, car tous ont été rachetés par le sang du Christ. Je crains de ne pas achever, en ces quelques jours, l’explica­tion de cette Épître, comme je l’avais promis. Mais, comme il plaît au Seigneur, mieux vaut garder des restes que surcharger vos cœurs d’une nourriture trop copieuse.





TRAITÉ VII Exorde : la vie chrétienne est un cheminement.

1. Ce monde est pour tous les fidèles qui cherchent la patrie ce que fut le désert pour le peuple d’Israël. Sans doute, ils erraient encore et cherchaient la patrie : mais, sous la conduite de Dieu, ils ne pouvaient errer. La route, pour eux, ce fut le commandement de Dieu. Car, au cours de ce cheminement de quarante années, l’itinéraire ne comporta que peu d’étapes, et il est connu de tous. S’ils tardaient, c’est que Dieu les exerçait, non qu’il les aban­donnait. Ce que Dieu nous promet donc, c’est une inef­fable douceur et un bien — comme le dit l’Écriture et comme nous vous l’avons rappelé bien souvent — «que l’œil n’a pas vus, que l’oreille n’a pas entendus, et qui ne sont pas montés au cœur de l’homme». Or, les travaux de cette vie temporelle nous exercent et les tentations de cette vie présente nous instruisent. Mais si vous ne voulez pas mourir de soif en ce désert, buvez la charité. C’est la source que le Seigneur a voulu y placer, pour que nous ne défaillions pas sur la route : et nous y boirons a grands traits quand nous serons arrivés dans la patrie.

On vient de vous lire l’Évangile. Pour ne parler que des paroles sur lesquelles s’est terminée la lecture, de quoi s’est-il agi sinon de la charité? En effet nous avons fait un pacte avec Dieu dans notre prière : si nous voulons qu’il nous remette nos péchés, remettons nous aussi les péchés commis contre nous. Il n’y a que la charité qui remette. Enlève du cœur la charité : c’est la haine qui l’occupe, il ne sait plus pardonner. Que la charité y soit, elle pardonne avec assurance, elle qui n’est pas à l’étroit.

Or, voyez si toute cette Épître, que nous avons entrepris de commenter devant vous, nous recommande autre chose que la seule charité. Et il ne faut pas craindre qu’à force d’en parler, nous la prenions en haine. Que pourrait-on aimer en effet, si l’on prenait en haine la charité? Cette charité qui fait que les autres choses sont aimées comme elles doivent l’être, comment faut-il l’aimer elle-même? Que donc cette réalité qui ne doit jamais quitter le cœur ne quitte pas non plus nos lèvres.





La révélation de la charité.

a) Dieu est charité.

Déjà vous, petits enfants, vous êtes de Dieu, et vous l’avez vaincu : qui, sinon l’Antichrist? Jean avait dit haut : «Quiconque divise Jésus-Christ et nie qu’il soit venu dans la chair n’est pas de Dieu ». Nous vous avons expliqué, si vous vous en souvenez, que tous ceux qui violent la charité nient que Jésus-Christ soit venu dans la chair. Car il n’y avait pas de raison que Jésus vînt, sinon la charité. Cette charité en effet qui nous est recommandée est celle que lui-même nous recommande dans l’Évangile : «Il n’y a pas de plus grande dilection que de donner sa vie pour ses amis.» Comment le Fils de Dieu pouvait-il donner sa vie pour nous, sinon en se revêtant d’une chair où il pût mourir? Donc quiconque viole la charité, quoi qu’il dise en paroles, nie par sa vie même que le Christ soit venu dans la chair : et, où qu’il soit, où qu’il entre, il est un Antichrist. Mais que dit Jean à ceux qui sont les citoyens de cette patrie vers laquelle nous soupirons? «Vous l’avez vaincu.» Et comment ont-ils vaincu? Parce que celui qui est en vous est plus grand que celui qui est dans le monde. Craignant qu’ils n’attribuent la victoire à leurs propres forces et ne soient vaincus par la suffisance de leur orgueil — tout homme en effet que le diable a rendu orgueilleux est par lui vaincu — et vou­lant qu’ils conservent l’humilité, que dit Jean? «Vous l’avez vaincu.» Tout homme qui entend ces paroles «vous l’avez vaincu» lève déjà la tête, se redresse, attend des louanges. Ne t’élève pas, vois qui a vaincu en toi. Pour­quoi as-tu vaincu? «Parce que celui qui est en vous est plus grand que celui qui est dans le monde.» Sois humble, porte ton Seigneur : sois la bête qui porte son cavalier. Il t’est bon qu’il te mène et qu’il te conduise. Car si tu ne l’avais pour cavalier, tu pourrais élever la tête, tu pourrais ruer; mais malheur à toi, si tu es sans guide, car cette liberté te livre aux bêtes pour être dévoré.

3. Eux, ils sont du monde. Qui? Les antichrists. Jean vous a déjà dit qui ils sont. Et si vous n’en êtes pas, vous les connaissez; mais quiconque en est, ne les connaît pas. Eux, ils sont du monde : voilà pourquoi ils parlent le lan­gage du monde, et le monde les écoute. Quels sont ceux qui parlent le langage du monde? Remarquez ceux qui parlent contre la charité. Vous avez entendu dire au Seigneur : «Si vous pardonnez aux hommes leurs péchés, votre Père céleste vous pardonnera aussi : mais si vous ne pardonnez pas, votre Père céleste ne vous pardonnera pas non plus vos péchés.» C’est parole de vérité : ou, si ce n’est pas parole de vérité, ose contredire Si tu es chré­tien et que tu crois au Christ, c’est lui qui dit : «Je suis la Vérité.» Cette parole est vraie, elle est sûre. Écoute maintenant les hommes qui parlent le langage du monde : Quoi! tu ne vas pas te venger, et celui-là ira se vanter de ce qu’il a fait? Allons! fais-lui sentir qu’il a affaire à un homme! Ce sont là propos quotidiens. Ils parlent le langage du monde ceux qui tiennent de tels propos : et le monde les écoute. Ne tiennent de tels propos que ceux qui aiment le monde; ne les écoutent que ceux qui aiment le monde. Or, celui qui aime le monde et ne se soucie pas de la charité, nie, vous le savez, que Jésus soit venu dans la chair. Est-ce ainsi qu’a agi le Seigneur venu dans la chair? Lorsqu’il était souffleté, a-t-il cherché à se venger? Suspendu à la Croix, n’a-t-il pas dit : «Père, pardonne — leur, car ils ne savent ce qu’ils font»? Si celui qui a la puissance ne fait aucune menace, qu’as-tu à menacer, qu’as-tu à t’emporter, toi qui es sous le pouvoir d’un autre? Lui, il est mort parce qu’il l’a voulu et il ne pro­férait pas de menace; toi, tu ne sais quand tu mourras, et tu profères des menaces?

4. Nous, nous sommes de Dieu. Voyons pourquoi, voyons s’il y a une autre raison que la charité. Nous, nous sommes de Dieu. Qui connaît Dieu nous écoute : qui n’est pas de Dieu ne nous écoute pas. C’est à quoi nous recon­naissons l’esprit de la vérité et l’esprit de l’erreur. Qui nous écoute en effet a l’esprit de la vérité; qui ne nous écoute pas a l’esprit de l’erreur. Voyons ce qu’il enseigne, et écoutons-le de préférence, lui qui enseigne dans l’esprit de la vérité : et non les antichrists, et non les amateurs du monde, et non le monde. Si nous sommes nés de Dieu, «petits enfants», poursuit Jean, voyez ce qu’il dit : «Nous, nous sommes de Dieu. Qui connaît Dieu nous écoute; qui n’est pas de Dieu ne nous écoute pas. C’est à quoi nous reconnaissons l’esprit de la vérité et l’esprit de l’er­reur.» Déjà nous sommes attentifs : car qui connaît Dieu, l’écoute; qui ne connaît pas Dieu, ne l’écoute pas : voilà ce qui discerne l’esprit de la vérité et l’esprit de l’erreur. Voyons donc ce qu’il va nous enseigner, la leçon que nous devons recueillir : Bien-aimés, aimons-nous les uns les autres. Pourquoi? Parce qu’un homme nous le dit? Non, parce que la dilection est de Dieu. C’est (déjà) un bel éloge de la dilection de dire «qu’elle est de Dieu» : il va dire plus, écoutons-le avec attention. Il vient de dire : La dilec­tion est de Dieu; il ajoute : Et quiconque aime est né de Dieu et connaît Dieu. Qui n’aime pas n’a pas connu Dieu. Pourquoi? Parce que Dieu est dilection. Que pouvait-il dire de plus, mes frères? Si l’on ne trouvait pas un mot à la louange de la dilection à travers toutes les pages de cette Épître, pas le moindre mot à travers toutes les autres pages de l’Écriture, et que nous n’ayons que cette seule parole entendue de la bouche de l’Esprit-Saint : que «Dieu est dilection», nous ne devrions rien demander de plus.

5. Vous voyez maintenant qu’agir contre la dilection, c’est agir contre Dieu. Que personne n’aille dire : C’est contre un homme que je pèche quand je n’aime pas mon frère. Remarquez-le : pécher contre un homme est chose légère; contre Dieu seul puissé-je ne pas pécher! — Com­ment ne pécherais-tu pas contre Dieu, quand tu pèches contre la dilection? «Dieu est dilection.» Est-ce nous qui le disons? Si c’était nous qui disions «Dieu est dilection», peut-être l’un de vous se scandaliserait-il et dirait-il : Qu’est-ce qu’il dit, qu’est-ce qu’il veut dire, quand il pré­tend que « Dieu est dilection»? Dieu nous a donné la dilection, Dieu nous a fait don de la dilection. «La dilec­tion est de Dieu : Dieu est dilection.» C’est là parole de Dieu, mes frères. Cette Épître est canonique; elle est lue parmi tous les peuples; elle a autorité dans le monde entier; elle a édifié le monde entier. Tu entends l’Esprit de Dieu te dire ici : «Dieu est dilection.» Désormais, si tu l’oses, agis contre Dieu et refuse d’aimer ton frère.

6. Mais comment concilier ce qui est dit plus haut «La dilection est de Dieu», avec ce qui est dit maintenant : «Dieu est dilection»? Dieu est en effet Père, Fils et Saint-Esprit : le Fils, Dieu de dieu; le Saint-Esprit, Dieu de dieu; et eux trois ne sont qu’un seul Dieu, non trois dieux. Si le Fils est Dieu, si l’Esprit-Saint est Dieu, et si celui-là aime en qui habite le Saint-Esprit, c’est donc que la dilection est Dieu, mais Dieu qui vient de Dieu. Tu trouves dans l’Épître les deux formules : d’une part «la dilection est de Dieu», d’autre part «la dilection est Dieu ». Du Père seul l’Écriture ne saurait dire qu’il est de Dieu. Quand donc tu entends «qui est de Dieu», il s’agit du Fils ou de l’Esprit-Saint. Mais parce que l’Apôtre nous dit : «La charité de Dieu a été répandue dans nos cœurs par l’Esprit-Saint qui nous a été donné», nous devons comprendre que la dilection, c’est l’Esprit-Saint. C’est lui, l’Esprit-Saint, que ne peuvent recevoir les méchants; c’est lui, la source dont parle l’Écriture : «Que ta source d’eau t’appartienne en propre, et qu’aucun étranger n’y ait part avec toi.» Tous ceux qui n’aiment pas Dieu sont des étrangers, sont des antichrists. Ils ont beau entrer dans les églises, ils ne peuvent être comptés au nombre des fils de Dieu; cette source de vie ne leur appartient pas. Avoir le Baptême, le mauvais le peut lui aussi! avoir le don de prophétie, le mauvais le peut lui aussi. Nous voyons que le roi Saul eut le don de prophétie : il persécutait David innocent, et il fut rempli de l’esprit de prophétie et commença à prophétiser. Recevoir le Sacrement du corps et du sang du Seigneur, le mauvais le peut lui aussi, car c’est de tels hommes qu’il est dit : « Celui qui mange et boit indignement, mange et boit sa condamnation » Porter le nom du Christ, le mauvais le peut lui aussi; autrement dit, être appelé chrétien, le mauvais le peut lui aussi : c’est de ceux-là qu’il est dit qu’ils déshonoraient le nom de Dieu. Donc avoir part à tous ces mystères, le mauvais le peut lui aussi; mais avoir la charité et être mauvais, cela ne se peut. C’est là le don propre, la source réservée. L’Esprit de Dieu vous invite à y boire; l’Esprit de Dieu vous invite à le boire, lui

b) L’Incarnation signe de la charité de Dieu pour nous.

7. En cela sest manifestée la dilection de Dieu pour nous. Voilà qui nous invite à aimer Dieu. Pourrions-nous l’aimer, s’il ne nous avait aimés le premier? Si nous étions paresseux à l’aimer, ne soyons pas paresseux à lui rendre amour pour amour. Il nous a aimés le premier; mais pour nous il n’en va pas de même. Il nous a aimés pécheurs, mais il a effacé le péché; il nous a aimés pécheurs, mais il ne nous a pas rassemblés pour que nous commettions le péché. Il nous a aimés malades, mais il est venu parmi nous pour nous guérir. Dieu est donc dilection. En cela s’est manifestée la dilection de Dieu pour nous, qu’il a envoyé son Fils unique dans le monde, pour que nous vivions par lui. C’est le Seigneur lui-même qui le dit : «Il n’y a pas de plus grande dilection que de donner sa vie pour ses amis»; et voici maintenant la preuve de cette dilection du Christ pour nous : il est mort pour nous. Et la dilection du Père, quelle preuve en avons-nous? Celle-ci : que, pour nous, il a envoyé son Fils unique à la mort : l’apôtre Paul nous le dit à son tour : «Lui qui n’a pas épargné son propre Fils, mais l’a livré pour nous tous, comment avec lui ne nous aurait-il pas tout donné?» Voici le Christ livré par le Père, livré par Judas : le geste n’est-il pas apparem­ment le même? Judas est un traître; alors Dieu le Père aussi est un traître? Loin de nous cette pensée, dis-tu! Mais ce n’est pas moi qui le dis, c’est l’Apôtre : « Lui qui n’a pas épargné son propre Fils, mais l’a livré pour nous tous.» Le Père l’a livré, et lui s’est livré! Ce même Apôtre le dit : « Il m’a aimé et s’est livré pour moi.» Si le Père a livré le Fils, et si le Fils s’est livré lui-même, Judas, qu’a-t-il fait? Acte de livrer de la part du Père, acte de livrer de la part du Fils, acte de livrer de la part de Judas : il y a là un seul et même acte. Mais qu’est-ce qui distingue le Père livrant son Fils, le Fils se livrant lui-même, Judas le disciple livrant son Maître? Ceci : ce que le Père et le Fils ont fait par charité, Judas l’a fait par trahison. Vous voyez qu’il faut considérer non ce que fait l’homme, mais dans quel esprit et quelle intention il le fait. Dans une même action, nous voyons Dieu le Père faire ce que fait Judas : nous bénissons le Père, nous maudissons Judas. Pourquoi bénir le Père, maudire Judas? Nous bénissons la charité, nous maudissons l’iniquité. De quels biens le genre humain n’est-il pas redevable au Christ livré à la mort? Est-ce là ce que Judas avait en vue en le livrant? Dieu avait en vue notre salut en nous rachetant; Judas avait en vue l’argent en vendant son maître. Le Fils lui — même avait en vue le prix qu’il donnerait pour nous; Judas avait en vue le prix qu’il recevrait en le vendant. La diversité de l’intention fait la diversité des actes. Un seul et même fait : mais si nous le mesurons à la diversité des intentions, nous trouvons matière à aimer, matière à condamner; matière à glorifier, matière à détester. Tant vaut la charité! Voyez que seule elle discerne, que seule elle distingue la valeur des actions humaines.

8. Nous venons de parler d’actes semblables. Lorsqu’il s’agit d’actes différents, nous voyons qu’un homme peut sévir par charité, cajoler par méchanceté. Un père bat son enfant, un marchand d’esclaves cajole son esclave. Si tu donnes à choisir entre les deux choses, les coups et les cajoleries, qui ne choisira les cajoleries et ne fuira les coups? Si tu regardes aux personnes, la charité frappe, la perversité cajole. Voyez ce que nous mettons en relief : ce qui distingue les actes des hommes, c’est la charité qui est à la racine. Bien des choses peuvent avoir l’apparence du bien, qui ne procèdent pas, à la racine, de la charité. Les épines aussi ont des fleurs : il y a des actes qui paraissent durs, qui paraissent cruels; mais ils visent à corriger, inspirés par la charité. Une fois pour toutes t’est donc donné ce court précepte : Aime et fais ce que tu veux; si tu te tais, tais-toi par amour; si tu parles, parle par amour; si tu corriges, corrige par amour; si tu pardonnes, pardonne par amour; aie au fond du cœur la racine de l’amour : de cette racine il ne peut rien sortir que de bon.

9. En cela consiste la dilection. En cela sest manifestée la dilection de Dieu pour nous, que Dieu a envoyé son Fils unique en ce monde, afin que nous vivions par lui. En cela consiste sa dilection : ce nest pas nous qui l’avons aimé, mais cest lui qui nous a aimés. Ce n’est pas nous qui l’avons aimé les premiers : car il nous a aimés pour que nous l’aimions. Et il a envoyé son Fils en victime de propi­tiation pour nos péchés : en victime de propitiation, en sacrificateur. Il l’a sacrifié pour nos péchés. Où a-t-il trouvé l’hostie? où a-t-il trouvé la victime pure qu’il voulait offrir? Il n’en a pas trouvé d’autres, il s’est offert lui-même. Bien-aimés, si Dieu nous a tant aimés, nous devons nous aussi nous aimer les uns les autres. «Pierre, dit-il, m’aimes-tu?» et Pierre répondit : «  Je t’aime — Pais mes brebis.»

10. Personne n’a jamais vu Dieu. Dieu est une réalité invisible : ce n’est pas avec les yeux, mais avec le cœur qu’il faut le chercher. Mais de même que, pour voir notre soleil, nous purifions l’œil du corps, grâce à quoi nous pouvons voir la lumière; de même, si nous voulons voir Dieu, purifions l’œil qui nous permet de le voir. Où est cet œil? Écoute l’Évangile : «Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu». Mais que nul ne se fie au plaisir des yeux pour se faire une idée de Dieu. Car, ou bien il se représente une forme immense, une grandeur infinie qu’il étale à travers l’espace, comme cette lumière que voient nos yeux, et qu’il déploie, aussi loin qu’il le peut, à travers l’étendue; ou bien il se le représente sous les traits d’un vieillard à l’aspect vénérable. Ne t’imagine rien de la sorte. Si tu veux voir Dieu, tu as de quoi t’en faire une idée : «Dieu est dilection.» Quel visage a la dilection? quelle forme a-t-elle? Quelle stature? Quels pieds? Quelles mains? personne ne peut le dire. Elle a pourtant des pieds, car ils mènent à l’église; elle a des mains, car elles donnent aux pauvres; elle a des yeux, car ils lui per­mettent de prendre souci de l’indigent : «Bienheureux, est-il dit, celui qui prend souci du pauvre et de l’indi­gent»; elle a des oreilles, dont le Seigneur dit : « Que celui qui a des oreilles pour entendre, entende.» Ce ne sont pas là des membres découpés dans l’espace : non, celui qui a la charité voit tout en même temps par la pensée. Habite en elle, et elle habitera en toi; demeure en elle, et elle demeurera en toi.

Mais quoi! mes frères, qui aime ce qu’il ne voit pas? Pourquoi, lorsqu’on loue la charité, vous dresser, accla­mer, louer? Que vous ai-je fait voir? vous ai-je présenté des couleurs? vous ai-je proposé or et argent? ai-je dé­terré les joyaux d’un trésor? ai-je mis sous vos yeux quelque chose de tel? mon visage a-t-il changé tandis que je vous parlais? Je garde ce visage de chair, j’ai le même aspect que j’avais en entrant; vous avez le même aspect que vous aviez en venant ici. On loue la charité, et vous poussez des acclamations. Pourtant vous ne voyez rien. Mais si vous trouvez plaisir à la louer, trouvez égale­ment plaisir à la garder dans le cœur. Soyez attentifs à ce que je vais dire, mes frères : je vous exhorte, autant que Dieu m’en fait la grâce, à rechercher un grand trésor. Supposons qu’on nous montre un petit vase d’or ciselé, d’une facture parfaite, capable de charmer vos yeux, de capter la complaisance de votre cœur, séduit que vous êtes par le travail de l’artiste, le poids de la matière, l’éclat du métal; chacun de vous ne dirait-il pas : «Oh! si je possédais ce vase!» Et vous le diriez en vain, car ce vase ne serait pas à vous. Ou si quelqu’un désirait se le procurer, il songerait à le dérober dans la demeure d’autrui. Mais on loue devant vous la charité : si vous le voulez, elle est à vous, vous la possédez. Nul besoin de recourir au vol, nul besoin de l’acheter : elle ne coûte rien. Prenez-la, embrassez-la : il n’y a rien de plus doux. Si telle elle est, quand on en parle, quelle est-elle, quand on la possède!

11. Si jamais vous voulez conserver la charité, mes frères, gardez-vous par-dessus tout de croire qu’elle est — languissante et oisive, et qu’on la conserve par une sorte de mansuétude, — que dis-je mansuétude, disons plutôt indolence et mollesse. Ce n’est pas ainsi qu’on la conserve.

Ne te figure pas que tu aimes ton serviteur, quand tu ne le frappes pas; que tu aimes ton fils, quand tu ne le châties pas; que tu aimes ton voisin, quand tu ne le reprends pas : ce n’est pas là charité, mais tiédeur. Que la charité soit fervente à corriger, à reprendre! Si la vie est pure, réjouis-toi; si elle est mauvaise, reprends, corrige. Ne va pas, dans l’homme, aimer l’erreur, mais l’homme; car l’homme, c’est l’œuvre de Dieu; l’erreur, c’est l’œuvre de l’homme. Aime l’œuvre de Dieu, non l’œuvre de l’homme. Aimer celle-ci, c’est détruire celle-là; chérir celle-là, c’est purifier celle-ci. Mais, même s’il t’arrive de sévir, que ce soit par amour du mieux.

Voilà pourquoi la charité est signifiée par la colombe, qui vint au-dessus du Seigneur. C’est sous cette forme de colombe qu’est venu l’Esprit-Saint pour verser en nous la charité. Pourquoi cela? La colombe n’a pas de fiel : pourtant elle lutte à coup de bec et de plumes pour dé­fendre son nid, elle frappe sans amertume. Cela, le père le fait aussi : quand il châtie son fils, il le châtie pour son bien. Comme je l’ai dit, le trafiquant, pour vendre, cajole avec amertume; le père, pour corriger, châtie sans fiel. Tels devez-vous être pour tous. Voici, mes frères, une grande leçon, une grande règle. Chacun de vous a des enfants ou désire en avoir; ou s’il a décidé à ne pas avoir d’enfants selon la chair, du moins désire-t-il en avoir selon l’esprit. Or, quel est celui qui ne corrige pas son fils? Quel est le fils que son père ne châtie pas? Sans doute, il semble sévir. L’amour sévit, la charité sévit : elle sévit en quelque sorte sans fiel, à la façon de la colombe, non du corbeau.

Cela m’amène à vous dire, mes frères, que ceux-là violent la charité qui ont fait schisme : de même qu’ils haïssent la charité, de même ils haïssent également la colombe. Mais la colombe les a convaincus de leur faute : elle vient du ciel, les cieux se sont ouverts, et elle demeure sur la tête du Seigneur. Pourquoi cela? Pour nous dire : «C’est lui qui baptise.» Retirez-vous, voleurs; retirez — vous, envahisseurs du domaine du Christ. En vos domaines où vous prétendez exercer votre domination, vous avez osé afficher vos titres de propriété! Mais lui connaît ses titres; il revendique son bien; il ne détruit pas les titres, mais il entre et prend possession. Ainsi, quand un homme revient à l’Église catholique, son Baptême n’est pas aboli, de crainte que ne soit aboli le titre de possession de son Roi. Mais que fait-on dans l’Église catholique? On reconnaît le titre; le possesseur légitime entre sous ses propres titres, là où le ravisseur entrait sous des titres étrangers.





TRAITÉ VIII. La charité demeure toujours.

1. Charité, mot bien doux, réalité plus douce encore. Nous ne pouvons en parler toujours : car nous avons beau­coup à faire et nos diverses occupations nous écartèlent, de sorte que notre langue n’a pas toujours loisir de parler de la dilection; pourtant elle ne saurait mieux faire. Mais si nous ne pouvons en parler toujours, nous pouvons en vivre toujours. De même, en ce moment, nous chantons l’Alleluia : pouvons-nous toujours le faire? C’est à peine si ce chant de l’Alleluia dure, non pas une heure pleine, mais quelques minutes : et nous passons à autre chose. Or, alléluia, vous le savez, signifie «Louez Dieu». Louer Dieu en paroles, on ne le peut toujours; le louer par sa vie, on le peut toujours. Les œuvres de miséricorde, les sentiments de charité, une piété sainte, une chasteté incorruptible, une tempérance qui garde la mesure, ce sont là vertus auxquelles nous devons toujours être fidèles. En public comme en privé, devant les hommes comme en notre chambre, qu’on parle ou se taise, qu’on soit occupé ou de loisir, ce sont vertus auxquelles nous devons toujours être fidèles : car toutes ces vertus que je viens d’énumérer sont intérieures. Qui d’ailleurs suffi­rait à les énumérer toutes? Elles sont comme l’armée d’un général qui siège à l’intérieur de ton âme. De même qu’un général agit comme il lui plaît, de même le Seigneur Jésus-Christ, dès qu’il commence à habiter dans ton homme intérieur, c’est-à-dire dans ton âme, par la foi, se sert de tes vertus comme de serviteurs. Ces vertus sont invisibles aux yeux : et pourtant quand on en parle, on les loue; on ne les louerait pas, si on ne les aimait, et on ne les aimerait pas, si on ne les voyait; puisque, de toute évidence, on ne les aimerait pas, si on ne les voyait, c’est qu’on les voit à l’aide d’un autre œil, je veux dire le regard intérieur du cœur. Par ces vertus invisibles sont mues nos membres visibles : nos pieds pour marcher, mais où? Où les meut la volonté bonne qui milite sous les ordres d’un bon général; nos mains pour faire, mais quoi? ce que commandera la charité qui est insufflée au-dedans par l’Esprit-Saint. On voit donc nos membres, quand ils se meuvent; celui qui commande au-dedans, on ne le voit pas. Et qui commande au-dedans? Il n’y a guère à le savoir que celui qui donne les ordres et celui qui, au-dedans, les reçoit.

2. Car, mes frères, vous venez de l’entendre, quand on vous a lu l’Évangile, si du moins vous y avez prêté non seulement l’oreille de votre corps, mais aussi l’oreille de votre cœur. Que dit-il? « Gardez-vous de faire vos bonnes œuvres devant les hommes pour être vus d’eux.» A-t-il voulu dire que, quelque bien que nous fassions, nous devions nous cacher aux yeux des hommes et craindre d’en être vus? Si tu crains les spectateurs, tu n’auras pas d’imitateurs : il faut donc qu’on te voie. Mais tu ne dois pas agir pour qu’on te voie. Là ne doit pas être la fin de ta joie, le terme de ton bonheur, comme si tu esti­mais avoir obtenu tout le fruit de ta bonne action, quand on t’aura vu et loué. Cela, c’est néant. Méprise-toi, quand on te loue : que celui-là soit loué en toi, qui agit par toi. Le bien que tu fais ne le fait donc pas pour ta propre gloire, mais pour la gloire de celui qui te donne de bien faire. De toi-même, tu n’as que le pouvoir de mal faire : c’est de Dieu que tu tiens le pouvoir de bien faire. Voyez au contraire comment les hommes pervers pensent à rebours. Ce qu’ils font de bien, ils prétendent se l’attri­buer; s’ils font le mal, ils prétendent en faire grief à Dieu. Retourne ce je ne sais quoi de perverti et d’inversé qui met les choses, en quelque sorte, sens dessus dessous : ce qui est dessus, mets-le dessous; ce qui est dessous, dessus. Tu prétends mettre Dieu en dessous, et toi en dessus? Loin de t’élever, tu vas à ta chute : car il est toujours au-dessus. Quoi donc? À toi le bien, à Dieu le mal? Dis bien plutôt, si tu veux dire vrai : A moi le mal, à lui le bien : et quand je fais bien, c’est à lui que je dois de bien faire; car tout ce que je fais de moi-même est mal. Cet aveu affermit le cœur, et jette le fondement de la dilection. Car si nous devions cacher nos œuvres bonnes, de peur d’être vus des hommes, que devient le précepte que donne le Seigneur dans le Sermon sur la montagne, quelques lignes avant le texte que je viens de citer : «Que vos bonnes œuvres brillent devant les hommes»? Et il ne s’arrête pas là, il ne s’en tient pas là, il ajoute : «Et qu’ils glorifient votre Père qui est dans les cieux.» Et l’Apôtre, que dit-il? «Les traits de mon visage étaient inconnus des Églises de Judée qui sont dans le Christ : on y entendait seulement dire que le persécuteur de naguère annonçait maintenant la foi qu’alors il voulait détruire; et elles glorifiaient Dieu à mon sujet.» Vous voyez que Paul, lui aussi, en se faisant connaître, n’a pas en vue sa propre gloire, mais la gloire de Dieu. Quant à ce qui lui appartient en propre, c’est d’être un dévasta­teur de l’Église, un persécuteur plein d’envie et de malice, il l’avoue, ce n’est pas nous qui l’incriminons. Paul aime que nous rappelions ses péchés, pour que soit glorifié celui qui a guéri une telle maladie. La main du médecin a taillé à vif dans la grandeur du mal, et l’a guéri. Cette voix venue du ciel a terrassé le persécuteur et a fait surgir le prédicateur : elle a tué Saul et vivifié Paul. Saul en effet était le persécuteur d’un homme innocent : c’est le nom que portait l’Apôtre, quand il persécutait les chré­tiens. Dans la suite, de Saul il devint Paul. Que signifie «Paul»? Cela signifie «petit». Quand donc il était Saul, il était orgueilleux, arrogant; quand il devient Paul, il est humble, petit. Ne disons-nous pas : je te verrai sous peu (paulo), c’est-à-dire dans un petit (modicum) mo­ment? Entendez-le dire qu’il est devenu petit : «Pour moi, je suis le plus petit des Apôtres »; et dans un autre passage : « À moi, le plus petit d’entre les saints.» Ainsi, il était parmi les Apôtres comme la frange du vêtement; mais l’Église des Nations, semblable à la femme qui avait un flux de sang, l’a touché et elle a été guérie.

3. Voilà donc, frères, ce que je vous ai dit, ce que je vous dis, ce que, si je le pouvais, je ne cesserais de vous dire. Que vos œuvres soient tantôt ceci, tantôt cela, selon le temps, l’heure, le jour. Peut-on toujours parler? Tou­jours se taire? Toujours refaire ses forces? Toujours jeûner? Toujours donner du pain à l’indigent? Toujours vêtir celui qui est nu? Toujours visiter les malades? Tou­jours faire cesser les brouilles? Toujours ensevelir les morts? Tantôt ceci, tantôt cela. Ces actions commencent et finissent : mais le principe qui les commande, ni ne commence, ni ne doit finir. Que la charité intérieure n’ait pas de cesse; que les œuvres de charité soient accomplies à leur heure. «Que la charité fraternelle demeure» donc, comme il est écrit.

L’amour des ennemis

a) Difficulté d’exégèse.

4. Peut-être certains d’entre vous se demanderont-ils pourquoi, depuis que nous vous commentons cette Épître de saint Jean, le seul point sur lequel il ait insisté soit la charité fraternelle. Il parle de «celui qui aime son frère», du «commandement qui nous est donné de nous aimer les uns les autres». Il n’a cessé de parler de la charité fraternelle; mais l’amour de Dieu, c’est-à-dire l’amour (caritas) que nous devons avoir pour Dieu, il n’en parle pas de façon aussi continue : pourtant il ne le passe pas tout à fait sous silence. Quant à la dilection des enne­mis, il n’en dit à peu près rien tout au long de l’Épître.

Alors qu’avec tant de force il nous prêche et nous recom­mande la charité, il ne nous dit pas d’aimer nos ennemis; mais il nous dit d’aimer nos frères. Or, nous venons d’en­tendre dans la lecture de l’Évangile : «Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense méritez-vous? Les publicains eux-mêmes n’en font-ils pas autant?» Com­ment donc l’apôtre Jean peut-il nous recommander comme un point de haute perfection la dilection frater­nelle, alors que le Seigneur nous dit qu’il ne nous suffit pas d’aimer nos frères, mais que nous devons étendre cette dilection même jusqu’à nos ennemis? Celui qui va jusqu’à aimer ses ennemis ne saute pas par-dessus ses frères. Il en est comme du feu, qui commence nécessai­rement par gagner ce qui est tout proche pour s’étendre au loin. Ton frère t’est plus proche que n’importe quel homme. À son tour, un homme que tu ne connais pas, mais qui ne t’est pas hostile, te touche de plus près qu’un ennemi qui, lui, t’est hostile. Étends ta dilection à tes proches, mais n’appelle pas cela «étendre». Car c’est presque toi que tu aimes en aimant ceux qui te touchent de près. Étends-la aux inconnus qui ne t’ont fait aucun mal. Va encore au-delà : jusqu’à aimer tes ennemis. Cet amour, il n’est pas douteux que le Seigneur le commande. Pourquoi dès lors Jean n’a-t-il pas parlé de la dilection des ennemis?

b) Acheminement vers la solution.

5. Toute dilection, même celle qu’on appelle char­nelle, et qui d’habitude s’appelle amour et non dilection (d’habitude le mot «dilection» se dit plutôt des senti­ments spirituels, s’entend plutôt des sentiments spiri­tuels); néanmoins toute dilection, mes bien chers frères, suppose une certaine bienveillance à l’égard de ceux qu’on aime. En effet, nous ne devons pas chérir (diligere) les hommes — nous pouvons dire chérir (diligere) ou aimer (amare), car c’est le mot «aimer» dont s’est servi le Seigneur, lorsqu’il demanda : «Pierre, m’aimes-tu?» —, nous ne devons donc pas aimer les hommesà la façon dont nous entendons dire aux gourmands : j’aime les grives. — Pourquoi? demandes-tu. — Pour les tuer et les manger. Il dit qu’il les aime, mais il les aime pour qu’elles ne soient plus, il les aime pour qu’elles cessent d’être. Et tout ce que nous aimons en vue de nous en nourrir, nous l’aimons en vue de le détruire et de nous refaire. Serait-ce ainsi qu’il faut aimer les hommes, en vue de les détruire? Il y a un amour, un amour de bien­veillance, qui nous porte, si besoin est, à donner à ceux que nous aimons. Et s’il n’y a pas lieu de donner? La seule bienveillance suffit à celui qui aime.

Nous ne devons pas en effet souhaiter qu’il y ait des malheureux, pour avoir l’occasion d’accomplir des œuvres de miséricorde. Tu donnes du pain à qui a faim : mais mieux vaudrait que nul n’ait faim et que tu n’aies per­sonne à qui donner! Tu vêts qui est nu : plût au ciel que tous fussent vêtus et que cette nécessité ne se fît pas sentir! Tu ensevelis un mort : plaise au ciel que vienne enfin cette vie où personne ne meure! Tu apaises des diffé­rends : plaise au ciel qu’un jour règne cette paix de l’éter­nelle Jérusalem, où nul n’est en désaccord! Tous ces ser­vices, en effet, répondent à des nécessités. Supprime les malheureux : les œuvres de miséricorde cesseront. Les œuvres de miséricorde cesseront, est-ce à dire que l’ardeur de la charité s’éteindra? Plus authentique est l’amour que tu portes à un homme heureux, qui n’a que faire de tes dons; plus pur sera cet amour, et bien plus sincère. Car, en rendant service à un malheureux, peut-être désires — tu t’élever en face de lui, et veux-tu qu’il soit ton obligé, lui qui est à l’origine de ton bienfait. Il était dans le besoin, tu lui as donné une part de ton bien : parce que toi tu donnes, tu semblés supérieur à celui à qui tu donnes. Souhaite qu’il soit ton égal : en sorte que vous soyez l’un et l’autre sous la dépendance de celui auquel on ne peut rien donner.

6. C’est en cela que l’âme orgueilleuse a dépassé la mesure et, en quelque sorte, est devenue avare : car «l’avarice est la racine de tous les maux». Il est dit encore : «L’orgueil est le commencement de tout péché». Nous nous demandons parfois comment concilier ces deux phrases : «L’avarice est la racine de tous les maux» et «L’orgueil est le commencement de tout péché.» Si le commencement de tout péché est l’orgueil, la racine de tous les maux est l’orgueil. La racine de tous les maux est certainement l’avarice : nous trouvons l’avarice jusque dans l’orgueil; l’homme en effet dépasse la mesure. Qu’est-ce qu’être avare? C’est aller au-delà de ce qui suffit. Adam est tombé par orgueil : «Le commencement de tout péché est l’orgueil», est-il dit. Est-ce aussi par avarice? Quoi de plus avare que celui à qui Dieu n’a pu suffire? Nous lisons, mes frères, comment l’homme a été fait à l’image et à la ressemblance de Dieu; et que dit Dieu de cet homme? «Qu’il ait pouvoir sur les pois­sons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur toutes les bêtes qui rampent sur la terre 2.» Dieu a-t-il dit : Que l’homme ait pouvoir sur l’homme? Il dit : «Qu’il ait pouvoir…», pouvoir conforme à sa nature. Pouvoir sur qui? « … sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tous les reptiles qui rampent sur la terre.» Pourquoi ce pouvoir naturel de l’homme sur ces bêtes? Parce que l’homme a pouvoir du fait qu’il est créé à l’image de Dieu. Or, en quoi l’homme est-il créé à l’image de Dieu? En son intelligence, en son esprit, dans l’homme inté­rieur; en ce qu’il comprend la vérité, juge du juste et de l’injuste, sait par qui il a été fait, peut connaître son créateur, louer son créateur. Il possède cette intelligence, qui possède la sagesse. Voilà pourquoi, étant donné que nombre d’hommes ont effacé en eux l’image de Dieu par leurs mauvais désirs et éteint en quelque façon la flamme même de l’intelligence par la dépravation de leurs mœurs, l’Écriture leur criait : «Ne devenez pas semblables au cheval et au mulet sans intelligence.» C’est-à-dire : je t’ai placé au-dessus du cheval et du mulet, je t’ai fait à mon image, je t’ai donné pouvoir sur ces animaux. Pour­quoi? Parce que les bêtes n’ont pas d’âme raisonnable; mais toi, grâce à l’âme raisonnable, tu saisis la vérité, tu comprends ce qui est au-dessus de toi : soumets-toi à celui qui est au-dessus de toi, et ceux au-dessus desquels tu es placé seront au-dessous de toi. Mais parce que, par le péché, l’homme a abandonné celui sous lequel il devait être, il a été soumis à ceux au-dessus desquels il devait être.

7. Remarquez bien cette hiérarchie : Dieu, l’homme, les animaux. C’est-à-dire : au-dessus de toi, Dieu; au-dessous de toi, les animaux. Reconnais celui qui est au-dessus de toi, afin que te reconnaissent ceux qui sont au-dessous de toi. Daniel avait reconnu que Dieu était au-dessus de lui, aussi les lions reconnurent-ils qu’il était au-dessus d’eux. Si tu ne reconnais pas celui qui est au-dessus de toi, tu méprises celui qui t’est supérieur, tu es soumis à celui qui t’est inférieur. Ainsi, comment l’orgueil des Égyptiens a-t-il été dompté? Par des grenouilles et des mouches. Dieu aurait pu aussi bien envoyer des lions, mais un homme, même valeureux, peut avoir peur d’un lion. Plus ils étaient orgueilleux, plus Dieu s’est servi de choses méprisables et viles pour briser leur nuque rebelle. Mais les lions ont reconnu Daniel, parce qu’il était soumis à Dieu.

Mais alors? Les martyrs qui ont combattu contre les bêtes et qui ont été déchirés par leurs dents, n’étaient-ils pas soumis à Dieu? Ou encore, dira-t-on que les trois hommes (dans la fournaise) étaient des serviteurs de Dieu, et que les Macchabées ne l’étaient point? Le feu reconnut des serviteurs de Dieu en ces trois hommes, qu’il ne toucha pas, dont il ne détruisit pas les vêtements ; et il n’aurait pas reconnu les Macchabées? Il reconnut les Macchabées; il les reconnut, mes frères, eux aussi. Mais il fallait une épreuve, permise par le Seigneur, qui dit dans l’Écriture : «Il éprouve celui qu’il reçoit au nombre de ses fils». Croyez-vous donc, mes frères, que le fer aurait transpercé la poitrine du Seigneur, si lui-même ne l’avait permis; ou qu’il eût été attaché au bois, si lui-même ne l’avait voulu? Est-ce que ses propres créatures ne le reconnurent pas? N’est-ce pas plutôt qu’il a voulu proposer un exemple de patience à ses fidèles? Ainsi donc, il en est que Dieu a délivrés visiblement et d’autres qu’il n’a pas délivrés visiblement : mais tous il les a délivrés spirituellement; spirituellement, il n’a abandonné per­sonne. Visiblement, il a semblé abandonner les uns, il a semblé sauver les autres. Il a sauvé les uns, pour qu’on ne pense pas qu’il n’est pas en son pouvoir de sauver.

Il a donné la preuve qu’il le pouvait, afin que, lorsqu’il ne l’a pas fait, tu perçoives, une volonté cachée, tu ne supposes pas que Dieu est tenu en échec. Mais quoi, mes frères? Lorsque nous aurons échappé à tous les pièges de cette vie mortelle, lorsque sera passé le temps de la ten­tation, lorsque le fleuve de ce monde se sera écoulé et que nous aurons recouvré cette robe première, cette im­mortalité que nous avons perdue par le péché; lorsque ce corps corruptible aura revêtu l’incorruptibilité, autre­ment dit, lorsque cette chair aura revêtu l’incorruptibilité et que ce corps mortel aura revêtu l’immortalité; alors toute créature reconnaîtra en nous de parfaits fils de Dieu, là où tentations et épreuves n’auront que faire : toutes choses nous seront soumises, si, ici-bas, nous nous sommes soumis à Dieu.

8. Tel doit donc être le chrétien qu’il ne se glorifie pas au-dessus des autres hommes. Dieu t’a donné en effet d’être au-dessus des bêtes, c’est-à-dire d’être supérieur aux bêtes. C’est là don naturel : toujours tu seras supé­rieur à la bête. Mais si tu prétends être supérieur à un autre homme, tu lui porteras envie quand tu le verras ton égal. Tu dois vouloir que tous les hommes soient tes égaux; et si tu l’emportes sur quelqu’un en sagesse, tu dois souhaiter que lui aussi devienne sage. Tant qu’il est en retard, il est à ton école; tant qu’il est ignorant, il a besoin de toi; toi, tu semblés le maître, lui, le disciple; tu lui es donc supérieur, puisque tu es son maître; lui, t’est inférieur, puisqu’il est ton disciple. Si tu ne sou­haites l’avoir pour égal, c’est que tu veux toujours l’avoir pour disciple. Or, si tu veux toujours l’avoir pour dis­ciple, tu seras un maître envieux. Si tu es un maître envieux, comment seras-tu un maître? Je t’en prie, ne va pas lui enseigner ta propre envie. Écoute les paroles de l’Apôtre qui sortent des entrailles de la charité : «Je vou­drais que tous les hommes fussent comme moi.» Com­ment pouvait-il vouloir que tous lui fussent égaux? Il était supérieur à tous, justement parce que la charité lui faisait souhaiter que tous lui fussent égaux. L’homme donc a dépassé la mesure : par un excès d’avarice, il a voulu être au-dessus des hommes, lui qui a été créé au — dessus des bêtes : et cela, c’est l’orgueil.

9. Voyez quelles grandes choses fait l’orgueil. Consi­dérez en votre cœur à quel point elles ressemblent, presque à s’y méprendre, à celles que fait la charité. La charité nourrit l’affamé, l’orgueil le nourrit aussi : la cha­rité, pour la gloire de Dieu, l’orgueil, pour sa propre gloire. La charité vêt celui qui est nu, l’orgueil aussi le vêt; la charité jeûne, l’orgueil aussi jeûne; la charité enterre les morts, l’orgueil aussi les enterre. Toutes les bonnes œuvres que veut faire et fait la charité, les menées de l’orgueil les font à l’opposé, et comme à grand équi­page. Mais la charité est intérieure : elle ne donne pas prise aux menées de l’orgueil, encore plus mal mené que mal menant. Malheur à l’homme qui a pour cocher l’or­gueil : il va nécessairement à l’abîme.

Mais comment savoir si les actions bonnes ne sont pas dues aux menées de l’orgueil? Comment le voir? Où en est le signe? Nous voyons les œuvres : la miséricorde nourrit, l’orgueil aussi nourrit; la miséricorde exerce l’hospitalité, l’orgueil exerce aussi l’hospitalité; la misé­ricorde intercède pour le pauvre, l’orgueil aussi intercède. Alors? Les œuvres ne permettent pas de faire le discerne­ment. J’irai jusqu’à dire — mais ce n’est pas moi qui le dis, c’est Paul — : la charité fait mourir, je veux dire que l’homme qui a la charité confesse le nom du Christ et va au martyre : l’orgueil aussi confesse, va aussi au martyre. Celui-ci a la charité, celui-là n’a pas la charité. Mais qu’il entende les paroles de l’Apôtre, celui qui n’a pas la charité : «Quand je distribuerais tous mes biens aux pauvres, quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n’ai pas la charité, cela ne me sert de rien.» De l’agitation qui éclate au-dehors, l’Écriture nous rappelle donc au-dedans; de ce qui s’agite en surface aux yeux des hommes, elle nous rappelle au-dedans. Rentre dans ta conscience, interroge-la. Ne regarde pas ce qui fleurit au-dehors, mais la racine qui est en terre. La convoitise est-elle à la racine? il peut y avoir apparence de bonnes œuvres, il ne peut y avoir vraies bonnes œuvres. La cha­rité est-elle à la racine? Sois tranquille, rien n’en peut sortir de mal. L’orgueilleux flatte, l’amour sévit. L’un donne des vêtements, l’autre frappe. Car l’un donne des vêtements pour plaire aux hommes, l’autre frappe pour le bien de celui qu’il corrige. Mieux vaut recevoir les coups de la charité que l’aumône de l’orgueil. Rentrez en vous-mêmes, mes frères; et, en tout ce que vous faites, voyez que vous avez Dieu pour témoin. Voyez, sous son regard, dans quel esprit vous agissez. Si votre cœur ne vous reproche pas d’agir par ostentation, bien, soyez sans inquiétude. N’allez pas craindre, quand vous faites bien, qu’un autre vous voie. Crains seulement d’agir pour en tirer gloire; mais qu’un autre te voie, pour que Dieu en tire gloire. Si en effet tu te dérobes aux yeux des hommes, tu te dérobes à l’imitation des hommes, tu frustres Dieu de sa gloire. Voilà deux hommes auxquels tu fais l’au­mône : tous deux ont faim, l’un de pain, l’autre de justice. Entre ces deux affamés — car il est dit : « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassa­siés» —, entre ces deux affamés, tu es placé pour faire le bien. Si la charité est le motif de ton acte, elle prend pitié de l’un et de l’autre, elle veut les secourir l’un et l’autre. L’un en effet demande quelque chose à manger, l’autre quelque chose à imiter. Nourris l’un, offre à l’autre ton exemple : tu as fait l’aumône aux deux. De l’un tu auras fait un homme qui te saura gré d’avoir apaisé sa faim, de l’autre tu auras fait un imitateur de l’exemple que tu lui as donné.

c) Solution de la difficulté.

10. Soyez donc compatissants comme des gens sen­sibles à la misère d’autrui : car, même en aimant des ennemis, ce sont des frères que vous aimez. Ne pensez pas que Jean n’ait pas commandé la dilection des ennemis : il le fait en parlant de la charité fraternelle : ce sont des frères que vous aimez en eux. Comment? dis-tu, ce sont des frères que nous aimons! Je te demande pourquoi tu aimes ton ennemi : pourquoi l’aimes-tu? Pour qu’il soit en santé durant cette vie? Mais s’il n’y trouve pas avan­tage! Pour qu’il soit riche? Mais si les richesses sont pour lui cause d’aveuglement! Pour qu’il se marie? Mais si ce mariage doit lui rendre la vie amère! Pour qu’il ait des enfants? Mais s’ils doivent faire le mal! Incertains sont donc ces biens que tu crois souhaiter à ton ennemi, par amour pour lui : oui, incertains. Souhaite-lui d’avoir part avec toi à la vie éternelle; souhaite-lui d’être ton frère. Si donc tu souhaites, en aimant ton ennemi, qu’il devienne ton frère : quand tu l’aimes, c’est un frère que tu aimes. Ce qu’en effet tu aimes en lui, ce n’est pas ce qu’il est, mais ce que tu veux qu’il soit.

Je vous ai déjà donné cette comparaison, mes bien chers frères, si je ne me trompe. Voilà du bois de chêne; un habile artisan voit ce bois non taillé, coupé dans la forêt; ce bois lui plaît; je ne sais ce qu’il veut en faire, mais il n’aime pas ce bois pour qu’il demeure tel quel. Son art lui fait voir ce que ce bois peut devenir, son amour ne va pas au bois brut : il aime ce qu’il en fera, non le bois brut. C’est ainsi que Dieu nous a aimés quand nous étions pécheurs. Il nous a aimés pécheurs : il dit en effet : «Ce ne sont pas les bien portants qui ont besoin de médecin, mais les malades». Nous a-t-il aimés pécheurs, pour que nous demeurions pécheurs? L’artisan nous a vus comme un bois brut venu de la forêt, et, ce qu’il avait en vue, c’est l’œuvre qu’il tirerait de là, non le bois brut. Toi de même : tu vois ton ennemi s’opposer à toi, se déchaîner contre toi, t’accabler de paroles mordantes, se rendre rude par ses affronts, te poursuivre de sa haine : mais tu es attentif au fait qu’il est homme. Tu vois tout ce que l’homme a fait contre toi; et tu vois en lui qu’il a été fait par Dieu. Ce qu’il est en tant qu’homme, c’est l’œuvre de Dieu; la haine qu’il te porte, c’est son œuvre à lui; l’envie qu’il te porte, c’est son œuvre à lui. Et que dis-tu en ton âme? «Seigneur, sois-lui propice; remets-lui ses péchés; inspire-lui la crainte, change-le.» Tu n’aimes pas en lui ce qu’il est, mais ce que tu veux qu’il soit. Donc, quand tu aimes ton ennemi, tu aimes un frère.

Voilà pourquoi la perfection de la dilection est la dilection d’un ennemi : cette perfection de la dilection est impliquée dans la dilection fraternelle. Et que personne ne dise que l’apôtre Jean a moins insisté sur ce point et que le Christ Notre Seigneur y a insisté davantage. Jean nous dit d’aimer nos frères; le Christ nous dit d’aimer même nos ennemis. Cherche la raison pour laquelle le Christ te dit d’aimer tes ennemis. Est-ce pour qu’ils demeurent à jamais tes ennemis? S’il te prescrit de les aimer pour qu’ils demeurent tes ennemis, tu les hais, tu ne les aimes pas. Considère comment lui-même les a aimés : non pour qu’ils demeurassent ses persécuteurs, comme le montrent les paroles : «Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font.» Vouloir qu’ils soient pardonnés, c’était vouloir qu’ils soient changés; vouloir qu’ils soient changés, c’était, d’ennemis qu’ils étaient, daigner faire d’eux des frères : et c’est bien ce qu’il a fait. Il a été mis à mort, il a été enseveli, il est ressuscité, il est monté au ciel, il a envoyé l’Esprit-Saint à ses dis­ciples; ils ont commencé avec confiance à prêcher son nom, ils ont fait des miracles au nom de celui qui avait été crucifié et mis à mort. Les meurtriers du Seigneur ont vu ces choses; eux qui avaient versé son sang en le persé­cutant, ils l’ont bu en croyant.

11. Ces développements, mes frères, sont un peu longs : néanmoins, puisqu’il fallait, avec force, montrer à votre Charité le prix de la charité même, c’est ainsi que je devais vous en montrer le prix. Si en effet la charité n’est pas en vous, nous n’avons rien dit. Mais si elle est en vous, c’est comme si nous avions jeté de l’huile sur la flamme; et là où elle n’était pas, peut-être nos paroles l’ont-elles allumée. En l’un a grandi ce qui était déjà; en l’autre a commencé d’être ce qui n’était pas. Notre inten­tion, en faisant ces remarques, est de vous rendre prompts à aimer vos ennemis. Un homme s’acharne contre toi? Lui, s’acharne, toi, prie; lui, hait, toi, aie pitié. C’est la fièvre de son âme qui te hait : il recouvrera la santé et te rendra grâces. Comment les médecins aiment-ils leurs malades? Est-ce comme malades qu’ils les aiment? S’ils les aiment comme malades, ils veulent qu’ils continuent à être malades! Ils aiment leurs malades, non pour qu’ils demeurent malades, mais dans l’espoir que, de malades, ils deviendront bien portants. Et que ne souffrent-ils pas souvent de la part des frénétiques? Quelles injures; voire souvent des coups! Le médecin n’en veut qu’à la fièvre, il pardonne à l’homme. Que dirai-je, frères? Qu’il aime son ennemi? Bien plutôt, il hait son ennemi, la maladie. C’est elle qu’il hait et il aime l’homme qui le frappe. Il hait la fièvre. Qui le frappe? le mal, la maladie, la fièvre, Il fait disparaître ce qui s’oppose à lui pour que demeure ce qui lui vouera reconnaissance. Fais de même. Si ton ennemi te hait, et te hait injustement, sache que c’est la convoitise du monde qui règne en lui, d’où sa haine. Si tu le hais, toi aussi, tu rends le mal pour le mal. Rendre le mal pour le mal, à quoi cela mène-t-il? Je pleurais sur un seul malade qui te haïssait; maintenant je pleure sur deux, si à ton tour tu le hais. Mais il en veut à ta fortune, il t’enlève je ne sais quel bien que tu possèdes ici-bas; voilà pourquoi tu le hais : parce qu’il te met à l’étroit ici-bas. Ne reste pas à T étroit, émigre là-haut dans le ciel : là, tu auras le cœur au large; avec l’espoir de la vie éter­nelle, tu ne te sentiras plus à l’étroit. Considère ce qu’il t’enlève : il ne te l’enlèverait pas, si ne le permettait celui qui «éprouve celui qu’il reçoit au nombre de ses fils». Ton ennemi est comme le fer que Dieu emploie pour te guérir. Si Dieu juge qu’il est bon pour toi que ton ennemi te dépouille, il le laisse faire; s’il juge qu’il est bon pour toi de rece­voir des coups, il le laisse te frapper : il se sert de lui pour te guérir, souhaite que lui aussi soit rendu à la santé.

Reprise du commentaire et conclusion.

12. Dieu, personne jamais ne l’a vu. Voyez, mes bienaimés : Si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous, et son amour sera parfait en nous. Commence à aimer, tu deviendras parfait. Commences-tu à aimer? Dieu commence à habiter en toi : aime celui qui commence à habiter en toi, afin qu’il te rende parfait en habitant plus parfaitement en toi. La preuve à laquelle nous reconnais­sons que nous demeurons en lui et lui en nous, c’est qu’il nous a donné de son Esprit. Bien, grâces soient rendues à Dieu! Nous connaissons qu’il habite en nous. Et cela même, d’où le connaissons-nous : que nous connaissons qu’il habite en nous? Jean lui-même nous le dit : «Parce qu’il nous a donné de son Esprit.» D’où savons-nous «qu’il nous a donné de son Esprit»? Cela même, qu’il t’a donné de son Esprit, d’où le sais-tu? Interroge ton cœur : s’il est plein de charité, tu as l’Esprit de Dieu. D’où connaissons-nous que c’est là le signe que l’Esprit de Dieu habite en toi? Interroge l’apôtre Paul : «Car la charité de Dieu a été répandue dans nos cœurs par l’Es­prit-Saint qui nous a été donné.»

13. Et nous avons vu et nous attestons que le Père a envoyé son Fils, le Sauveur du monde. Soyez sans inquié­tude, vous qui êtes malades : avec un tel médecin, vous désespérez encore? Les maladies étaient graves, les bles­sures étaient inguérissables, le mal était désespéré. Tu regardes à la gravité de ton mal, tu ne regardes pas à la toute-puissance du médecin? Ton cas est désespéré; mais lui est tout-puissant : en sont témoins les premiers qui ont été guéris, et qui nous ont fait connaître le médecin; eux-mêmes pourtant étaient guéris plus en espérance qu’en réalité. Car, comme le dit l’Apôtre, «nous sommes sauvés en espérance». C’est par la foi que commence donc notre guérison : mais notre salut se parachèvera, quand ce corps corruptible aura revêtu l’incorruptibilité, et quand ce corps mortel aura revêtu l’immortalité. C’est là espérance, ce n’est pas encore réalité. Mais celui qui se réjouit en espérance, possédera aussi la réalité : par contre celui qui n’a pas l’espérance, ne pourra at­teindre la réalité.

14. Celui qui confesse que Jésus est le Fils de Dieu, Dieu demeure en lui et lui en Dieu. Expliquons brièvement : «Celui qui confesse» non en parole, mais en acte; non de bouche, mais par sa vie. Car beaucoup confessent en paroles, mais nient en actes. Et nous, nous avons reconnu la dilection que Dieu a pour nous et nous y avons cru. Mais, encore une fois, comment l’as-tu reconnu? Dieu est dilection. Jean l’avait déjà dit plus haut : voici qu’il le redit de nouveau. On ne peut souligner davantage le prix de l’amour qu’en disant qu’il est Dieu. Peut-être étais-tu tenté de mépriser le don de Dieu. Et Dieu, le mépriseras-tu? Dieu est dilection : qui demeure dans la dilection demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui. Ils habitent mutuellement l’un dans l’autre, celui qui contient et celui qui est contenu. Tu habites en Dieu, mais pour être contenu : Dieu habite en toi, mais pour te contenir de peur que tu ne tombes. Ne va pas pourtant te figurer que tu deviens la maison de Dieu de la même manière que ta maison porte ton corps : si la maison où tu te trouves se dérobe, tu tombes; mais si toi, tu te dérobes, Dieu ne tombe pas. Il reste entier quand tu l’abandonnes : entier, quand tu reviens à lui. Tu recouvres la santé, sans que Dieu en tire quelque avantage : c’est toi qui es purifié, toi qui es recréé, toi qui es corrigé. Il est le remède pour le malade, la règle pour celui qui va de travers, la lumière pour celui qui est dans les ténèbres, la demeure pour celui qui est sans asile. Tous les avantages sont donc pour toi. Ne crois pas apporter quelque chose à Dieu, quand tu viens à lui : pas même la propriété de toi-même. Dieu n’aura-t-il pas de serviteurs, si tu refuses, et même si tous refusent? Dieu n’a pas besoin de serviteurs, mais les servi­teurs, de Dieu; Voilà pourquoi le Psalmiste dit : «J’ai dit à mon Seigneur : tu es mon Dieu.» C’est lui qui est notre vrai Seigneur. Et qu’ajoute-t-il? «Parce que tu n’as pas besoin de mes biens.» Tu as besoin des bons offices de ton serviteur. Ton serviteur a besoin de tes bons offices : que tu le nourrisses; tu as besoin toi aussi de ses bons offices : qu’il t’aide. Tu ne peux aller chercher l’eau, faire cuire les aliments, courir devant ton cheval, soigner ta bête. Tu vois que tu as besoin des bons offices de ton ser­viteur, de ses services. Tu n’es donc pas un vrai maître, puisque tu as besoin d’un inférieur. Celui-là est le vrai maître, qui ne cherche rien de nous; et malheur à nous, si nous ne le cherchons pas. Il ne cherche rien de nous, il nous a cherchés, alors que nous ne le cherchions pas. Une seule brebis était égarée : il la trouva et, joyeux, la rapporta sur ses épaules. La brebis était-elle nécessaire au berger, et non pas plutôt le berger à la brebis?

Plus j’ai de joie à parler de la charité, moins je voudrais voir se terminer cette Épître. Nulle n’est plus ardente à célébrer la charité. On ne peut rien nous donner de plus doux à entendre, de plus salubre à boire : mais à condition d’affermir en vous, par une vie bonne, le don de Dieu. Ne soyez pas ingrats envers l’immense grâce de Celui qui, ayant un Fils unique, n’a pas voulu qu’il fût le seul; mais, pour qu’il ait des frères, il a adopté pour lui des enfants qui, avec lui, puissent posséder la vie éternelle.







TRAITÉ IX Exorde : gratuité de la charité.

1. Vous vous souvenez, mes bien chers frères, qu’il nous reste à commenter la dernière partie de l’Épître de l’apôtre Jean, et à vous l’expliquer, autant que le Sei­gneur nous en fait la grâce. Nous nous souvenons donc de notre dette, et vous, vous devez vous souvenir d’en exiger le paiement. Car cette charité, qui est le principal et presque le seul objet de cette Épître, fait à la fois de nous le plus fidèle des débiteurs et de vous les plus doux des créanciers. Je dis bien, les plus doux des créanciers, parce que, là où la charité n’est pas, le créancier est dur : mais là où est la charité, d’une part celui qui exige est doux, d’autre part celui auquel s’adresse cette exigence doit bien sans doute se donner quelque, peine, mais la charité rend cette peine légère et presque nulle. Même chez les animaux muets et privés de raison, où il n’y a pas charité spirituelle, mais charnelle et naturelle, ne voyons-nous pas cependant que les petits, avec grande ardeur, exigent de leurs mères qu’elles leur donnent le lait de leurs mamelles? Le petit a beau, en tétant, donner des coups contre les mamelles; peu importe à la mère, pourvu que le petit vienne téter et exiger ce qui est dû par charité. Souvent voyons-nous même de jeunes veaux, déjà forts, frapper de la tête les mamelles des vaches et peu s’en faut que la force du coup ne soulève le corps de la mère : néanmoins celles-ci ne les repoussent pas du pied; et même, si le petit n’est pas là pour téter, elles appellent de leurs mugissements pour donner leur lait. Si donc est en nous cette charité spirituelle dont parle l’Apôtre lorsqu’il dit : «Je me suis fait petit au milieu de vous, comme une nourrice entoure de soins ses enfants», c’est alors que nous vous aimons, quand vous vous mon­trez exigeants. Nous n’aimons pas les indolents, car nous tremblons pour les tièdes.

Le retour annuel de certaines lectures, propres à ces jours de fête, et que nous ne pouvions nous dispenser de lire et de commenter, nous a forcés d’interrompre l’expli­cation de cette Épître. Reprenons donc aujourd’hui la suite de notre commentaire et que votre Sainteté écoute avec attention ce qu’il nous reste à dire.

Je ne sais s’il peut y avoir plus magnifique éloge de là charité que ces paroles : «Dieu est charité.» Bref éloge et grand éloge : bref en paroles, grand par le sens. Que cela est vite dit : «Dieu est dilection!» C’est bref : si tu comptes les mots, ils sont dits d’un seul trait; si tu pèses le sens, quelle profondeur! «Dieu est dilection. Et qui demeure dans la dilection, dit-il, demeure en Dieu et Dieu demeure en lui.» Que Dieu soit ta demeure, et sois la demeure de Dieu! Demeure en Dieu et que Dieu demeure en toi. Dieu demeure en toi pour te contenir; tu demeures en Dieu pour ne pas tomber. Car c’est de cette même charité que l’Apôtre dit : «La charité ne tombe jamais.» Comment tomberait-il celui que Dieu contient?

L’amour bannit la crainte.

2. En cela consiste la perfection de la dilection en nous : que nous ayons confiance au jour du jugement : car comme est celui-là, tels aussi nous sommes en ce monde. Jean nous dit comment chacun fait l’épreuve des progrès que la charité a faits en lui : ou plutôt des progrès que lui a faits dans la charité. Car, si la charité est Dieu, et si en Dieu il n’y a ni progrès ni déclin, on ne saurait dire que la charité progresse en toi que parce que tu progresses en elle. Demande-toi donc quels progrès tu as faits dans la charité, et écoute ce que te répond ton cœur, afin de connaître la mesure de ton progrès.

Jean nous a promis en effet de nous montrer à quel signe nous savons que nous connaissons Dieu, et il dit : En cela consiste la perfection de la dilection en nous… Cherche, en quoi?... en ce que nous ayons confiance au jour du jugement. Quiconque a confiance au jour du juge­ment a en lui la perfection de la charité. Qu’est-ce qu’avoir confiance au jour du jugement? Ne pas craindre que vienne le jour du jugement. Il est des hommes qui ne croient pas au jour du jugement; ceux-là ne peuvent pas avoir confiance en un jour qu’ils ne croient pas devoir arriver. Laissons ces hommes : que Dieu les éveille à la vie; des morts, à quoi bon parler! Ils ne croient pas que viendra le jour du jugement : ils ne craignent ni ne désirent ce à quoi ils ne croient pas. Mais voilà quelqu’un qui commence à croire au jour du jugement : s’il commence à croire, il commence aussi à craindre. Mais, s’il craint encore, c’est qu’il n’a pas encore confiance au jour du juge­ment, c’est que la perfection de la charité n’est pas encore en lui. Faut-il pour autant désespérer? En qui tu vois le commencement, pourquoi ne pas espérer la fin? Quel commencement vois-je, dis-tu? La crainte même. Écoute l’Écriture : «La crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse.» Il commence donc à craindre le jour du jugement : par l’effet de la crainte, qu’il se corrige : qu’il veille contre ses ennemis, autrement dit contre ses péchés; qu’il commence à revivre intérieurement, à mortifier ses membres terrestres, selon ce que dit l’Apôtre : «Mortifiez vos membres terrestres.» Ce qu’il appelle membres ter­restres, ce sont les aspirations coupables, comme il l’ex­plique aussitôt, «l’avarice, l’impureté»? Et les autres vices qu’il énumère ensuite. Or, plus celui qui commence à craindre le jour du jugement mortifie ses membres ter­restres, plus se développent et se fortifient les membres célestes. Les membres célestes, ce sont toutes les œuvres bonnes. À mesure que se développent les membres célestes, il commence à désirer ce qu’il craignait. Il craignait en effet que le Christ ne vînt et ne trouvât un impie à châtier : il désire maintenant qu’il vienne, car il trouvera un juste à couronner. Dès que l’âme chaste, qui désire les embrassements de l’époux, commence à désirer la venue du Christ, elle renonce aux amours adultères; elle devient intérieurement vierge par la foi, l’espérance et la charité. Elle a désormais confiance au jour du jugement; elle n’est plus en conflit avec elle-même quand elle prie et dit : «Que ton règne arrive.» Qui craint en effet que ne vienne le règne de Dieu, craint d’être exaucé. Qu’est-ce que cette prière, où l’on craint d’être exaucé? Mais celui qui prie avec la confiance de la charité souhaite déjà que vienne ce règne. C’est ce désir qui faisait dire au Psalmiste : «Et toi, Seigneur, jusques à quand? Revient, Seigneur, délivre mon âme.» Il gémissait sur ce retard. Il y a en effet des hommes qui meurent avec patience; mais il y a quelques parfaits qui vivent avec patience.

Je m’explique. Celui qui aime encore cette vie, quand vient pour lui le jour de la mort, supporte patiemment la mort : il lutte contre lui-même, pour suivre la volonté de Dieu; il s’emploie avec courage à faire de préférence ce que Dieu choisit, non ce que choisit sa volonté humaine; mais, du fait de son attachement à la vie présente, il y a lutte avec la mort; et il lui faut patience et force, pour mourir avec égalité d’âme. Celui-là meurt avec patience. Mais celui qui désire, comme le dit l’Apôtre, «s’en aller et être avec le Christ», ne meurt pas avec patience, mais vit avec patience et meurt avec délices. Vois l’Apôtre : il vit avec patience, c’est-à-dire que, loin d’aimer la vie ici-bas, il la supporte avec patience. «M’en aller, dit-il, et être avec le Christ serait de beaucoup le meilleur : mais il est plus avantageux pour vous que je demeure dans la chair.» Donc, mes frères, employez-vous, travaillez au — dedans de vous-mêmes à désirer le jour du jugement. Pas d’autre preuve de la charité parfaite que de commencer à désirer ce jour. Or, celui-là désire ce jour, qui a confiance en ce jour : et celui-là a confiance en ce jour, dont la conscience ne tremble pas, parce que sa charité est par­faite et sincère.

3. «En ceci consiste la perfection de la dilection de Dieu en nous que nous ayons confiance au jour du juge­ment.» Pourquoi avoir confiance? Parce que, comme est celui-là, tels aussi nous sommes en ce monde. Tu entends quel est le motif de ta confiance : c’est que «comme est celui-là, tels aussi nous sommes en ce monde». Ne semble t — il pas promettre une chose impossible? L’homme peut-il en effet être comme Dieu?

Je vous ai déjà expliqué que le mot «comme» ne signifie pas toujours l’égalité, mais signifie une certaine ressem­blance. Tu dis par exemple : «comme j’ai des oreilles, cette image en a, elle aussi» : le cas est-il exactement le même? Non, et pourtant tu dis : comme. Si nous sommes faits à l’image de Dieu, pourquoi ne serions-nous pas comme Dieu? Non d’une ressemblance qui aille jusqu’à l’égalité, mais qui est proportionnée à notre mesure. D’où nous vient donc notre confiance au jour du jugement? C’est que, «comme est celui-là, tels aussi nous sommes en ce monde». Il nous faut rapporter ces paroles à la charité même et en comprendre le sens. Le Seigneur dit dans l’Évangile : «Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense méritez-vous? Les publicains n’en font-ils pas autant?» Qu’attend-il donc de nous? «Et moi je vous dis : aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent.» Si donc il nous commande d’aimer nos ennemis, qui nous donne-t-il en exemple? Dieu lui-même. Il dit en effet : «Afin que vous soyez les enfants de votre Père qui est dans les cieux.» Et comment Dieu nous donne-t-il cet exemple? Il aime ses ennemis, «lui qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et descendre sa pluie sur les justes et les injustes ». Si donc la perfection à laquelle Dieu nous invite est d’aimer nos ennemis comme lui a aimé les siens, voilà ce qui fait notre confiance au jour du jugement : c’est que «comme est celui-là, tels aussi nous sommes en ce monde». En effet, comme il aime ses ennemis en faisant lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et descendre sa pluie sur les justes et les injustes : de même nous, qui n’avons à donner à nos ennemis ni soleil ni pluie, nous donnons nos larmes, quand nous prions pour eux.

4. Et maintenant, voyez ce que dit Jean de cette con­fiance même. À quoi reconnaissons-nous la parfaite charité? Il n’y a pas de crainte dans la charité. Que dire donc de celui qui commence à craindre le jour du jugement? Si la charité en lui était parfaite, il ne craindrait pas. La charité parfaite rendrait en effet parfaite la justice, et il n’aurait pas de raisons de craindre : bien plus, il aurait des raisons de désirer que cesse l’iniquité et que vienne le règne de Dieu. Donc, «il n’y a pas de crainte dans la charité». Mais dans quelle charité? Non dans la charité inchoative. Alors, dans laquelle? Mais la parfaite charité, dit-il, bannit la crainte. Il faut donc que la crainte com­mence : «car le commencement de la sagesse est la crainte du Seigneur». La crainte prépare en quelque sorte la place à la charité. Mais quand la charité commence à habiter le cœur, elle chasse la crainte qui lui a préparé la place. Plus en effet croît la charité, plus la crainte décroît; et plus la charité devient intérieure, plus la crainte est chassée dehors. À plus grande charité, moindre crainte : à moindre charité, plus grande crainte. Mais, sans la crainte, il n’y a pas d’accès à l’entrée de la charité. De même que nous voyons l’aiguille introduire le fil, quand on coud un vêtement : l’aiguille entre d’abord, mais il faut qu’elle sorte pour faire place au fil; de même la crainte prend d’abord possession de l’âme, mais elle n’y demeure pas, car elle n’est entrée que pour donner accès à la charité. Une fois la sécurité établie dans l’âme, quelle joie y aura-t-il pour nous, soit en ce monde, soit dans l’autre? En ce monde, qui pourrait nous nuire, si nous sommes remplis de charité? Voyez cette explosion de joie, quand l’Apôtre parle de la charité : «Qui nous sépa­rera, dit-il, de la charité du Christ? la tribulation? l’an­goisse? la persécution? la faim? la nudité? les périls? le glaive?» Et Pierre dit : «Et qui pourra vous nuire, si vous aspirez au bien?»

La crainte ri est pas dans la dilection, mais la parfaite dilection bannit la crainte, car la crainte est accompagnée de tourment. La conscience des péchés tourmente le cœur, la justification n’est pas encore accomplie. Il y a là quelque chose qui le démange, qui le pique. Aussi bien, qu’est-il dit, dans le Psaume, de la perfection de la justice? «Tu as changé en joie mon deuil; tu as dénoué mon sac et tu m’as ceint d’allégresse, afin que ma gloire te chante et que j’échappe aux piqûres.» Que veut dire «que j’échappe aux piqûres»? Que j’échappe à ce qui aiguillonne ma conscience. La crainte aiguillonne; mais ne crains pas : la charité entre, qui guérit la blessure qu’a faite la crainte. La crainte de Dieu blesse, comme blesse le fer du médecin : il détruit la gangrène et semble presque agrandir la plaie. Lorsque la gangrène était dans le corps, la plaie était moindre, mais dangereuse; le médecin approche le fer : la plaie faisait moins souffrir qu’elle ne le fait maintenant qu’on l’incise. Elle fait plus souffrir lorsqu’on la soigne, que si on ne la soignait pas. Mais si l’application du traitement augmente la souffrance, c’est pour qu’on ne souffre plus jamais, une fois guéri. Que la crainte prenne donc possession de ton cœur, pour y faire entrer la charité; que la plaie se cicatrise, une fois passé le fer du médecin. Tel est le médecin que même les cica­trices n’apparaissent plus : toi, contente-toi de t’aban­donner à la main du médecin. Car, sans la crainte, tu ne peux être justifié. C’est un texte de l’Écriture qui le dit : «Celui qui n’a pas la crainte ne pourra être justifié.» Il faut donc que d’abord entre en nous la crainte pour que vienne la charité. La crainte est le remède, la charité est la pleine santé. Or, celui qui craint n’est pas parfait dans la dilection. Pourquoi? Parce que la crainte est accompagnée de tourment, comme l’incision du médecin s’accompagne de souffrance.

5. Il y a un texte qui semble en contradiction avec le nôtre, si on le comprend mal. On lit en effet dans un Psaume : «La crainte du Seigneur est chaste, demeurant à jamais.» Le Psalmiste nous parle d’une crainte éter­nelle, mais chaste. S’il nous parle d’une crainte éternelle, n’est-il pas en contradiction avec cette Épître qui dit : «Il n’y a pas de crainte dans la charité, mais la parfaite charité bannit la crainte»?

Interrogeons les deux paroles de Dieu. Il n’y a qu’un seul Esprit, bien qu’il y ait deux livres, deux bouches, deux langues. L’une des paroles nous est transmise par Jean, l’autre par David, mais n’allez pas croire que l’inspiration en soit différente. Si un même souffle emplit deux flûtes, un même esprit ne peut-il emplir deux cœurs, mouvoir deux langues? Mais si, empli par le même esprit, je veux dire par le même souffle, deux flûtes sont en consonance, il y a quelque accord, mais qui demande qu’on l’entende. Voilà que l’Esprit de Dieu inspire et remplit deux cœurs, deux bouches, meut deux langues. De l’une nous avons entendu : «Il n’y a pas de crainte dans la charité, mais la parfaite charité bannit la crainte»; de l’autre nous avons entendu : «La crainte du Seigneur est chaste, demeurant à jamais,» Qu’est-ce là? N’y a-t-il pas dissonance? Non, ouvre les oreilles, tâche d’entendre la mélodie. Ce n’est pas sans raison qu’ici est ajouté le mot «chaste», et non là : car autre est, la crainte qui est dite «chaste», autre la crainte qui ne l’est pas. Distinguons ces deux craintes et comprenons comment les flûtes sont en consonance. Comment com­prendre ou comment distinguer? Que votre charité soit attentive! Il y a des hommes qui craignent Dieu de peur d’être jetés dans la géhenne, de peur peut-être de brûler avec le diable dans le feu éternel. Cette crainte est celle qui donne accès à la charité : mais elle n’entre dans l’Âme que pour en sortir. Si en effet ce sont, les châtiments qui te font craindre Dieu, tu n’aimes pas encore celui que tu crains de la sorte. Tu ne désires pas le bien, tu te gardes du mal. Mais du fait que tu te gardes du mal, tu te cor­riges, tu commences à désirer le bien. Dès que tu commences à désirer le bien, la crainte chaste est en toi. Qu’est-ce, la crainte chaste? Celle de perdre les biens eux-mêmes. Comprenez bien. Autre chose est craindre Dieu, par peur qu’il ne t’envoie dans la géhenne avec le diable; autre chose est craindre Dieu, par peur de le voir s’éloigner de toi. Cette crainte qui te fait craindre d’être jeté dans la géhenne avec le diable n’est pas encore chaste; car elle ne vient pas de l’amour de Dieu, mais de la crainte du châtiment. Par contre, lorsque tu crains Dieu, par peur qu’il ne te retire sa présence : tu l’embrasses, tu désires jouir de lui.

6. On ne peut mieux expliquer la distance qui sépare ces deux craintes, l’une que bannit la charité, l’autre, chaste, qui dure dans les siècles des siècles, qu’en les comparant à deux femmes mariées. Suppose que l’une d’elles soit désireuse de commettre l’adultère, qu’elle se complaise dans le mal, mais craigne la réprobation de son mari. Elle craint son mari, mais c’est parce qu’elle aime encore le mal qu’elle le craint : la présence de son mari ne lui est pas douce, mais à charge; et s’il lui arrive de se conduire mal, elle craint que son mari ne survienne. Tels sont ceux qui craignent que ne vienne le jour du jugement. Imagine une autre femme qui aime son mari, qui réserve pour lui ses chastes embrassements, qui ne se laisse pas effleurer par la moindre souillure d’adul­tère : elle souhaite la présence de son mari. Et comment distinguer ces deux craintes? l’une craint, et l’autre craint. Interroge-les : elles te répondent comme d’une même voix. Demande à l’une : crains-tu ton mari? Elle répond : je le crains. Demande aussi à l’autre si elle craint son mari; elle répond : je le crains. La réponse est la même, mais le cœur est différent. Si maintenant tu leur demandes : Pourquoi? L’une répond : je crains que mon mari ne vienne; et l’autre : je crains que mon mari ne s’en aille. L’une dit : je crains qu’il ne me réprouve; l’autre : je crains qu’il ne m’abandonne. Mets ces mêmes sentiments dans le cœur des chrétiens : et tu découvres la crainte que bannit la charité, et l’autre crainte, chaste, qui demeure dans les siècles des siècles.

7. Adressons-nous d’abord à ceux qui craignent Dieu, à la manière de cette femme qui se complaît dans le mal : elle craint en effet que son mari ne la réprouve. Adressons-nous d’abord à ceux-là. O âme qui crains Dieu, parce que tu redoutes qu’il ne te réprouve, comme craint cette femme qui se complaît dans le mal; elle craint son mari, parce qu’elle redoute qu’il ne la réprouve. Cette femme te déplaît : alors, toi aussi, déplais-toi à toi-même! Peut — être as-tu une femme : voudrais-tu qu’elle te craigne, parce qu’elle redouterait ta réprobation; qu’elle se com­plaise dans le mal, mais que le poids de la crainte que tu lui inspires la retienne, et non la haine du mal? Tu veux une femme chaste, qui t’aime, non qui te craigne. Montre — toi pour Dieu ce que tu voudrais qne ta femme soit pour toi. Et si tu n’es pas encore marié et que tu désires te marier, c’est une telle femme que tu souhaites. Que dis-je, mes frères? Cette femme, qui craint son mari parce qu’elle redoute qu’il ne la réprouve, ne commettra peut-être pas l’adultère, dans la crainte que son mari ne l’apprenne de quelque façon et ne lui ravisse la lumière d’ici-bas. Pour­tant cet homme peut à l’occasion être abusé : car il est créature humaine, comme elle qui peut l’abuser. Elle le craint, alors qu’elle peut échapper à son regard : et toi, tu ne crains pas les yeux de ton époux toujours fixés sur toi? «Les regards du Seigneur sont sur ceux qui font le mal.» Elle guette l’absence de son mari, et peut-être est-elle tentée par le charme de l’adultère; mais elle se dit : Je ne le commettrai pas; sans doute il est absent, mais il est difficile que, d’une manière ou d’une autre, la rumeur n’en vienne pas jusqu’à lui. Elle se maîtrise, de peur que la chose ne vienne aux oreilles de son mari, qui peut aussi ne rien savoir, qui peut aussi être abusé, qui peut aussi tenir pour bonne même une femme mauvaise, tenir pour chaste une femme adultère : et toi, tu ne crains pas les yeux de Celui que personne ne peut tromper? Tu ne crains pas la présence de Celui dont tu ne peux détourner de toi les regards? Demande à Dieu qu’il té regarde, et qu’il détourne les yeux de tes péchés : «Détourne ton regard de mes péchés.» Mais comment mériteras-tu qu’il détourne le regard de tes péchés? En ne détournant pas de tes péchés ton propre regard. C’est là ce que nous dit le Psaume : «Car je reconnais mon iniquité, et mon péché est toujours devant moi.» Toi, reconnais, et lui par­donne.

8. Nous nous sommes adressés à l’âme en qui est encore la crainte qui ne demeure pas dans les siècles des siècles, mais que la charité expulse et bannit au-dehors. Adressons-nous aussi à l’âme en qui déjà est cette crainte chaste, qui demeure dans les siècles des siècles. Pensons — nous la trouver pour nous adresser à elle? est-elle dans cette foule? Dans cette salle? Sur cette terre? Elle ne peut pas ne pas y être, mais elle y est cachée. C’est l’hiver, la verdeur est à l’intérieur, dans la racine. Peut-être nos paroles toucheront-elles ses oreilles. Mais, où que soit cette âme, puissé-je la trouver, et ce n’est pas elle qui aurait à prêter l’oreille à mes paroles, mais moi aux siennes! C’est elle qui m’instruirait plutôt qu’elle n’apprendrait quelque chose de moi! Une âme sainte, une âme de feu, et qui désire le règne de Dieu! Ce n’est pas moi qui lui parle, mais Dieu lui-même, et voilà comment il console cette âme qui supporte patiemment de vivre sur cette terre : Déjà tu voudrais que je vienne, et je sais que déjà tu voudrais que je vienne : je sais quelle tu es, attendant avec confiance mon avènement, je sais quelle peine est la tienne; mais attends, endure encore; je viens, et je viens bientôt. Mais pour qui aime, il tarde. Écoute-la chanter comme le lis au milieu des épines; écoute-la sou­pirer et dire : «Je veux chanter et comprendre dans la voie de l’innocence, quand viendras-tu à moi?» Mais, dans la voie de l’innocence, on n’a pas lieu de craindre, car «la parfaite charité bannit la crainte». Et lorsqu’elle vient au baiser de l’Époux, elle craint, mais en toute paix. Que craint-elle? Elle se gardera, elle se défiera de son ini­quité, de peur de retomber dans le péché : non qu’elle craigne d’être jetée au feu, mais elle craint d’être aban­donnée de Dieu. Et il y aura en elle, quoi? «La crainte chaste qui demeure dans les siècles des siècles.»

Nous avons entendu les deux flûtes jouant en plein accord. L’une parle de la crainte, et l’autre de la crainte : mais l’une de la crainte qui fait craindre à l’âme d’être réprouvée, l’autre de celle qui lui fait craindre d’être abandonnée. La première est la crainte que bannit la charité : la seconde est la crainte qui demeure dans les siècles des siècles.

L’amour nous fait ressembler à Dieu.

9. Quant à nous, aimons, parce que lui nous a aimés le premier. En effet, comment pourrions-nous aimer, si lui ne nous avait aimés le premier? En l’aimant, nous sommes devenus ses amis; mais ce sont des ennemis qu’il a aimés pour en faire des amis. Le premier il nous a aimés, et nous a donné de l’aimer. Nous ne l’aimions pas encore; en l’aimant, nous devenons beaux. Que fait un homme laid et de visage ingrat, s’il aime une belle? Ou que fait une femme laide, disgracieuse et noire, si elle aime un beau garçon? Pourra-t-elle à force d’amour devenir belle? Et lui, à force d’amour, pourra-t-il devenir beau? Il aime une belle; et quand il se regarde au miroir, il rougit de lever les yeux sur cette belle, son aimée. Que faire pour devenir beau? Attendra-t-il que vienne la beauté? Bien au contraire, s’il attend, survient la vieillesse et sa laideur s’aggrave. Il n’y a donc rien à faire, nul conseil à lui don­ner, sinon qu’il renonce, trop laid pour oser aimer une belle; ou, si peut-être il persiste à l’aimer et souhaite la prendre pour épouse, qu’il aime en elle la chasteté, non le visage. Or, notre âme, mes frères, était laide par le péché : en aimant Dieu, elle devient belle. Quel est cet amour qui rend belle l’âme aimante? Dieu, lui, est tou­jours beau, jamais il ne perd sa beauté, jamais il ne change. Il nous a aimés le premier, lui qui toujours est beau : et qu’étions-nous quand il nous a aimés sinon laids et défigurés? Il ne nous a pas aimés pourtant pour nous laisser à notre laideur, mais pour nous changer, et, de défigurés que nous étions, nous rendre beaux. Comment deviendrons-nous beaux? En aimant celui qui est éternellement beau. Plus croît en toi l’amour, plus croît la beauté : car la charité est la beauté de l’âme.

«Quant à nous, aimons, puisque lui nous a aimés le premier.» Écoute l’apôtre Paul : «Mais Dieu montre son amour envers nous, en ce que, lorsque nous étions encore pécheurs, le Christ est mort pour nous», le juste pour les injustes, celui qui est beau pour ceux qui étaient laids. Comment trouver ce beau Jésus? «Il surpasse en beauté les fils des hommes, la grâce est répandue sur tes lèvres.» Pourquoi? Vois également d’où vient sa beauté : «Il surpasse en beauté les fils des hommes», parce qu’«au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu». Mais, en prenant chair, il a en quelque sorte pris ta laideur, c’est-à-dire ta condi­tion mortelle, pour s’adapter à toi, se rendre semblable à toi, et t’exciter à aimer la beauté intérieure. Où donc lisons-nous que Jésus est laid et défiguré, comme nous avons lu qu’il est beau et surpasse en beauté les fils des hommes? Où lisons-nous qu’il est aussi défiguré? Inter­roge le prophète Isaïe : «Et nous l’avons vu, et il n’avait ni forme ni beauté.» Voilà les deux flûtes qui, semble-t-il, ne sonnent pas d’accord : pourtant un seul Esprit les inspire toutes deux. D’une part il est dit : «Il surpasse en beauté les fils des hommes»; d’autre part il est dit dans le prophète Isaïe : «Nous l’avons vu et il n’avait ni forme ni beauté.» Un seul Esprit souffle dans les deux flûtes, elles ne sont pas en désaccord. Ne ferme pas les oreilles, applique ton esprit. Interrogeons l’apôtre Paul : qu’il nous explique l’accord des deux flûtes! Qu’il nous fasse entendre le son «il surpasse en beauté les fils des hommes» : «Bien qu’il fût dans la forme de Dieu, il n’a pas retenu comme une proie son égalité avec Dieu.» Voilà en quoi «il surpasse en beauté les fils des hommes». Qu’il nous fasse entendre l’autre son «nous l’avons vu et il n’avait ni forme ni beauté» : «Il s’est anéanti lui-même en prenant la forme d’esclave, en se rendant semblable aux hommes, et par sa manière d’être a été reconnu pour un homme.» «Il n’avait ni forme ni beauté» pour te donner forme et beauté. Quelle forme? Quelle beauté? La dilection de la charité : afin qu’en aimant tu coures», et qu’en courant tu aimes. Déjà tu as cette beauté; mais ne te regarde pas toi-même, de peur de perdre ce que tu as reçu; regarde-le, lui à qui tu dois ta beauté. Sois beau, pour que lui t’aime. Quant à toi, dirige vers lui tout ton effort, cours vers lui, cherche ses embrassements, crains de t’éloigner de lui : afin que soit en toi cette crainte chaste, qui demeure dans les siècles des siècles. «Quant à nous, aimons, puisque lui nous a aimés le premier.»

10. Si quelqu’un dit : j’aime Dieu… quel Dieu? Pour­quoi l’aimons-nous? «Parce qu’il nous a aimés le premier» et qu’il nous a donné de l’aimer. Il a aimé des impies, pour les rendre pieux; il a aimé des injustes, pour les rendre justes; il a aimé des malades, pour les rendre sains. Donc, nous aussi, «aimons, puisqu’il nous a aimés le pre­mier». Interroge chacun, qu’il te dise s’il aime Dieu. Il proclame, il confesse : «Je l’aime, lui le sait». Il y a une autre manière d’interroger : Si quelqu’un dit : j’aime Dieur et qu’il hait son frère, c’est un menteur, dit Jean. Comment prouves-tu qu’il est menteur? Écoute : Qui n’aime pas son frère qu’il i*oit, comment pourrait-il aimer Dieu qu’il ne eoit pas? Quoi donc! qui aime son frère, aime aussi Dieu? Nécessairement il aime Dieu, nécessairement il aime l’amour même *. Peut-il aimer son frère, sans aimer l’amour? Nécessairement il aime l’amour. Mais quoi! du fait qu’il aime l’amour, s’ensuit-il qu’il aime Dieu? Oui, bien sûr. En aimant l’amour, il aime Dieu. As-tu oublié ce que tu as dit, peu auparavant : «Dieu est amour»? Si Dieu est amour, quiconque aime l’amour aime Dieu. Aime donc ton frère, et sois sans inquiétude. Tu ne peux dire : j’aime mon frère, mais je n’aime pas Dieu. De même que tu mens, si tu dis «J’aime Dieu», quand tu n’aimes pas ton frère; de même tu te trompes, si tu dis : «J’aime mon frère», en croyant que tu n’aimes pas Dieu. Toi qui aimes ton frère, tu aimes nécessairement l’amour même; or, «l’amour est Dieu» : quiconque aime son frère, aime donc nécessairement Dieu. Mais si tu n’aimes pas ton frère que tu vois, comment peux-tu aimer Dieu que tu ne vois pas? Pourquoi cet homme ne voit-il pas Dieu? Parce qu’il n’a pas en lui l’amour même. Il ne voit pas Dieu, parce qu’il n’a pas en lui l’amour; il n’a pas l’amour, parce qu’il n’aime pas son frère; voilà donc pourquoi il ne voit pas Dieu, parce qu’il n’a pas en lui l’amour. Car, s’il a l’amour, il voit Dieu; car «Dieu est amour» : et cet œil (intérieur), de plus en plus purifié par l’amour, devient capable de voir cette substance immuable, dont la pré­sence fera à jamais le bonheur de l’homme, lorsqu’il en jouira éternellement avec les Anges. Mais qu’il coure maintenant, pour se réjouir un jour dans la patrie! Que l’objet de son amour ne soit pas le voyage, ne soit pas la route : que tout lui soit amer, sauf celui qui l’appelle, jusqu’au jour où, nous étant attachés à lui, nous dirons les paroles du Psaume : «Tu as perdu tous ceux qui se prostituent loin de toi.» Et qui sont ceux qui se prosti­tuent? Ceux qui s’éloignent de lui et qui aiment le monde. Et toi, que fais-tu? Le Psalmiste poursuit en disant : «Pour moi, m’attacher à Dieu est mon bien !» Tout mon bien, c’est de m’attacher à Dieu gratuitement. Car, si tu l’interroges et si tu lui demandes : Pourquoi t’attacher à Dieu? il répond : Pour qu’il me donne. Te donner quoi? Il a fait le ciel, il a fait la terre, que va-t-il te donner? Déjà tu t’es attaché à lui : trouve mieux, et il te le donne!

11. Qui n’aime pas son frère qu’il voit, comment pour­rait-il aimer Dieu qu’il ne voit pas? Et voilà le commande­ment que nous avons reçu de lui : que celui qui aime Dieu aime aussi son frère. Tu disais avec assurance : j’aime Dieu; et tu hais ton frère! O homicide! comment peux-tu aimer Dieu? N’as-tu pas entendu ce qui est dit plus haut dans cette même Épître : «Qui hait son frère est un homi­cide»? — Mais certainement j’aime Dieu, bien que je haïsse mon frère. — Non, certainement tu n’aimes pas Dieu, si tu hais ton frère. Je le prouve à l’instant par un autre témoignage. Jean a dit : «Il nous a donné un com­mandement : de nous aimer les uns les autres *.» Comment peux-tu aimer celui dont tu hais le commandement? Qui ira dire : j’aime l’empereur, mais je hais ses lois? À ce signe l’empereur reconnaît qu’on l’aime : à ce qu’on observe ses lois dans les provinces. Quelle est la loi de notre empereur? «Je vous donne un commandement nouveau : de vous aimer les uns les autres.» Tu dis donc que tu aimes le Christ : garde son commandement et aime ton frère. Mais si tu n’aimes pas ton frère, comment aimerais-tu celui dont tu méprises le commandement?

Mes frères, je ne me lasse pas de parler de la charité au nom du Christ. Et vous, plus vous êtes avares de ce bien, plus nous espérons que grandit en vous la charité et qu’elle bannit la crainte, afin que subsiste cette crainte chaste qui demeure dans les siècles des siècles. Supportons le monde, supportons les tribulations, supportons le scan­dale des tentations. Ne nous écartons pas de la route : tenons l’unité de l’Église, tenons le Christ, tenons la cha­rité. Ne nous laissons pas arracher aux membres de son épouse, ne nous laissons pas arracher à la foi, afin d’être glorifiés en sa présence : et nous demeurerons en lui sans inquiétude, maintenant par la foi, plus tard par la vision, dont le don du Saint-Esprit nous est un si grand gage.





TRAITÉ X Foi et charité fraternelle.

1. Je pense que vous vous souvenez, vous qui étiez là hier, où nous en étions arrivés dans le commentaire de cette Épître : à ces mots : «Qui n’aime pas son frère qu’il voit, comment pourrait-il aimer Dieu qu’il ne voit pas? Et voilà le commandement que nous avons reçu de lui : que celui qui aime Dieu aime aussi son frère.» C’est là que nous en étions restés. Voyons donc ce qui vient ensuite.

Quiconque croit que Jésus est le Christ est né de Dieu. Quel est celui qui ne croit pas que Jésus est le Christ? Celui qui ne vit pas conformément aux préceptes du Christ. Beaucoup disent en effet : je crois; mais la foi sans les œuvres ne sauve pas. Or, l’œuvre de la foi, c’est la dilection, car, comme le dit l’apôtre Paul, «la foi opère par la dilection». Tes œuvres passées, avant que tu n’aies la foi, ou bien étaient milles, ou bien, si elles sem­blaient bonnes, étaient vaines. Si elles étaient nulles, tu étais comme un homme qui n’a pas de pieds ou que la paralysie empêche de marcher. Si par contre ces œuvres semblaient bonnes, avant que tu n’aies la foi, tu courais sans doute, mais, en courant hors du chemin, tu t’éga­rais plutôt que tu n’approchais du but. Il nous faut donc et courir et courir sur le bon chemin. Celui qui court hors du chemin court en vain : bien plus, il court au-devant de la peine. Plus il court hors du chemin, plus il s’égare. Quel est le chemin sur lequel nous courons? Le Christ a dit : «Je suis le Chemin.» Quelle est la patrie vers laquelle nous courons? Le Christ a dit : «Je suis la Vérité.» C’est par lui que tu cours, vers lui que tu cours, en lui que tu trouves le repos. Mais, afin que nous courions par lui, il s’est étendu jusqu’à nous : car nous étions loin et nous pérégrinions au loin. C’est trop peu dire que nous pérégrinions au loin : nous étions sans force et incapables de nous mouvoir. Le médecin est venu vers les malades, le chemin s’est avancé vers les voyageurs. Laissons-nous sauver par lui, marchons par lui.

Voilà ce qu’est croire que Jésus est le Christ. C’est ainsi que croient les chrétiens, qui ne sont pas seulement chrétiens de nom, mais le sont et dans leurs actes et dans leur vie; ce n’est pas ainsi que croient les démons. Car les «démons eux aussi croient et ils tremblent», comme le dit l’Écriture. Les démons disent : «Nous savons qui tu es : le Fils de Dieu»; que pourraient-ils croire de plus? Ce que disent les démons, Pierre le dit aussi. Quand le Seigneur demanda qui il était et ce que les hommes disaient de lui, les disciples répondirent : «Les uns disent que tu es Jean-Baptiste, les autres Élie, les autres Jérémie ou l’un des Prophètes.» Il dit alors : «Et vous, qui dites-vous que je suis?» Pierre répondit : «Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant.» Et il entendit le Seigneur lui dire : «Bienheureux es-tu, Pierre, fils de Jean, car ce n’est pas la chair et le sang qui te l’ont révélé, mais mon Père qui est dans les cieux.» Voyez quelles louanges confirment cette profession de foi : «Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église.» Qu’est-ce à dire «sur cette pierre je bâtirai mon Église»? C’est-à-dire sur cette foi, sur ces paroles «tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant».

Sur cette pierre, dit le Seigneur, je fonderai mon Église.» Grand éloge! Pierre dit donc : «Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant.» Les démons disent aussi : «Nous savons qui tu es, le Fils de Dieu, le Saint de Dieu.» Ce que dit Pierre, les démons le disent aussi : mêmes paroles, mais non même esprit. Et où est la preuve que Pierre disait ces paroles avec dilection? C’est que la foi du chrétien est accompagnée de dilection, celle du démon est sans dilection. Comment, sans dilection? Pierre parlait ainsi pour s’attacher au Christ; les démons parlaient ainsi pour que le Christ s’éloignât d’eux. Car, avant de dire : « Nous savons qui tu es : tu es le Fils de Dieu. Qu’y a-t-il de com­mun entre toi et nous?» ils avaient dit : «Pourquoi es-tu venu nous perdre avant le temps marqué?» Autre chose est donc de confesser le Christ pour t’attacher au Christ, autre chose de confesser le Christ pour repousser le Christ loin de toi.

Vous voyez donc que, lorsque Jean dit «celui qui croit», il s’agit d’une certaine foi bien déterminée, non de celle commune à beaucoup d’hommes. Ainsi donc, frères, qu’aucun hérétique ne vous dise : Nous aussi, nous croyons. Si je vous ai proposé l’exemple des démons, c’est afin que vous ne vous contentiez pas des paroles de ceux qui pré-~ tendent croire, mais que vous en jugiez à l’épreuve de la vie.

2. Voyons donc ce que c’est que croire au Christ, ce que c’est que croire que Jésus est le Christ. Jean pour­suit : «Quiconque croit que Jésus est le Christ est né de Dieu.» Mais qu’est-ce que cette foi suppose? Et quiconque aime celui qui a engendré aime celui qui est né de lui. Il lie aussitôt la dilection à la foi, car, sans dilection, la foi est vaine. Avec la dilection, c’est la foi du chrétien; sans la dilection, c’est la foi des démons. Quant à ceux qui ne croient pas, ils sont pires que des démons, ils retardent sur les démons. Voilà je ne sais quel homme qui refuse de croire au Christ : il n’en est pas même encore au point où en sont les démons. Le voilà maintenant qui croit au Christ, mais il le hait : il fait profession de foi par crainte du châtiment, non par amour de la couronne : les démons en effet, eux aussi, craignaient un châtiment. Ajoute à cette foi la dilection, elle devient la foi telle que la décrit l’apôtre Paul, «la foi qui opère par l’amour» : tu as trouvé le chrétien, tu as trouvé le citoyen de Jérusalem, tu as trouvé le concitoyen des Anges, tu as trouvé le voyageur qui soupire au long de la route; joins-toi à lui, il est ton compagnon, cours avec lui, si toutefois, toi aussi, tu es ce qu’il est. «Quiconque aime celui qui a engendré aime celui qui est né de lui.» Qui a engendré? Le Père. Qui est engendré? Le Fils. Que veut-il donc dire? Que quiconque aime le Père aime le Fils.

3. À cela nous connaissons que nous aimons les fils de Dieu. Qu’est-ce là, frères? Il n’y a qu’un instant il parlait du Fils de Dieu, non des fils de Dieu : c’est le Christ seul qu’il proposait à notre contemplation, lorsqu’il a dit : «Quiconque croit que Jésus est le Christ est né de Dieu; et quiconque aime celui qui a engendré», c’est-à-dire le Père, «aime celui qui est né de lui», c’est-à-dire le Fils, Jésus-Christ Notre Seigneur. Et il ajoute : « À cela nous reconnaissons que nous aimons les fils de Dieu», alors qu’on attendrait : à cela nous reconnaissons que nous aimons le Fils de Dieu. Il a dit les fils de Dieu, lui qui, il n’y a qu’un instant, parlait du Fils de Dieu. C’est que les fils de Dieu sont le corps du Fils unique de Dieu. Et comme lui est la tête, nous les membres, il n’y a qu’un seul Fils de Dieu. Donc, qui aime les fils de Dieu aime le Fils de Dieu; et qui aime le Fils de Dieu, aime le Père; et nul ne peut aimer le Père, s’il n’aime le Fils; et qui aime le Fils, aime aussi les fils de Dieu.

Quels fils de Dieu? Les membres du Fils de Dieu. En aimant, il devient, lui aussi, un de ses membres, et il entre par la dilection dans l’unité du corps du Christ : et il n’y aura qu’un seul Christ qui s’aime lui-même. Lorsqu’en effet les membres s’aiment mutuellement, le corps s’aime lui-même. «Si un membre souffre, tous les membres souffrent avec lui; et si un membre est à l’honneur, tous les membres se réjouissent avec lui.» Et qu’ajoute Paul? «Or, vous êtes le corps et les membres du Christ.» Par­lant, quelques lignes plus haut, de la dilection frater­nelle, Jean disait : «Qui n’aime pas son frère qu’il voit, comment pourrait-il aimer Dieu qu’il ne voit pas?» Mais si tu aimes ton frère, peut-être aimes-tu ton frère sans aimer le Christ? Comment serait-ce possible, alors que tu aimes les membres du Christ? Quand donc tu aimes les membres du Christ, tu aimes le Christ; quand tu aimes le Christ, tu aimes le Fils de Dieu; quand tu aimes le Fils de Dieu, tu aimes aussi le Père. La dilection ne souffre donc pas de partage. Tu ne peux choisir d’aimer l’un, sans que l’amour des autres s’ensuive. Dis-tu : Je n’aime que Dieu, Dieu le Père? — Tu mens. Si tu l’aimes, tu ne l’aimes pas lui seul, mais si tu aimes le Père, tu aimes aussi le Fils. — Bien, dis-tu, j’aime le Père et j’aime le Fils : mais eux seuls, Dieu le Père et Dieu le Fils Notre Seigneur Jésus-Christ qui est monté au ciel, est assis à la droite du Père : ce Verbe par qui tout a été fait, ce Verbe fait chair qui a habité parmi nous; voilà seulement ceux que j’aime. — Tu mens. Si en effet tu aimes la tête, tu aimes aussi les membres; mais si tu n’aimes pas les membres, tu n’aimes pas non plus la tête. Ne trembles-tu pas quand tu entends la tête crier du haut du ciel en fa­veur de ses membres : «Saul, Saul, pourquoi me persé­cutes-tu?» Celui qui persécute ses membres, elle dit qu’il la persécute, elle; celui qui aime ses membres, elle dit qu’il l’aime, elle. Quels sont ses membres, mes frères, vous le savez déjà : c’est l’Église même de Dieu.

À cela nous reconnaissons que nous aimons les fils de Dieu, lorsque nous aimons Dieu. Et comment? Les fils de Dieu ne sont-ils pas tout autre chose que Dieu? Mais qui aime Dieu, aime ses préceptes. Et quels sont les préceptes de Dieu? «Je vous donne un commandement nouveau : de vous aimer les uns les autres.» Que personne ne s’excuse au nom d’une autre dilection, en invoquant une autre dilection : tant cette dilection a de force de cohé­sion! De même qu’elle est pleinement unifiée en elle — même, de même elle ne fait de toutes celles qui dépendent d’elle qu’un seul tout, comme un feu qui les soude en­semble. Voici de l’or, la masse est en fusion, il n’y a plus qu’un seul tout : mais, à moins que la ferveur de la charité ne l’embrase, une multitude ne peut être fondue en un tout. «Parce que nous aimons Dieu, à cela nous reconnais­sons que nous aimons les fils de Dieu.»

4. Et à quoi reconnaissons-nous que nous aimons les fils de Dieu? À ce que nous aimons Dieu et que nous faisons ce qu’il commande. Ici, nous perdons souffle, tant il est difficile de faire ce que Dieu commande. Mais écoute ce que je vais dire. Homme, pourquoi peines-tu en aimant? c’est que tu aimes l’avarice. C’est avec peine qu’est aimé ce que tu aimes : c’est sans peine que Dieu est aimé. L’avarice va t’imposer des peines, des risques, des tour­ments, des tribulations : et tu lui obéis. À quelle fin? Pour avoir de quoi remplir ton coffre, tu perds la tranquillité. Sans doute étais-tu plus tranquille avant d’être riche que tu ne l’es, depuis que tu l’es devenu. Voilà ce que t’impose l’avarice : tu as rempli ta maison, les voleurs sont à craindre; tu as acquis de l’or, tu as perdu le som­meil. Voilà ce que t’impose l’avarice : Fais cela, et tu le fais. Et Dieu, que te commande-t-il? Aime-moi Tu aimes l’or, tu es en quête d’or, et peut-être n’en trouveras — tu pas : quiconque me cherche, je suis avec lui Tu aimes les honneurs, et peut-être n’y parviendras-tu pas : qui m’a aimé, et n’est pas parvenu jusqu’à moi? Dieu te dit : Tu veux avoir un protecteur ou un ami puissant; tu le courtises par l’intermédiaire d’un autre moins haut placé. Aime-moi, te dit Dieu : nul besoin d’intermédiaire pour avoir accès jusqu’à moi : l’amour même me rend présent à toi. Quoi de plus doux que cette dilection, mes frères? Ce n’est pas en vain que le Psaume vous disait à l’instant : «Des pécheurs m’ont raconté leurs plaisirs, mais ce n’est pas comme ta Loi, Seigneur !» Quelle est la Loi de Dieu? Le commandement de Dieu. Quel est le commandement de Dieu? le commandement nouveau, justement dit nou­veau, parce qu’il renouvelle l’homme : «Je vous donne un commandement nouveau : de vous aimer les uns les autres.» Vois que telle est bien la Loi de Dieu : L’Apôtre dit «Portez les fardeaux les uns des autres, et accom­plissez ainsi la loi du Christ.» L’achèvement de toutes nos œuvres, c’est la dilection. Là est la fin : c’est pour l’obtenir que nous courons, c’est vers elle que nous cou­rons; une fois arrivés, c’est en elle que nous nous repo­serons.

La charité fraternelle est la plénitude de la Loi.

5. Vous avez entendu les paroles du Psaume : «J’ai vu la fin de tout achèvement.» Le Psalmiste a dit : «J’ai vu la fin de tout achèvement», qu’avait-il vu? Faut-il penser qu’il était monté au sommet d’un pic très élevé et que, parcourant l’horizon du regard, fl avait contemplé la surface de la Terre et les cercles de l’univers, ce qui lui a fait dire : «J’ai vu la fin de tout achève­ment»? Si c’est ce spectacle qu’il vante, demandons à Dieu des yeux extrêmement perçants et mettons-nous en quête de la plus haute montagne qui soit sur la terre pour voir de son sommet la fin de tout achèvement. Ne ya pas si loin : je te le dis, monte sur la montagne, et vois la fin. La montagne, c’est le Christ : viens au Christ; de là, tu vois la fin de tout achèvement. Quelle est cette fin? Interroge Paul : «La fin du commandement est la charité venant d’un cœur pur, d’une bonne conscience et d’une foi sincère»; et, dans un autre passage : «La plé­nitude de la Loi, c’est la charité.» Qu’y a-t-il de plus fini, de plus achevé que la plénitude? En effet, mes frères, le mot «fin» est pris ici en bonne part. N’allez pas croire qu’il s’agisse ici de destruction, mais bien d’achèvement. C’est dans un sens tout différent que nous disons «j’ai fini le pain» et «j’ai fini la tunique». J’ai fini le pain en le mangeant, j’ai fini la tunique en la tissant. Dans un cas comme dans l’autre, on emploie le mot «fin»; mais le pain est fini, en ce sens qu’il est détruit [consumatur), la tunique est finie, en ce sens qu’elle est achevée (consum- metur); le pain est fini en ce sens qu’il n’est plus, la tunique est finie en ce sens qu’elle est parfaite. C’est en ce sens qu’il faut entendre le mot «fin», lorsqu’au cours de la lecture d’un psaume vous entendez : «Pour la fin, Psaume de David.» Vous entendez souvent ces mots au cours de la lecture des Psaumes, et vous devez comprendre ce que vous entendez. Qu’est-ce à dire «Pour la fin»? «Car la fin de la Loi, c’est le Christ pour la justification de tout croyant.» Et qu’est-ce à dire «le Christ est la fin»? Ceci : que le Christ est Dieu, que la fin du commandement est la charité, et que Dieu est charité : car le Père, le Fils et le Saint-Esprit ne sont qu’un. C’est là qu’est pour toi la fin : partout ailleurs, c’est la route. Ne t’attache pas à la route, au risque de ne pas parvenir à la fin. À quelque étape que tu arrives, passe outre pour parvenir à la fin. Quelle est cette fin? «Pour moi, être uni à Dieu, c’est mon bien.» Tu es uni à Dieu? Tu as fini la route; tu demeureras dans la patrie.

Entendez-moi bien. Un homme est en quête d’argent : pour toi, que ce ne soit pas là ta fin, passe comme un voyageur. Cherche où passer, non où demeurer. Or, si tu aimes l’argent, te voilà entravé par l’avarice : l’avarice est pour tes pieds une chaîne; tu ne peux avancer outre. Passe donc aussi cet obstacle : cherche la fin. Tu cherches la santé du corps, mais de nouveau ne t’arrête pas là. Qu’est en effet cette santé du corps que détruit la mort, qu’affaiblit la maladie, santé fragile, périssable, fluente? Cherche-la, mais pour éviter, le cas échéant, qu’une santé précaire ne t’empêche de faire le bien. Ce n’est donc pas là qu’est la fin, puisqu’on ne la cherche qu’en vue d’autre chose. Tout ce qu’on cherche en vue d’autre chose n’est pas la fin; mais tout ce qu’on recherche pour soi-même, gratuitement, voilà la fin. Tu cherches les honneurs : peut — être les cherches-tu en vue d’accomplir quelque chose, de mener à bien un projet, de plaire à Dieu. Ne va pas aimer l’honneur pour lui-même, de peur de t’en tenir là. Tu cherches la louange? Si c’est la louange de Dieu, tu fais bien; si c’est ta propre louange, tu fais mal; tu restes en chemin. Mais voici qu’on t’aime, qu’on te loue : ne te félicite pas quand la louange s’arrête à toi; aime à être loué dans le Seigneur, afin de chanter : «Mon âme sera louée dans le Seigneur.» Tu prononces un bon discours, on loue ton discours? Ne prends pas ces louanges comme si elles s’adressaient à toi, ce n’est pas là ta fin. Si c’est là que tu places la fin, c’est aussi la fin pour toi; non toutefois la fin qui te perfectionne, mais la fin qui te détruit. Reçois donc les louanges, non comme si ce dis­cours venait de toi, non comme s’il était tien. Mais alors, comment les recevoir? Comme nous le dit le Psaume : «C’est en Dieu que je louerai mes discours, en Dieu que je louerai mes paroles.» Le résultat sera que s’accom­plira en toi la promesse du Psaume : «J’ai espéré en Dieu, je ne craindrai pas ce que l’homme peut me faire.» Quand en effet toutes tes œuvres sont louées en Dieu, il n’est pas à craindre que cesse cette louange dont tu es l’objet, car Dieu ne défaille pas. Donc, pour la louange aussi, passe outre.

6. Voyez, frères, que de biens nous dépassons, en les­quels n’est pas la fin. Nous en usons comme en cours de route; nous y refaisons nos forces comme aux haltes des auberges, et nous passons. Où donc est la fin? «Bien — aimés, nous sommes fils de Dieu, et ce que nous serons n’a pas encore été manifesté», a-t-il été dit dans cette Épître. Nous sommes encore en route; à quelque endroit que nous soyons arrivés, il nous faut encore passer outre, jusqu’à ce que nous parvenions à une certaine fin. «Nous savons que lorsqu’il se manifestera nous lui serons sem­blables, parce que nous le verrons tel qu’il est.» Telle est la fin : là est la louange perpétuelle, l’éternel Alléluia sans défaillance.

C’est bien à cette fin que fait allusion le Psaume : «J’ai vu la fin de tout achèvement.» Et, comme si on allait lui demander : quelle est cette fin que tu as vue, le Psalmiste ajoute : «Ton commandement est souverainement large.» Telle est la fin, la latitude du commandement. La latitude du commandement, c’est la charité; car, là où est la charité, rien n’est à l’étroit. L’Apôtre était en cette latitude, lorsqu’il disait : «Notre bouche s’est ou­verte pour vous, ô Corinthiens, notre cœur s’est élargi : vous n’êtes pas à l’étroit en nous.» Voilà pourquoi «ton commandement est souverainement large». Quel est ce commandement large? «Je vous donne un commande­ment nouveau : vous aimer les uns les autres.» La charité ne met donc pas à l’étroit. Tu ne veux pas être à l’étroit sur la terre? Habite au large! Quoi qu’un homme puisse te faire en effet, il ne peut te mettre à l’étroit, car tu aimes ce contre quoi l’homme ne peut rien : tu aimes Dieu, tu aimes l’ensemble de tes frères, tu aimes la loi de Dieu, tu aimes l’Église de Dieu : elle sera éternelle. Tu peines sur la terre, mais tu arriveras à la récompense promise. Qui peut t’enlever ce que tu aimes? Si personne ne peut t’enlever ce que tu aimes, tu dors tranquille : bien plus, tu veilles tranquille, sûr de ne pas perdre pendant ton sommeil ce que tu aimes. Ce n’est pas en vain que le Psalmiste dit : «Illumine mes yeux, de peur qu’un jour je ne m’endorme dans la mort.» Ceux qui ferment les yeux à la charité s’endorment dans les convoitises des plaisirs charnels. Éveille-toi donc. Ces plaisirs sont le manger, le boire, la luxure, le jeu, la chasse : ces vanités fastueuses sont à l’origine de tous les maux. Serait-ce que nous ignorions que ce sont là des plaisirs? Qui niera qu’ils n’aient pour nous du charme? Mais nous aimons davan­tage la loi de Dieu. Crie bien haut contre ces plaisirs séducteurs : «Les pécheurs m’ont raconté leurs plaisirs, mais ce n’est pas comme ta loi, Seigneur.» Ce plaisir-là demeure. Non seulement il demeure, pour que tu viennes à lui, mais encore il te rappelle, quand tu le fuis.

7. Car en ceci consiste la dilection de Dieu : garder ses commandements. Vous le savez déjà : « À ces deux com­mandements se rattachent toute la Loi et les Prophètes.» Comment le Seigneur a-t-il évité de disperser ton atten­tion à travers tant de pages de l’Écriture? «À ces deux commandements se rattachent toute la Loi et les Pro­phètes. Quels sont ces deux commandements? «Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit : et tu aimeras ton prochain comme toi-même. À ces deux commandements se rat­tachent toute la Loi et les Prophètes.» Voilà les deux commandements qui font tout l’objet de cette Épître. Gardez donc la dilection, et vous serez en paix. Pourquoi craindrais-tu de faire du mal à quelqu’un? Qui peut faire du mal à celui qu’il aime? Aime, et il ne se peut faire que tu ne fasses le bien.

Mais peut-être reprends-tu quelqu’un? C’est l’amour qui le fait, non la dureté. Mais peut-être frappes-tu quel­qu’un? Tu le fais pour qu’il se discipline; car l’amour même de la dilection ne te permet pas de l’abandonner à son indiscipline. Et il arrive en quelque sorte que les effets sont comme opposés et contraires aux causes : ainsi parfois la haine flatte, et la charité sévit. Voici par exemple un homme qui hait son ennemi et qui feint pour lui de l’amitié. Il le voit commettre quelque mal, il le loue; il veut que celui-ci aille à sa perte, il veut qu’il aille aveu­glément à travers les sentiers escarpés de ses convoitises, d’où peut-être il ne pourra revenir. Il le loue, «car le pécheur est loué pour les désirs de son cœur»; il l’enve­loppe d’une adulation onctueuse. Voici qu’il le hait, et il le loue. Un autre homme voit son ami commettre quelque faute : il l’avertit. Si son ami ne l’écoute pas, il envient même aux réprimandes, aux blâmes, aux procès : parfois il est nécessaire d’en arriver là! Voilà la haine qui flatte, et la charité qui intente un procès! Ne regarde pas les paroles de celui qui flatte, et l’apparente sévérité de celui qui réprimande : vois la source, cherche la racine d’où procèdent ces attitudes. L’un flatte pour tromper, l’autre intente un procès pour corriger.

Il n’est donc pas besoin, frères, que nous nous efforcions de dilater vos cœurs : demandez à Dieu de vous aimer les uns les autres. Aimez tous les hommes, même vos enne­mis; non parce qu’ils sont vos frères, mais pour qu’ils soient vos frères : en sorte que toujours vous brûliez d’amour fraternel, soit pour celui qui est déjà votre frère, soit pour votre ennemi, afin que, à force d’amour, vous en fassiez votre frère. Chaque fois que vous aimez un frère, vous aimez un ami. Dès maintenant il est avec toi, dès maintenant il est lié à toi dans une unité qui s’étend à la totalité des hommes. Si tu vis bien, ton amour fait un frère de celui qui est ton ennemi. Mais tu aimes quelqu’un qui ne croit pas encore au Christ ou qui, s’il croit au Christ, croit à la façon des démons, tu lui reproches la vanité de son erreur. Mais toi, aime-le, et aime-le d’un amour fraternel : il n’est pas encore ton frère, mais tu l’aimes en sorte qu’il le devienne. Toute notre dilection fraternelle s’adresse donc à des chrétiens, à tous les membres du Christ. La règle de la charité, mes frères, sa force, ses fleurs, ses fruits, sa beauté, son charme, sa nourriture, sa boisson, ses aliments, ses em­brassements ignorent la satiété. Si elle a pour nous tant de charmes, alors que nous voyageons ici-bas, quelle ne sera pas notre joie quand nous serons dans la patrie?

L’Église corps du Christ.

8. Courons donc, mes frères, courons, et aimons le Christ. Quel Christ? Jésus-Christ. Qui est-il? Le Verbe de Dieu. Et comment est-il venu vers ceux qui étaient malades? «Le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous.» Voilà que s’est accompli ce qu’a prédit l’Écri­ture : «Il fallait que le Christ souffrît et ressuscitât des morts le troisième jour.» Son corps, où gît-il? Ses membres, où peinent-ils? Où dois-tu être, pour être sous l’influence de la tête? «Il fallait que le repentir et la rémission des péchés soient prêchés en son nom à toutes les nations, à commencer par Jérusalem.» Voilà où doit s’épandre ta charité. Le Christ le dit et le Psaume, c’est-à-dire l’Esprit de Dieu, le dit : «Ton commandement est souveraine­ment large»; et je ne sais qui vient placer en Afrique les limites de la charité! Étends la charité au monde entier, si tu veux aimer le Christ : car les membres du Christ s’étalent sur le monde entier. Si tu n’aimes qu’une partie du corps, tu es divisé; si tu es divisé, tu n’es plus dans le corps; si tu n’es plus dans le corps, tu n’es plus sous l’in­fluence de la tête.

À quoi bon croire, si en même temps tu outrages? Tu l’adores en sa tête, tu l’outrages en son corPs.Lui, il aime son corPs.Si toi, tu te retranches du corps, la tête ne se retranche pas de son corPs.C’est en vain que tu m’honores, te crie la tête du haut du ciel, c’est en vain que tu m’ho­nores. C’est comme si quelqu’un voulait t’embrasser la tête en te marchant sur les pieds : peut-être est-ce avec des souliers ferrés qu’il t’écraserait les pieds, en voulant prendre ta tête entre ses mains pour l’embrasser. N’inter­romprais-tu pas ces démonstrations de respect en criant et en disant : Que fais-tu, malheureux, tu m’écrases! Tu ne lui dirais pas : tu m’écrases la tête, puisqu’il rend honneur à la tête; mais la tête parlerait plus fort pour les membres qu’on écrase que pour elle qu’on honore. N’est-ce pas la tête qui crie : Je ne veux pas de tes hon­neurs; cesse de m’écraser! Ose dire alors, si tu le peux : Comment t’écraserais-je? Dis-lui, à la tête : Je veux te donner un baiser, je veux t’embrasser. — Mais ne vois-tu pas, sot, que ce que tu veux embrasser, en vertu de la solidarité qui fait du corps un tout, est présent à ce que tu écrases? En haut tu m’honores, en bas tu m’écrases. Ce que tu écrases souffre plus que ne se réjouit ce que tu honores : parce que ce que tu honores souffre pour ces membres que tu écrases. Que crie la langue? Tu me fais mal. Elle ne dit pas : tu fais mal à mon pied, mais : tu me fais mal. — O langue, qui t’a touchée? Qui t’a frap­pée? Qui t’a piquée? Qui t’a percée? — Personne, mais je ne fais qu’un avec mes membres écrasés. Comment veux-tu que je ne souffre pas, quand je n’en suis pas séparée*?

9. Voilà donc pourquoi Notre Seigneur Jésus-Christ, lorsqu’il monta au ciel quarante jours après sa Résurrec­tion, nous a recommandé son corps, qui devait rester ici — bas. Il voyait que beaucoup lui rendraient honneur parce qu’il était monté au ciel; et il voyait que cet honneur serait vain, si on foule aux pieds les membres qui restent sur la terre. Et pour qu’on ne s’y trompe pas, pour qu’on n’adore pas la tête au ciel alors qu’on écrase les pieds sur la terre, il a dit où étaient ses membres. Sur le point de monter au ciel, il a dit ses dernières paroles; ces paroles dites, il n’a plus parlé sur la terre. Sur le point de monter au ciel, la tête a recommandé ses membres qui restaient sur terre, puis nous a quittés. Désormais tu n’entends plus le Christ parler sur terre; tu l’entends parler, mais du haut du ciel. Et, du haut du ciel, pourquoi parle-t-il? Parce que ses membres étaient foulés aux pieds sur la terre. À Saul le persécuteur, il dit d’en haut : «Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu?» Je suis monté au ciel, mais je resdâencore sur terre : ici, je suis assis à la droite du Père; là-bas, j’ai encore faim, soif, je suis voyageur. Comment donc, sur le point de monter au ciel, nous a-t-il recommandé son corps resté sur la terre? Lorsqu’à ses disciples qui lui demandaient : «Seigneur, le moment est-il venu où tu rétabliras le royaume d’Israël?» il répondit avant de partir : «Ce n’est pas à vous de connaître les temps que le Père a fixés de sa propre autorité : mais vous recevrez la force du Saint-Esprit qui descendra sur vous, et vous serez mes témoins.» Voyez où il étend son corps, voyez où il ne me veut pas être foulé aux pieds : «Vous serez mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée, dans la Samarie et jusqu’aux extrémités de la terre.» Voilà où je reste, moi qui monte au ciel. Je monte, car je suis la tête; mon corps reste encore ici-bas. Où reste-t-il? Sur toute la terre. Garde-toi de le frapper, garde-toi de lui faire violence, garde-toi de le fouler aux pieds : telles sont les dernières paroles du Christ, au mo­ment d’aller au ciel.

Voyez cet homme couché sur son lit, languissant, gisant dans sa maison, brisé par la souffrance, proche de la mort, prêt à rendre le souffle, l’âme déjà en quelque sorte au bord des lèvres voilà que peut-être le souci d’une chose qui lui est chère, qui lui tient à cœur, lui revient à l’esprit; il fait venir ses héritiers et leur dit : Je vous en prie, faites ceci. Il se fait violence en quelque sorte pour retenir sa vie, de peur qu’elle ne lui échappe avant qu’il ait affirmé sa volonté. Une fois prononcées ces dernières paroles, il rend l’âme, on met son corps au tombeau. Comment les héritiers garderont-ils mémoire des dernières paroles du mourant? Comment, si quelqu’un venait leur dire : N’en faites rien, ne lui répondraient-ils pas : Quoi, je n’accom­plirais pas les dernières volontés de mon père expirant, les dernières paroles qui ont sonné à mes oreilles, quand mon père quittait cette terre? Je puis en agir autrement pour toutes les autres paroles qu’il a dites, ses dernières paroles me lient davantage. C’est la dernière fois que je l’ai vu, que je l’ai entendu parler.

Frères, pensez-y avec votre cœur de chrétien. Si les paroles de celui qui va au tombeau sont pour ses héritiers si douces, si chères, d’un si grand poids, que ne doivent pas être pour les héritiers du Christ les dernières paroles qu’il ait dites, alors qu’il allait, non pas retourner au tom­beau, mais monter au ciel! Cet homme en effet qui a vécu et qui est mort, son âme est emportée vers d’autres lieux, son corps est mis en terre. Que ses dernières volontés soient accomplies ou non, peu lui importe; déjà il fait autre chose ou souffre autre chose : ou bien, dans le sein d’Abraham, il se réjouit, ou bien, dans le feu éternel, il aspire après une goutte d’eau; quant à son cadavre, il gît dans le tombeau, privé de sentiment. Et l’on garde les dernières volontés du mourant! Qu’espèrent donc ceux qui ne gardent pas les dernières volontés de celui qui siège dans le ciel et qui d’en haut voit si on les méprise ou non? De celui qui dit «Saul, Saul, pourquoi me per­sécutes-tu?», qui réserve pour le jour du jugement tout ce qu’il voit souffrir à ses membres.

10. Mais qu’avons-nous fait? disent-ils. Nous avons souffert persécution, nous n’en sommes pas les auteurs! Vous en êtes les auteurs, misérables! D’abord, parce que vous avez divisé l’Église. La langue est une épée plus acérée que le fer.

Agar, la servante de Sara, fut orgueilleuse; elle fut châtiée par sa maîtresse en punition de son orgueil. C’était là correction plus que châtiment. Aussi, lorsqu’elle se fut éloignée de sa maîtresse, que lui dit l’Ange? «Reviens vers ta maîtresse.» Ainsi donc, âme charnelle, si, comme cette orgueilleuse servante, il t’arrive de souffrir quelque peu pour ton amendement, pourquoi ces plaintes insen­sées? Reviens à ta maîtresse, garde la paix du Seigneur. Voilà qu’on te présente l’Évangile, nous y lisons où se trouve répandue l’Église; on conteste là-contre, et on nous dit «Traditeurs! *» Traditeurs de quoi? Le Christ nous recommande son Église, et tu ne le crois pas; moi, je te croirais, quand tu dis du mal de mes parents? Tu veux que je t’en croie au sujet de ces (prétendus) tradi­teurs? Commence, toi, par croire au Christ. Que convient — il de faire? Le Christ est Dieu, tu es homme : auquel doit-on d’abord croire? Le Christ a répandu son Église dans le monde entier; et moi je dirais «N’en tiens pas compte»? L’Évangile parle, et moi je dirais «Défie-toi»? Que dit l’Évangile? «Il fallait que le Christ souffrît, qu’il ressuscitât des morts le troisième jour, et que le repentir et la rémission des péchés soient prêchés en son nom.» Où est la rémission des péchés, là est l’Église. Comment, l’Église? C’est en effet à elle qu’il a été dit : «Je te donnerai les clefs du royaume des cieux : et tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux, et tout ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux.» Jusqu’où s’étend cette rémission des péchés? «À toutes les nations, à commencer par Jérusalem.» Voilà : crois au Christ! Mais tu comprends que, si tu crois au Christ, tu n’as plus rien à dire au sujet de ces «traditeurs» : tu veux que je croie plus à tes calomnies contre mes parents que tu ne crois, toi, aux enseignements du Christ.









La Trinité (Livre VIII, début)



PRÉSENTATION9

(P. Agaësse)

Le livre VIII marque une étape dans le De Trinitate. Tandis que, dans les sept premiers livres, Augustin s’appuie sur l’Écriture et la Tradition pour établir le dogme (I-IV) et le défendre contre les interprétations tendancieuses des hérétiques (V-VII), il s’efforce, à partir du livre VIII, d’entrer dans l’intelligence du mystère et de comprendre ce qu’il croit. Sachant que l’homme est créé à l’image de Dieu, il scrute l’âme — ou plutôt cette fine pointe de l’âme qu’il appelle la mens

[…]

Remarquons d’abord que si Augustin se tourne vers l’âme humaine pour essayer de pénétrer dans l’intelligence du mystère, c’est qu’il sait que l’âme est image de Dieu et il le sait par la Révélation. Dieu a fait l’homme à son image et à sa ressemblance, nous dit la Genèse (I, 26), texte de base déjà commenté dans les Confessions et dans le de Genesi ad litteram. Ce n’est donc pas la raison humaine, livrée à ses seules forces, qui, par un jeu d’ingénieuses analogies, établit un lien fragile et extrinsèque entre l’âme et Dieu; c’est Dieu qui a mis cette ressemblance dans l’âme ou plutôt qui a voulu que cette ressemblance soit constitutive de l’âme. D’emblée le rapport est posé entre l’âme et Dieu et il est posé par l’acte créateur. Nous n’avons donc pas à relier artificiellement une connaissance philosophique à une vérité révélée, mais nous avons à réfléchir sur une vérité révélée pour découvrir en quoi l’âme est image et reflète quelque chose de Dieu. C’est en ce sens qu’Augustin interprète la parole de saint Paul : «Connaissant Dieu, ou plutôt connus de lui».». L’âme ne peut se connaître qu’en retrouvant l’intention que Dieu a eue en la créant. Aussi n’est-il pas étonnant que l’âme soit un mystère pour elle-même : «C’est nous qui ne pouvons nous comprendre, écrit saint Augustin… Nous ne pouvons nous saisir, et cependant nous ne sommes pas hors de nous-mêmes 2».

Ce mystère, l’âme ne peut l’élucider par une simple réflexion sur elle-même, mais par une réflexion sur son rapport à Dieu. Il est bien significatif qu’elle ne commence à découvrir sa structure trinitaire qu’en analysant les conditions de sa foi au Dieu Trinité. C’est là tout le sens du livre VIII, qui est le livre-clef de cette seconde partie du de Trinitate et où sont abordés la plupart des thèmes qui seront développés par la suite. En effet, la première relation qui est dégagée est celle de l’âme et de son amour. Mais de quel amour s’agit il? De cette charité dont parlent les textes scripturaires (en particulier l’Épître de saint Jean) et qui est à la fois amour de Dieu, du prochain et de soi. Ainsi, l’âme ne s’aime à sa vraie mesure qu’en participant à l’amour que Dieu a pour elle et qui la rapporte à sa fin surnaturelle. Dans le livre IX, la connaissance, troisième terme conénuméré (le la trinité de l’âme, est saisie comme

1. De Trinitate, IX, i, t.

2. De anima et ejus origine, IV, 6, 8.

impliquée (latin) cet amour. Cette connaissance ne se rapporte donc pas à l’être empirique de l’âme, mais a son être idéal, à ce qu’elle doit devenir si elle se laisse transformer par Dieu : «Ce qu’elle est dans sa nature propre, écrit M. Gilson, c’est ce qu’est le modèle divin à l’image duquel elle a été formée1». Dès lors se connaître n’est pas seulement effort dialectique; s’aimer n’est pas seulement désir naturel. Il ne s’agit pas là d’abord d’une analyse psycholo­gique, mais ontologique, et cette ontologie elle-même est fondée sur la Révélation. Car ce qui est visé, c’est cet état définitif de l’âme, où son être coïncidera avec sa fin : c’est alors qu’elle sera vraiment semblable à Dieu, parce que l’être, la connaissance et l’amour étant complètement actués et immanents les uns aux autres, elle sera une dans la trinité de ses puis­sances. Mais cette fin, l’âme ne peut la connaître que par la foi, comme elle ne peut y répondre que par la grâce. Ce n’est donc que par son adhésion à Dieu que l’Âme apprend à se connaître : comme le dit saint Augustin, «l’image ne se conserve que par le mouve­ment vers celui par qui elle a été imprimée2».

C’est bien cette même perspective théologique, cette structure trinitaire de l’âme envisagée dans son rapport à sa fin révélée par la foi, que nous retrouvons au terme de la recherche. La vraie trinité de l’âme, nous dit Augustin, est la trinité de la sagesse : or, cette sagesse n’est autre que la grâce illuminant l’intelligence. La mémoire de soi est liée à la mémoire de Dieu, la connaissance de soi à la connaissance de Dieu, l’amour de soi à l’amour de Dieu3. Et nous

1. Gilson, Introduction à l’étude de S. Augustin, 2e édit., 1043, p. 294

2. De Trinitate, XII, 11, 10.

3. De Trinitate, XIV, 12, 15,

avons la contre-épreuve : chez le pécheur — c’est-à-dire chez l’homme qui n’est pas justifié — l’âme reste sans doute image de Dieu, mais cette image est latente, obscure, «déformée». Le mot difformis signifie que l’âme, en perdant son orientation vers Dieu, perd quelque chose de sa forme, car elle n’est vraiment elle-même que par ce dynamisme qui l’unifie et la fait tendre à sa fin.

[…]

Si suggestive que soit cette ressemblance de l’âme avec Dieu, elle est pourtant liée à, une dissem -

1. De Trinitate, XIV, 17, 23 sqq. et XV, 8, 14.

blance aussi essentielle et plus significative encore, preuve que la source de lumière vient du mystère et non de l’âme elle-même. Car, pour percevoir cette déficience, il faut que l’âme se saisisse dans sa référence au modèle. Le livre XV a pour but de mettre en valeur cette face d’ombre, cette inadéquation foncière de l’image par rapport à la Réalité transcendante qu’elle désigne sans l’égaler. Le dernier mot de cette recherche est l’affirmation du mystère. Il n’y a pas de connaissance plus authentique de Dieu que celle qui découvre combien Dieu est incompréhensible 1. Mais cette incompréhensibilité ne supprime pas la recherche, elle la stimule. Car la foi vit de cette dialectique de la connaissance et de l’amour : l’amour aspire à la connaissance, comme la connaissance intensifie l’amour : Dieu est «cherché pour être trouvé avec plus de douceur, il est trouvé pour être cherché avec plus d’ardeur 2». Faim toujours comblée et toujours renaissante, c’est cette nostalgie de Dieu issue de la foi qui explique cette longue recherche qui se poursuit des livres VIII à XV du de Trinitate.

Cette seconde partie du traité nous apparaît donc bien comme une œuvre théologique, voire mystique, un cas privilégié de ce qu’Augustin appelle l’intelligence de la foi, de ce que nous appellerions l’intelligence du mystère. Trois traits, pourrait-on dire, caractérisent la démarche d’Augustin.

1. La recherche demeure à l’intérieur de la foi. Le mystère en effet ne peut être éclairé du dehors. Il est la source de lumière : vouloir projeter sur lui une lumière d’emprunt serait méconnaître la trans-

1. De Trinitate, XV, 2, 2.

2. Ibid.

tendance de Dieu et la gratuité de la Révélation. D’ailleurs, lorsqu’il s’agit de la Trinité, nous ne trouvons dans l’ordre créé aucun concept valable, aucune expérience adéquate qui puisse englober le Créateur et la créature. Il n’y a qu’une Trinité : Augustin ne cesse de le redire tout au long du livre VIII. Dieu seul est semblable à lui-même. On peut dire de la Trinité ce qu’Augustin dit de la forme transcendante de justice, qui est comme une première révélation de Dieu : Quidquid… tale aspexeris, ipsa est : et non est quidquam tale, quoniam sola ipsa talis est, qualis ipsa est 1.

2. Comment dès lors un progrès de la connaissance est-il possible? La réponse ne fait pas de doute. Le mystère n’est éclairé que parce qu’il est éclairant et qu’il projette sur le créé, en particulier sur l’esprit, un reflet de sa propre lumière. L’image de Dieu se trouve dans le secret de notre âme, inaccessible à nous-mêmes : et ce secret ne sera pleinement dévoilé que lorsque l’âme aura atteint sa fin. Il commence cependant à l’être dès à présent, car la foi anticipe sur la vision, et la grâce sur la gloire. En commençant à aimer Dieu, nous commençons à devenir ce que nous devons être un jour et à découvrir les véritables dimensions de notre être spirituel. Il ne s’agit pas là seulement d’une ontologie d’ordre «naturel» — encore que cet aspect soit essentiel et fortement souligné par Augustin — mais encore d’une ontologie spirituelle, d’une transformation de l’âme par la grâce et la foi, car ce qui est dévoilé, c’est la trinité de la sagesse, en d’autres termes la structure trinitaire de l’âme dans sa relation vivante à Dieu et dans sa marche vers sa fin. C’est en aimant Dieu, d’un amour de charité, que l’âme découvre qu’elle s’aime elle-même; c’est en

1. De Trinitate, VIII, 6, 9.

connaissant Dieu, ou plutôt en se conformant à l’idée que Dieu a sur elle, que l’âme apprend à se connaître. Bref, c’est de l’adhésion au mystère que vient à l’âme la lumière sur elle-même. Toutes les autres expériences, en particulier celles du péché et de l’aliénation de l’esprit dans le sensible, sont interprétées du point de vue de la «sagesse», c’est-à-dire du point de vue chrétien. Le progrès dans la connaissance est lié à une transformation du connaissant, puisqu’il faut devenir semblable à Dieu pour le mieux connaître et se connaître soi-même.

3. S’étonnera-t-on dès lors que l’attitude d’Augustin soit celle d’un croyant, non celle d’un philosophe coupé des certitudes de la foi; non curiositas, mais studium sapientiae; non spéculation pure, mais réflexion alimentée par la prière. On ne pénètre dans l’intelligence de la Révélation qu’avec le secours de Dieu. La recherche s’ouvre par la prière : Deo supplicandum devotissima pietate, ut intellectum aperiat l... Elle se poursuit dans la prière, comme en témoignent les incises si souvent répétées : auxilium precantes, quantum tribuit, Deus adjuvabit, quantum datum est. Elle s’achève dans la prière. Car la dernière page du de Trinitate n’est pas un texte adventice, un repentir tardif, mais exprime en plénitude l’intention d’Augustin : «Dirigeant mes efforts d’après cette règle de foi, autant que je l’ai pu, autant que tu m’as donné de le pouvoir, je t’ai cherché; j’ai désiré de voir par l’intelligence ce que je croyais, et j’ai beaucoup étudié et travaillé… Ne permets pas que, par lassitude, je cesse de te chercher, mais fais que je cherche toujours ardemment ta face 1»

1. De Trinitate, VIII, Prooem., i.





LIVRE HUITIÈME L’INTELLIGENCE DU MYSTÈRE10



INTRODUCTION

Les personnes divines diffèrent par leurs relations, sont identiques en leur essence. Prologue. 1. Nous l’avons dit ailleurs : dans la Trinité, exprimer les caractères propres et distincts de chacune des personnes revient à exprimer leurs relations mutuelles. Ainsi parle-t-on du Père et du Fils, et de leur Don à tous deux l’Esprit saint : le Père n’est pas la Trinité, le Fils n’est pas la Trinité, ni la Trinité leur Don. Par contre, lorsqu’on exprime ce que sont les personnes considérées chacune en elle-même, on ne parle plus de trois au pluriel, mais d’une seule réalité : la Trinité même. Ainsi, le Père est Dieu, le Fils est Dieu, l’Esprit saint est Dieu; le Père est bon, le Fils est bon, l’Esprit saint est bon; le Père est tout-puissant, le Fils est tout-puissant, l’Esprit saint est tout-puissant. Et cependant il n’y a pas trois dieux, trois bons, trois tout-puissants, mais un seul Dieu, bon, tout-puissant, la Trinité même. Et il en va de même de tout autre attribut, quel qu’il soit, qui ne se dit pas des personnes considérées dans leurs relations mutuelles, mais de chaque personne considérée en elle-même. Car tous ces attributs se rapportent à l’essence, puisque, en Dieu, c’est être qu’être grand, qu’être bon, qu’être sage, et posséder tout autre attribut que l’on affirme de chaque personne considérée en soi, bien plus de la Trinité elle-même.

Si l’on parle de trois personnes ou de trois «substances», ce n’est pas pour faire entendre une diversité d’essence, mais c’est pour essayer de répondre d’un seul mot à cette question : qui sont ces trois ou que sont ces trois? Si parfaite est l’égalité au sein de la Trinité que non seulement le Père n’est pas plus grand que le Fils, en ce qui touche à la divinité, mais que le Père et le Fils ensemble ne sont pas une réalité plus grande que l’Esprit saint, ni chacune des trois personnes, quelle qu’elle soit, une réalité moins grande que la Trinité même.

Toutes ces vérités ont été dites : si, les tournant et les retournant, nous y revenons bien souvent, nous les rendons plus familières; mais encore faut-il y mettre un terme et supplier Dieu avec piété et grande dévotion d’ouvrir notre intelligence, d’écarter de notre recherche toute opiniâtreté, afin que notre âme puisse discerner l’essence de la vérité, pure de toute matière, de tout devenir. Maintenant donc, pour autant que le Créateur, étonnamment miséricordieux, nous viendra en aide, livrons-nous à cette étude que nous poursuivrons de façon plus intérieure que précédemment, encore qu’il s’agisse des mêmes vérités : cette règle sauve que, si quelque point reste encore obscur pour notre intelligence, nous ne laisserons pas d’y croire fermement.

Égalité des personnes. I. 2. Nous affirmons donc que, dans la Trinité, deux ou trois personnes ne sont pas une réalité plus grande qu’une seule d’entre elles. C’est ce que ne comprend pas le sens charnel : la raison en est que, s’il perçoit, comme il peut, la vérité des choses créées, il ne peut contempler la Vérité qui les a créées : s’il le pouvait, la lumière du soleil ne lui serait pas plus claire que ce que nous venons de dire. Dans la substance de la Vérité, et parce qu’elle seule existe véritablement, rien ne peut être plus grand sans être en même temps plus vrai. Or, en ce qui est intelligible et immuable, une chose n’est pas plus vraie qu’une autre, puisque tout est également immuablement éternel : ce qu’on y qualifie de grand est grand par cela même qu’il est véritablement. Voilà pourquoi, là où la grandeur est la vérité même, ce qui a plus de grandeur a nécessairement plus de vérité : et donc ce qui n’a pas plus de vérité n’a pas non plus plus de grandeur. Enfin, ce qui a plus de vérité est à coup sûr plus vrai, comme est plus grand ce qui a plus de grandeur : là donc, ce qu’est plus grand est aussi plus vrai.

Or, le Père et le Fils ensemble ne sont pas quelque chose de plus vrai que le Père seul ou le Fils seul. Les deux ensemble ne sont pas quelque chose de plus grand que chacun d’eux prit à part. Et comme l’Esprit saint, lui aussi, est également vrai, le Père et le Fils ensemble ne sont pas quelque chose de plus grand que l’Esprit, parce qu’ils ne sont pas quelque chose de plus vrai. De même, comme le Père et l’Esprit saint ensemble ne surpassent pas le Fils en vérité (ils ne sont pas en effet quelque chose de plus vrai) ils ne le surpassent pas non plus en grandeur. Ainsi encore, le Fils et l’Esprit saint ensemble ont le même degré de grandeur que le Père seul, parce qu’aussi le même degré de vérité. Ainsi encore, la Trinité même a le même degré de grandeur que chacune des personnes. Celui-là n’est pas plus grand qui n’est pas plus vrai, là où la vérité même est grandeur. Puisque, dans l’essence de la vérité, être, c’est être vrai; et qu’être grand est être : il s’ensuit qu’être vrai, c’est être grand. Et donc, là où il y a égalité de vérité, il y a aussi nécessairement égalité de grandeur.

Ire SECTION DIEU SOUVERAINE VÉRITÉ ET SOUVERAIN BIEN

Dieu connu comme Vérité.

II. 3. Dans l’ordre matériel au contraire, telle masse d’or et telle autre masse d’or peuvent être également or véritable, mais celle-ci plus grande que celle-là, parce que, dans cet ordre de choses, grandeur et vérité ne se confondent pas : ce sont deux choses d’être or et d’être une grande masse d’or. Il en est de même de la nature de l’âme. Dire qu’une âme est grande et dire qu’elle est vraie ne revient pas au même. On peut avoir une âme vraie sans être aussi une grande âme. C’est qu’un corps, c’est qu’une âme ne sont pas essentiellement la vérité, comme l’est la Trinité, Dieu un, unique, grand, vrai, véridique, vérité.

Ce Dieu, si nous nous efforçons de le penser, autant qu’il nous en fait la grâce et le don, n’allons pas nous le figurer en contact avec l’espace, enveloppant l’espace, une sorte d’être à trois corps : en lui, nul assemblage de pièces jointes, comme ce Géryon à trois corps dont parlent les fables; tout ce qui se présenterait de tel à la pensée, tout ce qui serait plus grand en trois qu’en un seul, moindre en un seul qu’en deux, n’hésitons pas à le rejeter : c’est dire que nous rejetons toute corporéité. Dans l’ordre spirituel, dès qu’une chose nous apparaît soumise au changement, disons-nous que ce n’est pas Dieu.

Ce n’est pas un mince savoir, lorsque, de ces profondeurs où nous sommes nous élevant jusqu’à cette cime, nous reprenons haleine, de pouvoir connaître déjà ce que Dieu n’est pas avant de connaître ce qu’il est. Il n’est certainement ni terre ni ciel, ni rien qui ressemble à la terre ou au ciel, rien de pareil à ce que nous voyons dans le ciel, rien de pareil à ce que nous n’y voyons pas et qui peut-être s’y trouve. Tu aurais beau accroître par la pensée la lumière du soleil, autant que tu le pourrais, soit en volume, soit en clarté, mille fois plus, à l’infini, ce ne serait pas Dieu. Et si l’on se représentait les Anges, ces esprits purs, qui animent des corps célestes, les meuvent et les dirigent au gré d’une volonté au service de Dieu; si même, ces Anges, eux qui sont des milliers de milliers (I Apoc., V, 11), on les réunissait tous pour n’en faire qu’un seul être : Dieu n’est rien de comparable. Quand bien même on parviendrait à se représenter ces esprits sans corps, difficulté bien grande pour nos pensées charnelles!

Comprends donc, si tu le peux, ô âme accablée par un corps sujet à corruption, chargée de pensées terrestres multiples et variées, comprends, si tu le peux, que Dieu est Vérité (Sap., ix, 15). Car il est écrit «que Dieu est lumière» (I Jean, I, 5), non la lumière que voient nos yeux, mais celle que voit le cœur, lorsque tu entends dire : c’est la vérité. Ne cherche pas à savoir ce qu’est la vérité : aussitôt viendraient à l’encontre les brumes obscures des images corporelles et le nuage des phantasmes. Ils troubleraient la clarté sereine qui du premier coup a irradié ton regard, quand j’ai dit : Vérité. Oui, du premier coup, tu es ébloui comme par un éclair, quand on dit : Vérité; mais restes-y, si tu le peux. Non, tu ne le peux pas; tu retombes dans l’accoutumé et le terrestre 1. Quel est donc, je te le demande, le poids qui t’entraîne, sinon celui des souillures que t’ont fait contracter la glu des passions et les errements de ton pèlerinage2?

Dieu connu comme souverain Bien.

III. 4. Une fois de plus, comprends, si tu le peux. Tu n’aimes certes que le bien. Car bonne est la terre avec ses hautes montagnes, ses collines mesurées, ses planes campagnes; bon, le domaine agréable et fertile; bonne, la maison vaste et claire, aux proportions harmonieuses; bon, le corps animal doué de vie; bon, l’air tempéré et salubre; bonne, la nourriture savoureuse et saine; bonne, la santé sans souffrances ni fatigues; bon, le visage de l’homme, harmonieux, enjoué, éclatant de fraîcheur; bon, le cœur de l’ami, la douceur de partager les mêmes sentiments, la foi de l’amitié; bon, l’homme juste, et bonnes, les richesses, car elles aident à se tirer d’embarras; bon, le ciel avec le soleil, la lune et les étoiles; bonne, la sainte obéissance des Anges; bonne, la parole qui instruit avec agrément et conseille judicieusement qui l’écoute; bon, le poème majestueux en son rythme comme en ses pensées. Que dire encore et toujours davantage? Ceci est bien, cela est bien. Supprime le ceci et le cela, et vois, si tu peux, le bien même : alors tu verras Dieu, qui ne tient pas sa bonté d’un autre bien, mais est la bonté de tout bien.

En effet, parmi tous ces biens — ceux que j’ai rappelés ou d’autres que l’on voit ou que l’on imagine, — nous ne pourrions pas dire que l’un est meilleur que l’autre, lorsque nous pensons juste, si n’était imprimée en nous la notion du bien même, règle de nos approbations, règle de nos préférences. C’est ainsi qu’il nous faut aimer Dieu : non point comme tel ou tel bien, mais comme le bien même11.

Tel est le bien de l’âme qu’il nous faut chercher; non celui qu’on survole par le jugement, mais celui auquel on s’attache par amour. Et quel est-il sinon Dieu? Non pas une âme bonne, non pas un ange bon, non pas un ciel bon, mais le Bien qui est bon.

Ce qui suit rendra peut-être plus facile l’intelligence de ce que je voudrais dire. Lorsque j’entends dire, par exemple, qu’une âme est bonne, il y a deux mots, et, de ces deux mots, je tire deux idées : d’une part, c’est une âme, d’autre part, elle est bonne. Pour être une âme, l’âme, d’elle-même, n’a rien fait : elle n’était pas encore pour se donner l’être; par contre, pour être une âme bonne, il faut, je le vois, qu’elle exerce sa volonté. Non que le fait même d’être une âme ne soit un bien : comment sans cela dirait-on, et dirait-on en toute vérité, qu’elle est préférable au corps? Mais on ne dit, pas encore qu’elle est une âme bonne, parce qu’il lui reste à exercer sa volonté pour devenir meilleure. Si elle ne s’en soucie pas, on lui en fait grief à juste titre, on dit avec raison qu’elle n’est pas bonne. Elle, diffère en effet de l’âme qui exerce sa volonté : comme celle-ci est louable, celle qui demeure inactive est blâmable. Si par contre l’âme s’applique à exercer sa volonté et devient une âme bonne, elle n’y peut parvenir sans se tourner vers quelque chose qui n’est pas elle. Vers quoi donc se tournera-t-elle pour devenir une âme bonne, sinon vers le bien, puisque c’est lui qu’elle aime, qu’elle désire, qu’elle atteint? Vient-elle à s’en détourner pour revenir en arrière, à cesser d’être bonne, le seul fait de se détourner du bien, à moins que ne demeure en elle ce bien dont elle se détourne, lui enlève tout moyen, si elle vient à vouloir s’amender, de se convertir à nouveau.

Bien absolu et bien participé.

5. Il n’y aurait donc pas de biens changeants, s’il n’y avait pas un bien immuable. Voilà pourquoi, lorsqu’on entend parler de tel ou tel bien, lequel, vu d’un autre biais, ne mérite pas le nom de bien : si on arrive à faire abstraction de ces biens, qui ne sont tels que par participation, pour voir le bien dont ils participent (car ce bien, on en a l’intelligence, au moment même où l’on entend parler de tel ou tel bien); si donc on arrive, faisant abstraction de ces biens, à voir le bien par lui-même, on voit Dieu. Et si l’on s’attache à lui par amour, du même coup on trouve le bonheur.

Quelle honte, si les choses ne méritent notre amour que parce qu’elles sont bonnes, de nous attacher à elles sans aimer le bien d’où elles tirent leur bonté! Même l’âme, par cela seul qu’elle est âme, avant même qu’elle ait acquis cette bonté qui lui vient de sa conversion vers le bien immuable, — l’âme, dis-je, en tant que telle, est pour nous un tel objet de complaisance que nous la préférons même à la lumière matérielle, quand nous nous faisons d’elle une idée juste : et pourtant elle ne nous plaît pas par elle-même, mais par l’idée d’après laquelle elle a été faite. Car nous ne la trouvons digne d’éloges, une fois créés, que parce que nous nous référons à l’idéal qui a présidé à sa création. Voilà la vérité, le bien sans mélange : il n’est rien d’autre que le bien même, et, par là, il est aussi le souverain bien. Car un bien ne saurait s’amoindrir ou s’accroître que s’il tient d’un autre bien sa propre bonté. L’âme se tourne donc, pour être bonne, vers ce bien auquel elle doit d’être une âme. Alors la volonté ratifie la nature pour parfaire l’âme dans le bien, lorsqu’est aimé, par conversion de la volonté, ce bien d’où provient aussi ce que l’âme ne peut perdre, même par aversion de la volonté. Car, en se détournant du bien souverain, l’âme cesse d’être bonne, mais elle ne cesse pas d’être une âme : et c’est déjà là un bien meilleur que le corps; et donc, la volonté ne perd que ce qu’elle acquiert. L’âme existait déjà pour vouloir se tourner vers celui dont elle tient l’être; mais pour vouloir être avant d’être, elle n’était pas encore. Tel est notre bien : celui où nous voyons qu’a dû ou doit être tout ce dont nous comprenons qu’il a dû ou doit être, — et celui où nous voyons que n’aurait pu être, s’il, n’avait dû être, cela même dont nous ne comprenons pas pourquoi il a dû être. Ce bien n’est pas loin de chacun de nous : en lui nous avons la vie, le mouvement et l’être (Act., xvii, 27, 28).



IIe SECTION COMMENT LA FOI A LA TRINITÉ EST-ELLE POSSIBLE?

Rôle purificateur de la foi.

IV. 6. Mais pour jouir pleinement de la présence de ce bien qui nous fait être et dont l’absence nous laisserait au non-être, il faut nous tenir auprès de lui, nous attacher à lui par amour. Tant que « nous marchons dans la loi, non dans la claire vision» (II Cor., V, 7), nous ne voyons pas encore Dieu «face à face» (I Cor., XIII, 12), comme dit l’Apôtre : pourtant, ce Dieu, si nous ne l’aimons dès maintenant, jamais nous ne le verrons.

Mais qui aime ce qu’il ignore? On peut connaître une chose et ne pas l’aimer : mais aimer une chose qu’on ne connaît pas, est-ce possible? Car, si c’est impossible, nul n’aime Dieu qu’il ne le connaisse. Et qu’est-ce que connaître Dieu, sinon le voir, le saisir fermement avec les yeux de l’esprit? Dieu n’est pas corps, pour être cherché avec des yeux de chair. Mais avant d’être en état de voir, de saisir Dieu, comme il peut être vu et saisi — privilège réservé aux cœurs purs : «bienheureux en effet a les cœurs purs, car ils verront Dieu» (Matth., V, 8), — si Dieu n’est aimé par la foi, le cœur ne pourra se purifier pour devenir capable et digne de le voir. Où sont donc ces trois vertus que l’échafaudage de tous les livres saints tend à édifier dans notre âme, la foi, l’espérance, la charité (I Cor., XIII, 13), sinon dans l’âme de celui qui croit ce qu’il ne voit pas encore, et qui espère et aime ce qu’il croit? On aime donc même celui qu’on ne connaît pas, en lequel on croit pourtant. Néanmoins il faut prendre garde qu’en croyant ce qu’elle ne voit pas, l’âme ne se figure ce qui n’est pas, qu’elle ne donne un faux objet à son espérance et à son amour. En ce cas, la charité ne viendra pas d’un cœur pur, d’une bonne conscience, d’une foi sans feinte : ce qui est le but du précepte, comme le dit encore l’Apôtre (I Tim., I, 5).

7. Chaque fois qu’au cours d’une lecture ou d’une conversation, nous accordons créance à des réalités sensibles que nous n’avons pas vues, notre âme fatalement se façonne, au hasard de ce qui se présente à l’imagination, une image de contours et de forme corporels. Que cette image réponde (le cas est rare) ou non à la réalité, l’important pour nous n’est pas d’y ajouter foi, mais d’atteindre une autre connaissance profitable, qui nous est suggérée par cette représentation.

Quel lecteur en effet, quel auditeur des écrits de l’Apôtre Paul ou de ce qu’on a écrit à son propos ne se figure en esprit et le visage de l’Apôtre et celui de tous ceux dont les Épîtres mentionnent le nom? Or, étant donné le grand nombre de ceux qui connaissent ces Épîtres, les uns se représentent d’une façon, les autres d’une autre, les traits et l’aspect physique de ces hommes. Lequel approche le plus de la vérité? Il est bien difficile de le dire. Mais ce qui intéresse notre foi, ce n’est pas de savoir quel visage ont eu ces hommes; c’est de savoir que par la grâce de Dieu ils ont mené la vie, accompli les actions qu’attestent les Écritures : voilà ce qu’il est utile de croire, ce qu’on ne doit pas désespérer, ce qu’on doit avoir le désir de connaître. Le visage du Seigneur lui-même varie à l’infini, selon les diverses représentations que chacun s’en fait : il était unique pourtant, quel qu’il fût. Mais ce qui est salutaire dans la foi que nous avons au Seigneur Jésus, ce ne sont pas ces représentations imaginatives, peut-être fort éloignées de la réalité : c’est ce que nous pensons de l’homme, de ce qui en lui répond à notre idée d’homme. Nous avons en effet, fixée en nous comme une règle, la notion de nature humaine, d’après laquelle nous savons aussitôt qu’est homme, formellement homme, tout être en qui nous la voyons se vérifier.

Connaissance impliquée dans la foi.

V. C’est sur cette notion que se forme notre pensée, lorsque nous croyons que Dieu, pour nous, s’est fait homme, en exemple d’humilité et pour nous faire connaître son amour à notre égard. L’important pour nous, en effet, est de croire, de maintenir fermement et inébranlablement en notre cœur, que cette humilité, qui a amené Dieu à naître d’une femme et, au milieu de si grands outrages, à se laisser conduire à la mort par des hommes mortels, est le suprême remède pour guérir l’enflure de notre orgueil et le sublime mystère pour dénouer le lien du péché. Il en est de même pour la force de ses miracles et de sa résurrection : parce que nous savons ce qu’est la toute-puissance, nous attribuons ces œuvres au Dieu tout-puissant; d’après la connaissance, innée ou acquise par l’expérience, que nous avons des espèces et des genres, nous jugeons des faits de cette sorte, afin que notre foi ne soit pas feinte.

Nous ne connaissons pas davantage le visage de la Vierge Marie qui, sans l’intervention d’aucun homme, restée intacte dans l’enfantement même, a miraculeusement mis au monde le Christ. Nous ne connaissons pas l’aspect physique de Lazare, nous n’avons vu ni Béthanie, ni le sépulcre, ni la pierre que le Seigneur fit retirer quand il le ressuscita, ni le tombeau nouvellement taillé dans le roc d’où lui-même ressuscita, ni le mont des Oliviers, d’où il monta au ciel. Aucun de nous n’a vu ces choses, nous ignorons complètement si elles sont comme nous les imaginons, et même nous estimons plus probables qu’elles ne le sont pas. Car si l’aspect d’un lieu, d’un homme, d’un corps quelconque s’offre à nos yeux tels qu’il s’offre à l’esprit quand nous l’imaginons avant de le voir, l’étrangeté de la chose nous surprend fort : une telle coïncidence n’arrive que rarement, presque jamais. Et cependant ces faits sont l’objet d’une foi très ferme, parce que nous nous les représentons d’après une notion spécifique et générique que nous tenons pour certaine. Nous croyons que le Seigneur Jésus-Christ est né d’une Vierge dont le nom est Marie. Ce qu’est une vierge, ce que c’est que naître, ce qu’est un nom propre, nous n’avons pas à y croire, nous le savons. Le visage de la Vierge Marie fut-il celui qui nous vient à l’esprit quand nous parlons de ces choses ou que nous y songeons, nous ne le savons nullement ni ne le croyons. Aussi avons-nous le droit de dire sans blesser la foi : «Peut-être la Vierge a-t-elle eu tel visage, peut-être non»; mais dire : «Peut-être le Christ est-il né d’une Vierge», cela, personne ne le pourra faire sans blesser la foi chrétienne.

Objection : la connaissance du Dieu Trinité.

8. C’est pourquoi désirant comprendre, autant qu’il nous est donné de le faire, l’éternité, l’égalité et l’unité de la Trinité, nous devons croire avant de comprendre et veiller à ce que notre foi soit sincère. C’est la Trinité qui doit faire notre joie, dans la béatitude; or, si nous croyons quelque chose de faux à son sujet, notre espérance sera vaine, notre charité ne sera pas chaste. Mais comment la foi nous permettra-t-elle d’aimer cette Trinité que nous ne connaissons pas? Est-ce grâce à cette connaissance des espèces et des genres qui nous permet d’aimer l’Apôtre Paul? L’Apôtre a pu n’avoir pas ce visage qui nous vient à l’esprit quand nous pensons à lui, nous pouvons être dans une ignorance complète sur ce point, nous savons du moins ce qu’est un homme. Sans aller bien loin, nous le sommes; lui-même l’a été; son âme, durant cette vie mortelle, a vécu associée à un corps; tout cela est clair. En somme nous croyons de lui ce que nous voyons en nous, puisque nous appartenons à cette espèce, à ce genre qui enveloppe également toute la nature humaine. Mais quelle connaissance générique ou spécifique avons-nous de cette transcendance de la Trinité? Comme s’il existait nombre de trinités semblables, dont nous connaîtrions quelques-unes par expérience, et que dès lors, grâce à une règle de similitude imprimée en nous ou grâce à une connaissance du genre ou de l’espèce, nous puissions croire que cette Trinité leur est semblable; qu’ainsi nous puissions aimer une réalité en laquelle nous croyons et que nous ne connaissons pas encore, du fait de sa similitude avec une réalité que nous connaissons! Il n’en est certainement pas ainsi. En est-il alors comme de l’amour que nous avons pour la Résurrection de Notre-Seigneur Jésus-Christ d’entre les morts, encore que nous n’ayons jamais vu ressusciter aucun d’eux? Est-ce ainsi que nous pouvons aimer par la foi la Trinité que nous ne voyons pas et dont nous n’avons jamais vu le semblable? Mais ce qu’est mourir, ce qu’est vivre, nous le savons fort bien : car d’une part nous vivons, d’autre part nous avons eu l’occasion de voir et savons par expérience ce qu’est un mort et un mourant. Or, ressusciter, qu’est-ce autre chose que revivre, revenir de la mort à la vie? Lors donc que nous disons et croyons qu’il y a une Trinité, nous savons ce qu’est une Trinité, parce que nous savons ce que c’est qu’être trois; mais ce n’est pas là ce que nous aimons. Une trinité en effet, il nous est facile de la trouver, quand nous le voulons, ne serait-ce, pour ne point parler du reste, qu’en jouant à la mourre avec trois doigts. Mais ce que nous aimons, ce n’est pas ce qu’est n’importe quelle trinité, c’est que cette Trinité est Dieu. Voilà donc ce que nous aimons dans la Trinité, c’est qu’elle est Dieu : or, nous n’avons pas vu, nous ne connaissons pas d’autre Dieu, car il n’y a qu’un Dieu, celui-là seul que nous n’avons pas vu encore et que nous aimons par la foi. Mais à partir de quelle similitude, de quelle comparaison avec des choses connues, croyons-nous en un Dieu que nous aimons avant même de le connaître, voilà la question.

Réponse : la connaissance de l’âme juste.

VI. 9. Revenons ensemble sur nos pas et examinons pourquoi nous aimons l’Apôtre. Est-ce parce que, grâce à l’idée de nature humaine, de nous fort bien connue, nous croyons qu’il a été homme? Assurément non. Autrement nous ne pourrions plus l’aimer aujourd’hui, étant donné qu’il n’est plus un homme : son âme (anima) a été séparée de son corPs.Or, ce que nous aimons en lui vit encore aujourd’hui, nous le croyons : nous aimons en effet une âme (animus) juste. Et à quelle règle générique ou spécifique nous référons-nous, sinon à la connaissance que nous avons et de ce qu’est une âme et de ce qu’est un juste?

Ce qu’est une âme (animus), nous prétendons le savoir et non sans fondement, puisque nous avons une âme nous aussi. Nous n’avons jamais vu une âme de nos yeux, nous ne nous en sommes pas formé une idée générique ou spécifique à partir d’une ressemblance entre plusieurs âmes que nous aurions vues : mais plutôt, comme je l’ai dit, nous le savons parce que nous aussi avons une âme. Est-il chose plus intimement connue, qui perçoive mieux sa propre existence, que ce par quoi nous percevons aussi tout le reste, je veux dire l’âme elle-même? Car même ces mouvements corporels qui nous font percevoir que vivent d’autres êtres que nous, nous les reconnaissons par analogie avec nous-mêmes : nous aussi, c’est grâce à la vie que nous mouvons notre corps, comme nous voyons se mouvoir ces autres corPs.En effet, lorsque se meut un corps vivant, aucune voie ne s’ouvre à nos yeux pour nous laisser apercevoir l’âme, réalité invisible au regard. Mais nous percevons qu’il y a, immanent à cette masse corporelle, un principe analogue à ce qui, en nous, meut pareillement notre masse : ce principe, c’est la vie et l’âme (anima). Et ce n’est pas là comme le privilège de la sagesse et de la raison humaines. Les bêtes, elles aussi, perçoivent que non seulement elles vivent elles-mêmes, mais encore que d’autres bêtes vivent en relation avec elles et que nous-mêmes nous vivons. Ce n’est pas qu’elles voient nos âmes (anima), mais, à partir des mouvements du corps, instantanément et avec la plus grande facilité, elles sentent par une sorte d’instinct naturel que nous vivons. L’âme (animus) de n’importe quel homme, c’est donc en fonction de la nôtre que nous la connaissons, en fonction de la nôtre que nous y croyons, lorsque nous ne la connaissons pas. Et non seulement nous percevons que nous avons une âme, mais encore nous pouvons savoir ce qu’est une âme en considérant la nôtre : c’est que nous avons une âme.

Mais d’où savons-nous ce qu’est un juste? Nous avons dit que notre seule raison d’aimer l’Apôtre, c’est qu’il est une âme juste. Nous savons donc ce qu’est un juste, comme nous savons ce qu’est une âme. Mais ce qu’est une âme, nous l’avons dit, nous le savons par nous-mêmes : puisqu’une âme est en nous. Par contre, ce qu’est un juste, d’où le savons-nous, si nous ne sommes justes? Si personne ne sait ce qu’est un juste, sinon celui qui est juste, personne n’aime le juste sinon le juste. On ne peut en effet aimer celui qu’on croit juste, précisément parce qu’on le croit tel, si l’on ignore ce qu’est un juste : en vertu de ce principe, nous avons montré ci-dessus que personne n’aime ce qu’il croit sans le voir, sinon d’après une règle de connaissance générique ou spécifique. Mais par là même, si seul le juste aime le juste, comment quelqu’un voudra-t-il être juste qui ne l’est pas encore? Car nul ne veut être ce qu’il n’aime pas. Pour devenir juste, alors qu’on ne l’est pas encore, il faut bien vouloir être juste; et pour le vouloir, il faut aimer le juste. Il aime donc le juste, celui-là même qui n’est pas encore juste. Or, il ne peut aimer le juste, celui qui ignore ce qu’est le juste. C’est donc qu’il sait ce qu’est le juste, celui-là même qui ne l’est pas encore.

D’où le sait-il? L’a-t-il vu de ses yeux? Y a-t-il un corps juste, comme il y a un corps blanc, noir, carré, rond? Qui oserait le dire? Non, avec les yeux, on ne peut voir que les corPs.Or, en l’homme, il n’y a de juste que l’âme : lorsqu’on parle d’un homme juste, on parle de l’âme, non du corPs.La justice est une sorte de beauté de l’âme, elle rend beaux les hommes, voire souvent corps contrefaits et difformes. Or, comme les yeux ne voient pas l’âme, ils ne voient pas davantage sa beauté. D’où sait-il donc ce qu’est le juste, celui qui ne l’est pas encore, et qui, pour le devenir, aime le juste? Est-ce que les mouvements du corps font éclater certains signes qui révèlent la justice de tel ou tel homme? Mais d’où sait-on que ces signes révèlent une âme juste, si l’on ignore complètement ce qu’est le juste? C’est donc qu’on le sait. Mais comment savons-nous ce qu’est le juste, alors même que nous ne le sommes pas? Si nous le voyons au-dehors, c’est que nous le voyons dans quelque objet corporel. Or, ce dont nous parlons n’est pas chose corporelle. C’est donc en nous que nous voyons ce qu’est le juste. Lorsque je cherche à en parler, je n’en trouve pas l’idée ailleurs qu’en moi-même, et si je demande à un autre ce qu’est le juste, c’est en lui-même qu’il cherche quoi répondre : et quiconque sur ce point peut répondre vrai, trouve en lui-même quoi répondre.

Supposons que je veuille parler de Carthage : c’est en moi que je cherche ce que j’en dirai, en moi que j’en trouve l’image (phantasia): mais, cette image, je l’ai reçue par le moyen de mon corps, par mes sens corporels. C’est une ville où j’ai été corporellement présent, que j’ai vue, perçue par mes sens, dont j’ai gardé le souvenir, en sorte que j’en trouve en moi un «verbe», lorsque j’en veux parler. Ce «verbe», c’est l’image (phantasia) que j’en garde dans ma mémoire : non pas ce son, ces trois syllabes que je prononce quand je nomme Carthage, ni même ce nom que je pense en silence durant un court espace de temps; non, c’est ce que je vois en mon âme pendant que je prononce ces trois syllabes ou même avant de les prononcer. De même, quand je veux parler d’Alexandrie que je n’ai jamais vue, j’en trouve en moi une représentation imaginaire (phantasma). Ayant souvent entendu dire et m’étant persuadé, sur la foi des descriptions qu’on a pu m’en faire, que c’était une grande ville, je m’en suis formé dans mon âme une image (imago), tant bien que mal : cette image, c’est son «verbe» en moi, quand j’en veux parler, avant que j’aie prononcé ces cinq syllabes, ce nom connu de «presque tous. Et cependant cette image (imago), si je pouvais la faire sortir de mon âme pour la produire aux yeux de ceux qui connaissent Alexandrie, ou, à coup sûr, ils me diraient tous : «ce n’est pas elle», ou, s’ils me disaient : «c’est bien elle», j’en serais fort étonné. J’aurais beau la contempler en esprit, elle ou plutôt l’image qui en serait comme la peinture, je n’en aurais pas une connaissance directe, mais je m’en rapporterais au témoignage de ceux qui l’ont vue et en gardent le souvenir.

Ce n’est pas ainsi que je cherche ce qu’est le juste, ainsi que je le trouve, que je vois ce qu’il est, quand je m’en explique; ainsi que l’on m’approuve, quand j’en parle; ainsi que j’approuve, quand j’en entends parler; ce n’est pas là chose que j’ai vue de mes yeux, que j’aie connue par mes sens, que je tienne de la bouche de ceux qui en ont une connaissance sensible. Lorsque je dis, et que je dis à bon escient : «l’âme juste est celle qui, réglant sa vie par la science et la raison, rend à chacun ce qui lui appartient1», je ne pense pas alors à une réalité absente, comme Carthage; je ne m’en fais pas une image approximative comme d’Alexandrie, que cette image réponde ou non à la vérité; mais je vois une réalité présente, je la vois en moi, encore que je ne sois pas ce que je vois; et maint homme qui m’en entendra parler me donnera son approbation. Et quiconque m’écoute et m’approuve en toute connaissance de cause, voit aussi lui-même en lui-même cette même réalité, quand bien même lui non plus ne serait pas ce qu’il voit. Par contre, le juste qui parle de la justice est lui-même ce qu’il voit et dit. Où le voit-il, si ce n’est en lui-même? À cela rien d’étonnant : où se verrait-il lui-même, si ce n’est en lui-même? Mais ce qui est étonnant, c’est qu’une âme voie en elle-même ce qu’elle ne voit nulle part ailleurs, qu’elle s’en fasse une idée exacte, qu’elle se fasse une idée exacte de l’âme juste et que, toute âme qu’elle soit, elle ne soit pas cette âme juste qu’elle voit en elle. Y aurait-il par hasard une autre âme, juste, dans l’âme qui n’est pas encore juste? S’il n’y en a pas, quelle âme voit-elle en elle, lorsqu’elle voit et dit ce qu’est une âme juste, qu’elle ne le voit pas ailleurs qu’en elle-même, et que pourtant elle-même n’est pas encore juste? Ce qu’elle voit, ne serait-ce pas cette vérité intérieure présente à l’âme capable de la voir? Mais toutes n’en sont pas capables : et celles qui le sont ne sont pas toutes ce qu’elles voient, autrement dit ne sont pas pour autant des âmes justes, lors même qu’elles sont capables de voir, de dire ce qu’est une âme juste. Et comment pourront-elles le devenir, sinon en s’attachant à cet idéal qu’elles voient, afin de se modeler sur lui pour devenir des âmes justes. Alors, elles ne se contenteront plus de voir, de dire qu’une âme est juste, lorsqu’elle règle sa vie et sa conduite par la science et la raison et distribue à chacun ce qui lui revient, mais encore elles s’efforceront elles-mêmes de vivre et de demeurer dans la justice, distribuant à chacun ce qui lui revient, en sorte qu’elles ne doivent rien à personne, sinon une mutuelle dilection (Rom., XIII, 8). Et comment s’attacher à cet idéal, sinon par amour? Pourquoi donc aimons-nous cet autre que nous croyons juste, et n’aimons-nous pas l’idéal où nous voyons ce qu’est une âme juste afin de pouvoir devenir justes nous aussi? Faut-il dire que l’amour de cet idéal est impliqué dans l’amour de celui qu’il nous fait aimer, mais que, tant que nous ne sommes pas justes, l’amour de cet idéal est trop faible pour nous donner la force de devenir justes nous-mêmes?

L’homme que l’on croit juste est donc aimé d’après cette vérité idéale que voit et saisit en soi-même celui qui aime. Mais cette vérité idéale, il n’y a pas d’autre raison de l’aimer qu’elle-même. Car en dehors d’elle il n’y a rien qui lui soit semblable, rien qui nous permette, lorsque nous ne la connaissons pas encore, de l’aimer par une connaissance de foi, en nous référant à ce quelque chose qui lui serait semblable. Non, tout ce qui nous apparaîtrait tel, c’est déjà elle : ou plutôt il n’y a rien de tel, parce que seule elle est telle qu’elle est elle-même.

Et donc, quiconque aime les hommes doit les aimer, parce qu’ils sont justes ou pour qu’ils soient justes. Ainsi doit-il s’aimer lui-même : parce qu’il est juste ou pour être juste. Alors il aime son prochain comme lui-même, sans danger. Qui s’aime autrement ne s’aime pas selon la justice, puisqu’il s’aime pour n’être pas juste, donc pour être mauvais : et voilà donc qu’il ne s’aime pas; en effet, «qui aime l’iniquité hait son âme» (Psaume X, 6).



IIIe SECTION CONNAISSANCE DE DIEU IMPLIQUÉE DANS L’AMOUR FRATERNEL

Nature du véritable amour.

VII. 10. Pour toutes ces raisons, le principal point à envisager, dans cette question de la Trinité et de la connaissance de Dieu qui fait l’objet de notre étude, n’est autre que la nature du véritable amour, disons mieux, la nature de l’amour; car il n’est d’amour digne de ce nom que véritable : le reste est convoitise. Et il n’y a pas moins d’abus à dire que les hommes de convoitise aiment qu’à dire hommes de convoitise ceux qui aiment. Or, le véritable amour, c’est de nous attacher à la vérité pour vivre dans la justice : méprisons donc toutes les choses mortelles par amour pour les hommes, amour qui nous fasse désirer qu’ils vivent dans la justice. Alors nous pourrons aller jusqu’à mourir pour le bien de nos frères, comme le Seigneur Jésus-Christ nous l’a enseigné par son exemple.

Bien qu’il y ait deux préceptes auxquels se rattachent toute la Loi et les Prophètes — l’amour de Dieu et l’amour du prochain (Matth., XXII, 37, 40) — ce n’est pas sans raison que l’Écriture, d’habitude, n’en mentionne qu’un pour les deux. Tantôt elle parle seulement de l’amour de Dieu. Témoin ce passage : «Nous savons que tout coopère au bien de ceux qui aiment Dieu» (Rom., VIII, 28); et celui-ci : «Tout homme qui aime Dieu est connu de lui» (I Cor., VIII, 3); ou encore : «Puisque la charité de Dieu est répandue dans nos cœurs par l’Esprit saint qui nous a été donné» (Rom., V, 5); et maint autre passage. Car aimer Dieu suppose nécessairement que l’on fasse ce que Dieu prescrit, et on aime dans la mesure où on le fait; cela suppose donc nécessairement aussi que l’on aime le prochain, puisque Dieu le prescrit.

Tantôt l’Écriture rappelle seulement l’amour du prochain. Témoin ce passage : «Portez les fardeaux les uns des autres; ainsi accomplirez-vous la loi du Christ» (Galates, VI, 2); ou encore ce texte : «Car toute la Loi est renfermée dans une seule parole : Tu aimeras ton prochain comme toi-même» (Id., V, 14); et, dans l’Évangile : «Tout ce que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-le leur aussi : là est la Loi et les Prophètes» (Matth., VII, 12). Et nous rencontrons dans les saintes Écritures maint autre passage, où seul l’amour du prochain semble requis pour la perfection, tandis que l’amour de Dieu est passé sous silence. Et pourtant la Loi et les Prophètes se rattachent à ce double précepte. Mais, cette fois encore, la raison de ce silence est que celui-là même qui aime le prochain aime nécessairement aussi, avant tout, l’amour même. Or, «Dieu est amour et qui demeure dans l’amour demeure en Dieu» (I Jean, XV, 16). Il s’ensuit donc nécessairement que d’abord il aime Dieu.

11. En conséquence, ceux qui cherchent Dieu par l’intermédiaire des puissances qui gouvernent le monde ou les parties du monde se voient entraînés loin de lui et rejetés à distance : non par l’éloignement du lieu, mais par la diversité des affections. Ils s’efforcent d’aller à l’extérieur et désertent leur intérieur à l’intime duquel est Dieu. Voilà pourquoi, lors même qu’ils entendent parler de quelque sainte Puissance céleste ou se la représentent tante bien que mal, ils convoitent avant tout son pouvoir qui étonne la faiblesse humaine, et n’imitent pas sa piété qui fait accéder au repos en Dieu. Ils aiment mieux, orgueilleusement, pouvoir ce que peut l’Ange, qu’être, pieusement, ce qu’est l’Ange. Car aucun saint ne se complaît dans sa propre puissance, mais dans la puissance de celui dont il tient un pouvoir qui s’exerce toujours avec sagesse. Il sait qu’il y a plus de puissance à s’unir au Tout-Puissant par une pieuse volonté qu’à chercher dans sa puissance et sa volonté propres un pouvoir capable de faire trembler ceux qui en sont privés. Ainsi s’expliquent les paroles du Seigneur Jésus-Christ qui, accomplissant lui-même de tels prodiges, provoquait l’admiration pour acheminer à de plus hautes vérités et tenait les esprits attentifs et en suspens par des miracles temporels pour les convertir aux réalités éternelles et intérieures : «Venez à moi», dit-il, «vous tous qui êtes accablés, et je vous soulagerai : prenez mon joug sur vous». Il ne dit pas : «Apprenez de moi que je ressuscite des morts de quatre jours», mais il dit : «Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur». Plus puissante et plus sûre est une inébranlable humilité qu’une grandeur gonflée de vent. Aussi le Seigneur ajoute-t-il : «Et vous trouverez le repos de vos âmes» (Matth., XI, 28, 29). Car «la charité n’enfle point» (I Cor., XIII, 4); «Dieu est amour» (I Jean, IV, 8) et «les fidèles se reposeront avec lui dans l’amour» (Sagesse, III, 9), rappelés du tumulte du dehors aux joies silencieuses. Voilà, «Dieu est amour» : pourquoi aller et courir au plus haut des cieux, au plus profond de la terre, à la recherche de celui qui est tout près de nous, si nous voulons être tout près de lui?

Celui qui aime son frère connaît Dieu.

VIII. 12. Que personne ne dise : je ne sais quoi aimer. Qu’il aime son frère, il aimera ce même amour. Il connaît mieux en effet l’amour dont il aime, que son frère qu’il aime. Et voilà dès lors que Dieu lui est mieux connu que son frère : beaucoup mieux connu, parce que plus présent; mieux connu, parce que plus intérieur; mieux connu, parce que plus certain. Embrasse le Dieu amour et tu embrasseras Dieu par amour. C’est ce même amour qui associe tous les bons Anges et tous les serviteurs de Dieu par le lien de la sainteté et qui nous unit mutuellement ensemble, eux et nous, en nous unissant à lui qui est au-dessus de nous. Plus nous sommes exempts de l’enflure de l’orgueil, plus nous sommes pleins d’amour. Et de quoi est-il plein, sinon de Dieu, celui qui est plein d’amour?

Mais, dira-t-on, je vois la charité; autant que je le puis, je fixe sur elle le regard de l’esprit; je crois à la parole de l’Écriture : «Dieu est charité. Qui demeure dans la charité demeure en Dieu» (I Jean, IV, 16). Mais quand je vois la charité, je ne vois pas en elle la Trinité. Eh bien si! tu vois la Trinité, quand tu vois la charité. Je vais m’efforcer, si je le puis, de te faire voir que tu vois : que la Trinité seulement nous assiste, pour que la charité nous meuve vers quelque bien.

Lorsque nous aimons la charité, nous l’aimons aimant quelque chose, par cela même que la charité aime quelque chose. Qu’aime donc la charité pour être aimée, elle aussi, comme charité? La charité, en effet, n’est pas, si elle n’aime rien. S’aimât-elle elle-même, il faut qu’elle aime autre chose pour s’aimer comme charité. Ainsi le mot, en signifiant quelque chose, se signifie aussi lui-même; mais le mot ne se signifie pas, s’il ne signifie qu’il signifie quelque chose. De même la charité : elle s’aime, certes; mais si elle ne s’aime pas comme aimant quelque chose, elle ne s’aime pas comme charité. Qu’aime donc la charité, sinon ce que nous aimons par charité? Or, cela, pour partir de ce que nous avons de plus proche, c’est notre frère. Remarquons à quel point l’Apôtre Jean nous recommande l’amour fraternel : «Celui qui aime son frère», dit-il, «demeure dans la lumière et le scandale n’est point en lui» (I Jean, II, 10). Il est clair que l’Apôtre met la perfection de la justice dans l’amour de chacun pour ses frères : car celui en qui il n’y a pas de scandale est parfait. Et cependant il semble passer sous silence l’amour de Dieu : ce qu’il ne ferait jamais, si dans la charité fraternelle elle-même il ne sous-entendait Dieu. Peu après, dans la même Épître, il dit en effet d’une façon on ne peut plus claire : «Mes bien-aimés, aimons-nous les uns les autres, car l’amour vient de Dieu : celui qui aime est né de Dieu et connaît Dieu; celui qui n’aime pas ne connaît pas Dieu, car Dieu est amour». Ce contexte est assez clair. Il montre que cette charité fraternelle — car la charité fraternelle est celle qui nous fait nous aimer les uns les autres — non seulement vient de Dieu, mais qu’elle est Dieu. Voilà ce que nous dit cette grande autorité. Par conséquent, en aimant notre frère selon l’amour, nous aimons notre frère selon Dieu. Il ne se peut faire que nous n’aimions avant tout cet amour, grâce auquel nous aimons notre frère. D’où nous concluons que ces deux préceptes ne peuvent exister l’un sans l’autre. Puisqu’en effet «Dieu est amour», celui-là aime certainement Dieu qui aime l’amour; or celui-là aime nécessairement l’amour, qui aime son frère. Aussi, peu après, l’Apôtre Jean dit-il : «Celui qui n’aime pas son frère qu’il voit ne peut aimer Dieu qu’il ne voit pas» (Id., IV, 7, 8, 20) : la raison qui l’empêche de voir Dieu, c’est qu’il n’aime pas son frère. Celui qui n’aime pas son frère n’est pas dans l’amour; et celui qui n’est pas dans l’amour n’est pas en Dieu, car Dieu est amour. En outre, celui qui n’est pas en Dieu n’est pas dans la lumière, car «Dieu est lumière et il n’y a pas en lui de ténèbres» (Id., I, 5). Celui donc qui n’est pas dans la lumière, quoi d’étonnant qu’il ne voie pas la lumière, autrement dit, qu’il ne voie pas Dieu, puisqu’il est dans les ténèbres? Il voit son frère d’une vue humaine, laquelle ne permet pas de voir Dieu. Mais si ce frère qu’il voit d’une vue humaine, il l’aimait d’une charité spirituelle, il verrait Dieu qui est la charité même, de cette vue intérieure qui permet de le voir. Ainsi donc, celui qui n’aime pas son frère qu’il voit, comment pourrait-il aimer Dieu qu’il ne voit pas, étant donné précisément que Dieu est amour et que cet amour fait défaut à celui qui n’aime pas son frère? Et qu’il ne soit plus question de savoir combien de charité nous devons à notre frère, combien à Dieu : incomparablement plus à Dieu qu’à nous, autant à nos frères qu’à nous-mêmes : or nous nous aimons d’autant plus nous-mêmes que nous aimons Dieu davantage. C’est donc d’une seule et même charité que nous aimons Dieu et le prochain : mais nous aimons Dieu pour lui-même, nous et le prochain pour Dieu.

On ne peut aimer une âme sainte sans aimer Dieu.

IX. 13. Quelle raison avons-nous donc, je le demande, de nous enflammer, quand nous entendons, quand nous lisons ce passage : «Voici maintenant le temps favorable; voici maintenant le jour du salut : nous ne donnons aucun scandale à qui que ce soit, afin que notre ministère ne soit pas un objet de blâme; mais nous nous rendons à tous égards recommandables comme des ministres de Dieu, par beaucoup de patience dans les tribulations, dans les nécessités, dans les angoisses, sous les coups, dans les prisons, dans les séditions, dans les travaux, dans les veilles, dans les jeûnes; par la pureté, par la science, par la longanimité, par la bonté, par l’Esprit saint, par une charité non feinte, par la parole de vérité, par la puissance de Dieu, par les armes de la justice à droite et à gauche; dans la gloire et l’ignominie, dans la mauvaise et la bonne réputation; étant regardés comme imposteurs, quoique sincères; comme inconnus, quoique bien connus; comme mourants, et voici que nous vivons; comme châtiés, quoique non mis à mort; comme tristes et nous sommes toujours joyeux; comme pauvres, et nous en enrichissons un grand nombre; comme n’ayant rien, et nous possédons tout» (II Cor., VI, 2-10). Quelle raison avons-nous de nous embraser pour l’amour de Paul, en lisant ces lignes? N’est-ce pas que nous croyons qu’il a vécu ainsi? Et pourtant, qu’il faille que les serviteurs de Dieu, vivent ainsi, nous ne le croyons pas sur le témoignage d’autrui, mais nous le voyons à l’intime de nous-mêmes, ou plutôt au-dessus de nous, dans la vérité même1. Ainsi donc, nous croyons que l’Apôtre a mené cette vie, mais nous l’aimons en vertu d’un idéal que nous voyons. Et si nous n’aimions d’abord et avant tout cet idéal de justice, toujours stable et immuable devant nos yeux, nous n’aimerions pas l’Apôtre précisément parce que, comme nous l’apprend la foi, il s’est attaché et conformé à cet idéal, durant sa vie dans la chair. Mais, je ne sais comment, la conviction qu’un autre a mené cette vie ravive notre amour pour cet idéal; et l’espérance que nous avons de pouvoir, nous aussi, tout homme que nous sommes, mener cette vie, du fait que d’autres l’ont fait, nous empêche de désespérer et rend à la fois nos désirs plus ardents et notre prière plus confiante. Ainsi l’amour de cet idéal, selon lequel nous croyons que d’autres ont vécu, nous fait aimer leur vie, — et d’autre part la vie que nous croyons qu’ils ont menée excite en nous un amour plus brûlant pour cet idéal : il en résulte que plus brûlant est notre amour pour Dieu, plus certaine et sereine est la vision que nous avons de lui; car c’est en Dieu que nous contemplons cet immuable idéal de justice, d’après lequel nous jugeons que tout homme doit vivre. Tel est le pouvoir de la foi pour nous faire connaître et aimer Dieu : non comme s’il échappait tout à fait à notre connaissance, tout à fait à notre amour, mais pour nous préparer à une connaissance plus lumineuse, à un plus vigoureux amour.



CONCLUSION

La trinité de l’amour vestige de la Trinité.

X. 14. Qu’est-ce donc que l’amour ou charité, tellement loué, tellement célébré par les divines Écritures, sinon l’amour du Bien?

Mais l’amour vient de quelqu’un qui aime, et par l’amour quelque chose est aimé. Et voici trois choses : celui qui aime, ce qui est aimé, et l’amour même. Qu’est-ce donc que l’amour, sinon une certaine vie qui unit deux êtres ou tend à les unir : celui qui aime et l’être qui est aimé? Il en est ainsi, même dans les amours extérieures et charnelles; mais pour puiser à une source plus pure et plus limpide, foulons aux pieds la chair et élevons-nous jusqu’à l’âme. Qu’aime l’âme dans un ami, sinon l’âme? Et voici donc trois choses : celui qui aime, ce qui est aimé, l’amour. Il nous reste à nous élever encore, à mener plus haut notre recherche, autant qu’il est donné à l’homme de le faire.

Mais pour l’instant, reposons un peu notre attention : non que nous estimions avoir trouvé ce que nous cherchons, mais comme se repose d’ordinaire celui qui a trouvé le lieu où il doit chercher quelque chose. Il ne l’a point trouvée encore, mais il a trouvé où la chercher. Que ces réflexions nous suffisent et nous soient comme le premier fil à partir duquel nous tisserons le reste de notre trame.



LIVRE NEUVIÈME. ÂME, CONNAISSANCE, AMOUR



La foi suscite la recherche de l’intelligence.

I. 1. Notre recherche porte sur la Trinité, non une trinité quelconque, mais la Trinité qui est Dieu, le vrai, suprême et seul Dieu. Patience donc, toi qui m’écoutes, qui que tu sois : car nous en sommes encore au stade de la recherche et personne n’a le droit de blâmer qui se livre à de telles recherches, pourvu que la recherche s’accompagne d’une foi inébranlable, en un domaine où il est si difficile de connaître et de s’exprimer. Celui au contraire qui serait trop affirmatif, il est juste que, sur-le-champ, celui-là, quel qu’il soit, le reprenne, qui, ou voit mieux, ou est mieux à même d’enseigner la vérité. «Cherchez Dieu», est-il dit, «et votre âme vivra» (Ps., LXVIII, 33). Et de peur que quelqu’un ne se félicite à la légère d’avoir en quelque sorte saisi la vérité : «Cherchez, est-il dit, cherchez toujours sa face» (Ps., CIV, 1). L’Apôtre dit à son tour : «Si quelqu’un croit savoir quelque chose, il ne sait pas encore comme on doit savoir. Mais quiconque aime Dieu, celui-là est connu de lui» (I Cor., VIII, 2, 3). Il ne dit pas : « Il connaît Dieu», ce qui est présomption dangereuse, mais bien : «Il est connu de lui». Ayant dit en un autre passage : «Nous qui maintenant connaissons Dieu», il se corrige aussitôt et dit : «ou plutôt qui sommes connus de lui» (Galat., IV, 9). Mais voici le passage le plus significatif : «Pour moi, mes frères, je ne pense pas l’avoir saisi, mais je ne fais qu’une chose : oubliant ce qui est derrière et m’étendant, par une tension de tout moi-même, vers ce qui est en avant, je cours droit au but pour remporter le prix auquel Dieu m’a appelé d’en haut en Jésus-Christ. Que ce soient là nos sentiments à nous tous qui sommes arrivés à l’âge d’homme» (Philipp., III, 13-15). La perfection en cette vie, d’après l’Apôtre, n’est pas autre chose que d’oublier ce qui est en arrière pour s’étendre, par une tension de tout soi-même, vers ce qui est en avant1. Cette tension dans la recherche est en effet le parti le plus sûr, tant que nous n’avons pas saisi ce vers quoi nous tendons et qui nous étend au-delà de nous-mêmes. Mais seule est droite la tension qui procède de la foi. C’est en effet la certitude de la foi qui est en quelque façon à l’origine de la connaissance; mais la certitude de la connaissance ne sera achevée qu’après cette vie, dans la vision face à face (I Cor., XIII, 12). Ayons donc l’intime conviction que le sentiment qui nous porte à chercher le vrai est plus sûr que celui qui nous fait présumer savoir ce que nous ne savons pas : ainsi cherchons comme devant trouver, et trouvons comme devant chercher encore. «Lorsque l’homme a achevé, c’est alors qu’il commence» (Eccli., xviii, 6). Sur les vérités à croire, jamais d’hésitation entachée d’infidélité; sur les vérités à comprendre, jamais d’affirmation téméraire. Là, il faut s’en tenir à l’autorité; ici, s’enquérir de la vérité.

Pour ce qui est de notre question, croyons que le Père, le Fils et l’Esprit saint sont un seul Dieu, créateur et régulateur de toute la création; que le Père n’est pas le Fils, que le Saint-Esprit n’est ni le Père ni le Fils; mais qu’ils sont une Trinité de personnes en relations mutuelles dans une unique et égale essence. Cherchons à comprendre cette vérité, en implorant le secours de celui que nous voulons comprendre; et, autant qu’il nous donnera de comprendre, essayons d’expliquer ce que nous aurons compris avec un sens religieux si attentif, si scrupuleux, que, à supposer même que nous commettions quelque confusion, nous ne disions rien qui ne soit digne de Dieu. Si par exemple nous disons du Père quelque chose qui ne lui convient pas en propre, que ce que nous affirmons convienne au moins au Fils, à l’Esprit saint ou à la Trinité même. Si nous attribuons au Fils ce qui ne lui convient pas en propre, que cela vaille au moins du Père, du Saint-Esprit ou de la Trinité. De même, si nous attribuons à l’Esprit saint une propriété qui ne lui convienne pas, qu’elle ne soit pas étrangère au Père, au Fils, ou au Dieu unique la Trinité même. Par exemple, désirons-nous savoir maintenant si l’Esprit saint est proprement cette incomparable charité : s’il ne l’est pas, c’est que le Père est charité, ou le Fils, ou la Trinité même, car nous ne pouvons résister à la certitude de la foi ni à la forte autorité de l’Écriture qui dit : «Dieu est charité» (I Jean, IV, 16); par contre, nous ne devons pas nous égarer dans l’erreur sacrilège qui nous ferait porter sur la Trinité une affirmation qui conviendrait non au Créateur, mais bien à la créature, ou qui serait le fruit des vaines fictions de l’imagination.



Ire SECTION L’ÂME, SA CONNAISSANCE, SON AMOUR

L’âme et son amour.

II. 2. Ce principe posé, soyons attentifs à ces trois choses que nous croyons avoir découvertes en nous. Nous ne parlons pas encore de la suprême Trinité — du Dieu Père, Fils et Saint-Esprit — mais de son image inadéquate, image néanmoins, l’homme : peut-être cette image est-elle quelque chose de plus familier et de plus accessible pour le faible regard de notre esprit.

Me voici, moi qui cherche. Quand j’aime un être, il y a trois choses : moi, ce que j’aime, et l’amour même. Car je n’aime pas l’amour, si je ne l’aime aimant : il n’est pas d’amour, où rien n’est aimé. Voilà donc trois choses : celui qui aime, ce qui est aimé, et l’amour. Mais quoi si je n’aime que moi, n’y aura-t-il pas que deux choses : ce que j’aime et l’amour? Quand on s’aime soi-même, celui qui aime et ce qui est aimé sont un même être : tout comme aimer et être aimé sont une même chose, quand quelqu’un s’aime. On exprime deux fois la même chose, quand on dit : il s’aime et il est aimé de soi. Car alors, aimer n’est pas autre chose qu’être aimé; tout comme celui qui aime n’est pas autre que celui qui est aimé. Mais il reste que l’amour et ce qui est aimé, même alors, sont deux choses. Car lorsqu’on s’aime soi-même, il n’y a d’amour que si l’amour même est aimé. Or s’aimer et aimer son amour sont choses différentes. L’amour n’est pas aimé, sinon aimant déjà quelque chose : où rien n’est aimé, il n’y a nul amour. Deux choses donc, «quand on s’aime : l’amour et ce qui est aimé. Car alors, le sujet et l’objet de l’amour né font qu’un. Il est donc illogique, semble-t-il, de conclure que, partout où il y a amour, il y a du fait même, trois choses.

Écartons de nos considérations les autres composantes de l’homme qui sont multiples; et pour jeter la plus grande clarté possible sur l’Objet présent de notre recherche, traitons de l’âme (mens) seule. L’âme, quand elle s’aime, manifeste deux choses : l’âme et l’amour. Qu’est-ce donc que s’aimer, sinon vouloir être présent à soi pour jouir (le soi). Et quand le vouloir-être est à la mesure de l’être, alors la volonté est adéquate à l’âme, et l’amour égal à celui qui aime. Or si l’amour est une substance, à coup sûr il n’est pas corps, mais esprit : l’âme non plus n’est pas corps, mais esprit. Cependant l’amour et l’Âme ne sont pas deux esprits, mais un seul : ni deux essences, mais une seule et pourtant il y a deux choses en une, sujet aimant et amour, on, équivalemment, objet aimé et amour. Ces deux choses sont relatives l’une à l’autre : car le sujet aimant est relatif à l’amour et l’amour au sujet aimant. Le sujet aimant aime par un amour et l’amour suppose un sujet aimant. Âme et esprit au contraire ne se disent pas relativement, mais désignent l’essence. Ce n’est pas en effet par leur appartenance à un homme que l’aine et l’esprit sont âme et esprit. Enlevez à l’homme ce qui le constitue, sa liaison au corps; enlevez donc le corPs.l’âme et l’esprit demeurent : par contre, enlevez le sujet aimant, il n’y a plus d’amour; enlevez l’amour, il n’y a plus de sujet qui aime. Ainsi donc, comme ternies relatifs, ils sont deux; mais, pris absolument, chacun se pose comme esprit et les deux ensembles comme un seul esprit; chacun commue âme et les deux ensembles comme une seule âme. Où trouver alors une trinité? Appliquons-nous le mieux possible; implorons la lumière éternelle d’illuminer nos ténèbres; et voyons en nous, autant qu’il nous est permis, l’image de Dieu.

L’âme et sa connaissance.

III. 3. L’âme ne peut s’aimer sans aussi se connaître : comment en effet aimer ce qu’on ignore? Dire : c’est à partir d’une connaissance générique ou spécifique que l’âme se croit semblable aux autres âmes qu’elle connaît par expérience et, grâce à cette connaissance, s’aime elle-même, c’est propos d’insensé. Comment l’âme connaît-elle une autre âme, si elle ne se connaît? L’œil du corps voit les yeux des autres et ne se voit pas : mais on ne peut dire qu’il en est de même de l’âme, qu’elle connaît l’âme des autres et ne se connaît pas elle-même. Par les yeux du corps, nous voyons des corps : les rayons qu’ils émettent et qui touchent les objets que nous regardons, nous ne pouvons les réfracter et les retourner sur eux-mêmes, à moins de regarder dans un miroir. Ces explications font l’objet de subtiles et obscures discussions, en attendant que soit démontré s’il en est ainsi ou non. Mais, quelle que soit cette force qui permet à nos yeux de voir, rayonnement ou autre phénomène, cette force, dis-je, ce n’est pas avec les yeux que nous pouvons la voir; mais c’est avec, l’esprit que nous cherchons et, s’il se peut, c’est encore avec l’esprit que nous comprenons l’explication de ce phénomène. Ainsi donc, de même que l’âme recueille au moyen des sens corporels les connaissances qu’elle a des réalités corporelles, de même les connaissances qu’elle a des réalités incorporelles, elle les recueille par elle-même. Elle se connaît donc aussi, elle-même par elle-même, étant incorporelle. Car, si elle ne se connaît, elle ne s’aime pas. […]





DENYS l’Aréopagite

Présentation

Au confluent du courant chrétien et du courant néo-platonicien

Denys l’Aréopagite12 qui fut considéré comme un disciple de saint Paul (d’où l’appellation à l’effet pervers de « pseudo-Denys »), est la plus influente des sources de l’Antiquité tardive reconnue par les mystiques chrétiens. Il faut attendre le XIXe siècle pour établir la date approximative d’apparition du corpus dionysien, postérieur à 482, antérieur aux auteurs qui le citent au début du VIe siècle13. L’auteur est probablement un moine d’origine syrienne, au confluent du courant chrétien et du courant néo-platonicien ; il aurait suivi les cours de Damascius 14 à Athènes peu avant que l’Académie ne soit fermée. Son œuvre complète est d’accès facile, vu sa relative brièveté 15. On y retrouve le thème, partagé avec Proclus, du Beau qui attire à lui l’âme dans le recueillement :

C’est cette Beauté qui produit toute convenance, toute amitié, toute communion, c’est cette Beauté qui produit toute unité et qui est principe universel, parce qu’elle produit et qu’elle meut tous les êtres ... [L’âme] se meut d’un mouvement circulaire lorsque, rentrant en soi-même, elle se détourne du monde extérieur, lorsqu’elle rassemble en les unifiant ses puissances d’intellection dans une concentration qui les garde de tout égarement, lorsqu’elle se détache de la multiplicité des objets extérieurs pour se recueillir d’abord en soi-même, puis, ayant atteint à l’unité intérieure, ayant unifié de façon parfaitement une l’unité de ses propres puissances, elle est conduite alors à ce Beau et Bien, qui transcende tout être, qui est sans principe et sans fin.16.

La puissance créatrice divine est la cause agissante cachée qui demeure hors du domaine parcouru par le mouvement circulaire (parfait) de l’âme, en quelque sorte un attracteur 17 de l’âme :

C’est par surabondance de bonté que la Cause universelle désire amoureusement tout être, opère en chacun, parachève toute perfection, conserve et tourne à soi toute réalité, que ce désir amoureux est en Dieu parfaite Bonté d’un Être bon, qui se réalise à travers le Bien même. Faiseur de Bien en toute chose, cet amoureux désir, préexistant de façon surabondante au cœur même du Bien, ne lui aurait pas permis de demeurer stérile et de se replier sur soi-même, mais il le met tout au contraire en branle pour qu’il agisse selon cette puissance surabondante d’universel engendrement.18.

En conférant la ressemblance divine aux créatures, Elle les ordonne selon une hiérarchie qui répand la lumière céleste :

Et il convient ... que les illuminateurs, intelligences plus transparentes que les autres et capables par elles-mêmes tout ensemble de participer à la lumière et de retransmettre cette participation, dans la bienheureuse splendeur d’une sainte plénitude, répandent cette lumière de toutes parts débordante sur ceux qui en sont dignes.19.

Cette vision hiérarchique est reprise chez certains mystiques pour rendre compte de la communication de la grâce dans la prière. Le modèle néo-platonicien des processions ou émanations s’accorde assez bien à l’expérience intime propre aux grandes religions monothéistes.

Elles l’adoptent sous la condition que soit préservé le dynamisme d’une circulation de la grâce ou énergie issue d’un Centre divin. Le modèle peut être présenté analogiquement à l’aide de belles images empruntées à l’optique, telle celle d’un cercle de miroirs reflétant les uns aux autres la lumière unique issue d’une flamme (divine) située en son centre.20.

L’influence de Denys est immense jusqu’à la fin du XVIIe siècle ; Mme Guyon, sensible à cette vision hiérarchique du monde, empruntant l’analogie « par transmission », déclare :

Si nous étions sans action, sans retour, sans réflexion et que nous fussions toujours ainsi exposés à Dieu en pure et nue foi, nous deviendrions des Séraphins. Les hommes de cette sorte ... consumés par la Divinité dont ils sont plus proches que les autres esprits bienheureux ... sont comme ces miroirs ardents [lentilles] qui, pénétrés des rayons du soleil, brûlent ce qui est au-dessous d’eux.21.

§



Voici quelques précisions appréciées glanées au sein de sources  ‘fondamentales’: le traducteur Gandillac, l’érudit Rocques, deux études du Dictionnaire de Spiritualité22. Je me garde de risquer quelque synthèse parce qu’il s’agit de préserver plutôt que de gloser leurs belles formulations.



Le philosophe historien Gandillac23

concède en 1943 :

Comme le notait M. Puech dans un cours inédit professé en 1931 à l'Ecole pratique des Hautes Etudes, la contemplation (theôria) telle qu'elle apparaît chez Plotin, comme « seul à seul » de l'âme directement unie à Dieu par la partie supérieure d'elle-même, celle qui échappe aux dégradations de l'agir (pratlein) et du faire (poiein), parait plus proche des états que décriront, au delà de leurs nuits ou de leurs dépouillements, les grands mystiques rhénans ou espagnols du quatorzième au seizième siècle, que de cette « theôria » qui forme le noyau central de chaque chapitre de la Hiérarchie ecclésiastique et qui consiste dans l'interprétation symbolique de chacun des rites de la liturgie chrétienne.



L’érudit René Roques

est déjà largement présent dans les DS II et III. Dans sa synthèse publiée en 1983 24 :

120

Unique dans son sujet, qui est Dieu, la science est unique aussi dans sa source et dans ses modalités : la science de Dieu ne peut venir aux intelligences que de Dieu seul et seulement dans les conditions fixées par Dieu lui-même.

125

Ce n'est pas tout. La science dionysienne a pour objet un Dieu personnel qui se révèle par son Verbe. Le chapitre II des Noms Divins expose la doctrine chrétienne de la Trinité et c'est à connaître ce Dieu un et trine que doit s'appliquer l'effort des intelligences. Elles ne pourront l'aborder ni comme une abstraction ni comme un objet, car il s'agit ici d'un vrai sujet ou, plus exactement, d'un sujet triple. C'est donc sur le mode des rapports entre personnes qu'une pareille connaissance deviendra possible, avec cette réserve toutefois que la notion de sujet, en Dieu, passe infiniment ce que nous pouvons concevoir et qu'elle échappe à nos forces naturelles. Il faudra donc qu'une initiative divine nous propose une connaissance à notre mesure ou qu'elle dilate nos intelligences aux dimensions surhumaines des vérités qu'elle nous propose. Et c'est pourquoi la science hiérarchique doit être conçue selon un mode éminent de relations personnelles entre un Dieu qui se révèle et des intelligences déiformes qui l'écoutent. Une telle connaissance n'est pas séparable de l'amour et c'est en effet l'amour de Dieu qui la rend possible et qui l'accomplit. Cet amour le fait se révéler lui-même aux intelligences humaines, d'abord par les (mot grec) de l'Ancien Testament, ensuite et surtout par le Verbe Incarné. En assumant notre nature, la deuxième personne divine s'est faite l'un de nous pour nous conduire tout ensemble à la science véritable et à la divinisation. Et c'est pourquoi Denys lui demande d'être son guide et son maître dans les exposés théologiques qu'il entreprend. Telles sont les conditions de la science dionysienne...

336

La notion de science n'est pas moins révélatrice des positions et des dépendances dionysiennes que les notions d'ordre et d'activité. Il n'y a de science que de Dieu et des choses divines. Cette pensée maîtresse du platonisme et de la gnose est aussi celle de saint Paul. Denys a retenu de la gnose, de la gnose hermétique surtout, la corrélation rigoureuse et même l'assimilation de la science et de la sainteté qui s'obtiennent par la prière et par la foi. La sainteté accède ainsi à une dignité que le rationalisme grec réservait d'ordinaire au savoir. Mais le savoir garde tous ses droits et, sur ce point encore, la pensée dionysienne est singulièrement voisine de celle des derniers néoplatoniciens.

338

Proclus commente le Timée et s'attarde à ses hypothèses astronomiques ; il commente les Éléments d'Euclide et il compose lui-même une Ébauche des positions astronomiques. Jamblique, de son côté, avait donné une explication théologique des dix premiers nombres. Pour Denys, il y a bien aussi correspondance entre sagesse et science. Mais celle-ci, pour être authentique et efficace, n'est pas tenue de s'attarder aux connaissances humaines ou cosmiques proprement dites. Elle vient exclusivement de Dieu et requiert seulement l'adhésion de l'intelligence qui la reçoit. Et c'est pourquoi sans doute, malgré la place qu'elle garde à la Elswpice, l'èrctariurn dionysienne marque à la fois une réduction et une libération vis-à-vis des notions platonicienne et néoplatonicienne de Science : elle n'impose plus au sage cette maîtrise de toutes les disciplines humaines, accessible seulement à la double aristocratie de la fortune et du rang social. La science dionysienne se communique à tous les ordres de la hiérarchie et n'a d'autre mesure ni d'autre condition que la conversion des intelligences.



Le Dictionnaire de spiritualité 25 

réserve une place majeure par d’amples études à Denys, le moine chrétien ‘passeur’ de l’Antiquité platonicienne au sein de la chrétienté, jusqu’à Fénelon:



Tome II26

col.1886

Dans ce premier sens, la contemplation dionysienne apparaît d'abord comme un refus. Les apports et les révélations du monde des formes et des sensations ne sauraient être retenus par l'intelligence à l'état brut et à titre définitif. Tels quels, ils recèlent plutôt des pièges qu'ils n'offrent de secours. Et c'est pourquoi le chapitre 4 de la Théologie mystique les écarte comme radicalement inadéquats aux réalités spirituelles dont ils veulent être les images. Mais les symboles peuvent être purifiés. Ils échappent alors aux condamnations de la Théologie mystique et entrent de plein droit dans le système éducatif des intelligences hiérarchiques

col.1892

l'affranchissement progressif des images et des schèmes permet à l'intelligence d'accéder à la contemplation et à la connaissance des noms intelligibles de Dieu. Un désir de nature nous porte à cette connaissance. Et le mouvement direct de notre âme nous fait passer du dehors au dedans, « de la bigarrure et de la multiplicité des symboles aux contemplations simples et unifiées», en d'autres termes, du sensible à l'intelligible. Mais la divinité est, par nature, « inaccessible à l'intelligence, au discours et à la contemplation ». Par suite, seuls une révélation et un secours divins pourront nous faire entrevoir les mystères spirituels qui nous dépassent.

col.1893

Le traité des Noms divins se propose justement la contemplation des attributs intelligibles de Dieu, tels que nous les présente la parole même de Dieu.

Qu'il s'agisse d'attributs intelligibles ou de symboles sensibles, la Theôria se trouve soumise à des conditions analogues. Elle doit éviter de ravaler Dieu au plan des concepts aussi bien qu'au plan des schèmes et des images, car les anthropomorphismes de l'intelligence sont aussi dangereux que les anthropomorphismes des sens. [...] Et de même que, dans l'ordre sensible, les symboles sans ressemblance offrent plus de sécurité que les symboles ressemblants, équivoques dans leur ressemblance même, pareillement la méthode négative paraîtra plus sûre que la méthode affirmative dont les plus hautes conquêtes risquent de masquer la divine visée. [...] Il faut que la méthode négative limite et corrige l'affirmation. La contemplation n'approchera Dieu qu'en reniant sans cesse ses propres élaborations intelligibles et en se reniant elle-même. Cette purification constante est la condition de sa vie et de son progrès, car les réductions et les corrections de la méthode négative ne sont que l'envers d'une affirmation plus profonde et plus pure : l'affirmation d'une Transcendance qui échappe à toutes nos catégories humaines. Les négations de la méthode apophatique ne doivent pas être entendues dans un sens privatif, mais dans un sens transcendant...

col.1894

Cette révélation de l'incognoscibilité divine présente bien des ressemblances avec les résultats de la théologie négative. Mais il subsiste entre théologie négative et contemplation mystique deux différences essentielles et d'ailleurs rattachées entre elles. La première, c'est que la théologie négative reste une démarche discursive de l'intelligence, tandis que la contemplation mystique se situe au delà du discours. La deuxième, c'est qu'il n'y a de théologie négative qu'en référence à une théologie affirmative dont elle limite et corrige les formulations. La contemplation mystique, au contraire, ne se réfère à aucune de ces démarches qu'elle suppose pourtant. Elle est pure vision immatérielle d'où les sens et l'intelligence sont radicalement exclus (cf MT ch. 5).

Précisons encore les conditions de la contemplation mystique en l'intégrant dans l'ensemble de la synthèse dionysienne. Jusqu'ici nous avons surtout envisagé les degrés de la Oecoptce sous leur aspect gnoséologique. Mais la dialectique de l'intelligence se double d'une dialectique de l'amour : l'amour divin et la lumière intelligible sont indissociablement unis et présents à tous les stades de la contemplation (la présence de l'amour à tous les degrés de la hiérarchie [col.1895] est établie par DN 713ad, qui rapporte les Hymnes érotiques de Hiérothée. La présence de la lumière intelligible à ces mêmes ordres hiérarchiques résulte de la doctrine même de l'illumination). Or, le propre de la contemplation mystique, c'est qu'elle consomme l'unification de l'intelligence, en ce sens d'abord que, toute dialectique étant dépassée et supprimée, l'intelligence n'est plus divisée dans sa perpétuelle reprise d'elle-même et de ses concepts inadéquats; ensuite et surtout parce que l'amour divin qui l'envahit est d'essence « extatique », qu'il l'arrache à ses conditions spatio-temporelles pour la mettre tout entière sous la dépendance et dans l'appartenance unificatrices de Dieu. Mais ce n'est pas tout. Il faut identifier complètement l'ultime démarche de l'intelligence qui se dépasse et l'ultime démarche de l'amour qui se dépossède, puisque la parfaite unité de l'âme nous interdit de maintenir à ce stade une distinction des facultés. La contemplation mystique arrache l'intelligence à la condition humaine pour la diviniser.

Dès lors, on ne saurait dire que la contemplation mystique soit active, au sens intellectuel et sensible de ce terme. Elle est passive: non point de cette passivité qui nous renverrait au mode de l'inertie et de la matérialité, mais de cette passivité surhumaine qui est « sympathie » et « synergie » divines. Pareille contemplation ne saurait être enseignée ni transmise par des moyens humains. C'est une contemplation de pure grâce, de type unitif, ineffable et transdiscursif, et qui n'est plus distincte de l'extase et du pur amour.

col.1898

Ce n'est pas tout. Par sa définition de l'extase, Denys se sépare encore d'Origène et de ses disciples, Grégoire de Nazianze et Évagre le Pontique. Pour ces derniers, le nous est, par nature, « capable » de Dieu. Ce qui lui est demandé, « ce n'est plus une sortie de soi [...] Le sommet de la vie spirituelle reste pour eux un état intellectuel.

L'extase dionysienne, au contraire, est véritablement une sortie des conditions humaines. Elle se situe au delà de l'intelligence (vain), au delà de la raison (À6yoç), au delà de tout effort et de toute prise nommables. Elle introduit dans notre organisme intellectuel et spirituel une rupture radicale, et l'état nouveau qu'elle nous procure ne présente absolument aucune commune mesure avec l'état antérieur dont elle nous tire ni avec l'état postérieur auquel elle nous restitue. Elle n'implique donc pas seulement la fuite du sensible et des représentations successives et discursives de l'intelli-[col.1899]gence, encore que cette fuite doive être présentée comme une condition de possibilité de toute extase.[...] Au delà des démarches purificatrices, l'extase est une véritable sortie de la condition humaine. Le mystique s'échappe à lui-même, s'abandonne tout entier lui-même, intelligence comprise : « La connaissance la plus divine de Dieu est celle qu'on acquiert par l'inconnaissance dans une union qui se situe au delà de l'intelligence, lorsque l'intelligence s'étant éloignée de tous les êtres, ensuite s'étant également détachée de soi, est unie aux rayons supra-lumineux.

col.1908

Le contact et l'union les plus intimes sont uniquement permis et réservés a ceux qui, après avoir rompu les barrières intelligibles, auront pénétré hardiment dans la ténèbre qui passe intelligence et discours. Rendu à ce sommet, le mystique ne saisit certes pas la Ténèbre divine, au sens rigoureux où cette Ténèbre est synonyme d'absolue transcendance et d'inconnaissable unicité. Pas davantage il ne s'unit à Dieu au point de perdre réellement sa propre personnalité. Mais il est parvenu à sa ténèbre mystique, c'est-à-dire à cet état d'inconnaisence ou de super-connaissance qui ne requiert plus l'intervention morcelante et successive de la pensée. Il « éprouve » tout dans l'unité, avec Dieu et en Dieu, au point que tombe, d'une certaine manière, la distinction d'objet et de sujet. Dans cet état, action et passion se confondent. La auvipysia et la crut/natta y trouvent à la fois leur réalisation la plus rigoureuse et leur identification la plus parfaite, bien que, dans cette expérience divine elle-même, l'absolue transcendance de Dieu s'impose toujours au mystique et lui apparaisse, avec une profondeur sans cesse accrue, comme essentiellement inaccessible et souverainement adorable.

col.1910

Conclusion. — En résumé, l'extase dionysienne .apparaît comme préparée par les diverses Osuiplcii et par l'effort de purification qu'imposent ces °sept= aux intelligences, à tous les stades de leur ascension spirituelle : schématisme sensible, contemplation liturgique et sacramentelle, contemplation intelligible des noms divins que corrigent et prolongent jusqu'au seuil de l'extase les démarches de plus en plus radicales de la théologie négative. Bien que Denys ait emprunté son vocabulaire extatique (à Philon et à Grégoire de Nysse, d'une part; à ses devanciers néoplatoniciens, de l'autre), sa doctrine se caractérise proprement par son extrême dépouillement, par la vigueur, voire par la violence de ses exigences négatives et par la brièveté voulue de ses descriptions. Essentiellement conçue comme rupture et négativité, l'extase impose à l'intelligence un abandon et un renoncement radicaux qui ne lui font pas seulement rejeter les produits de l'activité noétique, mais cette activité noétique elle-même. Acte ultime de l'intelligence qui se renonce, l'extase apparaît en même temps comme le plus haut sommet de l'amour qui se dépossède, bien que l'union divine à quoi parvient le mystique ne soit pas une [col.1911] suppression pure et simple de sa personnalité. C'est ce qu'illustre le symbolisme très épuré de la divine Ténèbre. Ce symbolisme a sa réplique dans la ténèbre de l'incon-naissance où pénètre le mystique par l'abandon de toutes ses facultés, sensibles et intellectuelles, et qui, sans lui faire saisir la transcendance comme telle, lui en donne cependant une révélation de type unitif, transcendante et interdite à nos modes humains de concevoir et de raisonner. Enfin, la conception dionysienne de l'extase semble se heurter aux thèses majeures-des Hiérarchies. Peut-être la doctrine du Verbe incarné, chef de toute hiérarchie, fournit-elle un principe de solution partielle. En fait, Denys n'a pas essayé de résoudre cette antinomie, à nos yeux capitale, mais qu'il n'a sans doute pas vivement ressentie lui-même et qu'en tout cas il n'a jamais formulée.



Tome III

col.256

...nous placerions volontiers la date de composition de ces écrits dans la période qui a immédiatement précédé leur première utilisation, c'est-à-dire dans le premier quart du 6e siècle, soit avant, soit après 510...

col.264

2. Le thème absolument essentiel de la contemplation et de l'extase selon Denys a été exposé ici même, t. 2, col. 1885-1911. La suite de notre développement supposera cette étude, qu'elle ne refera pas. Elle ne refera pas davantage l'exposé de la « théologie » et des « méthodes théologiques » selon Denys, qui a trouvé sa place dans cette même étude.

col.266

...à l'inégale conversion des intelligences qui s'ouvrent ou font obstacle aux dons divins « [Dieu] ne communique d'abord qu'une lueur modeste (mots grecs). Ensuite, quand [les intelligences] ont, pour ainsi dire, goûté à la lumière et qu'elles en désirent davantage (mots grecs), il se donne davantage et les illumine prodigieusement parce qu'elles ont beaucoup aimé (Luc 7, 47). Et il les tend toujours en avant, selon leur capacité d'ascension (phrase grec) » (DN [Noms divins] 700d-701a).

Ainsi, par une espèce de mouvement circulaire qui part de Dieu pour constituer et transfigurer les intelligences, qui retourne amoureusement des intelligences à Dieu, et de nouveau de Dieu aux intelligences, et ainsi de suite à l'infini, l'intelligence conquiert progressivement ses vraies dimensions, en s'élevant, d'une dtvocXoytoc et d'une auliti.s-cpia imparfaites, à la auti.p.erpi.cc et à l'ecvccXoyi.oc qui ont fait l'objet des idées et des vouloirs divins. Bien que présenté surtout sous le signe de l'ordre, l'univers dionysien se conquiert et s'unifie en permanence sous le signe de la liberté (L'Univers Dionysien [René Roques], p. 59-64).

col.276

1° Le baptême ou « sacrement » de l'illumination. — Avec toute la tradition de l'Église, Denys présente le baptême comme le sacrement de la naissance divine (grec et réf.) ou de l'illumination (ibid.). Il nous fait passer du monde profane, qui est celui du mal et des ténèbres, à l'univers lumineux de la hiérarchie. En nous conférant une existence divine, il nous permet d'agir divinement, et c'est pourquoi on ne saurait différer le baptême des enfants. Tout le symbolisme des rites du baptême est de mettre en relief cette signification fondamentale (EH 2, 3 : OmpEoc).

Mais il est un aspect aussi fondamental que Denys dégage avec beaucoup de netteté : c'est le caractère et la référence christologiques du baptême. [...] morceau le plus purement chrétien de toute l'oeuvre.

col.277

L'union qu'elle accomplit n'est pas seulement celle qui rattache à Dieu chacune des intelligences. Le sacrement de l'union (grec) est en même temps celui de l'assemblée (grec réf.). Et l'on rendrait peut-être assez bien ce double aspect de rapprochement spatial et d'union spirituelle en parlant de sacrement communautaire. Mais, s'il faut parler de communauté, on ne doit pas l'entendre en un sens exclusivement ni principalement horizontal. Les liens qui rassemblent entre eux les fidèles ne sont pas leurs propres liens; ils viennent d'ailleurs et se nouent plus haut. C'est de l'Un suprême que découlent toute unité et toute paix.

col.335

2° Un autre abbé bénédictin, devenu dans la suite simple moine cistercien, Guillaume de Saint—Thierry + vers 1148, a subi plus manifestement l'influence dionysienne. Gilson en a relevé chez lui l'indice quasi infaillible : « Le mot théophanie à peu près inévitable, dit-il; chez un écrivain qui a fréquenté Denys » (Théologie mystique de saint Bernard, p. 39, 224).

col.363

[Ruusbroec] 1) L'essence divine est au-dessus de tout concept humain : c'est-à-dire qu'elle est inconnaissable pour une pensée abstractive. Cette transcendance divine détermine intrinsèquement le champ de la connaissance humaine de Dieu, qu'on dépasse dans la vie annihilante (vernieutende leven) pour entrer positivement dans l'expérience essentielle que Dieu a de lui-même.

2) Dans la perspective trinitaire l'essence divine est incommensurable pour tout « mode » personnel, même divin : l'essence divine s'oppose diamétralement et complémentairement à la nature, qui est puissance d'acte et de fécondité, et aux personnes, qui sont actes dans leur opposition concrétisée.

col.386

Le contemplatif s'élève ver Dieu et s'unit à Lui d'un amour ardent sans aucune connaissance dans l'entendement [col; 387], sans autre moyen (c. 28). Cette vraie sagesse connue par ignorance (DN 7, 3, 872ab; 4061) est, en effet, l'oeuvre de Dieu seul qui veut se communiquer à l'esprit (mente) sans l'exercice de l'entendement. Il suit de là que l'âme se conduit « comme réceptive, non comme active, pour ce qui est d'entendre » (DN 7, 1, 865d implicite, 3853), tout don parfait venant du Père des lumières (Jae. 1, 17; cf CH 1, 1, 120b; 727-728). Cette sagesse, les philosophes ne l'ont jamais comprise, ni ceux qui mettent toute leur intelligence dans les choses corporelles et les phantasmes (MT 1, 2, 1000b; 5694 implicite). Elle est au-dessus de tous les dons infus quant à la manière dont elle élève la plus haute portion de l'âme à Dieu moyennant l'amour (MT 1, 3, 1000c; 5741 implicite). Denys dit (DN 7, 3, 872b, 4062) que cette sagesse atteint Dieu par l'amour sans spéculation, sans aucune image corporelle, d'une manière inexplicable (c. 28; éd. de Barcelone, 1857, p. 181). L'âme la plus simple peut y être élevée, s'il plaît à Dieu de la lui accorder selon la mesure de la disposition de chacun : car, à celui qui ne se prépare pas à la recevoir, cette sagesse ne sera jamais livrée (même remarque c. 44, 52, 62). Elle requiert la lumière de la foi et la présence dans l'âme de la grâce de charité, car elle est, selon l'expression de Denys au début de MT (1, 1, 997a; 5651), la sagesse suprême, le bien propre du vrai chrétien aimé de Dieu. Dans la 4e partie, Cisneros se réfère à Ep. 1, 1065a; 6064, 6073: connaître Dieu par la foi doit suffire au contemplatif ; tout ce qu'il voit dans la contemplation n'est pas vision de Dieu, car Dieu est senti et connu autrement, d'une manière qu'on ne saurait dire. Ajoutons, enfin, les citations implicites du traité de DN aux ch. 27 (le Bien Divin se communique; les perfections divines) et 34 : allusion à l'ascension de Moïse (MT 1, 3, 1001a; 577-578).

col.403

Rapprochons encore de la doctrine dionysienne ce passage de la Flamme :

"Oh, diras-tu, il n'entend rien distinctement et ainsi il ne pourra aller de l'avant. Au contraire, je te dis que s'il entendait distinctement, il n'irait pas en avant. La raison en est que Dieu, à qui l'entendement s'achemine, surpasse l'entendement, et partant l'entendement ne peut ni le comprendre, ni l'atteindre... C'est pourquoi tandis que l'entendement marche avec connaissance, tant s'en faut qu'il s'approche de Dieu, que plutôt il s'en éloigne. Il doit donc plutôt se séparer de soi-même et de son intelligence afin de s'approcher de Dieu, marchant avec foi, croyant sans comprendre. C'est de cette façon qu'il arrive à la perfection, parce que c'est par la foi qu'il s'unit à Dieu et non autrement. Et de Dieu s'approche plutôt l'âme qui n'entend point que celle qui entend (3, 48, p. 181-182; trad., p. 1052-1053)."

C'est là, en réalité, le principe fondamental de la mystique dionysienne.

La parenté des deux doctrines apparaît dans ce texte de DN :

"Aussi bien Dieu est-il connu à la fois en toutes choses et hors de toutes choses, et Dieu est-il connu tout ensemble par mode de connaissance, et par mode d'inconnaissance. Il est objet d'intellection, de raisonnement, de science, de contact, de sensation, d'opinion, d'imagination, d'appellation, etc, et pourtant il n'est saisi ni par l'intelligence, ni par le raisonnement, ni par la parole. Il n'est rien de ce qui est et on ne peut donc le connaître à travers rien de ce qui est, et il est pourtant tout en tout. Il n'est rien en rien...

Mais la manière de connaître Dieu qui est la plus digne de lui, c'est de le connaître par mode d'inconnaissance, dans une union qui dépasse toute intelligence, lorsque l'intelligence, détachée d'abord de tous les êtres, puis sortie d'elle-même, s'unit aux rayons plus lumineux que la lumière même et, grâce à ces rayons, resplendit là-haut dans l'insondable profondeur de la Sagesse (DN 7, 3, 872ab)."

col.414

3) L'admirateur le plus fervent et le disciple le plus fidèle de, Denys dans l'école carmélitaine est sans aucun doute José de Jésus-Marie (Quiroga), 15621629, dont nous avons déjà parlé. Il suffit de lire quelques pages de sa Subida del alma a Dios y entrada en el paraiso espiritual (Madrid, 1656-1659) pour s'en rendre compte.

col.419

La « caliginosité » ou « brouillard caligineux » de Jean [de Saint-Samson] n'est pas tout à fait semblable à la ténèbre de Denys. Elle en diffère en ce qu'elle n'est pas le lieu le plus haut de l'appréhension mystique, mais seulement un moyen, et pas « toujours le plus sûr » (Cabinet mystique, lere p., ch. 5, p. 157), d'accéder à « la très claire, très simple et très consolante lumière » (ch. 9, p. 178). Cependant, comme dans la Théologie mystique, cette caliginosité, appelée à la fois « obscure et ténébreuse » et « absolument lumineuse », est une obscurité de lumière. Elle est lumière, car elle est Dieu même qui se montre à l'âme et verse en elle toute lumière; et elle est ténèbre, surtout à l'entendement, obscurci et obténébré par la surabondance des illuminations infuses, car la Divinité se rend « obscure à l'âme » (Cabinet mystique, lere p., ch. 5, 9, 10). Ainsi l'entendement se trouve privé des formes et des images, il est plongé dans l'ignorance par rapport à Dieu, à soi-même, à toutes choses; cette suspension des puissances, Jean la considère comme une purification accordée à l'âme que Dieu veut détacher de toute propriété et assure qu'elle est utile surtout à ceux qui se sont livrés à de hautes spéculations et ont besoin d'être simplifiés. La ténèbre est donc pour eux un état encore inférieur et un moyen d'accéder à l'union sans différence. Déjà pourtant leur inconnaissance dépasse toute connaissance et leur entendement défaille devant la transcendance divine.

col.424

On sait que l'ursuline Marie de l'Incarnation elle-même + 1672 avait lu Denys (dans la traduction de Jean de Saint-François Goulu) et que l'influence de cette lecture sur son vocabulaire n'est pas négligeable. Voir, par exemple, son élévation sur la hiérarchie des anges (Écrits spirituels et historiques, éd. A. Jamet, t. 1, Paris 1929, p. 369-371), les notes de dom Jamet (t. 1, p. 156; t. 2, p. 68, etc) et la thèse de J. Klein, L'itinéraire mystique de la Vénérable Marie de l'Incarnation, Issoudun-Paris, 1938, p. 218-219.

col.429

Celui que Fénelon jugeait « un grand témoin de la tradition », « sublime dans sa métaphysique de l'être universel » (cité par Dudon, p. 56), est accablé par Bossuet. N'est-ce pas « l'auteur connu sous le nom de saint Denys Aréopagite » qui a « inspiré le langage exagératif » des spirituels (Instruction, 2e éd., Paris, 1697, p. 3, 233). C'est un art, chez Denys, continue Bossuet, « d'envelopper d'expressions magnifiques ou forcées » sa pensée ou celle qu'il emprunte. D'ailleurs, — et cet aveu est à enregistrer avec soin —, la doctrine du « chef des mystiques anciens et modernes » est commune : sa théologie négative est celle de Clément d'Alexandrie.

Les Noms divins (Ch. I, IV-VII)27

[585 A] Dédié au prêtre Timothée par le prêtre Denys.

CHAPITRE PREMIER

Quel est le propos de cet ouvrage et quelle la tradition concernant les noms divins.

§ 1. — [585 13] Après les Esquisses théologiques, j’ai dessein maintenant, heureux ami, dans la mesure de mes forces, d’entreprendre l’explication des Noms divins. Qu’ici encore notre loi soit celle qu’on a déjà définie d’après les textes saints : ne pas démontrer la vérité des paroles divines par des probabilités tirées d’une sagesse humaine, mais bien par une révélation de cette puissance qui vient aux théologiens de l’Esprit et qui nous fait adhérer sans parole et sans savoir aux réalités qui ne se disent ni ne se savent, unis à elles. à notre façon [585 A] au-delà (les puissances et des forces de la raison et de l’intelligence. C’est, en effet, une règle universelle qu’il faut éviter d’appliquer témérairement aucune parole, voire même aucune pensée à la Déité suressentielle et secrète, à l’exception de ce que nous ont révélé divinement les saintes Écritures. L’inconnaissance de cette Suressentialité même qui dépasse raison, pensée et essence, tel doit être l’objet de la science suressentielle; aussi ne devons-nous lever les yeux vers le haut que dans la mesure où se manifeste à nous le Rayon même des saintes paroles théarchiques, nous ceignant, pour recevoir les plus hautes lumières, de cette sobriété et de cette sainteté qui conviennent aux objets divins. S’il faut faire confiance, en effet, à une théologie toute sage et parfaitement vraie, c’est dans la mesure qui convient à chaque intelligence que les secrets divins se manifestent et se révèlent, puisque c’est la Bonté même de la Théarchie qui, dans sa justice salvatrice, offre divinement aux êtres mesurables, [588 B] comme une réalité infinie, sa propre incommensurabilité. Car, de même que les intelligibles ne sauraient être saisis ni contemplés par les sensibles, de même que les objets simples et non-modelés échappent à tout ce qui a forme et contour, et comme rien de ce qui a revêtu figure de corps ne peut toucher l’incorporel ni schématiser l’infigurable, — selon le même raisonnement véridique, toute essence est transcendée par l’Indéfini suressentiel, comme toute intelligence par l’Unité qui est au-delà de l’intelligence, et aucune raison discursive ne peut discourir de l’Un qui dépasse tout discours, ni aucune parole rien exprimer du Bien qui est au-dessus de toute parole, Monade unificatrice de toute monade, Essence suressentielle, Intelligence inintelligible et Parole ineffable, exempte de raison, d’intelligence et de nom, n’ayant d’être selon le mode d’aucun être, cause ontologique de tout être et en même temps, parce qu’elle est située au-delà de toute essence, totalement exclue de le catégorie de l’être, selon la révélation qu’elle fait d’elle-même dans sa maîtrise et son savoir.

§ 2. -- [588 C] Ainsi donc, comme on l’a dit déjà. à l’égard de la Déité suressentielle et secrète, il faut éviter toute parole, voire toute pensée téméraire, hors de ce que nous révèlent divinement les Saintes Écritures. Car c’est la Déité même qui, dans ces textes sacrés, a manifesté d’elle-même ce qui convenait à sa Bonté. Mais à tout être science et contemplation de sa nature intime restent parfaitement inaccessibles, car elle demeure séparée de tous les êtres de façon suressentielle. Et tu remarqueras que maints théologiens ne l’ont pas louée seulement en l’appelant invisible et indescriptible, mais encore inexplorable et indépistable, car ils n’ont laissé aucune trace, ceux-là qui ont pénétré jusqu’à sa secrète infinité. Et pourtant le Bien en soi ne demeure pas totalement incommunicable à tout être, car de sa propre initiative et comme convient à sa Bonté il manifeste continûment ce rayonnement suressentiel qui demeure en lui, en illuminant chaque créature proportionnellement à ses puissances réceptives, [588 D] et il entraîne vers lui les âmes saintes afin qu’elles le contemplent, qu’elles entrent en communion avec lui et qu’elles s’efforcent de lui ressembler; je parle de ces âmes qui tendent vers lui comme il leur est permis de le faire, sans sacrilège, dans le respect sacré qui lui est dû, [589 A] non de celles-là dont l’impuissante arrogance dépasse le mode de révélation divine qui leur fut concédé et qui était en harmonie avec leur situation, ni de celles qu’entraîne vers le bas leur propension au mal, mais bien de ces âmes qui, de façon ferme et constante, tendent les yeux vers le rayon qui les illumine, et qui, dans un élan amoureux proportionné aux lumières qu’elles ont reçues, avec une prudence sacrée, prennent leur vol vers lui sagement et saintement.

µ§ 3. — En nous soumettant à ces disciplines théarchiques, qui régissent jusqu’aux saintes légions des ordres (1) supracélestes, en ne touchant au secret de la Théarchie qui transcende l’intelligence et l’essence que par la sainte vénération d’un esprit libéré de toute curiosité, [589 B] en respectant l’Ineffable par notre sage silence, nous sommes entraînés alors jusqu’à ces lumières qui nous viennent des saintes Écritures et leur splendeur nous pousse aux louanges théarchiques, en nous illuminant d’un éclat qui n’est pas de ce monde, et en nous façonnant aux louanges saintes, de façon non seulement que nous accédions à ces lumières théarchiques que concèdent ces louanges à la mesure de nos capacités, mais encore que nous louions le Principe bienfaisant de toute sainte illumination, à la façon dont il s’est lui-même révélé dans les saintes Écritures. Ainsi dira-t-on, par exemple, qu’il est de toute réalité : Cause, Principe, Essence et Vie; pour toute créature déchue : Appel et Résurrection; pour ceux qui ont glissé jusqu’à perdre l’empreinte divine : Renouvellement et Réforme; pour ceux que meut un trouble impur : saint Affermissement; pour ceux qui demeurent fermes : Sécurité; pour ceux qui montent vers lui : Main secourable; [589 C] pour ceux qui reçoivent la lumière : Illumination; pour les parfaits : Principe de perfection; pour les déifiés : Théarchie; pour ceux qui deviennent simples : Simplicité; pour ceux qui s’unissent : Unité, c’est-à-dire Principe de tout principe situé suressentiellement au-delà de tout principe; et Transmission bienfaisante du secret, autant qu’il est permis sans sacrilège de le transmettre; et, pour tout dire enfin, Vie de tout vivant, Essence de tout être, Principe et Cause de toute vie et de toute essence, produisant et conservant dans sa bonté l’être de tout être.

§ 4. — [589 D] Voilà ce que nous enseignent les textes sacrés et tu pourras remarquer que les louanges saintes des théologiens consistent, pourrait-on dire, exclusivement à disposer les noms divins dans leurs paroles et leurs chants d’après les manifestations bienfaisantes de la Théarchie. Ainsi, presque chaque fois qu’il s’agit de théologie, nous voyons la Théarchie saintement louée, soit comme Monade et comme Unité, à cause du caractère de simplicité et d’unité de ce sublime Indivisible dont la puissance unifiante nous unifie nous-mêmes et rassemble d’une façon qui n’est pas de ce monde la division de nos altérités pour nous conduire ensemble à la monade conforme à Dieu et à cette unification qui a Dieu même pour modèle; soit comme [592 A] Trinité, à cause de la manifestation trois fois personnelle de cette Fécondité suressentielle d’où toute paternité, au ciel et sur terre, reçoit son être et son nom; soit comme Cause des êtres, parce que c’est sa Bonté faiseuse d’essence qui a produit l’être de toutes choses; soit comme Sage et Belle, parce que tout être conserve inaltérées les qualités propres à sa nature par l’immanence totale en lui d’une harmonie divine et d’une sainte beauté; soit comme Amour de prédilection pour l’homme, parce que c’est en toute vérité et de façon totale que la Déité s’est communiquée à notre nature par l’une de ses Personnes, appelant et haussant jusqu’à elle cette bassesse de l’homme, que Jésus, sans composition, assuma indiciblement, l’Éternel recevant ainsi extension temporelle et s’insérant par sa naissance jusqu’au fond de notre nature, lui qui échappe suressentiellement à tout ordre naturel, et cela tout en conservant immuable et sans mélange [592 B] tout ce qu’il possède en propre.

De ces lumières produites par une opération divine et de toutes les autres du même genre dont, selon les saintes Écritures, le don secret nous fut octroyé par nos maîtres inspirés, nous avons reçu à notre tour l’initiation, et voici que pour nous, proportionnellement à nos forces, à travers les voiles sacrés dont se recouvre la transmission des paroles saintes et des traditions hiérarchiques, l’amour de Dieu pour l’homme enveloppe l’intelligible dans le sensible, le suressentiel dans l’être, donne forme et façon à l’informable et à l’infaçonnable, et à travers une variété de symboles partiels multiplie et figure l’infigurable et merveilleuse Simplicité. Mais quand nous serons devenus incorruptibles et immortels et que nous aurons atteint au repos parfaitement bienheureux de ceux qui sont entièrement conformes au Christ, alors, nous disent les Écritures, «nous serons entièrement avec le Seigneur» (1), remplis d’une part dans nos toutes pures contemplations de sa manifestation visible [592 C] qui nous illuminera de ses très brillantes vibrations, faisant de nous ses disciples dans cette très divine métamorphose (2); mais participant d’autre part à son rayonnement intelligible par une intelligence libre de passions et dématérialisée et à cette union qui dépasse l’intelligence par l’étincellement d’une bienheureuse inconnaissance au sein de rayons plus lumineux que la lumière et par l’imitation toujours plus divine des intelligences supra-célestes; comme le dit, en effet, la sainte Écriture, «nous serons alors égaux aux anges et fils de Dieu, étant fils de la Résurrection» (3).

Pour l’instant, selon les dons que nous avons reçus, nous usons pour atteindre aux réalités divines des symboles qui nous sont propres et ce sont eux, une fois encore, qui nous élèvent, à la mesure de nos forces, à la vérité simple et une des spectacles intelligibles; usant pleinement de l’intuition que nous pouvons avoir de la forme divine, nous dépouillant de toute opération intellectuelle, [592 D] nous tendons, autant qu’il est permis sans sacrilège, vers ce Rayon suressentiel, qui contient de toute éternité, selon un mode dont c’est dire trop peu que de l’appeler ineffable, les termes de toute connaissance, ce Rayon qu’on ne saurait ni concevoir ni exprimer, ni saisir par aucune sorte de vision, car il est séparé de toutes choses; si c’est trop peu de le dire inconnaissable, il possède pourtant en lui d’avance de façon globale et suressentielle les définitions de toute connaissance et de toute puissance relatives aux essences; [593 A] sa puissance n’est accessible à aucune créature et son siège domine celui de toute créature supracéleste. Toute connaissance, en effet, porte sur un être. Or, tout être est limité. Le Rayon, par conséquent, qui est au-delà de toute essence, doit transcender aussi boute connaissance.

5. -- Si la Déité dépasse tout raisonnement et toute connaissance, absolument supérieure à l’intelligence et à l’essence, embrassant toutes choses et les rassemblant, les comprenant et les anticipant, mais elle-même inaccessible à toutes prises, si elle exclut et sensation et image et opinion et raisonnement et contact et science, comment pourrons-nous discuter sérieusement des noms qui conviennent aux réalités divines. [593 B] ayant d’abord montré que la Déité suressentielle échappe à toute expression et transcende tout nom?

Comme je l’ai dit déjà dans mes Esquisses théologiques, l’Un, l’Inconnaissable, le Suressentiel, le Bien en soi, Celui qui est, je veux dire l’Unitrinité, les trois Personnes également divines et bonnes, on ne peut les atteindre ni en paroles ni en pensées. Mais ces modes eux-mêmes ne sont pas moins indicibles et inconnaissables, qui conviennent aux anges, qui appartiennent aux saintes puissances et qu’il convient d’appeler soit des étincelles soit des dons venus du Bien supérieur à toute connaissance et plus lumineux que la lumière, modes qui n’appartiennent qu’à ceux des anges qui les méritent, au-delà même de la connaissance angélique. Quand ces intelligences, unies à Dieu autant qu’il est en leur pouvoir, sont devenues, à l’imitation des anges, conformes à Dieu (c’est lorsqu’elles ont renoncé à toute activité intellectuelle qu’advient, en effet, à ces âmes déifiées, l’union à la Lumière plus que divine); alors, seulement, elles [593 C] savent dire de cette Lumière la louange la plus capitale; en renonçant à tous les êtres, elles reçoivent l’illumination véritable et sublime de leur union bienheureuse à cette Lumière elle-même, et elles la célèbrent comme la Cause de tout être qui n’est elle-même aucun être, car elle transcende suressentiellement toute créature. Ainsi cette Théarchie suressentielle, située au-delà de la substance et du bien, qu’aucun de ceux qui aiment la Vérité transcendante à toute vérité ne se permette de la louer comme raison ou comme puissance, comme vie ou comme essence, mais qu’il la situe plutôt là où sont exclus et dépassés toute manière d’être, tout mouvement, toute vie, toute image, toute opinion, toute expression, toute raison, toute intelligence, toute essence, toute stabilité, tout principe, toute unité, toute limite, toute infinité, en un mot tout ce qui appartient à l’être. Mais puisqu’il est vrai qu’en tant que substance du Bien absolu elle est la Cause universelle, il faut la célébrer comme Providence, Principe théarchique de tout bien. [593 D], Car tout est fait pour elle et tout dépend d’elle, et elle précède tout, et tout subsiste en elle, et c’est parce qu’elle est que tout est produit et conservé et que tout tend vers elle, les êtres doués d’intelligence et de raison par mode de connaissance, les animaux inférieurs par voie de sensation, les autres êtres par un mouvement vital ou par une aptitude innée ou acquise.

6. — [596 A] Ainsi instruits, les théologiens la louent tout ensemble de n’avoir aucun nom et de les posséder tous. De n’avoir aucun nom, puisqu’ils rapportent que la Théarchie elle-même dans une des visions mystiques où elle se manifeste symboliquement, gourmanda celui qui lui demandait : «Quel est ton nom?», et, pour le détourner de toute connaissance capable de s’exprimer par un nom, lui parla ainsi : «Pourquoi me demander mon nom? Il est admirable.» Et n’est-il pas effectivement admirable, ce nom qui dépasse tout nom, ce nom anonyme, «transcendant à tout nom qui se nomme, en ce siècle, comme dans le siècle à venir»? D’avoir pluralité de noms, lorsqu’ils la décrivent ensuite disant d’elle-même : «Je suis Celui qui suis», ou encore Vie, Lumière, Dieu, Vérité; et quand les connaisseurs de Dieu célèbrent par des noms multiples la cause universelle de tout effet en partant de tous ses effets, comme Bonté, Beauté, Sagesse, comme [596 B] Digne d’amour, Dieu des dieux, Seigneur des seigneurs, Saint des saints, Eternel, Etre et Cause des âges, ou encore Chorège de vie, Sagesse, Intelligence, Raison, Science, comme Possession au suprême degré des trésors universels de toute connaissance, comme Puissance, Puissante, Roi des rois, Ancien des jours, comme Jeunesse éternelle et Immutabilité, comme Salut, comme Justice, comme Sanctification, comme Rédemption, comme surpassant toute grandeur et manifestée à l’homme à travers un vent léger. Ils affirment en outre que [ce Principe divin] appartient aux intelligences, aux âmes et aux corps, au ciel et sur terre, qu’il est ensemble identique dans l’identique, au sein de l’univers, autour de l’univers, au-delà de l’univers, au-delà du ciel, Suressentiel, [596 C] Soleil, Étoile, Feu, Eau, Esprit, Rosée, Nuée, Roc absolu, Pierre, en un mot tout ce qui est et rien de ce qui est.

7. — Ainsi donc à cette Cause de tout qui dépasse tout c’est à la fois l’anonymat qui convient et tous les noms de tous les êtres, afin d’assurer sa royauté universelle, pour que toutes choses dépendent d’elle et se fondent en elle comme en leur cause, comme en leur principe, comme en leur terme, afin qu’elle soit, comme il est écrit, toute en tous et qu’on ait raison de la célébrer comme Fondement universel, comme Source de tout principe, comme Perfection [596 D] et comme Suffisance, comme Conservation et comme Demeure, comme Conversion à soi-même, tout cela de façon unique, irrésistible, transcendante. Car elle n’est pas cause seulement de la conservation des êtres, de leur vie ou de leur achèvement, de façon à recevoir, selon cette fonction ou d’autres opérations de sa Providence, le nom de Bien au-delà de tout nom; [597 A], mais il faut ajouter qu’elle contient d’avance en soi tout être de façon simple et indéfinissable, par le don bienfaisant de sa parfaite et unique Providence, cause universelle, en sorte qu’on peut la louer et la nommer convenablement à partir de tout être.

8. — Au reste les théologiens ne célèbrent pas seulement les noms divins qui se tirent des Providences générales ou particulières, mais il advient encore que les apparitions divines qui se produisent dans les temples sacrés ou ailleurs, illuminant initiés et prophètes, leur suggèrent de nommer selon la diversité de ses fonctions causales et de ses puissances ce Bien supérieur à toute splendeur et à tout nom, et de lui attribuer des formes et des figures humaines, ou encore celles du feu ou de l’ambre. C’est ainsi qu’ils louent ses yeux et ses oreilles, ses cheveux, son visage, ses mains et ses épaules, ses ailes, [597 B] ses bras, son dos, ses pieds, qu’ils lui attribuent des couronnes et des trônes, des calices et des cratères, et tous ces emblèmes que nous tâcherons d’élucider autant que nous pourrons dans notre Théologie symbolique.

Pour le moment, recueillant dans les Écritures tout ce qui concerne notre propos présent, et usant de ces prolégomènes comme d’une règle impérative, passons à l’explication de ceux des noms divins qui appartiennent au domaine de l’intelligible, et, comme le prescrit à toute théologie le magistère ecclésiastique, initions-nous (au sens propre du terme) par un travail discursif, qui tend vers la vision divine, à des contemplations conformes à Dieu; ouvrons de saintes oreilles aux explications des saints noms de Dieu, situant, selon la tradition divine, les choses saintes en des lieux saints, et, [597 C] loin de les livrer aux railleries et aux injures des profanes, s’il se trouve de tels hommes, épargnons-leur plutôt cette lutte sacrilège. Prends bien garde à ces préceptes, excellent Timothée, et conforme-toi à la tradition la plus sacrée, ne révélant à des profanes, ni oralement ni d’aucune façon, les secrets divins. Pour moi, que Dieu m’accorde de célébrer de manière digne de lui la multitude des noms où s’exprime la bienfaisance de cette Déité qui dépasse tout nom et toute appellation, et puisse-t-il n’éloigner jamais de ma bouche la parole de vérité!



CHAPITRE IV.

[693 A] Du Bien, de la Lumière, du Beau, du Désir amoureux, de l’Extase, du Zèle. Que le mal n’est ni être ni ne dérive de l’être ni n’appartient aux êtres.

§ 1. — [693 B] Qu’il en soit donc comme on a dit : poursuivant notre raisonnement, passons maintenant à l’étude de cette dénomination de Bien, par quoi les théologiens définissent la Déité supra-divine, quand ils la considèrent dans son absolue transcendance, appelant, je crois, Bonté la substance même de la Théarchie et affirmant que l’être même du Bien, en tant que Bien essentiel, étend sa bonté à tout être. Comme notre soleil, en effet, sans réflexion ni dessein, mais en vertu de son être même, éclaire tout ce qui est en mesure, selon la proportion qui convient à chacun, de participer à cette lumière, — il en est certainement de même du Bien (car il dépasse le soleil comme dépasse une image imprécise l’archétype transcendant considéré dans sa propre substance) et c’est à tous les êtres que, proportionnellement à leurs forces, il distribue les rayons de son entière bonté. C’est à ces rayons que doivent de subsister, intelligibles ou intelligents, toutes les essences, toutes les puissances et tous les actes; c’est par eux qu’existent tous les êtres qui possèdent une vie indestructible et inaltérable, [693 C] tous ceux qui échappent à la mort, à la matière et au devenir, tous ceux qui se situent au-delà de la mutation instable, fluente et toujours génératrice de nouvelles diversités, tous ceux qui, incorporels et immatériels, ne sont objets que d’intellection, et qui, intelligents eux-mêmes, possèdent une intellection qui n’est pas de ce monde, car ils connaissent par illumination les raisons propres de tous les êtres et ils transmettent à leurs congénères leur propre savoir. [696 A] C’est également à la Bonté qu’ils doivent leur permanence et aussi leur stabilité, la conservation, la garde vigilante et le sanctuaire de leur bien propre. Et c’est parce qu’ils tendent vers le Bien en soi qu’ils existent eux-mêmes et qu’ils prospèrent, et c’est parce qu’ils se modèlent sur lui autant qu’il est en leur pouvoir qu’ils prennent ainsi la forme du Bien et qu’ils transmettent aux êtres qui ont rang au-dessous d’eux, selon la prescription d’une loi divine, les dons de toutes sortes qu’ils ont reçus du Bien.

§ 2. — C’est au Bien qu’ils doivent également de s’ordonner entre eux selon une hiérarchie qui n’est pas de ce monde, de rester intérieurement indivisés malgré leur mutuelle compénétration, de se distinguer les uns des autres sans aucune confusion; c’est le Bien qui confère aux intelligences inférieures [696 B] le pouvoir de tendre vers celles qui les surpassent, aux plus anciennes de veiller sur leurs subordonnées; c’est lui qui veille soigneusement sur les puissances propres à chacune, sur le cycle immuable de leurs révolutions intérieures, sur la permanence et la sublimité de leur tendance vers le Bien, et sur toutes ces prérogatives dont on a parlé dans le traité consacré aux propriétés et aux ordres angéliques. Tout ce qui concerne la hiérarchie céleste, les purifications qui conviennent aux anges, les illuminations qui ne sont pas de ce monde, ces opérations par quoi se parachève leur perfection angélique, tout cela procède de la Bonté qui est cause et source universelles et qui leur concède de recevoir ainsi la forme du Bien, de révéler la bonté latente en eux, de devenir vraiment des anges, c’est-à-dire en quelque sorte des colporteurs du Silence divin, comme des lumières révélatrices situées par l’Innaccessible pour le manifester au seuil même de son sanctuaire.

Ajoutons qu’au-dessous de ces intelligences saintes et vénérables [696 C] les âmes elles-mêmes et tous les biens propres aux âmes ne doivent pas moins leur bonté au Bien qui dépasse tout bien; c’est grâce à lui qu’elles sont douées d’intellection, que la vie appartient à leur essence et demeure en soi impérissable, et qu’elles peuvent approcher de la vie propre aux anges, conduits comme par d’excellents guides jusqu’au Principe bienfaisant de tout bien, participant ainsi, selon la mesure de leurs forces, aux illuminations qui jaillissent de là-haut et recevant autant qu’elles peuvent les dons de ceux qui ont revêtu la forme du Bien, et toutes ces autres prérogatives que nous avons énumérées dans notre traité De l’âme. Mais on peut aller plus loin encore, et s’il faut parler des âmes irrationnelles elles-mêmes, des âmes des animaux qui fendent l’air, de ceux qui marchent sur terre, de ceux qui rampent le long du sol, de ceux qui habitent les eaux, ou encore des amphibies et de ceux qui vivent enfouis et cachés, [696 G] et plus simplement de quiconque possède âme sensitive, c’est-à-dire vie, — c’est encore le Bien qui anime et vivifie tous ces êtres. Les plantes également ont toutes reçu de lui la force vitale nécessaire à leur nourriture et à leur croissance. Et il n’est pas même jusqu’aux essences privées d’âme et de vie qui ne doivent au Bien d’exister et de subsister dans l’identité de leur être propre.

§ 3. — [697 A], Mais si le Bien est transcendant à tout être, comme c’est en effet le cas, il faut dire alors que c’est l’informe qui donne forme, que c’est celui qui demeure en soi sans essence qui est le comble de l’essence, et la réalité sans vie vie suprême, et la réalité sans intelligence suprême sagesse, et ainsi de suite, car toute forme qui se nie du Bien signifie pour lui transcendance informatrice. Et si l’on ose ainsi parler, vers ce Bien supérieur à tout être il n’est pas jusqu’au non-être qui ne tende également, jaloux en quelque sorte de résider lui aussi dans le Bien proprement suressentiel par un total dépouillement.

§ 4. -- [697/3], Mais en poursuivant notre course nous avons omis en chemin de noter encore ceci le Bien est également cause des principes célestes et de leurs limitations, de cette substance qui ne croît ni ne décroît, exempte de toute mutation, et cause aussi du mouvement pour ainsi dire silencieux de l’immense route du ciel, de la disposition des astres, de leur harmonie, de leur lumière, de leur fixité et tout ensemble pour quelques-uns de la multiplicité de leurs courses vagabondes, et non moins de la trajectoire périodique entre les deux bornes stables de ces deux luminaires que l’Écriture qualifie de grands, qui définissent pour nous les jours et les nuits, qui mesurent les mois, et les années, qui limitent les mouvements cycliques du temps et de tout ce qui est soumis au temps, les dénombrent, les ordonnent et les conservent. Singulièrement quelles louanges ne ferait-on pas du rayonnement solaire? C’est du Bien, en effet, que lui vient la lumière et il est lui-même l’image du Bien. Aussi célèbre-t-on le Bien [697 C] en l’appelant Lumière, puisqu’à travers l’image c’est le modèle qui se révèle. De même en effet que la bonté propre à la Déité totalement transcendante pénètre toute essence, des plus hautes et des plus anciennes jusqu’aux dernières, bien qu’elle demeure elle-même au-delà des essences, puisque ni les plus hautes n’atteignent à sa transcendance ni les plus basses n’échappent à son domaine, en sorte qu’elle illumine tout ce qui peut recevoir sa lumière, qu’elle le façonne et lui donne vie, qu’elle le conserve et le perfectionne, qu’elle est la mesure de tout être, sa durée, son nombre, sa mesure, son extension, sa cause et sa fin, il en est ainsi également de l’image où se manifeste la Bonté divine, ce grand soleil qui est toute lumière et dont l’éclat ne cesse jamais, parce qu’il est un faible écho du Bien, et c’est lui qui éclaire tout ce qui peut être éclairé, c’est lui qui possède une lumière débordante et qui déverse sur la totalité du monde visible, à tous les échelons du haut en bas, l’éclat de son propre rayonnement. Et s’il advient que ceci ou cela n’ait point part à ce rayonnement, n’accusons aucunement l’insuffisance qualitative ou quantitative de la diffusion lumineuse elle-même, mais bien l’impuissance réceptive de ce qui est trop pauvre pour participer à la lumière. Certes, ils sont nombreux, les objets de cette sorte que dépassent les rayons lumineux pour éclairer ceux qui les suivent, et il n’est rien dans l’univers visible, où [700 A] n’atteins le soleil grâce au grand pouvoir de franchissement de son propre éclat.

Disons plus : c’est lui qui concourt à l’engendrement des corps sensibles; il les meut de façon à leur donner la vie, il les achève, les purifie et les renouvelle; sa lumière mesure les heures et les jours et dénombre pour nous toute réalité temporelle; et c’est déjà cette même lumière qui, selon le divin Moïse, bien qu’elle fût encore sans figure, définit les trois premiers jours de ce monde. Et de même que la Bonté convertit toutes choses à elles-mêmes, de même qu’en tant que Déité fondatrice et constituante elle est principe de rassemblement pour tout ce qui est dispersé, en sorte que tout tend vers elle comme vers son principe, son centre de cohésion, son parfait achèvement, de même que, selon les Écritures, c’est du Bien que tout reçoit structure et existence, comme mû par une cause absolument parfaite, où il n’est rien qui ne subsiste, [700 In protégé pour ainsi dire et pénétré de part en part par la Toute Puissance fondamentale, pôle, de toute conversion, où chaque chose trouve sa propre limite et vers quoi elles tendent toutes; par mode de connaissance si elles sont douées d’intelligence et de raison; par mode de sensation si elles sont douées de sensibilité; pour celles qui n’ont point de sens, par le mouvement naturel de l’instinct vital; pour celles enfin qui ne sont pas même vivantes et qui n’ont que l’être brut, par leur simple aptitude à recevoir la participation des essences, — ainsi, selon sa qualité d’image révélatrice, la lumière rassemble également et convertit à soi tout ce qui est, tout ce qui voit, tout ce qui se meut, tout ce qui s’éclaire, tout ce qui s’échauffe, et généralement tout ce (lui reçoit ses rayons. C’est pourquoi on l’appelle soleil (hélios) parce que par elle tout est concentré (aollès) et qu’elle rassemble le dispersé. Et c’est vers cette lumière que tendent toutes les réalités sensibles, pour recevoir d’elle soit la puissance de voir, soit le mouvement, l’éclairage, la chaleur [700 C] et plus généralement la conservation de l’être. Non certes que j’affirme à la façon des Anciens que le soleil, comme dieu et comme démiurge de l’univers, gouverne proprement le monde visible, mais «depuis la création du monde, les mystères invisibles de Dieu sont saisis par l’intelligence à travers les créatures, même sa Puissance et sa Divinité éternelles».

§ 5. — Mais tout cela appartient à la Théologie symbolique. Pour l’instant il nous appartient de célébrer le Bien sous le vocable de Lumière intelligible [700 D] et de dire que le Bien est appelé Lumière intelligible, car il emplit toutes les intelligences supra-célestes d’une lumière intelligible, car il chasse toute ignorance et toute erreur de toutes les âmes où il pénètre et leur fait don à toutes de sa sainte lumière, car il purifie les yeux de leur intelligence de la brume dont les couvre leur ignorance, car il réveille et fait lever les paupières à celles qu’assoupit le faix des ténèbres, car il leur donne d’abord un éclat modéré, puis, [701 A] lorsqu’elles ont pour ainsi dire goûté à la lumière et qu’elles en désirent davantage, il augmente leur part et les illumine excellemment, parce qu’«elles ont beaucoup aimé» (3), car enfin il ne cesse de les stimuler sur la voie du progrès à la mesure de leur effort personnel pour élever leur regard vers le haut.

§ 6. — On appelle donc Lumière intelligible ce Bien qui est au-delà de toute lumière, car il est source de tout rayonnement et il répand le trop-plein de sa lumière sur toute intelligence; qu’il s’agisse de celles qui dépassent ce monde, de celles qui l’enveloppent ou de celles qui y demeurent, c’est lui qui les illumine de toute sa plénitude, qui renouvelle leurs puissances d’intellection, qui les contient toutes dans son extension et toutes les dépasse par sa transcendance, qui synthétise enfin de façon simple, qui contient d’avance et conserve en soi l’entière maîtrise de la puissance illuminatrice. [701 13] Il est en effet principe de la lumière et c’est trop peu pourtant que de l’appeler lumière, rassemblant en soi et concentrant la totalité des êtres doués d’intelligence et de raison. Comme l’ignorance divise ceux qui se sont égarés, ainsi la présence de la lumière intelligible rassemble et réunit ceux qu’elle éclaire, elle les perfectionne, les convertit à l’Être absolu, et les détournant de la pluralité des conjectures, en ramenant la variété de leurs visions — ou plutôt de leurs imaginations — à une seule connaissance, véridique, purifiée, unifiée, et en les emplissant d’une lumière unique et unifiante.

§ 7. — [701 C] Ce Bien, les sains théologiens le célèbrent aussi en l’appelant Beau, Beauté, Amour, Aimable, et de tous autres noms divins convenant à cette fraîcheur qui est source de beauté et pleine de grâce. Assurément il ne faut pas confondre «beau» et «beauté» dès lors du moins qu’on ne considère pas cette Cause qui réunit tout en un; en tout être nous distinguons en effet participation et participé, appelant beau ce qui a part à la beauté et beauté la participation à cette cause qui fait la beauté de tout ce qui est beau. Mais s’il s’agit du Beau suressentiel, on l’appelle aussi Beauté, à cause de cette puissance d’embellissement qu’il dispense à tout être dans la mesure propre à chacun, et parce qu’à la façon de la lumière il fait rayonner sur toutes choses, pour les revêtir de beauté, les effusions de cette source rayonnante qui sourd de lui-même, parce qu’enfin il appelle (kalloun) tout à lui — aussi le nomme-t-on beau (kallos) — et qu’il rassemble au sein [le soi-même tout en tout. [701 D], Mais si on le nomme Beau, c’est en ce sens qu’ensemble il contient toute beauté et surpasse toute beauté, qu’il demeure éternellement beau, d’une beauté identique à soi-même et constante, qui ne naît ni ne périt, ne croît ni ne décroît, car il n’est point beau en ceci et laid en cela, ni tantôt beau et tantôt laid, ni beau selon les points de vue, les lieux ou [704 A] les façons de le considérer, mais bien plutôt d’une beauté constante, qui demeure la même en soi et pour soi, contenant d’avance en soi et de façon transcendante la source originelle de toute beauté.

Car dans cette nature simple et merveilleuse, commune à tout être beau, il n’est beauté ni beau qui ne préexiste sous forme unique comme en sa cause. C’est cette Beauté qui donne à chacun d’être beau selon la proportion qui lui appartient, c’est cette Beauté qui produit toute convenance, toute amitié, toute communion, c’est cette Beauté qui produit toute unité et qui est principe universel, parce qu’elle produit et qu’elle meut tous les êtres et qu’elle les conserve en leur donnant l’amoureux désir de leur propre beauté. Pour chacun, elle constitue donc et sa limite et l’objet de son amour, puisqu’elle est sa cause finale [car c’est en vue du Bien que tout se fait] et son modèle [car c’est à son image que tout se définit]. Aussi le Beau se confond-il avec le Bien, [704 B], car, quel que soit le motif qui meut les êtres, c’est toujours vers le Beau-et-Bien qu’ils tendent, et il n’est rien qui n’ait part au Beau-et-Bien. Il faudra pousser l’audace jusqu’à affirmer que le non-être participe lui aussi au même Beau-et-Bien, car c’est chose belle et bonne que de le célébrer en Dieu par la négation de tout attribut.

Ainsi cet Un tout ensemble beau et bon est cause de toute la pluralité des beaux et des biens. C’est grâce à lui que toutes choses subsistent dans leur essence, qu’elles sont unies et distinctes, identiques et opposées, semblables et dissemblables, que les contraires communient et que les éléments unis échappent à la confusion. C’est grâce à lui que les supérieurs exercent leur providence, que les égaux se lient les uns aux autres, que les intérieurs se convertissent, que tout conserve [704 C] immuablement unicité et stabilité. Et grâce à lui encore que, selon son mode propre, tout communie à tout, que les êtres sympathisent et qu’ils s’aiment sans se perdre les uns dans les autres; que tout s’harmonise, que les parties concordent au sein du tout et se lient indissolublement les unes aux autres; que les générations se succèdent sans répit; que les intelligences, les âmes et les corps demeurent ensemble stables et mobiles, car il est pour eux tout à la fois repos et mouvement, et, situé lui-même au-dessus des catégories du repos et du mouvement, c’est lui qui stabilise chaque être dans la raison qui lui convient et qui le meut selon le mouvement qui lui est propre.

§ 8. — [704 D] Le mouvement des intelligences divines est dit circulaire lorsqu’elles s’unissent à ces illuminations du Beau-et-Bien qui ne commencent ni ne cessent, — longitudinal lorsqu’elles condescendent à la providence de leurs subordonnées, car c’est alors en ligne droite qu’elles accomplissent toutes leurs opérations, — hélicoïdal enfin lorsque, tout en exerçant leur providence sur celles qui en ont besoin, elles demeurent tout ensemble [705 A] dans leur identité, et que, sans cesser de contempler le Beau-et-Bien qui est cause de cette identité, elles accomplissent leur incessante révolution.

§ 9. — L’âme elle aussi se meut. Elle se meut d’un mouvement circulaire lorsque, rentrant en soi-même, elle se détourne du monde extérieur, lorsqu’elle rassemble en les unifiant ses puissances d’intellection dans une concentration qui les garde de tout égarement, lorsqu’elle se détache de la multiplicité des objets extérieurs pour se recueillir d’abord en soi-même, puis, ayant atteint à l’unité intérieure, ayant unifié de façon parfaitement une l’unité de ses propres puissances, elle est conduite alors à ce Beau-et-Bien, qui transcende tout être, qui est sans principe et sans fin. L’âme se meut d’un mouvement hélicoïdal dans la mesure où l’illuminent selon son mode propre les connaissances divines, non certes par voie d’intuition intellectuelle [705 B] et dans l’unité, mais grâce à des raisons discursives et pour ainsi dire par des actes complexes et progressifs. Son mouvement enfin est longitudinal lorsque, plutôt que de rentrer en soi et de tendre à l’union intelligible, car alors son mouvement est circulaire comme on vient de le voir], elle se tourne vers les réalités qui l’entourent et prend appui sur le monde extérieur comme sur un ensemble complexe de multiples symboles pour s’élever à des contemplations simples et unifiées.

§ 10. — Or, si de tels mouvements se produisent, et ceux également qui concernent à travers le monde entier les objets sensibles, et plus encore si les choses demeurent en elles-mêmes, conservent leur repos et leur situation, tout cela tient à l’action productrice, conservatrice et délimitatrice du Beau-et-Bien, [705 C] qui se situe tout entier au-delà du repos et du mouvement. C’est pourquoi tout mouvement et tout repos procèdent de lui et résident en lui et tendent vers lui, et il est leur cause. Car c’est à partir de lui et grâce à lui que les intelligences et les âmes possèdent essence et vie, c’est à lui que tout dans la nature doit d’être dit petit, égal ou grand, c’est lui qui mesure tout être et détermine toute proportion, toute harmonie, tout mélange, c’est lui qui universellement détermine le tout et la partie, l’un et le multiple, la liaison des parties, la synthèse des multiplicités, la perfection des ensembles, la qualité, la quantité, la grandeur, l’infini, la comparaison et la distinction; il est le principe de tout infini, de tout fini et de tout défini, des ordres, des excellences, des éléments, des genres, de toute essence, de toute puissance, de tout acte, de toute disposition acquise, de toute sensation, de tout discours rationnel, de toute intuition intellectuelle, de toute saisie, de toute science, de «toute union. En un mot [705 D] tout être vient du Beau-et-Bon, subsiste au sein du Beau-et-Bon, se convertit au Beau-et-Bon. C’est au Beau-et-Bon que tout ce qui existe et tout ce qui devient doivent leur être et leur devenir, vers lui que tend tout regard, par lui que tout se meut et se conserve; de toutes choses il est ensemble fin et moyen; en lui réside le principe de toute exemplarité, de toute perfection, de toute production, de toute forme et de tout élément, et simplement tout principe quel qu’il soi, toute conservation, toute délimitation.

En bref, disons que [708 A] tout être procède du Beau-et-Bien, que tout non-être réside suressentiellement dans le Beau-et-Bien, car c’est là qu’est le principe de tout et cette limite dont c’est trop peu de dire qu’elle est principe et fin. Car, selon la sainte Écriture, «tout est de lui, par lui, en lui et pour lui». Ainsi tout tend vers le Beau-et-Bien, il est l’objet de tout désir amoureux et de tout amour charitable. C’est à travers le Beau-et-Bien, à cause du Beau-et-Bien que les êtres sont mutuellement amoureux les uns des autres, que les inférieurs se tournent vers les supérieurs, que ceux de même rang s’unissent à leurs semblables, que les supérieurs exercent leur providence à l’égard des inférieurs, chacun s’attachant en outre à son être propre et se conservant soi-même, et c’est parce qu’ils tendent tous ensemble vers le Beau-et-Bien qu’ils réalisent et décident leurs actes et leurs vouloirs. Osons dire plus encore; en toute vérité, c’est par surabondance de bonté que la Cause universelle [708 B] désire amoureusement tout être, opère en chacun, parachève toute perfection, conserve et tourne à soi toute réalité, que ce désir amoureux est en Dieu parfaite Bonté d’un Être bon, qui se réalise à travers le Bien même. Faiseur de bien en toute chose, cet amoureux désir, préexistant de façon surabondante au cœur même du Bien, ne lui aurait pas permis de demeurer stérile et de se replier sur soi-même, mais il le met tout au contraire en branle pour qu’il agisse selon cette puissance surabondante d’universel engendrement.

§ 11. — Mais qu’on n’imagine pas que nous allions contre l’Écriture en vénérant ce vocable de désir amoureux. Car je considère comme absurde et fâcheux de négliger l’importance du dessein au profit de l’expression verbale. [708 C] Ce n’est point ainsi qu’opèrent ceux qui veulent atteindre à l’intelligence des réalités divines, mais plutôt ceux qui ne perçoivent que des sons à l’état brut, sans les faire pénétrer au-delà de leurs oreilles, les maintenant à l’extérieur de leur intelligence, sans volonté de savoir ce que signifie telle ou telle expression ni comment il convient de l’éclairer par des synonymes plus explicites, se contentant de lettres et de traits inintelligibles, de syllabes et d’expressions qui ne sont point objet de connaissance, qui ne pénètrent pas jusqu’à la partie intellective de leur âme, mais bourdonnent simplement tout autour de leurs lèvres et de leurs oreilles, comme si, par exemple, ils nous refusaient le droit d’expliquer le nombre quatre, en disant : deux fois deux, ou la ligne droite en l’appelant figure rectilinéaire, ou terre maternelle en traduisant : patrie, et ainsi de suite pour toutes les locutions qui, avec des mots différents, signifient la même réalité. Il faut savoir, la raison nous l’impose, que, si nous usons de lettres et de syllabes, [708 D] de mots, d’écrits et d’arguments, c’est pour manifester notre pensée de façon sensible, en sorte que lorsque notre âme tend, en vertu de ses opérations intellectives, vers les intelligibles, vaines alors deviennent ces sensations ajoutées aux sensibles, et vaines aussi les puissances mêmes d’intellection quand l’âme a revêtu la forme divine et que, unie à elle par l’inconnaissance, elle se jette dans un élan aveugle sur les rayons de la Lumière inaccessible. Mais lorsqu’il s’agit pour l’intelligence de prendre appui sur le sensible pour s’efforcer d’atteindre à la contemplation [709 A] de l’intelligible, la préférence revient alors aux plus claires des traductions sensibles, aux arguments les plus évidents, aux visions les plus manifestes, car si cela même est déjà obscur qui s’offre aux sens, comment transmettraient-ils convenablement à l’intelligence l’objet de leur perception? Pour qu’on n’imagine pas qu’en soutenant cette thèse nous allions contre l’autorité des divines Écritures, ceux qui critiquent l’emploi de l’expression «désir amoureux» n’ont qu’à écouter cette parole du Sage : «Sois amoureux d’elle et elle le gardera; enveloppe-la et elle t’exaltera, honore-la pour qu’elle t’embrasse», et se rappeler tant d’autres passages où Dieu est célébré en termes érotiques.

§ 12. — Il a même paru à certains de nos auteurs sacrés que «désir amoureux» est un terme plus digne de Dieu qu’«amour charitable». [709 B] Car le divin Ignace a écrit : «C’est l’objet de mon désir amoureux qu’ils ont mis en croix». Et dans les livres préparatoires aux Écritures, tu trouveras cette parole appliquée à la Sagesse de Dieu : «J’ai désiré sa beauté». Il ne faut donc pas que ce vocabulaire érotique nous effarouche ni que les raisonneurs viennent nous en faire un épouvantail. Car il me paraît que les théologiens ont considéré comme synonymes «désir amoureux» et «amour charitable», mais en appliquant ces termes aux réalités divines, ils précisent bien qu’il s’agit de l’amour véritable, à cause des absurdes préjugés de ces hommes [qui s’attachent aux mots plutôt qu’aux choses]. Quand Dieu, en effet, a été célébré sous le nom d’Amour véritable, non seulement dans nos écrits, mais même par la sainte Écriture, la foule qui ne saisit pas qu’en Dieu le désir amoureux revêt la forme de l’unité, a glissé insensiblement jusqu’à cette sorte de désir qui lui est familière, désir morcelé, corporel, susceptible de partage; en ce cas, il ne s’agit plus d’amour véritable, mais d’une [709 C] image, ou plutôt d’une caricature de l’amour authentique. La foule, en effet, est incapable de comprendre le caractère indivisible et unitaire du désir divin. Et c’est pourquoi ce nom qui semble inconvenant au vulgaire n’en est pas moins attribué à la divine Sagesse, afin que la masse soit conduite et élevée jusqu’à l’intelligence du véritable amour, et se délivre des difficultés que ce terme présente à ses yeux. Lorsqu’il s’agit au contraire de nous-mêmes, c’est-à-dire d’êtres vils et susceptibles de pensées irrationnelles, on emploie un mot qui paraît mieux sonnant : «Ton amour charitable, dit l’Écriture, a fondu sur moi comme celui des femmes». Mais s’adressant à ceux qui savent entendre le vrai sens des paroles divines, les saints théologiens, pour leur révéler les secrets divins, attribuent même valeur aux deux expressions de charité et de désir. Car ils désignent tous deux une même puissance d’unification et de rassemblement, et plus encore de conservation, qui appartient de toute éternité au Beau-et-Bien grâce au Beau-et-Bien; [709 D] qui émane du Beau-et-Bien par le Beau-et-Bien; qui unit les uns aux autres les êtres de même rang; qui pousse les supérieurs à exercer leur providence à l’égard des inférieurs; qui convertit les inférieurs et les attache aux supérieurs.

§ 13. — [712A], Mais en Dieu le désir amoureux est extatique. Grâce à lui, les amoureux ne s’appartiennent plus; ils appartiennent à ceux qu’ils aiment. On le voit par l’exemple des plus élevés qui exercent leur providence à l’égard de leurs inférieurs, tandis que les êtres de rang égal s’unissent les uns aux autres et que les subordonnés se tournent de façon divine vers ceux du plus haut rang. Et c’est ainsi que le grand Paul, possédé par l’amour divin et prenant part à sa puissance extatique, dit d’une bouche inspirée «Je ne vis plus, c’est le Christ qui vit en moi», ce qui est bien le fait d’un homme que le désir a fait, comme il dit, sortir de soi pour pénétrer en Dieu et qui ne vit plus de sa vie propre, mais de la vie de Celui qu’il aime.

Osons ajouter ceci qui n’est pas moins vrai : Ce Dieu lui-même, qui est cause universelle et dont l’amoureux désir, à la fois beau et bon, s’étend à la totalité des êtres par la surabondance [712 B] de son amoureuse bonté, sort aussi de lui-même lorsqu’il exerce ses Providences à l’égard de tous les êtres et qu’en quelque façon il les captive par le sortilège de sa bonté, de sa charité et de son désir. C’est ainsi que, totalement et parfaitement transcendant, il ne condescend pas moins au soin de tous les êtres grâce à cette puissance extatique, suressentielle et indivisible qui lui appartient. Aussi les bons connaisseurs des secrets de Dieu parlent-ils de son ardeur jalouse, à cause de l’intensité de cet excellent désir amoureux qui s’étend à tous les êtres; parce qu’il convertit en ardeur jalouse le désir amoureux de ceux qui tendent vers lui, et qu’il manifeste lui-même une jalouse ardeur, comme si les êtres qui tendent vers lui étaient dignes de cette ardeur et dignes également de cette ardeur les êtres à l’égard de qui s’exerce sa Providence. Bref du Beau-et-Bien on a le droit de dire qu’il est objet de désir amoureux et qu’il est lui-même amoureux désir, que ces propriétés sont contenues d’avance dans le Beau-et-Bien, et que c’est au Beau-et-Bien qu’elles doivent être et devenir.

§ 14. — [712 C], Mais enfin que veulent dire les théologiens lorsqu’ils appellent Dieu tantôt désir et charité, tantôt digne d’un amoureux désir et d’une aimante charité? De l’amour il est la cause et, en quelque façon, le producteur et l’engendreur. Digne d’amour, il l’est par lui-même. C’est l’amour qui le meut et c’est parce qu’il est digne d’amour qu’il meut les autres; en sorte que tout ensemble à partir de soi-même et en direction de soi-même, il est promoteur et moteur. C’est pourquoi on l’appelle à la fois Aimable et Désirable, parce qu’il est Beau-et-Bon, Désir et Amour parce qu’il est une puissance qui meut et qui entraîne vers lui. Car, seul, il est absolument et en soi Beau-et-Bon, c’est lui-même qui, de soi-même, est manifestation de soi-même, bienfaisant procès de l’Unité transcendante, mouvement simple d’un amoureux désir qui se meut de soi-même et agit par soi-même; qui préexiste dans le Bien et déborde du Bien sur tout être avant de se retourner derechef vers le Bien. Il apparaît ainsi que le divin Désir [712 Di est en soi sans fin et sans principe, tel un cercle perpétuel, qui, grâce au Bien, à partir du Bien, au sein même du Bien et en vue du Bien, parcourt une parfaite orbite, demeurant identique à twi-même et conforme à son identité, [713 A] ne cessant ni de progresser ni de demeurer stable ni de revenir à son état premier. C’est ce que notre admirable initiateur aux secrets divins a divinement expliqué dans ses Hymnes érotiques, qu’il n’est pas inconvenant de rappeler ici et d’adjoindre comme un couronnement sacré à ce qu’on vient de dire du désir amoureux.

§ 15. — Extrait des Hymnes érotiques du très saint Hiérothée. — «Par désir amoureux, qu’on parle de celui qui appartient à Dieu, ou aux anges ou aux intelligences [713 B] ou aux âmes ou aux natures, nous entendons une puissance d’unification et de connexion, qui pousse les êtres supérieurs à exercer leur providence à l’égard des inférieurs, ceux de rang égal à entretenir de mutuelles relations, ceux qui sont en bas de l’échelle à se tourner vers ceux qui ont plus de force et qui se situent au-dessus d’eux.»

§ 16. — Autre extrait de ces mêmes Hymnes érotiques. — «De l’Amour unique dépendent toute une série de désirs amoureux dont nous avons recensé l’ordre, disant tour à tour quelles sont les connaissances et les puissances de ces désirs, qu’ils appartiennent au monde ou qu’ils ne soient pas de ce monde, [713 C] en quoi excellent, selon la raison qu’on a donnée, les ordres et les hiérarchies des désirs intelligents et intelligibles, parmi lesquels, dominant tous les amours parfaitement beaux et appartenant à l’ordre intelligible, ceux dont le mouvement est spontané et qui sont réellement divins constituent l’objet propre de nos louanges. Il nous reste maintenant à ramener tous ces désirs à l’Amour qui les contient tous en son unité; partant de cette pluralité, réunissons et rassemblons tout désir amoureux dans Celui qui est leur père commun, et pour cela réduisons d’abord à deux l’ensemble des puissances érotiques, sur lesquelles règne, de façon absolue, en tant que fondement primitif, la Cause insaisissable de tout désir amoureux, transcendante elle-même à tout désir amoureux, objet suprême vers quoi tend l’amour de tout être quel qu’il soit, conformément à sa nature propre.»

§ 17. — [713 D] Autre extrait des mêmes Hymnes érotiques. — «Mais ramenons derechef toutes ces puissances à l’unité et disons qu’il n’existe qu’une Puissance simple, productrice d’union et de cohésion, qui est le principe spontané de son propre mouvement, et qui du Bien jusqu’au dernier des êtres, puis de nouveau de cet être même jusqu’au Bien, parcourt sa révolution cyclique à travers tous les échelons, à partir de soi, à travers soi et jusqu’à soi, sans que cesse jamais, identique à soi-même,, cette révolution sur soi-même.»

§ 18. — On répondra peut-être : si le Beau-et-Bien est pour tout être objet d’amoureux désir, but de toute tendance et de tout amour charitable, s’il n’est pas, en effet, [716 A] jusqu’au non-être, comme on l’a vu, qui ne tende vers lui et qui ne désire subsister en quelque façon en lui, car c’est lui également qui donne forme à l’informe et c’est de lui que, suressentiellement, le non-être tire son nom et son existence, — comment se fait-il alors que la multitude des démons, au lieu de tendre vers le Beau-et-Bien, attachée au contraire à la matière et déchue de cette permanente tendance vers le Bien qui convient à des anges, devienne la cause de tout mal, et pour soi et pour ceux des autres êtres qu’on traite de pervertis? Plus simplement, comment se peut-il que, née du Bien, la race démoniaque n’ait point reçu la forme du Bien, ou que le bien reçu du Bien se soit ainsi altéré? D’où vient cette perversion, et pour tout dire, qu’est-ce donc que le mal? Quel en est le principe, en quels êtres réside-t-il? Pourquoi le Bien a-t-il décidé de le produire? Comment, l’ayant voulu, a-t-il pu mettre un tel dessein à exécution? Et si le mal vient d’une autre source, [716 B] le Bien n’est-il donc pas la source unique de toute existence? Puisqu’il existe une Providence, comment le mal est-il possible, comment naît-il, comment persiste-t-il? Comment se peut-il qu’aucun être abandonne le Bien pour s’attacher au mal?

§ 19. -- Voilà sans doute ce que dira un adversaire embarrassé. Mais il sera bon de le renvoyer à la considération de la réalité telle qu’elle se présente effectivement. Et tout d’abord nous ne craindrons pas d’affirmer ceci : le mal ne procède pas du Bien, ou du moins s’il procède du Bien, ce n’est pas en tant que mal. Ce n’est pas au feu qu’il appartient de refroidir ni au Bien de produire son contraire. S’il est vrai que tout être procède du Bien (car la nature du Bien est [716 C] de produire et de conserver les êtres, tandis que le mal les corrompt et les détruit), il n’est rien dans les êtres qui procède du mal, et on ne saurait parler de mal absolu, puisqu’un tel mal se détruirait lui-même. S’il en va autrement, c’est que le mal n’est pas entièrement mal, mais qu’il participe en quelque façon au Bien et que bonne est la cause de tout ce qu’il possède d’être.

Mais si les êtres tendent vers le Beau-et-Bien, si aucun d’eux n’agit qu’en vue de ce qui lui semble bon, si l’activité de tout être a le Bien pour principe et pour fin (car en prenant pour modèle la nature du mal, on ne réalise rien de ce qu’on prétend réaliser), on nous demandera alors de rendre compte de l’existence du mal dans les êtres, ou plus simplement d’expliquer que rien puisse échapper à la tendance universelle vers le Bien. Nous répondrons que puisque tout être procède de ce Bien qui demeure en soi au-delà de tout être, le non-être lui-même réside dans le Bien et qu’ainsi il existe. Mais il n’en résulte ni qu’il soit être, car alors il n’aurait rien de mauvais, ni non-être, car rien ne peut être absolument [716 D] non-être qui ne demeure suressentiellement dans le Bien lui-même. Si le Bien par conséquent se situe fort au-delà et de l’être considéré en soi et du non-être, le mal de son côté n’appartient ni à l’être ni au non-être, mais il est plus séparé du Bien que le non-être même, étant d’une autre nature et plus que lui privé d’essence.

Mais alors, direz-vous, d’où vient donc le mal? Si le mal n’est rien, vice et vertu sont identiques, qu’on considère leurs relations de tout à tout ou de partie à partie. En ce cas, ce ne sera aucunement un mal que de combattre la vertu. [717 A.] Or, on sait que la tempérance s’oppose à l’intempérance, la justice à l’injustice; et je ne dis pas seulement le tempérant à l’intempérant, le juste à l’injuste, mais, bien avant qu’apparaisse au dehors la différence entre le vertueux et son contraire, dans l’âme même, de façon tout à fait primitive, la discorde régnait déjà entre vertus et vices, et contre la raison s’était élevée déjà la révolte des passions. Il faut donc admettre que le mal s’oppose au Bien. Ce n’est pas le Bien, en effet, qui s’oppose à soi-même; né d’un principe unique et d’une cause unique, il se plaît à la communion, à l’unité, à l’amitié. Et ne croyons pas non plus qu’un moindre bien soit l’opposé d’un plus grand bien, pas plus qu’en ce qui concerne le chaud ou le froid le moins intense n’est l’opposé du plus intense. Il semble donc que le mal soit inhérent aux êtres, qu’il existe vraiment, qu’il soit le contraire et l’opposé du Bien. Si on le considère comme une corruption de l’être, le mal n’est pas exclu pour autant de l’existence. [717 B] Il faut bien en ce cas qu’il existe et qu’il engendre l’être; n’est-il pas vrai, en effet, que très souvent c’est de la corruption de ceci que naît cela? On dira donc que le mal existe, qu’il participe à la plénitude de toutes choses et qu’il contribue ainsi par son œuvre propre à la perfection de l’univers.

§ 20. — Mais à dire vrai, il faut répondre que ce n’est pas le mal en tant que mal qui produit ni essence ni devenir, et que son seul rôle est de pervertir et de détruire, autant qu’il le peut, la substance des êtres. Si l’on prétend, en effet, qu’il est lui-même générateur et qu’il engendre ceci par le fait même qu’il corrompt cela, nous aurons raison d’objecter que ce n’est pas en tant que corruption qu’il engendre, car, [717 C] en tant que corruption et que mal, son œuvre unique est de corrompre et de pervertir; c’est du Bien que procèdent tout engendrement et toute essence. En soi le mal est pure corruption; s’il engendre, c’est par l’entremise du Bien. En tant que mal, il n’est ni être ni producteur d’être; c’est par l’entremise du Bien qu’il existe, qu’il est bon et qu’il produit des êtres bons. Disons mieux encore : ce n’est pas sous le même rapport que la même chose sera tout ensemble bonne et mauvaise, ni sous le même rapport qu’une même puissance corrompra et engendrera tout ensemble le même être. En soi la corruption ne peut être identique à ce qu’est en soi la puissance. En soi le mal par conséquent n’est ni être ni bien ni principe d’engendrement ni producteur d’êtres ou de biens. Mais c’est le Bien qui, là où il peut agir parfaitement, rend les êtres parfaits, sans mélange et entièrement bons; s’ils reçoivent de lui une moindre part, ils sont imparfaitement bons et le défaut de bien fait d’eux des êtres mélangés. Mais le mal n’est aucunement bien ni faiseur de bien [717 D] et c’est selon qu’une chose est plus ou moins proche du Bien qu’elle devient bonne dans la mesure de cette proximité. Car la Bonté parfaite qui s’étend à l’univers ne règne pas seulement sur les essences parfaitement bonnes qui l’environnent immédiatement, mais elle s’étend jusqu’aux plus lointaines. Là son immanence est entière, ici elle est moindre; ailleurs encore elle est infime, car elle se mesure [720 A] à la capacité de chacun à recevoir sa participation. Certains êtres participent totalement au Bien, d’autres en sont plus ou moins privés, d’autres n’obtiennent qu’une présence plus ténue du Bien, et chez d’autres encore le Bien n’apparaît plus que sous forme d’écho très affaibli. Si l’immanence du Bien ne se réalisait en chacun de façon proportionnelle, les êtres les plus proches de Dieu et les plus anciens descendraient en effet au rang des derniers. Et comment se pourrait-il que toute participation au Bien fût identique, si tous les êtres ne sont point doués de la même aptitude à le participer tout entier? Il est vrai que la puissance du Bien est extraordinairement grande, que ceux mêmes qui sont privés de lui, et jusqu’à cette privation, peuvent encore recevoir pleinement sa participation. Et s’il faut dire hardiment ce qui est vrai, c’est de lui encore que ceux-là aussi qui luttent contre lui reçoivent leur être et leur pouvoir de rébellion, ou, pour mieux dire et tout résumer en une phrase, tous les êtres, [720 B] dans la mesure où ils existent, sont bons et procèdent du Bien; dans la mesure où ils sont privés de bien, ou ne doit dire ni qu’ils sont bons, ni qu’ils existent.

En ce qui concerne les autres propriétés acquises, telle que chaleur ou froid, [il en va autrement, ainsi] un corps échauffé ne cesse pas d’exister parce que la chaleur l’a abandonné; et l’on sait que beaucoup d’êtres manquent de vie ou d’intelligence; Dieu lui-même est sans essence, bien qu’il existe de façon suressentielle. En tout autre domaine, en effet, ni la perte ni l’absence de quelque propriété que ce soit n’empêchent aucun être ni d’exister ni de subsister. Privé au contraire de tout mode du Bien, rien d’aucune façon n’a jamais existé, n’existe, n’existera ni ne saurait exister. Soir, par exemple l’intempérant. Privé du Bien par sa convoitise irrationnelle, on peut dire que cette privation l’anéantit en quelque sorte et que sa convoitise est sans objet réel; il reste vrai qu’il participe au Bien par l’écho affaibli qui demeure en lui de la communion et de l’amitié. De même la colère [720 C] participe au Bien par le mouvement qui est en elle, par le désir d’améliorer ce qui semble mauvais et de le ramener à un état qui semble meilleur. Et celui même qui désire la pire des vies, en tant qu’il ne désire que vivre, et vivre d’une vie qui lui semble la meilleure, par son désir même, par son désir de vivre, par sa tendance vers la meilleure des vies, il a part lui-même au Bien. Si l’on supprimait totalement le Bien, il n’y aurait plus ni vie ni désir ni mouvement ni rien d’autre.

Ce n’est donc point sous l’effet du mal que la corruption donne naissance à la génération, mais grâce à la présence du Bien; de même la maladie est défaut d’ordre, non-privation totale d’ordre, car, en ce cas, la maladie même ne subsisterait plus : or, la maladie demeure et existe, car elle garde une forme inférieure d’existence, qui constitue sa substance et lui permet de subsister d’une certaine façon. Ce qui n’a aucune part au Bien [720 D] n’existe point ni n’appartient à rien de ce qui existe. C’est par l’existence du Bien que le mélange [de bien et de mal] se rencontre dans les êtres et les êtres où il apparaît n’existent, comme il n’existe lui-même, que dans la mesure de sa participation au Bien. Pour mieux dire, tout être possédera plus ou moins d’existence dans la mesure où il participera plus ou moins au Bien.

[On sait que] quiconque n’aurait aucune part d’aucune façon à l’Etre pur serait pur néant. Ce qui est être d’un certain point de vue, et d’un autre point de vue non-être, dans la mesure de sa chute par rapport à la perpétuité de l’Être [721 A] il faut dire qu’il n’existe pas; mais dans la mesure de sa participation à l’Etre, il est vrai qu’il existe et c’est grâce à cette participation que se conservent et se maintiennent tout ensemble la totalité de son être et ce qui est en lui de non-être. [Or ce qui est vrai de l’être n’est pas moins vrai du bien]. Si l’être mauvais est entièrement privé de bien, il ne sera bon à aucun degré. Mais s’il est bon d’un certain point de vue et non d’un autre, il entre alors en conflit avec un certain bien, non avec la totalité du Bien. C’est la présence du Bien qui lui permet de subsister, et c’est le Bien qui, grâce à sa pleine participation, donne rang d’essence à cela même qui est privé de lui. Supposons que le Bien soit totalement absent : il n’y aura alors ni Bien total ni mélange [de bien et de mal] ni mal absolu. Puisque le mal, en effet, n’est que l’imperfection du Bien, l’absence totale du Bien n’entraînera pas moins l’absence de ce bien imparfait que du Bien même des êtres parfaits. Il faudra dire, par conséquent, que le mal ne saurait ni exister ni se manifester que dans la mesure où, en tant qu’il est mauvais pour eux, il peut s’opposer à certains êtres; en tant qu’ils sont bons, se séparer de certains autres. [721 B], Mais qu’une même réalité soit sous le même rapport en lutte avec elle-même, cela est totalement impossible. Donc le mal n’est pas un être.

§ 21. — [721 C] Le mal n’appartient non plus à aucun être. Si tout procède, en effet, du Bien, si le Bien est partout présent et enveloppe tout être, ou bien le mal sera absent de tout être, ou alors il faudra qu’il appartienne au Bien lui-même; or il ne saurait pas plus appartenir au Bien lui-même que le froid n’appartient au feu, ni la puissance de perversion à ce qui a le pouvoir de changer le mal en Bien. Au reste, si le mal appartenait au Bien comment se trouverait-il en lui? Dira-t-on qu’il procède du Bien? Ce serait absurde et impossible. Les Écritures ont raison de l’affirmer, «si l’arbre est bon, comment porterait-il de mauvais fruits?» et l’inverse n’est pas moins vrai. Mais si le mal ne procède pas du Bien, il est clair qu’il faut lui assigner un autre principe et une autre cause. Car ou le mal procède du Bien, ou le Bien du mal, et si les deux termes de l’alternative sont également impossibles, il faudra alors assigner et au Bien et au mal un autre principe, une autre cause. Là où nous trouvons deux termes, nous savons que nous n’avons pas atteint au vrai Principe, car l’unité est le principe de tonte dualité. Or il serait absurde qu’une seule et même réalité [721 D] produisît et fît exister deux effets totalement opposés, que le Principe absolu ne fût ni simple ni unitaire, mais divisé et double, et opposé à soi-même et sujet à mutation interne.

Mais il n’est pas moins impossible de concevoir à l’origine des êtres deux Principes opposés qui lutteraient entre eux et dont la lutte se manifesterait à l’intérieur de l’univers : en ce cas Dieu même n’échapperait ni au souci ni à la contrariété, puisqu’un autre Principe viendrait le troubler. De plus l’univers entier serait voué au désordre et connaîtrait un perpétuel combat. Or, le Bien unit tous les êtres par de mutuelles amitiés et les saints théologiens le célèbrent sous les noms de Paix absolue et de Donneur de paix. [724 A] C’est ainsi que tous les êtres bons sont liés d’amitié et vivent en harmonie, car ils procèdent d’une Vie unique et sont ordonnés en vue d’un Bien unique; par leur mutuelle bienveillance et grâce à leur similitude ils constituent une seule famille.

Le mal, par conséquent, ne réside pas en Dieu et le mal n’est pas divin. Mais il n’est pas vrai non plus que Dieu soit source du mal, car il faudrait nier sa bonté pour refuser de dire qu’il ne produit et ne met au jour que des œuvres bonnes. Et ne croyons pas qu’il n’opère le bien qu’à de certains moments et qu’il lui advienne à d’autres de s’abstenir ou de ne pas étendre son action au monde entier, car cette hypothèse nous forcerait à lui attribuer changement et mutation; et en cela précisément qu’il a de plus divin, savoir sa nature de cause. Ajoutons que si le Bien constitue la substance même de Dieu, supposer que celui-ci puisse échapper parfois au Bien, c’est affirmer nécessairement que tantôt il est être et tantôt néant. Mais si l’on prétend que c’est par participation qu’il reçoit le Bien, il faudra dire alors qu’il le reçoit d’ailleurs et que tantôt il le possède et tantôt en est' privé. Concluons que le mal ne procède point de Dieu ni n’appartient à Dieu, ni de façon absolue ni de façon provisoire.

§ 22. — [724 B], Mais le mal n’appartient pas non plus aux anges. Car s’il est vrai que l’ange qui se conforme au Bien est messager de la bonté divine, puisqu’il est lui-même par participation et au second rang ce qui constitue fondamentalement et à titre de cause l’objet de son message, l’ange est donc image de Dieu, reflet visible de l’invisible Lumière, miroir pur, parfaitement limpide, intact, sans mélange, sans souillure, capable, si l’on ose dire, de refléter dans son entière fraîcheur cette forme divine qui porte l’empreinte du Bien, et, autant qu’il le peut, dans son éclat parfaitement pur, la bonté du Silence inaccessible. On voit donc que le mal n’appartient pas aux anges. Mais [dira-t-on], en tant qu’ils punissent les méchants, ne sont-ils pas eux-mêmes mauvais? À ce compte, mauvais aussi seraient ces hommes dont la fonction est d’admonester les pécheurs et ceux des sacrificateurs qui écartent les profanes des mystères sacrés. Le mal n’est point d’être puni, mais plutôt de mériter la punition; [724 C] il n’est point d’être justement excommunié, mais bien de devenir maudit, impur, indigne des sacrements.

§ 23. — Les démons eux-mêmes ne sont pas naturellement mauvais. S’ils étaient naturellement mauvais, ils ne procéderaient pas du Bien, ils ne compteraient pas au rang des êtres, et d’ailleurs comment se seraient-ils séparés des bons anges si leur nature avait été mauvaise de toute éternité? De plus, par ce terme de mauvais, entend-on qu’ils se nuisent à eux-mêmes ou aux autres? Si c’est à eux-mêmes, ils se détruisent alors spontanément. Si c’est aux autres, comment détruisent-ils et que détruisent-ils? L’essence, la puissance ou l’acte? S’ils détruisent l’essence, il n’y a rien là qui soit contre nature, [724 D], car ce qui est naturellement indestructible, ils ne le détruisent point, mais cela seulement qui est susceptible de destruction : au reste, cette destruction n’est pas toujours et en tout cas un mal. Ajoutons que les réalités qui existent ne sont jamais détruites selon leur essence et leur nature, mais c’est par suite de la faiblesse de leur constitution naturelle que la raison arithmétique de leur harmonie et de leur symétrie défaille au point de ne plus pouvoir demeurer ce qu’elle était. Encore cet affaiblissement n’est-il point total, sinon il supprimerait tout ensemble la destruction même et le sujet détruit, en sorte qu’une pareille destruction [725 A] serait destructrice de soi-même. On voit donc qu’il ne s’agit pas d’un mal, mais d’une insuffisance de bien, car ce qui n’aurait aucune part au Bien ne compterait point au nombre des êtres. En ce qui concerne puissance et acte, même raisonnement.

Allons plus loin : nés de Dieu, comment les démons seraient-ils mauvais? Le Bien ne produit ni ne conserve rien qui ne soit bon. On pourrait dire qu’on les appelle mauvais, non en raison de ce qu’ils sont (car ils doivent l’être au Bien et l’essence qu’ils ont reçue en partage est bonne), mais en raison de ce qu’ils ne sont pas, «ayant été affaiblis, comme dit l’Écriture, au point de ne plus conserver leur principe». En quel sens, en effet, je le demande, disons-nous que les démons sont pervertis, sinon en ce qu’ils ont abandonné la propriété et l’exercice des biens divins? S’il en était autrement et que les démons fussent naturellement mauvais, ils l’eussent été de toute éternité. Or le mal n’est pas permanent. S’ils demeurent identiques à eux-mêmes dans une durée perpétuelle, c’est donc qu’ils ne sont pas mauvais, car c’est le propre du Bien que de demeurer perpétuellement identique. Par conséquent, s’ils n’ont pas toujours été mauvais, leur malice n’est point naturelle, mais [725 B] elle tient plutôt à une déficience dans les biens angéliques. Et ils ne sont pas totalement privés de bien, puisqu’ils possèdent l’existence, la vie, l’intelligence et qu’il existe au demeurant en eux un certain appétit [du Bien], mais on les appelle mauvais à cause de l’affaiblissement de leur activité naturelle. Le mal qui est en eux, c’est une déviation, un abandon des biens qui leur conviennent, un insuccès, une imperfection, une défaillance, un affaiblissement de la puissance qui conservait leur perfection, un faux-pas et une chute. Qu’y a-t-il en outre de mauvais dans les démons? Une colère sans raison, une convoitise sans intelligence, une imagination entreprenante. Mais si ces caractères appartiennent aux démons, ils ne constituent pas toujours ni partout un mal, ils ne sont pas mauvais en soi. Car il existe d’autres vivants pour qui ce n’est point la possession, mais plutôt la perte de ces caractères qui entraîne la mort et qui constitue un mal, tandis que leur possession conserve et fait subsister dans l’être la nature des vivants qui les possèdent.

[725 C] La race des démons n’est donc pas mauvaise en tant qu’elle se conforme à sa nature, mais bien en tant qu’elle ne s’y conforme pas. Le bien dont ils furent dotés ne s’est aucunement altéré, mais c’est volontairement qu’ils sont déchus de façon totale du bien qu’ils avaient reçu en partage. Ces dons angéliques qui leur avaient été concédés, nous ne disons pas qu’ils ne se sont jamais altérés, car ils demeurent intacts dans la plénitude de leur lumière, mais ce sont leurs possesseurs qui ne les voient plus, ayant eux-mêmes paralysé la faculté qu’ils avaient de contempler le Bien. Ainsi donc l’être qu’ils ont, ils le tiennent du Bien, c’est grâce à lui qu’ils sont bons et qu’ils tendent vers le Beau-et-Bon, car les objets de leurs désirs sont des réalités : l’être, la vie, l’intelligence, mais comme ils se sont privés (les biens qui leur conviennent, qu’ils les ont abandonnés et qu’ils en sont déchus, on les appelle mauvais, et ils sont effectivement mauvais dans la mesure où il sont privés d’être, et c’est parce qu’ils désirent cette privation que leur désir alors est mauvais.

§ 24. — [725 D], Mais parmi les âmes, dira-t-on, il en est bien de mauvaises. Si l’on entend que certaines s’attachent aux méchants pour être leur providence et leur salut, [728 A] ce n’est point là un mal, mais un bien, qui procède lui-même de ce Bien qui transmue le mal en bien. Mais s’il s’agit des âmes perverties, en quoi consiste cette perversion, si elle n’est pas une défaillance de leurs bonnes qualités et de leurs bonnes activités, un échec et un faux pas causés par un affaiblissement intérieur? Ainsi disons-nous que l’air autour de nous s’obscurcit quand la lumière défaille et disparaît; mais en soi la lumière demeure toujours lumière et capable d’éclairer jusqu’aux ténèbres. Le mal, par conséquent, ne nous appartient pas, ni aux démons ni à nous-mêmes, en tant que mal positif, mais à titre de défaillance et d’imperfection des biens qui nous sont propres.

§ 25. — [728 B] Le mal n’appartient pas non plus aux animaux sans raison. Qu’on les prive, en effet, des propriétés irascibles et concupiscibles et de tous les autres caractères qu’on appelle mauvais, mais qui ne le sont pas de façon absolue et selon leur nature propre, le lion alors, ayant perdu sa force et sa fierté, ne sera plus lion; le chien, devenu bienveillant à l’égard de tout le monde, ne sera plus chien, s’il est vrai que sa fonction est de garder, c’est-à-dire d’accueillir les familiers et de repousser les étrangers. Ainsi, pour ces animaux, le mal ne consiste point dans la conservation de leur nature, mais au contraire dans la destruction de cette nature, dans l’affaiblissement et la défaillance de leurs qualités propres, de leurs activités et de leurs puissances naturelles. Et si tout ce qui naît ne se perfectionne qu’avec le temps, l’imperfection n’est pas toujours totalement contre nature.

§ 26. — [728 C] Ce n’est pas non plus à la nature entière qu’on peut reprocher d’être mauvaise. Si, en effet, toutes les raisons naturelles proviennent de la nature tout entière, rien ne s’oppose à elle, mais dans le détail certaines choses se conforment à leur nature, d’autres sont contre nature. Par rapport à ceci, en effet, cela est contre nature, mais ce qui là est naturel devient ici contre nature. Aucune nature n’est donc mauvaise qu’autant qu’elle s’oppose à elle-même et qu’elle se prive de ce qui lui appartient naturellement. Il en résulte qu’aucune nature n’est en soi mauvaise, mais c’est un mal pour la nature que de ne pas atteindre à la perfection de ce qui lui appartient naturellement en propre.

§ 27. — Le mal n’appartient pas non plus aux corPs.Dans la laideur et dans la maladie, il ne faut voir, en effet, que défaillance de forme et privation d’ordre, [728 D] c’est-à-dire non point mal absolu, mais seulement moindre beauté. Que la beauté se dissolve entièrement, ainsi que la forme et l’ordre, c’est le corps lui-même qui disparaîtra. Que le corps d’autre part ne soit pas pour l’âme la source de son mal, c’est chose évidente, puisque, même privée du corps, l’âme peut succomber au mal, comme c’est le cas chez les démons. Qu’il s’agisse des intelligences, des âmes ou des corps, le mal consiste toujours en ceci, que la possession de leur bien propre s’affaiblit et déchoit.

§ 28. — [729 A], Mais il n’est pas moins faux de répéter ce lieu commun : «C’est dans la matière en tant que telle que réside le mal.» Car, à vrai dire, la matière elle-même participe à l’ordre, à la beauté et à la forme. Si la matière était entièrement privée de ces biens, étant en soi sans qualité et sans forme, comment agirait-elle, elle qui par soi ne possède même pas le pouvoir de pâtir? D’ailleurs, comment la matière serait-elle mauvaise? Si elle n’existe nulle part et d’aucune façon, elle n’est ni bonne ni mauvaise, elle possède quelque être que ce soit, comme tout être procède du Bien, la matière aussi procédera alors du Bien. En ce cas, on se trouve devant une alternative : ou c’est le Bien qui produit le mal, et alors le mal, procédant du Bien, est lui-même un bien; ou c’est le mal qui produit le Bien, et alors le Bien, procédant du mal, est lui-même un mal. À moins de revenir à l’hypothèse de deux Principes, qui supposeraient eux-mêmes une origine commune.

Si l’on affirme d’autre part que la matière est nécessaire à l’achèvement de l’univers entier, comment la matière serait-elle un mal? Autre en effet est le mal, autre le nécessaire. [729 B] Comment d’ailleurs le Bien userait-il pour engendrer d’une réalité mauvaise? Ou comment serait-elle mauvaise, cette puissance qui s’imprègne du Bien, alors que le mal au contraire fuit la nature du Bien? Si la matière est mauvaise, comment expliquer qu’elle engendre et nourrisse la nature? En tant que mal, le mal n’engendre rien ni ne nourrit rien, il n’est d’aucune façon ni producteur ni conservateur. Si l’on objecte que la matière ne produit pas le mal dans les âmes, niais qu’elle les entraîne au mal, comment une telle affirmation serait-elle vraie alors que nombreux sont les êtres matériels qui tournent leur regard vers le Bien? Ne serait-ce pas là chose impossible si la matière les entraînait totalement vers le mal? On voit donc que le mal psychique ne vient pas de la matière, mais d’un mouvement de désordre et de rébellion. Si l’on soutient enfin que les âmes s’attachent toujours à une matière et qu’il faut une matière mobile pour les êtres mêmes qui ne peuvent subsister par eux-mêmes dans leur état, comment serait-elle mauvaise, cette matière nécessaire; ou comment serait-elle nécessaire, cette matière mauvaise?

§ 29. — [729 C], Mais cela même que nous appelons privation ne s’oppose pas au Bien en vertu de sa puissance propre, car il s’agit, soit de privation totale et elle est alors totalement impuissante, soit de privation partielle, et alors ce n’est pas en tant que privation qu’elle peut agir, mais dans la mesure même où la privation n’est que partielle. Tant que la privation du Bien n’est que partielle, nous n’avons pas encore affaire au mal; et si elle devient totale, la nature même du mal s’est évanouie.

§ 30. — Pour tout résumer, le bien procède d’une cause unique et totale, le mal d’une multiplicité de défaillances partielles. Dieu connaît le mal en tant qu’il est bon, et en lui les causes du mal sont des puissances productrices de bien. Au reste si le mal était perpétuel, qu’il produisît des êtres, qu’il possédât puissance, existence, opération, d’où tiendrait-il tout cela? Serait-ce [732 A] du Bien lui-même, ou le Bien procéderait-il du mal, ou tous deux viendraient-ils d’une autre cause? Tout ce qui se produit naturellement provient d’une cause définie; si le mal est sans cause et sans définition, il n’a donc aucune existence naturelle, car ce qui est contre nature n’appartient pas à la nature, pas plus qu’il n’appartient à l’art de rendre raison de ce qui est sans art. Serait-ce alors l’âme qui produirait le mal comme le feu la chaleur, et serait-ce elle qui emplit de malice tous les êtres qu’elle approche? On bien, si sa nature est bonne, l’âme produirait-elle le mal par la diversité de ses actes, parce qu’elle agit tantôt d’une façon et tantôt d’une autre? Mais si son être est naturellement mauvais, d’où vient donc qu’elle existe? Si c’est grâce à la Cause démiurgique qui a tout produit, comme cette Cause est bonne, comment l’essence de l’âme serait-elle mauvaise, alors que tout ce qui naît de cette Cause est bon? Et s’il faut incriminer ses actes, cette malice du moins ne serait pas sans remède; sinon, comment naîtraient les vertus dans une âme qui ne posséderait pas la forme du Bien? [732 B] Il ne reste qu’une solution : le mal est un affaiblissement et une défaillance du Bien.

§ 31. — De tous les biens, la cause est unique. Si le mal s’oppose au Bien, ses causes sont donc multiples, mais ce qui produit le mal, ce ne sont ni des raisons ni des puissances, c’est plutôt l’impuissance, la faiblesse, le mélange dysharmonique de réalités hétérogènes. Ce qui est mauvais ne connaît ni le repos ni la perpétuité du même état; il est infini, indéfini, il flotte à travers d’autres réalités elles-mêmes indéfinies. De toutes choses, y compris celles qui sont mauvaises, disons que le Bien est tout ensemble le principe et la fin. C’est en vue du Bien que se réalise toute action, qu’elle soit bonne ou qu’elle s’oppose au Bien, car celles-là mêmes, nous ne les accomplissons que par amour du Bien (personne en effet n’effectue aucune opération les yeux tournés vers le mal). Ainsi le mal n’a pas de substance, mais une sorte de fausse substance, car il ne naît pas d’une tendance vers lui-même, mais plutôt d’une tendance vers le Bien.

§ 32. — [732 C] Au mal n’attribuons donc qu’une existence accidentelle, d’origine étrangère et n’ayant pas son principe propre en soi-même. Lorsqu’il apparaît, il semble légitime, puisqu’il est fait en vue d’un bien (2). En fait, il n’en est pas moins illégitime, puisque l’on prend pour bon ce qui n’est pas bon. Nous l’avons montré déjà, ce que l’on désire est toute autre chose alors que ce qu’on réalise. Agir mal, c’est donc sortir de la bonne voie, contredire à sa véritable intention, à sa nature, à sa cause, à son principe, à sa fin, à sa définition, à sa volonté, enfin à sa substance même. Ainsi le mal est privation, défaillance, faiblesse, [732 D] disharmonie, erreur, irréflexion, absence de beauté, de vie, d’intelligence, de raison, de finalité, de stabilité; il est sans cause, indéfini, stérile, paresseux, débile, irrégulier, dissemblable, infini, obscur, privé d’essence, et par lui-même il ne possède jamais d’être nulle part ni d’aucune façon.

Mais comment se fait-il alors que le mal puisse agir en quelque manière? Il agit par son mélange avec le Bien, car ce qui est dénué de tout bien [733 A] ne possède ni être ni puissance. Si le Bien est cela précisément qui existe, qui veut, qui possède la puissance et l’efficace, comment attribuer aucune puissance à ce qui s’oppose au Bien, à ce qui manque par conséquent d’essence, de vouloir, de puissance et d’acte? Une réalité mauvaise ne l’est jamais totalement, à tous les égards et partout, et en restant identique à soi-même. C’est, par exemple, un mal pour un démon d’agir contre cette intelligence qui lui appartient et qui a reçu la forme du Bien, pour l’âme de contredire la raison, pour le corps d’opérer contre nature.

§ 33. — Mais comment petit-il y avoir aucune sorte de mal, s’il existe une Providence? Le mal, en tant que mal, n’existe ni n’appartient à ce qui existe. Et rien de ce qui existe n’échappe à la Providence, car le mal n’existe pas si on le suppose sans mélange avec le Bien. Et s’il n’est aucun être [733 B] qui ne participe au Bien, que le mal soit une défaillance du Bien et que rien de ce qui existe ne soit totalement privé de bien, on peut dire que la divine Providence s’applique à tous les êtres et qu’aucun être n’échappe cette Providence. Mais lorsqu’il se produit quelque mal, la Providence use de ce mal comme il convient à sa bonté, pour l’utilité du méchant ou des autres, dans l’intérêt privé ou public et cette Providence s’exerce à l’égard de chaque être de la façon qui convient proprement à cet être. Aussi bien refuserons-nous de dire avec le vulgaire que la Providence devrait bien nous pousser à la vertu, fût-ce contre notre gré. Détruire la nature n’est pas le fait de la Providence. En tant que Providence conservatrice de chaque nature, elle s’exerce à l’égard des êtres doués de liberté en tenant compte de cette liberté même : qu’il s’agisse de l’universel ou du particulier, elle s’exerce comme il convient à chaque conjoncture, universelle ou particulière, dans la mesure même où ceux sur qui elle veille sont naturellement capables de recevoir les dons que cette Providence, sans cesser d’être entière à travers toutes les formes qu’elle revêt, [733 C] départit à chacun d’eux proportionnellement à ses forces.

§ 34. — Il n’est donc vrai de dire ni que le mal est être, ni qu’il appartient aux êtres. En tant que mal il n’existe aucunement; si quelque être devient mauvais, cette malice n’est pas le produit d’une puissance, mais d’une faiblesse. Ce que les démons possèdent d’être, ils le doivent au Bien, et cet être est bon. Ce qu’ils ont de mauvais résulte de leur déchéance par rapport aux biens qui leur sont propres, d’une mutation par rapport à leur identité et à leurs qualités propres, d’un affaiblissement de la perfection angélique qui leur convient. Eux aussi tendent vers le Bien, en tant qu’ils désirent l’existence, la vie, l’intelligence; eu tant qu’ils ne désirent pas le Bien, ils tendent vers le néant, mais ce n’est pas là une tendance positive, c’est plutôt l’absence d’une tendance réelle.

§ 35. — Ils pèchent en conscience, nous disent les Écritures, ceux-là qui faiblissent quand il s’agit pour eux de connaître ou d’accomplir un bien qu’ils ne peuvent ignorer comme tel, [736 A] ceux qui savent ce qui est prescrit et qui ne l’accomplissent pas, ceux qui ont écouté, mais qui faiblissent dans la foi ou dans la réalisation du bien, ceux-là enfin qui vont jusqu’à refuser de connaître le bien, par égarement ou par défaillance de volonté. Au total le mal, comme on l’a dit et répété, est faiblesse, impuissance; il consiste dans l’impuissance; dans un manque de connaissance, dans l’ignorance de ce qu’il est impossible de ne pas savoir, dans une déficience de la foi, du désir ou de l’accomplissement du bien.

On va peut-être nous répondre : la faiblesse ne mérite aucune punition; tout au contraire, elle est digne de pardon. Si l’homme n’avait reçu aucune puissance, l’objection serait justifiée, mais puisque le Bien accorde à chacun, selon l’Écriture, les forces qui lui sont nécessaires, on ne peut excuser celui qui, par égarement, par désertion, par déchéance, abandonne les biens que chacun possède en propre pour les avoir reçus du Bien lui-même. [736 B], Mais tout cela, nous l’avons dit suffisamment et selon nos forces dans notre traité Du juste et de la Théodicée, car dans ce pieux écrit la vérité des Écritures a réfuté comme des raisonnements insensés les sophismes de ceux qui accusent Dieu d’injustice et de mensonge. Pour l’instant, selon la mesure de nos forces, nous avons fait du Bien une louange suffisante en affirmant qu’on a le droit de le célébrer comme Principe et comme Fin universels, comme Celui qui enveloppe toute existence et qui donne forme au néant, qui est Cause de tout bien sans être cause du mal, qui est Providence et parfaite bonté, transcendant à l’être et au non-être, capable de transmuer en bien et le mal et jusqu’à la privation même, comme Celui vers qui tout être doit tendre ses efforts, dans un désir amoureux et charitable (5), et qui possède enfin tous ces mérites dont notre raisonnement, semble-t-il, a démontré la vérité dans les pages qui précèdent.



CHAPITRE V

[816 A] De l’Être et également des modèles

§ 1. — [816 B] Il faut passer maintenant au nom divin qui se tire de l’essence et qui s’applique à la façon essentielle d’exister de l’Etre en tant qu’être. Mais nous nous contenterons de rappeler ici ce qui convient à notre propos, c’est-à-dire non point de révéler cette Essence suressentielle en tant que suressentielle, car c’est là une réalité indicible et cette Essence est inconnaissable et totalement impossible à révéler, et au-delà même de toute union, — mais bien de célébrer le procès par lequel la Théarchie, principe de toute essence, donne rang d’essence à tout être. Le nom de Bien, appliqué à Dieu, révélait, en effet, tous les procès de la Cause universelle, et il s’étendait à tout être et à tout non-être, en même temps qu’il transcendait tout être et tout non-être. Le nom de l’Etre s’étend seulement à tout être, en même temps qu’il transcende tout être. Celui de Vie s’étend à tout vivant en même temps qu’il transcende tout vivant. Celui de Sagesse s’étend à tout intelligible, à tout rationnel, à tout sensible, en même temps qu’il transcende ces trois sortes de réalités.

§ 2. — [816 C] Le propos de ce raisonnement est de célébrer par conséquent les noms divins en tant qu’ils révèlent la Providence divine, non d’exprimer la Bonté en soi dans sa suressentialité, ni de révéler l’essence, la vie, la sagesse de la Déité en soi dans sa suressentialité, de cette Déité qui est au-delà de toute bonté, de toute divinité, de toute essence, de toute sagesse, de toute vie, et qui siège, comme disent les Écritures dans des lieux cachés. Ce que nous célébrons ici, c’est cette Providence qui est la Bonté par excellence et dont on a dit qu’elle est à l’origine de tout bien, la célébrant comme Cause universelle du bien, comme Etre, comme Vie, comme Sagesse, comme Faiseuse d’essence, comme Source de vie, comme Cause de tout ce qui a part à la sagesse, à l’essence, à la vie, à l’intelligence, à la raison et à la sensation. Nous n’entendons pas distinguer pour autant le bien, l’être, la vie et la sagesse, ni attribuer à plusieurs divinités de rang inégal la causalité et la production respectives de ces diverses réalités, [816 D], mais nous les considérons comme les procès entièrement bienfaisants d’un Dieu unique et comme les noms divins correspondant [817 A] à nos manières humaines de célébrer ce Dieu, l’un de ces noms révélant dans son ensemble la Providence du Dieu unique, les autres ne la révélant qu’à des degrés divers d’universalité et de particularité.

§ 3. Mais on pourrait objecter : puisque la vie a moins d’extension que l’être, la sagesse moins d’extension que la vie, comment se fait-il alors que les vivants l’emportent sur ceux qui n’ont que l’être, que ceux qui sont doués de sens l’emportent sur ceux qui sont simplement vivants, tout en restant subordonnés aux raisonnables comme les raisonnables le sont aux intelligents, ces derniers étant plus divins et plus proches de Dieu? Ne conviendrait-il pas que ce qui participe aux plus grands dons divins ait aussi plus de puissance [817 B] et domine le reste? L’objection serait justifiée si l’on avait supposé que les intelligents fussent privés d’essence et de vie. En fait les intelligences divines ont un être qui dépasse l’être de tout ce qui existe, une vie qui dépasse la vie de tout vivant et leur intelligence ainsi que leur façon de connaître se situent au-dessus (le la sensation et (le la raison. Plus qu’aucun être, elles tendent et participent au Beau-et-Bien. C’est donc elles qui approchent le plus du Bien, qui reçoivent de lui la participation la plus abondante, les plus grands dons et les plus nombreux. De même les êtres doués de raison l’emportent sur ceux qui ne possèdent que la sensibilité, les dominant par la présence en eux d’une raison supérieure, et les êtres sensibles l’emportent par leur sensibilité, d’autres par la vie qui est en eux. Et je ne crois pas qu’on puisse nier que ceux qui participent mieux au Dieu unique et infiniment généreux soient plus proches de ce Dieu et plus divins que ceux dont la participation est inférieure.

§ 4 — [817 C], Mais puisque nous avons déjà traité cette question, célébrons maintenant le Bien comme Etre pur et comme celui qui donne rang d’essence à tout ce qui existe. Celui qui est est en puissance et suressentiellement la Cause substantielle de toute existence, le Démiurge de l’être, de la subsistance, de la substance, de l’essence, de la nature, le Principe et la Mesure des durées perpétuelles, l’Entité des réalités temporelles et de tous les êtres qui durent perpétuellement, le Temps de tout devenir, l’Être de tout ce qui est de quelque façon que ce soit, le Devenir de tout ce qui devient de quelque façon que ce soit. De l’Etre procèdent durée, essence, existence, temps, devenir et ce qui devient, l’être qui appartient aux êtres, et tout ce qui existe, et tout ce qui subsiste de quelque façon que ce soit. À vrai dire, en effet, Dieu n’est pas être selon tel ou tel mode, mais de façon absolue et indéfinissable, car il contient synthétiquement et d’avance en lui [817 D] la plénitude de l’être. C’est pourquoi on l’appelle Roi des durées perpétuelles, parce que tout être existe et subsiste en lui et par rapport à lui. Mais lui-même ni ne fut ni ne sera ni ne devint, ni ne devient, ni ne deviendra. Disons mieux, il n’est pas être, mais il est l’Être des êtres, et ne se limite point aux existences présentes, lesquelles procèdent elles-mêmes de l’Être qui précède toute perpétuité. L’Être est donc la Perpétuité des perpétuités, lui qui subsiste avant toute perpétuité.

§ 5. — [820 A] Répétons-nous et redisons que l’être de tout être et toute perpétuité préexistent en lui, car il précède toute chose. Toute perpétuité et toute temporalité procèdent de lui : à toute perpétuité et à toute temporalité, à tout ce qui existe de quelque façon que ce soit, il préexiste à titre de principe et de cause. Tout être participe à lui et il n’abandonne aucun être. Il précède tout et tout préexiste en lui. Pour tout dire, en un mot, rien n’existe de quelque façon que ce soit qui n’existe aussi et ne soit conçu et sauvé en Celui qui préexiste à tout. La première de toutes les participations est l’existence; les êtres possèdent l’existence en soi avant de posséder la vie en soi, la sagesse en soi, la similitude divine en soi; et avant de participer à tout autre mode de ce genre, ils ont part d’abord et avant tout à l’existence. Disons mieux : [820 B] tous ces modes qui confèrent l’être à qui y participe participent eux-mêmes à l’Être pur, et il n’est point d’être dont l’être pur ne constitue l’essence et la perpétuité.

En tant qu’Être on peut donc célébrer Dieu comme le Principe le plus fondamental, car ses dons sont plus primitifs que tous les autres. Possédant, en effet, préexistence et prééminence, il a contenu d’avance en lui tout être, je parle ici de l’être en soi, et c’est grâce à cet être en soi qu’il a produit la substance de tous les êtres quels qu’ils fussent. Ainsi c’est parce que les principes de tous les êtres participent tous à l’être qu’ils existent et qu’ils jouent leur rôle de principes, et ils existent avant d’être principes. Et si tu veux bien appeler vie en soi le principe de tous les vivants en tant que vivants, similitude en soi le principe de tous les semblables en tant que semblables, unité en soi le principe de toutes les unités en tant qu’unités, ordre en soi le principe de toute ordonnance, et ainsi de suite pour tout ce qui, participant [820 C] à ceci ou à cela, à ceci et à cela, ou à plusieurs modes, est par là même ceci ou cela, ceci et cela, ou encore multiple, tu découvriras que ces participations considérées de façon absolue participent d’abord elles-mêmes à l’Être, avant d’être principes selon tels ou tels modes, et que c’est par leur participation à l’Etre qu’elles existent et sont participées. Mais si elles n’existent elles-mêmes que par leur participation à l’Etre, il en est de même à beaucoup plus forte raison des êtres qui reçoivent leur participation.

§ 6. — Ainsi cette Bonté absolue, dont procède le don même de l’existence et dont c’est trop peu de dire qu’elle est bonté, c’est par la plus primitive de ses participations fondamentales qu’on la célèbre tout d’abord. C’est d’elle que procèdent, c’est en elle que résident l’existence elle-même, les principes des êtres, [820 D] tous les êtres et, en général, tout ce qui appartient au domaine de l’être, et cela de façon insaisissable, synthétique et unitaire. Tout nombre, en effet, préexiste dans l’unité sous la forme de l’un : l’unité contient en soi unitairement tous les nombres, c’est de l’unité que tout nombre reçoit son unité et c’est dans la mesure où il s’éloigne de l’unité [821 A] qu’il se divise et se multiplie. De même au centre du cercle tous les rayons coexistent dans une unique unité et un seul point contient en soi toutes les lignes droites, unitairement unifiées les unes par rapport aux autres et toutes ensemble par rapport au principe unique duquel elles procèdent toutes. Au centre même, leur unité est parfaite; si elles s’en écartent peu, elles se distinguent peu; si elles s’en séparent davantage, elles se distinguent davantage. Bref, dans la mesure où elles sont plus proches du centre, par là même leur union mutuelle est plus intime; dans la mesure où elles sont plus éloignées de lui, la différence augmente entre elles.

§ 7. — Dans la nature qui embrasse la totalité de l’univers, c’est ainsi également que les raisons de chaque nature [821] sont rassemblées dans une seule unité sans confusion. Et dans l’âme aussi, de façon unitaire, les puissances providentielles correspondent à chaque partie du corps entier. Il n’est donc pas absurde de prendre appui sur ces images affaiblies pour remonter jusqu’à la Cause universelle, et de contempler avec des yeux qui ne sont pas de ce monde la totalité des choses (y compris celles qui s’opposent entre elles) dans la Cause universelle sous la forme de l’unité et de l’union. Car cette Cause est le principe des êtres; c’est d’elle que procèdent l’être même et tout ce qui existe sous quelque mode que ce soit; tout principe, toute fin, toute vie, toute immortalité, toute sagesse, tout ordre, toute harmonie, toute puissance, toute conservation, toute situation, tout partage, toute intellection, tout raisonnement, toute sensation, toute propriété acquise, tout repos, tout mouvement, toute union, tout mélange, toute amitié, toute concordance, toute distinction, toute définition [821 C] et toutes les autres modalités qui, procédant de l’être, caractérisent tous les êtres.

§ 8. — De cette Cause universelle procèdent aussi les essences intelligibles et intelligentes des anges qui vivent en conformité avec Dieu, celles des âmes, toutes les natures de l’univers entier sans en excepter tout ce qu’on appelle accidents ou êtres de raison. Quant aux puissances parfaitement saintes et très vénérables qui existent en toute vérité et qui se situent en quelque façon au seuil même de la Trinité suressentielle, c’est également de cette Cause qu’elles procèdent, c’est en elle qu’elles subsistent, c’est à elle qu’elles doivent tout ensemble leur existence et le caractère divin de cette existence. Et au-dessous de ces puissances, c’est à elle encore que les puissances inférieures doivent leur existence selon un mode inférieur. [821 D] et les puissances du dernier ordre leur existence selon l’ordre le plus bas, relativement du moins à leur nature angélique, car par rapport à l’humanité il s’agit là encore d’une forme d’existence qui appartient à l’au-delà. À cette Cause aussi les âmes et tous les autres êtres doivent de la même façon tout à la fois et d’exister et de bien exister; s’ils existent et s’ils existent bien, c’est parce qu’ils reçoivent de cette Cause préexistante le double pouvoir d’exister et de bien exister, car c’est en elle qu’ils existent et qu’ils existent bien; c’est d’elle qu’ils dépendent, c’est elle qui veille sur eux et qui constitue leur fin.

Assurément aux essences supérieures, à celles que l’Écriture appelle perpétuelles, cette Cause dispense les plus hautes participations ontologiques, mais l’être en soi ne fait jamais défaut à aucun être et cet être même [824 A] procède de Celui qui préexiste. C’est de Lui, en effet, que vient cet être, et non Lui de l’être. C’est en Lui que l’être réside et non Lui en l’être. C’est Lui que possède l’être et non l’être qui est possédé par lui. De cet être, Celui qui préexiste constitue la perpétuité, le principe, la mesure, car il précède toute essence, toute existence, toute perpétuité; de toutes choses il est principe, moyen et fin, et c’est lui qui à toutes choses donne rang d’essence.

Et c’est ainsi que, selon les Écritures, Celui qui préexiste réellement se multiplie en autant d’êtres qu’il s’en petit concevoir, et qu’on le célèbre dignement en affirmant qu’il fut, qu’il est et qu’il sera, qu’il devint, qu’il devient et qu’il deviendra. Car pour qui sait les entendre selon le mode qui convient à Dieu, toutes ces expressions signifient que, de quelque façon qu’on le puisse connaître, il existe de façon suressentielle, et qu’il est la cause de tous les êtres sans exception. Il est faux, en effet, de prétendre qu’il soit ceci sans être cela, qu’il soit ici sans être là; [824 B] il est toutes choses, étant cause universelle; il contient synthétiquement et primitivement en lui tous les principes et toutes les fins de tous les êtres, mais il n’en demeure pas moins transcendant à tout être, en tant qu’il préexiste à tout, suressentiellement, et de façon éminente.

Aussi bien en lui a-t-on le droit de tout affirmer simultanément, sans que, pourtant, il soit rien de ce qui est. Figure et forme universelle, il ne possède lui-même ni structure ni beauté, mais il contient d’avance en lui de façon insaisissable et transcendante les principes, les moyens et les fins de toutes choses et c’est lui qui leur communique sa pure illumination en sorte qu’elles existent toutes en vertu de cette Cause unique et dont c’est trop peu dire que de l’appeler unique. S’il est vrai qu’ici-bas toutes les essences et toutes les qualités qui appartiennent au sensible, si nombreuses et si variées soient-elles, doivent au soleil unique, qui demeure identique à soi-même et qui répand uniformément une seule lumière illuminatrice, de renaître, de se nourrir, de se conserver, de s’achever, de se distinguer, de s’unir, de se réchauffer, [824 C] de se reproduire, de croître, de se diversifier, de demeurer stables, d’engendrer, de se mouvoir et de vivre, — s’il est vrai que c’est à ce même unique soleil que toutes les parties de l’univers participent à leur manière et qu’un seul soleil a pu contenir d’avance en lui synthétiquement les causes de toutes les réalités multiples qui ont part à sa lumière, — à beaucoup plus forte raison, quand il s’agit de la Cause même du soleil et de toutes choses, il faut accorder qu’elle a contenu d’avance en elle tous les modèles des êtres, selon un mode d’union synthétique et suressentiel et qu’ensuite, par un débordement de sa propre essence, elle a produit toutes les essences. Ce que nous appelons modèles, ce sont toutes ces raisons, productrices d’essence, qui préexistent synthétiquement en Dieu et que la théologie nomme prédéfinitions, ou encore décrets bons et divins, parce qu’ils définissent et produisent toutes choses (1) et que c’est en vertu de ces décrets que le Suressentiel a d’avance défini et produit tous les êtres.

§ 9.— [824 D] Si le philosophe Clément croit bon d’appeler modèle relativement à autre chose l’élément primordial de toute réalité, il n’use pas en parlant ainsi d’un vocabulaire propre, parfait et simple. Mais même si nous acceptions cette manière de parler, il faudrait rappeler ici ce passage de l’Écriture : [825 A] «Je ne t’ai pas révélé ces choses pour que tu t’attaches à elles» (3), ce qui signifie que par la connaissance analogique nous devons nous élever autant que nous le pouvons jusqu’à la Cause universelle. C’est à cette Cause donc qu’il nous faut référer tous les êtres selon un mode d’union unique et transcendant, car c’est à partir de l’Être que, par un mouvement processif et producteur d’essences, elle illumine toutes choses dans sa bonté; que, par un don spontané, elle accorde à toutes choses la plénitude de l’existence; enfin qu’en toutes choses elle trouve une occasion de se réjouir. Et s’il est vrai qu’elle contient d’avance toutes choses en soi, par une surabondance de simplicité exclusive de toute division, il n’en reste pas moins qu’elle embrasse toutes choses, à la mesure infinie de cette plénitude qui est sienne et qui transcende toute plénitude, et qu’elle accorde à toutes choses une part d’elle-même sans perdre pour autant son unité, tel un son unique, qui, demeurant identique à soi-même, n’en est pas moins participé, en tant qu’unique, par une multiplicité d’oreilles.

§ 10. — [825 B] Celui qui préexiste est donc Principe et Fin de tous les êtres; leur Principe puisqu’il est leur cause, leur Fin puisque tout se fait pour lui; il est également la Finitude et l’Infinité de tout infini et de tout fini, puisqu’il demeure au-delà de ces oppositions. Dans l’Un, en effet, on l’a dit souvent, tous les êtres existent et subsistent d’avance, car il est immanent à tout être et partout présent dans son unité et dans son identité; sans sortir de soi, il se répand tout entier en toutes choses, tout ensemble stable et mobile sans être pourtant ni stable, ni mobile, car il n’a ni principe ni moyen ni fin, n’appartenant à rien et n’étant rien de ce qui est. Et rien absolument ne lui convient de ce qui appartient soit aux êtres qui durent perpétuellement soit aux réalités temporelles, car il demeure au-delà du temps et de la perpétuité et il transcende le perpétuel comme le temporel. En effet, c’est par lui qu’agissent et de lui que procèdent et la perpétuité en elle-même et les êtres et ce qui mesure les êtres et tout ce qui est mesuré. Mais nous trouverons ailleurs une meilleure occasion de traiter ce problème.



CHAPITRE VI

[856 A] De la Vie

§ 1. — II nous faut maintenant célébrer cette Vie perpétuelle d’où procèdent la vie en soi et toute vie et par qui reçoit la vie, à la mesure de ses capacités, chacun des êtres qui participent de quelque façon que ce soit à la vie. C’est ainsi que la vie (les anges immortels et leur immortalité, et jusqu’au caractère indestructible de ce mouvement sans fin qui appartient aux anges, n’existent et ne subsistent qu’à partir de cette Vie et grâce à cette Vie. Aussi dit-on [856 B] qu’ils vivent d’une vie perpétuelle et qu’ils sont immortels, et pourtant en un sens ils ne sont pas immortels, car ce n’est pas d’eux-mêmes qu’ils tiennent leur immortalité et leur vie sans fin, mais bien de la Cause vivifiante qui produit et qui conserve toute vie. Et comme nous avons dit de l’Être qu’il est l’être en soi des durées perpétuelles, il faut redire ici que cette Vie divine, qui est au-dessus de toute vie, vivifie et conserve la vie en soi et que toute vie, comme tout mouvement vital, procèdent de cette Vie qui transcende toute vie et tout principe de toute vie. C’est à elle encore que les âmes doivent leur caractère indestructible et c’est elle qui fait vivre tous les animaux et tous les végétaux qui reçoivent de la vie l’écho le plus affaibli. Qu’on la supprime, nous dit l’Écriture et toute vie disparaît. Mais qu’à l’inverse ces êtres, qui, par la faiblesse de leur participation, avaient perdu cette vie, se retournent derechef vers elle, tout aussitôt ils redeviennent vivants.

§ 2. — [856 C] C’est elle également qui permet d’abord à la vie en soi d’être vie et à la vie en général et à chaque vie en particulier d’être proprement ce qui convient à sa nature. Aux vies supra-célestes elle confère une immortalité immatérielle, conforme à Dieu, exempte de toute mutation, un perpétuel mouvement sans détours ni déclinaison; elle étend la surabondance de sa bonté jusqu’aux démons, car ces derniers ne doivent leur existence à aucune autre cause et c’est bien elle qui leur confère vie et perpétuité. Aux hommes, êtres mixtes, elle fait don d’une vie qui reçoit forme angélique et, par le débordement de son amour pour l’homme, s’il nous advient de l’abandonner, elle nous convertit de nouveau et nous rappelle à elle, [856 D] et, ce qui est plus divin encore, elle nous promet de nous transférer tout entiers (je veux dire corps et âme unis) à la vie parfaite et à l’immortalité. Merveille qui e paru sans doute aux Anciens contre nature, mais qui, à mes yeux comme aux tiens, est véritablement divine et dépasse la nature. En parlant de la sorte [857 A] j’entends qu’elle dépasse toute nature visible, non point la nature toute puissante de l’a Vie divine, car, celle-là, en tant qu’elle constitue la nature même de tout ce qui vit, et principalement des êtres les plus divins, loin de contredire à la nature, ne la dépasse même pas. Rejette donc loin du séjour divin et loin de ton âme sainte les raisonnements contraires que fit à ce propos Simon l’insensé. Car il n’a pas compris, je crois, bien qu’il se crût sage, qu’il n’appartient pas à celui qui pense sainement d’user d’arguments rationnels dont l’évidence est d’ordre sensible quand il s’agit de la Cause invisible de toutes choses. Et ce qu’il faut lui répondre, c’est que son objection même est contre nature, car à la Vie divine rien ne s’oppose.

§ 3. — [857 B] C’est cette même Vie qui donne vie et chaleur à tous les animaux et à tous les végétaux. Que tu parles de vie intellectuelle, rationnelle ou sensible, de celle qui nourrit et qui fait croître, ou de quelque vie que ce puisse être, ou de quelque principe ou de quelque essence vitale, c’est grâce à la Vie qui transcende toute vie qu’elle vit et qu’elle vivifie et c’est en elle comme en sa cause qu’elle préexiste unitairement. Car c’est trop peu de dire que cette Vie est vivante; elle est Principe de vie, Cause et Source unique de vie. C’est elle qui achève et qui différencie toute vie, et c’est à partir de toute vie qu’il convient de célébrer ses louanges, parce que c’est elle qui, dans leur multiplicité, engendre toutes les vies grâce à la multiplicité de ses propres dons. Il convient donc à toute vie de la contempler et de la louer, car rien ne lui fait défaut ou pour mieux dire, elle déborde de vie, étant Vie par soi-même et transcendante à toute vie, faiseuse de vie et plus que vie, et méritant d’être célébrée par tous les noms que des hommes peuvent appliquer à cette Vie indicible.



CHAPITRE VII

[865 A] De la Sagesse, de l’Intelligence, de la Raison, de la Vérité, de la Foi.

§ 1. — [865 13] Venons-en maintenant, si tu veux bien, à célébrer cette Vie bonne et perpétuelle comme Sage, comme Sagesse en soi, ou plutôt comme Substance de toute sagesse, transcendante à toute sagesse et dépassant toute saisie. Car non seulement Dieu déborde de sagesse et «de sa saisie il n’est point de nombre», mais il transcendé encore toute raison, toute intelligence, toute sagesse. Et c’est ce qu’avait merveilleusement compris cet homme vraiment divin, commun soleil de notre maître et de nous-même, lorsqu’il dit : «La folie de Dieu est plus sage que la sagesse humaine», non seulement parce que toute argumentation humaine est vacillante au regard de la stabilité et de la permanence des intellections divines et absolument parfaites, mais aussi parce que c’est l’usage des théologiens de retourner en les niant tous les termes positifs pour les appliquer à Dieu sous leur aspect négatif. C’est ainsi que l’Écriture traite d’invisible la Lumière toute brillante [865 C] et ce qui se peut louer et nommer de multiples façons, elle l’appelle indicible et sans nom. Ce qui est partout présent et qu’on peut découvrir à partir de toute réalité, elle le nomme insaisissable et indépistable. C’est en vertu du même procédé que l’Apôtre loue selon les textes la folie divine en partant de ce qui apparaît en elle paradoxe et absurdité pour s’élever ainsi jusqu’à l’indicible Vérité qui dépasse toute raison.

Mais, comme je l’ai dit ailleurs, recevant à notre façon les mystères divins, enclos comme nous le somme dans le cercle familier des réalités sensibles, ramenant les mystères divins à la norme humaine, nous nous égarons quand nous rapetissons à la mesure des apparences la divine et secrète raison, et pourtant nous ne devrions pas perdre de vue que si notre intelligence possède une puissance intellective qui lui permet d’apercevoir les intelligibles, l’union par quoi elle atteint aux réalités qui sont situées au-delà d’elle-même dépasse la nature de l’intelligence. [865 D] C’est cette union seule qui nous ouvre l’intellection des mystères divins, non pas selon nos modes humains, mais en sortant tout entier de nous-mêmes pour [868 A] appartenir tout entiers à Dieu, car il vaut mieux appartenir à Dieu et se dépouiller de soi-même, et c’est ainsi que les dons divins seront offerts à ceux qui seront entrés en communion avec Dieu.

Célébrant ainsi dans sa transcendance la Sagesse irrationnelle, inintelligible, insensée, disons qu’elle est Cause de toute intelligence, de toute raison, de toute sagesse et de toute saisie, que c’est à elle qu’appartient tout conseil, que d’elle viennent toute connaissance et toute saisie, et qu’elle recèle enfin en elle tous les trésors de sagesse et de connaissance. Conformément, en effet, à nos précédentes conclusions, elle est la Cause plus que sage et toute sage et la Substance même tant de la sagesse en soi que de la sagesse prise dans son ensemble et de chaque sagesse considérée en particulier.

§ 2, [868 13] C’est d’elle que les puissances angéliques, intelligibles et intelligentes, reçoivent leurs simples et bienheureuses intellections, car elles ne tirent point leurs divines connaissances d’une analyse d’éléments, de sensations ni de raisons discursives : elles n’usent point non plus d’une subsomption sous des concepts universels. Purifiées de toute matérialité, c’est de façon intellectuelle, immatérielle, unitive, qu’elles saisissent par intuition les intelligibles divins. Potentielle et actuelle, leur intelligence resplendit d’une pureté sans mélange et sans tache. Elle saisit d’un seul regard les intellections divines de façon indivisible et immatérielle, dans l’unité de sa conformité divine, car elle a reçu de la Sagesse divine, autant qu’il était en son pouvoir, l’empreinte de cette Intelligence et de cette Raison divines dont c’est trop peu dire que de les appeler sages.

C’est d’elle aussi que les âmes reçoivent le pouvoir de raisonner; c’est-à-dire d’une part [868 C] de tourner discursivement et circulairement autour de la vérité même des êtres (et en ce cas, le caractère discursif et plural de leurs argumentations les situe au-dessous des intelligences unies); d’autre part de ramener par enveloppement le multiple à l’un (et elles méritent alors de s’égaler aux modes intellectifs des anges, dans la mesure du moins où c’est chose possible et convenable à des âmes). Que les sensations elles-mêmes soient comme des échos de la Sagesse, on peut l’affirmer sans erreur, et il n’est point jusqu’à l’intelligence des démons qui, en tant qu’intelligence, ne lui appartienne également; mais, dans la mesure où il s’agit d’une intelligence qui déraisonne, qui ne sait ni ne veut atteindre le but vers quoi elle tend, il vaut mieux parler ici d’une déchéance de la Sagesse.

Mais puisque la Sagesse divine est, dit-on, principe, cause, substance, achèvement, conservation de la sagesse en soi, ainsi que de toute sagesse, de toute intelligence et de toute raison, pourquoi célébrons-nous Dieu, lui qui est plus que sage, comme Sagesse, Intelligence, Raison et [868 D] Connaissance? Lui qui n’a pas d’activité intellectuelle, comment va-t-il comprendre les intelligibles? Lui qui transcende toute sensation, comment connaîtra-t-il les réalités sensibles? L’Écriture affirme pourtant qu’il sait toutes choses et que rien n’échappe au savoir divin.

En réalité, comme je l’ai souvent répété, il faut [869 A] entendre les attributs divins selon un mode qui convienne à Dieu. Quand on parle de son Inintelligence et de son Insensibilité, il faut entendre cette négation dans un sens transcendant, non dans un sens privatif. C’est ainsi que nous attribuons l’irrationalité à Celui qui est plus que raison, l’inachèvement à Celui qui se situe au-delà même de la perfection et qui est antérieur à toute finalité. Nous appelons insaisissable et invisible Ténèbre la Lumière inaccessible, parce qu’elle transcende la lumière qui se voit. À vrai dire, l’Intelligence divine contient toutes choses dans une connaissance qui transcende [tout objet connu], car, dans la mesure même où elle est cause universelle, elle contient d’avance en elle la notion de toutes choses, connaissant et produisant les anges avant même qu’il y eût des anges, connaissant toutes les autres réalités du dedans, pour ainsi dire dans leur principe, et leur conférant par là même rang d’essences. C’est là, je crois, ce qu’exprime l’Écriture lorsqu’elle appelle Dieu à Celui qui sait tout avant que rien se produise.» Ce n’est point, en effet, à partir des êtres que l’intelligence divine connaît les êtres, mais à partir de soi, en soi, à titre de cause, elle possède d’avance et rassemble par anticipation la notion, la connaissance et l’essence de toutes choses; [869 B] non qu’elle considère chaque objet dans son idée générale, mais parce qu’elle connaît et contient tout dans l’unique extension de sa causalité propre, comme la lumière aussi contient d’avance en soi, en tant que cause, la notion des ténèbres, n’ayant de connaissance des ténèbres qu’à partir de la lumière.

C’est donc en se connaissant soi-même que la divine Sagesse connaît toutes choses, immatériellement les choses matérielles, indivisiblement les choses divisibles, unitairement les choses multiples, car c’est dans un acte unique qu’elle connaît et qu’elle produit tout. S’il est vrai qu’en tant que Cause unique et universelle Dieu confère l’existence à tout être, c’est également en tant que Cause unique qu’il connaîtra tout être comme procédant de lui et préexistant en lui, et ce n’est pas des êtres qu’il partira pour arriver à les connaître puisque c’est précisément lui qui à chacun d’eux octroiera le pouvoir de se connaître soi-même et de connaître les autres.

Dieu n’a donc pas une connaissance propre [869 C] par quoi il se connaît, et une autre connaissance qui contient ensemble tous les autres êtres; car, en se connaissant soi-même, la Cause universelle ne saurait ignorer d’aucune façon ce qui procède d’elle-même et ce dont elle est cause. Ainsi donc Dieu ne connaît point les êtres en les connaissant, mais en se connaissant. Et, selon l’Écriture, il n’est pas jusqu’aux anges qui, au lieu de connaître les choses d’ici-bas en percevant le sensible par les sens, ne les saisissent par une puissance naturelle, propre à l’intelligence qui vit en conformité avec Dieu.

§ 3. — Il reste à déterminer comment, pour notre part, nous pouvons connaître Dieu, puisqu’il n’est ni intelligible ni sensible et que rien absolument ne lui appartient de ce qui appartient aux êtres. Il faut dire en vérité que nous n’avons pas de Dieu une connaissance fondée sur sa nature propre (car celle-ci est inconnaissable [869 D] et elle dépasse toute raison et toute intelligence). C’est à partir de cet ordre que nous découvrons en tous les êtres, parce que cet ordre fut institué par Dieu et qu’il contient des images et des similitudes des modèles divins, que nous nous élevons [872 A] graduellement et par échelons, autant qu’il est en notre pouvoir, jusqu’à Celui qui transcende tout être, en niant alors et en dépassant tout attribut, comme à la Cause universelle des êtres. Aussi bien, Dieu est-il connu à la fois en toutes choses et hors de toutes choses, et Dieu est-il connu tout ensemble par mode de connaissance, et par mode d’inconnaissance. Il est objet d’intellection, de raisonnement, de science, de contact, de sensation, d’opinion, d’imagination, d’appellation, etc., et pourtant il n’est saisi ni par l’intelligence, ni par le raisonnement, ni par la parole. Il n’est rien de ce qui est et on ne peut donc le connaître à travers rien de ce qui est, et il est pourtant tout en tout. Il n’est rien en rien et il est pourtant connu par tout en tout en même temps qu’il n’est connu par rien en rien.

Ce n’est donc pas à tort qu’on parle de Dieu et qu’on le célèbre à partir de tout être proportionnellement à tous ses effets. Mais la manière de connaître Dieu qui est la plus digne de lui, c’est de le connaître par mode d’inconnaissance, dans une union qui dépasse toute intelligence, [872 B] lorsque l’intelligence, détachée d’abord de tous les êtres, puis sortie d’elle-même, s’unit aux rayons plus lumineux que la lumière même et, grâce à ces rayons, resplendit là-haut dans l’insondable profondeur de la Sagesse. Il n’en reste pas moins, comme je l’ai dit, que cette Sagesse est connaissable à partir de toute réalité. Car elle est elle-même, selon l’Écriture, la fabricatrice universelle, l’ordonnatrice perpétuelle et uniververselle, la cause de l’harmonie et de l’ordre indissolubles. Car elle unit perpétuellement l’achèvement de ce qui précède au principe de ce qui suit et c’est elle qui produit avec beauté la sympathie et l’harmonie uniques de l’univers entier.

§ 4. -- [872 C] Les saintes Écritures appellent également Dieu Raison, non seulement parce qu’il distribue raison, intelligence et sagesse, mais parce qu’il contient d’avance en lui, sous forme synthétique, les causes de toutes choses, parce qu’il traverse toute réalité et que, selon l’Écriture, il pénètre jusqu’aux extrémités de toutes choses, mais plus encore parce que la Raison divine est plus simple que toute simplicité et que par sa suressentielle transcendance elle échappe à tout attribut. Cette Raison est la vérité simple et réellement essentielle et c’est à elle que s’applique, en tant que connaissance pure et infaillible de toutes choses, la foi divine, base inébranlable des fidèles qu’elle établit dans la vérité et en qui elle établit la vérité, en sorte que les fidèles possèdent ainsi dans une identité indissoluble la connaissance simple de la vérité. Car si la connaissance unit connu et connaissant, tandis que [872 D] l’ignorance est toujours cause pour l’ignorant de changement et de division interne, celui qui possède la vraie foi, l’Écriture nous dit que rien ne saurait le détourner de ce foyer fondé sur la vraie foi qui lui permet de conserver la permanence de son identité immuable et invariable.

Quiconque, en effet, s’est uni à la Vérité, sait bien qu’il marche sur la voie droite, même si la foule le rappelle à l’ordre, prétendant que c’est lui qui échappe au domaine de l’erreur, grâce à la vérité de la vraie foi. Pour sa part, il a pleine conscience de ne pas être le fou que prétendent les autres et il sait que la possession de la vérité simple, perpétuelle, immuable [873 A] l’a délivré tout au contraire de la fluctuation instable et mobile à travers les multiples variations de l’erreur. C’est ainsi que nos maîtres et nos initiateurs dans la Sagesse de Dieu meurent chaque jour pour la vérité, témoignant comme il se doit par toutes leurs paroles et par tous leurs actes que l’unique vérité chrétienne à laquelle ils adhèrent est de toutes la plus simple et la plus divine, ou, pour mieux dire que seule et unique elle est la vraie connaissance de Dieu.





CHAPITRE VIII (début)

[889] De la Puissance, de la Justice, du Salut, de la Rédemption, et aussi de l’inégalité.

§ 1. — [889 C], Mais puisque les théologiens célèbrent également la Vérité divine et la Sagesse plus que sage comme Puissance et comme Justice, puisqu’ils l’appellent aussi Salut et Rédemption, passons maintenant, dans la mesure de nos forces, à l’explication de ces noms divins. Que la Théarchie transcende absolument et dépasse toute puissance réelle ou pensable, quel qu’en soit le mode, je ne crois pas que personne l’ignore de ceux qui furent nourris dans les saintes Écritures, car la théologie lui attribue souvent la Souveraineté, la séparant ainsi des puissances mêmes qui résident au-delà du ciel. Comment se fait-il alors que les théologiens la célèbrent encore comme Puissance, elle qui transcende toute puissance? On en quel sens faudra-t-il entendre ce nom de Puissance lorsqu’on l’appliquera à la Théarchie?

§ 2. — [889 D] Nous disons que Dieu est Puissance parce qu’il contient toute puissance d’avance en lui et de façon suréminente, parce qu’il est cause de toute puissance et qu’il produit lui-même toutes choses grâce à une Puissance inflexible et indéfinissable, parce qu’il n’est aucune réalité, universelle ou particulière qui ne reçoive de lui toute la puissance qui est en elle, parce qu’il possède l’infini pouvoir, non seulement de produire toute puissance, mais de transcender toute puissance, et jusqu’à la puissance en soi, d’être lui-même plus que puissance, de produire indéfiniment et sans limites d’autres puissances que celles qui existent, de ne jamais épuiser, [892 A] en produisant ainsi indéfiniment et sans limite de nouvelles puissances, ce pouvoir qui lui appartient de produire des puissances et dont c’est trop peu dire que de l’appeler sans limites, car cette Puissance transcendante est totalement indicible et inconnaissable, car elle échappe à toute saisie intellectuelle, elle qui, par la surabondance de son pouvoir, confère la puissance à la faiblesse même, elle qui enveloppe jusqu’aux échos les plus affaiblis d’elle-même et règne sur eux, de même qu’en ce qui concerne les puissances sensibles nous voyons des lumières très brillantes toucher jusqu’aux yeux débiles et que des bruits intenses pénètrent, dit-on, jusqu’à des oreilles presque inaptes à les saisir ([je dis presque], car là où l’ouïe fait totalement défaut, aucune audition n’est possible; là où la vue est totalement absente, on ne peut plus parler de vision).

§ 3. — [892 B] Aussi la diffusion infiniment puissante de Dieu pénètre tous les êtres, et il n’est aucun être qui soit totalement privé de toute puissance et qui ne possède le pouvoir ou bien de saisir par l’intelligence ou bien de raisonner ou encore de vivre, ou simplement de posséder une essence. Et le fait même d’être en puissance, s’il est permis sans sacrilège de parler ainsi, doit son existence à la Puissance suressentielle.

§ 4. — C’est d’elle que procèdent, avec leur forme divine, les puissances des ordres angéliques. […] [j’omet la suite du traité]





La Théologie mystique

[997 A] Dédié à Timothée.



CHAPITRE PREMIER.

En quoi consiste la Ténèbre divine.



§ 1. — Trinité suressentielle et plus que divine et plus que bonne, toi qui présides à la divine sagesse chrétienne, conduis-nous non seulement par delà toute lumière, mais au-delà même de l’inconnaissance jusqu’à la plus haute cîme des Écritures mystiques, là où les mystères simples, absolus [997 B] et incorruptibles de la théologie se révèlent dans la Ténèbre plus que lumineuse du Silence : c’est dans le Silence en effet qu’on apprend les secrets (le cette Ténèbre dont c’est trop peu dire que d’affirmer qu’elle brille de la plus éclatante lumière au sein de la plus noire obscurité, et que, tout en demeurant elle-même parfaitement intangible et parfaitement invisible, elle emplit de splendeurs plus belles que la beauté les intelligences qui savent fermer les yeux.

Telle est ma prière. Pour toi, cher Timothée, exerce-toi sans cesse aux contemplations mystiques, abandonne les sensations, renonce aux opérations intellectuelles, rejette tout ce qui appartient au sensible et à l’intelligible, dépouille-toi totalement du non-être et de l’être, et élève-toi ainsi, autant que tu le peux, jusqu’à t’unir dans l’ignorance avec Celui qui est au-delà de toute essence et de tout savoir. Car c’est en sortant de tout et de toi-même, de façon irrésistible et [1000 A] parfaite que tu t’élèveras dans une pure extase jusqu’au rayon ténébreux de la divine Suressence, ayant tout abandonné et t’étant dépouillé de tout.

§ 2. — Mais prends garde que personne ne t’entende de ceux qui ne sont pas initiés, je veux dire de ceux qui s’attachent aux êtres, qui n’imaginent pas que rien puisse exister suressentiellement au-delà des êtres et qui croient pouvoir connaître par voie de connaissance «Celui qui a pris la Ténèbre pour retraite». Mais si la révélation du mystère divin dépasse la portée de ces hommes, que dire alors des vrais profanes, de ceux qui pour définir la Cause transcendante de toutes choses, s’appuient sur les réalités les plus basses, et ne la croient nullement supérieure [1000 B] aux idoles impies dont ils façonnent les formes multiples, alors qu’en vérité, s’il convient de lui attribuer et d’affirmer d’elle tout ce qui se dit des êtres, parce qu’elle est leur cause à tous, il convient davantage encore de nier d’elle tous ces attributs, parce qu’elle transcende tout être, sans croire pour autant que les négations contredisent aux affirmations, mais bien qu’en soi elle demeure parfaitement transcendante à toute privation, puisqu’elle se situe au-delà de toute position, soit négative soit affirmative?

§ 3. — C’est donc en ce sens que le divin Barthélemy affirme que la théologie est tout ensemble abondante et fort brève, que si l’Évangile est vaste et copieux il n’est pas moins concis. Il me semble que c’est là une merveilleuse pensée, car [1000 C] si la Cause universelle et bienfaisante s’exprime en beaucoup de paroles, elle n’en exclut pas moins tout raisonnement, puisqu’elle n’est ni rationnelle ni Intelligible, puisqu’elle transcende toutes choses de façon suressentielle et ne se manifeste à découvert et véritablement qu’à ceux-là seuls qui vont au-delà de toute consécration rituelle et de toute purification, qui dépassent toute ascension des cimes les plus saintes, qui abandonnent toutes les lumières divines, toutes les paroles et toutes les raisons célestes, pour pénétrer ainsi dans cette Ténèbre où, selon l’Écriture, Celui qui est totalement transcendant existe d’une existence absolue.

Aussi n’est-ce pas sans motifs que le divin Moïse reçoit d’abord l’ordre de se purifier, puis de s’écarter des impurs, qu’après la purification il entend les trompettes aux sons multiples, [1000 D] qu’il voit des feux nombreux dont les innombrables rayons répandent un vif éclat, que, séparé de la foule, il atteint alors, avec l’élite des prêtres, au sommet des ascensions divines. À ce degré pourtant, il n’est pas encore en relation avec Dieu, il ne contemple pas Dieu, car Dieu n’est pas visible, mais seulement le lieu où Dieu réside, ce qui signifie, je pense, que dans l’ordre visible et dans l’ordre intelligible les objets les plus divins et les plus sublimes ne sont que les raisons hypothétiques des attributs qui conviennent véritablement à Celui qui est totalement transcendant, [1001 A] raisons qui révèlent la présence de Celui qui dépasse toute saisie mentale, au-dessus des sommets intelligibles de ses lieux les plus saints.

C’est alors seulement que, dépassant le monde où l’on est vu et où l’on voit, Moïse pénètre dans la Ténèbre véritablement mystique de l’inconnaissance; c’est là qu’il fait taire tout savoir positif, qu’il échappe entièrement à toute saisie et à toute vision, car il appartient tout entier à Celui qui est au-delà de tout, car il ne s’appartient plus lui-même ni n’appartient à rien d’étranger, uni par le meilleur de lui-même à Celui qui échappe à toute connaissance, ayant renoncé à tout savoir positif, et grâce à cette inconnaissance même connaissant par delà toute intelligence.



CHAPITRE II

[1025 A] Comment il faut s’unir et rendre hommage à l’Auteur transcendant de toutes choses.

[1025 B] Puissions-nous pénétrer nous aussi, dans cette Ténèbre plus lumineuse que la lumière et, renonçant à toute vision et à toute connaissance, puissions-nous ainsi voir et connaître qu’on ne peut ni voir ni connaître Celui qui est au-delà de toute vision et de toute connaissance! Car c’est là une vision véritable et une véritable connaissance, et par le fait même qu’on abandonne tout ce qui existe on célèbre le Suressentiel selon un mode suressentiel. De même, pour façonner une statue de leurs propres mains les sculpteurs dépouillent d’abord [le marbre] de toute la matière superflue qui s’opposait à la pure vision de la forme cachée; et leur seule opération propre, c’est précisément ce dépouillement qui seul révèle la beauté latente.

Mais il convient, je pense, pour célébrer les négations, de procéder de façon inverse de celle dont on use pour célébrer les affirmations. Pour celles-là, en effet, partant des plus primitives comme de principes, nous sommes passé aux moyennes puis aux dernières. Ici c’est des dernières que nous partirons nécessairement pour nous élever vers les plus primitives, par un total dépouillement, [1025 C] afin de connaître sans voiles cette inconnaissance que dissimule en tout être la connaissance qu’on peut avoir de cet être (1), afin de voir ainsi cette Ténèbre suressentielle que dissimule toute la lumière contenue dans les êtres.



CHAPITRE III.

[1032 C] Ce que signifient théologie affirmative et théologie négative.

[1032 D] Dans nos Esquisses théologiques, nous avons célébré les principales affirmations de la théologie affirmative, montrant [1033 A] en quel sens l’excellente nature de Dieu est dite une, en quel sens elle est dite trine, ce qu’on appelle en elle Paternité et Filiation, ce que la théologie entend signifier lorsqu’elle parle d’Esprit, comment du cœur même du Bien immatériel et indivisible ont jailli les lumières de la bonté, comment ces lumières se sont répandues tout en demeurant, grâce à leur éternelle renaissance, en lui-même, chacune en soi et toutes mutuellement les unes dans les autres, comment Jésus suressentiel a revêtu en toute vérité la nature humaine, et tous les autres mystères que les Esquisses théologiques ont célébrés d’après l’enseignement des Écritures.

Dans le Traité des Noms divins, on a montré pourquoi Dieu est nommé Bien, Être, Vie, Sagesse, Force, et ainsi de suite pour tous les noms intelligibles de Dieu. Dans la Théologie symbolique, on a traité des métonymies du sensible au divin, on a dit ce que signifient en Dieu les formes, [1033 B] les figures, les parties, les organes, ce que signifient en Dieu les lieux et les ornements, ce que signifient les colères, les douleurs, les ressentiments, ce que signifient les enthousiasmes et les ivresses, ce que signifient les serments, les malédictions, les sommeils et les veilles, et toutes les formes dont on revêt la sainteté divine pour lui donner une figure (2). Je pense que tu auras noté combien ces symboles exigent plus de paroles que le reste, en sorte que la Théologie symbolique a été nécessairement beaucoup plus volumineuse que les Esquisses théologiques et que les Noms divins. Plus haut nous nous élevons en effet, et plus nos paroles deviennent concises, car les intelligibles se présentent de façon de plus en plus synoptique.

Maintenant donc que nous allons pénétrer dans la Ténèbre qui est au-delà de l’intelligible, il ne s’agira même plus de concision, [1033 C], mais bien d’une cessation totale de la parole et de la pensée. Là où notre discours descendait du supérieur à l’inférieur, à mesure qu’il s’éloignait des hauteurs, son volume augmentait. Maintenant que nous remontons de l’inférieur au transcendant, à mesure même que nous nous approcherons du sommet, le volume de nos paroles se rétrécira; au terme dernier de l’ascension nous serons totalement muets et pleinement unis à l’Ineffable.

Mais, diras-tu, pourquoi donc partir des plus hautes quand il s’agit des affirmations, des plus basses quand il s’agit des négations? Je réponds que, pour parler affirmativement de Celui qui transcende toute affirmation, il fallait que nos hypothèses affirmatives prissent appui sur ce qui est le plus proche de lui. Mais pour parler négativement de Celui qui transcende toute négation, on commence nécessairement par nier de lui ce qui est le plus éloigné de lui. N’est-il pas vrai, en effet, qu’il est plutôt vie ou bien qu’ [1033 D] air ou pierre et qu’on fait davantage erreur en le nommant rancunier ou coléreux qu’en le supposant exprimable ou pensable?



CHAPITRE IV.

[1040 C] Que la Cause transcendante de toute réalité sensible n’est-elle même rien de sensible.

[1040 D] Nous disons donc que la Cause universelle, située au-delà de l’univers entier, n’est ni matière exempte d’essence, de vie, de raison ou d’intelligence, ni corps; qu’elle n’a ni figure ni forme, ni qualité ni quantité ni masse; qu’elle n’est dans aucun lieu, qu’elle échappe à toute saisie des sens; qu’elle ne perçoit ni n’est perçue : qu’elle n’est sujette ni au trouble ni au désordre sous le choc des passions matérielles; que les accidents sensibles ne l’asservissent ni ne la réduisent à l’impuissance; qu’elle n’est point privée de lumière; qu’elle n’est elle-même ni ne possède ni mutation, ni destruction, ni partage, ni privation, ni écoulement, ni rien en un mot de ce qui appartient au sensible.



CHAPITRE V

[1045 D] Que la Cause transcendante de tout intelligible n’est rien d’intelligible

Nous élevant plus haut, nous disons maintenant que cette Cause n’est ni âme ni intelligence; qu’elle ne possède ni imagination, ni opinion, ni raison, ni intelligence; qu’elle ne se peut exprimer ni concevoir; qu’elle n’a ni nombre, ni ordre, ni grandeur, [1048 A] ni petitesse, ni égalité, ni inégalité, ni similitude, ni dissimilitude; qu’elle ne demeure immobile ni ne se meut; qu’elle ne se tient au calme, ni ne possède de puissance; qu’elle n’est ni puissance, ni lumière; qu’elle ne vit ni n’est vie; qu’elle n’est ni essence, ni perpétuité, ni temps; qu’on ne peut la saisir intelligiblement; qu’elle n’est ni science, ni vérité, ni royauté, ni sagesse, ni un, ni unité, ni déité, ni bien, ni esprit au sens où nous pouvons l’entendre; ni filiation, ni paternité, ni rien de ce qui est accessible à notre connaissance ni à la connaissance d’aucun être; qu’elle n’est rien de ce qui appartient au non-être, mais rien non plus de ce qui appartient à l’être; que personne ne la connaît telle qu’elle est, mais qu’elle-même ne connaît personne en tant qu’être; qu’elle échappe à tout raisonnement, à toute appellation, à tout savoir; qu’elle n’est ni ténèbre, ni lumière, ni erreur, ni vérité; que d’elle on ne peut absolument ni rien affirmer ni rien nier; [1048 B] que, lorsque nous posons des affirmations et des négations qui s’appliquent à des réalités inférieures à elle, d’elle-même nous n’affirmons ni ne nions rien, car toute affirmation reste en deçà de la Cause unique et parfaite de toutes choses, car toute négation demeure en deçà de la transcendance de Celui qui est simplement dépouillé de tout et qui se situe au-delà de tout.







La Hiérarchie céleste

CHAPITRE III

[164 C] En quoi consiste la hiérarchie et quelle en est l’utilité

§ 1. — [164 D] J’appelle hiérarchie une sainte ordonnance, un savoir et un acte aussi proches que possible de la forme divine, élevés à l’imitation de Dieu à la mesure des illuminations divines. Dans sa simplicité, dans sa bonté, dans sa perfection fondamentale, la Beauté qui convient à Dieu, pure elle-même de toute dissemblance, communique à chaque être, selon son mérite, une part de sa propre lumière et elle le parfait par la plus divine initiation en revêtant de sa propre forme, de façon harmonieuse et stable, ceux qu’elle a parfaits.

§ 2. — [165 A] Le but de la hiérarchie est donc de conférer aux créatures, autant qu’il se peut, la ressemblance divine et de les unir à Dieu. Dieu est pour elle, en effet, le maître de toute connaissance et de toute action, elle ne cesse de contempler sa très divine bonté, elle reçoit son empreinte autant qu’il est en elle, et de ses sectateurs elle fait elle-même de parfaites images de Dieu, des miroirs d’une pleine transparence et sans taches, aptes à recevoir le rayon du Feu fondamental et de la Théarchie, puis, ayant saintement reçu la plénitude de sa splendeur, capables ensuite, selon les préceptes de la Théarchie, de transmettre libéralement cette lumière même aux êtres inférieurs. Car ce serait sacrilège pour les saints initiateurs, comme pour ceux qu’ils ont saintement initiés, que d’agir jamais contre les saintes ordonnances de Celui qui est le principe même de leur propre initiation, voire simplement de rester étrangers à ces ordonnances, s’il est vrai du moins qu’ils tendent vers la splendeur divine elle-même, qu’ils gardent les yeux fixés vers elle comme il sied à leur caractère sacré, qu’ils en reçoivent enfin l’empreinte à la mesure des capacités [165 B] de chacune de leurs saintes intelligences.

Ainsi donc, qui parle de hiérarchie entend par là une certaine ordonnance parfaitement sainte, image de la splendeur théarchique, accomplissant, grâce à l’ordre sacré de ses rangs et de ses savoirs, les mystérieuses opérations de sa propre illumination, et tendant ainsi, autant qu’elle le peut sans sacrilège, à ressembler à Celui qui est son propre principe. Car, pour chacun des membres de la hiérarchie, la perfection consiste bien à tendre, autant qu’ils le peuvent, vers l’imitation de Dieu, voire même, mystère plus divin que les autres, à devenir, selon la parole de l’Écriture, les «coopérateurs» de Dieu, à manifester enfin en eux-mêmes, autant que la chose est possible, le reflet de l’acte divin.

Si, par exemple, l’ordre hiérarchique impose aux uns de recevoir la purification, aux autres de purifier, aux uns de recevoir l’illumination, aux autres d’illuminer, aux uns de recevoir le perfectionnement, aux autres de parfaire, [165 C] chacun imitera Dieu selon le mode qui convient à sa fonction propre. Il reste que ce que nous appelons en langage humain la Béatitude divine demeure pur de toute dissemblance; elle brille de la plénitude d’une perpétuelle lumière, elle est parfaite et ne manque d’aucune perfection puisque c’est elle qui purifie, qui illumine et qui parfait. Davantage encore, elle est elle-même sainte pureté, lumière, initiation transcendante à la pureté même et à la lumière, source en soi de toute perfection et parfaite dès le principe, principe elle-même de toute hiérarchie, transcendante pourtant à tout ordre sacral.

§ 3. — [165 D] Il convient donc, à mon sens, que les purifiés se dépouillent de tout mélange, se libèrent de la moindre trace de dissemblance, que les illuminés reçoivent la plénitude de la lumière divine, qu’ils s’élèvent par les yeux très saints de l’intelligence jusqu’à ce qu’ils aient acquis le pouvoir et la puissance de contempler, que les parfaits enfin, ayant abandonné toute imperfection, aient part à la science perfectionnante des initiés. [168 A] Et il convient d’autre part que les purificateurs, grâce à la surabondance de leur pureté, communiquent aux autres une part de leur propre chasteté; que les illuminateurs, intelligences plus transparentes que les autres et capables par elles-mêmes tout ensemble de participer à la lumière et de retransmettre cette participation, dans la bienheureuse splendeur d’une sainte plénitude, répandent cette lumière de toutes parts débordante sur ceux qui en sont dignes; que ceux enfin dont l’office est de parfaire, habiles dans l’art de répandre la perfection, perfectionnent les parfaits par une très sainte initiation à la science des saints initiés. Ainsi, chaque échelon de l’ordonnance hiérarchique, à la mesure de ses forces propres, s’élève jusqu’à la coopération divine, accomplissant sous l’action de la Grâce et en vertu de la puissance qu’il reçoit de Dieu, ce que la Théarchie, parce qu’elle en possède le pouvoir naturellement et merveilleusement, accomplit elle-même grâce à son caractère suressentiel et qu’à son tour la hiérarchie révèle aux intelligences qui aiment Dieu afin qu’elles l’imitent autant qu’elles le peuvent faire.





DAMASCIUS



Ce tome couvrant cinq siècles succède à l’antiquité « paîenne » vaincue après son dernier sursaut animé par l’empereur Julien. La prééminence chrétienne durera ensuite dix siècles. Il a paru nécessaire de rappeler le passé antique gréco-romain en insérant ici le dernier successeur de Platon.

Après la présentation de sa figure méconnue mais appréciée par l’historien philosophe Bréhier, l’ouverture « De l’Indicible » ouvre son grand œuvre « Des premiers principes ». A la limite de l’expérience mystique, le philosophe « nettoie le terrain » et conclut « que l’indicible « précède tout et enveloppe tout dans l’absolue simplicité qui est la sienne. »



Présentations

M.-C. Galpérine28

QUATRIEME

Damascius, qui vécut au vie siècle, est le dernier grand nom de l'histoire de la pensée grecque. Le Traité des premiers principes est l'oeuvre maîtresse du philosophe. Toutes les apories auxquelles se heurte la pensée quand elle s'efforce de remonter aux principes fondateurs et, au-delà de l'un lui-même, jusqu'à l'indicible absolu, sont ici posées avec une force singulière. L'aporie fondamentale naît de la contradiction impliquée dans la notion même d'un principe absolu. Et la grande question est bien : comment se peut-il qu'hors de l'un, il y ait autre chose ? D'où vient qu'il y ait du pluriel et du divers ? Ce que Damascius voudrait nous faire entendre, c'est ce frémissement initial, cette immense rumeur indistincte qui précède le concert universel. Tenter d'être là quand rien n'est encore et que tout se prépare, c'est le suprême effort de la pensée. Mais elle arrive toujours trop tard et ne réussit pas à surprendre le moment du passage. [...]29













DAMASCIUS ET LES DERNIERS TEMPS DE L'ÉCOLE D'ATHÈNES30

La tradition veut que Damascius ait été le dernier scholarque de l'Ecole d'Athènes. Le plus ancien de ses manuscrits lui donne le titre de « diadoque »131, successeur de Platon, qu'avait porté Proclus. On peut conclure de là qu'il était à la tête de l'Académie2 au moment où le décret de Justinien en ordonna la fermeture. C'est le dernier grand nom de l'histoire de la pensée grecque. Après lui, il n'y eut plus que des commentateurs, et qui commentèrent surtout Aristote. Le plus grand fut son propre disciple : Simplicius.

En 529, Justinien interdit l'enseignement de la philosophie à Athènes3 et confisqua les biens de l'École. Les derniers philosophes grecs prirent le chemin de l'exil. Ils emportaient avec eux, en se rendant à la cour de Perse, le rêve de Platon : qu'un roi devint philosophe4. Nous savons qu'ils étaient sept. Voici ce que nous en dit Agathias : « Damascius le Syrien, Simplicius le Cilicien, Eulamius le Phrygien, Priscianus le Lydiens, Hermias et Diogène, tous deux de Phénicie, Isidore de Gaza, tous ceux-là donc, la fleur la plus noble, pour parler en poète, des philosophes de notre temps, n'étant pas satisfaits de l'opinion dominante chez les Romains concernant le divin, pensèrent que le régime politique des Perses était bien meilleur. Comme de toutes parts on faisait l'éloge des Perses, ils étaient persuadés que les dirigeants chez ceux-là étaient parfaitement justes et tels que le veut le discours de Platon, la royauté coïncidant avec la philosophie'. » Le roi Chosroès les accueillit. Il venait de monter sur le trône et se faisait gloire d'être lui aussi à sa manière un philosophe, particulièrement curieux de connaître les religions étrangères. Il entreprit de leur faire traduire (peut-être en syriaque) l'oeuvre de Platon et celle d'Aris-tote. Mais les philosophes grecs ne tardèrent pas à sentir qu'une monarchie orientale ne ressemblait guère à la cité idéale qu'avait conçue Platon, et eux-mêmes demandèrent à rentrer dans l'Empire. Chosroès ne s'en offensa pas puisque, dans le traité qu'il conclut avec Justinien en 532, il obtint que les philosophes ne seraient ni persécutés, ni obligés d'embrasser le christianisme. Damascius et ses amis quittèrent donc la Perse après un séjour de deux ans. Nous ne savons ce qu'ils devinrent à leur retour. Agathias nous dit seulement qu'ils firent le voyage ensemble. Se sont-ils séparés ? Damas-cius est-il rentré à Athènes ? S'est-il fixé à Alexandrie ou en Asie Mineure ?

Les historiens sont partagés'. Si l'empire était officiellement chrétien, le temps des persécutions n'était pas révolu. Mais les persécuteurs n'étaient plus les mêmes. Dans l'Alexandrie du cinquième siècle le peuple massacrait Hypatie'. Et Cyrille le soutint. L'Evêque était avec son peuple. Que faire, depuis l'échec de Julien sinon se réfugier dans la contemplation ? Ce petit nombre d'hommes et de femmes pour qui le platonisme était une religion n'opposa plus au christianisme que le mépris et le silence.

C'était la tâche de la philosophie de défendre les dieux. Leur multitude témoigne de la grandeur du divin. « Ne pas restreindre la divinité à un seul être, la faire voir aussi multipliée que Dieu nous la manifeste effectivement, voilà qui est reconnaître la puissance divine". » De là est née la doctrine des hénades". Toutes choses sont pleines de dieux. C'est toute la pensée grecque du divin. Seuls les atomistes, avant les chrétiens, « vidèrent » le monde". C'est ce que ressentirent avec tant de force les derniers païens : le monde est vide. Les chrétiens font figure d'iconoclastes. Partout on vide les temples et on brise les idoles. Le monde a cessé d'être un temple ou, selon une autre image, « la cité qu'habitent en commun les dieux et les hommes »14. Mais c'est chose grave de mépriser le monde". Les « idoles » pour la piété néoplatonicienne, ce sont les derniers reflets du divin, ce qui fait qu'une pierre n'est pas chose inerte, privée de dieu. La chose matérielle, au plus bas degré de la procession, est le dernier anneau d'une chaîne que commande un dieu. La doctrine néoplatonicienne des séries suspend toutes choses à une hénade divine. Ainsi se justifient les pratiques théurgiques". Le Dieu unique qui a créé le ciel et la terre n'a pas seulement « humilié les étoiles ». Les choses de ce monde ne sont plus que ce qu'elles sont. Une pierre n'est qu'une pierre. Il n'est pas impie de la briser. C'est ainsi que fut ressentie chez les derniers néoplatoniciens, ce que Damascius appelle, comme Agathias, « l'opinion dominante sur le divin », désignant par là le christianisme. Pour comprendre dans sa profondeur « la réaction païenne », il faut relire le traité de Plotin contre les gnostiques. Ce sont les chrétiens qu'atteint la critique plotinienne : « Voici des hommes qui ne dédaignent pas d'appeler frères les hommes les plus vils... pour qui même les hommes les plus méchants ont une âme immortelle et divine et pour qui le ciel et les astres sont privés d'âmes" ! »

Le refus du christianisme, c'est le refus d'une vision tragique du monde. « Il faut accepter avec douceur la nature de toutes choses » (praôs sunnkhôrèteon tè pantôn phusei)". Stoïcisme et néoplatonisme ici se rejoignent.

La vie spirituelle était intense dans les derniers cercles païens d'Alexandrie et d'Athènes. Et le néoplatonisme aussi avait ses saints. Il y eut des vies exemplaires. Celle de Proclus était présentée comme illustrant la hiérarchie néoplatonicienne des vertus. Les biographies eurent un caractère hagiographique. Ce fut le cas de la vie de Proclus, rédigée par Marinus'9. Mais pour Damascius, nous ne disposons d'aucun document de ce genre. Et sur sa vie nous ne savons presque rien. Le seul témoignage direct que nous possédions sur sa personnalité et sur son oeuvre est celui de Simplicius, qui fut son disciple et le suivit en Perse.

[...]

Les apories initiales n'ont pas reçu de solution, mais, comme les dissonances musicales, une résolution. Toutes les difficultés auxquelles la pensée grecque s'était heurtée au cours de son histoire ont pris désormais une acuité singulière. Jamais autocritique ne fut plus lucide ni plus radicale, sinon celle dont Platon lui-même avait donné l'exemple dans la première partie du Parménide.

Cette oeuvre, qui tout entière n'est qu'une méditation du Parménide, représente l'ultime effort de la pensée grecque pour tenter de répondre à ce qui fut pour elle la question philosophique par excellence : à quelles conditions le discours est-il possible ?32



Émile Bréhier 33

Développement du néoplatonisme - VI. Damascius

Avec Damascius, personnage non moins dévot que Proclus, comme on le voit d'après la Vie d'Isidore qu'il a écrite, nous atteignons les derniers cercles intellectuels païens, ceux qui se réunissaient à Alexandrie pour parler du vieux temps et sur lesquels un papyrus a dernièrement donné des détails si suggestifs. Le très long traité Des Principes, qui nous a été conservé, est un commentaire de la dernière partie du Parménide ; il prend la plupart du temps le contre-pied de celui de Proclus. Toute la hiérarchie figée des réalités, telle que l'avait conçue l'esprit presque juridique de Proclus, est désorganisée pour laisser place à une vie spirituelle et mystique intense qui rétablit partout les rapports, les avenues qui mènent aux réalités supérieures34. Détruire les catégories fixées par Proclus, montrer qu'elles ne trouvent nul point d'attache dans le Parménide, telle est sa grande préoccupation. Et d'abord il ne faut pas prendre pour premier principe l'Un transcendant, avec ses fonctions définies d'unification du réel. Au-dessus de l'Un, il y a l'Ineffable, « inaccessible à tous, sans coordination, séparé à ce point qu'il ne possède plus véritablement la séparation ; car ce qui est séparé est séparé de quelque chose et garde un rapport avec ce dont il est séparé » ". Il faut donc mettre le Principe en dehors et au-dessus de toute hiérarchie et se garder d'admettre en lui, même à titre de modèle, nul ordre, nulle hiérarchie. « Est-ce que, pourtant, quelque chose vient de lui aux choses d'ici ? Comment non, si tout, de quelque façon, vient de lui (17, 13) ? » Ce quelque chose, c'est ce que toute réalité contient elle-même d'ineffable, d'impénétrable : plus nous montons, plus nous trouvons d'ineffable. « L'Un est plus ineffable que l'Etre, l'Etre que la Vie, la Vie que l'Intelligence. » Pourtant nous sommes sur la mauvaise pente, lorsque nous essayons ainsi de hiérarchiser les ineffables ; nous sommes sur le point de rétablir une nouvelle hiérarchie, en trouvant un Un ineffable, d'où dépend une réalité ineffable ; aussi faudra-t-il finalement refuser de dire qu'il communique rien de lui aux réalités qui viennent de lui. L'Ineffable, c'est ce que pose la première hypothèse du Parménide, en affirmant qu'il n'est même pas un, suivant l'effort de l'âme qui le pose un puis qui en supprime l'Un, à cause de sa supériorité qui n'offre aucune prise.

On voit la manière de Damascius, cet effort vers l'intuition qu'il essaye de faire aboutir en limitant ses affirmations les unes par les autres, par une manière de dialectique vivante bien plus semblable à celle de Plotin qu'à celle de Proclus. L'Ineffable, c'est une sorte d'initiative absolue, comme le Premier de Plotin, dans son traité Sur la volonté de l'Un. Par contre l'Un, étant cause, est défini par une fonction et une relation.

D'une manière générale, Damascius est plein de méfiance envers cette manière mécanique de déterminer les principes, qui triomphe avec Jamblique et Proclus ; elle a le grand tort, à ses yeux, d'employer à l'égard des principes les notions qui n'ont de sens que dans les dérivés. Ainsi, voulant montrer comment de l'Un radical dérive la totalité une qui est comme l'ensemble uni des réalités intelligibles, on fait de cette totalité unie la synthèse de deux principes opposés qu'on appelle l'Un et la Dyade, ou bien la Limite et l'Illimité, ou encore le Père et la Puissance. En vérité, on n'atteint pas ainsi directement la réalité, mais on procède par image ; habitués à expliquer sans difficulté par des synthèses de ce genre les mixtes que contemplent notre intelligence et notre âme (par exemple un accord par un rapport fixe déterminant la dyade indéfini du grave et de l'aigu), nous transportons sans plus des principes de ce genre à la réalité suprême (§ 45). La preuve qu'il n'y a là qu'analogie incertaine, c'est la diversité de noms dont on se sert pour désigner chacun des deux principes opposés, Monade, Limite, Père, Existence pour le premier, Dyade, Puissance, Chaos pour le second (§ 56). Séparation et opposition, procession et retour n'apparaissent que dans des réalités dérivées de celle dont on veut rendre compte par l'union de deux principes distincts. La réalité qu'on veut expliquer, c'est l'Union ou l'Uni, c'est-à-dire celle en laquelle toutes choses sont encore à l'état indivis ; comment donc la faire naître de la fusion de deux réalités distinguées ? Des principes qui existent avant l'Uni, donc avant que rien ne soit à l'état de distinction, ne sauraient être distincts.

D'où, chez Damascius, une conception nouvelle du ternaire primitif où les trois moments, station, procession et retour, sont remplacés par trois termes dont la triplicité n'altère pas l'unité ; des trois termes, le premier est Un-Tout, un par lui-même et tout en tant qu'il produit le second ; le second est Tout-Un, tout par lui-même, et un par l'effet du premier ; le troisième tient du premier, l'un, et du second, le tout ; chacun des termes est comme un aspect et une face de la même réalité.

En critiquant ainsi la méthode de Proclus, c'est le néoplatonisme lui-même que Damascius est bien près d'abandonner ; il faudrait analyser le détail de son livre immense pour montrer comment, presque à chaque explication que Proclus donne du Parménide, il oppose la sienne, inspirée d'un esprit différent ; il rejette par exemple des explications qui concluraient des propriétés du monde créé à celles de son exemplaire ; et il insiste sur ce fait que le monde sensible n'est pas une image de toute la réalité suprasensible en bloc, mais seulement d'une petite portion de cette réalité, du monde des Idées. Ailleurs il reconnaît et il indique avec force que la procession et la conversion ne peuvent se dire proprement que des natures intellectuelles (Plotin avait-il dit autre chose ?) et ne peuvent servir de moyen général pour expliquer toute réalité.

L'enseignement de Damascius qui, par certains aspects, est d'une profondeur et d'une nouveauté admirables, bien que non sans confusion ni bavardage35, resta infécond par le malheur des temPs.Lorsque Justinien ordonna, en 529, la fermeture des écoles philosophiques d'Athènes, l'Université d'Athènes, si florissante au temps du sophiste Libanius, l'ami de Julien et d'Himérius, était tombée faute d'élèves et peut-être de professeurs ; Damascius, dans la Vie d'Isidore (221-227), nous dit quelle était la grande infériorité de l'enseignement philosophique à Athènes à son époque, avec le diadoque Hégias, qui préféra finalement les pratiques pieuses à la philosophie. Alexandrie n'était pas un séjour sûr pour les philosophes, comme le prouvent la persécution que leur fit subir l'évêque Athanase et le meurtre de la néoplatonicienne Hypatie, assassinée en 415 par la populace ; la ville était d'ailleurs bien déchue de sa splendeur. La nouvelle capitale de l'empire était peu favorable aux études philosophiques : le néoplatonisme meurt avec toute la philosophie et toute la culture grecques ; le VIe et le VII siècles sont des moments de grand silence.



DE L'INDICIBLE36

DU TOUT ET DU PRINCIPE DE TOUT



Ce qu’on appelle le principe un de toutes choses est-il au-delà du tout ou est-ce quelque chose du tout comme le faîte des réalités qui procèdent du prinsipe ? Et le tout, disons-nous qu’il est avec le principe ou après le principe et à partir de lui ?

Dans ce dernier cas, comment pourrait-il y avoir quelque chose hors du tout ? Car ce à quoi rien ne manque, c'est là le tout au sens absolu. Or le principe manque. Donc ce qui est après le principe n'est pas le tout au sens absolu mais le tout sans son principe.

De plus le tout veut être plusieurs limités. Car des choses illimitées ne sauraient être exactement tout.

Donc hors du tout rien ne se manifestera. Car la totalité est une sorte de borne et déjà un enveloppement : le principe est en elle la limite supérieure, et ce qui, à partir du principe, vient en dernier, est la limite inférieure. Le tout est donc avec ses limites.

De plus, le principe est coordonné aux choses qui viennent de lui. C'est d'elles en effet qu'il est dit principe et qu'il est principe. Le causant est donc lui aussi coordonné aux causés, et le premier à ce qui vient après le premier. Or les choses qui, étant plusieurs, forment une coordination unique, voilà ce que nous appelons tout ; il s'ensuit que le principe lui aussi est compris dans le tout. D'une manière générale, nous appelons tout au sens absolu l'ensemble des choses que nous concevons, sous quelque mode que ce soit. Or nous concevons aussi le principe. Par exemple nous avons l'habitude de dire toute la cité, en désignant à la fois celui qui commande et ceux qui sont commandés, toute la lignée, en désignant l'auteur de la lignée et ceux qu'il a engendrés.

Par ailleurs, si tout est avec le principe, le principe de tout ne sera pas une chose distincte, puisque le principe est lui aussi compris dans le tout. Donc la coordination une de toutes les réalités, que nous appelons tout, est sans principe et sans cause, si nous ne voulons pas remonter à l'infini.

Cependant il faut que toute chose soit ou principe ou issue d'un principe [Aristote]. Le tout lui aussi est donc ou principe ou issu d'un principe. Mais dans ce dernier cas, le principe ne sera pas avec le tout, mais en dehors du tout, comme le principe est en dehors de ce qui vient de lui. Et, dans le premier cas, qu'est-ce donc qui procèdera du tout comme d'un principe, et procèdera hors du tout dans les choses inférieures, comme un produit du tout ? Car ce produit aussi est compris dans le tout, puisque la notion du tout absolu ne laisse rien échapper. Donc le tout n'est ni principe, ni issu d'un principe.

De plus le tout est vu en quelque manière à la fois dans la pluralité et dans une certaine différenciation. Car nous ne concevons pas le tout sans cela. Comment donc une certaine différenciation et une certaine pluralité se sont-elles aussitôt manifestées ? C'est que le tout n'implique pas à tous les degrés distinction et pluralité ; l'un est le faîte des plusieurs, tandis que l'uni est la monade des choses distinctes ; et l'un est plus simple encore que la monade.

Mais d'abord la monade est aussi le nombre total, même s'il est encore replié sur lui-même. En ce sens donc, la monade aussi est tout. Ensuite, l'un n'est pas quelque chose parmi les plusieurs. Il devrait, si tel était le cas, parfaire le compte des plusieurs, comme chacune des autres choses. Mais autant sont les plusieurs en vertu d'une division déterminée, autant est l'un de là-bas, avant la division, dans l'indivision absolue. Car il n'est pas un à la manière d'un minimum, comme l'estimait Speusippe, mais il est un comme ayant tout absorbé. Car il a résolu toutes choses en sa propre simplicité, et il a fait que le tout fût un. C'est pourquoi tout vient de lui, parce que lui aussi est tout, avant le tout : comme l'uni est antérieur aux choses différenciées, de même l'un, avant les plusieurs, est le tout.

Mais lorsque, l'appliquant au tout, nous développerons toute notre pensée, ce ne sera plus sous un seul et même mode que nous affirmerons le tout, mais au moins sous trois modes : unitif, uni, et plurifié. Ces trois modes dérivent d'une seule notion, et se rapportent à elle comme nous avons coutume de le dire.

Si donc nous appelons tout, d'une manière plus conforme à l'usage, les choses qui subsistent dans la pluralité et la distinction, nous poserons comme principes de ces choses l'uni et d'une manière plus éminente encore, l'un. Si, d'un autre côté, ces principes aussi nous les concevons comme des touts, et si nous les réunissons aux autres touts, selon la relation et la coordination qu'ils ont avec eux, comme nous l'avons déjà dit, le raisonnement exigera que nous cherchions encore un autre principe avant le tout, qu'il ne soit plus légitime de concevoir comme tout ni même de coordonner aux choses qui viennent de lui.

Si en effet on dit que l'un, même si, de quelque manière qu'on l'entende, il est tout, est cependant aussi un, antérieur à cette sorte de tout, et plutôt un qu'il n'est tout (car par lui-même il est un, et il est tout comme cause de tout, dans sa coordination au tout et, absolument parlant, à titre second, tandis que certes l'un est un à titre premier), oui, même en admettant que l'on dise cela, d'abord on posera en lui une dualité ; et ensuite, c'est nous qui divisons, qui, à l'égard de sa simplicité, nous dédoublons et, plus encore, nous plurifions. Car lui, c'est parce qu'il est un qu'il est tout, sous le mode le plus simple.

Et pourtant, même si on dit cela, il faut bien que le principe du tout transcende le tout lui-même, la totalité la plus simple, la simplicité qui a tout absorbé : celle de l'un.

Notre âme pressent ainsi, par une sorte de divination, que du tout, de quelque manière qu'on l'entende, il y a un principe qui est au-delà de tout, non coordonné au tout. Celui-là ne doit donc même pas être appelé principe, ni cause, ni premier, ni antérieur à tout, ni au-delà de tout. On doit donc encore moins le proclamer tout ; en un mot on ne doit ni le proclamer ni le penser, ni même en avoir le soupçon, puisque tout ce que nous pouvons penser ou soupçonner, ou bien est quelque chose du tout (ce qui est plus exact), ou bien, si on en purifie à fond la notion, c'est le tout ; et cela, même si notre pensée remonte par la résolution d'elle-même et de son objet jusqu'à ce qu'il y a de plus simple, jusqu'à l'enveloppement suprême de tout, telle la circonférence ultime qui embrasse non seulement les étants, mais aussi les non-étants. Car, des étants, c'est l'uni, entièrement indifférencié, qui est l'enveloppement ultime (tout étant en effet est mélangé d'éléments) et, des plusieurs, c'est l'un pur.

Car nous ne pouvons rien concevoir de plus simple que l'un, l'un absolu qui n'est qu'un. Même si nous le disons principe, cause, premier, suprêmement simple, ces dénominations d’ici-bas, et toutes les autres, il faudra les entendre la-bas seulement selon l'un.

Mais nous, dans notre impuissance à en opérer la concrétion, nous nous divisons à son égard et, ce qui en nous est divisé, nous l'affirmons de lui, avec cette réserve que ces choses divisées nous les jugeons indignes dans la pensée que des plusieurs ne sauraient s'appliquer à l'un. On ne peut donc ni le connaître ni le nommer. Car, par là, il serait plusieurs. Ou alors, on dira que cette pluralité est en lui selon l'un.

La nature de l'un est en effet de tout recevoir, ou plutôt de tout produire, et il n'est rien que l'un ne soit.

C'est pourquoi tout défile, pour ainsi dire, à partir de lui. Celui-là, qui est la cause proprement dite et le premier, est aussi fin en soi, terme ultime en soi, couronnement, en un mot, de toutes choses. C'est la nature une des plusieurs, non celle qui, venant de lui, est en eux, mais celle qui, avant eux, est génératrice de la nature qui est en eux. C'est la cime la plus indivise de ce qui, sous quelque mode que ce soit, constitue le tout, l'enveloppement le plus vaste des choses qui, de quelque manière qu'on l'entende, sont dites des touts.

Mais si l'un est cause de tout et ce qui embrasse tout, qu'avons-nous à remonter encore au-delà de lui ?

N'est-il pas à craindre que nous n'avancions dans le vide, tendus vers le rien lui-même ? Car ce qui n'est même pas un n'est rien, c'est ce qu'on peut dire de plus juste.

D'où viendra qu'il y ait encore quelque chose au-delà de l'un ? Les plusieurs n'ont en effet besoin de rien d'autre que de l'un. C'est pourquoi seul l'un est cause des plusieurs ; et c'est aussi pourquoi il est cause de tout, puisqu'il faut que lui seul soit cause des plusieurs. Ce ne peut être le rien car le rien n'est cause de rien. Ni les plusieurs eux-mêmes : en tant que plusieurs ils sont incoordonnés, et comment les plusieurs seraient-ils une cause une ? Et, même s'ils sont plusieurs causes, ils ne seront pas causes les uns des autres, en raison de leur manque de coordination et parce qu'on tournerait en cercle. Chacun serait donc cause de soi, et aucun ne serait cause des plusieurs. Il est donc nécessaire que l'un soit cause des plusieurs, lui qui est aussi cause de la coordination qui est en eux. Car c'est une sorte de conspiration que la coordination et l'union mutuelle des plusieurs.

Si donc quelqu'un, éprouvant des difficultés sur ce point, déclare se contenter du principe de l'un et ajoute, en guise de conclusion, que nous n'avons ni notion ni soupçon plus simples que la notion ou le soupçon de l'un, comment donc irons-nous soupçonner encore quelque chose au-delà de l'ultime pensée et de l'ultime soupçon ?

S'il arrive que quelqu'un déclare cela, nous reconnaîtrons avec lui l'aporie. Car c'est, semble-t-il, dans une voie non frayée et impraticable qu'une telle pensée nous engage. Cependant, en partant des choses qui nous sont mieux connues, il faut nous accoutumer à ces indicibles efforts d'enfantement qui se font en nous et qui tendent vers la conscience indicible (je ne sais comment m'exprimer) de cette sublime vérité. Puisqu'en effet dans les choses d'ici-bas ce qui est dégagé de toute relation est plus précieux que ce qui est engagé dans une relation, que l'incoordonné est supérieur au coordonné, comme le contemplatif au politique, Kronos par exemple au démiurge, l'étant aux formes, l'un aux plusieurs dont il est le principe, ainsi sera plus précieux, absolument, que les causants et les causés, que tous les principes et ce qu'ils commandent, ce qui transcende toutes les réalités de cette sorte et n'est posé, pour le dire en un mot, dans aucune coordination ou relation. Puisqu'aussi bien l'un précède naturellement les plusieurs, le plus simple ce qui, de quelque manière, est composé, et le plus enveloppant cela même qu'il inclut, ce principe-là, si l'on consent à en parler, est au-delà de toute opposition, et même d'une opposition de cette sorte, au-delà non seulement de celle qui oppose des réalités de même rang, mais aussi de celle qu'il y a entre le premier et ce qui vient après le premier.

De plus l'un, l'uni et la pluralité des choses différenciées qui en proviennent constituent le tout ; car autant sont les choses qui se différencient, autant est l'uni, dont elles se différencient ; autant sont les plusieurs, autant est l'un, à partir duquel ils se déroulent. Mais il n'en reste pas moins un, si même il ne l'est pas davantage, car les plusieurs sont après lui et non en lui. Il en est de même de l'uni parce que l'uni est la concrétion des choses en voie de différenciation, antérieure à leur différenciation. Ainsi, que ce soit selon la coordination ou selon leur nature propre, chacun des deux est tout.

Mais le tout ne peut être ni premier ni principe ; il ne peut l'être du point de vue de la coordination, parce que les réalités dernières sont avec le tout, et pas davantage si du tout on ne prend que l'un, car il est un et aussi toutes choses à la fois selon l'un (nous n'avons pas encore découvert ce qui est absolument au-delà de tout) et l'un est le faîte des plusieurs comme cause de ce qui vient de lui.

Ajoutons que nous, si nous concevons l'un, c'est par un soupçon qui, au terme d'une purification radicale, atteint le plus simple et le plus enveloppant. Mais ce qu'il y a de plus auguste doit échapper aux prises de toutes nos conceptions et de tous nos soupçons, puisque même dans les choses d'ici-bas ce qui, toujours, s'enfuit là-haut, loin de nos pensées, est plus précieux que ce qui est à notre portée, et ainsi le plus précieux sera cela même qui aura échappé à tous nos soupçons.

Or si cela n'est rien, qu'on entende le rien en deux sens : celui qui est supérieur à l'un, celui qui est en deçà. Et si en parlant ainsi, nous avançons dans le vide, il faut dire qu'avancer dans le vide s'entend aussi en deux sens : on sombre ou bien dans l'indicible, ou bien dans ce qui n'est absolument pas sous aucun rapport. Cela aussi est indicible, comme Platon 5 lui aussi nous le dit, mais dans le sens du pire, tandis que celui de là-bas est indicible dans le sens du meilleur.

Chercherons-nous s'il répond à une exigence quelconque ? Cette exigence est, de toutes, la plus nécessaire, que de là-bas comme d'un sanctuaire, de l'indicible et sous un mode indicible, toutes choses procèdent. Car ce n'est pas comme un qu'il produit les plusieurs, ou comme uni qu'il produit les choses en voie de différenciation, mais c'est comme indicible qu'il produit toutes choses indiciblement de la même manière.

Et si, lorsque nous disons de lui qu'il est indicible, qu'il n'est rien du tout, que la pensée ne peut l'embrasser, notre discours se renverse, il faut savoir que ces dénominations et ces notions se rapportent à nos propres efforts d'enfantement, à tous ceux qui ont l'audace de multiplier les recherches indiscrètes à son sujet mais s'arrêtent au seuil du sanctuaire 6, et ne nous apprennent rien de lui. Ce qu'ils dénoncent (pas même clairement, mais par le détour d'indications) ce sont nos propres affections à son égard, nos apories et nos échecs. Encore ces indications ne seront-elles entendues que de ceux qui en sont capables.

Cependant nous voyons que même au sujet de l'un, dans nos efforts pour le concevoir, nous ressentons la même chose et que, de la même manière, notre pensée vacille et se renverse.

L'un, dit Platon, s'il est, n'est même pas un ; s'il n'est pas, aucun discours ne s'appliquera à lui, et ainsi, pas même la négation. Il n'aura pas de nom, car un nom n'est pas simple. Il n'y aura de lui ni opinion ni science : celles-ci non plus ne sont pas simples, et l'intellect lui-même n'est pas simple, si bien que l'un est absolument inconnaissable et indicible. Pourquoi donc chercher quelqu'autre chose au-delà de l'indicible ?

Peut-être Platon, par le moyen de l'un, nous a-t-il élevé indiciblement jusqu'à cet indicible au-delà de l'un, qui est maintenant notre objet, par la suppression même de l'un, tout comme, par la suppression des autres, il nous a retournés vers l'un. Car il sait que l'un peut être posé en un sens qui le purifie radicalement. Il l'a bien fait voir dans le Sophiste, en montrant que l'un en soi présubsiste à l'étant. Et si, après s'être élevé jusqu'à l'un, il s'est tu , c'est qu'il lui convenait de garder, à la manière des Anciens, un silence complet sur des choses qui ne souffrent absolument pas d'être dites. Il eût été réellement très dangereux que ce discours tombât dans des oreilles vulgaires. Sans doute, après avoir soulevé la question de ce qui n'est absolument pas sous aucun rapport, le discours s'est-il renversé : il courait le risque de sombrer dans l'océan de la dissemblance, ou plutôt du vide sans aucune réalité.

Mais si les démonstrations ne s'appliquent pas non plus à l'un, il ne faut pas s'en étonner : elles sont humaines, fragmentées, et plus composées qu'il ne faudrait ; une chose est sûre : ces démonstrations ne s'appliquent même pas à l'étant, puisqu'elles sont formelles ; plus encore, elles ne s'appliquent même pas aux formes elles-mêmes, puisqu'elles sont logiques. N'est-ce pas Platon lui-même qui, dans les Lettres, a déclaré qu'il n'est rien en nous qui puisse signifier la forme : ni figure, ni nom, ni définition, ni opinion, ni science ? L'intellect seul pourrait s'appliquer aux formes, mais nous ne le possédons pas encore, nous qui nous contentons des discussions dialectiques. Donc même si nous produisions une pensée de l'intellect, toutefois elle serait formelle et nous ne pourrions l'appliquer à l'uni et à l'étant. Et même s'il arrivait jamais que nous formions la pensée qui opère en elle la contraction de tout, cette pensée-là elle aussi ne pourrait se joindre à l'un et coïncider avec lui. Et même si nous formions enfin une pensée unitive qui, arrivée à l'un lui-même, se recueille les yeux fermés, il n'en resterait pas moins que celle-là se simplifie pour s'élever jusqu'à l'un, si tant est qu'il y ait encore quelque connaissance de l'un. Car il nous faut réserver cette question. Par conséquent, il y a bien des degrés de l'indicible aussi et de l'inconnaissable ; et il en est de même de l'un.

Et pourtant, dans la condition qui est actuellement la nôtre, nous nous risquons à distinguer entre des choses si grandes au moyen d'indications et de soupçons, nous purifiant pour atteindre des conceptions qui ne nous sont pas habituelles, nous élevant par la voie de l'analogie et des négations, méprisant les choses qui sont à notre niveau, au regard de celles-là, et avançant pas à pas de ce qui à notre niveau a une moindre valeur vers ce qui en a une plus grande. C'est à cela que jusqu'à maintenant nous avons passé notre temps.

Et peut-être en est-il ainsi de l'absolument indicible, qu'on ne puisse même pas à son sujet poser qu'il est indicible. Quant à l'un, il est tel qu'il fuit toute composition de noms et de discours, et toute distinction, comme celle du connaissable et du connaissant, et qu'il se conçoit à la manière d'une aire ronde, comme ce qu'il y a de plus simple et de plus enveloppant. Et il n'est pas seulement un si l'on entend par là le caractère propre de l'un, mais il est un au sens où l'un est tout, et comme un antérieur à tout, non pas certes comme quelque un déterminé faisant partie du tout.

Ce sont là les efforts d'enfantement de notre pensée qui, de cette manière, se purifie pour atteindre l'un pur et le principe véritablement un de toutes choses. Il est évident que cet un en nous que notre pensée soupçonne, parce qu'il nous est plus proche, plus apparenté et qu'il est loin derrière celui-là, est assez propre à nous le faire soupçonner. A partir de quelque un déterminé, de quelque manière qu'on le pose, le passage à l'un pur et simple est aisé ; et même si nous ne pouvions d'aucune manière atteindre celui-là, néanmoins, portés par l'un pur qui est en nous, nous pourrions soupçonner celui qui est antérieur à tout. C'est donc en ce sens que l'un est dicible et c'est en ce sens qu'il est indicible. Mais celui-là, qu'il soit honoré par un silence parfait, et d'abord par une ignorance parfaite au regard de laquelle toute connaissance est indigne.



DE L'INCONNAISSANCE

Abordons le second point et En quel sens l'indicible voyons en quel sens il est dit absolument inconnaissable. Si cela est vrai, comment pouvons-nous écrire sur lui toutes ces choses, et nous prononcer ainsi ? N'est-ce pas faire oeuvre purement verbale et beaucoup bavarder sur ce que nous ne savons pas ?

S'il est réellement non-coordonné au tout, sans relation avec le tout, s'il n'est rien du tout, s'il n'est même pas l'un lui-même, c'est là sa nature, nous sommes disposés à son égard comme si nous la connaissions et nous nous employons avec ardeur à faire naître chez les autres les mêmes dispositions.

De plus, cela même en lui qui est inconnaissable, ou bien nous connaissons que c'est inconnaissable, ou bien nous l'ignorons. Si nous l'ignorons, comment le dire absolument inconnaissable ? Et si nous le connaissons, il est donc connaissable dans la mesure même où il est inconnaissable : on connaît qu'il est inconnaissable.

En outre, il n'est pas possible de nier une chose d'une autre si on ne connaît pas ce dont elle est niée ; il n'est pas possible non plus d'affirmer que ceci n'est pas cela si l'on n'a absolument aucun contact avec cela. Car ce que l'on sait, on ne peut dire ni que c'est ni que ce n'est pas ce que l'on ne sait pas, dit Socrate dans le Théétête.

Comment donc ce que nous connaissons d'une certaine manière, le nierons-nous de cela que nous ignorons absolument ? C'est comme si quelqu'un, étant aveugle de naissance, déclarait que la chaleur n'appartient pas à la couleur. Peut-être aura-t-il raison de dire que la couleur n'est pas chaude ; car le chaud est une qualité tactile et il le connaît par le toucher, mais il ne sait absolument pas ce qu'est la couleur, sinon qu'elle n'est pas accessible au toucher ; il connaît qu'il ne la connaît pas, et une telle connaissance, absolument parlant, n'est pas connaissance de la couleur, mais de sa propre ignorance.

C'est ainsi que nous, en disant de celui-là qu'il est inconnaissable, nous ne révélons rien de lui, mais nous reconnaissons l'état dans lequel nous sommes à son égard. Ce n'est pas en effet dans la couleur que réside la non-perception de l'aveugle, car ce n'est pas non plus en elle qu'est la cécité mais en lui, et c'est en nous qu'est l'inconnaissance de celui que nous ignorons. Car la connaissance du connaissable est dans le connaissant, elle n'est pas dans le connu.

Si, de même que le connaissable est dans l'objet connu comme l'éclat dont il brille, on disait dans le même sens que l'ignorable est dans l'objet ignoré comme son obscurité ou son opacité, en raison de laquelle il est ignoré et demeure invisible à tous, parler ainsi ce serait méconnaître que toute ignorance est privation, comme la cécité, et qu'il en est de l'objet de l'ignorance et de l'inconnaissable comme de l'invisible.

Dans les autres cas la privation de tel caractère en laisse subsister quelque autre : l'incorporel par exemple, même s'il est invisible, est intelligible, et ce qui n'est pas intelligible est cependant encore quelque chose d'autre, par exemple quelqu'une de ces réalités qui, d'une manière ou d'une autre, ne se laissent pas saisir par une pensée de l'intellect. Mais si nous supprimons toute pensée et tout soupçon et si nous disons que c'est là notre complète ignorance, alors l'objet à l'égard duquel l’oeil tout entier se ferme, et se ferme complètement, nous le disons inconnaissable ; non que nous disions quelque chose de lui, par exemple que sa nature est de ne pouvoir être perçu par la vue, comme c'est le cas pour l'intelligible, ou que sa nature est de ne pouvoir être atteint par une pensée de l'intellect, même essentielle et intense, comme c'est le cas pour l'un ; mais nous désignons par là ce qui ne donne aucune prise sur soi et ne peut même pas éveiller le soupçon. En effet, nous ne le disons pas non plus inconnaissable, au sens simplement où il serait quelque autre chose qui aurait aussi pour nature d'être inconnaissable, mais nous jugeons qu'il ne faut affirmer de lui ni qu'il est étant, ni qu'il est un, ni qu'il est tout, ni qu'il est principe de tout, ni qu'il est au-delà de tout, et nous ne pensons pas non plus que l'on puisse prédiquer quoi que ce soit de lui de façon absolue. Ce n'est donc pas non plus sa nature que le rien, l'au-delà de tout, l'au-dessus de la cause, le non-coordonné au tout : de telles dénominations ne désignent pas sa nature, mais ne sont que des suppressions de ce qui vient après lui.

Comment donc pouvons-nous dire quelque chose sur lui ? C'est que, connaissant ce qui vient après lui, en raison de cette connaissance elle-même, quelle qu'elle soit, nous en avons le mépris au regard de la position, si j'ose m'exprimer ainsi, de l'indicible absolu. Car de même que ce qui est au-delà d'une connaissance déterminée est plus parfait que ce qui est saisi par elle, de même ce qui est au-delà de tout ce que la pensée peut soupçonner doit être plus auguste qu'elle. Ce n'est pas ce qui est plus auguste qui est l'objet de notre connaissance, mais ce qui possède ce caractère au suprême degré, tel qu'il peut être en nous, et comme notre propre affection. Et il est dit admirable par cela même qu'il n'offre absolument aucune prise à nos pensées. Nous raisonnons en effet par analogie : si ce qui est d'une manière ou d'une autre inconnaissable dans le sens de la perfection est plus élevé que ce qui est pleinement connaissable, on doit nécessairement reconnaître que l'absolu-ment inconnaissable dans le sens de la perfection est ce qu'il y a de plus élevé, même si celui-là ne possède à titre d'attribut ni le plus élevé, ni le meilleur, ni le plus auguste. Ce sont là en effet des attributs que nous convenons de lui reconnaître, mais lui échappe complètement à nos pensées et à nos soupçons : car c'est du fait même que nous ne soupçonnons rien de lui, que nous reconnaissons qu'il est la plus grande merveille. Si nous soupçonnions quelque chose de lui, nous chercherions encore autre chose qui soit antérieur à ce soupçon. Il faut ainsi ou bien remonter à l'infini, ou bien nécessairement nous arrêter à l'indicible absolu.

Est-ce que nous démontrons quelque chose sur lui ? Est-il démontrable, celui-là dont nous jugeons qu'il ne peut même pas être l'objet d'un soupçon ? Ce que nous venons de dire est bien une démonstration à propos de lui, mais lui-même nous ne le démontrons pas, le démontrable n'est pas en lui, car en lui il n'y a ni le démontrable ni quelque autre chose ni même lui. Ce que nous démontrons, c'est notre ignorance à son égard et notre impuissance à en parler. C'est elle qui est l'objet de la démonstration.

Et quoi ? ce que nous sommes en train de dire, n'est-ce pas une opinion sur lui ? Si de lui il y a opinion, il est donc objet d'opinion. Mais notre opinion est qu'il n'est pas et cette opinion est vraie, au dire d'Aristote. Donc, si l'opinion est vraie, il existe bien une chose qui est son objet et c'est en étant en accord avec la chose que l'opinion devient vraie. C'est la réalité de son objet qui fait la vérité de l'opinion. Mais celui-là quel être pourrait-il avoir ? Et l'absolument inconnaissable en quel sens serait-il vrai ? Le non-être et le non-connaissable en lui, c'est cela qui est vrai. Il en est ici comme de ce qui est vraiment faux. Ce qui est vrai c'est que c'est faux. C'est aux privations qu'il faut appliquer cette conclusion et à ce qui n'est pas sous quelque rapport, aux choses qui peuvent en tombant hors de la forme jouir latéralement de l'hypostase de la forme ; c'est ainsi que jouit de la lumière cette absence de lumière que nous nommons l'ombre, car sans lumière il n'y aurait pas d'ombre. Mais à ce qui n'est absolument pas sous aucun rapport, rien de ce qui est, en aucun sens, ne peut être appliqué, comme le dit Platon donc pas même le non-étant, ni, d'une manière générale, la privation. Mais il faut dire aussi que ce qui n'est d'aucune manière et sous aucun rapport est impuissant à se signifier soi-même ; car la signification est un étant, elle est bien quelque chose parmi les étants. Il en va de même pour l'objet de l'opinion : même si on a l'opinion qu'une chose n'existe absolument pas, cela même qui est l'objet de notre opinion est pourtant quelque chose qu'il faut ranger parmi les étants. C'est pourquoi Platon' déclare — ce qui est préférable — que le non-étant absolu, dans le sens de l'imperfection, ne peut être objet ni de discours ni d'opinion, comme nous le disons nous de celui-là dans le sens de la perfection.

Mais notre opinion est qu'il ne peut être objet d'opinion. C'est que le discours, dit-il, ici se renverse et qu'en réalité nous n'avons même pas d'opinion. Et quoi ? ne croyons-nous pas qu'il en est ainsi ? N'en sommes-nous pas persuadés ? Ce sont là nos dispositions à son égard, comme nous l'avons dit souvent. Cependant nous avons bien en nous cette opinion : elle est donc vide, comme celle qui a pour objet le vide et l' illimité.

Ainsi, sur ces choses qui ne sont pas, nous assumons des opinions, tout comme si elles étaient, opinions qui sont des fictions et des produits de notre imagination, puisque nous attribuons au soleil la largeur d'un pied alors qu'il n'a pas ces dimensions. De la même manière, si nous avons une opinion sur ce qui n'est absolument pas sous aucun rapport ou sur cela sur quoi nous sommes en train d'écrire, elle est bien nôtre, elle n'a d'objet qu'en nous et en nous elle avance dans le vide. En saisissant cet objet, nous nous imaginons saisir celui-là, qui pourtant par rapport à nous n'est rien, tant il dépasse notre pensée.

Comment donc est-elle démontrable, cette ignorance qui est bien tout ce qui se forme en nous à son sujet ? Celui-là, comment le dire comme connaissable, ni inconnaissable ?

Il est une première raison que nous avons déjà donnée : c'est que nous trouvons toujours que ce qui dépasse la connaissance est plus précieux, si bien que s'il était possible de découvrir ce qui dépasse toute connaissance, on aurait découvert cela même qui est éminemment précieux ; et il suffit pour notre démonstration que cela ne puisse pas être trouvé.

Une autre raison est qu'il est au-dessus de tout. S'il était connaissable, d'une manière ou d'une autre, lui-même serait dans le tout, car les choses que nous connaissons, ce sont elles que nous appelons tout. Et il y aurait quelque chose de commun entre lui et le tout : le connaissable même. Or les choses qui ont quelque caractère commun forment une coordination unique, si bien que par là même celui-là serait avec le tout. Il faut donc qu'il soit inconnaissable.

Il y a une troisième raison : l'inconnaissable est parmi les étants, tout comme le connaissable ; bien que ce soit un relatif, néanmoins il est parmi eux. Comme nous disons d'une même chose qu'elle est, de manière relative, à la fois grande et petite, de même nous disons d'un objet qu'il est connaissable sous un rapport, inconnaissable sous un autre. Comme la même chose participe des deux formes — du grand et du petit — et ainsi est à la fois grande et petite, de même ce qui participe du connaissable et de l'inconnaissable est l'un et l'autre à la fois. Et, comme le connaissable présubsiste, l'inconnaissable doit lui aussi nécessairement présubsister, surtout s'il est supérieur au connaissable, comme l'intelligible est inconnaissable aux sens et connaissable pour l'intellect. Car le plus parfait ne saurait être privation du moins parfait qui est forme, surtout si le plus parfait appartient à l'intelligible. Il en est d'une telle privation comme de toute absence : on ne les rencontre que dans la matière ou dans l'âme. Comment y aurait-il une absence dans l'intellect, où tout est présent ? Et dans l'intelligible à plus forte raison, comment serait-elle ? A moins qu'on ne parle de privation dans le sens de la perfection, comme on appelle la non-forme ce qui est au-dessus de la forme, le non-étant ce qui est suressentiel, et le rien ce qui est véritablement inconnaissable en raison d'une transcendance qui le met au-dessus de tout.

Si donc l'un est l'ultime connaissable, le dernier de ceux qui d'une manière ou d'une autre sont connus ou soupçonnés, l'au-delà de l'un sera l'inconnaissable à titre premier et au sens absolu, inconnaissable en ce sens qu'il n'a pas même l'inconnaissable pour nature, qu'il n'est pas atteint comme inconnaissable et que nous ignorons même s'il est inconnaissable. Notre ignorance à son égard est en effet complète. Nous ne le connaissons ni comme connaissable ni comme inconnaissable.

Voilà pourquoi notre renversement est complet : nous n'avons contact avec lui en rien, car il n'est rien. Ou plutôt il n'est même pas cela : le rien. Il est donc ce qui n'est absolument pas, sous aucun rapport.

Ou alors il est au-delà de ce dernier terme, puisque celui-ci est la négation de l'étant, tandis que lui est la négation de l'un : tel est le rien. Mais < dira-t-on> le rien est vide, c'est la chute hors du tout. N'est-ce pas ce que nous concevons au sujet de l'indicible ? Oui, mais le rien s'entend en deux sens : celui qui est au-delà, celui qui est en-deçà. Car l'un a lui-même deux sens. Il y a le dernier un, celui de la matière et le premier, celui qui est plus ancien que l'étant ; si bien que le rien s'entendra aussi d'une part comme ce qui n'est même pas le dernier un, d'autre part comme ce qui n'est même pas le premier. C'est donc de cette manière qu'il faut entendre aussi l'inconnaissable et l'indicible en deux sens : d'un côté, comme ce qui n'est même pas la dernière chose que l'on puisse soupçonner, d'un autre côté, comme ce qui n'est même pas la première.

Le posons-nous donc comme inconnaissable pour nous ? Il n'y a à cela aucun paradoxe, et, s'il n'est pas impie de le dire, il sera inconnaissable pour l'intellect lui-même, tant révéré. Car tout intellect regarde vers l'intelligible, et l'intelligible est forme ou étant.

Mais peut-être la connaissance divine le connaît-elle, et peut-être est-il connaissable pour celle-ci, c'est-à-dire pour la connaissance unitive et suressentielle. Mais cette connaissance s'applique à l'un, et nous savons que lui est encore au-delà de l'un.

En un mot, s'il est connu, il sera avec les autres, et lui-même fera partie du tout. Entre lui et les autres, il y aura cela de commun: l'être-connaissable, et dans cette mesure il sera coordonné au tout.

De plus, s'il est connaissable, la connaissance l'embrassera, du moins la connaissance divine ; elle le déterminera donc. Or toute détermination pour finir remonte à l'un. Mais celui-là est au-dessus de l'un. Il est donc incirconscrit, et on ne peut absolument pas le voir, si bien qu'il est inconnaissable pour toute connaissance, même divine.

En outre, la connaissance a pour objets des choses connues comme étants, soit de par leur subsistence soit de par leur participation à l'un ; mais lui est au-delà de tout ceci. Or le connaissable est relatif à la connaissance et au connaissant. Celui-là aurait donc lui aussi, s'il était connaissable, relation et coordination avec ces sortes de choses.

Ajoutons que l'un aussi risque d'être inconnaissable, s'il faut que le connaissant soit autre que le connu, même si l'un et l'autre se trouvent dans le même sujet. Et dans ce cas l'un ne saurait se connaître lui-même, du moins le réellement un : car il ne comporte aucune dualité. Il n'y aura donc pas en lui de connaissant ni de connu, et on ne pourra pas dire non plus que le dieu, ne faisant que demeurer en repos selon l'un lui-même, et se joignant à l'un pur, se joint à lui selon une dualité : comment ce qui est double pourrait-il en effet se joindre à ce qui est simple ? S'il connaît l'un par l'un, et s'il y a d'une part l'un qui connaît, d'autre part l'un qui est connu, la nature de l'un, étant unique et étant quelque chose d'un, recevra chacun des deux ; par conséquent elle ne sera pas unie comme une chose différente est unie à une autre, comme le connaissant s'unit au connaissable, car elle n'est que cela seul : l'un. Ainsi même par la connaissance la nature de l'un ne sera pas divisée. Mais, ce qu'il en est de l'un, nous le verrons plus tard ; à plus forte raison ce qui n'est même pas un est-il inconnaissable.

Car Platon a raison de dire qu'il est impossible d'affirmer d'une part que l'on connaît, d'autre part que l'on ne connaît rien. Mais si l'ultime connaissable c'est l'un, nous n'avons aucune connaissance de quelque chose qui serait au-delà de l'un, en sorte que ce que nous débitons là est vain. A quoi on peut répondre que, sachant les choses que nous savons, nous savons aussi d'elles qu'elles sont indignes — s'il est permis de s'exprimer ainsi — du fondement premier. Car bien que nous ne connaissions pas encore les formes intelligibles, les images de ces formes qui se constituent en nous, nous les jugeons indignes de la nature de ces formes qui est indivise et éternelle, tandis que leurs images naissent en nous, divisées et changeantes de multiples manières ; et ignorant plus encore la concrétion des espèces et des genres, mais n'en possédant que l'image — concrétion de genres et d'espèces qui en nous sont à l'état de distinction achevée — nous soupçonnons que l'étant est quelque chose de tel. Or il n'est pas cela, mais quelque chose de plus parfait : le suprêmement uni.

Quant à l'un, nous le concevons désormais, non en contractant, mais en simplifiant le tout pour remonter jusqu'à lui ; et en nous, cette simplicité, en se constituant, ramène tout à l'un, mais il s'en faut de beaucoup qu'elle atteigne la simplicité parfaite qui est celle de là-bas ; car l'un et le simple en nous ne sont absolument pas ce dont nous parlons, et ils ne font qu'indiquer cette nature-là.





DE L'ABSOLU

En recueillant ainsi dans l'intellect tout ce qui de quelque manière peut être connu ou soupçonné, en allant même jusqu'à l'un, nous jugeons légitime (s'il faut faire entendre ce qui ne souffre pas d'être dit, et concevoir ce qui ne peut être conçu), nous jugeons légitime cependant de poser comme fondement ce qui ne se prête à aucun rapprochement avec le tout, ne se coordonne pas avec lui et le transcende au point de ne même pas en vérité détenir la transcendance. Car ce qui est transcendant transcende toujours quelque chose, et n'est pas absolument transcendant, puisque ce qui est transcendant a relation à cela même qu'il transcende, et que d'une manière générale dans une prééminence quelconque il y a une coordination. Si donc on veut le poser comme un fondement réellement transcendant, qu'il soit posé comme n'étant même pas transcendant : cette dénomination en son sens propre n'est pas vraie en toute rigueur du transcendant ; dès qu'on le nomme ainsi on le coordonne déjà, si bien que, même cette dénomination, nous devons la nier de lui.

Mais la négation est un certain discours et ce qu'on nie est bien une réalité. Or, lui n'est rien. Il ne peut donc même pas être nié, ni d'une manière générale être énoncé, ni être l'objet d'une connaissance quelconque, si bien qu'il n'est même plus possible d'énoncer la négation. Mais le renversement complet de nos discours et de nos pensées, c'est là pour ce dont nous parlons un fantôme de démonstration. Et quelle sera la limite du discours, sinon un silence dont il n'y a pas moyen de sortir et l'aveu que nous ne connaissons rien des choses dans la connaissance desquelles, parce qu'elles sont inaccessibles, il ne nous est pas permis d'entrer ?

Est-ce qu'en se confiant à ces sortes de raisonnements on ne poursuivrait pas encore l'enquête sur ce point ? Si en effet nous voulons dire quelque chose de celui-là, à partir des choses d'ici-bas, voici ce que nous dirons : puisqu'en ces choses, à chaque ordre de réalité la monade commande la série qui lui est propre (il y a une âme et plusieurs âmes, un intellect et plusieurs intellects, un étant et plusieurs étants, une hénade et plusieurs hénades), ainsi le raisonnement exigera sans doute qu'il y ait un indicible et plusieurs indicibles, et il faudra dans ce cas que l'indicible engendre d'une manière indicible. Il engendrera donc une pluralité qui lui soit propre.

Ces propos et d'autres du même genre sont le fait de ceux qui ont oublié les apories dont nous avons parlé plus haut, à savoir qu'il n'y a rien qui soit commun à celui-là et aux choses d'ici-bas. Rien de ce qui est dit, pensé ou soupçonné ne saurait lui appartenir, et donc pas même l'un ni les plusieurs ni ce qui engendre ni ce qui produit ni quelque cause que ce soit ni une quelconque analogie ni une ressemblance. Il n'en est donc pas de celui-là — ou de ceux-là — comme des choses d'ici-bas ; ou plutôt il ne faut même pas dire celui-là, ni ceux-là ; il ne faut dire ni qu'il est un ni qu'il est plusieurs. Ce qu'il y a de mieux à faire, c'est de rester en silence en demeurant dans l'indicible sanctuaire de l'âme sans en vouloir sortir. Et s'il est nécessaire d'en indiquer quelque chose, il faut user des négations de ces caractères, dire qu'il n'est ni un ni plusieurs, ni qu'il engendre ni qu'il n'engendre pas, ni qu'il est cause ni qu'il ne l'est pas, nous servant de ces négations qui, à l'infini, je ne sais comment, se renversent elles-mêmes absolument.

Est-ce donc ce qui n'est absolument pas sous aucun rapport que nous proclamons par notre bavardage ? C'est bien à cela en effet que s'appliquera aussi tout ce que nous disons, et pour finir le renversement du discours, comme le philosophe d'Elée nous l'enseigne.

La solution n'est pas difficile : nous avons déjà dit que le néant était posé dans le sens de l'imperfection, et celui-là dans le sens de la perfection. Ce qu'on nie n'est pas nié des deux côtés de la même manière : en haut le moins parfait est nié du plus parfait, s'il est permis de s'exprimer ainsi, et en bas le plus parfait est, si l'on peut dire, nié du moins parfait. Car ces négations portent sur la matière et sur l'un, mais de cette double manière dont nous avons parlé.

Cette difficulté est donc, comme je le disais, facile à résoudre. En voici une qui a déjà plus de force : si le non-étant absolu est une chute hors de l'étant, et une chute complète, et si par ailleurs l'un est au-delà de l'étant, et plus encore l'indicible, le non-étant absolu sera donc enveloppé par l'un qui s'étend jusqu'à ce qui est en-deçà ; il sera un, et de plus il sera indicible, car l'indicible est aussi en-deçà de l'un, comme il est au-delà. La réponse est que si ce qui est dit non-étant absolu n'est que privation de l'étant il participera de l'un et de l'indicible, sans qu'il y ait lieu de s'en étonner, car la matière est ce qui n'est absolument pas, quand on la considère selon l'un : là-bas en effet, l'un est au-dessus de l'étant, ici-bas il est après l'étant, et il n'y a rien d'absurde à ce que la matière participe aussi de l'indicible. Mais si ce qui n'est absolument pas sous aucun rapport est entendu au sens où il n'est posé ni comme étant, ni comme un, ni comme indicible, ni affirmativement, ni négativement, ni selon le renversement, ni selon la contradiction, ni d'aucune autre manière absolument et sous aucun rapport (car c'est bien de quelque chose de ce genre que nous entretient l'Etranger d'Elée), le néant en ce sens est l'effondrement de tout ce que la pensée peut soupçonner d'une manière ou d'une autre, cela qui ne peut même pas être quoi que ce soit.

Est-ce donc que l'indicible, à la vérité, entoure tout le dicible à la manière d'une couronne, le dépassant en haut, étant en bas l'assise de tout ? Mais ce que nous disons là ne lui conviendra pas non plus. Car il n'est ni en haut ni en bas ; il n'y a rien de lui qui soit premier ni dernier, car en lui il n'y a pas non plus de procession ; il n'est donc pas le couronnement de tout, pas plus qu'il n'enveloppe tout, et le dicible n'est pas à l'intérieur de l'indicible, pas plus que l'un lui-même.

N'y aura-t-il donc rien qui vienne de lui dans les choses d'ici-bas ? Il faut poursuivre notre recherche sur ce point.

Comment se pourrait-il que rien ne vienne de lui, si le tout, de quelque manière que ce soit, vient de lui ? Ce dont chaque chose procède, elle en participe aussi. Elle tient de là, à défaut d'autre chose, cela même qu'elle est, elle puise son souffle à son principe propre et se convertit vers lui dans la mesure où elle le peut. Qu'est-ce qui pourra empêcher celui-là, en effet, de donner quelque chose de lui à ce qui vient de lui ? Y a-t-il quelqu'autre chose qui serve ici d'intermédiaire ? Comment ne serait-il pas nécessaire que toujours le deuxième soit plus proche du principe premier que le troisième, et le troisième plus proche que le quatrième, et, s'il en est ainsi, qu'il s'en éloigne moins, et dans ce cas qu'il demeure davantage à l'entour de cette nature-là, partant, qu'il se rende plus encore semblable à elle de manière à être apte à en participer, de manière enfin à en participer ? Et nous comment pourrions-nous avoir ces soupçons à son sujet (de quelque manière que nous les ayons) s'il n'y avait en nous quelque trace de cette nature, quelque chose qui pour ainsi dire nous presse d'aller à elle ?

Peut-être faut-il dire aussi qu'étant indicible elle communique à toutes choses une participation indicible selon laquelle il y a aussi en chacune quelque chose d'indicible. C'est ainsi que nous reconnaissons que les choses sont par nature plus indicibles les unes que les autres : l'un plus que l'étant, l'étant plus que la vie, la vie plus que l'intellect, et ainsi de suite selon le même rapport ou plutôt en sens inverse, si l'on remonte de la matière jusqu'à l'essence rationnelle, en considérant que les unes sont indicibles dans le sens de l'imperfection, et les autres dans le sens de la perfection, s'il est permis de s'exprimer ainsi.

Mais poser cela, c'est admettre une procession de l'indicible et un certain ordre indicible des choses qui ont procédé. Tout ce qui est dicible, nous le rapporterons aussi à l'indicible, si l'indicible, à tous les degrés, s'est divisé avec le dicible. Nous admettrons donc trois monades et de même trois nombres et non plus deux : le nombre essentiel, le nombre unitif, et le nombre indicible. Nous poserons ainsi dans l'indicible ce que nous en avions d'abord exclu : l'un et les plusieurs, un ordre entre des choses premières, moyennes et dernières, et, bien plus, manence, procession et conversion. D'une manière générale nous mêlerons dans une large mesure le dicible à l'indicible.

Mais si, comme nous l'avons dit, on ne doit rapporter à l'indicible dont nous voulons qu'il soit au-dessus de l'un et des plusieurs ni celui-là ni ceux-là, on ne doit donc pas poser non plus qu'autre est l'indicible antérieur aux plusieurs et autre l'indicible qui, dans la participation, s'est divisé avec les plusieurs. Il n'est donc pas participé, il ne communique pas quelque chose de lui à ceux qui viennent de lui, et nous ne dirons pas non plus que tout dieu est indicible avant d'être un comme il est un avant d'être essence.

Sans doute, si le discours, ici encore, en se renversant lui-même, fait apparaître celui-là comme indicible de toute manière, on pouvait aussi concevoir tout le contraire en partant des choses qui viennent après lui. Pourquoi nous étonner ? Nous rencontrerons d'autres apories du même genre à propos de l'un, et également à propos de l'absolument uni et de l'étant. Mais laissons celles-ci en attente.



DES VOIES QUI PERMETTENT D'ACCÉDER AU PRINCIPE.

PREMIERE VOIE

Maintenant, au sujet de celui que nous avons posé en premier, il nous faut encore chercher ce qu'est la remontée vers lui et de quelle manière elle peut s'accomplir en partant des choses qui sont les dernières.

Que notre discours ait un caractère général et s'applique aussi aux autres principes et aux choses qui en procèdent, jusqu'aux dernières. Comme Parménide, en quête de l'un, est descendu vers tout ce qui de quelque manière est suspendu à l'un, ainsi nous suivrons dans sa procession celui que nous avons posé en premier, ou plutôt, en commençant par les choses qui sont parfaitement dicibles et connues par les sens, nous remonterons vers celles de là-bas, et nous amènerons comme dans un port, l'enfantement de la vérité jusqu'au silence qui entoure le premier. Comment donc, en prenant notre élan à partir des choses évidentes, parviendrons-nous à effectuer toute cette remontée ?

Il est un axiome que nous devons poser d'abord. Portés par lui, nous pourrons aller d'ici-bas là-bas, dans la mesure de nos forces aussi sûrement que possible.

Qu'il soit admis que ce qui par nature est sans besoin précède nécessairement ce à quoi il manque quelque chose. Car ce qui a besoin d'un autre est par nature nécessairement asservi à cela même dont il a besoin ; si deux choses ont un besoin réciproque l'une de l'autre, chacune des deux est déficiente, l'une sous un rapport, l'autre sous un autre, et ni l'une ni l'autre ne saurait être principe. Car ce qui est éminemment propre au principe véritable, c'est d'être sans besoin ; s'il avait besoin d'une chose quelconque, en cela il ne serait plus principe. Or il n'est requis pour le principe que d'être cela seul : principe. Il convient donc qu'il soit affranchi de tout besoin et n'admette rien qui lui soit antérieur ; or il admettra quelque chose avant lui, s'il y a en lui un besoin quelconque.

S'il a besoin de quelqu'une des choses qui sont avant lui, et qui serait plus proprement principe, il ne faudrait pas s'étonner, s'il demeure principe à l'égard de ce qui vient après lui, parce que de cela, du moins, il n'a pas besoin ; mais si d'une certaine manière il en avait besoin, il ne conserverait pas, à l'égard de ce qui vient après lui, la dignité de principe. Soit le corps revêtu de qualités. C'est pour nous en effet le premier dicible, c'est-à-dire le sensible. Mais est-il premier ? Il y a ici deux choses : le corps d'une part, et d'autre part le tel-que-voici qui est dans le corps comme dans un sujet. Laquelle de ces deux natures est antérieure à l'autre ? Celle qui est composée des deux a besoin de ses propres parties, mais aussi ce qui est dans un sujet a besoin de ce sujet.

Peut-être le corps sera-t-il principe, et faut-il voir en lui la substance première ? Non, c'est impossible.

D'abord le principe ne saurait rien s'adjoindre de ce qui vient après lui et procède de lui ; or nous disons que le corps est qualifié ; ce n'est donc pas de lui que vient la détermination qualitative, c'est-à-dire la qualité : elle s'ajoute à lui qui est autre qu'elle.

En second lieu, le corps est entièrement divisible, chacune de ses parties a besoin des autres et le tout a besoin de toutes ; il y a donc un manque en lui et dans les choses dont il est rempli, et il ne saurait être affranchi de tout besoin.

Ajoutons que s'il n'est pas un, mais uni, il a besoin de l'un qui crée en lui la continuité, comme le dit Platon. Mais le corps est quelque chose de commun et de tout à fait informe, comme une sorte de matière : il a donc besoin de recevoir ordre et forme afin de n'être pas seulement corps, mais un corps de telle qualité, par exemple de feu ou de terre, et, d'une manière générale, un corps ordonné et qualifié. Les déterminations qui surviennent en lui l'achèvent et l'ordonnent, à titre de formes ordonnant le substrat second, qu'on appelle matière seconde.

La détermination qui survient est-elle donc le principe ? Non ce n'est pas possible, car elle ne demeure pas en soi et ne subsiste pas seule ; elle est dans un sujet et a besoin de ce sujet.

Si l'on pose comme principe non le substrat lui-même, mais l'un des éléments qui sont en chaque chose, comme l'animal dans le cheval et dans l'homme, même dans ce cas chacun des deux aura besoin de l'autre : le sujet et ce qui est dans le sujet, ou plutôt l'élément commun, ici l'animal, et les caractères propres — raisonnable et privé de raison. Car les éléments ont toujours besoin les uns des autres, et ce qui est formé d'éléments a besoin des éléments eux-mêmes.

Bref, ce sensible qui s'offre à nous comme clair, ce n'est ni le corps, car par lui-même il ne meut pas le sens, ni la qualité, car elle ne possède pas d'étendue qui la rende commensurable au sens, pas plus qu'elle n'appartient à l'organe sensoriel qui est un corps.

Une chose est sûre : ce qui dissocie ou resserre le corps optique, ce n'est ni le corps ni la couleur, mais le corps coloré ou la couleur incorporée. Voilà ce qui met la vue en mouvement. Et en général, ce qui met le sens en mouvement, c'est le sensible c'est-à-dire un corps de telle qualité.

De cela une première chose résulte clairement, c'est que ce de telle qualité qui se surajoute au corps est incorporel. Car si c'est un corps, ce n'est pas encore sensible. Le corps a donc besoin de l'incorporel, mais l'incorporel a aussi besoin du corps : car lui non plus n'est pas sensible par lui-même.

Une autre conséquence est qu'ils ont une égale prééminence : aucun des deux ne présubsiste à l'autre. Mais, comme éléments d'un seul sensible, ils cosubsistent : l'un fournit l'étendue à ce qui est inétendu, l'autre introduit la variété des formes sensibles dans ce qui est sans forme.

Enfin, la troisième conséquence est que le composé des deux n'est pas non plus principe, car il n'est pas sans besoin. Il a besoin de ses propres éléments et de ce qui les rassemble pour que naisse une forme unique, la forme sensible. Ce n'est pas le corps en effet qui les rassemblera, lui qui sépare, ni la qualité, qui ne subsiste pas à part du corps en qui elle est, ou avec lequel elle se trouve. Mais il ne reste plus que la forme, laquelle est composée. Donc ou bien le composé se produit lui-même, ce qui est impossible car son tout n'incline pas vers soi mais se disperse en plusieurs sens, ou bien il n'est pas produit par soi, et il y aura alors un autre principe avant lui. Soit maintenant ce qu'on appelle nature, principe de mouvement et de repos, résidant en ce qui est mû et en repos par soi, et non par accident. Elle est en effet quelque chose de plus simple que les formes composées, dont elle est l'ouvrière.

Mais si elle est dans les choses mêmes qui sont son ouvrage, et aussi à part d'elles, elle ne subsiste pas avant elles, mais elle en a besoin pour être ce qu'elle est.

Admettons qu'il y ait en elle un privilège à leur égard : le fait, comme nous le disons, de les façonner et d'en être le démiurge. Toutefois elle n'est pas sans besoin, elle qui a son être avec elles, qui est en elles et n'en est pas séparable, qui est si elles sont, n'est pas si elles ne sont pas, car elle plonge entièrement en elles et ne peut élever au-dessus d'elles ce qu'elle a de propre. En effet ce qui fait croître, nourrit et engendre des êtres semblables, l'unité qui précède ces trois fonctions, la nature, n'est pas en son tout incorporelle. Elle est presque une qualité du corps, et n'en diffère qu'autant qu'elle donne au composé de pouvoir paraître en mouvement ou en repos en vertu d'un principe interne. La qualité du sensible procure ce qui paraît à la surface et tombe sous les sens, le corps fournit l'étendue à trois dimensions, et la nature l'activité naturelle qui procède de l'intérieur, qu'elle se déploie seulement selon le lieu, ou selon les fonctions de nutrition, de croissance et de génération d'êtres semblables. Cette nature, telle qu'elle apparaît dans les plantes, a déjà une certaine valeur, mais cette valeur, elle ne la tient certes pas d'elle-même puisqu'elle est incapable de s'arracher aux choses qu'elle a pour fonction d'organiser. Elle s'est donnée à elles tout entière selon son essence même. C'est bien une sorte de vie, elle est autre que le pur et simple corps naturel, qui se manifeste avec plus d'évidence que la nature qui en lui a été absorbée par lui, et dont l'activité est en un certain sens interne, mais ne consiste ni dans la nutrition ni dans la croissance ni dans la génération d'êtres semblables.

Mais elle aussi est inséparable de son substrat, et elle en a besoin, si bien qu'elle ne saurait être principe au sens propre puisqu'elle comporte le besoin de ce qui lui est inférieur. L'étonnant n'est pas qu'étant un certain principe elle ait besoin du principe situé au-dessus d'elle, mais qu'elle ait besoin des choses qui viennent après elle, dont, on pose qu'elle est le principe.

Réfutons par le même raisonnement celui qui poserait comme principe l'âme irrationnelle, soit sensible, soit appétitive. Car même s'il semble qu'elle possède quelque chose de plus séparable, dans ses activités de désir et de connaissance, néanmoins elle aussi est enchaînée au corps et il y a en elle quelque chose d'inséparable de lui, puisqu'elle est incapable de conversion vers soi et que son activité est confondue avec son substrat. Il est évident que telle est bien aussi son essence : si elle était indépendante et libre en elle-même, elle ferait montre d'une activité semblable, elle ne serait pas toujours tournée vers le corps, mais parfois reviendrait sur elle-même, et si elle était toujours tournée vers le corps, ce ne serait pas sans jugement ni examen d'elle-même. La plupart des hommes, dans leurs actions, même s'ils s'attachent aux choses extérieures, désignent néanmoins à leur propos le pire qu'il faut éviter : ils délibèrent sur la manière de les obtenir, et remarquent qu'ils ont besoin de délibération pour faire ou subir quelqu'une des choses qui paraissent des biens, et éviter quelqu'une de celles qui leur sont contraires. En revanche, les instincts des animaux sans raison sont uniformes et spontanés. Ils suivent les mouvements des organes, qui les poussent seulement vers les sensations agréables qui viennent des objets sensibles, et les détournent de celles qui sont pénibles. Si le corps prend part à la douleur et au plaisir, et s'il est mis, du fait de ces affections, dans certaines dispositions, il est évident que c'est mêlées aux corps que les activités de l'âme se déploient, et qu'elles ne sont pas purement psychiques, mais corporelles aussi. De même que ce qui dissocie ou resserre le corps optique, ce n'est pas la couleur seule, mais le corps coloré, comme l'action de couper n'est pas le fait du fer, dit Aristote, ni même de sa forme, mais du composé des deux, c'est-à-dire de la hache, du ciseau ou de l'épée, de même sentir et désirer appartiennent au corps animé ou à l'âme corporelle, bien qu'ici ce soit plutôt le psychique qui transparaisse à travers le corporel, et là le corporel qui domine selon la substance étendue en < trois > dimensions.

Ainsi, dans la mesure où elle a en quelque manière son être dans un autre, dans cette mesure l'âme irrationnelle a besoin de ce qui lui est inférieur ; et une telle chose ne saurait être principe.

Cependant, avant cette essence considérons quelque chose qui est bien une certaine forme séparable, qui est par soi et se retourne vers soi, celle par exemple de l'hypostase rationnelle. Notre âme s'arrête à considérer ses propres actions et elle se corrige elle-même, ce qu'elle ne ferait pas si elle ne se retournait pas vers soi, et ce qu'elle ne ferait pas si elle n'avait pas une essence séparable, ce qui est aussi l'opinion d'Aristote. Elle n'a donc pas besoin de ce qui lui est inférieur. Est-ce donc le principe le plus parfait ?

Mais elle ne met pas au jour toutes ses actions à la fois, et constamment la plupart d'entre elles lui font défaut ; or le principe ne veut aucun défaut, et c'est là une essence à laquelle manquent ses propres actes.

Mais, dira-t-on, cette essence est éternelle, elle est sans besoin, elle a en elle ses activités essentielles dont aucune ne manque, qui toujours accompagnent son essence, en vertu de ce qui en elle est automoteur et toujours vivant ; et celle-là sera principe.

Oui, mais l'âme prise en son tout est une forme une et une nature une qui, sous un rapport est sans besoin, sous un autre a des besoins. Or le principe est absolument sans besoin. L'âme, donc, celle qui produit des actions changeantes, ne saurait être principe, du moins principe au sens éminemment propre.

Il faut donc qu'avant elle il y ait un autre principe entièrement soustrait au changement selon l'être, la vie et la connaissance, selon toutes ses puissances et toutes ses activités, tel que nous disons être le principe immobile et éternel : c'est l'intellect lui-même, tant révéré, dans lequel Aristote a cru, après s'être élevé jusqu'à lui, avoir trouvé le principe premier. Quel manque y a-t-il, pour le principe qui rassemble en soi, dans leur intégralité, ses propres plérômes, et auquel on ne peut jamais rien ajouter ni retrancher qui change quoi que ce soit en ce qui lui appartient ?

Oui, mais il est lui-même un et plusieurs, tout et parties en lui sont des termes premiers, moyens et derniers. Les plérômes inférieurs ont besoin des supérieurs, les supérieurs ont besoin des inférieurs, et le tout a besoin des parties. Car si des choses sont relatives les unes aux autres, elles ont besoin les unes des autres et pour la même raison les premières ont besoin des dernières : aucune n'est en effet première par soi. Et dans ce cas, même l'un aura besoin des plusieurs, parce qu'il a son être dans les plusieurs, ou bien parce que cet un rassemble les plusieurs, et ainsi il n'est pas par soi, mais avec eux.

Le besoin a donc une large place jusqu'en ce principe qu'est l'intellect, car, engendrant en lui-même ses propres plérômes dont il est tout entier rempli à la fois, lui-même aura besoin de soi. Et non seulement l'intellect engendré a besoin de l'engendrant, mais l'engendrant aussi a besoin de l'engendré pour l'achèvement de celui qui, tout entier, s'engendre lui-même tout entier.

De plus, il est pensant et pensé, intelligible et intellectif, pensée de soi et pensée pour soi, et l'intellect est l'union des deux. L'intellectif a donc besoin de l'intelligible comme de l'objet propre de son désir, l'intelligible a besoin aussi de l'intellectif parce que lui-même veut être aussi intellectif, et le composé des deux a besoin de l'un et de l'autre. Même si le fait d'obtenir ce dont on a besoin est toujours avec le besoin comme l'ordre avec la matière, il est cependant un besoin qui par nature est coessentiel à l'intellect, de telle sorte que pour cette raison il n'est pas le principe au sens éminemment propre.

Peut-être faut-il ramener l'intellect au plus simple des étants, celui que nous appelons l'un-étant. Car là, il n'est absolument rien de différencié ; en lui ni pluralité ni ordre ni dualité ni conversion vers soi. Quel besoin pourrait se manifester dans l'absolument uni ? Quel besoin surtout d'une chose moins parfaite ? Car c'est là le point de départ de notre argumentation actuelle. C'est pourquoi c'est à ce principe comme au plus assuré, parce que le plus dégagé de tout besoin, que s'est élevé le grand Parménide.

Sans doute devons-nous penser avec Platon que l'uni n'est pas l'un lui-même, mais ce qui a subi l'action de l'un, et il est évident que sa place sera après lui. Cependant, le mode de notre démonstration actuelle indique que l'uni a en lui à la fois l' unifié (même si l' unifié finit par être absorbé par l'unifiant, il reste toutefois qu'il est uni), et l'un lui-même.

Que l'étant, formé d'éléments, selon l'avis exprimé par Platon 49 à propos du mixte, ait besoin de ses propres éléments, ou que, après s'être relâché à partir de la simplicité de l'un, il soit quelque chose de déterminé grâce à la mesure de l'un, qui ait une sorte de largeur et d'épaisseur, en produisant en soi et en même temps que soi ses propres éléments, qui sont je ne dis pas des éléments en train de se différencier, mais des éléments attachés à l'un de l'étant, encore pour ainsi dire fondus avec lui, et qui se sont projetés juste assez pour que celui-là ne soit plus un, mais uni : désormais il est essence au lieu d'être hénade. Voilà de quelle manière, en toute rigueur, on pourrait justifier le mixte, mais en prenant garde de ne pas composer le plus parfait d'éléments moins parfaits que lui, et en mettant le moins parfait avec le plus parfait, procédant de lui et demeurant en lui.

Dans ce cas, l'un qui est en lui a besoin du non-un qui est en lui, et le composé des deux a absolument besoin de chacun des deux. Si être répond à une notion, si être uni répond à une autre, si le tout est uni et étant, les deux notions ont besoin l'une de l'autre et le tout, celui que nous appelons un-étant, a besoin des deux. Si l'un est supérieur à l'étant, il aura besoin de l'étant pour constituer l'hypostase de l'un-étant ; et si c'est l'étant qui est au-dessus de l'un comme ce qui se surajoute à l'un, telle une forme s'ajoutant au mixte et à l'uni comme le caractère propre de l'homme s'ajoute à ce qui est à la fois animal, raisonnable et mortel, dans ce cas aussi l'un aura besoin de l'étant.

Si enfin, ce qu'il serait plus juste de dire, l'un s'entend en deux sens, s'il y a d'une part l'un qui est la cause du mélange et qui présubsistera à l'étant, d'autre part celui qui donne à l'étant son achèvement (sur ce sujet, plus tard s'il le faut, nous en dirons davantage), cependant même ainsi le besoin ne disparaîtra pas complètement de la nature de l'un, même le besoin de ce qui lui est inférieur, qui nous sert de critère dans ce mode de marche ascendante.

Mais enfin, venant après tous ceux-ci, l'un sera absolument sans besoin. En effet, il n'a pas besoin pour être de ce qui vient après lui (l'un véritable est en soi, à part de tout). Il n'a pas besoin non plus de ce qu'il y aurait en lui d'inférieur ou de supérieur (car il n'y a rien en lui en dehors de lui-même). Et il n'a pas davantage besoin de lui-même. Est un ce qui n'a même pas de dualité par rapport à soi, car cela même, le par rapport à soi, ne doit pas être dit de l'un véritable qui est absolument simple. Il est donc ce qui est au suprême degré dégagé de tout besoin. Il est donc principe de tout, il est cause, et il est bien cette fois le premier de tous.

Mais si on lui accorde ces trois caractères, il ne sera plus un. A cela on peut répondre qu'à l'un tout appartiendra selon l'un, ces trois caractères et tous ceux que nous affirmerons de lui, par exemple la plus absolue simplicité, le plus haut degré de puissance et de perfection, la propriété de tout conserver, le bien en soi ; et si on le dit tout, c'est selon la simplicité de l'un, car cette simplicité porte tout, et de plus elle a préalablement concentré en soi toute l'essence, et pour cette raison elle en détient tous les modes.

Si cela est vrai de l'un, au sens que l'on vient de dire, de cette manière aussi il aura besoin des choses qui viennent après lui, de celles du moins que nous lui rapportons d'une manière ou d'une autre. Car le principe est principe et on le dit principe de ce qui vient de lui ; il en est de même du causant pour les choses causées et du premier pour ce qui est rangé après lui ; c'est encore le cas de ce qui est simple selon la transcendance qui l'élève au-dessus des autres, du plus puissant si l'on envisage cette puissance dans sa relation avec les choses qu'elle domine, du bien enfin, du désirable et du principe qui conserve tout à l'égard des choses conservées et de celles qui désirent.

Et s'il est dit tout, ce sera selon l'anticipation de toutes choses en lui qu'il recevra cette appellation, anticipation selon l'un seulement, et qui cependant est la cause unique de tout, antérieure à tout, qui n'est pas autre que le tout mais qui n'en est la cause que selon l'un.

Ainsi, dans la mesure où il est seul, par là il est absolument sans besoin ; et en tant qu'il est absolument sans besoin, il est principe premier, et la racine la plus solide de tous les principes. Mais par là même qu'il est principe, de quelque manière qu'on l'entende, et cause première du tout, fondée avant tout et objet du désir de tous, par là il paraît en quelque sorte avoir besoin de ces choses mêmes auxquelles il a rapport. Il a donc, s'il n'est pas impie de le dire, une certaine trace de besoin la plus haute, comme inversement la matière est le dernier écho, le plus affaibli, de ce qui est sans besoin, du moins selon ce qu'il y a d'un en elle.

Mais le raisonnement semble ici se détruire lui-même : en tant qu'un, il est exempt de besoin, puisqu'il est apparu à la fois principe et un dans la mesure où il est exempt de tout besoin ; et pourtant, s'il est un, il est aussi principe, et si comme un il est exempt de besoin, comme principe il a des besoins. C'est donc en tant qu'il est sans besoin qu'il a aussi des besoins, mais non sous le même rapport : pour être ce qu'il est, il n'a besoin de rien, mais comme produisant et anticipant les autres, il en a besoin. Cela aussi est propre à l'un, si bien que selon l'un il a chacun de ces deux caractères. Il ne les a donc pas au sens où le langage les sépare en les nommant, mais il est seulement un et c'est selon l'un qu'il est aussi les autres et qu'il en a besoin. Et comment le besoin pourrait-il n'être pas en lui selon l'un, comme toutes les autres choses qui procèdent de lui ? Car le besoin est l'une d'entre elles.

Il nous faut donc chercher quelque autre chose qui n'ait absolument aucun besoin, sous aucun rapport. Elle sera telle qu'il ne sera même pas vrai de dire qu'elle est principe, ni même cela qui nous a semblé ce qu'on pouvait dire de plus auguste : ce qui est absolument exempt de besoin. Cela signifie en effet suréminence et transcendance au-dessus de tout. Car nous n'avons même pas jugé qu'il fût juste de l'appeler ce qui transcende toutes choses. Mais, avons-nous dit, il est l'absolument incompréhensible, qui nous réduit à un silence absolu. Car c'est bien là, pour ce qui est de notre recherche actuelle, le jugement le plus juste que notre pensée puisse former, si elle n'en exprime rien par la parole : c'est assez pour elle de ne rien proférer, révérant ainsi cette inconnaissance que nous n'avons aucun moyen de pénétrer.

DEUXIÈME VOIE

Si nous montons de cette manière vers ce qu'on appelle le premier, ou plutôt vers ce qui est au-delà de tout ce qui, d'une manière ou d'une autre, peut être posé, il existe aussi une autre voie : son principe n'est pas de placer dans l'ordre des valeurs ce qui n'a pas besoin d'un moins parfait avant ce qui en a besoin, mais de mettre ce qui a besoin d'un plus parfait au second rang, après cela même qui est plus parfait. Cela revient à donner partout le second rang à ce qui est en puissance, après ce qui est en acte ; car, pour passer à l'acte et ne pas rester en puissance d'une manière stérile, ce qui est en puissance a besoin de ce qui est en acte, et ce n'est jamais à partir du moins parfait que s'épanouit le plus parfait. Qu'avant toutes choses ce principe soit défini par nous selon les notions communes qui en tous sont droites.

La matière a donc avant elle la forme matérielle, parce que la matière tout entière est, en puissance, la forme, que ce soit la matière première que nous trouvons complètement dépouillée de forme, ou la matière seconde qui subsiste selon le corps sans qualité. Et on comprend que ce soit vers celle-ci, en premier, que se soient tournés ceux qui ont fait porter leurs recherches sur les choses sensibles : il leur a semblé qu'elles seules étaient la matière première. Ce qu'il y a de commun aux différents éléments les a portés à croire qu'il y a un corps sans qualité 5°, et il est évident que les qualités selon lesquelles les différences se constituent sont supérieures au corps sans qualité, comme des formes qui présubsistent à une matière.

Et quoi ? dira-t-on que les accidents sont supérieurs à l'essence ? Non, mais il n'est pas étonnant que les choses qui sont les unes avec les autres aient une égale prééminence les unes par rapport aux autres, et que participent les unes des autres celles qui ensemble contribuent à l'achèvement d'une réalité déterminée, la chose une issue de toutes.

Ensuite, la qualité s'entend en deux sens. Il y a d'abord la qualité essentielle, par exemple le feu en soi (par là j'entends la forme du feu), l'homme, et chacune des autres formes, en tant que chacune est un corps qualifié, et les éléments de chaque forme, ainsi pour le feu la chaleur et l'éclat, pour l'homme le mortel et le raisonnable, comme il a la station droite et la parole articulée. Pour chaque forme les plérômes de chacune sont ceux de l'essence ; en eux c'est la forme qui tout entière à la fois a qualifié le substrat second par la qualité spécifique, celle qui est dite purement et simplement qualité par rapport au corps sans qualité.

Il y a aussi une autre sorte de qualité, adventice et accidentelle ; celle qui, étant par essence en une chose, vient par accident s'ajouter à une autre, et dans tous les cas la qualité accidentelle survient en un corps qui a été qualifié dans son essence : d'où il suit que nécessairement elle sera inférieure au sujet qui la reçoit, puisque celui-ci est déjà spécifié et qu'il la précède.

Que le corps sans qualité soit qualifié d'abord par la qualité essentielle, c'est bien évident ; les accidents survenant par la suite, les formes spécifiques demeurent, qui chacune maintiennent le sujet corporel qui est le siège des accidents. Et c'est autour d'elles, parce qu'elles sont permanentes, que l'on considère le changement introduit par les accidents.

Ce n'est donc pas sans raison qu'avant le corps sans qualité nous plaçons le corps qualifié qui, pour cela, est déjà sensible, et ce monde-ci qui apparaît à nos sens.

Mais puisque parmi les corps de telles qualités, les uns ont un principe d'organisation interne, et les autres sont organisés du dehors comme les produits de l'art, il nous faut de plus concevoir la nature comme quelque chose de supérieur aux qualités, qui dans l'ordre des causes précède les qualités, comme l'art précède ses propres ouvrages.

Maintenant, parmi les corps qui ont un principe d'organisation interne, les uns semblent être sans plus, et les autres se nourrir, croître et engendrer des êtres semblables. Il y a donc quelque autre cause antérieure à la nature dont nous venons de parler, et cette cause est la puissance végétative.

Il est clair que toutes les choses qui se surajoutent au corps posé avant elles comme leur sujet, sont en elles-mêmes incorporelles, même si elles deviennent corporelles par participation au sujet en qui elles se trouvent, comme on les dit matérielles, et comme elles le sont, du fait qu'elles ont pâti de la matière. Donc les qualités, plus encore les natures, et la vie végétative bien davantage préservent en elles-mêmes le caractère de réalité incorporelle. Mais puisque la sensation nous révèle une vie moins obscure, celle des êtres qui désormais se meuvent localement en obéissant à leur instinct, il faut placer celle-ci avant celle-là, comme étant plus proprement principe et introduisant avec elle une forme meilleure : par nature l'animal, qui se meut lui-même, vient avant la plante enracinée dans la terre.

En toute rigueur, il n'est pas exact Que l'animal ne se de dire que l'animal se meuve lui-meut lui-même qu'en même, car il n'est pas automoteur apparence, et qu'il est tout entier et en toutes ses parties, mais en lui une partie meut, une autre est mue ; ce n'est donc qu'en apparence qu'il se meut lui-même. Il faut donc qu'avant lui existe l'automoteur véritable, celui qui par tout son être est à la fois moteur et mû, afin que l'automoteur apparent en soit l'image. L'âme qui meut le corps doit donc être posée comme une essence qui se meut elle-même en un sens plus propre.

Mais il y a deux sortes d'âmes : il y a l'âme rationnelle et celle qui est privée de raison. Que la sensation annonce l'âme rationnelle, c'est évident. Chacun de nous n'a-t-il pas une conscience de lui-même, plus claire ou plus obscure, quand il se tourne vers lui-même, quand il devient pour lui-même un objet de préoccupation et d'enquête, quand il est attentif à soi au niveau de la vie comme au niveau de la connaissance ? L'essence qui par le raisonnement est capable de cela et qui embrasse l'universel, c'est à juste titre qu'on la dira rationnelle.

Mais, objectera-t-on, l'âme irrationnelle elle aussi, même si on ne la voit pas s'engager dans ces opérations et raisonner sur elle-même, meut toutefois les corps d'un lieu à un autre, étant d'abord mue par soi, car elle produit tantôt une inclination, tantôt une autre.

Est-ce donc qu'elle se meut elle-même quand elle passe d'une inclination à une autre, ou bien est-elle mue par un autre, par exemple, comme on le dit, par l'âme universelle, douée de raison, qui est dans le monde ?

Mais il est absurde de dire que les activités de chaque âme irrationnelle ne viennent pas de cette âme elle-même, mais de celle qui est plus divine, et de dire cela alors qu'elles sont illimitées, indéterminées, mêlées à beaucoup de laideur et d'imperfection. Dire que les actions irrationnelles sont celles de l'âme rationnelle, cela revient à poser comme irrationnelle cette essence qui, en ce cas, produit les activités irrationnelles, sans compter qu'il s'agit ici de l'âme universelle.

Il est tout aussi absurde de poser une essence qui ne soit pas génératrice de ses propres activités. S'il est une certaine essence privée de raison, elle aura ses activités propres, qui ne lui seront pas données d'ailleurs, mais procéderont d'elle-même. Donc l'âme irrationnelle elle aussi se meut elle-même quand ses désirs et ses inclinations la portent tantôt dans un sens tantôt dans un autre.

Mais si elle se meut elle-même, elle revient sur elle-même, dans ce cas l'âme irrationnelle est séparable et elle n'est pas dans un sujet ; elle est donc rationnelle si elle regarde vers soi, car elle se verra elle-même si elle opère ce retour à soi. De fait, tendue vers les choses extérieures, c'est au dehors qu'elle porte ses regards, ou plutôt ce qu'elle voit, c'est le corps revêtu de couleurs, mais elle ne se voit pas elle-même, car en soi la vision n'est ni corps ni chose colorée ; elle n'opère donc pas de conversion vers soi, et elle n'est rien qu'irrationnelle. L'imagination non plus ne produit pas de représentation d'elle-même, mais de l'objet sensible, par exemple du corps coloré. Le désir irrationnel non plus n'est pas désir de soi, mais de tel désirable, par exemple d'honneur, de vengeance, de plaisir ou de richesse. L'âme irrationnelle ne se meut donc pas elle-même.

Mais peut-être meut-elle non au sens où elle se meut elle-même, mais au sens où elle se porte vers les choses extérieures, en ayant, pour ainsi dire, contact avec elles, en vertu d'un mouvement qui a en elle son point de départ. Peut-être est-elle automotrice en ce sens, parce qu'elle est mue à partir d'elle-même, et non par elle-même. C'est bien ainsi que le grand Syrianus estime qu'il faut entendre l'automoteur dont il est parlé en un sens plus général dans les Lois et dans le Timée. C'est pour cette raison que Timée déclare que les plantes ne se meuvent pas, parce qu'elles ne participent pas de l'âme automotrice comme les bêtes en participent, elles qui se meuvent selon le lieu. Mais il n'en est pas moins nécessaire que tout mobile soit mû ou par lui-même ou par un autre, et dans ce dernier cas de deux manières : ou bien par un moteur plus parfait, comme nous le disons des actions individuelles et réellement irrationnelles, ou bien par un moteur quelconque ; celui-ci ne peut être le sujet dans lequel l'âme se trouve, puisque ce sujet est un corps, et qu'au contraire il est mû par elle.

Peut-être les actions sont-elles mues par l'essence, et peut-être l'âme irrationnelle est-elle automotrice en ce sens, comme une essence qui engendre ses propres activités.

Mais d'abord ce sera un caractère commun à toute essence, et qui appartiendra aussi à celle que l'on dit mue par un autre, puisque le feu en ce cas lui aussi se meut lui-même, à titre d'essence engendrant ses propres activités individuelles ; il en est de même de la motte de terre, de la hache et ainsi de tout ce qui peut agir ; car c'est toujours de l'essence que procède l'activité propre. S'exprimer ainsi n'aurait aucun sens. Mais puisqu'on pose qu'une telle forme se trouve dans un sujet, peut-être ne faut-il pas prendre la forme en elle-même comme agissante, mais la prendre avec le sujet en qui elle est : car elle agit selon ce qu'elle est. Donc de même que, avons-nous dit, ce n'est pas la blancheur qui dissocie le corps optique, ni le corps non qualifié, mais l'union des deux, de même l'activité des sens n'est ni celle de la sensation incorporelle ni celle de l'appareil sensoriel qui est un corps, elle appartient à ce qui naît des deux comme à une seule et même essence composée, telle l'essence qui naît de la rencontre d'une matière et d'une forme.

Car l'appareil sensoriel n'est pas l'instrument mais le substrat de la sensation ; elle est en lui, mais elle n'use pas de lui comme on se sert d'un instrument. Si elle en usait, avant son instrument elle se serait mise elle-même en mouvement, pour mouvoir aussi son instrument. Mais en fait elle ne subsiste qu'avec son sujet et elle n'a aucune activité qui en soit séparable.

Qu'il soit donc admis que c'est le composé qui agit, mais que toutefois l'activité procède selon la forme, comme le ciseau du sculpteur selon la figure, comme ce qui dissocie l'organe de la vision appartient au corps blanc, mais selon la blancheur.

Qu'y a-t-il donc dans le composé qui soit moteur ? Qu'y a-t-il qui soit mû ? C'est l'âme, dira-t-on, qui meut et c'est le corps qui est mû.

Mais dans ce cas, il y aura d'un côté l'âme qui sera motrice à part du corps, et d'un autre côté le corps qui sera mû à part de l'âme. L'âme qui meut sera avant le corps mû, et elle aura une activité séparable, l'activité motrice, antérieure à celle du mobile.

Il ne faut donc pas poser d'un côté le moteur, d'un autre le mû, mais c'est le vivant dans son unité, corps capable de sentir ou sensation devenue corporelle, qui agit de cette activité qui semble automotrice. S'il y a une essence du vivant composé, il faut qu'elle ait aussi une activité composée qui convienne au vivant total, et qui soit elle-même totale, dans laquelle on voit à la fois quelque chose d'incorporel et quelque chose de corporel intimement mêlés, comme l'un et l'autre sont unis dans l'activité qui dissocie l'organe de la vision. C'est pourquoi nous sommes affectés par le corps blanc de deux manières : corporellement d'abord dans notre appareil sensoriel, parce que le corps optique est dissocié, et d'une manière incorporelle, parce que nous nous emparons de cette affection comme d'un objet de connaissance. Comme ce qui agit est composé, ainsi ce qui pâtit, la vue, est un composé issu d'une faculté de voir incorporelle, et d'un sujet qui est un corPs.Posons donc que dans la faculté de voir et d'une manière générale dans la sensation, il y a une forme d'automo-tion telle qu'elle n'agit pas par elle-même, puisqu'elle ne subsiste pas non plus par soi, mais que survenant dans le corps et le qualifiant, par la qualité plus précieuse qu'elle lui confère et par l'illumination qu'il en reçoit, elle achève de parfaire le tout qui semble ainsi se mouvoir lui-même.

Pourquoi n'est-ce là qu'une apparence ? Parce que le moteur et le mû ne forment pas une seule et même réalité indivise, mais qu'ils sont comme des essences séparées l'une de l'autre qui, par ailleurs, concourent, comme l'âme rationnelle et l'animal ou comme le corps qui nous sert de coquille et le corps pneumatique, ou comme celui-ci et le corps de lumière. Dans ces liaisons il y a d'une part ce qui meut, d'autre part ce qui est mû, parce qu'il n'y a pas là d'une part le sujet, d'autre part ce qui est dans le sujet. Mais quand il en est ainsi de la forme composée on ne dira, ni que chacun des composants agit de son côté (car aucun ne subsiste à part) ni que dans le composé une partie meut, une autre est mue : car alors de nouveau ils seront distincts dans leurs activités et par conséquent aussi dans leurs hypostases. Mais il y a un autre mode d'automotion,

dans lequel le composé est mû selon l'un des deux, par exemple la forme, qui semble alors être le moteur. Ce n'est pas que l'autre terme soit mû par la forme, mais le composé est mû selon la forme.

Veut-on qu'il soit mû par un autre ? Dans ce cas cet autre sera ou plus parfait ou moins parfait, et les mêmes arguments reviendront. Et s'il est mû par lui-même, la même chose sera à la fois motrice et mue, ce qui ne convient qu'à cela seul qui est indivis et incomposé.

En fait, comme il n'y a pas ici d'automoteur véritable, de la même façon il n'est pas vrai non plus que la même chose soit mue par elle-même et se meuve elle-même ; mais ce n'est qu'une apparence, parce qu'il y a quelque chose d'un et de simple selon quoi l'automoteur meut le composé, et celui-ci, en tant qu'il meut, est un ; mais il y a d'une part ce selon quoi le composé est mû, et d'autre part ce selon quoi il meut : l'ensemble des deux est la forme entière dans laquelle se trouvent à la fois ce selon quoi il est mû, et ce selon quoi il meut. Cette forme est composée selon l'un et l'autre à la fois, en vertu de la communication réciproque qui s'établit entre ces choses qui, dans la forme totale, jouent le rôle d'éléments. C'est par conséquent le tout qui meut et qui est mû, mais il ne se meut pas et il n'est pas mû par lui-même en son tout : il meut selon l'âme, il est mû selon le corps, mais il n'est mû ni par l'âme ni par le corps.

Il est facile de montrer quelle différence il y a entre ce par quoi et ce selon quoi. Car il y a deux sortes de mouvements : l'un se produit dans le mobile, en est une affection, l'autre est extérieur et, du dehors, communique le premier mouvement au mobile. C'est par ce dernier mouvement et selon le premier qu'une chose est mue. En effet, si c'était par le premier, ce mouvement-là communiquerait au mobile mû par lui un mouvement dont il serait lui-même la source ; ce mouvement serait donc l'affection du mobile, le mouvement selon lequel le mobile serait mû, et nous irions à l'infini.

Le même raisonnement, si on l'examine de près, sera vrai aussi de la vie. Il y a celle qui crée le vivant, et qui communique la vie à ce qui est vivifié par elle. Et il y a celle selon laquelle vit ce qui est vivifié par cette vie-là ; et si celle-ci aussi crée la vie, elle donnera une vie différente, et ainsi de suite à l'infini.

Il en est encore ainsi de la forme de l'automotion ; il y a celle par laquelle ce qui semble automoteur est rendu automoteur, et celle selon laquelle il semble se mouvoir lui-même : c'est l'affection par laquelle le mobile participe de l'automotion, inséparable de celui qui en participe.

La nature qui se meut elle-même est bien une vie de ce genre car elle est âme. Il y a aussi deux sortes d'âmes : celle qui engendre et celle selon laquelle l'animé a reçu son essence, l'animé ciui semble se mouvoir de lui-même en vertu d'un principe Interne ; et ce n'est pas ce par quoi il est mû qui est en lui, mais ce selon quoi, que nous appelons animation.

Mais peut-être pensera-t-on, en nous accordant cela, que ces caractères sont communs aussi aux plantes et aux objets inanimés, car la motte de terre se meut vers la terre d'un mouvement qui part de l'intérieur, et les plantes de même, car elles ont en elles l'âme végétative selon laquelle elles se nourrissent, grandissent et engendrent des êtres semblables. Les animaux sans raison se comportent encore de la même manière et ceux qui sont doués de raison de même, si bien qu'il n'est rien qui ne se meuve soi-même.

A qui nous fera cette objection nous répondrons que toute espèce d'être naturel et de végétal — et aussi tout animal — se meut d'un mouvement qui part de l'intérieur mais non de toute sorte de mouvement ; mais quand ils effectuent le mouvement local (c'est en effet le mouvement qui manifestement est automoteur), nous disons que sont mûs par un autre selon ce mouvement tous les êtres qui ne se meuvent pas de cette sorte de mouvement en vertu d'un principe interne.

Car si nous voulions distinguer l'automoteur par ce caractère selon lequel l'âme rationnelle est automotrice, les animaux sans raison, eux non plus, ne paraîtraient pas se mouvoir eux-mêmes car leur nature ne les porte pas à faire retour sur eux-mêmes ; ainsi la vue ne se voit pas elle-même, l'imagination n'imagine pas qu'elle imagine, la passion et le désir ont toute leur action entièrement tournée vers le désirable externe. C'est pourquoi nous disions qu'un tel automoteur agit du dedans au dehors ; son activité ne décrit pas un cercle qui le ramène à lui-même, elle se poursuit simplement en ligne droite. C'est bien là en effet la forme de cette vie, parce qu'elle est inséparable d'un sujet corporel tendu en ligne droite. Comme, selon la nature qui est en eux, le feu se dirige vers le haut et la terre vers le bas, comme, selon l'âme végétative, les plantes se nourrissent, grandissent, engendrent des plantes semblables, cette âme étant elle aussi en eux, ainsi les bêtes, selon la vie appétitive coessentielle à la forme de l'animal, qui est dans le corps naturel et doué de vie végétative, les bêtes donc selon cette vie, accomplissent un mouvement d'automo-tion purement irrationnel.

Si quelqu'un, en voyant de la raison dans les bêtes et en voyant qu'il leur échappe des actions raisonnables, jugeait qu'elles aussi participent de l'automoteur premier et pour cela possèdent une âme qui fait retour sur soi, nous serions peut-être d'accord avec lui pour en faire des êtres raisonnables, mais avec cette réserve que ce ne serait pas par essence mais par participation, et à un degré très faible. On pourrait dire dans le même sens que l'âme rationnelle est intellective par participation parce qu'elle produit toujours les notions communes naturellement droites.

En tout cas nous poserons le séparable dans son extension, et nous dirons qu'ici ce caractère domine et qu'ailleurs domine celui-là. Les termes extrêmes sont l'absolument séparable, telle la forme rationnelle, et l'absolument inséparable, telle la qualité. Au milieu, il y a la nature qui, outre ce qu'il y a en elle d'inséparable, offre un faible reflet du séparable, et l'âme rationnelle qui touche au séparable, car elle semble d'une certaine manière subsister par elle-même, à part de son sujet, d'où la question de savoir si elle se meut elle-même ou si elle est mue par un autre. Il y a en elle une trace importante d'automo-tion. Mais ce n'est pas là le véritable mû par soi, capable de retour sur soi, et pour cette raison absolument séparé de son sujet. Quant à l'âme végétative, elle est d'une certaine manière dans une situation intermédiaire : c'est pourquoi les uns jugent qu'elle est une âme, tandis que pour les autres elle est nature. Mais c'est une question qu'il faudra examiner ailleurs plus amplement. Pour le moment, en voilà assez sur ce point.

Revenons à notre objet : un tel automoteur intimement lié à ce est mû par un autre, comment serait-il premier ? Il ne peut en effet ni se constituer lui-même ni à la vérité se parfaire lui-même, mais pour chacune de ces deux fins il a besoin d'un autre. Ce qui réellement se meut soi-même est antérieur à lui : par exemple la sensation, ou plutôt l'évidence phénoménale nous offre ici l'automoteur humain, et il est clair que c'est maintenant à partir de lui que nous saisirons toute forme rationnelle car notre propos est de saisir les propriétés des choses d'une manière plus globale.

Ce qui est automoteur au sens propre est-il donc principe et n'a-t-il besoin d'aucune forme plus parfaite ? Mais ce qui meut est toujours, par nature, antérieur à ce qui est mû et d'une manière générale toute forme, pure de son contraire, subsiste en elle-même, avant celle qui est mêlée à son contraire, et la forme pure est cause de celle qui est mélangée. Car la forme qui est coessentielle à une autre a aussi son activité mêlée à celle de l'autre, si bien que ce qui a pour caractère d'être à la fois moteur et mû se constituera soi-même comme automoteur, ce qu'il ne fera pas s'il meut seulement. En effet l'automoteur n'est pas seul. Or toute forme doit aussi toujours être seule, en sorte que c'est aussi le cas pour ce qui meut sans pourtant être mû. C'est qu'il est absurde qu'existe ce qui est seulement mû, comme le corps, mais que ce qui meut seulement ne soit pas antérieur au composé. Car il est évident que ce qui meut seulement lui sera supérieur, puisque l'automoteur lui-même est plus parfait dans la mesure où il meut, que dans la mesure où il est mû.

Il faut donc que le moteur immobile soit premier, comme est troisième ce qui est mû et ne meut pas. Entre les deux est l'automoteur, dont nous dirons qu'il a besoin du moteur afin de se rendre capable de mouvoir. Son aptitude à se mouvoir lui-même, qu'il la tienne de lui-même, si l'on veut ; de toute manière, s'il est mû, il ne demeure pas en repos, dans la mesure du moins où il est mû, et s'il meut, il faut que, dans la mesure où il meut, il meuve en demeurant en repos.

Mais le demeurer, d'où le tiendra-t-il donc ? Car ce qu'il tient de lui-même c'est, ou bien seulement le fait de se mouvoir, ou bien celui de demeurer et de se mouvoir à la fois en un même tout. Mais demeurer simplement, d'où cela lui vient-il ? De ce qui demeure simplement, et c'est là nous le savons la cause immobile. Avant l'automoteur il nous faut donc poser l'immobile.

Examinons donc si l'immobile est principe au sens le plus propre et comment il peut l'être. L'immobile est autant de choses sur le mode de l'immobilité que l'automoteur sur le mode de l'automotion. Car rien de ce qui se meut soi-même ne peut être premier, pour les raisons que nous avons dites. Or chacune des réalités qui sont dans l'automoteur est un automoteur ; donc avant chacune d'elles présubsiste pour chacune une réalité immobile.

Pour exprimer clairement ce que je veux dire, laissant de côté le reste, je ferai porter mon développement sur trois points. Car dans l'âme qui se meut elle-même, il est trois choses au moins qui se font voir : l'essentiel, le vital et le cognitif ; et il est clair que chacune de ces trois choses se meut elle-même, puisque le tout est un tout qui se meut lui-même.

Ainsi, selon les mêmes rapports, avant chacune, il y a pour chacune, le terme immobile qui lui correspond : donc le plé-rôme immobile de ces trois formes subsiste aussi, soit qu'on les considère comme tout à fait séparées mais pourtant unies les unes aux autres en l'âme qui se meut elle-même, soit qu'on les considère à l'état d'union parfaite, telle qu'il n'y ait en elles rien de distinct. Mais chaque forme prise en elle-même sera seulement automotrice. Elle ne sera certes pas immobile aussi. Or il faut, pour chacune, un immobile, qui demeure en soi, puisque nous avons dit de chaque forme automotrice qu'elle n'était pas première.

Et, par ailleurs, la différenciation immobile subsistera nécessairement avant la différenciation automotrice. L'immobile est donc à la fois un et plusieurs, à la fois uni et différencié. Nous avons nommé l'intellect.

Il est évident qu'en lui l'uni est, par nature, antérieur au différencié et plus précieux que lui. Car la différenciation a toujours besoin de l'union, mais l'union en revanche n'a pas besoin de la différenciation. L'intellect ne possède pas l'uni pur de son contraire, car la forme intellective est, en un seul et même tout, coessentielle au différencié. Ce qui est uni sous un certain rapport a donc besoin de ce qui est purement uni. Ce qui est avec un autre a besoin de ce qui est en soi, et ce qui est par participation a besoin de ce qui est de par sa propre subsis-tence. L'intellect, parce qu'il est autoconstitué, se produit lui-même comme uni et différencié tout à la fois ; il est donc sous les deux rapports pris ensemble. Ainsi selon l'uni pur il sera produit à partir de l'uni pur qui n'est rien qu'uni. Et avant ce qui est formel, il y aura l'incirconscrit, non encore différencié en formes, ce que nous appelons l'uni, ce que les philosophes ont appelé l'étant et qui contient les plusieurs en une concrétion une qui présubsiste aux plusieurs.

Arrêtons-nous ici pour reprendre haleine, et examinons la question de savoir si l'étant est bien le principe de tout, objet de notre recherche. Que pourrait-il y avoir en effet qui ne participe pas de l'étant, dès lors que, du fait qu'elle est, toute chose est inférieure à l'étant même ?

Mais si ce dernier est l'uni, il sera second après l'un et c'est en participant de l'un qu'il est devenu uni. Bref, si nous concevons que l'un est une chose et que l'étant en est une autre et si l'étant est antérieur à l'un, il ne participera pas de l'un ; il sera donc exclusivement plusieurs, et d'une pluralité infiniment de fois infinie. Si par ailleurs l'un est avec l'étant, l'étant sera aussi avec l'un : ils seront au même rang ; dans ce cas, ou bien ils se sépareront l'un de l'autre et il y aura deux principes (l'absurdité dont nous avons parlé se produira alors), ou bien ils participeront mutuellement l'un de l'autre, ils seront tous les deux éléments ou parties d'une autre réalité née des deux, et il y aura quelque chose aussi pour les rassembler. Si l'un, parce qu'il est un, a uni l'étant à lui-même (car on pourrait aussi dire cela), l'un agira avant l'étant afin de rappeler l'étant à lui et de le tourner vers lui. L'un subsiste donc en soi dans son autonomie, avant l'étant. Ajoutons que le plus simple est toujours avant le plus composé. Si donc l'un et l'étant sont pareillement simples, il y aura deux principes. Ou, s'il n'y a qu'un seul principe issu des deux, ce principe sera composé. Avant lui il y aura donc le simple et l'absolument incomposé, qui sera ou un ou non-un. S'il est non-un, ou il est plusieurs, ou il n'est rien. Mais le rien, s'il faut entendre par là le vide absolu, n'est qu'un vain mot ; s'il faut entendre l'indicible, celui-là n'est même pas simple. Si par non-un on entend les plusieurs, ce non-un n'est pas simple. Car le simple veut être non-plusieurs selon la privation des plusieurs. Pour nous résumer, il n'est pas possible de concevoir un principe plus simple que l'un. De toutes les manières donc, l'un est antérieur à l'étant.

Mais pour nous éloigner de ces raisonnements et reprendre la méthode ascendante, après être montés jusqu'à l'uni, jusqu'à ce qui, quel que soit le nom qu'on lui donne, est complètement uni, de là remontons jusqu'à l'un, allant du participant au participé.

Celui-là est donc le principe de tout. S'étant élevé jusqu'à lui, Platon n'a pas eu besoin, dans ses raisonnements, d'un autre principe. Car ce principe indicible n'est pas principe des raisonnements ni des connaissances : ce n'est ni celui des vivants, ni celui des étants, ni celui des uns, mais c'est le principe de tout, au sens absolu, et son rang l'élève au-dessus de toute pensée. C'est pourquoi il n'a donné aucune indication à son sujet. Mais de l'un il a nié tout le reste, sauf l'un lui-même. Car, à la fin, c'est l'être-un qu'il nie, ce n'est pas l'un. La négation elle-même, il l'a niée à son tour, mais non l'un. Il a nié le nom, la notion et toute connaissance. Que pourrait-on dire de plus ? L'étant lui-même, il l'a nié entièrement dans son intégralité ; admettons qu'il ait nié aussi l'uni et l'unitif et si l'on veut, les deux principes, l'illimité et la limite. Mais Platon n'a certes nié, nulle part et en aucun sens, l'un qui est au-delà de tout ceci. C'est pourquoi, dans le Sophiste, il le pose comme un antérieur à l'étant et, dans la Répubiiques4 bis, comme le bien, au-delà de toute essence ; cependant il est laissé un, seulement.

Ou bien donc il est connaissable et dicible, ou bien il est inconnaissable et indicible ; ou bien encore en un sens il est connaissable, en un autre sens, il ne l'est pas. Car il se pourrait qu'on puisse, par le moyen des négations, s'exprimer à son sujet, bien qu'il soit indicible, par une affirmation. Et encore une fois, par ce qu'il y a de simple dans la connaissance, il pourrait être connu ou soupçonné, mais pour ce qui en elle est composé, il se pourrait qu'il reste absolument inconnaissable. C'est pourquoi il ne se laisserait pas saisir, même par la négation.

En un mot, en tant qu'il est posé comme un, il est coordonné par là, en un sens, aux choses qui, de quelque autre manière, sont posées. Car il est la cime de celles qui subsistent selon la position. Toutefois l'indicible, l'inconnaissable, l'incoordonné, le non-posé ont en lui une large place, mais les caractères contraires apparaissent aussi. Or ceux-là sont supérieurs à ceux-ci. Les choses pures de leurs contraires et celles qui sont sans mélange présubsistent partout à celles qui sont mélangées. En effet ou bien c'est selon la subsistence que les plus parfaites sont dans l'un — et en ce cas comment leurs contraires seront-ils en même temps là-bas ? — ou bien c'est selon la participation, et les choses les plus parfaites viendront d'ailleurs, du premier qui soit tel.

Avant l'un il y a donc ce qui est absolument et entièrement indicible, non posé, non coordonné, qui ne peut être saisi par la pensée d'aucune manière, ce vers quoi tendait cette méthode ascendante de raisonnement qui passe par ce qu'il y a de plus évident, en ne laissant de côté aucun des intermédiaires, des plus élevés jusqu'au dernier de tous.

TROISIÈME VOIE

Mais de cette manière, c'est par le moyen des caractères que nous avons procédé et nous n'avons pas encore montré la grandeur, la perfection, la capacité d'enveloppement universel des principes premiers, tels que l'uni, l'un, l'indicible.

Il faut nous engager dans cette voie, dans la mesure de nos forces. Prenons donc la première chose parfaite que les dieux eux-mêmes ont offerte à nos sens pour nous indiquer la perfection invisible, intelligible, unitive et indicible.

Ce monde-ci est parfait, composé de choses parfaites, comme nous le voyons ; ce que nous voyons, c'est ce qu'il y a de sensible en lui. Mais il est évident que ce qui est en nous présubsiste aussi en lui. Il ne peut se faire que le ciel possède ce qu'il y a en nous d'inférieur, le corporel et le substrat du corporel (le corps n'existe pas par soi, mais dans un sujet), et qu'il ne possède pas, lui qui est plus parfait, ce qu'il y a de supérieur en nous.

Il aura donc la nature qui lui convient, non celle qui meut vers le bas et vers le haut, mais celle qui meut en cercle". Car ce mouvement, pour lui, est selon la nature.

Il aura aussi la vie qui est meilleure que ce mouvement, la vie végétative, non, je présume, celle qui fait croître, nourrit et engendre des êtres semblables qui, dans une sorte de flux et de reflux, naissent puis périssent, à moins que nous n'entendions cela dans un autre sens qu'il n'est pas nécessaire d'introduire ici. Mais il s'agit de cette vie qui, en demeurant toujours identique spécifiquement et numériquement, effectue et maintient une plénitude et une croissance qui se confondent avec sa nature. Elle n'est pas en train de croître, elle a d'ores et déjà fini de croître. Et si l'on considère de plus la génération de ses irradiations propres, celles-là aussi elle les a d'ores et déjà engendrées, effectuant là-bas toutes ces choses et les maintenant sur un mode analogue à la vie d'ici-bas.

Ce monde aura donc aussi l'âme irrationnelle et non pas seulement, comme on le dit, l'âme sensitive. Il possèdera l'imagination céleste, convenable au divin, toujours ordonnée, qui, au-dedans d'elle-même, domine les sensibles. Il possèdera aussi l'âme appétitive, qui est là-bas, quoique sur un autre mode, irascible et concupiscible. En tant que concupiscible l'âme jouit de la vie facile des dieux, et elle est toujours dans l'heureuse condition du vivant. En tant qu'irascible elle puise sa joie dans la transcendance parfaite et auguste qui convient naturellement au vivant cosmique.

Si l'homme est un animal raisonnable, attaché à une âme qui raisonne, de toute nécessité, le monde lui aussi sera quelque chose de tel, sur un mode bien supérieur, il possède donc aussi la cause automotrice véritable comme principe directeur. Et ainsi le mouvement circulaire qu'il effectue n'est pas seulement physique, il est encore volontaire, et il est évident qu'il est toujours ordonné et que jamais il ne manque d'atteindre sa fin propre. C'est ce que nous suggère l'observation astronomique de la révolution du monde.

Qu'il soit donc admis que l'activité automotrice qui, à chaque moment devient autre, effectue en vertu de ses changements propres l'identité indéfiniment répétée du mouvement circulaire. Mais ce qui est toujours le même, dans le même, autour du même et vers le même 61, ce qui reste parfaitement exempt de différence en ce qui diffère, sans changement en ce qui change, immobile en ce qui est en mouvement, qu'est-ce donc qui donne cela à l'univers?

Car l'âme automotrice produit des actions changeantes et, si elle meut, en même temps elle est mue. D'où vient donc au monde ce qu'il a d'immobile ? S'il est perpétuel, la cause de sa perpétuité sera ce qui est absolument immobile et toujours immobile. Et s'il est un vivant dont la durée est très longue (posons cela pour le moment...), la cause en sera ce qui en ce temps demeure toujours dans l'identité selon les mêmes rapports, sans différence, allant du même au même, dans un seul et même ordre, se mouvant circulairement d'une seule et même manière. Qu'en tout ce temps le monde n'ait subi aucun changement ni aucune déviation, ce serait impossible s'il n'était uni à quelque cause complètement immobile. Il fallait donc que, dans l'univers aussi, ce qui se meut soi-même fût suspendu à l'immobile, qui donne au monde son ordre propre et sa vie immuable.

De plus, l'âme du monde, parce qu'elle est la première des réalités encosmiques, est toujours parfaite et toujours bienheureuse. Et cela elle n'aurait pu le tenir d'elle-même (car c'est elle qui fait subsister ce qui change), mais elle a participé de la cause immobile qui est établie en elle.

Si elle possédait, du fait de son automotion, ce qui est toujours en mesure et ordonné, peut-être l'âme humaine elle aussi serait-elle toujours parfaite. Car elle se meut elle-même et certes elle se meut toujours et elle est immortelle. Dans ses actions changeantes elle n'est pourtant pas toujours immuable, car une grande distance la sépare de l'immobile.

Si d'une manière générale il a été montré que l'immobile est antérieur à ce qui se meut soi-même, il faut donc qu'avant l'automoteur cosmique soit préétabli l'immobile cosmique propre à l'organisation immuable du monde antérieur à lui, de même qu'avant chaque vivant divin présubsiste l'immobile propre à chacun qui correspond à son caractère particulier.

Mais afin de ne pas passer trop de temps maintenant sur ces questions qui comportent beaucoup d'incertitudes, avant le tout qui se meut soi-même nous poserons le tout immobile. Car je présume, il n'est pas possible que l'inférieur soit universel et le supérieur partiel. Il y aura donc un monde immobile antérieur à celui qui se meut lui-même. Selon le même rapport aussi, avant le monde divisé il y aura celui qui est ramassé et uni, qui est selon l'union tout ce qu'est, selon la distinction, le monde plurifié et dont nous venons de dire qu'il est immobile. Mais il est encore bien plus, si l'on peut parler ainsi.

De ce monde caché nous sommes remontés à l'un lui-même. Qu'on ne le prenne pas comme un minimum ou comme quelque caractère déterminé, comme lorsqu'on se borne à dire une forme, un intellect, un dieu ou plusieurs, ou tous les dieux. Mais c'est une chose immense que l'un, l'un pur lui-même, capable d'embrasser toutes les choses qui viennent de lui, ou plutôt qui est toutes celles-là selon l'un lui-même, l'un antérieur à toutes. Ce monde est plus indicible que celui qu'on appelle monde caché, lui qui ne souffre même plus d'être appelé monde mais tout-un indifférencié. A la vérité, il n'est même pas tout, il est l'un qui précède tout et enveloppe tout dans l'absolue simplicité qui est la sienne.

Si telle est la grandeur de l'un, il faut soupçonner que l'indicible est tel qu'il soit, de toutes choses ensemble, l'enveloppement un et indicible. indicible — tellement indicible qu'il ne soit même pas un, qu'il n'enveloppe même pas et qu'il ne soit même pas indicible. A son égard, que notre discours téméraire trouve ici son terme, et demandons aux dieux qu'ils pardonnent cette ardeur présomptueuse.





BARSANUPHE et Jean de GAZA

Lettres à André, Vieillard malade



Présentation37

«De nos jours, le nom de Barsanuphe peut bien rappeler à quelques lecteurs de Dostoïevski la silhouette du starets défunt évoquée dans Les frères Karamazov. Mais hors des églises d’Orient, qui connaît seulement l’existence du saint moine ayant été le premier à illustrer ce nom au sixième siècle dans le sud de la Palestine?

Égyptien d’origine, Barsanuphe était venu s’enfermer dans un monastère non loin de Gaza, où il s’acquit bientôt une renommée extraordinaire par la sainteté de sa vie et ses dons éminents de maître spirituel, de prophète et de thaumaturge. Surnommé “le Grand Vieillard” et secondé par son disciple Jean devenu son émule, il était assidûment consulté par beaucoup de moines et de laïcs du voisinage, voire même par les évêques de la région. Les deux reclus n’en gardaient pas moins jalousement la rigueur de leur claustration et les échanges se faisaient par écrit.

De cet abondant courrier, les moines de Solesmes ont recueilli et traduit en français tout ce qui subsiste dans une dizaine de manuscrits grecs ou géorgiens.»

Je retiens une belle suite de lettres (n° 72 à 123) adressées à «André, Vieillard malade», dont je n’avais pas retenu à première appréciation qui en relevait un grand nombre qu’elles avaient un même destinataire.

Noter la transmission suggérée!





Échange de questions et réponses

72 (V 168) Un vieillard malade, du nom d’André, qui vivait dans la retraite au monastère, confessa au même Grand Vieillard une de ses fautes secrètes, rendant grâces en même temps d’avoir obtenu d’habiter près de lui et lui parlant aussi d’une maladie corporelle. Réponse de Barsanuphe :

Si tu crois vraiment que c’est Dieu qui t’a amené ici à dessein, confie-lui ta détermination, jetant sur lui tout son souci (Ps 54, 23; I P 5, 7), et lui-même disposera ce qui te concerne comme il le voudra. Mais si tu hésites au sujet d’une chose quelconque, d’une maladie corporelle ou de passions de l’âme, tu devras t’en soucier comme tu l’entends. En effet, lorsqu’on a tout abandonné à Dieu et qu’on souffre un peu, le doute dit toujours : «Si je prenais soin de mon corps, peut-être ne souffrirais-je pas de la sorte!» Jusqu’à la mort celui qui s’est donné à Dieu doit s’en remettre à lui de tout son cœur, car il sait mieux que nous ce qui nous convient pour l’âme et pour le corPs.Et tout ce qu’il laisse souffrir à ton corps, c’est autant d’allègement de tes fautes qu’il te procure. Dieu ne te demande donc rien d’autre que l’Action de grâces, l’endurance et la supplication pour le pardon des péchés. Vois quel orgueilleux je suis, les démons se jouent de moi, et, pensant avoir de la charité selon Dieu, je me laisse aller à te dire : Je porte la moitié de ton fardeau maintenant, et, pour l’avenir, Dieu viendra encore à notre secours. Je parle comme quelqu’un qui perd la tête. Car je me sais faible, impuissant et dénué de toute bonne œuvre, et cependant ma hardiesse ne me permet pas de désespérer. J’ai en effet un Maître au cœur plein de bonté, miséricordieux et ami de l’homme; il tend la main au pécheur jusqu’à son dernier souffle. Attache-toi à lui, et lui-même en toute chose fera mieux que nous ne saurions le demander ou l’imaginer (Ep 3, 20). À lui la gloire dans les siècles. Amen. Pardonne-moi, mon frère, et prie pour moi.

73 (V 169) Au reçu de ces mots du Grand Vieillard : «Je porte la moitié de ton fardeau», André, attristé de ce qu’il ne lui avait pas annoncé la rémission complète, s’adressa une seconde fois à lui, le suppliant avec instance de la lui accorder totale par le Christ. Réponse de Barsanuphe :

Je suis étonné que ta charité, frère, n’entende rien aux choses de la charité selon Dieu. En premier lieu, Dieu sait que je me tiens pour «terre et cendre» (Job 42, 6), un rien du tout, absolument. Si toutefois il m’arrive de dire à quelqu’un quelque chose qui soit au-dessus de mes mesures ou au-dessus de mon pouvoir, c’est que je parle sous la motion de la charité du Christ, sachant bien que je me suis dit un rien du tout et un serviteur inutile (Luc 17, 10). Puisque tu n’as pas compris ce que je t’ai dit, que je porte la moitié de tes péchés, sache-le donc, j’ai fait de toi mon associé. Je ne t’ai pas dit en effet : «Je porte le tiers et te laisse porter plus que moi, un fardeau plus lourd.»

Par ailleurs, pour bannir l’amour-propre j’ai dit ce que j’ai dit, et je n’ai pas dit : «les deux tiers», me montrant plus fort que toi; car une telle façon de parler eût été de la vaine gloire. Je n’ai pas dit non plus : «Je porte le tout.» Cela est réservé aux parfaits, devenus frères du Christ qui a donné pour nous sa vie et qui aime que ceux qui nous aiment fassent cela dans une charité parfaite. De plus je t’aurais fait étranger à l’œuvre spirituelle, si je n’avais pas parlé comme je l’ai fait. Je n’ai donc pas la vanité de m’attribuer le tout, et je ne te jalouse pas non plus, puisque je t’ai fait participant de l’heureuse conversion. Si nous sommes frères, divisons en parts égales la fortune de notre Père, et ainsi il n’y aura pas d’injustice. Que si tu veux jeter le tout sur moi, par obéissance, cela aussi je l’accepte. Pardonne-moi; l’excès de charité me mène au radotage. Que cependant cela soit pour ta joie dans le Christ Jésus notre Seigneur. À lui la gloire dans les siècles. Amen.

74 (V 170) Du même demandant au même Grand Vieillard de prier pour lui à cause de la maladie qui lui est survenue. Réponse de Barsanuphe :

L’Écriture dit : «Nous sommes passés par le feu et l’eau, et tu nous en as tirés pour nous faire reprendre haleine» (Ps 65, 12). Il faut que ceux qui veulent plaire à Dieu passent par quelques tribulations. Comment proclamerons-nous les saints martyrs bienheureux à cause des souffrances qu’ils ont endurées pour Dieu, si nous ne pouvons supporter une fièvre? Dis à ton âme affligée : «Ne vaut-il pas mieux pour toi une fièvre que la géhenne?» Ne perdons pas courage dans la maladie, car l’Apôtre a dit : «Lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort» (2 Co 12, 10). Considérez que «Dieu scrute les reins et les cœurs» (Ps 7, 10). Tenons bon, supportons, soyons les disciples de l’Apôtre qui dit : «Patients dans la tribulation» (Rm 12, 12). Rendons grâces à Dieu en tout (1 Th 5, 18), afin que ne se vérifie pas pour nous la parole : «Il te louera quand tu lui auras fait du bien» (Ps 48, 19). Et si, ton corps étant bien soigné, tu as cependant pour ton épreuve une petite souffrance, pourquoi ne te souviens-tu pas de Job disant : «Nous avons reçu des mains du Seigneur les biens, et nous n’en recevrions pas aussi les maux?» (Jb 2, 10). Considère que ceux qui veulent en tout le bien-être s’entendront dire : «Vous avez reçu vos biens pendant votre vie» (Lc 16, 25). Ne nous relâchons pas. Nous avons un Dieu miséricordieux qui connaît mieux que nous notre faiblesse; et si, pour nous éprouver, il nous envoie la maladie, du moins avons-nous l’Apôtre qui nous fournit le baume, lorsqu’il dit : «Dieu est fidèle, il ne permettra pas que vous soyez tentés au-delà de vos forces; mais avec la tentation il fera aussi résulter que vous puissiez la supporter» (1 Co 10, 13). Le Seigneur donnera de la force et au malade et à ceux qui le servent, et les œuvres de vous tous, de l’un et des autres, seront à la gloire de Dieu. Soyez attentifs au terme de l’endurance, ne désespérez pas, ne vous découragez pas. Car Dieu est proche, lui qui dit : «Je ne te délaisserai ni ne t’abandonnerai» (He 13, 5). Croyez-moi, frères, la vaine gloire me domine. Étant malade, jamais je ne m’arrêtais ni ne délaissais mon travail manuel, bien que me soient venues de grandes maladies; et la vaine gloire déployait toute sa ruse au moment même où j’entrais dans sa cellule et ne laissais pas la maladie venir jusqu’à moi. Et je suis chagriné, voulant l’endurance et ne sachant quoi endurer. Il ne me vient pas d’affliction, et je languis tandis que j’entends : «Celui qui endurera jusqu’au bout, celui-là sera sauvé» (Mt 10, 22). Mais priez afin que je continue à m’accrocher à l’espoir du salut qui est dans le Christ Jésus notre Seigneur.

75 (V 171) Le même Vieillard, encore malade, supplia le même Grand Vieillard de prier pour lui, afin qu’il obtînt le secours de Dieu. Réponse de Barsanuphe :

Ayant Dieu, ne crains pas, mais jette tout ton souci sur lui, et lui-même s’occupera de toi (Ps 54, 23; 1 P 5, 7). Ne sais-tu pas que «si cette tente, notre demeure terrestre, vient à être détruite, nous avons une maison qui est l’ouvrage de Dieu, une demeure éternelle, qui n’est pas faite de main d’homme et qui est dans les cieux» (2 Co 5, 1)? Crois sans hésitation, et Dieu t’aidera, car il est miséricordieux. À lui la gloire. Priez pour ma faiblesse par charité.

76 (V 172) Le même Vieillard, cohabitant avec un frère, malade lui aussi, demanda à l’Autre Vieillard de prier pour lui.

Réponse de Jean [de Gaza] :

Le Seigneur a dit : «C’est par votre constance que vous sauverez vos âmes» (Lc 21, 19). Et à sa suite l’Apôtre a dit : «Vous avez, en effet, besoin de constance» (He 10, 36). Et le prophète : «Avec constance j’ai attendu le Seigneur et il s’est penché vers moi» (Ps 39, 2). De plus notre doux Maître, Dieu, a dit : «Celui qui tiendra bon jusqu’au bout, celui-là sera sauvé» (Mt 10, 22). Tous les deux, demeurez dans la patience, rendant grâces et considérant la sainte force de Dieu qui vous vient d’en haut, car tout cela est pour votre épreuve. Prêtez attention aux paroles que nous disons : «Examine-moi, Seigneur, et éprouve-moi» (Ps 25, 2). Priez pour moi, je vous en supplie par la charité selon Dieu.

77 (V 173) Demande du même au Grand Vieillard : La pensée me vient que je ne puis être sauvé, aussi prie pour moi, Père miséricordieux, et dis-moi ce que je dois faire, étant dans l’impossibilité de jeûner. Réponse de Barsanuphe :

Que le Dieu du ciel et de la terre te donne ainsi qu’à moi, l’indigne, de trouver miséricorde à cette heure-là et de nous présenter avec assurance à son redoutable et glorieux tribunal. Frère bien-aimé, ayant un tel Dieu miséricordieux, ne te laisse pas aller au désespoir, car c’est la grande joie du diable. Sois donc confiant dans le Seigneur, car personne, persévérant jusqu’à sa fin en ce lieu-ci, ne sera rejeté du bercail des brebis du Christ, notre Dieu. Certains y sont, en effet, qui ont une grande familiarité avec Dieu et qui ne rougissent pas de lui demander que ne soient pas séparés d’eux ceux qui demeurent avec eux en ce lieu béni, mais que, comme ils demeurent ensemble en «ce lieu que Dieu s’est choisi pour que son nom y soit invoqué» (12 DT, 11), ils soient aussi ensemble dans l’au-delà. Ne crains donc pas, très cher. Car tout faible que je suis et en dessous de tout, j’ai néanmoins la conviction que tu es compté et enrôlé dans le troupeau béni du Christ. À combien plus forte raison les Pères, les saints de Dieu, dignes de lui, en sont-ils persuadés? Attends donc avec patience le Seigneur et espère en lui (Ps 26, 14; 36, 5). Et pour ce qui est du jeûne corporel, ne te chagrine pas, car il n’est rien sans le spirituel. En effet, ce n’est pas ce qui entre dans l’homme sans volupté qui souille l’homme, mais ce qui en sort (Mc 7, 15). D’autre part Dieu a donné au moine le discernement comme pilote. Discerne donc, bien-aimé, à qui Dieu demande l’aumône, au pauvre ou au riche? Voici en effet ce qu’il dit : «Ne cesse pas de faire du bien à l’indigent, selon ce que tu as sous la main» (Pr 3, 27). Ce n’est donc pas de ceux qui sont malades corporellement que Dieu exige l’ascèse, mais de ceux qui sont forts et bien portants de corPs.Condescends donc un peu à ton corps, et il n’y aura point de faute; car Dieu n’exige pas cela de toi, puisqu’il sait la maladie qu’il t’a envoyée. Aussi rends-lui grâces en tout (1 Th 5, 18), car «l’action de grâces plaide en faveur de l’impuissance de l’homme auprès de Dieu» (N 637, Sent. Nouv. p. 151). Dépouille donc le vieil homme avec les convoitises, et revêts le nouveau qui a été créé selon Dieu (Ep 4, 22-24). Et puisses-tu exulter de joie dans le Seigneur, te réjouissant à tout moment avec ses saints! Qui concevra, qui pourra découvrir l’ineffable joie des saints, l’indicible bonheur, la lumière incomparable? Comment, alors qu’ils sont encore ici-bas, il leur révèle ses mystères admirables, glorieux, la gloire et le repos qui les attendent, et comment il détache leur esprit de ce monde, si bien qu’ils se voient toujours dans le ciel avec le Christ et ses anges! La faim ne les affecte pas, ni la soif, ni aucune autre chose terrestre; car ils sont libérés de toutes les charges, passions et fautes de cette vie; et, en d’autres termes, selon la parole de l’Écriture, où est leur trésor, là aussi est leur esprit (Mt 6, 21). Celui qui en est là, sait ce qu’il entend. Et que puis-je faire, moi qui n’ai rien fait de bien? Mais je ne désespère pas, car Dieu est puissant pour nous ranger parmi ceux qui trouveront miséricorde, dans le Christ Jésus notre Seigneur. Avec lui et le Saint-Esprit, la gloire est au Père dans les siècles. Amen.

Que le Seigneur écoute ses vrais serviteurs et vous envoie bientôt sa grande miséricorde; et à moi, qu’il donne de comprendre et «de parvenir à la connaissance de la vérité» (1 Tm 2, 4). Prie pour moi et embrasse ton frère et compagnon de service, en le suppliant de faire la même chose pour ma petitesse.

78 (V 174) Demande du même au même Grand Vieillard : J’ai de violents rhumatismes aux pieds et aux mains, et je crains que cela ne vienne des démons. Dis-moi donc, Père, s’il en est ainsi, et ce que je dois faire, car je suis très affligé de ne pouvoir jeûner et d’être contraint de prendre très souvent de la nourriture. D’autre part, comment se fait-il que je voie en songe des bêtes sauvages? Je t’en prie, maître, par le Seigneur, envoie-moi une petite part de ta sainte nourriture et de ton eau, afin que par elle je reçoive consolation. Réponse de Barsanuphe :

Ne t’attriste pas, mon bien-aimé, cela ne vient pas des démons, comme tu le crois, mais ce rhumatisme est une correction de Dieu, qui nous profitera si nous lui rendons grâces. Job n’était-il pas un véritable ami de Dieu? Et que n’a-t-il supporté en rendant grâces et en bénissant Dieu? Et la perfection de son endurance l’a conduit à une ineffable gloire (Jc 5, 11). Eh bien! toi aussi, endures un peu et «tu verras la gloire de Dieu» (Jn 11, 40). Pour le jeûne, ne t’afflige pas; car, comme je te l’ai déjà dit, Dieu n’exige rien au-dessus de nos forces. Qu’est-ce, en effet, que le jeûne, sinon un châtiment du corps, afin que le corps en bonne santé soit réduit en servitude et qu’il soit affaibli quant aux passions? Car il est dit : «Lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort (2 Co 12, 10). Or la faiblesse est au-dessus de la correction, et pour celui qui la supporte avec constance et Action de grâces, elle sera comptée comme tenant lieu de pratique ascétique, et même davantage. Au lieu donc d’affaiblir le corps par le jeûne, le corps s’affaiblit de lui-même. Rends grâces de ce que tu es délivré du labeur de l’ascèse. Si donc tu manges dix fois, ne t’attriste pas, tu n’encours pas de condamnation. Car cela ne vient ni de l’action des démons ni du relâchement de l’esprit; mais c’est pour notre épreuve et pour le profit de notre âme.

Quant aux rêves de bêtes sauvages, ce sont des fantasmes des démons qui veulent par là te tromper et te faire croire que ta maladie vient d’eux. Mais Dieu les rend inoffensifs par la parole de sa bouche (2 Th 2, 8), grâce aux prières des saints. Amen. Et ne t’attriste pas, car «Dieu corrige celui qu’il aime, et il fustige tout fils qu’il reconnaît pour sien» (Pr 3, 12; He 12, 6). Et j’ai confiance que, pour cette souffrance physique, Dieu te fera miséricorde selon sa volonté. Que le Seigneur te donne la force et le courage de la supporter. Amen. Je t’envoie un peu d’eau de la cruche de notre bienheureux Père Euthyme, et je t’envoie aussi une petite part de ma nourriture, afin que tu bénisses ma nourriture. Prie pour moi, très cher.

79 (V 175) Demande du même à l’Autre Vieillard : Père, prie pour ma très grave maladie, et dis-moi, au sujet du régime alimentaire, si ce n’est pas un scandale que je mange brièvement et fréquemment. Et pour la psalmodie, dans quelle mesure dois-je l’omettre? Car je n’ai pas la force de psalmodier. Maître, plante-moi, arrose-moi (1 Co 3, 6-8) et explique-moi ce qu’a dit notre Père saint : «Dieu te fera miséricorde». Me l’a-t-il dit de la mort? Réponse de Jean [de Gaza] :

Même si je gardais le silence, je le garderais parce que je n’ai rien à dire ni quoi que ce soit de bon. Pourquoi demandes-tu du pain à celui qui mange des gousses? Mais je te le dis, encore que je ne sois rien, je me réjouis avec toi de ce que t’a écrit notre Père béni. Voici donc qu’il te nourrit de la solide nourriture du pain spirituel; qu’as-tu besoin de mon lait aqueux qui provoque le dégoût? Ni l’Écriture ni les Pères n’ont interdit la condescendance pour le corps, celle qui n’est pas pour le plaisir, mais selon la discrétion. Lors donc que tu manges et ne bois ni par intempérance ni par plaisir, ainsi que je te l’ai déjà dit, ce ne sera pas pour ta condamnation ni pour le scandale de certains. Car de ces choses, le Seigneur a dit qu’elles ne souillent pas l’homme (Mc 7, 15).

Pour la psalmodie ou la liturgie, ne t’afflige pas, car Dieu ne l’exige pas de toi à cause de la maladie. Qui veille sur soi s’afflige soi-même dans l’ascèse pour le Seigneur et son propre salut. Tu as donc l’affliction de la maladie au lieu de l’affliction de l’ascèse. Par ailleurs, pour la maladie, ne te décourage pas. Dieu ne t’abandonnera pas, mais il la réglera selon sa science et ton utilité, en sorte que tu ne sois pas éprouvé au-dessus de tes forces. Ce n’est pas de la mort que le Vieillard a parlé jusqu’à présent, mais de la miséricorde que Dieu fera à ta charité. Je t’exhorte donc à supporter comme il te l’a dit, et réellement «tu verras la gloire de Dieu» (Jn 11, 40).

Enfin pour la plantation, si celui qui plante et arrose n’est rien du tout — et tu m’attribues l’un et l’autre —, tu as, au lieu de moi qui ne suis rien, Dieu qui fait grandir (1 Co 3, 7), qui protège et qui agira avec toi selon sa miséricorde. Jouissant donc de sa bonté, sois en lui courageux et fort (31 DT, 6) et prie pour moi afin qu’en moi aussi se réalise sa miséricorde.

80 (V 176) Le même Vieillard, accablé par la maladie, demanda de nouveau au même Vieillard de prier pour lui. Réponse de Jean :

Ta maladie est pour ton épreuve. Supporte dans l’action de grâces, et promptement Dieu aura pitié de toi. Je vous embrasse dans le Seigneur, vous suppliant de prier pour moi.

81 (V 177) Le même adressa encore la même demande au Grand Vieillard. Réponse de Barsanuphe :

Voici que le frère Jean a dit : «Promptement Dieu aura pitié de lui.» Moi, le dernier de tous, qu’ai-je à dire? Je me réjouis aujourd’hui encore, et j’ai confiance que Dieu lui enverra aujourd’hui un soulagement, par les prières de ses saints. Priez pour moi, bien-aimés.

82 (V 178) Après cette réponse, soudain, le jour même, il guérit. Il envoya des remerciements au Vieillard, en lui annonçant les miséricordes de Dieu venues par lui. Réponse de Barsanuphe :

Notre Seigneur Jésus-Christ a dit à ses disciples et apôtres, lorsqu’il leur donna de se réjouir : «Ne vous réjouissez pas de ce que les démons vous sont soumis en mon nom, mais de ce que vos noms sont inscrits dans les cieux» (Lc 10, 20). De même, si nous aussi, pour le secours procuré au corps au nom de Dieu et du directeur de nos âmes Jésus-Christ, nous crions en bondissant de joie, qu’en sera-t-il lorsque notre âme obtiendra la totale purification de toutes les passions en son nom glorieux et redoutable? Combien de voix, de langues, de bouches, de cœurs, de pensées pourront lui rendre en retour la gloire convenable? Et je pense que cela ne se trouvera même pas parmi les esprits, car la divinité est incompréhensible. À elle la gloire, le pouvoir et la puissance dans les siècles. Amen.

83 (V 179) À ce vieillard un frère disait : «Voici que par les prières des saints, tu as été renouvelé, Vieillard!» Et lui de répondre : «Toutes les fois que tu me dis cela, même si c’est la quatrième, j’ai remarqué que les démons me broient le corps.» L’Autre Vieillard fut interrogé à ce sujet. Réponse de Jean :

Il y a là de l’envie et un manque de foi. De l’envie, car les démons ne supportent pas volontiers le bien qui est fait à l’homme. Un manque de foi aussi, en ce que, voyant la maladie, il doute en son cœur.

84 (V 180) Demande du même au même Vieillard : Comment? Dis-moi, Père, si c’est nous qui manquons de foi, ou si ce sont les démons qui nous portent au manque de foi. Réponse de Jean :

Les démons par envie sèment le manque de foi. Si donc nous l’acceptons, nous devenons leurs suppôts et leurs consorts.

85 (V 181) Demande du même au Grand Vieillard : Père, quand je suis soulagé de la maladie, comment faut-il passer la journée? Réponse :

Réjouis-toi dans le Seigneur, je le répète, réjouis-toi (Ph 4, 4). Tu viens de me faire plaisir par ta demande, à moi et plus encore à Dieu et à ses anges. À propos de ce que tu m’écris, le Seigneur dit : «Il fallait faire ceci, sans omettre cela» (Mt 23, 23). Tu dois psalmodier un peu, réciter un peu par cœur, examiner et surveiller un peu les pensées. En effet, celui qui a de nombreux mets à son déjeuner prend beaucoup de plaisir à manger. Mais celui qui mange d’un seul mets chaque jour, non seulement n’a pas de plaisir, mais même probablement s’en dégoûtera vite. Ainsi en est-il ici. C’est aux parfaits qu’il appartient de s’accoutumer à prendre chaque jour du même mets sans en avoir de dégoût. Donc pour la psalmodie et la récitation par cœur, ne t’y astreins pas, mais fais selon la force que le Seigneur te donnera. Quant à la lecture et à la prière, ne t’en prive pas, un peu de l’une, un peu de l’autre, et ainsi tu passes la journée en faisant plaisir à Dieu. En effet, nos Pères, qui étaient parfaits, n’avaient pas de règle précise; car, toute la journée, leur règle était de psalmodier un peu, de réciter un peu par cœur, d’examiner un peu leurs pensées, de s’occuper un peu de leur nourriture, et cela selon la crainte de Dieu, car il est dit : «Tout ce que vous faites, faites-le pour la gloire de Dieu» (1 Co 10, 31). Que le Seigneur Jésus nous garde de tout mal. Amen.

86 (manque dans V) Demande du même au même Vieillard : Comment faut-il examiner les pensées, et comment éviter la captivité (des passions)? Réponse :

Examiner les pensées, c’est, quand vient la pensée, observer ce qu’elle engendre. Je te donne un exemple : Suppose que quelqu’un t’a outragé, et que tu es harcelé par la pensée de lui faire des remontrances. Dis donc à la pensée : «Si je lui parle, je le troublerai, et il sera fâché contre moi. Mieux vaut donc supporter un peu, et cela passera.» S’il s’agit non d’une pensée que l’on a contre un homme, mais d’une pensée mauvaise que l’on a en soi-même, alors il faut examiner la pensée et dire : «Où aboutira cette pensée mauvaise?» Et la pensée de Dieu te dira : «C’est dans la géhenne qu’aboutit la pensée mauvaise», et celle-ci te laissera tranquille. Et pour toutes les pensées, fais la même chose : aussitôt que la pensée survient, examine-la et retranche-la. Quant à la captivité, il faut beaucoup de vigilance, afin que, comme le disent les Pères, si elle entraîne ton esprit à la fornication, tu le diriges vers la pureté; si c’est à la gourmandise, tu le portes vers la tempérance; si c’est à la haine, tu le diriges vers la charité. Et de même pour les autres passions. Ne t’attriste pas, car tu vas trouver miséricorde, selon les promesses que tu as reçues. En effet, «si nous vivons, nous vivons pour le Seigneur, et si nous mourons, nous mourons pour le Seigneur» (Rm 14, 8).

87 (V 182) Demande du même au même Grand Vieillard : Dis-moi, Père, à quel degré de perfection appartient la prière incessante (1 Th 5, 17), et si je dois avoir une règle. Réponse de Barsanuphe :

Réjouis-toi dans le Seigneur, frère; réjouis-toi dans le Seigneur, bien-aimé; réjouis-toi dans le Seigneur, cohéritier. Prier sans cesse appartient au degré de l’impassibilité. On expérimente alors la venue de l’Esprit, qui enseigne toutes choses; toutes choses, donc aussi ce qui concerne la prière. L’Apôtre dit en effet : «Nous ne savons que demander pour prier comme il faut, mais l’Esprit lui-même intercède pour nous par des gémissements ineffables» (Rm 8, 26). Pourquoi t’aurais-je parlé précédemment des édifices de Rome, alors que tu n’y étais pas encore arrivé? L’homme qui vit dans la retraite, surtout s’il est alité, n’a pas de règle. Sois comme un homme qui mange et boit selon qu’il en a envie. Ainsi quand il t’arrive de lire et que tu vois de la componction dans ton cœur, lis tant que tu le peux. De même pour la psalmodie. Garde bien de toutes tes forces l’Action de grâces et le «Seigneur, aie pitié», et n’aie pas de crainte. «Car les dons de Dieu sont sans repentance» (Rist 11, 29).

88 (V 183) Le même, ayant été, après son retour à la santé, pris de douleurs d’estomac, envoya demander au même Grand Vieillard de prier pour lui, disant : À partir de minuit, ma bouche se dessèche, ainsi que mes paupières, mes mains et mes pieds; et, lorsque je m’éveille, au moins pendant une heure, tout mon corps tremble en commençant par l’estomac; et ensuite je me désagrège et je deviens comme du torchis. Je voudrais dire un psaume, et de bouche je ne le puis pas; si j’essaie de le dire de cœur, le sommeil me prend. Finalement je ne sais plus que faire, me voyant empêché dans l’œuvre du salut. Je t’en supplie donc, Père, par le Seigneur, prie pour moi et dis-moi ce qu’il en est. Réponse de Barsanuphe :

Il y a là en cause, d’une part, une petite maladie d’estomac, mais aussi, d’autre part, le poids qui vient de l’action des démons. Méprise donc les deux. Il est dit en effet que «ceux qui sont au Christ, ont crucifié la chair avec les passions et les convoitises» (Ga 5, 24). Voici donc que les Vieillards prient pour ta charité; toi aussi, pleure un peu dans ta prière encore en rendant grâces à Dieu et en demandant miséricorde, et il te fera miséricorde. Car nous avons un Maître très miséricordieux et un Père compatissant. Et personne n’est capable, ni parmi les puissances d’en haut, ni parmi ses vrais serviteurs d’ici-bas, de dire convenablement sa bonté, comment il a soif de faire miséricorde au genre humain. Mais c’est pour cela qu’il est longanime à notre égard, afin de faire croître notre endurance en vue de notre salut, comme il nous l’a appris en disant : «votre endurance vous sauverez vos âmes» (Lc 21, 19). Ne te décourage donc pas, frère, car Jésus a commencé à réaliser avec toi sa grande miséricorde. À lui la gloire. Amen. Prie pour moi.

89 (V 184) Demande du même à l’Autre Vieillard : Pour quelle raison notre Père a-t-il dit : «Jésus a commencé à réaliser avec toi sa grande miséricorde»? Réponse de Jean :

Il a voulu parler du progrès et du profit considérable qu’il y a pour ton âme à te trouver en cette société avec laquelle tu dois ressusciter en ce jour-là, dans une grande joie, si tu gardes jusqu’au bout l’endurance et l’Action de grâces.

90 (V 185) Demande du même au Grand Vieillard : Je le crois, tout ce que vous lierez sur la terre sera lié dans les cieux, et tout ce que vous délierez sera délié (Mt 18, 18). Je t’en prie, Père, par la miséricorde de Dieu, viens en aide à ma faiblesse, car je suis gâteux de corps et d’âme et je fais souffrir les frères avec lesquels j’habite. Et demande à Dieu qu’il m’accorde de faire par moi-même ce qui m’est nécessaire, afin que mes frères ne portent pas mes fardeaux. Je crois en effet que tout ce que tu demandes à Dieu, il te l’accorde. Compatis à ma faiblesse, Père, et pardonne-moi. Réponse de Barsanuphe :

Frère, «ta petite clef ouvre ma porte» (Alph. Pierre le Pionite 2), car je suis insensé et je ne supporte pas de cacher les merveilles de Dieu. Et alors, si quelqu’un entend mes paroles, stupéfait, il ne dit rien d’autre que ceci : «Il radote». Il ne sait pas reconnaître que «tout est possible à Dieu et rien ne lui est impossible (Jb 42, 2). De même donc qu’il a exercé sa puissance par les premiers de ses disciples pour mettre debout le paralytique (Ac 9, 33-34) et pour ressusciter Tabitha qui était morte (Ac 9, 40), de même il le peut aussi par ceux de notre temPs.Je parle en sa présence et je ne mens pas, je connais un certain serviteur de Dieu, en notre génération, dans le temps présent et en ce lieu béni, qui peut aussi ressusciter les morts au nom de notre Maître Jésus, et chasser les démons, guérir des incurables et faire d’autres prodiges non moins que les apôtres, comme l’atteste celui qui lui a donné le don ou plutôt les dons. Et en effet que sont ces choses à faire au nom de Jésus? Mais il n’use pas de sa propre puissance, puisqu’il peut aussi arrêter les guerres, fermer et ouvrir le ciel à l’exemple d’Élie; car le Seigneur a partout de vrais serviteurs qu’il n’appelle plus esclaves, mais fils (Ga 4, 7), et si l’Ennemi porte envie, par la grâce du Christ il ne peut nuire en rien. En effet le navire traverse les troisièmes vagues, le soldat les combats, le pilote la tempête, le cultivateur le mauvais temps, le voyageur les brigands, et le moine atteint la perfection dans la solitude. Qui ne dira, en entendant ces propos démesurés, que je déraisonne? Et vraiment je déraisonne. Mais je ne porte pas témoignage sur moi-même, mais sur autrui. Et si quelqu’un veut dire que je radote, comme je l’ai dit, qu’il le dise. Et si quelqu’un veut s’efforcer d’arriver à ce degré, qu’il n’hésite pas. Je dis cela à ta charité pour la convaincre qu’elle peut réaliser ce que tu veux; si en effet nous avons demandé pour toi et si Dieu t’as octroyé les biens célestes, ineffables, éternels, ce que l’œil n’a pas vu, ni l’oreille entendu, ni le cœur de l’homme soupçonné, ce que Dieu a préparé pour ceux qui l’aiment (1 Co 2, 9), — et ces biens seront à toi si tu gardes ce qui t’a été transmis —, combien plus, pour les souffrances corporelles, est-il aisé de prier Dieu et d’obtenir la grâce que tu ne sois plus malade ni tourmenté un seul jour? Mais Jésus sait mieux que nous ce qui est convenable et utile à l’homme : pour l’un, recevoir le salaire de la constance à l’exemple de Job (Jc 5, 11); pour d’autres, recevoir le salaire du service à l’exemple d’Euloge, l’ex-avocat (Hist. Laus. 21, 3-14, pp. 157-164). Ne demande donc rien à Dieu, même par ses serviteurs, hormis secours et constance, «car celui qui tiendra bon jusqu’au bout sera sauvé» (Mt 10, 22) dans le Christ Jésus notre Seigneur. Il prend soin en effet de nous dans les siècles. Amen. Ignores-tu ce qu’a dit le Seigneur à saint Paul qui lui demandait que lui soit ôtée son affliction : «Ma grâce te suffit» (2 Co 12, 9). Est-ce parce qu’il ne l’aimait pas qu’il a dit cela, ou parce qu’il savait ce qui lui était utile? Souviens-toi que «les souffrances du temps présent sont sans proportion avec la gloire qui doit se révéler en nous» (Rm. 8, 18). Pardonnez-moi et priez pour le serviteur inutile que je suis, afin que je tienne moi aussi ces hauteurs jusqu’au bout, car celui qui les tient est déjà devenu frère de Jésus. À lui la gloire dans les siècles. Amen.

91 (V 186) Demande du même au même Grand Vieillard sur la miséricorde à obtenir en ce Jour-là. Réponse de Barsanuphe :

Frère André et bien-aimé dans le Christ, j’admire ta charité ou plutôt ta naïveté à douter des promesses. Le Seigneur a dit à Philippe : «Depuis si longtemps que je suis avec vous, tu ne me connais pas, Philippe?» (In 14, 9). Crois, frère, qu’il en sera pour vous selon les promesses, et même davantage, si vous le voulez. Car il est possible d’obtenir petite miséricorde, et il est possible d’obtenir grande miséricorde. Et David a choisi la grande (Ps 50, 3). Qui veut ainsi la grande l’obtient par l’humilité, la douceur, la patience et les vertus semblables. Donc pour ce qui est d’obtenir miséricorde, tu l’obtiendras par les prières des saints. Mais quant à l’obtenir petite ou grande, cela dépend de toi; choisis donc ce que tu veux. Demeure dans la paix, dans la sainteté et dans l’humilité, supportant le prochain comme un moine et comme un ancien devenu un modèle. Considère donc le frère qui est auprès de toi comme ton enfant et assistant; s’il faute ou s’il perd quelque chose, reprends-le et montre-lui la faute afin qu’il se corrige. Et prie pour moi.

92 (V 187) Demande du même au même Grand Vieillard : Père, donne-moi une règle comme à un novice qui n’a pas encore reçu l’habit, et prie pour moi, car le frère qui me sert me fait souffrir, et il en soulage un autre. Réponse de Barsanuphe :

Frère très cher, tu m’écris une chose qui est au-dessus de tes forces, et tu me demandes de t’imposer une chose que tu ne peux porter. Tu me dis, en effet, de te donner une règle comme à un novice qui n’a pas encore reçu l’habit. Or le programme d’un novice, le voici : Vivre dans une grande humilité, sans s’estimer soi-même en quoi que ce soit, sans dire : «Qu’est-ce que ceci?» ou «Pourquoi cela?», mais, dans une grande obéissance et soumission, ne s’égaler à personne, ne pas dire : «Un tel est honoré, pourquoi ne le suis-je pas? Il reçoit tous les soulagements, pourquoi pas moi?» et, si l’on est méprisé en tout, ne pas s’indigner : telles sont les œuvres du vrai novice, de celui qui veut vraiment être sauvé. Et cela est maintenant pour toi dur à porter, à cause de l’infirmité du corps et de la vieillesse. Tu as donc demandé à porter le fardeau lourd, mais moi je vais t’imposer le plus léger, non par contrainte, mais par conseil. Considère le frère comme ton enfant, ainsi que je te J’ai dit, et comme tu le fais aussi, même si, pour ton épreuve, il en soulage un autre plus que toi. Peut-être Dieu, voulant que cet autre soit soulagé et que toi tu sois dans la peine, a-t-il persuadé le frère d’agir ainsi? Toi, supporte et ne t’afflige pas. En effet, c’est en endurant les tribulations que nous sauvons nos âmes (Lc 21, 19). Et nous ne communions aux souffrances du Christ (2 Co 1, 7) qu’en endurant les tribulations. Garde l’Action de grâces en tout (1 Th 5, 18), car elle «plaide en faveur de l’impuissance devant Dieu» (N 637, Sent. Nouv. p. 151). Ta règle, c’est de te tenir attentif aux pensées et d’avoir la crainte de Dieu en te disant : «Comment me présenterai-je à Dieu? Comment ai-je passé le temps écoulé? Je vais faire pénitence au moins maintenant que mon départ approche; je supporterai mon prochain, ainsi que les afflictions et les tentations qui me viennent de lui, jusqu’à ce que le Seigneur me fasse miséricorde, qu’il me conduise en cet état où l’on ignore la colère, et qu’il bannisse de moi l’envie, le rejeton du diable.» Passe ce peu de jours à examiner les pensées, à contredire celles qui t’apportent du trouble, à reprendre ton enfant dans la crainte de Dieu et à lui rappeler ses fautes, sachant que lui aussi est un homme sujet aux tentations. Que le Seigneur Jésus, le Fils du Dieu vivant, vous donne un état paisible et une demeure dans sa crainte. Mais je m’étonne de ceci, que vous lisiez la parole de l’Écriture : «Frères, réjouissez-vous quand vous êtes en butte à toutes sortes d’épreuves» (Jc 1, 2), et que les plus insignifiantes vous jettent dans le trouble. Sachez au moins où vous êtes et quelle puissance vous avez, et que soit humiliée la nuque d’airain. La paix de Dieu sera avec vous. Pardonnez-moi et priez pour moi, afin que je ne m’entende pas dire : «Toi qui enseignes un autre, tu ne t’enseignes pas toi-même!» (Rm 2, 21). Et que ferai-je pour la charité? Cependant il y a sa miséricorde à lui, Dieu notre Maître.

93 (V 188) Demande du même au même Grand Vieillard : Ma pensée me dit : Tu as parlé au frère dix fois plus une, laisse-le faire maintenant ce qu’il veut et sois sans souci, comme l’ont dit les Pères (N 318, Sent., p. 230, n° 76). Réponse de Barsanuphe :

Frère très cher et ne faisant qu’un avec moi, la paix soit à toi, que le Seigneur a donnée à ses disciples (Jn 14, 27). Car d’abord il leur a donné la paix en expulsant d’eux toutes les pensées charnelles et toute idée diabolique, afin que leurs cœurs se trouvent purs et qu’eux-mêmes reçoivent d’une manière pure les enseignements et les préceptes de leur Maître; de même toi aussi, bien-aimé, après avoir reçu cette paix redoutable, non de moi, mais du Sauveur Jésus-Christ, avec intelligence et sans trouble prépare-toi à écouter et à faire. Car tu sais bien comment je veux te prendre et t’emmener au ciel à tire-d’aile. De toutes parts, le diable t’assiège pour te troubler par l’envie, par la colère, et il ne trouve pas de place; mais il te trouve illusionné par des riens, et il t’attaque par là, et par toi il trouble aussi le frère. Pour ce que je t’ai écrit dans mes précédentes lettres de dire au frère ses fautes et de le reprendre, ou je ne l’ai pas bien dit et tu l’as méprisé, ou je l’ai bien dit et tu as été vaincu au combat. Dès lors le diable se réjouit à ton sujet et vient te dire avec les amères prétentions de justice : «Tu as parlé dix fois plus une; eh bien, laisse-le faire ce qu’il veut et toi, sois sans souci, comme l’ont dit les Pères.» Et ces prétentions se jouent de toi là encore. Car tu es loin de cette perfection autant que le ciel est distant de la terre. Et veux-tu savoir ce que le Seigneur a dit des arbres qui eux aussi produisent des fruits (Mt 7, 17-20)? Sache ce que produit en toi le silence qui vient du diable : des troubles, des colères. Chaque fois que de ton propre mouvement tu te lances dans une affaire sans interroger, tu tombes vite dans les filets. C’est en effet ce qui arrive aux simples dans leur ignorance. Et je te montrerai clairement que ta longanimité n’est pas selon Dieu. Car, après avoir thésaurisé durant de longs jours, en un seul tu vides ta bourse et elle se trouve vide. La longanimité selon Dieu ne dit rien du tout jusqu’à la fin. Et tu es semblable, toi avec le frère, au maître vis-à-vis de son esclave : au lieu de lui donner chaque jour un seul soufflet en lui disant ses fautes, ce qui assurerait la paix, tu patientes de longs jours et finalement tu lui donnes un coup dans le dos et tu lui arraches la vie.



94 (V 189) Le même demanda à l’Autre Vieillard la même chose et s’il ne devait pas quitter sa cellule, car alors peut-être le combat cesserait-il? Réponse de Jean :

Si tu avais fait attention et suivi la réponse du Vieillard te disant de ne t’estimer toi-même en rien, de ne pas chercher à en égaler un autre, tu serais en repos, tu n’en viendrais pas au trouble et tu n’aurais pas besoin de moi ni d’aucun autre. Vois, frère, que tu es le jouet des démons : tu dis que les fautes de ton frère sont réelles, mais, dis-moi, sais-tu exactement si elles sont réelles? Il arrive en effet qu’on parle des fautes de quelqu’un par suspicion, et que ces fautes ne soient pas reconnues vraies. De quelles fautes le Seigneur a-t-il donc dit aux hommes : «En vérité je vous le dis, si vous ne remettez pas aux hommes leurs fautes, votre Père céleste ne vous remettra pas non plus vos fautes» (Mt 6, 15). Desquelles parlait-il? Des fautes réelles, ou de celles qu’on soupçonne? Assurément des réelles. Et comment peux-tu juger et condamner ton frère pour les fautes de trois semaines? Ignores-tu que tu t’exposes toi-même à une grande condamnation? Car si tu demandes compte de celles-là à ton frère, Dieu pourra te demander compte de toutes celles que tu as commises depuis ta jeunesse jusqu’à maintenant. Où est la parole qui dit : «Que le soleil ne se couche pas sur votre colère!» (Ep 4, 26)? Où est le précepte :

«Portez les fardeaux les uns les autres» (Ga 6, 2)? Où est la lettre du Vieillard qui pouvait te fournir une règle de conduite? Au lieu de l’Action de grâces, cela? Ne sais-tu pas ce qui est dit : «Ils m’ont rendu le mal pour le bien» etc. (Ps 34, 12)? Et comment le frère vous sert-il? N’est-ce pas pour Dieu et sa charité? Et pourquoi blessez-vous son esprit? Sois vigilant, car ton départ est proche, comme tu l’as dit et comme tu le reconnais, et les démons ne te laissent pas garder le détachement de toi-même ni demeurer en repos. Lutte contre les pensées qui t’apportent du trouble, ainsi que le bon Vieillard te l’a indiqué, et tu trouveras de l’aide. Désormais, que tu aies recours à mille stratagèmes, que tu fasses n’importe quoi, que tu changes de place toutes les fois qu’il y a lutte et tentation, celles-ci ne te quitteront que si tu luttes contre les pensées, afin d’avoir de tes propres peines un petit quelque chose à joindre à la prière des saints, car celle-ci «peut obtenir beaucoup de choses, quand elle est soutenue» (Jc 5, 16). Dis à ta pensée : «Tu mourras demain» (1 Co 15, 32). Garde le détachement de toi-même et sois en repos. Le Seigneur vous donnera la paix. Amen.

95 (V 190) Demande du même au même Vieillard : Père, dans la charité de Dieu j’ai repris le frère, et il ne l’a pas accepté, et j’en ai été troublé. Que faire donc? Et si je m’entretiens avec les frères à qui tu as permis de me voir, dis-moi si cela ne va pas donner à penser à quelqu’un ? Réponse de Jean :

Puisque nous ne réfléchissons pas à ce que nous disons, écoute : Toute réprimande laissant pénétrer le trouble dans le cœur de l’homme n’est pas une réprimande selon Dieu, mais elle est faite à l’instigation du diable mêlée avec la prétention de se justifier. Si tu avais repris le prochain selon Dieu, comment aurais-tu été troublé? Car la tristesse selon Dieu ne laisse personne se troubler. Mais si celui qui a été repris s’en va et parle contre lui, il ne se trouble pas, mais porte ses charges. Il vous est apparu, à vous aussi, que les charges étaient une tentation, mais Dieu l’a réduite et la réduira à rien. Que le Seigneur vous donne la santé de l’âme et du corps, pour comprendre ce que sont les machinations du Mauvais et y échapper. Priez pour moi. À propos des entretiens avec des frères dont tu parles, chaque fois que cela arrive selon la charité de Dieu, il ne permet pas qu’il s’y introduise de scandale, mais tout sert à l’édification.

96 (V 191) Demande du même au même Vieillard : Abbé, le frère m’afflige au plus haut point et si cela est possible, je le congédierai volontiers; d’ailleurs ma pensée me dit que si j’étais seul, je n’aurais pas l’occasion d’être affligé, mais plutôt d’être sauvé. Dis-moi donc si cela convient. Réponse de Jean :

Frère, ne te laisse pas opprimer par la prétention de justice qui te fait dire : «Si j’étais seul, je n’aurais pas l’occasion d’être affligé, mais plutôt d’être sauvé»; autrement tu fais mentir l’Écriture qui dit : «Nombreuses sont les tribulations des justes» (Ps 33, 20), et encore «Nombreux sont les fléaux des pécheurs» (Ps 31, 10); donc, que tu sois juste ou que tu sois pécheur, tu dois supporter le blâme. Car nous ne pouvons pas être sans affliction, mais celle-ci nous apprend l’endurance. Et nous avons un excellent maître, l’Apôtre qui dit : «Endurants dans la tribulation» (Rm 12, 12). En effet les tribulations attendent ceux qui veulent être sauvés. Car le Seigneur a dit : «Dans le monde, vous aurez de l’affliction» (Jn 16, 33). Il est dit encore : «C’est par bien des tribulations qu’il nous faut entrer dans le royaume des cieux» (Ac 14, 22). Vois, mon frère, qu’il veut que tu sois sauvé, celui qui a dit «Mon âme est triste jusqu’à la mort» (Mt 26, 38). Il permet que tu sois affligé un peu, afin que tu trouves là-bas miséricorde de sa part en retour de ton endurance en cette heure redoutable; car si en tout nous voulons le bien-être, nous nous entendrons dire : «Vous avez reçu vos biens pendant votre vie» (Lc 16, 25). Notre Maître a enduré pour nous toutes les souffrances, et comment nous, nous en souvenant, ne les endurerions-nous pas, afin de devenir ses associés? Vois, nous avons le commandement de «rendre grâces en tout» (1 Th 5, 18). Que l’Ennemi du bien ne nous entraîne pas dans l’ingratitude, et ne nous fasse ainsi perdre tout. Et pour ce qui est de prendre un autre frère, il n’est pas difficile à l’abbé de t’en donner un autre. Car pour lui c’est la même chose. Si donc tu obtiens d’en prendre un autre et qu’il se trouve t’affliger en quelque chose, que pourras-tu faire encore? Car si le frère que tu as maintenant est médiocre, il a cependant une certaine ingénuité. Je ne te dis pas cela pour t’empêcher d’en prendre un autre, mais pour t’engager à tout peser et à retenir ce qui est bon (1 Th 5, 21). En effet, lorsque quelqu’un te sert à cause de Dieu, tu dois aussi porter son fardeau afin de remplir à ton tour la loi du Christ (Ga 6, 2). Est-ce donc que je ne veux pas ton repos? Dieu sait que, si je le pouvais, je te servirais tous les jours de ma vie. Et que ferai-je, puisque je suis absolument inutile? Haïssons le contentement de la chair, car il est une abomination pour Dieu (Alph. Poemen 38), et prenons garde qu’il ne nous détache de Dieu. Cela je te l’écris à toi comme ne faisant qu’un avec moi; oui, c’est de Dieu qu’il nous vient d’être un peu affligé. Car sans affliction il n’y a pas de progrès selon la crainte de Dieu. Pardonne-moi, toi l’endurant, et prie pour moi afin que je commence. Car je suis maintenant dans mes derniers jours.

97 (V 192) Réponse du Grand Vieillard au même :

Réjouis-toi, frère, aie bon courage et que le diable ne te trouble pas pour des inutilités. Que pense ta charité? Qu’on peut être tenté et affligé sans permission de Dieu? Non point, mais Dieu permet que cela nous arrive pour le profit de l’âme; ce que voyant, le diable retourne contre nous les choses, comme il le fait depuis le commencement, jusqu’à ce qu’il nous ait expulsés du paradis. En effet, en quoi ne nous a-t-il pas donné le change? Au lieu de la sainte paix, n’a-t-il pas jeté en nous la terrible colère? Au lieu de la haine selon Dieu, celle qui hait le mal, n’a-t-il pas jeté en nous la haine perverse qui hait le bien et Dieu lui-même? Mais nous ne comprenons pas, et nous ne savons pas que Dieu, afin de retrancher de nous toute idée honteuse, toute pensée perverse et mortelle pour l’âme, nous a dit de prier pour nos ennemis, de bénir ceux qui nous maudissent, et nous a commandé d’aimer nos ennemis (Mt 5, 44). Et si nous avons reçu le commandement d’aimer les ennemis, ceux qui ne sont ni zélés ni négligents pour nous rendre service, serons-nous pardonnables de ne pas aimer ceux qui nous font du bien et qui nous servent, même si les démons nous montrent que leur service est fait avec négligence? Si tu veux être sauvé, et si tu as confié ton âme à Dieu et à nous, ne te fie pas à ton jugement. Car les démons sèment de mauvaises semences, les mauvaises à la place des bonnes. Cesse donc de les suivre, et tu apprendras la voie de Dieu. Car lui-même dit : «Si vous le voulez et si vous m’écoutez, vous mangerez les biens de la terre» etc. (Is 1, 19). Donc, il dépend de nous de manger ou de ne pas manger. Et pourquoi blâmons-nous le prochain? Ne fournis de prétexte à personne pour quoi que ce soit, mais en tout sois content. Ne pense de mal de personne, autrement tu deviendras mauvais; en effet le mauvais pense du mal, et le bon, le bien. Penser de certains : «Ils parlent contre moi», c’est le combat des commençants. En conséquence à partir de là, on peut en arriver, si deux sont à prier dans une cellule ou à s’exhorter mutuellement, à dire d’eux les choses les plus opposées, et même si on le pense, on n’est pas pour cela dans la vérité, mais dans sa folie on se prépare tout bonnement à soi-même sa perte. N’aie pas de pensées de ce genre, car le frère croit que par vous il obtiendra miséricorde, même si vous êtes un peu affligé par lui pour acquérir l’endurance : «Réjouissez-vous et exultez, car grand est le salaire» (Mt 5, 12) de l’endurance. Et déjà précédemment, tu as appris du frère Jean que sans Dieu nous ne sommes pas livrés à l’affliction pour notre profit; donc, ne te fie pas aux démons en quoi que ce soit contre ton frère, car lui n’y est pour rien, mais ce sont eux qui veulent te troubler. Que le Seigneur les réduisent à l’impuissance. Quant à la pensée que tu as eue : «J’en viens à être l’esclave des hommes», ce n’est pas de l’humilité. L’Apôtre se glorifiait d’être devenu l’esclave de tous (1 Co 9, 19), et toi tu dis cela? Quand arriveras-tu à ce degré d’humilité? Tu ne sais pas cc que tu dis, frère. Que le Seigneur te pardonne!

98 (V 193) Réponse du même Grand Vieillard au même :

Je m’étonne de ce que certains, après de longues années passées dans les écoles, épellent encore les lettres et les syllabes, alors qu’ils devraient être désormais des maîtres achevés; de même je m’étonne aussi de ce que ceux qui ont longtemps vécu sous cet habit et qui devraient savoir discerner même des pensées qui sont plus mystérieuses pour les autres en sont encore à mener les combats des novices. Vous, comme parfaits, vous devriez conduire les égarés dans la voie droite, et au contraire, au lieu de porter les fardeaux des incapables, vous êtes accablés par la tristesse jusqu’à en être submergés. Veille sur toi-même, frère. N’est-ce pas justement cela qui nuit à ton âme, d’affliger l’esprit du prochain? En effet, après qu’il a fait son labeur pour Dieu, tu lui fournis ensuite des pensées en lui disant : «Tu as fait ce que tu voulais!» Un homme parfait dire cela à un novice! Tu n’avais pas à parler ainsi, mais à l’avertir, à le diriger, craignant celui qui dit de ne donner «à son frère ni occasion de chute ni scandale» (Rm 14, 13). Quel besoin y a-t-il de dire une parole déplaisante au prochain? Mais pourquoi te dis-je cela, moi tel que je suis. Ma folie ne me permet pas de supporter une parole, que je ne la rejette, troublant ainsi l’âme de mon frère. Lorsque le diable sème en toi de mauvaises pensées — car c’est son œuvre à lui de semer ceci au lieu de cela, et il ne permet pas qu’on se souvienne de la mort —, pourquoi êtes-vous bouleversés pour des riens, comme des novices et des ignorants. Où est le «Privé de tout, persécuté, maltraité» (He 11, 37)? Nos Pères se choisirent pour eux les afflictions, et nous, nous ne rougissons pas de rechercher tout bien-être? Apprenons, malheureux que nous sommes, que tout cela est inscrit sur les registres d’en haut. Et nous devrons en rendre un compte exact. J’écris cela avec le désir d’ôter toute pourriture. Mais si je vous afflige, pardonnez-moi; je n’ajouterai plus rien qui puisse vous affliger. Priez pour moi, afin que je parvienne à la connaissance de la vie. Au sujet de ta mort, je l’ai dit souvent et je le dis encore, tu ne traîneras plus longtemps dans le corps.

99 (V 194) Demande du même au même Grand Vieillard : Tu sais, Père, que je n’ose absolument pas en quoi que ce soit contredire ton ordre; car tout ce que tu dis est vie pour nous. Cependant, prie pour moi, car le frère m’afflige beaucoup. Réponse de Barsanuphe :

Réjouis-toi, mon bien-aimé, réjouis-toi dans le Seigneur. Je sais et j’ai la conviction dans le Seigneur que si je te disais de demeurer une année entière en prison, tu ne me contredirais pas, sachant comment et à qui je parle, à un co-serviteur qui ne fait qu’un avec moi. Ignores-tu ce que dit Job : «N’est-ce pas une tentation que le séjour de l’homme sur cette terre? (Jb 7, 1)? Sois donc préparé aux tentations et aux afflictions, à tout instant, et oublie tout ce qui est en arrière, comme l’Apôtre, tendu vers ce qui est en avant (Ph 3, 13), de peur que, si tu dis cela contre ton frère, il ne naisse en toi de la rancune. Le Seigneur aura tôt fait d’écraser Satan sous vos pieds (Rm 16, 20). Que la grâce du Seigneur, sa paix et son amour soient avec vous jusqu’à la fin. Amen. Et qu’il vous donne joie, bonne humeur, pureté, douceur, humilité, charité qui «jamais ne tombe» (1 Co 13, 8), pour vous supporter les uns les autres dans la crainte de Dieu. Car la mort ne tardera pas.

100 (V 195) Demande du même au même Grand Vieillard : Dis-moi, Père, ce qu’est l’humilité, et prie pour que l’exode de la mort soit pour moi paisible. Réponse de Barsanuphe :

L’humilité, c’est se tenir pour «terre et cendre» (Jb 42, 6) en œuvres et non pas seulement en paroles; c’est dire : Moi, qui suis-je? (2 R 7, 18) Qui m’estime? Je n’ai d’affaire avec personne.” Pour ce qui est de ta mort, attends encore un peu le Seigneur, et il glorifiera ton exode avec beaucoup de joie. Prie pour moi, mon frère. Je t’embrasse dans le Seigneur.

101 (V 196) Demande du même au même Grand Vieillard : Abbé, voici que le frère s’oppose rudement à moi d’un coup et ne me manifeste aucune sympathie, que veux-tu que je fasse? Réponse de Barsanuphe :

Frère André, je m’étonne de ta naïveté. Ainsi tu crois ingénument que le diable se repose, sans tenter personne? Pouvons-nous tenir pour responsables les possédés qui tombent et écument du fait d’un démon? Ainsi nous ne pouvons pas non plus accuser ceux qui sont poussés par le diable à la contradiction et à l’antipathie, mais c’est la passion qui est en cause. Fais attention et réfléchis aux paroles dites. Car toi aussi tu es poussé par le démon; et tu ne considères pas tes propres actions, mais tu regardes avec acuité celles du prochain. Voici que tu dis les affaires de ton frère, et tu ne dis pas les tiennes. Il y a seulement quelques jours que tu as interrogé sur l’humilité et qu’il t’a été dit qu’elle consiste à se tenir pour «terre et cendre» (Jb 42, 6) et à n’être pas estimé. Or la terre, la cendre, l’abnégation de soi désirent-elles la sympathie de quelqu’un? Surtout d’un homme poussé par l’ennemi du bien, d’autant que tu es plus avancé que lui par l’âge, l’ancienneté monastique et la cléricature. Le plus avancé doit porter le plus petit, se disant : «C’est moi qui suis indigne.» Mais si tu le dis et que tu ne supportes pas, tu le dis hors de propos. Car qui es-tu, toi qui a des yeux pour voir les passions d’autrui? Un homme à qui ont été annoncées des choses incommensurables! De fait, si tu les ruminais, tu devrais oublier de manger ton pain. Mais tu n’en a pas encore le goût ni la soif, comme il le faudrait. Souviens-toi de Lazare (Lc 16, 20) et de ce qu’il endura si longtemps en rendant grâces à Dieu. Et n’oublie pas non plus ce que je t’ai dit souvent que l’envie est diabolique. Tu sais ce qui t’est réservé, et moi, j’ai confiance en Dieu, rien ne pourra y faire obstacle.

102 (V 197) Demande du même au même Grand Vieillard : Prie pour moi, Père, car je suis tombé dans des fantasmes. Réponse de Barsanuphe :

Frère André, écrions-nous avec saint Paul : «O abîme de la richesse, de la sagesse et de la science de Dieu! Que ses jugements sont insondables et ses voies impénétrables!» (Rm 11, 33). Comme il nous arrête, nous aussi, pour nous empêcher de nous glorifier dans notre arc et d’avoir dans l’idée que c’est notre épée qui nous sauve (Ps 43, 7) plutôt que la grâce de sa bonté. Car il est dit : «C’est par grâce que vous êtes sauvés» (Ep 2, 5). C’est pour cela qu’il nous laisse tomber dans les fantasmes et les autres passions, afin que nous connaissions notre faiblesse et l’état dans lequel nous sommes encore. Et certes c’est dans sa bonté qu’il permet que nous souffrions cela pour notre bien, afin que la fermeté de notre espérance soit de Dieu et non de nous. Mais attention, ne pense pas que ce soit la volonté de Dieu que nous tombions dans les fantasmes et les autres passions, mais c’est à cause de notre négligence qu’il permet que nous souffrions cela, et dans sa bonté pour l’homme, il se sert de nos vices pour nous procurer l’humilité en vue du salut. Quoi donc? Est-ce aux passions mauvaises que nous attribuerons notre salut? À Dieu ne plaise! mais à sa miséricorde et à toutes les ressources de sa sagesse. Considère donc comment il excite de toutes parts notre esprit pour qu’il n’oublie pas de dire : «Si le Seigneur ne venait à mon secours, mon âme habiterait bientôt l’enfer» (Ps 93, 17). Sachant donc que c’est par notre faiblesse et notre négligence que nous souffrons cela, faisons tout ce que nous pouvons pour ne pas y tomber, et c’est à sa miséricorde de nous en retirer. Ainsi a-t-il fait pour Pierre et pour Paul, leur retirant un peu de sa force, afin qu’ils reconnaissent qu’ils sont hommes. L’un est tombé dans le reniement (Mt 26, 69-75), l’autre a été descendu dans une corbeille (2 Co 11, 33), pour apprendre à mettre leur confiance non pas en eux-mêmes, mais dans le Maître de l’univers. Donc, toi aussi, apprends ce que tu es et où tu te trouves. Sois indulgent envers ton co-serviteur et condamne-toi toi-même. Humilie-toi véritablement, non seulement devant Dieu, mais aussi devant les hommes, et «jette tout ton souci sur lui» (Ps 54, 23; 1 P 5, 7) «qui peut faire infiniment plus que ce que nous demandons ou concevons» (Ep 3, 20). Et lui-même accomplira tout ce qui t’a été promis. Car il ne repousse pas ceux qui lui demandent sincèrement et qui sont ses propres frères et estimés de lui, qui par lui et en lui se sont affranchis complètement du vieil homme et ont entendu de lui avec une joie indicible : «Tout ce que vous lierez sur la terre sera lié dans les cieux», etc. (Mt 18, 18). Et il leur a donné toute puissance au ciel et sur la terre (Mt 28, 18). «Sers donc le Seigneur dans la crainte, et tressaille pour lui d’allégresse» (Ps 2, 11), et d’une bouche inlassable rends-lui grâces de ce qu’il t’a fait miséricorde, à toi et à beaucoup d’autres, par ses serviteurs. À lui la gloire! Amen.

103 (V 198) Réponse du même Grand Vieillard au même qui demandait une prière :

Que le Dieu compatissant, très haut et miséricordieux vous donne la force d’en haut pour méditer sans cesse les paroles qui vous ont été écrites, et pour vous livrer au vrai travail spirituel qui est de combattre les pensées qui vous troublent, afin que vous vous trouviez parmi ceux qui, ayant reçu des talents, les ont doublés (Mt 25, 16-17) et que vous entendiez ce qu’ils ont entendu, et que vous vous efforciez de vous supporter les uns les autres. Et que votre terre produise pour Dieu des fruits beaux et à point, soit cent, soit soixante, soit trente pour un (Mc 4, 8). Telle est ma prière à Dieu, que vous gardiez cela et que je puisse ainsi vous voir dans le royaume de mon Dieu, devenu de vrais amis et tressaillant de joie dans le Seigneur.

104 (V 199) Demande du même au même Grand Vieillard : Dis-moi, Père, d’où vient que renaît en nous la tentation passée? Et pourquoi se produit-elle? Et comment la réduire à néant? Et prie pour que j’en sois délivré. Réponse de Barsanuphe :

L’ennemi du bien, le diable, sachant ce qui est utile à nos âmes, et qu’il n’est pas d’autre assise de salut que de porter les fardeaux les uns des autres (Ga 6, 2), a été pris d’envie et s’efforce de semer en vous pour vous éprouver. De là vient qu’a reparu en vous la tentation que le Seigneur avait réduite à néant. On fait disparaître une telle tentation en portant les fardeaux les uns des autres et en priant pour celui par qui nous vient la tentation. D’autre part, sans un combat avec le raisonnement il n’y a pas d’issue à la tentation. Quant à l’idée semée en toi de partir d’ici, c’est encore une tentation venant de son envie par le biais de la prétention de justice, pour rompre les liens de la charité avec les saints qui prient pour toi et te priver de leur secours. Voici que je t’ai montré l’origine et l’issue de la tentation. Endure un peu, et tu recevras du soulagement, dans le Christ Jésus notre Seigneur.

105 (V 200) Réponse du même Grand Vieillard au même qui se décourageait en face des tentations qui l’assaillaient :

Mon frère André, qui ne fait qu’un avec moi, ne te décourage pas; car Dieu ne t’a pas abandonné et il ne t’abandonnera pas; mais la promesse faite à notre commun père Adam est absolue et elle ne passera pas : «Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front» (Gn 3, 19). Et comme il a été enjoint à l’homme extérieur, de même aussi à l’homme intérieur, il a été ordonné de collaborer par l’ascèse aux prières des saints, et celles-ci font presque tout pour que l’homme ne soit pas sans fruit. En effet de même que l’or purifié dans la fournaise, pris par les pincettes et frappé au marteau, est reconnu précieux et digne d’une couronne royale; de même l’homme soutenu par la prière des saints, qui est très puissante et efficace, est passé au feu de l’affliction; il est frappé par le marteau des tentations et, s’il endure en rendant grâces, il est proclamé fils du royaume. Donc tout arrive pour ton profit, afin que tu aies, toi aussi, de l’assurance avec les saints grâce à tes propres labeurs, dont tu n’auras pas honte de présenter les prémices. Ne t’amasse donc pas de la tristesse au lieu de la joie spirituelle, et tiens pour fidèle celui qui a promis (He 10, 23) de faire. Sois fort dans le Seigneur, bien-aimé.

106 (V 201) Réponse du même Grand Vieillard au même tombé dans une profonde désolation :

Frère André, que notre Dieu, si bon pour l’homme, ne laisse pas l’ennemi du bien semer en toi sa tristesse et sa désolation, pour t’entraîner à désespérer même de ce qui t’a été promis par l’Esprit-Saint, à toi le bien-aimé du Dieu béni. Mais qu’il daigne ouvrir ton cœur à l’intelligence des Écritures, comme il a ouvert le cœur de Cléophas et de son compagnon (Lc 24, 32). Pourquoi Dieu, après les promesses faites au saint patriarche Abraham, l’éprouva-t-il encore? Il est écrit en effet : «Et après ces paroles, Dieu tenta Abraham» (Gn 22, I). Quelles paroles? Celles des promesses précisément. Celui qui était son ami, qui lui avait offert un sacrifice volontaire, qui ne méritait pas de souffrir rien de si terrible, à qui il avait compté sa foi comme justice (Gn 15, 6), Dieu laissa un tel homme tomber dans la tentation pour l’éprouver et confondre les puissances des ténèbres, pour en faire un modèle des croyants, car ceux-ci doivent passer par bien des tribulations pour entrer dans le royaume de Dieu (Ac. 14, 22). C’est en les endurant et en rendant grâces en tout (1 Th 5, 18), qu’ils sauvent leurs âmes (Lc 21, 19). Avec ceux-là, aie aussi dans l’esprit le saint homme Job, sincère ami de Dieu, «vrai, irréprochable, juste, pieux et éloigné de toute œuvre mauvaise» (Jb 1, 1). Alors qu’il ne méritait pas de souffrir, Dieu a permis qu’il fût soumis à la tentation pour l’épreuve de sa vertu, jusqu’à ce qu’il lui eût montré ses ennemis et accusateurs couverts de honte et confondus dans leurs accusations. Pour l’affermissement de ta foi, considère aussi l’initiateur et le consommateur de notre salut (He 2, 10 et 12, 2), Jésus, qui nous a rachetés de la malédiction portée contre nous (Ga 3, 13). Vois comment, parvenu à l’heure de la Croix, il a dit pour nous montrer la voie de l’endurance et du salut : «Père, s’il est possible, que ce calice s’éloigne de moi! Cependant, non comme je veux, mais comme tu veux» (Mt 26, 39). C’est pour nous qu’il a fait cela, lui qui avait repris Pierre, quand celui-ci lui disait : « À Dieu ne plaise, Seigneur! Non, cela ne t’arrivera pas» (Mt 16, 22), car il était prêt et bien résolu à souffrir. Mais c’est à cause de notre faiblesse qu’il demanda l’éloignement du calice, afin que nous, nous ne nous découragions pas, lorsque nous prions et que, pour notre épreuve, nous ne sommes pas exaucés sur l’heure. Examinons donc de près les souffrances de notre Sauveur fait homme; supporte avec lui les injures, les blessures, l’humiliation, le mépris des crachats, la dérision de la chlamyde, le couronnement d’épines, le vinaigre et son amertume, la douleur de l’enfoncement des clous, le coup de lance, l’eau et le sang; et reçois ainsi un allègement de tes douleurs à toi. Car il ne permettra pas que ton labeur soit vain (1 Co 15, 58), mais afin qu’à cette heure où tu verras les saints chargés des fruits des tribulations qu’ils auront endurées et s’en glorifiant, tu ne te trouves pas séparé d’eux, il te laisse un peu de peine à supporter, et ainsi tu auras part avec eux et avec Jésus, ayant pleine assurance devant lui parmi les saints. Ne t’attriste donc pas, car Dieu ne t’oublie nullement; il se soucie au contraire de toi comme d’un fils légitime et non comme d’un bâtard. Tu te tiens bien, si tu veilles fermement sur toi-même pour ne pas t’écarter de la crainte de Dieu et de l’Action de grâces. Bienheureux es-tu, si tu deviens vraiment étranger et pauvre, car tels sont les héritiers du royaume de Dieu. «Sois courageux et fort» (31 DT, 6) dans le Seigneur. Je ne crains pas de te redire les mêmes choses; que le Seigneur te les accorde! Prie pour moi.

107 (V 202) Du même au même Grand Vieillard, demande pour l’affermissement du cœur et la rémission de ses péchés depuis sa naissance. Réponse de Barsanuphe :

Que le Seigneur Jésus-Christ te soit guérison et affermissement éternel pour l’âme et le corps, et qu’il affermisse ton cœur, en sorte que le diable, ennemi du bien et de l’homme, n’ait aucun empire sur toi. Pour la rémission des péchés depuis ta naissance jusqu’à maintenant, Dieu te l’accordera après quarante jours, parce que tu es associé à mes supplications dans ce même charisme, moyennant ton brin de patience. Sois donc «courageux et fort» (31 DT, 6) dans le Seigneur. Le Seigneur soit avec toi, lui qui est le grand médecin des âmes et des corPs.Paix à toi dans le Seigneur, frère.

108 (V 203) Réponse de l’Autre Vieillard au même :

Si pour les choses de ce monde les hommes disent bienheureux celui qui est riche, combien plus je dirai bienheureuse ta charité qui s’est enrichie selon Dieu, par les supplications de notre Père béni. Certes si sa prière n’avait pris les devants et s’il ne t’avait dit : «Sois puissant, courageux et fort» (31 DT, 6), tu aurais été dangereusement malade, à cause d’une petite négligence et du peu de courage à garder la patience et l’endurance avec tes pensées et avec ceux qui te servent, au souvenir de la parole de l’Apôtre : «Portez les fardeaux les uns des autres et ainsi vous accomplirez la loi du Christ» (Ga 6, 2). C’est donc parce qu’il t’aime que le Christ te châtie avec miséricorde, par la prière de son serviteur, afin que, par ce petit châtiment, tu coopères à sa supplication et que cela te soit compté comme œuvre, que soit ainsi réduite au silence la bouche de l’Ennemi et qu’il ne dise jamais : «S’il avait été éprouvé par un châtiment, il aurait déserté». Alors ne t’attriste pas, car il t’arrive ce qui t’a été dit par le Vieillard. Sois donc, selon sa parole, «courageux et fort» (31 DT, 6).

109 (V 204) Le même Vieillard délivré des tentations par les prières du saint Vieillard et par sa doctrine spirituelle, lui envoya ses remerciements. Réponse de Barsanuphe :

Au Dieu de gloire, renvoyons toute doxologie et glorifions-le par des hymnes dans les siècles. Amen. Car la gloire ne nous convient pas, à nous, mais à lui seul, à son Fils et à son Esprit-Saint. Dieu a conduit ta charité vers notre faiblesse, afin que nous ayons du secours de Dieu les uns par les autres; car il veut que s’accomplisse pour nous la parole de l’Écriture : «Le frère aidé par son frère est comme une ville forte, entourée de remparts» (Pr 18, 19). Puissions-nous être tous aidés par notre grand Frère, je veux dire Jésus, car il s’est plu à faire de nous ses frères, et nous le sommes, et nous sommes proclamés bienheureux par les anges. Nous avons ce Frère puissant, pour nous rendre puissants; fort, pour nous départir les dépouilles de l’adversaire (Lc 11, 22); général, pour briser dans le combat les ennemis qui nous combattent; médecin, pour guérir nos passions; prince de la paix, pour pacifier notre homme intérieur avec l’homme extérieur soumis à lui; nourricier, pour nous nourrir de la nourriture spirituelle; vivant, pour nous vivifier; compatissant, pour avoir compassion de nous; miséricordieux, pour nous faire miséricorde; roi, pour nous faire rois; Dieu, pour nous faire dieux. Sachant donc que tout est en lui, implore-le, car il sait cc dont tu as besoin avant que tu le lui demandes (Mt 6, 8), et il t’accordera lui-même les vœux de ton cœur (Ps 36, 4), si tu n’y mets pas obstacle. Vers lui aussi à tout moment fais monter la doxologie, car la gloire lui convient dans les siècles. Amen. Prie pour moi, frère, afin que je connaisse ma faiblesse et que je m’en humilie.

110 (V 205) Du même au même Grand Vieillard, demande au sujet de la sécheresse et de son silence prolongé. Réponse de Barsanuphe :

Dieu ne fait rien à contretemps, mais il fait tout à l’avantage des hommes. Et s’il a retenu la pluie, c’est pour leur amendement, mais il fera encore miséricorde et l’enverra. Ainsi, bien que la parole ait été retenue pour un temps, afin que certains comprennent, et que cependant ils n’aient pas compris, Dieu commandera de nouveau, et la parole sera dite selon la nécessité pour le profit.

111 (V 206) Demande du même au même Grand Vieillard : Je te prie, Père saint, d’accomplir pour moi tes saintes promesses au sujet de la rémission des péchés. Réponse de Barsanuphe :

«Béni soit le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus-Christ, qui nous a bénis de toute bénédiction spirituelle dans les cieux» (Ep 1, 3), de ce que, t’étant préparé à recevoir ce que tu demandes, tu l’obtiendras par ton grand labeur et par ma faiblesse à moi. Je regarde en effet comme miens les gains et le profit de tout homme et de toute âme. Volontiers et plein d’ardeur je m’offre en sacrifice (Ph 2, 17) pour vos âmes, Dieu le sait qui seul connaît nos cœurs. Je sais et je suis sûr que nous ne perdons pas notre labeur. Aie donc confiance de recevoir ce que tu demandes, mais en recevant veille à ce que la grâce demeure en toi. Car beaucoup sont parvenus à recevoir, et, après avoir reçu, ils ont déchu pour n’avoir pas gardé avec crainte ce qu’ils avaient reçu. Sois donc avide et conservateur des biens, esclave agréable à son Maître, humble disciple de Celui qui s’est humilié pour toi, disciple obéissant de l’Obéissant, disciple endurant de l’Endurant, disciple patient du Patient, disciple miséricordieux du Miséricordieux, portant les fardeaux du prochain comme lui-même a porté tes fardeaux, aimant sincèrement tous les hommes comme lui-même nous a aimés, le suivant en tout jusqu’à ce qu’il te prenne dans son grand repos, là où est ce que «l’œil n’a vu, ni l’oreille entendu, ni le cœur de l’homme soupçonné, ce que Dieu a préparé à ceux qui l’aiment» (1 Co 2, 9). À lui la gloire dans les siècles. Amen. Prie pour moi, moine.

112 (V 207) Le même demanda au même Grand Vieillard les mêmes choses. Réponse :

Frère André, que Jésus te donne tout ce que tu demandes, lui qui a dit : «Demandez et vous recevrez» (Jn 16, 24). Seulement dispose ta maison en toute pureté à recevoir ses dons, car c’est dans la maison purifiée qu’ils sont conservés, et c’est là où il n’y a pas de bourbier qu’ils donnent leur bonne odeur; et quiconque y a goûté, devient étranger au vieil homme, crucifié au monde et ayant le monde crucifié pour lui (Ga 6, 14), vivant sans cesse dans le Seigneur. Et les flots de l’ennemi ont beau heurter sa barque, ils ne la brisent point; et désormais il est redoutable à ses adversaires par la vue du signe sacré. Et plus il devient leur ennemi, plus il devient un ami sûr et bien-aimé du grand Roi. Dès lors, frère, hais parfaitement pour aimer parfaitement; éloigne-toi parfaitement pour t’approcher parfaitement; aie en abomination une filiation pour recevoir une filiation; cesse de faire une volonté et fais une volonté; retranche-toi et attache-toi; mortifie-toi et vivifie-toi; oublie-toi et connais-toi. Tu auras ainsi les œuvres d’un moine.

113 (V 208) Le même demanda au même Grand Vieillard les mêmes choses. Réponse :

Frère et bien-aimé de mon âme, André, si tu connaissais comme il faut le don de Dieu (In 4, 10), si tu avais autant de bouches que de cheveux sur la tête, tu ne pourrais lui rendre gloire ou le remercier comme il en est digne, mais je crois que tu t’en rends compte. Et Dieu le sait, lui, il n’y a pas un seul coup d’œil, un seul moment où je ne t’aie dans la pensée et dans la prière. Et si moi je t’aime de la sorte, combien plus Dieu qui t’a façonné! Je lui demande de te conduire et de te diriger selon sa volonté. Et ainsi il te dirige vers ce qui convient à ton âme. Même s’il patiente avec toi, il n’en procure pas moins surabondamment le profit de ton âme. Demeure donc ainsi, lui rendant grâces en tout, te méprisant toi-même en tout, ayant confiance que toutes les choses qui t’ont été dites se réaliseront, dans le Christ Jésus notre Seigneur. Amen.

114 (V 209) Réponse du même Grand Vieillard au même qui demandait les mêmes choses et l’intelligence de par Dieu :

Frère André, notre Maître le Christ a dit à Marthe : «Si tu crois, tu verras la gloire de Dieu» (In 11, 40). Toi aussi, crois donc, et tu verras Lazare ressuscité des morts et mangeant avec Jésus (In 12, 2), et tu verras Marie assise près de ses pieds sacrés, à l’écart de l’agitation de Marthe (Lc 10, 38-42). Crois aussi qu’il t’arrivera tout ce que moi, l’indigne, j’ai demandé à Dieu d’accorder à ta charité. Dieu n’exige donc rien de toi, si ce n’est endurance et action de grâces, et il t’ouvre les trésors de la sagesse et de l’intelligence qui sont en lui (Col 2, 3). Je t’embrasse dans le Seigneur. Qu’en lui tu aies la santé de l’âme et du corps, et prie pour moi.

115 (V 210) Réponse du même Grand Vieillard au même :

Frère et bien-aimé André, écoute. Ceux qui reçoivent du roi de belles pièces de monnaie, s’ils les gardent avec zèle et avec soin, elles demeurent brillantes et intactes; mais s’ils les négligent, non seulement elles rouillent, mais elles risquent même d’être perdues. C’est pourquoi un sage disait : «Serre ton or et ton argent» (Si 28, 29). Mais moi, je te dis non seulement de les serrer dans la foi résolue, mais encore de les sceller par l’humilité et par l’endurance de la patience qui donne le salut au patient (Mt 10, 22). Je vais te dire une chose osée avec la permission de Dieu : Par moi, le moindre de tous, le grand médiateur Jésus, le Fils du Père Béni, le Chorège de l’Esprit saint et vivifiant, te dit : «Tes péchés nombreux te sont remis» (Lc 7, 47-48), tous ceux que tu as commis depuis ta naissance jusqu’à maintenant.» Recevant donc cette joie immense et ineffable, aime-le de toutes tes forces. Produis un digne fruit de pénitence (Mt 3, 8), à grands cris proclame avec saint Paul ces paroles mélodieuses : «Qui nous séparera de la charité du Christ? La tribulation? la détresse? la faim? la persécution? la nudité? les périls? le glaive?» Dis-lui : «Pour toi nous sommes mis à mort tout le jour, nous sommes regardés comme des brebis à immoler. Mais en tout cela nous sommes plus que vainqueurs par celui qui nous a aimés. Car j’ai l’assurance que ni la mort, ni la vie, ni les anges, ni les principautés, ni les puissances, ni les choses présentes, ni les choses à venir, ni la hauteur, ni la profondeur, ni aucune créature ne pourra nous séparer de la charité de Dieu qui est dans le Christ Jésus notre Seigneur» (Rm 8, 35-39). Exprime cela assidûment non seulement de bouche, mais en œuvres. Car il est dit : «Par votre endurance vous sauverez vos âmes» (Lc 21, 19). Tu as acquis une haute dignité, montre des œuvres grandes et dignes, d’endurance et d’action de grâces, par lesquelles on attend la perfection dont nous souhaitons devenir dignes au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Amen. Mâche ces choses continuellement et énergiquement, savoure leur douceur afin qu’elles embaument ton âme et l’âme de ceux qui sont capables de les lire. «Sois courageux et fort» (31 DT, 6) dans le Seigneur, ô très pieux.

116 (V 211) Réponse du même Grand Vieillard au même :

Frère André, le Seigneur a dit : «Élie est déjà venu» (Mt 17, 12). Et moi, je te dis : Ton Lazare spirituel est déjà ressuscité, il a été délivré de ses liens (Jn 11, 44), et pour lui s’est accompli la parole : «Tu as brisé mes liens» (Ps 115,7). Dès lors, tu dois offrir, toi aussi, un sacrifice de louange à ton libérateur, pour ne pas retomber par ta négligence dans les liens anciens, selon cette parole du Sauveur : «Te voilà guéri; ne pèche plus désormais», etc. (In 5, 14). Rends grâces à Dieu. Car il s’intéresse à toi, s’occupe de toi et te dirige en tout, à condition que, toi aussi, tu continues de le vouloir. Porte-toi bien d’âme et de corps, et prie pour moi.

117 (V 212) Le même, en possession d’un si grand don, demanda encore pour lui et pour ses compagnons une présentation. Réponse :

Serviteur du Dieu très haut, André, co-serviteur de ma bassesse, paix à toi et à nos autres co-serviteurs de la part de Dieu le Père et de notre Seigneur Jésus-Christ. Je vous fais savoir qu’avant même votre demande, je vous ai présentés à la sainte, adorable, consubstantielle et vivifiante Trinité sans principe, en une présentation qui est un préservatif contre tout mal. Mais je ne veux pas non plus que vous ignoriez ceci : qu’il est une autre présentation plus redoutable, plus inéluctable et terrible, plus désirable et aimable, plus honorable et glorieuse. Quelle est-elle? Écoutez. Lorsque sera couvert de honte l’ennemi du bien, notre adversaire, en entendant la bienheureuse et vivifiante voix de notre Sauveur nous dire cette parole pleine de joie, d’allégresse et d’exultation, et brillant d’un ineffable éclat : «Venez, les bénis de mon Père, recevez en héritage le royaume qui vous a été préparé depuis la fondation du monde» (Mt 25, 34), alors se fera la grande présentation, «quand_le royaume sera remis à Dieu le Père» (1 Co 15, 24). C’est celle-là et hors d’elle il n’y en a pas d’autres. Écoutez aussi comment elle s’accomplira : Chacun des saints, amenant à Dieu les fils qu’il aura sauvés, dira d’une voix sonore, en pleine et grande aisance, à la stupéfaction des saints anges et de toutes les puissances célestes : «Me voici, moi et les petits enfants que Dieu m’a donnés» (He 2, 13; 1 s 8, 18). Et non seulement il les remettra à Dieu, mais aussi lui-même, et alors Dieu sera «tout en tous» (1 Co 15, 28). Priez donc pour que nous y arrivions. Bienheureux en effet celui qui attend et qui arrive. Priez pour moi, bien-aimés.

118 (V 213) Le même, endurant des fantasmes et tentations venant des démons et s’étonnant de ce que cela subsistait avec une telle bonté de Dieu pour lui et avec les promesses des biens à venir, interrogea le même Grand Vieillard à ce sujet et lui demanda si les sceaux des promesses tenaient toujours. Réponse de Barsanuphe :

«Il y a une grande paix pour ceux qui aiment le Seigneur, et pour eux il n’est pas de scandale» (Ps 118, 165). Paix soit à toi en Dieu, frère très cher et uni de cœur avec moi, André. Que la foule des passions et des fantasmes démoniaques ne te démonte pas, mais crois qu’ils ne gagnent rien à nous harceler et à nous éprouver et qu’ils mettent au contraire le comble à la vertu si nous prenons grand soin à garder un peu d’endurance. Il est dit en effet du juste qui se sauve par la foi : «S’il fait défection, mon âme ne se complaît pas en lui» (Ha 2, 4). Aussi ne détendons pas la corde, de peur de perdre les dons qui nous sont venus de Dieu si bon pour l’homme et miséricordieux. Car c’est à lui de donner et à nous de garder. Ne t’étonne donc pas de ce que, après les saintes promesses et les «dons sans repentance» (Rm 11, 29), leurs passions honteuses se mettent à nouveau en mouvement contre toi dans l’espoir de dépouiller le riche sans expérience. Mais souviens-toi de leur honte après le témoignage que rendit Dieu notre Maître au saint et glorieux Job, combien de tentations et d’artifices ils ont mis en branle pour renverser la tour, mais ils ne l’ont pas pu, pas plus qu’ils n’ont réussi à lui arracher le trésor de sa foi éclatante et de son action de grâces. En effet, la fréquentation du feu fait apparaître l’or plus éclatant, ainsi en est-il de l’accumulation des tentations pour le juste. Car Dieu a laissé faire et permis qu’après son propre témoignage au sujet du juste, le serviteur fût tenté pour un accroissement de l’honneur et de la gloire du Maître, et pour la confusion de ses ennemis. Ne te décourage donc pas, car les sceaux des promesses tiennent bon. Mais supporte le Seigneur. Car «celui qui supportera jusqu’au bout, celui-là sera sauvé» (Mt 10, 22), dans le Christ Jésus notre Seigneur. Amen.

119 (V 214) Réponse du même Grand Vieillard au même, en qui avait été semée la pensée que le fait de ne pas se restreindre quant aux aliments l’empêchait d’arriver à ce qui lui avait été promis :

Ce n’est pas par mépris de l’abstinence ni de l’ascèse que je dis toujours à ta charité de subvenir au besoin du corps comme il faut. Dieu m’en garde! Mais c’est parce que, si l’activité intérieure ne vient en aide, après Dieu, à l’homme, celui-ci se fatigue en vain extérieurement (Alph. Arsène 9). Pour cette raison, en effet, le Seigneur a dit : «Ce ne sont pas les choses qui entrent dans la bouche qui souillent l’homme, mais les choses qui sortent de la bouche» (Mt 15, 11). Car l’activité intérieure avec peine de cœur apporte la pureté; la pureté apporte la véritable quiétude du cœur, et cette quiétude apporte l’humilité, et l’humilité fait de l’homme l’habitacle de Dieu. De cette habitation sont bannis les démons pervers et leur chef le diable, avec leurs passions honteuses, et l’homme devient alors un temple de Dieu, sanctifié, illuminé, purifié, enrichi de grâce, rempli de toute bonne odeur, de tendresse, d’exultation; l’homme devient théophore et même, bien plus, il devient dieu, à cause de la parole : «J’ai dit : vous êtes des dieux et tous fils du Très-Haut» (Ps 81, 6). Ne sois donc pas troublé par la pensée, ou plutôt par le Mauvais qui te suggère que les aliments corporels t’empêchent d’arriver aux promesses. Pas du tout! car ils sont saints, et d’une chose bonne il ne peut sortir du mal. Mais ce qui sort de la bouche, venant du cœur (Mt 15, 18), voilà ce qui entrave l’homme et l’empêche d’arriver aux promesses qui lui ont été présentées. Subviens donc aux besoins du corps, sans arrière-pensée, mais que toute la force de ton homme intérieur travaille à humilier ces pensées; alors Dieu ouvrira les yeux de ton cœur pour voir «la vraie lumière» (Jn 1, 9) et dire sciemment : «C’est par grâce que je suis sauvé» (Ep 2, 5) dans le Christ Jésus notre Seigneur. Amen.

120 (V 215) Demande du même au même Grand Vieillard : Maître, tu le sais, je suis infirme d’âme et de corps; je t’en prie donc, supplie Dieu de me procurer force et secours en vue de l’endurance, afin que je supporte, dans l’action de grâces, ce qui m’arrive. Réponse de Barsanuphe :

Frère André, je veux que ta charité sache que tous les charismes sont donnés par la venue du Saint-Esprit, et qu’ils sont donnés «en plusieurs parts et sous diverses formes» (He 1, 1). Dieu en effet a donné l’Esprit aux Apôtres tantôt pour expulser les démons, tantôt pour opérer des guérisons, tantôt pour prévoir l’avenir, tantôt pour ressusciter des morts, et finalement pour remettre les péchés, libérer les âmes des ténèbres et les conduire à la lumière. Je prie donc Dieu qu’après la libération de ton âme, il te donne l’Esprit-Saint en vue de l’endurance et de l’action de grâces, et afin que «l’Adversaire soit rempli de confusion à n’avoir plus rien à alléguer contre nous» (Tt 2, 8). Coopère, toi aussi, un peu en luttant pour l’obtenir, et «Dieu riche en miséricorde» (Ep 2, 4) te le donnera. Prie pour moi, frère.

121 (V 216) Demande du même au même Grand Vieillard : Je te prie, maître, de te souvenir de moi à tout moment, et indique-moi comment traiter notre frère qui habite dans le voisinage. Réponse de Barsanuphe :

Frère, il est écrit : «Si je t’oublie Jérusalem, que ma droite soit livrée à l’oubli», etc. (Ps 136, 5). Ceci pour le souvenir. Pour ce qui est de la manière de traiter le frère, qui veut plaire à Dieu, retranche sa volonté propre pour le prochain en se faisant violence. Car il est écrit : Le royaume de Dieu appartient aux violents, et les violents s’en emparent (Mt 11, 12). Vois donc comment contenter ton frère, fais ainsi et tu trouveras toi aussi du contentement de par Dieu, dans le Christ Jésus notre Seigneur. À lui la gloire dans les siècles. Amen.

122 (V 217) Ce frère qui habitait près du Vieillard malade et compatissait à sa maladie, demanda instamment au Grand Vieillard de prier pour lui. Réponse de Barsanuphe :

Frère harceleur, «si tu savais le don de Dieu» (Jn 4, 10), comment d’instant en instant il corrige son serviteur André comme un père miséricordieux, tu glorifierais Dieu de ce qu’il a, pour lui, fermé les lèvres immondes du dragon afin qu’il ne trouve pas de prétexte contre lui au jour du jugement, en vertu des grandes promesses qui lui ont été faites de la part de Dieu par moi, le moindre de ses serviteurs et bon à rien. Eh quoi! Penses-tu que je ne souffre pas avec lui plus que tout homme? Oui certes, autrement qu’en serait-il du : «Si un membre souffre, tous les membres souffrent avec lui» (1 Co 12, 26)? S’il savait réellement la splendeur des biens qui lui ont été promis, il chanterait avec Paul, dans l’action de grâces et l’allégresse : «Les souffrances du temps présent sont sans proportion avec la gloire qui doit se révéler en nous» (Rm 8, 18). Que Dieu le fortifie […]







PAROLES DU DÉSERT D'ÉGYPTE



À l'origine, ces pages étaient destinées à des carmélites, chez lesquelles le Père Regnault devait prêcher la retraite annuelle, mais que la mort soudaine le ler septembre 2003 a empêché de réaliser38.

Introduction [L. Regnault]

Sens et caractère des apophtegmes

ON peut considérer de bien des manières les apophtegmes. C'est une source essentielle pour connaître les Pères du désert. Pour beaucoup de Pères, nous n'avons pas d'autre source. On peut les utiliser globalement et en tirer tous les détails sur la vie de l'ensemble des Pères des déserts de Scété et des Kellia. Sur Nitrie, ils fournissent peu de renseignements.

C'est ce que j'ai fait dans mon ouvrage La Vie quotidienne 1 non sans scrupule. C'est pour ainsi dire une « reconstitution » où l'importance donnée à telle ou telle indication ne correspond pas toujours à la réalité.

Ce que je crois de plus en plus, c'est qu'un apophtegme est un tout, un fragment indépendant qu'il faut traiter comme tel. On peut essayer de faire une synthèse, comme dans La Vie quotidienne, mais cela fausse sans doute les perspectives.

Chaque apophtegme relate un événement, une parole, une expérience, une tranche de vie qui est un tout indépendant, en cherchant à bien voir le contexte, les interlocuteurs en présence, le plus souvent il y a un disciple qui interroge un abba et qui en reçoit une réponse appropriée. Parfois, ce sont deux anciens qui dialoguent ou tout un groupe qui discute durant une assemblée communautaire.



1. La Vie quotidienne des Pères du désert, Paris, Hachette, 1990.



[8] ...ce qui nous intéresse d'abord ici, ce sont les confidences que nous recueillons de la bouche des abbas sur leur vie intérieure, leur vie profonde, leurs rapports avec Dieu.

Évidemment les Pères ne font pas souvent des confidences dans ce domaine secret et intime, leur humilité et leur pudeur le leur interdisent. Parfois, au contraire, l'humilité les poussera à exposer en toute simplicité leurs tentations et leurs combats, leurs faiblesses mêmes. Si l'un d'eux croit devoir, pour l'édification d'autrui, raconter un fait extraordinaire dont il a été le héros, il le fera à la troisième personne, comme s'il s'agissait d'un autre. Quelquefois, un disciple pourra surprendre son ancien en extase ou en conversation avec les anges ou avec les démons, mais le fait est rare et d'autant plus précieux.

C'est donc tout cela que nous allons nous appliquer à relever dans la 1ère partie de cet ouvrage où l'ermite se trouve face à Dieu, en tentation et en prière, l'une n'allant jamais sans l'autre.

La seconde partie regarde l'ermite au service du prochain. Il n'est pas toujours possible de distinguer ces deux aspects dans la vie érémitique. Car pour lui, le prochain c'est Dieu, et il n'agit toujours que pour Dieu.

Pour chacune des deux parties, il a été choisi quelques figures jugées particulièrement représentatives. C'est une sélection très limitée, parce que parmi les deux ou trois cent ermites du 4ème siècle que nous connaissons par les apophtegmes, beaucoup n'ont presque rien laissé : une parole ou deux. Le choix s'est porté sur les plus anciens… [...]

[10] Apophtegmes des Pères et apophtegmes profanes

Le mot apophtegme n'est pas le plus ancien pour désigner les paroles des Pères. Dans les documents primitifs, nous trouvons, logos, logion et surtout rhêma (pipa) […] ce ne sont pas des paroles vides, des paroles en l'air, ce sont des paroles porteuses de vie et efficaces, parce qu'elles viennent de Dieu ou d'un homme de Dieu. Et elles deviennent source de vie chez le disciple qui les reçoit avec foi et les met en pratique : « Abba, dis-moi une parole que j'accomplirai pour être sauvé ».

Abba Macaire de Scété, maître de prière

[40] Quelques-uns demandèrent à abba Macaire : « Comment devons-nous prier ? ». Le vieillard leur dit : « Point n'est [39] besoin de rabâcher ; il n'y a qu'à étendre les mains et dire : " Seigneur, comme tu veux et comme tu sais, aie pitié ". Et s'il survient un combat : " Seigneur, au secours ! ". Lui-même sait bien ce qui est utile, et nous fait miséricorde [A 472]».

La question posée à abba Macaire peut nous surprendre. Des disciples du grand ancien pouvaient-ils ignorer la manière de prier ? Ou voulaient-ils seulement obtenir de lui quelques indications sur la manière dont Macaire lui-même avait l'habitude de prier ? Quoi qu'il en soit, la réponse de l'abba est d'un intérêt considérable. Elle est à la fois l'écho de l'enseignement de Jésus dans l'évangile, et un aveu personnel. C'est l'un des apophtegmes les plus simples et les plus profonds. Il mérite bien qu'on s'y attarde.

On a souvent noté qu'il est peu parlé de la prière au moins explicitement dans les apophtegmes. Le chapitre 12 de la collection systématique grecque, consacré à la prière continuelle, est l'un des plus courts. Comment expliquer ce fait ?

1) D'abord en rappelant que les apophtegmes relèvent d'un genre littéraire tout à fait spécial. Ce sont des textes fragmentaires où sont rapportés des faits et des paroles mémorables parce qu'exceptionnels. On n'y parle pas normalement de ce qui fait la trame ordinaire de la vie. Or, la prière pour un chrétien, et plus encore pour un moine, est bien l'activité la plus courante et la plus constante.

2) Il faut faire la part de la pudeur. L'on ne parle pas de ce qui est le plus intime et le plus profond : les relations avec Dieu.

3) Enfin surtout l'humilité interdit au moine de mentionner ce qui risquerait le plus de susciter son orgueil…

[… 48]

On disait d'abba Macaire l'Égyptien que, remontant de Scété avec une charge de paniers, il s'était assis, épuisé, et avait prié en disant : « Ô Dieu, tu sais que je n'en puis plus ! ». Et aussitôt, il s'était trouvé au fleuve.

Avec la même simplicité et la même efficacité, Macaire prie aussi pour les autres, qu'il s'agisse de guérir un infirme, de délivrer un possédé ou de ressusciter un mort :

Quelqu'un en Égypte avait un fils paralysé. Il l'apporta à la cellule d'abba Macaire et, l'ayant déposé à la porte en pleurant, il s'éloigna. Le vieillard, s'étant penché, vit l'enfant et lui dit : « Qui t'a apporté ici ? ». Il répondit : « Mon père m'a jeté ici et s'en est allé ». Le vieillard lui dit : « Lève-toi et rejoins-le ». Aussitôt guéri, il se leva et rejoignit son père et ils retournèrent ainsi dans leur maison 51.

Abba Sisoès disait : « Quand j'étais à Scété avec Macaire, nous montions moissonner avec lui, nous étions sept. Et voici qu'une veuve glanait derrière nous et ne cessait de pleurer. Le vieillard appela donc le maître du champ et lui dit : " Qu'a donc cette femme à pleurer tout le temps ? ". Il lui dit : " C'est que son mari a reçu un dépôt de quelqu'un et il est mort subitement sans dire où il l'avait mis, et le propriétaire du dépôt veut la prendre, elle et ses enfants, comme esclaves ". Le vieillard lui dit : " Dis-lui de venir à nous durant le repos de la grande chaleur ". La femme étant venue, le vieillard lui dit : " Pourquoi pleures-tu tout le temps ? ". Elle répondit : " Mon mari est mort, il avait reçu un dépôt de quelqu'un et il n'a pas dit avant de mourir où il l'avait déposé ". Le vieillard lui dit : " Viens, montre-moi l'endroit où tu l'as enterré ". Et, emmenant les frères, il partit avec elle. Quand ils furent arrivés à l'endroit, le vieillard lui dit : " Retire-toi dans ta maison ". Et tandis qu'ils priaient, le vieillard interpella le mort : " Un tel, où as-tu mis le dépôt qui ne t'appartenait pas ? ". Il répondit :

50. A 467.

51. A 468.

[49] " Il est caché dans ma maison, au pied du lit " . Le vieillard lui dit alors : " Dors de nouveau, jusqu'au jour de la résurrection ". Voyant cela, les frères, saisis de crainte, tombèrent à ses pieds. Le vieillard leur dit : " Ce n'est pas à cause de moi que cela s'est fait, car je ne suis rien ; mais c'est à cause de la veuve et des orphelins que Dieu a fait la chose. Ce qui est grand, c'est que Dieu veut l'âme sans péché et que, tout ce que celle-ci demande, elle l'obtient ". Il alla annoncer à la veuve où se trouvait le dépôt. Elle, l'ayant pris, le rendit à son propriétaire et libéra ainsi ses enfants. Et tous ceux qui apprirent la chose glorifièrent Dieu 52 ».

Ces miracles obtenus par la prière de Macaire montrent à quelle perfection le saint était parvenu et soulignent par contraste la simplicité de la prière telle qu'il la conçoit. L'apophtegme pris comme thème de ce chapitre ne contient pas telles quelles toutes les demandes que Macaire pouvait adresser à Dieu mais il nous livre sûrement le fonds commun de toutes ses prières, la souche sur laquelle venaient se greffer les demandes particulières. Ainsi, quand le vieillard tombe épuisé de fatigue avec sa charge de paniers : « Ô Dieu, tu sais que je n'en puis plus », il en appelle à la science de Dieu comme à sa miséricorde. C'est ce que Macaire a certainement fait aussi quand il a prié pour la veuve en détresse.

Si l'on prie comme Macaire le dit et comme il le fait lui-même, on est assuré d'être bien dans les dispositions voulues de foi, de confiance et d'humilité. À la Cananéenne qui demandait à Jésus la guérison de sa fille en ces termes : « Aie pitié de moi, Seigneur ; Seigneur, viens à mon aide », Jésus répond finalement : « Ô femme, grande est ta foi ! Qu'il t'advienne comme tu le désires " ».

52. A 460.

53. Mt 15, 28.

[50] Macaire avait lu et médité l'évangile. Il nous donne certainement dans son apophtegme une réponse qui s'en inspire, mais enfin cette réponse est quand même bien différente de celle du Christ enseignant à ses disciples le Notre Père. Cette différence avait été remarquée il y a longtemps au hème siècle par un moine de la région de Gaza qui se demandait à quelle forme de prière donner la préférence. Ce moine interrogea à ce sujet le Grand Vieillard saint Barsanuphe :

Demande au même Grand Vieillard : « Père, comment faut-il prier ? Faut-il dire le " Notre Père ", comme l'a dit le Seigneur ? Ou, comme disait abba Macaire de Scété : " Seigneur, comme tu veux, aie pitié ", et quand se présente un combat : " Seigneur, s'il te plaît, viens à mon aide ". Ne serait-ce pas aux seuls parfaits qu'il est recommandé de dire le " Notre Père " ? ».

Réponse de Barsanuphe :

« Le " Notre Père " a été prescrit et aux parfaits et aux pécheurs, afin que les uns, les parfaits, sachant de qui ils sont les fils, s'appliquent à ne pas déchoir, et que les autres, les pécheurs, confus d'appeler Père celui qui a été souvent outragé par eux, se convertissent et fassent pénitence. Et même à mon sens, il convient mieux aux pécheurs. En effet, dire : " Remets-nous nos dettes ", convient à des pécheurs. Car quelles dettes ont les parfaits, devenus fils du Père céleste ? Quand à dire : " Ne nous induis pas en tentation, mais délivre-nous du Mauvais ", cela équivaut aux paroles d'abba Macaire : " Aie pitié " et " Viens à mon aide "54 ».

54. BARSANUPHE et JEAN DE GAZA, Correspondance, Lettre 140, SC 427, Cerf, 1998, p. 516-517.

Deux disciples parfaits d'abba Macaire

[...][55] L'accueil des deux jeunes gens

Donc, un jour à Scété, Macaire voit arriver deux jeunes étrangers.

L'un avait de la barbe, l'autre commençait à en avoir. Ils vinrent à moi disant : « Où est la cellule d'abba Macaire ? ». Je leur dis : « Que lui voulez-vous ? ». Ils répondirent : « Ayant entendu parler de lui et de Scété, nous sommes venus le voir ». Je leur dis : « C'est moi ». Alors, ils se prosternèrent devant lui et dirent : « C'est ici que nous voulons demeurer ».

La plupart des apophtegmes nous donnent des paroles des anciens en réponse à des questions des disciples. Il est [56] rare qu'ils nous racontent l'arrivée d'un aspirant à la vie érémitique. Ici ils sont deux, des étrangers manifestement. Aujourd'hui encore, les Égyptiens reconnaissent aussitôt ceux qui ne sont pas du pays. Ils sont jeunes, l'un est déjà barbu, l'atitre à seulement quelques poils au menton. Ils s'adressent à Macaire : « Où est la cellule d'abba Macaire ? ». Ainsi le grand abba ne se distinguait pas de ses confrères, il n'avait pas d'insignes de sa dignité, sa cellule n'était pas différente des autres. Macaire ne révèle pas aussitôt son identité : « Que lui voulez-vous ? ». La réponse est simple, claire et nette : « Ayant entendu parler de lui et de Scété, nous sommes venus le voir ».

Macaire est déjà célèbre comme Antoine, dont la renommée s'étendait jusqu'en Gaule. Les deux jeunes gens ont entendu parler de lui et entreprennent un long voyage pour venir voir cet homme de Dieu et l'abba ne se dérobe pas comme l'auraient fait d'autres Pères du désert. Il dit simplement : « C'est moi ». Alors ils se prosternent à ses pieds et formulent ouvertement leur propos : « C'est ici que nous voulons demeurer ».

En fait de vocation, c'est vraiment ferme et assuré. Mais Macaire, voyant devant lui deux garçons d'apparence délicate, élevés semble-t-il dans le luxe et l'aisance, ne les juge pas capables de supporter les rigueurs de la vie au désert. Il leur réplique aussitôt : « Vous ne pouvez demeurer ici ».

Devant ce refus catégorique, les jeunes gens ne sont nullement décontenancés. L'aîné se contente de dire : « Eh bien, si nous ne pouvons pas demeurer ici, nous allons ailleurs ». D'autres auraient sans doute insisté, discuté. Paul le Simple par exemple ne s'était pas laissé démonter ni rebuter par le refus d'Antoine. Il avait patienté des jours et des [57] nuits à la porte, à jeûn. Ici, les deux jeunes gens semblent faire totalement confiance à Macaire et s'en remettre à lui. Puisque l'abba leur dit qu'il leur est impossible de demeurer là, ils acceptent le verdict et s'en iront ailleurs.

Il semble que Macaire dut être surpris — sinon vexé —de cette réponse. Il devait déjà en lui-même admirer le courage et la vertu de ces deux étrangers venus de loin jusqu'à Scété. Il se dit : « Pourquoi les chasser et les scandaliser ? Le labeur les fera fuir d'eux-mêmes ». Au fond, Macaire doit penser aussi : « Ce serait dommage qu'ils aillent ailleurs. On peut toujours les mettre à l'épreuve ».

2) L'installation et l'initiation des deux novices

La première tâche qui s'imposait au nouveau venu au désert, c'est de se construire une cellule. Macaire donne aux deux jeunes gens une hache, leur montre où tailler des pierres et où aller chercher du bois pour la toiture. Il leur donne également une corbeille pleine de pain et de sel, menu ordinaire des anachorètes. Puis il leur indique le travail manuel qu'ils devront faire : tresser des joncs ou des feuilles de palmier pour en faire des corbeilles qu'ils échangeront contre du pain avec les gardiens des dépôts de nitre.

En peu de mots, Macaire a dit aux deux aspirants ermites tout l'essentiel de ce qu'ils avaient besoin de savoir pour vivre au désert. Pour y vivre matériellement, soit ! mais pour le spirituel ? Ces deux jeunes inconnus n'avaient-ils pas besoin de savoir aussi comment prier, comment mener le combat spirituel ? Dans les monastères, le père abbé et le maître des novices se chargent surtout de la formation spirituelle. Au désert, chacun est seul à seul avec Dieu et suit les inspirations de l'Esprit. L'abba se garde bien d'imposer une (58] règle, des prescriptions détaillées. Mais il aurait pu leur dire au moins : « Revenez me voir tous les huit jours ou tous les mois pour me poser des questions, pour m'exposer les difficultés que vous rencontrerez, les tentations qui vous surviendront... Non. Il leur impose seulement une épreuve de force, une épreuve matérielle pour vérifier leur endurance et il pense qu'ils ne tiendront pas longtemps et qu'ils s'en viendront bientôt lui dire que la vie au désert dépasse leurs forces.

Mais les jours, les semaines, les mois passent. Trois années s'écoulent ainsi sans que les deux novices reviennent le voir et l'interroger.

Quand à eux, avec endurance, ils firent tout ce que je leur avais dit, et ils ne vinrent pas me trouver pendant trois années. Longtemps, je me débattis contre les pensées en disant : « Quelle est donc leur activité, qu'ils ne viennent pas interroger sur une pensée ? Ceux qui habitent loin viennent à moi, et eux qui sont tout près, ne sont pas venus ni ne se sont rendus chez d'autres ; ils ne vont qu'à l'église en silence, pour recevoir la communion ».

On comprend la perplexité de Macaire. Tant de moines déjà anciens et habitant parfois assez loin venaient le consulter et ces deux jeunesses qui demeurent à proximité n'éprouvent pas le besoin de se faire éclairer et guider ? Même Antoine dans les débuts de sa vie monastique visitait les ascètes du voisinage. Eux ne sortent que pour aller à l'église en silence participer à l'eucharistie.

Macaire, prêtre de Scété, voyait donc les deux jeunes moines approcher de l'autel pour communier. Mais eux devaient aussi le contempler quand il célébrait la messe et surtout ils entendaient chaque dimanche le mot d'ordre qu'il donnait aux frères quand il congédiait l'assemblée. Nous savons cela par un autre apophtegme. Il disait : « Fuyez, [59] frères" [A 469]». Un ancien, un jour, avait jugé bon de demander à l'abba : « Où pourrions-nous fuir au-delà de ce désert ? ». Et Macaire se mettant le doigt sur la bouche avait répondu : « C'est cela que vous devez fuir ». Puis il entrait dans sa cellule, fermait la porte et s'asseyait.

Ainsi chaque dimanche durant trois ans, les deux frères avaient recueilli précieusement cette consigne des lèvres de leur abba et l'observaient fidèlement. Ils étaient venus à Scété pour voir abba Macaire. Il leur suffisait de le voir officier à l'autel avec toute sa gravité et sa piété. Comme lui, ils se retiraient ensuite dans leur cellule, silencieux et recueillis. Mais Macaire, lui, ne comprenait pas le comportement de ses deux disciples et ne savait qu'en penser. Finalement, au bout de trois ans, il décide de jeûner une semaine en priant Dieu de lui révéler leur conduite.

On voit la réserve et la discrétion du père spirituel qui craint d'intervenir inopportunément. Normalement, l'initiative vient du disciple qui en appelle à son abba. Ici, Macaire jeûne et prie avant de se rendre chez les deux jeunes gens.





La visite de Macaire chez les deux frères

Au bout de la semaine, je me levai et m'en allai chez eux pour voir comment ils se tenaient (c'est-à-dire comment ils menaient leur vie d'ermites en cellule). Quand j'eus frappé, ils m'ouvrirent et me saluèrent en silence. Ayant fait une prière, je m'assis. L'aîné, ayant fait signe au plus jeune de sortir, s'assit à tresser la corde, sans rien dire. À la neuvième heure, il frappa, et le cadet revint, il fit une petite bouillie et mit la table, sur un signe de l'aîné. Il y déposa trois galettes et se tint en [60] silence. Moi, je dis : « Levez-vous, mangeons ». Et, nous étant levés, nous mangeâmes ; il apporta la cruche et nous bûmes.

À la fin de la journée, Macaire n'est pas plus avancé. Ce qui l'a frappé, c'est le silence continuel qu'observent les deux frères. Et ce jour-là, ils n'ont sans doute rien changé à leur régime habituel, à ce qu'ils font jour après jour depuis trois ans. C'est le côté visible de leur vie quotidienne. Mais ce qui intéresse Macaire, c'est la partie invisible, l'activité secrète. Il décide donc de poursuivre son enquête. Le soir venu, il exprime son désir de rester passer la nuit. On lui met une natte dans un coin et les deux frères se couchent dans l'angle opposé, ayant enlevé leur ceinture et leur scapulaire. De nouveau, Macaire pria Dieu de lui révéler leur activité. Il feint de s'endormir. Les autres alors se lèvent et se mettent debout en prière. C'est certainement ce qu'ils font toutes les nuits, mais cette fois ils ont voulu se cacher au regard de Macaire pour observer le précepte du Christ : « Quand vous priez, ne cherchez pas à être vus des hommes... ». Comme Antoine, comme Macaire, les deux jeunes gens étaient venus au désert pour se dérober au regard des hommes, mais ainsi que l'écrivait saint Athanase dans la Vie d'Antoine, « Ils veulent rester cachés, mais le Seigneur les montre à tous comme des flambeaux [VA 93] ». La cellule était toute illuminée comme en plein jour. Macaire a vu et il a voulu nous faire partager son expérience merveilleuse, nous montrer ce qui se passait chaque nuit dans cette cellule depuis trois ans. C'était une prière silencieuse mais combien fervente malgré les assauts incessants des démons.

J'aperçus, continue Macaire, les démons venir comme des mouches sur le cadet ; les uns venaient se poser sur sa bouche, les autres sur ses yeux. Et je vis l'ange du Seigneur tenant un glaive de feu, l'entourant de toutes parts et chassant de lui les [61] démons. Mais de l'aîné, ils ne pouvaient pas s'approcher. Un peu avant l'aube, ils se couchèrent, et moi, je fis comme si je m'éveillais, et eux de même. L'aîné me dit cette seule parole : « Veux-tu que nous récitions les douze psaumes ? ». Je dis : « Oui ». Le plus jeune chanta cinq psaumes par groupe de six versets et un alleluia, et à chaque verset, une langue de feu sortait de sa bouche et montait au ciel. Pareillement pour l'aîné, quand il ouvrit la bouche pour psalmodier, il y eut comme une corde de feu qui sortit et monta jusqu'au ciel. Et moi, à mon tour, j'en dis un peu par coeur.

On s'attendrait ensuite à une conversation, à un entretien spirituel où Macaire et ses deux compagnons auraient pu s'édifier mutuellement. Recevoir la visite du grand abba, quel privilège, quelle occasion rêvée de l'interroger. Non, ils gardent le silence et Macaire de même, préférant rester dans-l'émerveillement de ce qu'il a vu. En les quittant, il dit seulement : « Priez pour moi ». Eux ne se défendent pas, ne protestent pas : « Mais, Père, c'est à toi de prier pour nous ! ». Ils se prosternent simplement sans souffler mot. Macaire avait compris que ses deux jeunes disciples étaient déjà parvenus à un haut degré de perfection grâce à leur endurance et à leur persévérance dans cette vie humble, cachée, laborieuse et silencieuse qu'ils menaient dans leur cellule.

Je compris donc que l'aîné était arrivé à la perfection, tandis qu'au cadet, l'Ennemi faisait encore la guerre. Or, après peu de jours, le frère aîné s'endormit et, trois jours plus tard, le plus jeune. Ensuite, chaque fois que des Pères venaient chez abba Macaire, il les menait dans leur cellule en disant : « Venez voir le martyrium des petits étrangers ».

Dans la tradition hagiographique, ce récit a une grande valeur par sa véracité et son ancienneté. C'est, après les Actes et les Passions de martyrs, l'un des documents les plus anciens, presque contemporain de la Vie d'Antoine. [62] Dans celle-ci, saint Athanase montre que son héros a été martyr de désir et que sa persévérance dans l'ascèse et sa constance dans la lutte contre les démons l'ont assimilé aux martyrs. Ici, Macaire fait l'équivalent en appelant la cellule des deux moines devenue bientôt leur tombeau, martyrium, c'est-à-dire le lieu sacré où on honore un martyr. Et remarquez que l'abba ne cherche nullement à démontrer leur sainteté, il raconte simplement comment Dieu la lui a fait connaître. Somme toute, les deux disciples n'ont rien fait d'extraordinaire, ils ont seulement accompli fidèlement et parfaitement les prescriptions de leur Maître. Pour celui-ci, c'était manifestement la preuve que la vie au désert de Scété était capable de conduire à la sainteté. Il n'est pas nécessaire de faire des miracles comme Macaire, il suffisait de mener sérieusement la vie de prière, de travail, d'ascèse et de silence.

Et ce qui est tout aussi admirable, c'est la modestie et l'humilité d'abba Macaire qui, dans ce récit, semble se plaire à souligner qu'il n'est pour rien dans la sainteté des deux prédestinés. Il les a simplement reçus et introduits au désert, il ne leur a pas fait de longs discours, de nombreuses instructions. Mais rien qu'à voir Macaire, eux ont compris ce qu'était la vie du moine au désert, et ils se sont efforcés de l'imiter dans son rayonnement silencieux.

Quel âge avaient ces deux jeunes moines quand Dieu les rappela à lui ? Sans doute pas plus de vingt-quatre ans, l'âge de Thérèse de Lisieux au moment de sa mort. […]

Abba Arsène l’ermite par excellence

[… 77] « Abba Arsène se disait sans cesse : " Pourquoi es-tu sorti ? ". Mais nous, nous sommes si négligents que nous ne savons pas pourquoi nous sommes sortis, nous ne savons même pas ce que nous voulons ». " DOROTHÉE 104, SC 92, Cerf, 1963, p. 336-337.

Saint Benoît, dans sa Règle, au chapitre 60, « Des prêtres qui voudraient se fixer au monastère », dit que le prêtre doit savoir pourquoi il est venu : « Mon ami, pourquoi es-tu venu ? » RB ch. 60. Saint Benoît cite la parole de Jésus disant à Judas à Gethsémani, après avoir reçu le baiser du traître : « Mon ami, pourquoi es-tu venu ? » (Mt 26, 50). Cela rejoint la question d'Arsène.

Peu importe la formulation, mais il est certainement utile au moine de se demander de temps en temps ce qu'il [78] fait actuellement au monastère et s'il y poursuit toujours le but qu'il avait en y entrant.

La question peut se particulariser et s'appliquer à bien des circonstances diverses : Pourquoi suis-je sorti de ma cellule ? Pourquoi suis-je sorti du monastère ? Pourquoi suis-je sorti du silence pour prononcer telle parole ? Arsène disait aussi volontiers : « Je me suis souvent repenti d'avoir parlé, de m'être tu, jamais A 78. ». Saint Benoît dit au chapitre 4 de la Règle de « veiller avec soin sur tous les actes de sa vie RB ch. 4. ». C'est le même souci de vigilance et de perfection qui animait Arsène et qu'il entretenait en lui par sa question constamment redite et ressassée : « Arsène, pourquoi es-tu sorti ? ».

Jean des Kellia disait :

Vois-tu cette parole de l'Écriture : « Rappelez-vous les jours anciens » (Dt 32, 7). Les Écritures de Notre Seigneur nous réveillent, car elles rappellent à notre mémoire nos jours anciens : quand vous êtes sortis du monde et avez revêtu la ressemblance du Seigneur, quand vous brûliez de l'amour du Seigneur de tout votre coeur, et de nouveau vous êtes retournés aux désirs mondains Eth., Collection 14, 40.

Déjà au 4ème siècle, bien des anciens déploraient le relâchement.

Qui peut se flatter d'être toujours resté fidèle au désir ardent qu'il avait au début de se donner totalement et pour toujours au Seigneur, sans réserve et sans limite ? L'accoutumance, la routine peuvent facilement nous détourner de notre but. Il est bon de nous souvenir, de nous rappeler ce but : « Pourquoi es-tu sorti ? ».[79]

Nous ignorons la réponse que donnait Arsène à sa question. […] la question d'Arsène est toujours bonne à poser, à se poser, ne serait-ce que pour déjouer ces illusions et nous ramener à la réalité, à la vérité de l'engagement. « Arsène, pourquoi es-tu sorti ? pourquoi es-tu ici ? ».

Abba Isidore le prêtre de Scété

[… 110]

3) - Importance du pardon chez les moines d'Égypte

Contrairement à ce que l'on pourrait penser, le pardon va revêtir une importance toute spéciale dans les milieux monastiques d'Égypte, non seulement chez les cénobites. C'est que, sauf de rares exceptions, les ermites du désert avaient des relations entre eux. Les réunions du dimanche, les visites qu'ils se faisaient et surtout les relations habituelles des anciens avec leurs disciples offraient des occasions de heurts, de dissentiments. Tous n'étaient pas des anges et des saints. Il y avait des différences de caractère et de tempérament. Habitués à vivre seuls, les ermites n'étaient pas toujours des plus sociables. Devenus vieux, ils étaient souvent obligés d'avoir à demeure auprès d'eux un disciple qui était en même temps leur serviteur. Les apophtegmes rapportent quelques anecdotes à la fois édifiantes et stupéfiantes : celle du disciple qui, furieux d'avoir été repris par son ancien, ferme à clef la porte de l'armoire à pain et [111] disparaît pour plusieurs jours 137, ou celle de l'ancien qui s'était laissé entraîner à boire. Il avait un disciple : chacun faisait une natte par jour et le soir l'ancien allait vendre les deux nattes au village voisin, après quoi il buvait le prix des deux nattes et ne rapportait à son disciple qu'un croûton de pain 138 !

De telles histoires n'étaient sans doute pas fréquentes mais elles attestent que tous les habitants du désert n'étaient pas parfaits.

De toute façon, tous devaient se reconnaître pécheurs et déplorer leurs péchés. Ressentant le besoin d'être constamment pardonnés, ils devaient être disposés aussi à pardonner aux autres, comme aussi à leur demander pardon.

C'est au désert, semble-t-il, qu'est né l'usage de se demander pardon à tout propos, la plupart du temps en faisant une métanie. On voit constamment cette pratique dans les apophtegmes : « Pardonne-moi », à quoi on ajoute ordinairement : « et prie pour moi ».

Un ancien a dit : « Si tu dis à quelqu'un : " Pardonne-moi " en t'humiliant, tu brûles les démons 139 ».

En particulier, on demandait pardon quand on recevait du servant une portion de nourriture ou une coupe de vin à l'agape. Mais certains frères négligeaient cet usage et Théodore de Phermé disait à ce propos : « Les moines ont perdu leur noblesse qui est de dire : " Pardonne " 140 ».

Nous voyons cet usage particulièrement en honneur et en vigueur chez les moines de Gaza au 6ème siècle. Dans les

137. N 341.

138. N 340.

139. P 279 (cf. GUY, Recherches, n° 2, p. 90 = Sg 15, 78).

140. A 273.

[112] lettres de Barsanuphe et de Jean et aussi dans les instructions de Dorothée qui cite et commente une parole d'abba Isaïe :

Avant tout, nous avons besoin de l'humilité et devons être prêts à dire : « Pardon », pour toute parole que nous entendons, car c'est par l'humilité que sont anéantis tous les maléfices de notre Ennemi 141

Théoriquement, nous sommes d'accord, bien sûr. Mais il peut se présenter des circonstances où, étant moi-même en cause, j'hésite et je doute, comme ce frère qui va interroger un ancien :

Un frère interrogea un ancien : « Mon Père, je me suis disputé avec un frère. Veux-tu que je lui pardonne ou non ? ». L'ancien leva les yeux au ciel, il gémit et se frappa la poitrine en disant : « Ô homme misérable et nu, si tu provoques la colère du Seigneur du ciel et de la terre, il est indulgent envers toi, il reçoit ta pénitence et te pardonne ta faute dès lors que tu reviens à lui. Comment donc ne pardonnerais-tu pas à ton frère ? 142 »

Sans la foi, il est impossible de comprendre et d'admettre les exigences illimitées et inconditionnelles du pardon. Mais pour un chrétien, le devoir du pardon est toujours impérieux et inéluctable, même s'il exige parfois de l'héroïsme.

Ce que le Seigneur nous demande, c'est de vouloir pardonner. Car notre sensibilité peut parfois résister, notre mémoire et notre imagination peuvent nous représenter indéfiniment les torts qui nous ont été faits, les blessures infligées, surtout s'il s'agit de blessures morales. Il ne s'agit pas alors de raisonner, de calculer, de savoir qui a le premier nui à l'autre. C'est la disposition du coeur qui permet de

141. DOROTHÉE 26, SC 92, Cerf, 1963, p. 186-187.

142. Eth. Ger. 198.

[113] pardonner et qui fait aussi que le pardon est accueilli et que la réconciliation se produit.

Souvenons-nous aussi que le Seigneur a associé presque toujours dans l'évangile la loi du pardon à la prière :

On disait qu'un frère avait invité son frère et que celui-ci, en entrant dans sa cellule, avait honte de prier le Seigneur à cause du mal qui lui avait été fait. Il se leva pour supplier en ces termes : « Mon Seigneur, voici que j'ai pardonné à mon frère de tout mon coeur ». Une voix lui vint qui disait : « Si tu suis mon exemple, prie-moi avec confiance ». Eth. Ger. 170

Le pardon est une condition préalable avant de se présenter devant Dieu. Jésus l'a dit : « Si au moment de présenter ton offrande à l'autel, tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, va d'abord te réconcilier avec ton frère » (Mt 5, 23). Et c'est aussi dans la prière que le pardon doit être offert et donné. Jésus dit en saint Marc 11, 25 : « Quand vous êtes debout pour prier, remettez, si vous avez quelque chose contre quelqu'un, afin que votre Père qui est dans les cieux vous remette aussi vos fautes ».

Il faut rappeler l'anecdote racontée dans un apophtegme d'abba Silvain :

Un frère lybien vint un jour chez abba Silvain à la montagne de Panepho et lui dit : « Abba, j'ai un ennemi qui m'a fait beaucoup de mal, car il m'a volé mon champ quand j'étais dans le monde, il m'a souvent tendu des embûches et voici qu'il a soudoyé des gens pour m'empoisonner ; je veux le livrer au magistrat ». L'ancien lui dit : « Fais comme cela te soulage, mon enfant ». Et le frère dit : « N'est-ce pas, abba, s'il est châtié, que son âme en aura évidemment grand profit ? ». L'ancien dit : « Fais comme bon te semble, mon enfant ». Le [114] frère dit à l'ancien : « Lève-toi, Père, faisons une prière et je pars chez le magistrat ». L'ancien se leva et ils dirent le « Notre Père ». Comme ils arrivaient aux mots : « Remets-nous nos dettes comme nous remettons à nos débiteurs », l'ancien dit : « Ne nous remets pas nos dettes, comme nous ne remettons pas à nos débiteurs ». Le frère dit à l'ancien : « Pas comme cela, Père ». Mais l'ancien dit : « Oui, comme cela, mon enfant. Car assurément, si tu veux aller chez le magistrat pour te venger, Silvain ne fait pas d'autre prière pour toi ». Et le frère se repentit et pardonna à son ennemi. » N 557.

Il n'est pas toujours possible de manifester le pardon sur-le-champ, mais exprimons-le du moins devant Dieu dans la prière ; et le Seigneur nous ménagera ensuite une occasion favorable d'offrir ce pardon au prochain. Dans le discours sur la montagne, quand le Christ parle de l'amour des ennemis, il dit d'abord : « Priez pour ceux qui vous persécutent... ». Jésus lui-même sur la croix a prié pour ses bourreaux en demandant à son Père de leur pardonner. De même saint Étienne...

L'ensemble des apophtegmes montre que les moines du désert prenaient au sérieux l'obligation de pardonner, et de pardonner aussitôt, avant même que le frère coupable ne vienne demander pardon.

[...115]

Particulièrement typique est l'histoire du frère du nom d'Arétas :

Un frère de Pharan du nom d'Arétas était un peu relâché dans sa vie monastique. Quand il fut sur le point de mourir, quelques-uns des pères étaient assis autour de lui. Et son ancien, le voyant partir du corps avec joie et allégresse, et voulant édifier les frères, lui dit : « Frère, assurément nous savons tous que tu n'étais pas trop zélé pour l'ascèse ; comment donc t-en vas-tu ainsi avec contentement ? ». Le frère lui dit : « Sûrement, Père, tu dis la vérité. Néanmoins depuis que je suis devenu moine, à ma connaissance, je n'ai pas jugé un homme, mais sur-le-champ, le jour même, je me suis réconcilié avec lui. Aussi, j'ai l'intention de dire à Dieu : " Tu as dit, ô Maître : Ne jugez pas et vous ne serez pas jugés, et pardonnez et il vous sera pardonné " ». Tous furent édifiés et l'ancien lui dit : « Paix à toi, mon enfant, car toi, tu seras sauvé même sans labeur ». N 530.

Le mot d'ordre d'Isidore est tout simple, lumineux, indiscutable. Mais il requiert toute la perfection de l'amour. L'ancien aurait pu dire : « Aime ton prochain ». En disant : « Pardonne », il demande la perfection du don de soi. Étymologiquement, pardonner, c'est donner complètement, [116] c'est tout donner. Dès lors qu'on parle de pardon, c'est tout ou rien. C'est sans limite, sans réserve. Jésus a dit : « Soyez miséricordieux comme votre Père... », et « Soyez parfaits comme votre Père ». La miséricorde du pardon, c'est la perfection.

Abba Moïse et Zacharie

[124] L'épisode de la corbeille de sable

Un jour, un frère commit une faute à Scété. Il y eut un conseil et on envoya chercher abba Moïse. Mais il ne voulut pas venir. Le prêtre lui envoya donc dire : « Viens, car tout le monde t'attend ». Alors, s'étant levé, il s'en alla prendre une corbeille percée, la remplit de sable et l'emporta sur son dos. Les autres, sortis à sa rencontre, lui dirent : « Qu'est-ce que ceci, Père ? ». L'ancien leur dit : « Mes péchés coulent à flot derrière moi et je ne les vois pas, et je viens aujourd'hui pour juger des fautes d'autrui ». Ayant entendu cette parole, ils ne dirent rien au frère mais lui pardonnèrent 161.

C'est donc à l'occasion d'une autre réunion du conseil que Moïse fit l'action symbolique destinée à rester fameuse dans les annales du désert. Tous les anciens étaient réunis, il ne manquait plus qu'abba Moïse. On l'envoya chercher, il refusa de venir. Humble comme il l'était, il n'entendait certainement pas réprouver la conduite des anciens. Dans toute société, il faut bien un organisme pour maintenir l'ordre et faire observer les lois et les règlements. Quand un frère, au désert, commettait une faute grave, les anciens se réunissaient pour le juger et lui imposer une pénitence. C'était le prêtre qui convoquait et présidait le tribunal.

Donc, abba Moïse l'ancien brigand ne se sentait pas le droit de participer à ce jugement. Sur l'insistance du prêtre, il finit par venir mais de telle façon que le conseil tournât court.

Il y a ainsi plusieurs histoires analogues de Bessarion ou Pior. Ce dernier avait un petit sachet devant lui et un gros sac derrière lui.

Le sachet que j'ai devant moi, ce sont les péchés de mon frère que je vois. Mais mes péchés à moi, ce sont le gros sac que je ne vois pas 162.

161. A 496.

162. A 162 ; A 779.

[125] Abba Moïse dit : « Mes péchés coulent à flots et je ne les vois pas ». II ne dit pas : « Je ne les regarde pas », mais : « Je ne les vois pas ».

Abba Jean Colobos [...]

COMME abba Moïse, Jean Colobos était à la fois très attaché à la solitude et toujours disposé à aider le prochain. Nous avons de lui une cinquantaine d'apophtegmes, quarante dans le dossier qui est sous son nom dans la série alphabétique. Et beaucoup de ces apophtegmes montrent la disponibilité de l'abba, sa bonté et sa patience. Nous retiendrons surtout les deux derniers de la série, 39 et 40.

Abba Jean Colobos disait : « Il est impossible de construire la maison de haut en bas, mais il faut partir du fondement pour aller jusqu'au faîte ». On lui dit : « Que veut dire cette parole ? ». Il répondit : « Le fondement, c'est le prochain à gagner, et il doit être premier, car c'est à lui que sont suspendus tous les commandements du Christ ». A 354.

[...]

1) Que veut dire cette parole ?

demande-t-on à Jean, et il répond :

— Le fondement, c'est le prochain à gagner et il doit être premier,

— car c'est à lui que sont suspendus tous les commandements du Christ.

Le verbe grec employé par Jean, (terme grec) , est celui-là même que nous trouvons en Matthieu 22, 40 quand Jésus dit à propos des deux commandements de l'amour de Dieu et de l'amour du prochain : « De ces deux commandements, dépendent toute la Loi et les Prophètes ». D'une certaine manière, Jean Colobos va plus loin en disant que tous les commandements du Christ se rattachent, sont suspendus au prochain. Mais cela correspond à l'enseignement des apôtres : saint Jacques, saint Paul et saint Jean voient toute la Loi résumée dans le précepte : « Tu aimeras le prochain comme toi-même ».

Toute la Première Épître de saint Jean montre qu'on ne saurait faire abstraction du prochain dans l'accomplissement des commandements. Celui qui n'aime pas son frère qu'il voit, comment pourrait-il aimer Dieu qu'il ne voit pas ?

Mais ici, dans le texte grec de l'apophtegme, Jean Colobos ne parle pas d'amour, c'est seulement les traducteurs arabes et arméniens qui ont mis : « le fondement, c'est l'amour du prochain » (traductions relativement tardives, c'est le grec qui doit donner le texte primitif). Abba Jean dit seulement « le prochain », en soulignant qu'il doit être premier dans la construction de l'édifice spirituel. Dorothée de Gaza parlera, lui aussi, de l'édifice des vertus qu'il nous faut [139] bâtir 186. Pour lui, le fondement c'est la foi, et le toit c'est la charité. Il n'y a pas contradiction, car Dorothée voit plutôt l'édifice du point de vue de l'architecture qui dresse son plan. Jean juge en entrepreneur qui construit. Il sait qu'on ne peut rien commencer sans l'aide d'autrui.

À vrai dire, le sens de la parole de Jean n'est pas évident. Le prochain à gagner doit être premier. Est-ce à dire qu'il faudrait commencer par être missionnaire, par faire de l'apostolat avant de mener la vie érémitique et contemplative ? Mais telle n'était pas la pensée des Pères qui jugeaient plutôt qu'on n'était en mesure d'aider les autres qu'après un long temps de solitude. Ils considéraient aussi la vie commune comme une préparation à la vie anachorétique. Saint Benoît lui-même, dans sa Règle, mentionne cette idée.

À première vue, on serait tenté d'interpréter « premier » par rapport à Dieu, comme Jésus dans l'évangile parle du premier commandement, celui de l'amour de Dieu, ou comme saint Benoît au début du chapitre 4 des Instruments des bonnes oeuvres : « In primis, aimer le Seigneur... et ensuite le prochain »187. Mais alors, Jean Colobos contredirait l'évangile puisqu'il met le prochain en premier. Et dans la pensée des Anciens, le prochain ne saurait être dissocié de Dieu. Dans un apophtegme, saint Antoine dit : « Gagner le prochain, c'est gagner Dieu ». Alors, de quelle priorité ou primauté s'agit-il ? Le prochain doit être premier par rapport à quoi ? à qui ? Si ce n'est pas par rapport à Dieu, ce ne peut être que par rapport à moi. Et cela doit vouloir dire : chercher le gain du prochain avant mon gain à moi. Se sacrifier d'abord pour le prochain, donner sa vie... comme le Christ

186. DOROTHÉE DE GAZA, ch. 151, SC 92, Cerf, 1963, p. 422-425.

187. RB 4.

[140]nous le demande et comme lui-même nous en a donné l'exemple.

Jean Colobos s'adresse à ses frères au désert. Il ne leur dit pas cela pour les engager à quitter leur solitude pour aller évangéliser le monde. C'est une leçon spirituelle qu'il leur donne, une orientation pour toute leur vie.

Le prochain premier : il ne s'agit pas d'une primauté absolue ni d'une priorité de temps, mais d'une priorité pratique donnée toujours au bien, au vrai bien du prochain par rapport à mon intérêt personnel. Et il s'agit du prochain en tant que tel, en tant que présence vivante et concrète, du Christ près de moi, à côté de moi, devant moi. Le prochain tient-il vraiment la première place dans ma vie ? Est-ce que je suis toujours prêt à faire tout mon possible pour le gagner ?

Jean parle du prochain à « gagner ». L'expression se trouve en Mt 18, 15 où il s'agit de correction fraternelle : « Si ton frère vient à pécher, va, reprends-le entre toi et lui seul. S'il t'écoute, tu auras gagné ton frère... ». Mais saint Paul emploie aussi la même expression dans 1 Co 9, 19-22, où il dit qu'il s'est fait l'esclave, le serviteur de tous, afin d'en gagner le plus grand nombre, juif avec les Juifs, afin de gagner les Juifs..., faible avec les faibles, afin de gagner les faibles..., tout à tous afin d'en sauver quelques-uns...

Donc on voit qu'il ne s'agit pas seulement de correction fraternelle mais de tout ce qu'on peut faire pour gagner autrui au bien, au Christ, au salut.

Une notation de Poemen exprime en quelques mots la charité de Jean :

Il a dit encore que, quand un frère se rendait chez abba Jean Colobos, celui-ci lui montrait la charité, celle dont parle [141] l'Apôtre : « La charité est longanime, elle est serviable '88 » (1 Co 13, 4).

En fait d'exemple de patience et de longanimité, le fait le plus célèbre est celui d'un vieillard qui n'avait pas de mémoire et qui revenait indéfiniment consulter Jean :

Il y avait à Scété un vieillard fort adonné aux labeurs corporels, mais pas très fin pour ce qui est des pensées. Il s'en vint trouver abba Jean pour l'interroger au sujet de l'oubli. Ayant reçu de lui une parole, il rentra dans sa cellule et oublia ce que lui avait dit abba Jean. Il alla donc de nouveau l'interroger et, ayant reçu de lui la même réponse, il s'en retourna. Comme il arrivait à sa cellule, il oublia de nouveau, et ainsi de suite un grand nombre de fois il allait et au retour, il succombait à l'oubli. Plus tard, rencontrant le vieillard, il lui dit : « Tu sais, abba, j'ai encore oublié ce que tu m'as dit ; mais par crainte de t'accabler, je ne suis pas venu ». Abba Jean lui dit : « Va, allume une lampe ». Il l'alluma. Il lui dit à nouveau : « Apporte d'autres lampes et allume-les à celle-là ». Il le fit. Alors abba Jean lui dit : « Est-ce que la lampe a subi quelque dommage du fait qu'on ait allumé sur elle les autres lampes ? ». Il dit : « Non ». Le vieillard dit : « Eh bien, il en est de même pour Jean : même si tout Scété venait à moi, cela ne m'enlèverait rien de la grâce du Christ. Donc, quand tu voudras, viens sans hésiter ». Et ainsi, grâce à l'endurance de l'un et de l'autre, Dieu retira l'oubli au vieillard. Telle était l'oeuvre des scétiotes : donner de l'ardeur à ceux qui ont à combattre et se faire violence à soi-même pour se gagner les uns les autres au bien'89. [...]

Abba Ammonias

ENCORE un moine de Scété, d'un tempérament fougueux, comme Isidore, puisqu'il disait : « J'ai passé quatorze ans à Scété, priant Dieu nuit et jour pour qu'il m'accorde de vaincre la colère 201 », mais ensuite il devint évêque et ces fonctions lui donnèrent des occasions de montrer sa bonté et sa bienveillance. Antoine lui avait prédit

qu'il ferait des progrès dans la crainte de Dieu. Il le conduisit hors de la cellule, lui montra une pierre et lui dit : « Injurie cette pierre et frappe-la ». Ce qu'il fit, et abba Antoine lui dit : « La pierre a-t-elle parlé ? ». Il dit : « Non ». Et abba Antoine lui dit : « Toi aussi, tu arriveras à ce degré ». Ce qui advint. Car abba Ammonas progressa à ce point qu'il ne connaissait plus le mal à cause de sa grande bonté » 202.

Deux apophtegmes montrent cette bonté à l'oeuvre vis-à-vis de deux coupables : une vierge qui s'était laissée corrompre et un moine qui cohabitait avec une femme :

201. A 115.

202. A 120.

[152] Par exemple, lorsqu'il fut devenu évêque, on lui amena une vierge qui était enceinte et on lui dit : « Un tel a fait cela ; donne-leur un châtiment ». Mais lui, ayant fait le signe de la croix sur le sein de la fille, il commanda de lui donner six paires de draps, « de crainte, dit-il, qu'au moment de l'enfantement elle ne meure, elle ou son enfant, et qu'on ne trouve rien pour l'ensevelissement ». Ceux qui étaient intervenus contre elle lui dirent : « Pourquoi as-tu fait cela ? Donne-leur un châtiment ». Mais il leur dit : « Considérez, frères, qu'elle est proche de la mort ; que puis-je donc faire ? ». Et il la renvoya. Et c'est ainsi que le vieillard n'osa pas condamner quelqu'un .A 120.

L'autre anecdote est aussi célèbre :

Abba Ammonas vint un jour manger dans un endroit et il y avait là quelqu'un ayant mauvaise réputation, et il se trouva que la femme arriva et entra dans la cellule du frère. L'ayant appris, les habitants du lieu en furent donc troublés et se rassemblèrent pour expulser le frère de sa cellule. Sachant aussi que l'évêque Ammonas était là, ils vinrent le prier de les accompagner. Lorsque le frère en fut informé, il prit la femme et la cacha dans un tonneau. Abba Ammonas, escorté de la foule, entra et se rendit compte de ce qui s'était passé, mais pour Dieu, il cacha la chose. Etant allé s'asseoir sur le tonneau, il donna l'ordre de fouiller la cellule. Et quand les gens eurent cherché sans trouver la femme, abba Ammonas leur dit : « Qu'est-ce que cela ? Que Dieu vous pardonne ». Ayant prié, il les fit tous se retirer ; puis, prenant la main du frère, il lui dit : « Veille sur toi-même, frère ». Et cela dit, il s'en alla . A 122.

Abba Poemen l’incomparable

[...206]

Un frère avait commis une faute. Il vint trouver abba Amen et lui dit : « Mon Père, j'ai péché et je ne puis faire pénitence. Je m'en vais dans le monde ». L'ancien lui dit : « Reste dans l'habit et je ferai pénitence pour toi ». Et l'ancien prit le péché du frère et fit pénitence pour lui un jour seulement. Dieu lui fit savoir qu'il avait remis le péché du frère à cause de la charité de l'ancien 291

Un ancien a dit : « Si tu veux être moine et plaire à Dieu, purifie ton coeur à l'égard de tous les hommes et soumets ta pensée à tous. Ne blâme personne et mets ta mort devant tes yeux. Si tu vois quelqu'un en train de pécher, prie le Seigneur en disant : " Pardonne-moi, car j'ai péché ". Ainsi se réalisera en toi la parole qui dit : " Il n'y a pas de plus grand amour "292 »

Deux frères allèrent au marché vendre leurs marchandises. L'un d'eux, quand il eut quitté l'autre, tomba dans la luxure. Son frère, l'ayant rejoint, lui dit : « Allons à notre cellule, frère ». Il répondit : « Je n'y vais pas ». L'autre le priait et disait : « Pourquoi, mon frère ? ». Il répondit : « Parce que, après que tu m'as quitté, je suis tombé dans la luxure ». Son frère voulant le gagner, se mit à lui dire : « À moi aussi,

291. L. REGNAULT, Abba dis-moi une parole, p. 325.

292. E .13, 40.

[207] lorsque je t'ai eu quitté, il m'en est arrivé autant, mais allons faire sérieusement pénitence et Dieu nous pardonnera ». Ils allèrent raconter aux anciens ce qui leur était arrivé et ceux-ci leur imposèrent un règlement pour faire pénitence. Cependant, l'un d'eux faisait pénitence pour l'autre, comme s'il avait péché lui-même, et Dieu, voyant la peine qu'il se donnait par charité, révéla à un ancien, au bout de quelques jours, qu'il pardonnait au pécheur à cause de la grande charité du frère qui n'avait pas péché. Voilà ce qu'on appelle donner sa vie pour son frère 293.

De Poemen, nous avons une histoire célèbre :

Un jour, quand abba Amen s'en alla habiter en Égypte, dans son voisinage vivait un frère avec une femme et jamais il ne lui en fit de reproche. Il arriva qu'une nuit la femme enfanta. L'ancien le sut et appela son plus jeune frère : « Prends avec toi une cruche de vin, lui dit-il, et donne-la au voisin, car il en a besoin aujourd'hui ». Les frères qui habitaient avec abba Poemen ignoraient l'affaire. L'autre fit comme lui avait prescrit l'ancien. Le frère reçut le vin, fut pris de remords et renvoya la femme peu de jours après en lui donnant ce qu'il avait. Il s'en alla dire à l'ancien : « Dès aujourd'hui, je me convertis », et l'ancien lui fit confiance. Alors le frère alla se construire une autre cellule plus proche de celle de l'ancien, et ainsi il allait chez l'ancien. L'ancien lui rendait lumineux le chemin qui conduit à Dieu et il gagna ainsi le frère 294.

Poemen était d'une mansuétude et d'une indulgence qui étaient bien connues :

Quelques-uns des vieillards allèrent chez abba Poemen et lui demandèrent : « À ton avis, quand nous voyons les frères s'assoupir à l'office, faut-il les secouer pour qu'ils soient éveillés durant la vigile ? ». Il leur dit : « Moi, quand je vois

293. N 179.

294. Sy gr. 9, 20.

{208] un frère s'assoupir, je mets sa tête sur mes genoux et je le fais reposer A 666.».







ISAAC le Syrien

Introduction [P. Placide Deseille]39

Il est peu d'écrits, dans la tradition spirituelle de l'Orient chrétien, qui aient exercé une influence comparable à ceux de saint Isaac le Syrien, et qui aient éveillé un tel écho chez les hommes qui avaient une profonde expérience de Dieu.

Dès le Xlème siècle, cette influence s'est exercée sur saint Syméon le Nouveau Théologien, le plus grand mystique byzantin. Elle marqua profondément le mouvement hésychaste du XIVèrne siècle qui, parti des ermitages et des monastères du Mont Athos, rayonna sur toute l'Europe orientale, de la Grèce aux forêts du nord de la Russie, et posa une empreinte indélébile sur les peuples orthodoxes, en leur inspirant à la fois l'humble amour des hommes et le zèle pour la prière incessante. En Russie, toute la tradition du monachisme d'inspiration hésychaste se réfère à lui, de saint Nil Sorsky à saint Païssy Velitchkovsky et aux grands startsy d'Optino. Il fut très apprécié par les penseurs russes du XIXeme siècle ; son influence a été profonde sur des hommes tels qu'Ivan Kireievsky et Féodor Dostoievsky. En Grèce et au Mont Athos, l'oeuvre de saint Isaac est considérée aujourd'hui, à côté de l'Echelle de saint Jean Climaque, comme « le guide indispensable de toute âme orthodoxe pour marcher vers Dieu avec sûreté ; c'est pourquoi un grand spirituel contemporain, le Père Jérôme d'Egine (décédé en 1966), recommandait de ne pas hésiter à mendier, si nécessaire, pour pouvoir en acheter un exemplaire1 ». Elle a été le livre de chevet du Père Païsios, du Père Porphyrios, du

1 MACAIRE, Moine de Simonos Petra, Le Synaxaire, Vies des saints de l'Église orthodoxe, Tome II, Thessalonique, 1988, p. 541.

Père Joseph l'Hésychaste, du Père Ephrem de Katounakia et de leurs disciples, qui ont été les principaux artisans du renouveau spirituel que le Mont Athos et la Grèce connaissent depuis une trentaine d'années. De nombreux points de contact pourraient être relevés aussi entre les écrits de saint Isaac et l'enseignement de saint Silouane l'Athonite.

L'oeuvre de saint Isaac a été écrite principalement pour des moines, c'est-à-dire, dans la langue de notre auteur, pour des ermites menant une vie de solitude rigoureuse et de silence. Mais, en vertu de la communion des saints, dans le christianisme, chacun est riche de ce que les autres possèdent, et il n'est pas sans utilité, pour les plus humbles eux-mêmes, d'entrevoir les hauteurs auxquelles peuvent atteindre, dès ici-bas, ceux qui ont permis à la grâce du baptême de porter en eux tous ses fruits. Mais Isaac lui-même revient souvent sur l'idée que, dans la vie spirituelle, chacun a sa mesure, et qu'il serait aussi périlleux de prétendre dépasser cette mesure que de rester en deçà par négligence. De tels textes doivent donc être lus avec discernement et en esprit d'humilité ; à cette condition, chacun trouvera à y glaner de précieux conseils valables pour tous, et obtiendra un grand profit à respirer cet air pur des sommets.

LA VIE DE SAINT ISAAC LE SYRIEN

Nous ne sommes renseignés sur la vie de saint Isaac que par deux courtes notices biographiques anciennes2, auxquelles plusieurs passages de son oeuvre permettent d'apporter quelques compléments.

Isaac naquit dans la région de Beit Qatrayé, sur la côte occidentale du Golfe Persique (Qatar), probablement vers 613. Le monachisme était florissant dans cette région, et Isaac entra

2 On trouvera une traduction française de ces deux textes dans l'introduction de Dom André Louf à ISAAC LE SYRIEN, Œuvres spirituelles II (SO 81), Bellefontaine, 2003, pp. 10-12.

dans un monastère. Sa connaissance des Ecritures et de la tradition des saints Pères lui valurent assez tôt la renommée d'un maître.

En 649, un schisme sépara les évêques du Qatar et de la Perse orientale du catholicos de Séleucie-Ctésiphon, chef de l'Eglise de Perse. Séleucie-Ctésiphon était passée sous la domination arabe en 637, et le Qatar sera conquis vers 650. En 676, le schisme fut résorbé, et le catholicos Giwargis (Georges) se rendit au Qatar. C'est sans doute à cette occasion qu'il en ramena Isaac et le consacra évêque du siège important de Ninive. Mais au bout de cinq mois, Isaac renonça à l'épiscopat « pour une raison connue de Dieu seul », dit l'un de ses biographes, et alla se joindre aux solitaires de la montagne de Matout, dans la région de Beit Houzayé (actuellement en Iran, à l'est de Bassora).

Rempli d'une douceur, d'une paix et d'une humilité rayonnantes, Isaac ne se nourrissait que de trois pains par semaine et de quelques légumes crus. Sa grande ascèse, son assiduité à la lecture et à l'étude lui firent perdre la vue, mais les autres moines s'appliquaient à écrire les enseignements qu'il ne pouvait plus rédiger lui-même. On l'avait surnommé le second Didyme3.

Isaac avait mené, pendant une grande partie de sa vie, une existence solitaire, à proximité d'un groupement anachorétique assez informel ; mais, sans doute à cause de son infirmité, il passa ses dernières années dans le monastère de Rabban Shabour (Beit Houzayé), où il mourut probablement au début du VIIIè'" siècle.

L'aire géographique de l'Eglise de Perse correspondait à l'ensemble de l'Empire sassanide, c'est-à-dire, pour utiliser les dénominations actuelles, à une région couvrant la côte nord-est de la péninsule arabique, l'Iraq, le sud-est de la Turquie, l'Iran,

3 Par allusion à Didyme d'Alexandrie, le célèbre ascète et théologien aveugle du IVe siècle.

l'Afghanistan, le Pakistan, et une partie du Turkestan. Elle eut des prolongements jusqu'au Tibet, en Chine, en Indonésie et au sud de l'Inde. L'Empire perse, attaché au mazdéisme et ennemi traditionnel de l'Empire romain, ne fut jamais officiellement chrétien ; il posséda cependant une chrétienté florissante qui eut d'innombrables martyrs, des moines qui comptèrent dans leurs rangs quelques-uns des plus grands mystiques chrétiens, et d'intrépides missionnaires. Héritière de l'Ecole d'Antioche dont les derniers représentants avaient émigré dans ce pays, l'Eglise de Perse était officiellement nestorienne depuis le synode de Séleucie-Ctésiphon de 486, mais les textes d'Isaac ne contiennent aucune trace d'une christologie erronée. On sait d'ailleurs que la plupart des grands spirituels de l'Eglise de Perse étaient en disgrâce auprès de leur Hiérarchie, et Isaac lui-même a manifesté clairement, en plusieurs passages de son oeuvre, sa volonté de rester étranger aux querelles doctrinales et de s'en tenir à la foi traditionnelle de l'Eglise. Dans la suite, ses écrits furent reçus sans difficulté aussi bien dans l'Eglise syrienne occidentale jacobite que dans l'Eglise orthodoxe chalcédonienne, et leur auteur fut vénéré partout comme un saint et un maître spirituel de tout premier plan.

LA DOCTRINE SPIRITUELLE

Le dessein de l'oeuvre

Le but que se proposait saint Isaac dans son enseignement était essentiellement de conduire ses disciples jusqu'au plein développement de la grâce de leur baptême (cf 1, 40) autant qu'il est possible à l'homme d'y atteindre ici-bas, et de réaliser ainsi « ce pourquoi le Sauveur est venu. »

Dans sa pensée — fondée sur son expérience — ce but ne pouvait être pleinement atteint que par des hésychastes qui avaient renoncé à tout et embrassé une vie de solitude rigoureuse :

Personne ne peut s'approcher de Dieu, sinon celui qui s'est séparé du monde. Par séparation, je n'entends pas la sortie du corps, mais l'abandon des occupations du monde.

La vertu consiste en ce que l'homme, dans sa pensée, cesse de s'occuper du monde. Le coeur ne peut s'établir dans la sérénité ni être vide d'images, tant que les sens exercent leur activité. Ni les passions corporelles ne peuvent disparaître, ni les pensées mauvaises cesser, sans le désert (1, 5-6).

Cela ne signifie pas toutefois que seuls peuvent être sauvés les hommes qui atteignent à ces sommets ; Isaac, qui savait allier les extrêmes avec un discernement souverain, reconnaît l'existence d'une une voie moins exigeante :

Certes, la majorité des hommes ne parviendra jamais à une telle innocence ; nous espérons toutefois que, en raison de leurs bonnes actions, une place leur est réservée dans le Royaume des cieux (19, 4).

Je ne dis pas cela pour briser l'espérance, comme si celui qui n'est pas parvenu à l'extrême pointe de la perfection ne pouvait obtenir la grâce de Dieu ni recevoir sa consolation. En vérité, lorsqu'un homme a rejeté tout mal, lorsqu'il s'en est parfaitement éloigné et qu'il est accouru vers le bien, il éprouve vite le secours [de Dieu]. Et s'il combat un peu, il trouvera la consolation dans son âme, il obtiendra le pardon des fautes, il sera digne de la grâce et il recevra nombre de biens. Cependant, un tel homme demeure en dessous de la perfection de celui qui s'est séparé du monde, qui a trouvé dans son âme le mystère de la béatitude à venir, et qui a obtenu cette chose pour laquelle est venu le Christ (23, 25).

Il n'en reste pas moins que l'enseignement d' Isaac, dans son ensemble, s'adresse à des hommes qui ont résolu, avec l'aide de la grâce divine, de s'engager de tout leur être dans la voie la plus parfaite, — même si nombre de ses conseils seront profitables à tout chrétien fervent.

Une anthropologie spirituelle

L'enseignement spirituel de saint Isaac présuppose une conception de l'homme qui est en substance celle de tous les saints Pères, mais qui, en même temps, et comme il est normal, possède quelques caractères particuliers.

L'homme, appelé à la communion la plus intime avec Dieu, est à la fois corps et âme, et son progrès spirituel mettra en jeu l'un et l'autre de ces éléments. Malgré les attaches sémitiques de sa culture, Isaac admet spontanément cette dualité fondamentale. Il y a là une donnée essentielle de la philosophia perennis admise par tous les saints Pères, et dont la négation compromettrait gravement la conception chrétienne de l'homme telle qu'elle se dégage du Nouveau Testament lui-même.

La complexité spirituelle de l'homme vient précisément de cette dualité. Son corps, ici-bas, n'est pas encore le corps glorieux qu'il est appelé à devenir après sa résurrection (cf. 69, 12) ; il est doté de cinq sens et de diverses fonctions, qui ont chacun leur objet propre. L'obtention de ces objets lui cause un plaisir sensible; celui-ci, en lui-même, n'a pas de qualification morale (cf. 37, 4). Mais l'homme, en tant qu'il est, par la partie la plus noble de lui-même, une âme, est fait pour s'unir à Dieu ; la caractéristique de l'esprit est en effet d'être doté d'une ouverture vers l'Infini, et d'être animé d'un désir de bonheur qui ne peut s'assouvir dans la possession d'objets limités et que seule la communion consciente et aimante avec Dieu peut combler. Mais cet homme peut aussi, en quelque sorte, inverser ce désir d'infini, et l'investir dans une quête sans fin et contre nature du plaisir sensible et des satisfactions de l'ego ; et de toutes manières, l'usage des sens corporels incite l'homme à céder à l'attrait du plaisir, ou au moins l'entraîne dans un état de distraction qui paralyse son attention aux mouvements intérieurs qui le portent vers Dieu et les choses de Dieu ; c'est en ce sens que le corps et les sens — qui, en eux-mêmes, sont bons, puisque créés par Dieu — peuvent causer la maladie de l'âme et l'entraîner au péché :

Tant que l'âme, dans sa foi en Dieu, n'a pas atteint l'ivresse, en éprouvant sensiblement la puissance de cette foi, elle ne peut être guérie de la maladie qui lui vient des sens, et elle ne peut fouler vigoureusement aux pieds la matière visible, qui lui ferme l'accès aux réalités intérieures et invisibles.

Quand il se sert des sens, le coeur perd les délices qui se trouvent en Dieu. Comme on l'a dit, nos pensées, [bien qu'] intérieures, quand elles perçoivent une réalité sensible, sont liées aux organes des sens dont elles se servent.

Si le désir, comme on l'a dit, naît de la sensation, que se taisent ceux qui prétendent garder la paix de la pensée parmi les distractions (1, 7, 11, 15).

On ne peut jamais dire que ce qui survient par adjonction appartient à la nature ; cela vient de l'extérieur et produit un changement. Or la nature ne connaît ni changement, ni altération. Toute passion qui nous est profitable est un don de Dieu. Les passions corporelles ont été mises dans le corps pour son profit et sa croissance. Il en va de même des passions de l'âme. Mais lorsque le corps, privé de ce qui lui est propre, [par exemple si l'âme le prive de nourriture, en le contraignant à jeûner], se trouve, par nécessité, hors de ce qui assure son bien-être et est obligé de suivre l'âme, il s'affaiblit et subit un détriment. Et lorsque l'âme, délaissant ce qui lui appartient, suit le corps [par exemple en cédant à la gourmandise], elle subit aussitôt un détriment. C'est ce que dit le divin Apôtre : « L'esprit désire contre la chair, et la chair contre l'esprit ; il y a entre eux antagonisme » (Gal., 5, 17) (82-83, 7-8).

Ainsi donc, pour Isaac, la nature de l'âme est bonne, et les passions lui sont « surajoutées », lui viennent du dehors. Lorsqu'elle est dans son état naturel, elle tend spontanément vers la vertu et la pureté. Elle possède deux tendances fondamentales, le désir, qui l'enflamme pour Dieu et les choses de Dieu, et le courage, ou le zèle, qui l'anime au combat contre tout ce qui s'oppose à ce désir. Mais lorsque le désir de l'âme, contrariant l'ordre naturel où les sens doivent lui être soumis, s'enflamme pour les choses terrestres et corporelles, et lorsque la colère rend la nature zélée pour accomplir les désirs de la chair, cela constitue une maladie de l'âme, qui lui est surajoutée et qui est étrangère à sa propre nature :

Le mouvement naturel que [Dieu] a mis en nous en vue de [la procréation] ne peut ni troubler la pureté, ni ébranler la chasteté. Car Dieu n'a pas donné à la nature la capacité d'aller contre son but, qu'il a lui-même voulu et qui est bon. De même, lorsqu'un homme est mû par l'agressivité ou le désir, ce ne sont pas ces puissances naturelles qui le forcent à sortir des limites de la nature et à s'écarter de son devoir, mais ce que nous ajoutons à la nature par la malice de notre volonté. Car toutes les choses que Dieu a faites, il les a faites belles et bien proportionnées. Tant que nous gardons correctement la mesure dans les choses qui relèvent de notre nature, les mouvements naturels ne peuvent nous contraindre à sortir de la bonne voie. Le corps n'est mû que d'une façon normale, paisible, qui nous révèle que la passion naturelle est en nous, mais elle ne provoque ni excitation, ni trouble suffisamment violent pour nous fermer le chemin de la chasteté, ou pour que l'agressivité enténèbre notre intellect et nous fasse passer de la paix à la colère. Mais si nous nous mettons à convoiter les choses sensibles, ces choses qui suscitent habituellement une agressivité contre nature, comme la nourriture, la boisson, la fréquentation et la vue des femmes, les conversations à leur sujet, qui allument la flamme de la luxure et la font jaillir dans le corps, alors nous changeons notre douceur naturelle en sauvagerie, soit à cause de l'accumulation des humeurs, soit à cause de tout ce que nous voyons (27, 2 ; cf 82-83, 5).

Le paradoxe de l'esprit humain est cependant que, d'une part, il possède un désir naturel de Dieu et du bien, et un zèle naturel qui l'anime au combat spirituel, mais d'autre part, ces tendances naturelles ne peuvent devenir efficaces que si elles reçoivent l'appoint du secours divin, qu'il faut donc sans cesse implorer dans la prière :

Choisir ce qui est bon relève de la volonté de l'homme qui en a le désir, mais mettre en oeuvre ce choix dépend de Dieu et requiert son secours. C'est pourquoi nous devons accompagner le bon désir qui s'est éveillé en nous de continuelles prières, non seulement parce que nous avons besoin du secours divin, mais aussi pour que nous puissions discerner si cela plaît à Dieu ou non. En effet, tout désir apparemment bon qui naît dans le coeur ne vient pas nécessairement de Dieu, mais seulement celui qui est [réellement] profitable. [...]

Ainsi donc, nous devons faire de continuelles et ferventes prières au sujet de ce bon désir qui est apparu en nous, et chacun d'entre nous doit dire : « Que ta volonté soit faite, et que j'accomplisse ce bon désir que j'ai conçu et que je désire réaliser, s'il est conforme à ta volonté. Il m'est en effet facile de le vouloir, mais il m'est impossible, sans ta grâce, de le réaliser, et, en réalité, les deux choses — le vouloir et le faire — dépendent de toi (cf. Phil., 2, 13). En effet, ce n'était pas sans ta grâce que j'étais persuadé d'accepter ce désir qui s'était éveillé en moi, ou que j'étais mû par lui. » Quiconque désire accomplir une bonne chose avec discernement doit avoir l'habitude de prier laborieusement et continuellement à son sujet, pour recevoir ainsi par la prière l'aide nécessaire pour accomplir cette oeuvre, et la sagesse pour distinguer ce qui est authentique des contrefaçons. Pour discerner le [vrai] bien, il faut beaucoup de prières, le labeur de l'ascèse, de la vigilance, un désir continuel, des larmes incessantes, de l'humilité et le secours du ciel — surtout si des pensées d'orgueil viennent s'y opposer. Celles-ci en effet écartent de nous le secours de Dieu, mais nous pouvons les anéantir par la prière (59, 2).

Autrement dit, l'homme, créé en son âme à l'image et à la ressemblance de Dieu, a un désir naturel de Dieu et des choses de Dieu, mais, parce que Dieu est une personne infiniment libre, et que l'homme lui-même est une personne douée de liberté, ce désir naturel doit être assumé librement par lui et ne peut constituer une exigence qui devrait être satisfaite « nécessairement » en dépit de la liberté divine ; son objet ne peut être qu'un libre don dû à l'amour de l'Auteur de tout bien. D'où le rôle essentiel de la prière.

Les fondements de la vie en Christ

[...]

La foi est la porte des mystères. Ce que les yeux du corps sont pour les choses sensibles, la foi l'est pour les yeux cachés de l'âme. De même que nous avons deux yeux corporels, nous avons aussi deux yeux spirituels de l'âme, comme le disent les Pères, et chacun n'a pas le même objet de vision que l'autre. Par un oeil, nous voyons les secrets de la gloire de Dieu cachée dans les êtres, à savoir sa puissance, sa sagesse et la providence éternelle dont il nous entoure et que nous comprenons à partir de la manière merveilleuse dont il nous dirige. […] les anges tiennent en effet une grande place dans la vision qu'Isaac a du monde spirituel. Ils sont à la fois les célébrants de la liturgie céleste, les ministres de la providence divine qui sans cesse veille sur chaque homme et le protège d'une façon qui devrait susciter son émerveillement, et les intermédiaires par lesquels les premiers degrés au moins de la contemplation lui sont communiqués. Une discrète présence de l'enseignement de Denys l'Aréopagite est perceptible en divers passages des Discours d'Isaac.

[...]

Les degrés de la vie spirituelle

En jalonnant l'itinéraire spirituel, en décrivant les divers degrés que l'homme devra parcourir pour s'élever progressivement de la domination des passions à l'amour de Dieu et du prochain, Isaac, comme beaucoup d'autres auteurs spirituels, obéit à un souci pédagogique. Comme nous aurons l'occasion de le signaler en son lieu, à maintes reprises, il invitera son lecteur — ou plutôt son disciple — à faire retour sur lui-même, non dans un souci d'introspection scrupuleuse ou pour en tirer satisfaction, mais pour discerner s'il n'est pas dans l'illusion, s'il ne stagne pas, si ses efforts sont réels et s'il progresse véritablement.

Isaac recourt surtout à deux façons de décrire les degrés qui permettent à l'âme, soumise aux passions, de s'en dépouiller et de retrouver sa vraie nature. La première lui vient d'Evagre le Pontique, qui partageait l'itinéraire spirituel en deux phases, la « pratique » (praxis) et la « contemplation » (théôria) ; mais il l'aménage à sa façon :

[...]

Une autre façon de désigner les étapes de la vie spirituelle, assez constante chez Isaac et qui demeurera classique chez les auteurs syriens, vient de Jean d'Apamée — qui s'inspirait lui-même d'Origène6. L'ascension de l'âme est alors envisagée à travers les trois degrés corporel, psychique et spirituel :

Tant qu'un homme vit dans la négligence, il craint l'heure de la mort. Quand il s'approche de Dieu, il craint l'heure du jugement. Mais quand il va de l'avant de tout son être, les deux craintes sont submergées par l'amour. Comment cela se fait-il ? C'est parce que, quand un homme demeure dans la façon de connaître et la manière de vivre de la chair, il redoute la mort. Lorsque sa connaissance devient « psychique » et qu'il mène une vie bonne, sa pensée se souvient à tout moment du jugement futur, car il se conduit d'une façon droite, conforme à la nature ; il a accédé au degré « psychique », il se comporte selon le mode de connaissance et la manière de vivre propres à ce degré, et il se plaît auprès de Dieu. Mais quand il accède au degré spirituel, à cette connaissance de la vérité que procure la sensation des mystères de Dieu, et quand il est devenu inébranlable dans son espérance des biens à venir, il est submergé par l'amour. L'homme charnel craint la mort comme un animal craint l'abattoir. L'homme raisonnable craint le jugement de Dieu. Mais celui qui est devenu un fils est revêtu de la beauté de l'amour et n'est plus mené par la verge de la crainte. « Moi et la maison de mon père, nous servirons le Seigneur » (Jos., 24, 15) (38, 1).

6 Sur Jean d'Apamée et son influence sur Isaac, voir : JEAN LE SOLITAIRE, Dialogue sur l'âme et les passions des hommes, Trad. I. Hausherr (OCA 120), Rome, 1939 ; JEAN D'APAMÉE, Dialogues et traités, Trad. Lavenant (SC 311), Paris, 1984 ; E. KHALIFE-HACHEM, article « Isaac de Ninive » dans le Dictionnaire de Spiritualité, tome 7, col. 2050-2051 ; R HARB, « La doctrine spirituelle de Jean le Solitaire (Jean dApamée) », dans Parole de l'Orient, tome 2/2 (1971), p. 225260 ; et R. BEULAY, La lumière sans forme, Chevetogne, s.d., p. 95-125.

Le degré corporel

S'écartant en cela des autres auteurs syriaques, qui font du « degré corporel » une première étape du progrès spirituel et l'identifient à la « conduite corporelle », Isaac appelle degré corporel l'état « contraire à la nature » où l'homme est dominé par les passions :

Voici quelles sont ces passions : l'amour des richesses ; l'accumulation de toutes sortes d'objets ; le plaisir du corps, d'où procède la passion de l'union charnelle ; la soif des honneurs, qui engendre l'envie ; l'esprit de domination ; la vaine complaisance dans le luxe qui accompagne l'exercice du pouvoir ; les parures et la frivolité ; [le désir de] la gloire qui vient des hommes, d'où procède la rancune ; la crainte de [ce qui fait souffrir] le corps (30, 26).

Dans le domaine de la connaissance, c'est le règne du scientisme, de la science opposée à la foi, et qui souvent persécutera les croyants (la description qu'en donne Isaac sera, aux XIXème et XXème siècles, d'une actualité étonnante !) :

Lorsque la connaissance est sous l'influence de l'amour du corps, elle s'attache à toutes les choses de ce genre : la richesse, la vaine gloire, l'élégance vestimentaire, le confort du corps, l'intérêt pour la sagesse rationnelle, laquelle est bien adaptée à la conduite de ce monde, au foisonnement d'inventions nouvelles dans le domaine des techniques et des sciences, et à tout ce qui contribue à glorifier le corps dans ce monde visible. De tout cela résulte qu'elle est opposée à la foi, [...] et qu'on l'appelle « connaissance dépouillée » (psilè gnôsis), parce qu'elle est dépouillée de tout souvenir de Dieu et engendre une faiblesse d'esprit déraisonnable, du fait qu'elle est dominée par le corps et ne se soucie de rien d'autre que de ce monde. A ce degré, la connaissance ignore complètement qu'il existe une Puissance spirituelle, un Gouverneur invisible qui conduit l'homme, une Providence divine qui se soucie de lui et en prend soin d'une façon parfaite. Elle pense que tout le bien qui advient à l'homme, que tout ce qui le sauve de ce qui pourrait lui nuire, qui le préserve des dangers et des nombreux périls qui nous menacent ouvertement ou secrètement et sont inhérents à notre nature, procède uniquement de nos efforts et de notre ingéniosité naturels. Tel est ce degré où la connaissance croit pouvoir se vanter d'être elle-même la providence universelle, en accord avec ceux qui prétendent qu'il n'existe aucun gouvernement [supérieur] du monde visible [...]. Elle ne sait pas jeter en Dieu ses soucis, avec la confiance que donne la foi en Lui. C'est pourquoi elle ne cesse de ruminer des industries et de calculer à propos de tout, et lorsque tous ces procédés échouent en raison de quelque circonstance et qu'elle ne voit pas [réussir] ses secrets desseins, elle combat les hommes qui lui font obstacle et s'oppose à eux (62-65, 11-12).

Le degré psychique

La voie de la croix. — Lorsque l'homme accède au degré psychique (c'est-à-dire de l'âme, psychè), il entreprend de combattre les passions, pour que son âme recouvre sa nature véritable. En maints endroits, Isaac insiste sur le fait qu'il n'y a pas d'autre voie pour cela que celle de la croix, et que l'aide que Dieu lui apportera consistera souvent à permettre qu'il subisse des épreuves purifiantes, mais redoutables :

Il est impossible que Dieu accorde à celui qui veut s'unir à lui un autre bienfait que de lui donner de porter des épreuves pour la vérité. L'homme, par lui-même, ne peut se rendre digne d'une chose aussi grande que de subir l'épreuve pour obtenir ces dons divins, et de s'en réjouir ; ce ne peut être qu'une grâce venant du Christ. [...]

[...]

Les agrypnies. - Au jeûne, il faut joindre les agrypnies :

Rien ne rend l'âme pure et joyeuse, ni ne l'illumine et en éloigne les pensées mauvaises, autant que les agrypnies continuelles. Pour cette raison, tous les saints Pères ont persévéré dans ce labeur des veilles et ont adopté pour règle de rester éveillés durant la nuit, pendant tout le cours de leur vie. [...]

L'hèsychia et le combat invisible. […] Il vaut mieux faire disparaître les passions par le souvenir des vertus qu'en leur résistant. En effet, lorsque les passions sortent de leur retraite et engagent la lutte, elles impriment dans l'intellect des formes et des images. Le combat demande alors un grand déploiement d'énergie, et l'intellect en est grandement agité et troublé. Au contraire, lorsqu'on emploie la première méthode dont nous avons parlé, on ne voit plus la moindre trace des passions après leur expulsion (56, 15).

Ce n'est pas toutefois en combattant les passions qu'on les empêche d'entrer dans le coeur, mais c'est par le rassasiement de la conscience, par la connaissance dont l'âme est comblée, et par le désir des contemplations merveilleuses qu'on y découvre. [...] (38, 6).

[...]

Vers la pureté et la limpidité.Le degré psychique sera ainsi un parcours tout au long duquel l'homme se libérera progressivement des liens des passions ténébreuses, pour que son intellect obtienne la pureté (katharotès) et la limpidité (tèlau-gès) nécessaires pour « voir Dieu tel qu'il est », et non en projetant sur lui nos conceptions trop humaines :

Bénie soit la majesté du Seigneur qui nous ouvre la porte pour que nous ne désirions plus rien d'autre que Lui. C'est pour cela que nous abandonnons tout et que notre âme se met en quête de Lui seul, rejetant tout souci qui pourrait faire obstacle à la vision du Seigneur. Plus l'intellect, ô mes bien-aimés, abandonne tout souci pour les choses visibles et ne pense plus qu'à l'espérance des choses à venir —ce qui dépend du degré de son élévation au-dessus des préoccupations pour le corps et de leur rumination continuelle — plus il devient subtil et translucide dans la prière. Et plus le corps est libéré des liens des affaires du monde, plus l'intellect en est lui aussi délivré. Et plus l'intellect est délivré des soucis du monde, plus il devient limpide. Et plus il devient limpide, plus il s'affine. Et plus il s'affine, plus il s'élève au-dessus des conceptions du siècle présent, qui portent la marque de l'opacité. Dès lors, l'intellect sait comment voir Dieu tel qu'il est, et non tel que nous sommes. [...]

[...]

Larmes, impassibilité, humilité, silence. Les larmes seront un premier indice de ce que le moine approche du terme du degré psychique:

De l'activité spirituelle dans laquelle on se fait violence naît une chaleur sans mesure qui est allumée dans le coeur par des pensées ardentes nouvellement apparues dans l'intellect. Cette activité et la vigilance affinent l'intellect grâce à la chaleur qui les anime et lui procurent la vision. Et cette vision engendre les pensées ardentes dont je viens de parler, [qui jaillissent ainsi] de la profondeur de cette vision de l'âme. C'est cette vision qui est appelée contemplation. Cette contemplation donne naissance à la chaleur [spirituelle], et de cette chaleur, qui naît de la grâce de la contemplation, provient le jaillissement des larmes. Au début, ce n'est qu'à un faible degré : au cours d'une même journée, les larmes viennent à plusieurs reprises, et s'en vont. Mais ensuite, leur flot devient incessant, et, par ce flot incessant, l'âme obtient la paix des pensées. Par cette paix des pensées elle est élevée jusqu'à la pureté de l'intellect. Et par cette pureté de l'intellect, l'homme en arrive à voir les mystères de Dieu. En effet cette pureté est contenue secrètement dans la paix qui a succédé aux combats [contre les pensées]. Après cela, l'intellect en vient à voir des révélations et des signes, comme en vit le prophète Ezéchiel. Celui-ci, sous l'image du torrent (cf. Ez., 47, 3-5), vit représentées les trois étapes que l'âme traverse pour s'approcher de Dieu ; après la troisième, l'espace restant est infranchissable (9, 1).

En même temps, l'âme ayant recouvré sa vraie nature, la pratique des vertus lui devient naturelle, comme spontanée, et elle n'a plus à se contraindre ni à se faire violence pour pratiquer le bien'5. L'intellect exerce alors une « vigilance instinctive » à l'égard des passions (81, 8), et, en ce sens, l'âme acquiert l'impassibilité (apathéia). Elle est remplie de la « véritable humilité », qui est un don de Dieu, elle retrouve la simplicité d'un petit enfant (19, 2-5 ; 85, 31) , et elle éprouve un besoin profond de se tenir en silence. Isaac se plaît à contempler en saint Ar-sène, cet ancien précepteur des fils de l'empereur Théodose devenu moine au désert, un parfait exemple de cet état spirituel :

Plus que toutes choses, aime le silence, car il t'apporte un fruit que la langue est impuissante à décrire. Commençons par nous faire violence pour nous taire, et ensuite de notre silence même naîtra en nous quelque chose qui nous amènera au silence. Que Dieu te donne de ressentir ce quelque chose qui naît du silence ! Si tu commences à t'adonner à cette pratique, je ne sais combien de lumière se lèvera en toi. On raconte au sujet de l'admirable A rsène, que, lorsque les pères le visitaient et que les frères venaient le voir, il s'asseyait avec eux en gardant le silence, puis les congédiait en silence. Ne crois pas qu'il agissait ainsi par sa seule volonté...

[...]

Charité et miséricorde universelles. — Mais en quoi consiste, en définitive, cette pureté que le moine atteint quand, dépouillé de tout attachement à son ego, il parvient au terme du degré psychique, et qui constitue la porte de la contemplation ? Nous sommes ici au coeur de l'enseignement de saint Isaac :

Qu'est-ce, en un mot, que la pureté ? C'est un coeur miséricordieux envers toute la nature créée (81, 1).

Et qu'est-ce qu'un coeur miséricordieux ? — C'est une flamme qui embrase le coeur pour toute la création, pour les hommes, pour les oiseaux, pour les animaux, pour les démons et pour tout être créé. Quand l'homme miséricordieux se souvient d'eux, et quand il les voit, ses yeux répandent des larmes, à cause de l'abondante et intense miséricorde qui étreint son coeur. A cause de sa grande compassion, son coeur devient humble et il ne peut plus supporter d'entendre ou de voir un tort, ou la plus petite offense, faits à une créature. C'est pourquoi il offre continuellement des prières accompagnées de larmes pour les animaux sans raison, pour les ennemis de la vérité et pour ceux qui lui ont fait du tort, pour qu'ils soient protégés et qu'il leur soit fait miséricorde ; il prie de même pour les reptiles, à cause de la grande miséricorde qui remplit son coeur au delà de toute mesure, à la ressemblance de Dieu (81, 2).

Question. — Quel est le signe qu'un homme a atteint la pureté du coeur, et quand sait-il que son coeur est parvenu à la pureté ?

Réponse. — Lorsqu'il voit tous les hommes comme bons, et lorsque aucun ne lui paraît impur et souillé ; c'est alors qu'il est véritablement pur de coeur. Comment s'accomplirait autrement la parole de l'Apôtre, selon laquelle il nous faut, d'un coeur sincère, considérer les autres comme supérieurs à nous-mêmes (cf. Phil., 2,3), si l'on est pas encore arrivé à ce que dit le prophète : « L'oeil bon ne voit pas le mal (Hab., 1, 13) » ? (85, 29)

Réjouis-toi avec ceux qui se réjouissent, et pleure avec ceux qui pleurent : c'est le signe de la limpidité de l'âme. Souffre avec les malades, afflige-toi avec les pécheurs, réjouis-toi avec ceux qui se repentent. Sois l'ami de tout homme, mais reste solitaire dans ta pensée. Prends part à la souffrance de tous, mais reste corporellement loin de tous (58, 14).

Cette miséricorde universelle, qui est une participation à l'Amour que Dieu est, fait de l'âme un parfait miroir de la divinité, ce qui va rendre possible la contemplation 16 :

Veux-tu entrer en communion avec Dieu dans ton intellect, en éprouvant la sensation de ce plaisir (hèdonè) qui n'est pas esclave des sens ? Efforce-toi d'acquérir la miséricorde, car, lorsqu'elle se trouvera en toi, elle y reproduira l'image de cette sainte Beauté dont tu porteras la ressemblance. La possession effective de la miséricorde universelle produit aussitôt dans l'âme la communion à la divinité et l'unit à sa gloire resplendissante (1, 32).

Je te prescris ceci, frère : Que la miséricorde l'emporte toujours dans ta balance, jusqu'à ce que tu sentes en toi-même la miséricorde que Dieu éprouve pour le monde Que notre propre état devienne ainsi un miroir dans lequel nous contemplerons en nous-mêmes la ressemblance et l'empreinte véritable de ce qui appartient par nature à la divine essence. Par elles et par ce qui leur ressemble, nous sommes illuminés et nous nous approchons de Dieu avec un intellect limpide. Un coeur dur et sans miséricorde ne peut parvenir à la pureté (34, 11).

A cause de son grand amour, [le Père] n'a pas voulu faire violence à notre liberté, bien qu'il en eût le pouvoir, mais il a préféré que nous nous approchions de lui par l'amour de notre coeur. Le Christ lui-même, par obéissance à son Père et à cause de son amour pour nous, a subi avec joie les outrages et l'affliction, comme le dit l'Ecriture « Renonçant à la joie qui lui revenait, il a souffert la croix, méprisant l'infamie » (Hébr., 12, 2). C'est pourquoi le Seigneur a dit, dans la nuit où il fut livré : « Ceci est mon corps donné pour la vie du monde, et ceci est mon sang, répandu pour la multitude, en rémission des péchés » (Mt., 26, 26). Et, en notre faveur, il dit encore : « Je me sacrifie moi-même » (in, 17, 19). De la même manière, quand les saints sont devenus parfaits, c'est à une telle perfection qu'ils sont tous parvenus, et par la surabondance de leur amour et de leur miséricorde envers tous les hommes, ils sont devenus semblables à Dieu. Tel est le signe de la parfaite ressemblance avec Dieu que les saints cherchent à obtenir : l'amour parfait du prochain. C'est là ce que faisaient les moines, nos Pères, quand ils s'efforçaient de porter toujours en eux-mêmes cette perfection et cette ressemblance tellement vivante au Seigneur Jésus-Christ (81, 5).

L'amour de Dieu et des hommes est le but de la vie spirituelle, en quoi tout se résume, comme Isaac le chante dans cet admirable hymne à la charité :

[…]

Ainsi donc, celui qui vit dans l'amour reçoit de Dieu le fruit de vie, et, alors qu'il est encore en ce monde, il respire déjà l'air de la Résurrection, cet air dont feront leurs délices les justes lors de la Résurrection. L'amour est le Royaume. C'est de [cet amour] que le Seigneur a mystérieusement promis à ses apôtres qu'ils se nourriront dans son Royaume : « Mangez et buvez à la table de mon Royaume » (cf. Lc, 22, 30). De quoi s'agit-il, sinon de l'amour ? Car l'amour est capable de nourrir l'homme à la place d'aliments et de boisson. Il est « le vin qui réjouit le coeur de l'homme » (Ps. 103, 16). Bienheureux celui qui boit de ce vin ! Les débauchés en ont bu, et ils sont devenus chastes. Les pécheurs en ont bu, et ils ont oublié le chemin du péché. Les ivrognes en ont bu, et ils sont devenus des jeûneurs. Les riches en ont bu, et ils ont désiré la pauvreté. Les pauvres en ont bu, et ils sont devenus riches en espérance. Les malades en ont bu, et ils ont été fortifiés. Les ignorants en ont bu, et ils sont devenus sages (72, 3-4).

La déréliction pédagogique. — Parvenu à ces sommets, l'homme n'en est pas pour autant fixé dans un état permanent de consolation, et encore moins d'impeccabilité. Dans un dessein pédagogique, Dieu permettra qu'il soit encore éprouvé par des moments de désolation et de déréliction :

Le degré spirituel

[S'apprêtant à décrire ce « degré spirituel », Isaac commence par voiler ses confidences d'une protestation d'humilité qui ne trompera aucun lecteur :

[…] Par mes propres combats, je n'ai pas été rendu digne d'expérimenter la millième partie des choses que j'ai écrites de ma main, et particulièrement de ce discours que je vais composer pour stimuler et illuminer nos âmes et celles de quiconque l'aura entre ses mains, en espérant que quelques-uns seront incités à désirer ce dont je parle, et ainsi à le mettre en pratique.

Autre chose est le plaisir (hèdonè) éprouvé dans la prière, et autre chose la vision divine (théôria) obtenue dans la prière. La seconde l'emporte en perfection sur le premier, comme l'homme adulte sur l'enfant. Il arrive que les versets d'un psaume deviennent doux dans la bouche, et que l'on répète continuellement ce même verset durant la prière, sans pouvoir passer au suivant, car on ne peut s'en rassasier. Mais parfois, il arrive que de la prière naisse une certaine vision divine qui fait s'évanouir la prière sur les lèvres. Frappé de stupeur par cette vision, l'homme devient comme un corps privé de souffle. C'est là ce que nous appelons vision divine dans la prière ; ce n'est ni un produit de l'imagination, ni une illusion, comme le prétendent les sots. [...]

Alors qu'aux différents moments du degré psychique, l'âme était « active » avec la coopération de la grâce, elle entre ici dans un « état passif » sous la motion de l'Esprit ; ravie dans « émerveillement » et la « stupeur », elle se trouve, si l'on peut dire, dans un « état de consentement » et d'adhésion, libre en sa racine, mais au-delà de toute réflexion et délibération, à ce que l'Esprit-Saint opère en elle22 :

De même que toutes les obligations des lois et des commandements que Dieu a donnés aux hommes ont leur terme dans la pureté du coeur, comme l'ont dit les Pères, de même toutes les formes et tous les modes de prière par lesquels les hommes s'adressent à Dieu ont leur fin dans la prière pure. Les lamentations, les protestations d'humilité, les supplications, les demandes secrètes, les douces larmes et toutes les autres formes de prière, comme je l'ai dit, se meuvent dans un domaine qui a pour limites la prière pure. Dès que l'intellect a atteint les limites de la prière pure et s'est avancé au-delà, il n'y a plus de prière, ni de mouvements intérieurs, ni de larmes, ni d'autorité, ni de liberté, ni de supplications, ni de souhaits, ni de désir pour aucune des choses que l'on peut espérer en ce monde ou en l'autre. Il n'y a plus de prière au-delà de la prière pure. Toute l'activité discursive de la prière et toutes ses formes ont conduit l'intellect jusque-là, par le pouvoir de la volonté libre. C'est pourquoi cette phase comportait des combats. Mais une fois la limite franchie, c'est la stupeur émerveillée, ce n'est plus la prière. Tout ce qui relève de la prière cesse, c'est une contemplation, et l'intellect cesse d'agir pour prier. Toute forme de prière implique une activité de l'âme, mais quand l'intellect en vient à être mû par l'Esprit-Saint, il cesse de prier (31-32, 4).

Ainsi donc, mon frère, tu peux en être sûr : le pouvoir que possède l'intellect de diriger ses mouvements avec discernement a pour limite la pureté dans la prière. Quand l'intellect a atteint ce point, il peut soit revenir en arrière, soit s'arrêter de prier. La prière est ainsi un intermédiaire entre le stade psychique et le stade spirituel. Tant qu'il produit des mouvements, l'intellect est dans le stade psychique ; dès qu'il franchit la limite, il cesse de prier. De même que les saints, dans le monde à venir, ne prient plus, car leur intellect a été submergé par l'Esprit, mais demeurent en extase dans cette gloire qui les comble de délices, de même l'intellect, lorsqu'il lui a été donné de percevoir la béatitude future, s'oublie lui-même et oublie tout ce qui est terrestre, et ne peut plus être mû par la pensée de quoi que ce soit.

On peut donc dire avec assurance (parrhèsia) que toute vertu et toute forme de prière, corporelle ou mentale, relève de la libre volonté ; il en est de même de [l'activité propre de] l'intellect, qui domine sur les sens. Mais dès que l'Esprit règne sur l'intellect, ce régisseur des sens et des pensées, la nature humaine est privée de sa libre volonté, elle passe sous la conduite d'un autre et ne se dirige plus elle-même. Comment y aurait-il encore là de la prière, alors que la nature humaine ne possède plus de pouvoir sur elle-même, mais est conduite par une force extérieure sans savoir où ? La nature ne dirige plus les mouvements de l'intellect selon sa volonté, mais elle est réduite en captivité, et elle est menée là où la perception des sens s'arrête. L'homme en effet n'a plus de volonté, si bien qu'il ne sait plus s'il est dans son corps ou hors de son corps, comme l'Ecriture l'atteste (cf 2 Cor., 12,2). Un homme peut-il encore prier, quand il est ainsi captif et n'a plus conscience de lui-même ? (31-32, 9-10).

Quel temps pourrait être aussi saint, et aussi adapté par sa sainteté à la réception des dons [divins], que le temps de la prière, où l'homme parle avec Dieu ? A ce moment, quand nous adressons à Dieu nos demandes et nos supplications et lui parlons, l'homme rassemble nécessairement tous les mouvements et toutes les pensées [de son âme] et s'entretient avec Dieu seul, et son coeur est abondamment rempli de Dieu. A partir de là, le Saint-Esprit suscite en lui des perceptions qui dépassent toute compréhension, en prenant occasion de cette prière, dans la mesure où l'homme est susceptible de cette motion. Ainsi, par l'effet de ces perceptions, la prière est arrêtée dans son mouvement, et l'intellect est absorbé dans un émerveillement plein de crainte, si bien qu'il en oublie l'objet de sa demande. Les mouvements de l'intellect sont plongés dans une profonde ivresse, et l'homme n'est plus de ce monde. Il n'a plus de perception distincte ni du corps, ni de l'âme, ni d'aucun souvenir de quoi que ce soit. Comme le dit Evagre, « la prière est la pureté de l'intellect qui n'est arrêtée que par la lumière de la Sainte-Trinité, moyennant un émerveillement plein de crainte. » Tu vois comment la prière est arrêtée par la stupeur qui naît quand on obtient ce qui était demandé dans la prière, comme je l'ai dit au début de ce discours et en beaucoup d'autres endroits. Le même Evagre a dit encore : « La pureté de l'intellect est le haut vol des facultés spirituelles, pareil à la nuance du ciel dans lequel se lève, au temps de la prière, la lumière de la Sainte-Trinité23 »

Question. - Quand un homme est-il jugé digne de la plénitude d'une telle grâce ?

Réponse. - Quand l'intellect se dépouille du vieil homme et revêt le nouveau par la grâce ; alors, au temps de la prière, il voit son propre état pareil au saphir ou à la couleur du ciel ; c'est ce que les anciens d'Israël ont appelé le Lieu de Dieu, quand il leur apparut sur la montagne24(cf: Ex., 24, 9 - 11).

Ainsi donc, comme je l'ai dit, ce don ne doit pas être appelé « prière spirituelle ». Mais alors, comment le nommer ? Fruit de la prière pure, lorsqu'elle est submergée par l'Esprit. L'intellect s'est élevé au-delà de la prière et, ayant rencontré une chose plus excellente, il cesse de prier. A partir de là, il n'y a plus de prière, mais un regard accompagné de stupeur sur une réalité sans composition qui n'appartient pas au monde des mortels, et la prière se tait dans l'ignorance de tout ce qui est de la terre. C'est là l'ignorance supérieure à toute connaissance dont Evagre a dit : « Bienheureux celui qui a atteint, dans la prière, à l'ignorance qui ne peut être dépassée25 » (31-32, 15-17).

La prière continuelle. Les expériences spirituelles qu'Isaac vient de décrire sont nécessairement transitoires ici-bas. Mais il nous laisse entrevoir aussi, au terme de l'itinéraire, un état de prière constante qui constitue le sommet de la vie en Christ initiée au baptême :

23 EVAGRE LE PONTIQUE, Gnostikos, 4 ; Frankenberg, Op. cit., p. 426 ; Muyldermans, Art. cit., p. 374, Sent. 4.

24 EVAGRE LE PONTIQUE, Gnostikos, 25 ; Frankenberg, Op. cit., p. 450.

25 EVAGRE LE PONTIQUE, Chapitres gnostiques, 3, 88 ; dans A. GUILLAUMONT édit., Les six centuries des Képhalaia gnostika d 'Evagre le Pontique, dans PO 28, Paris, 1958, p. 134.

Question. — Quel est le fruit de tous les labeurs que comporte cette activité, je veux dire l'hèsychia, afin que celui qui l'a obtenu sache qu'il a atteint la perfection de son genre de vie?

Réponse. — C'est qu'un homme ait été trouvé digne de demeurer sans cesse en prière. Celui qui y est parvenu a atteint le sommet de toutes les vertus, et il est devenu désormais la demeure du Saint-Esprit. En effet, celui qui n'a pas reçu pleinement la grâce du Consolateur ne peut pas pratiquer avec facilité la prière continuelle. Mais il est dit que lorsque l'Esprit a établi sa demeure dans un homme, celui-ci ne peut plus s'arrêter de prier, car l'Esprit lui-même ne cesse pas de prier [en lui]. Qu'il dorme ou qu'il veille, la prière ne se sépare plus de son âme. Qu'il mange, qu'il boive, qu'il soit couché, qu'il se livre à quelque travail, ou qu'il soit plongé dans un profond sommeil, le parfum de la prière s'élève spontanément de son coeur. Désormais, sa prière ne connaît plus d'interruption, mais constamment, même lorsqu'il semble prendre son repos, elle se célèbre secrètement en lui, car « le silence des coeurs purs est une prière », comme l'a dit un homme revêtu du Christ. En effet, leurs pensées sont désormais des motions divines. Les mouvements d'un coeur et d'un esprit purifiés sont des voix paisibles qui chantent dans le secret des psaumes à l'Invisible (85, 39).







Discours

DISCOURS 1

Sur le renoncement et la vie monastique

31. Toute chose tient sa beauté de la mesure ; sans la mesure, les meilleures choses peuvent se changer irrémédiablement en maux.

32. Veux-tu entrer en communion avec Dieu dans ton intellect, en éprouvant la sensation de ce plaisir (hèdonè) qui n’est pas esclave des sens ? Efforce-toi d’acquérir la miséricorde, car, lorsqu’elle se trouvera en toi, elle y reproduira l’image de cette sainte Beauté dont tu porteras la ressemblance. La possession effective de la miséricorde universelle produit aussitôt dans l’âme la communion à la divinité et l’unit à sa gloire resplendissante.

33. L’unification de l’intellect, c’est le souvenir perpétuel [de Dieu], qui enflamme continuellement le cœur d’un désir brûlant. Par la persévérance dans la pratique des commandements, le cœur devient capable d’être ainsi lié, d’une façon qui n’est ni une manière de parler, ni un effet de la nature. L’âme y trouve l’aliment de la contemplation, sur laquelle elle peut s’appuyer entièrement. Ainsi, l’âme parviendra à la stupeur [en présence de Dieu], ayant clos ses deux sources de sensations, la source corporelle et la source psychique.

34. Il n’est pas d’autre chemin pour parvenir à l’amour spirituel, qui forme en nous l’image invisible, que de pratiquer avant tout la miséricorde en imitant la perfection du Père, selon la parole de notre Seigneur (cf. Mt., 5, 48 et Lc, 6,38). Il a en effet prescrit à ses disciples de poser ce fondement.



DISCOURS 3

6. Ce saint avait coutume de faire la nuit de fréquentes agrypnies 44. Il disait : « Les nuits où je veille jusqu’à l’aube, je me repose après la psalmodie ; mais quand je me réveille après avoir dormi, je suis comme un homme qui n’est plus de ce monde, et aucune pensée terrestre ne se lève plus dans mon cœur ; je n’ai plus besoin de mon canon de prière45 ordinaire, mais, tout ce jour-là, je suis hors de moi-même. »

7. « Un jour où je devais manger, après avoir passé quatre jours sans prendre de nourriture, je m’étais levé pour dire la liturgie des vêpres, et manger ensuite. J’étais dans la cour de ma cellule ; le soleil brillait de tout son éclat. À peine avais-je commencé à dire une stance, que je fus arraché à ma liturgie, et je restai ainsi, ne sachant où j’étais, jusqu’à ce que le soleil se lève le lendemain matin et me réchauffe le visage. Alors, quand le soleil en vint à m’accabler et à me brûler le visage, mon intellect me revint, et je compris qu’un autre jour avait commencé. Je remerciai Dieu, qui répand à ce point sa grâce sur l’homme et qui rend ceux qui le cherrchent dignes d’une telle magnificence.

44 Agrypnie : veille nocturne consacrée à la prière, soit en communauté à l’église, soit, comme c’est le cas habituellement dans les Discours d’Isaac, seul en cellule.

DISCOURS 9

DE l’activité spirituelle dans laquelle on se fait violence naît une chaleur sans mesure qui est allumée dans le cœur par des pensées 63 ardentes nouvellement apparues dans l’intellect. Cette activité et la vigilance affinent l’intellect grâce à la chaleur qui les anime et lui procurent la vision 64. Et cette vision engendre les pensées ardentes dont je viens de parler, [qui jaillissent ainsi] de la profondeur de cette vision de l’âme. C’est cette vision qui est appelée contemplation (théôria). Cette contemplation donne naissance à la chaleur [spirituelle], et de cette chaleur, qui naît de la grâce de la contemplation, provient le jaillissement des larmes. Au début, ce n’est qu’à un faible

63 Dans le vocabulaire d’Isaac, conforme à celui des anciens auteurs ascétiques orthodoxes, le terme de « pensée » ne désigne pas seulement l’activité discursive de l’intelligence, mais aussi — et le plus souvent des mouvements intérieurs, des suggestions et des inspirations, soit bonnes, comme c’est le cas ici, soit mauvaises (tentations).

Par « vision », Isaac n’entend pas des apparitions ou des représentations imaginatives, mais la faculté de « voir », d’une façon intuitive et savoureuse, les réalités divines, au-delà de tout raisonnement et de toute construction de l’imagination. Comme il va le préciser lui-même, cela correspond à la théôria des auteurs grecs, terme généralement traduit en français — mais imparfaitement — par « contemplation ».

degré : au cours d’une même journée, les larmes viennent à plusieurs reprises, et s’en vont. Mais ensuite, leur flot devient incessant, et, par ce flot incessant, l’âme obtient la paix des pensées. Par cette paix des pensées, elle est élevée jusqu’à la pureté de l’intellect. Et par cette pureté de l’intellect, l’homme en arrive à voir les mystères de Dieu. En effet, cette pureté est contenue secrètement dans la paix qui a succédé aux combats [contre les pensées]. Après cela, l’intellect en vient à voir des révélations et des signes, comme en vit le prophète Ezéchiel. Celui-ci, sous l’image du torrent (cf : Ez., 47, 3-5), vit représentées les trois étapes que l’âme traverse pour s’approcher de Dieu ; après la troisième, l’espace restant est infranchissable.

2. Le commencement de tout cela est la bonne résolution devant Dieu et les diverses activités spirituelles fidèlement pratiquées dans l’hèsychia. Elles présupposent un renoncement radical et un éloignement absolu à l’égard des choses de ce monde. Il n’est pas vraiment nécessaire d’énumérer en détail ces diverses activités spirituelles, car elles sont bien connues de tous. Cependant leur exposé ne peut pas nuire à ceux qui l’entendent ; au contraire, je pense qu’il peut leur être très profitable. Je ne saurais donc m’y dérober.

3. Ce sont : le jeûne, la lecture, l’agrypnie attentive durant toute la nuit, selon la force de chacun, l’abondance des métanies, qu’il est utile de faire durant les heures du jour, et fréquemment pendant la nuit. Il faut au moins en faire trente chaque fois, puis se prosterner devant la précieuse croix avant de se retirer. Certains dépassent cette mesure, selon leur force. D’autres consacrent trois heures à répéter la même prière, gardant l’intellect sobre, puis ils se jettent la face contre terre, [demeurant dans cet état] sans se faire violence 67 et sans distraction des pensées. Les deux premières formes de prière montrent clairement la richesse débordante et la douce bonté de la grâce qui est départie à tout homme, selon qu'il en est digne. Mais comment peut se pratiquer la troisième, comment il est possible d'y persévérer sans avoir à se faire violence, nous pensons qu'il ne serait pas juste de le manifester, que ce soit par la parole ou par l'écriture, afin que celui qui nous lit et ne comprend pas ce qu'il lit, ne prenne pas ce qui est écrit pour de vains propos, ou, s'il est compétent en ce genre de choses, ne méprise pas l'ignorant qui se mêle d'en parler. Je n'en récolterais que blâme ou mépris. Je ferais l'effet d'un barbare en ces matières, comme le dit l'Apôtre à propos de celui qui prophétise (cf Cor., 14, 11). Que celui qui veut apprendre tout cela s'engage sur la voie que j'ai décrite plus haut, et qu'il applique sa pensée à pratiquer cette activité spirituelle, en suivant l'ordre qu'elle exige. Et quand il s'y sera mis effectivement, il deviendra son propre maître et n'aura plus besoin qu'un autre l'instruise. Il est dit en effet : « Demeure dans ta cellule, et celle-ci t'apprendra tout68. » A notre Dieu soit la gloire dans les siècles. Amen.

67 C'est-à-dire sans avoir à se forcer, spontanément, sous la motion intérieure du Saint-Esprit.

DISCOURS 12

2. Si tu désires arriver à quelque chose et y atteindre par ta propre expérience, aie dans ton âme des signes et des points de repère secrets qui, à chaque pas, te permettront de savoir si tu es dans la vérité enseignée par les Pères, ou si tu es trompé par l’Ennemi. Que le petit nombre d’indications qui suivent te suffise, jusqu’à ce que, en suivant ta voie, tu sois parvenu à la sagesse. Si, vivant dans l’hèsychia, tu as conscience de ce que ta pensée est capable d’agir avec liberté selon les suggestions intérieures venant de la droite, et qu’elle n’a pas à se faire violence pour suivre librement ce que chacune d’elles lui inspire, sache que ton hèsychia est correcte. Si, lorsque tu accomplis les diverses parties de ta liturgie avec discernement, en te tenant éloigné des distractions autant qu’il est possible, le verset que tu récites est soudainement arrêté sur tes lèvres, tandis que se posent sur ton âme les chaînes du silence, indépendamment de ta volonté, et si cela se reproduit ensuite, sache que tu as progressé dans ton hèsychia, et que le plaisir [spirituel] a commencé à redoubler en toi. Mais l’hèsychia seule, sans la justice, est blâmable. En tant que simple manière de vivre, elle est considérée par les sages et les hommes doués de discernement comme [celle d’un] un membre isolé, privé du secours d’autrui.

3. Et si tu vois que, chaque fois qu’une pensée se lève dans ton âme, ou un souvenir, ou l’une des visions [qui se manifestent] dans ton hèsychia, tes yeux se remplissent de larmes et tes joues en sont inondées, sans que tu aies à te forcer pour cela, sache que, devant toi, une brèche s’est ouverte dans la muraille de tes adversaires. Et si tu t’aperçois que ta pensée, de temps en temps, s’immerge en toi-même, sans que tu aies prévu cette chose étrangère à ton comportement ordinaire, et que cela se prolonge près d’une heure, ou un temps quelconque ; si, ensuite, tu ressens dans tes membres comme une grande faiblesse, tandis que la paix règne dans tes pensées, et si cela demeure constamment en toi, sache que la nuée a commencé à couvrir ta demeure de son ombre. Mais si, après avoir passé un certain temps dans l’hèsychia, tu trouves dans ton âme des suggestions intérieures qui la partagent, la dominent et s’en emparent à tout moment en lui faisant violence ; si ta pensée est sans cesse ramenée au souvenir de tes actions passées et désire des choses vaines, sache que c’est en vain que tu peines dans l’hèsychia, et que ton âme vit dans la distraction. Cela a été provoqué en elle soit par des causes extérieures, soit par sa négligence intérieure à l’égard de ses obligations, en particulier des agrypnies et de la lecture. Il te faut remettre immédiatement tes affaires en ordre.

DISCOURS 14

CELUI qui a décidé de vivre dans l’hèsychia doit s’organiser de manière à passer le reste de ses jours dans le soin et la pratique régulière de cette hèsychia. Lorsqu’il t’arrive — ce qui est habituel dans la pratique régulière de l’hèsychia telle qu’elle est réglée par la grâce divine — d’avoir l’âme obscurcie par des ténèbres intérieures ; lorsque, de même que les rayons du soleil sont cachés à la terre par de sombres nuées, tu es, pour un peu de temps, privé de consolation spirituelle, et que la lumière de la grâce est obscurcie en toi par le nuage des passions qui la couvre de son ombre ; lorsque la force [divine] qui t’apporte la joie s’amoindrit quelque peu en toi et qu’une obscurité inhabituelle étend son ombre sur ton intellect, que ta pensée ne se trouble pas, et ne cède pas au découragement. Mais sois patient, lis les livres des Maîtres [spirituels], force-toi à prier, et attends le secours [de Dieu]. Il viendra soudainement, sans même que tu le saches. De même en effet que les rayons du soleil dissipent les brumes et dégagent la face de la terre, ainsi la prière peut dissiper et repousser loin de l’âme les nuages des passions, et rendre l’intellect transparent à la lumière de la joie et de la consolation. C’est ce qu’elle a coutume de produire dans nos pensées, mais surtout lorsqu’elle se nourrit des saintes Écritures et s’accompagne d’une vigilance qui illumine l’intellect. En effet, la méditation constante des saintes Écritures remplit l’âme d’un émerveillement incompréhensible et d’une joie divine. À notre Dieu soit la gloire dans les siècles. Amen.

DISCOURS 15

2. Quand tu auras atteint la région des larmes, sache que ta pensée est sortie de la prison de ce monde, qu’elle a posé le pied sur le chemin du monde nouveau, et qu’elle a commencé à respirer le parfum de cet air nouveau et merveilleux. C’est alors qu’elle commence à faire jaillir les larmes. L’enfantement du nouveau-né spirituel79 est proche, et la grâce, la commune

79 C’est la naissance de ce que saint Pierre appelle « l’homme caché du cœur » (1 Pierres, 3,4), proche du thème paulinien de la formation du Christ dans l’âme, cf Gal., 4, 19.

mère de tous, se hâte d’imprimer secrètement dans l’âme une marque [qui la rend capable de voir] la lumière du monde à venir. Quand le temps de l’enfantement est venu, l’intellect commence aussitôt à éprouver quelques mouvements venant de ce monde nouveau, tel le nouveau-né qui se met à respirer hors du corps maternel. Et parce qu’il ne peut supporter ce milieu inhabituel, il incite aussitôt le corps à répandre des larmes, larmes auxquelles se mêle la douceur du miel. Et à mesure que se développe le nouveau-né intérieur, les larmes coulent davantage. Mais le genre de larmes dont je parle ici n’est pas celui dont les hésychastes jouissent par intervalles ; en effet, cette consolation qui survient de temps en temps est commune à tous ceux qui vivent avec Dieu dans l’hèsychia ; elle vient tantôt quand la pensée est en contemplation, tantôt pendant la lecture des Écritures, tantôt pendant la prière. Mais je parle ici de cette sorte de larmes qui coulent sans interruption, nuit et jour.

3. Celui qui a véritablement et authentiquement expérimenté ces choses les a trouvées dans l’hèsychia. Ses yeux sont devenus comme deux fontaines de larmes, pendant deux ans ou davantage. Après cela, il est entré dans la paix des pensées ; puis, de la paix des pensées, il a pénétré dans ce repos dont parle saint Paul (cf. Hébr., 4, 3), partiellement et autant que la nature peut le supporter. À la suite de ce paisible repos, l’intellect commence à contempler les mystères. Alors, le Saint-Esprit se met à lui révéler les choses célestes, Dieu demeure en lui et y fait croître le fruit de l’Esprit. Et tout cela lui fait pressentir, obscurément et comme en énigme, le changement futur que notre nature intérieure éprouvera lors du renouvellement de toutes choses.

4. J’ai écrit ces choses pour qu’elles me servent d’aide-mémoire et pour qu’elles soient utiles à moi-même et à tous ceux qui liront ce livre ; je les ai tirées de ce que j’ai compris dans la contemplation des Écritures, de ce que j’ai entendu de la part de bouches véridiques, et un peu de l’expérience elle-même. Que cela me soit un secours, par les prières de ceux qui en auront tiré profit, car elles m’ont demandé beaucoup de peine.

DISCOURS 16

3. Prière. — Rends-moi digne, Seigneur, de te connaître et de t’aimer, mais non point de cette connaissance que l’on acquiert par l’étude et qui disperse l’intellect ; rends-moi digne de cette connaissance dans laquelle l’intellect, en te contemplant, glorifie ta nature, ravi dans cette contemplation qui lui enlève la sensation du monde. Rends-moi digne d’être élevé au-dessus de cette vision qui dépend de la volonté et engendre les imaginations, et de te voir de cette vision qui est le second mode de crucifixion, la crucifixion de l’intellect, par laquelle une contemplation incessante, supérieure à la nature, nous libère des pensées en faisant cesser leurs opérations. Augmente en moi mon amour (agapè) pour toi, afin que, attiré par cet amour passionné (érôs), je sorte de ce monde. Donne-moi de comprendre ton humilité, cette humilité en laquelle tu as vécu ici-bas, dans cette demeure composée de membres semblables aux nôtres, par la médiation de la Vierge sainte, afin que, gardant un souvenir continuel et indéfectible de tout cela, j’accepte avec délices l’humilité de ma propre nature.

7. Celui qui se soumet à Dieu n’est pas loin de se soumettre l’univers. À celui qui se connaît lui-même sera donnée la connaissance de toutes choses ; en effet, la connaissance de soi-même est la plénitude de la connaissance de toutes choses ; et par la soumission de ton âme, toutes choses te seront soumises. Lorsque l’humilité régnera dans ta conduite, ton âme te sera soumise, et avec elle toutes choses, car il naîtra dans ton cœur une paix qui viendra de Dieu. À l’inverse, sans l’humilité, tu seras constamment persécuté non seulement par les passions, mais aussi par les évènements. En vérité, Seigneur, si nous ne nous humilions pas nous-mêmes, tu ne cesseras pas de nous humilier. La vraie humilité est le fruit de la connaissance, et la vraie connaissance est engendrée par les épreuves.

DISCOURS 17

3. La conduite spirituelle consiste en une activité où l’on ne se sert pas des sens ; les Pères l’ont décrite comme celle où l’intellect des saints reçoit la contemplation suprême, et où la lourdeur du corps a été enlevée ; c’est ainsi que la contemplation devient spirituelle. La contemplation suprême correspond à l’état dans lequel l’homme a été créé. De là, l’intellect est aisément amené à cette connaissance qui l’unifie totalement, qu’on peut appeler plus précisément « l’émerveillement devant Dieu. » C’est là l’état spirituel le plus élevé, qui constitue les biens à venir et qui nous sera accordé dans la liberté de la vie immortelle, après la résurrection. Alors, la nature humaine ne cessera plus d’être dans cet émerveillement devant Dieu, et elle ne pensera plus à rien de ce qui se rapporte aux créatures. S’il existait quelque chose qui soit semblable à Dieu, l’intellect pourrait tantôt être attiré par cette chose, tantôt par Dieu. Mais puisque toute la beauté de ce qui existera dans ce monde nouveau à venir sera inférieure à la beauté de Dieu, comment la pensée pourrait-elle être détournée par sa contemplation de celle de la divine beauté ? Qu’est-ce qui pourrait l’en détourner ? La tristesse d’avoir à mourir ? Le poids de la chair ? Le souvenir de ses proches ? Les nécessités de la nature ? Les malheurs ? Les adversités ? Des distractions involontaires ? La faiblesse de la nature ? Les éléments qui nous entourent ? Le commerce des autres ? L’acédie ? La fatigue excessive du corps ? Certes non. Toutes ces choses peuvent bien arriver dans le monde [présent], mais lorsque le voile des passions aura été enlevé et ne recouvrira plus les yeux de la pensée, lorsque lui apparaîtra la gloire [divine], elle sera ravie dans l’émerveillement. Si Dieu n’avait pas limité la durée de telles expériences ici-bas, s’il avait permis que l’homme en jouisse durant toute sa vie, celui-ci ne voudrait jamais se séparer d’une telle contemplation ; à plus forte raison en sera-t-il ainsi dans l’au-delà, où tout ce que nous venons d’énumérer n’existera plus, car le bien y est sans limites. Nous jouirons pleinement de tout cela dans le palais du Roi, si nous nous en rendons dignes par notre manière de vivre. Comment donc la pensée pourrait-elle alors s’écarter et s’éloigner de cette merveilleuse et divine contemplation, pour retomber dans quelque autre chose ? Malheur à nous ! Car nous méconnaissons notre âme, et cet autre mode de vie auquel nous sommes appelés ; tandis que la vie présente, si fragile, cette condition animale, les tribulations du monde, et le monde lui-même, avec sa malice et ses facilités, nous les croyons être quelque chose.

DISCOURS 19

O malheureux homme, veux-tu trouver la Vie ? Garde en toi la foi et l’humilité, et grâce à elles tu trouveras la miséricorde et le secours de Dieu, [tu entendras] les paroles que Dieu t’adressera dans ton cœur, et ton [ange] gardien demeurera avec toi secrètement et visiblement. Veux-tu obtenir toutes ces choses, qui sont une source de vie ? Marche devant Dieu avec simplicité, et non en te servant de la connaissance86. La foi suit la simplicité, tandis que la subtilité et la complication [des discours] engendrent la suffisance, et celle-ci éloigne de Dieu. Quand tu te prosternes devant Dieu dans la prière, considère-toi comme une fourmi, comme un reptile qui se traîne sur la terre, comme une sangsue, comme un enfant qui balbutie. Ne lui parle pas comme si tu savais quelque chose, mais approche-toi de lui avec une âme de petit enfant et marche ainsi en sa présence, pour que tu sois digne de bénéficier de cette providence paternelle que les pères ont pour leurs petits enfants. Il est dit : « Le Seigneur garde les petits enfants » (Ps.114, 6). Un petit enfant s’approche d’un serpent, le prend par le cou, et le serpent ne lui fait aucun mal.

85 D’après le syriaque ; par suite d’une erreur de lecture, le grec porte : « une conversation de vie ».

86 Comme on le verra par la suite, il s’agit ici de la « connaissance psychique », fondée sur le raisonnement et les règles de la logique humaine. Isaac l’appelle ici « psychique » non parce qu’elle se situerait au degré intermédiaire de la vie spirituelle, selon la terminologie de Jean le Solitaire, mais en référence à l’expression de saint Paul dans 1 Cor., 2, 14 ; cf infra, 62-65, 7 ; p. 393, Note 235.

Un petit enfant reste nu tout l’hiver, alors que tous les autres ont le corps et la tête bien couverts, le froid s’insinue dans tous ses membres sans qu’il en souffre ; il reste assis, nu, un jour de froid, de gel et de givre, et il n’en subit pas de dommage, parce que son corps innocent est couvert d’un autre vêtement, invisible, tissé par cette providence secrète qui protège ses tendres membres, pour que rien de nuisible ne puisse s’en approcher.

2. Ne crois-tu pas maintenant qu’il existe une providence secrète par laquelle un corps frêle, exposé à tous les dangers à cause de la délicatesse et de la faiblesse de sa constitution, est protégé contre les forces hostiles qui l’entourent, et n’en reçoit aucune atteinte ? Quand le psalmiste dit : « Le Seigneur garde les petits enfants » (Ps.114, 6), il ne parle pas seulement de ceux qui sont corporellement de petits enfants, mais aussi de ceux qui, bien qu’étant sages dans le monde, ont renoncé à leur connaissance, se sont appliqués entièrement à la seule sagesse qui suffise, sont devenus volontairement comme de petits enfants, et ont appris cette autre sagesse qui ne s’enseigne pas dans les écoles. Paul, sage lui-même dans les choses divines, a dit très justement : « Si quelqu’un pense être sage selon ce monde, qu’il devienne fou, afin de devenir sage » (1 Cor., 3, 18). Demande donc à Dieu de te donner d’atteindre à la [pleine] mesure de la foi. Et si tu en viens à goûter dans ton âme les délices de cette foi, il ne me sera pas difficile de te dire que rien désormais ne te sépare plus du Christ. Et toi, il ne te sera pas difficile alors d’être, à tout moment, arraché aux choses de la terre, d’oublier ce monde malade et de perdre le souvenir de ses occupations. Prie instamment pour cela, supplie avec ferveur, demande-le avec zèle, jusqu’à ce que tu l’aies obtenu. Ne t’en lasse pas. Tu en seras jugé digne si, d’abord, tu te fais violence pour « jeter ton souci sur le Seigneur » (cf. Ps. 54, 23) avec foi, et si tu échanges ta propre providence contre la sienne. Alors, quand il verra ta résolution et qu’avec une totale pureté de cœur tu as mis ta confiance en lui seul, et non plus en toi-même, et que tu t’es fait violence pour espérer en lui plus qu’en ta propre âme, alors une force qui t’est inconnue viendra demeurer sur toi, et tu percevras sensiblement que sa puissance est indubitablement avec toi. Beaucoup, lorsqu’ils ont ressenti cette puissance, sont entrés sans crainte dans le feu, ou ont marché sur les eaux, sans que la pensée qu’ils risquaient d’être engloutis les fasse hésiter. En effet, la foi fortifie les sens de l’âme, et l’homme, grâce à une autre vision qui dépasse les sens, perçoit une présence invisible qui le persuade de ne pas se laisser impressionner par les choses terrifiantes qu’il voit.

4. Ce degré de la connaissance est la perception par les sens [spirituels] des délices de la vie dans cet autre monde. Dès maintenant, fuis la multiplicité des pensées. En effet, la connaissance psychique ne peut procéder qu’au moyen de cette multiplicité, mais elle ne saurait atteindre ainsi cette autre réalité qu’il n’est donné de percevoir que dans la simplicité de la pensée, comme il est dit : « Si vous ne changez pas et ne redevenez comme des petits enfants, vous ne pourrez entrer dans le Royaume de Dieu » (Mt., 18, 3). Certes, la majorité des hommes ne parviendra jamais à une telle innocence ; nous espérons toutefois que, en raison de leurs bonnes actions, une place leur est réservée dans le Royaume des cieux ; ceci ressort de l’interprétation des Béatitudes, que, dans deux évangiles, [le Seigneur] a placées dans un ordre différent pour nous faire comprendre qu’il existe différentes manières, selon les divers genres de vie, de réaliser ces Béatitudes. Dieu en effet ouvre la porte du Royaume des cieux à chaque homme, selon sa mesure, quel que soit le chemin par lequel il marche vers Lui.

5. Quant à cette connaissance spirituelle, nul ne peut la recevoir s’il ne change et ne redevient comme un petit enfant. C’est alors qu’il peut percevoir par ses sens [spirituels] les délices du Royaume des cieux. On appelle « Royaume des cieux » la contemplation spirituelle, et celle-ci ne s’obtient pas par l’activité des pensées, mais c’est la grâce qui nous donne de la goûter. Et tant que l’homme n’est pas purifié, il n’est même pas capable d’en entendre parler, car nul ne peut l’acquérir par un enseignement [extérieur]. Mais, mon enfant, si tu parviens à la pureté du cœur, laquelle vient de la foi et s’acquiert loin des hommes, dans l’hèsychia, et si tu oublies ta connaissance selon ce monde, au point de n’en plus rien ressentir, soudain la connaissance spirituelle se présentera devant toi, sans que tu aies rien fait pour cela. « Érige une stèle, est-il écrit, verse de l’huile sur elle, et tu trouveras un trésor dans ton seing. » Mais si tu es retenu dans les filets de la connaissance psychique, je puis dire sans exagération qu’il te serait plus facile de te libérer de liens de fer que de t’en échapper. Jamais tu n’éviteras les pièges de l’illusion, jamais tu n’auras de confiance filiale (parrhèsia) ni d’assurance à l’égard du Seigneur, à chaque moment tu marcheras sur le fil d’une épée, et tu ne seras jamais sans tristesse. Prie avec simplicité, [reconnaissant] ta faiblesse, afin de bien vivre en présence de Dieu, et tu n’auras plus de soucis. De même en effet qu’un corps est toujours suivi de son ombre, ainsi l’humilité est toujours suivie par la miséricorde [divine]. Ainsi donc, si tu veux passer ta vie dans les choses spirituelles, ne fais aucune concession aux pensées psychiques. Et même si tous les malheurs, tous les maux et tous les dangers possibles t’entouraient et voulaient t’effrayer, ne t’en inquiète pas, et n’en tiens aucun compte.

6. Si une fois pour toutes tu t’es confié au Seigneur, qui suffit pour te garder, et si tu t’es mis à le suivre, ne recommence pas à te soucier de toutes ces choses, mais dis à ton âme : « Il me suffit pour tout, Celui à qui j’ai une fois pour toutes confié mon âme. Je ne suis plus là 88. C’est lui qui sait [ce dont j’ai besoin]. » Et aussitôt tu verras à l’œuvre les merveilles de Dieu. Tu verras comme il est proche en tout temps de ceux qui le craignent, pour les délivrer, et comment sa providence les entoure, même si elle reste invisible. Ce n’est pas parce que ton [ange] gardien n’est pas visible aux yeux du corps que tu dois douter de son existence. Souvent d’ailleurs il se révèle même aux yeux du corps pour te donner courage.

7. En effet, quand l’homme rejette tout secours visible et tout espoir humain, et se met à suivre Dieu dans la foi et avec un cœur pur, aussitôt la grâce vient l’assister et lui révèle sa puissance en le secourant de multiples façons. Tout d’abord, c’est dans les choses visibles et qui concernent [les nécessités du] corps qu’elle lui manifeste son secours, en l’entourant de sa providence. Il peut ainsi ressentir davantage la puissance de la providence divine à son égard, et c’est par la connaissance [des manifestations] visibles [de cette providence] qu’il est affermi dans la certitude des invisibles, d’une manière adaptée à sa façon encore enfantine de penser et de se conduire. C’est ainsi que ce dont il a besoin lui est procuré sans travail de sa part, afin qu’il n’ait aucun souci. La grâce éloigne de lui beaucoup d’attaques, souvent très dangereuses, qui le menaçaient, afin qu’il n’ait pas à s’en préoccuper ; elle les chasse loin de lui, d’une façon secrète et merveilleuse, et elle le protège, comme l’oiseau qui nourrit ses petits étend sur eux ses ailes, pour qu’aucun danger ne les approche. Elle révèle à ses yeux qu’il était près de sa perte, et qu’il est demeuré sans dommage.

88 C’est-à-dire : « Je n’ai plus à me soucier de rien ici-bas. »

De la même façon, elle l’instruit ensuite au sujet des choses invisibles, et elle lui révèle les embuscades que lui tendent les suggestions intérieures et les pensées difficiles à combattre et insaisissables. Il parvient alors facilement à comprendre ce qu’elles sont, leur enchaînement réciproque, leurs tromperies, comment elles sont étroitement unies entre elles, comment elles s’engendrent l’une l’autre, et conduisent ainsi l’âme à sa perte. Elle dévoile clairement devant ses yeux chaque embûche des démons et la malice des pensées qu’ils inspirent. Elle met en lui une intelligence pénétrante qui lui permet de prévoir ce qui va arriver ; elle fait se lever dans sa simplicité une lumière secrète qui lui fait sentir, dans tous les domaines, la puissance des pensées subtiles, et qui lui montre comme du doigt tout ce qu’il aurait eu bientôt à souffrir s’il était resté ignorant de ces choses. Alors naît en lui [la conviction] qu’il faut adresser des prières au Créateur au sujet de toutes choses, petites ou grandes.

8. Dès que la grâce divine a affermi sa pensée, à tous égards, dans la confiance en Dieu, elle commence, peu à peu, à le faire entrer dans des épreuves. Mais elle veille à lui en épargner de trop fortes qui dépasseraient sa mesure et qu’il ne pourrait supporter. Et au sein de ces épreuves, un secours lui est accordé d’une manière sensible, afin de l’encourager, jusqu’à ce que, peu à peu, il acquière la sagesse et méprise ses ennemis, parce qu’il a mis sa confiance en Dieu. Sans cela, il ne lui serait pas possible de devenir sage dans les combats spirituels, de connaître et de ressentir combien son Dieu prend soin de lui, ni d’être secrètement confirmé dans sa foi, en ayant acquis la force que donne l’expérience.

11. Rien ne donne plus de force que le désespoir 89. Il ne peut subir de défaite de la part de personne, que ce soit de droite ou de gauche. Quand l’homme a retranché dans sa pensée tout espoir concernant cette vie, nul ne peut plus rivaliser en

89 C’est-à-dire le fait de ne plus rien attendre ni espérer de ce qui concerne la vie présente.

hardiesse avec lui. Aucun ennemi ne peut plus tenir en face de lui, et il n’est aucune tribulation dont l’annonce soit capable d’affaiblir son courage. Toute tribulation en effet est pour lui moindre que la mort ; or il s’est résigné à accepter la mort. Si, en tout lieu, en toute occasion, en tout temps, en tout ce dont tu veux t’occuper, tu fais du labeur et de la peine le but que tu te proposes, non seulement tu seras toujours courageux et résolu pour résister à tout ce qui semble être une difficulté, mais tes pensées seront assez puissantes pour mettre en fuite toute inquiétude et toute crainte, ces craintes qu’engendrent ordinairement en l’homme les pensées qui l’incitent au repos. Tout ce qui t’arrive de difficile et de dur te semblera facile et aisé. Souvent même les choses que tu redoutes auront un effet contraire [et bénéfique], et peut-être ne rencontreras-tu plus jamais aucune de ces difficultés.

DISCOURS 20

9. Mais quelqu’un demandera : « Que dois-je faire ? Comment puis-je acquérir l’humilité ? De quelle façon serai-je rendu digne de la recevoir ? Vois, je me fais violence à moi-même, et quand je crois l’avoir acquise, je m’aperçois que des pensées qui lui sont contraires tourbillonnent dans mon esprit. Et aussitôt je tombe dans le désespoir. » À celui qui interroge ainsi, on répondra : « Il suffit au disciple d’être comme son Maître et au serviteur d’être comme son Seigneur » (Mt., 10,25). Vois comment l’a acquise Celui qui prescrit l’humilité et en fait don. Deviens-lui semblable, et tu la trouveras. Lui-même a dit : « Le Prince de ce monde vient, et il ne trouvera rien en moi » (Jn, 14, 30). Vois-tu comment c’est par la perfection de toutes les vertus qu’il est possible d’acquérir l’humilité ? Imite Celui qui nous l’a prescrite : « Les renards, a-t-il dit, ont des tanières et les oiseaux du ciel des nids, mais le Fils de l’homme, lui, n’a pas où reposer sa tête » (Mt., 8, 20), lui qui est glorifié par tous ceux qui ont atteint la perfection, la sanctification et la plénitude dans toutes les générations, avec le Père qui l’a envoyé et avec le Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Amen.

DISCOURS 21

3. Il trouve désormais ses délices dans une prière pleine de foi. Son cœur est illuminé par la confiance. Il est loin de son aveuglement d’autrefois et de sa prière [prononcée] du bout des lèvres. Depuis qu’il a compris tout cela, il possède la prière dans son âme comme un trésor. Et si grande est sa joie que sa prière s’est changée en cris d’action de grâces. C’est ce qu’a dit celui 92 qui a donné la définition de chaque aspect de la vie spirituelle : « La prière est une joie qui suscite l’action de grâces. » Il parle ici de cette prière qui présuppose qu’on a reçu la connaissance de Dieu, c’est-à-dire qui vient de Dieu. L’homme prie désormais sans peine ni labeur, comme c’était le cas avant qu’il eût ressenti cette grâce, mais dans la joie du cœur et l’émerveillement ; sans cesse naissent en lui des mouvements d’action de grâces, sans cesse il se prosterne silencieusement. Saisi d’émerveillement et de stupeur devant la manifestation intérieure de la grâce de Dieu, il élève

92 Il s’agit d’Evagre le Pontique ; cf. son Traité de la Prière, 15 ; PG 79, 1165. « Littéralement : « la connaissance » [expérimentale].

soudainement la voix, il loue et glorifie Dieu, il fait monter des actions de grâces et laisse parler sa langue, dans un extrême émerveillement.

4. Celui qui est parvenu véritablement, et non en imagination, à cet état, et qui a observé tout cela en lui-même et en a remarqué les divers aspects grâce à sa grande expérience, connaît ce dont je parle et sait qu’il n’y a là rien de contraire à la vérité. Qu’il cesse désormais de penser à des choses vaines et reste avec Dieu par une prière continuelle, rempli de crainte et d’effroi à la pensée d’être privé de l’abondance de son secours.

5. Tous ces biens viennent, pour l’homme, de la reconnaissance de sa propre faiblesse. En effet, dans son grand désir du secours divin, il s’approche de Dieu, en persévérant dans la prière. Et dans la mesure même où il s’approche de Dieu par sa disposition intérieure, Dieu s’approche de lui par ses dons, et il ne lui refuse pas sa grâce, à cause de sa grande humilité. Car il est comme la veuve qui ne cessait de poursuivre le juge de ses cris pour qu’il lui rende justice contre son Adversaire (Lc, 18, 1-5). Dieu, plein de compassion, attend pour lui accorder ses grâces, afin que ce retard incite l’homme à l’approcher et à demeurer, pressé par la nécessité, auprès de Celui qui est la source d’où jaillit le secours. Dieu accorde cependant certaines demandes, celles, dirai-je, sans lesquelles l’homme ne pourrait être sauvé. Mais il en est d’autres auxquelles Dieu tarde à répondre. Dans certains cas, il éteint et repousse loin de lui les traits enflammés de l’Ennemi. Dans d’autres cas, il permet que l’homme soit tenté, pour que cette épreuve l’amène à s’approcher de lui, comme je l’ai dit, et pour que l’expérience des tentations l’instruise. C’est ce que dit l’Écriture : « Le Seigneur a permis que de nombreuses nations ne soient pas détruites et ne soient pas livrées aux mains de Josué, fils de Navé, afin qu’elles servent à l’instruction des fils d’Israël et que les tribus des Hébreux apprennent à combattre » (Juges, 2,23 ss.).

DISCOURS 23

L’ÂME qui aime Dieu trouve en Dieu, et en lui seul, son repos. Commence par te défaire de toute attache extérieure, et alors tu pourras attacher ton cœur à Dieu, car avant de s’unir à Dieu, il faut se détacher de la matière. C’est quand il a été sevré que l’on donne du pain à un petit enfant. De même, l’homme qui veut s’ouvrir largement aux choses de Dieu doit d’abord devenir étranger au monde, comme l’enfant se sépare des bras de sa mère et de ses mamelles. L’œuvre du corps précède celle de l’âme, de même que la poussière [dont fut formé] Adam a précédé l’insufflation de l’âme (cf. Gen., 2, 7). L’homme qui n’a pas accompli l’œuvre corporelle95 ne peut pas posséder l’œuvre de l’âme, car la seconde naît de la première, comme l’épi naît du grain de blé. Et l’homme qui ne possède pas l’œuvre de l’âme est privé des dons spirituels.

Les jeûnes, les métanies, les agrypnies et les autres pratiques ascétiques qui s’accomplissent avec le corps constituent « l’œuvre corporelle » ; « l’œuvre de l’âme » consiste dans la vigilance intérieure, la prière incessante et les premières formes de la théôria ; les « dons spirituels » sont la connaissance spirituelle, l’émerveillement et la stupeur devant les réalités divines.

DISCOURS 24

L’AMOUR de Dieu est par nature une chaleur. Quand il fond sans mesure sur un homme, il jette son âme dans l’extase. C’est pourquoi le cœur de celui qui l’a éprouvé ne peut le contenir ou le supporter sans qu’un changement inhabituel n’apparaisse en lui, proportionné à l’intensité de cet amour. Tels sont les signes sensibles de cet amour : le visage de l’homme s’enflamme, il rayonne la joie, et son corps est pénétré de chaleur. La crainte et la honte le quittent, et il devient comme hors de lui-même. La puissance qui rassemble l’intellect l’abandonne, il est comme hors d’esprit, la mort redoutable lui est une joie, et la contemplation de son intellect, captivée par la vision des choses célestes, ne connaît plus d’interruption. Lui-même n’est pas aux cieux, mais il parle comme s’il y était, demeurant caché aux yeux de tous. Sa connaissance et sa vision naturelles ont disparu, et il n’a plus conscience de se mouvoir parmi les choses terrestres. Même s’il fait quelque mouvement, il n’en a aucune conscience, car son intellect est ravi dans la contemplation et sa pensée est toujours en conversation avec un Autre.

DISCOURS 30

LA reconnaissance de celui qui reçoit incite le donateur à faire de plus grands dons. Celui qui méprise les petites choses sera également infidèle dans les grandes.

2. Si le malade reconnaît sa maladie, la guérison est aisée ; de même, celui qui confesse sa propre faiblesse est proche du salut.

5. Souviens-toi de ceux qui te dépassent en vertu, et, en comparaison, ton âme te paraîtra toujours pauvre.

6. Aie toujours présentes à l’esprit les grandes souffrances de ceux qui subissent de graves et cruels tourments ; tu pourras ainsi rendre grâces pour les petites épreuves qui t’atteignent, et tu sauras les supporter avec joie.

[...]

11. Efforce-toi d’entrer dans la chambre du trésor qui est en toi ; alors, tu verras le trésor qui est dans le ciel, car ils ne font qu’un, et c’est par la même porte qu’on y accède. L’échelle qui mène au Royaume est au-dedans de toi, cachée dans ton âme. Pénètre profondément en toi-même, loin du péché, et tu y découvriras les degrés par lesquels tu pourras monter.

12. Les Écritures n’expliquent pas la nature des réalités du monde à venir, mais elles nous enseignent clairement [la voie à suivre pour] percevoir dès maintenant leurs délices, sans avoir à changer de nature ni de lieu. Elles désignent ces réalités par des noms pleins de charme et d’attrait, qui évoquent des choses qui sont pour nous glorieuses, douces ou précieuses, afin d’éveiller en nous un désir ardent à leur égard. Néanmoins, quand elles nous disent à leur sujet : « Ce que l’œil n’a pas vu ni l’oreille entendue » (1 Cor., 2, 9), elles nous révèlent que ces réalités ne ressemblent à aucune des choses d’ici-bas, car elles sont incompréhensibles. Il s’agit de délices spirituelles, bien différentes du plaisir que procurent les choses de la terre. Il nous est dit que ceux qui les éprouvent sont déjà dans le monde à venir. Sinon, il ne serait pas écrit que « le Royaume des cieux est au dedans de vous » (Lc, 17, 21), ni : « Que ton Royaume vienne » (Mt., 6, 10). Ces mots signifient que nous possédons en nous une réalité qui est un gage de ces délices, et qui peut être perçue par nos sens spirituels. Il existe nécessairement une certaine ressemblance entre elles et ce gage ; ici [nous les possédons] en partie, là-haut [ce sera] dans leur plénitude. Néanmoins, l’expression « comme en un miroir » (2 Cor., 3, 18) nous montre qu’il s’agit de la possession d’une ressemblance, et non de la réalité elle-même [du Royaume des cieux]. Selon le témoignage véridique des interprètes de la sainte Écriture, cette sensation perçue par notre intellect est l’effet d’une énergie du Saint-Esprit, et une partie de la réalité plénière.

[...]

21. En fait, les choses de Dieu viennent d’elles-mêmes, sans qu’on s’en rende compte, si la place est libre et sans souillures. Si la pupille de ton âme n’a pas été purifiée, ne t’aventure pas à regarder le globe solaire : tu serais privé même de la vue ordinaire, qui consiste dans la simple foi, dans l’humilité, dans la confession qui jaillit du cœur et dans une pratique légère proportionnée à tes forces. Et on te jetterait dans l’un de ces lieux spirituels qui ne sont que ténèbres et absence de Dieu, comme “cet homme qui avait eu l’audace de pénétrer dans la salle du festin avec des habits sordides (cf. Mt., 22, 11-13).

DISCOURS 31-32

GLOIRE à Celui qui a répandu abondamment ses dons sur les hommes ! Bien qu’ils soient des êtres de chair, il leur a donné de servir dans l’ordre des natures incorporelles ; il a rendu notre nature terrestre digne d’exposer ces mystères, et même des pécheurs tels que nous, qui sommes indignes d’en entendre seulement parler. Mais par sa grâce, il a ouvert une brèche dans la dureté de nos cœurs, pour que nous parvenions à les comprendre, grâce à la contemplation de la divine Écriture et à l’enseignement des saints Pères. Car, par mes propres combats, je n’ai pas été rendu digne d’expérimenter la millième partie des choses que j’ai écrites de ma main, et particulièrement de ce discours que je vais composer pour stimuler et illuminer nos âmes et celles de quiconque l’aura entre ses mains, en espérant que quelques-uns seront incités à désirer ce dont je parle, et ainsi à le mettre en pratique.

2. Autre chose est le plaisir (hèdonè) éprouvé dans la prière, et autre chose la vision divine (théôria) obtenue dans la prière. La seconde l’emporte en perfection sur le premier, comme l’homme adulte sur l’enfant. Il arrive que les versets d’un psaume deviennent doux dans la bouche, et que l’on répète continuellement ce même verset durant la prière, sans pouvoir passer au suivant, car on ne peut s’en rassasier. Mais parfois, il arrive que de la prière naisse une certaine vision divine qui fait s’évanouir la prière sur les lèvres. Frappé de stupeur par cette vision, l’homme devient comme un corps privé de souffle. C’est là ce que nous appelons vision divine dans la prière ; ce n’est ni un produit de l’imagination, ni une illusion, comme le prétendent les sots.

3. Cette vision dans la prière comporte d’ailleurs des degrés divers et des dons différents. Mais, jusque-là, il s’agissait toujours de prière, car on n’était pas encore parvenu à ce stade où il n’y a plus de prière, mais un état supérieur à la prière . Les mouvements de la langue et du cœur dans la prière sont des clefs. Mais ce qui succède à leur usage, c’est l’entrée dans la chambre du trésor. Alors, toute lèvre et toute langue se taisent ; le cœur, qui contient les pensées, l’intellect, qui gouverne les sens, et la pensée, cet oiseau rapide et audacieux, font silence. Toute leur activité, toute leur industrie et toutes leurs recherches s’arrêtent, car le Maître de maison est là.

Sur la prière pure

4. De même que toutes les obligations des lois et des commandements que Dieu a donnés aux hommes ont leur terme dans la pureté du cœur, comme l’ont dit les Pères, de même toutes les formes et tous les modes de prière par lesquels les hommes s’adressent à Dieu ont leur fin dans la prière pure. Les lamentations, les protestations d’humilité, les supplications, les demandes secrètes, les douces larmes et toutes les autres formes de prière, comme je l’ai dit, se meuvent dans un domaine qui a pour limites la prière pure. Dès que l’intellect a atteint les limites de la prière pure et s’est avancé au-delà, il n’y a plus de prière, ni de mouvements intérieurs, ni de larmes, ni d’autorité, ni de liberté, ni de supplications, ni de souhaits, ni de désir pour aucune des choses que l’on peut espérer en ce monde ou en l’autre. Il n’y a plus de prière au-delà de la prière pure. Toute l’activité discursive de la prière et toutes ses formes ont conduit l’intellect jusque-là, par le pouvoir de la volonté libre. C’est pourquoi cette phase comportait des combats. Mais une fois la limite franchie, c’est la stupeur émerveillée, ce n’est plus la prière. Tout ce qui relève de la prière cesse, c’est maintenant une contemplation, et l’intellect cesse d’agir pour prier. Toute forme de prière implique une activité de l’âme, mais quand l’intellect en vient à être mû par l’Esprit-Saint, il cesse de prier.

5. Autre chose est la prière, autre chose la contemplation qui se lève durant la prière, même si l’une est la cause de l’autre. L’une est la semence, l’autre la gerbe que l’on moissonne. Et le moissonneur est stupéfait et demeure sans voix en constatant soudainement que les grains nus et minuscules qu’il a semés ont produit ces lourds épis. Et tandis qu’il les contemple, il demeure sans mouvement. Toute prière est soit supplication, soit demande, soit louange ou action de grâces. Examine s’il reste l’une de ces choses, ou quelque demande, quand l’intellect a franchi cette limite et est entré dans cette région [de la contemplation]. Je pose la question à celui qui connaît la vérité. Il n’est pas donné à tous d’avoir ce discernement, mais seulement à ceux qui ont eu eux-mêmes cette vision et en ont été les ministres, ou qui, instruits par des Pères [qui en ont eu l’expérience], ont appris la vérité de leur bouche, et ont consacré leur vie à cette recherche et à s’instruire de tout cela.

8. Quelqu’un cependant pourra se souvenir de ce que les Pères appellent « prière spirituelle », sans comprendre le sens de leurs paroles, et dire : « Cela aussi fait partie du domaine de la prière. » Mais j’estime que si l’on recherche quelle en est la signification, on sera amené à dire que c’est un blasphème, de la part d’une créature, de prétendre que la prière spirituelle puisse être un acte de prière 124. Car toute prière que l’on fait est inférieure à ce qui est spirituel, et tout ce qui est spirituel est

124 Littéralement : « peut être priée ».

[un état et] non un acte. Et s’il est déjà difficile de prier d’une façon pure, que dire de la prière spirituelle ? Les saints Pères ont coutume de ranger tout bon mouvement et toute activité spirituelle sous le nom de prière ; et non seulement eux, mais ceux qui ont été illuminés par la connaissance 125 considèrent les bonnes actions comme une forme de prière. Et cependant, il est évident que la prière [proprement dite] est une chose, et les actions que l’on accomplit une autre. Souvent, certains appellent la prière spirituelle « contemplation », d’autres la nomment « connaissance », et d’autres encore « vision de l’intellect » (optasia noéra). Voyez-vous que les Pères emploient divers noms pour désigner les choses spirituelles ? Seules les choses de ce monde peuvent être désignées par des termes précis ; les réalités du monde à venir ne peuvent avoir de noms exacts et adéquats ; elles ne relèvent que d’une simple perception qui transcende tout nom, tout élément, toute figure, toute couleur, toute forme, toute appellation composée. C’est. pourquoi, lorsque la connaissance de l’âme s’est élevée au-delà du monde visible, les Pères, tout en sachant que personne ne peut la nommer avec exactitude, emploient les termes qu’ils veulent pour désigner cette connaissance, afin de pouvoir fonder sur eux un discours « psychique 126 ». Ils s’expriment alors comme en paraboles et en énigmes, ainsi que l’écrit saint Denys : « Nous usons de paraboles, de syllabes, de noms conventionnels et de mots pour manifester notre pensée de façon sensible, mais quand notre âme est attirée par l’opération du Saint-Esprit vers les choses divines, alors aussi bien nos sens que leur activité deviennent superflus, de même que nos facultés intellectuelles, lorsque l’âme est devenue semblable à la Divinité par une union incompréhensible et est illuminée dans ses élans par les rayons de la Lumière incompréhensible.127 »

125 A la place de « ceux qui ont été illuminés par la connaissance », le syriaque porte : « le bienheureux Interprète », c’est-à-dire Théodore de Mopsueste.

126 L’expression « connaissance psychique » désigne ici une connaissance conceptuelle, discursive et raisonnante.

127 DENYS L’ARÉOPAGITE, Les noms divins, 2, 11 ; PG 3, 708 D, cité par Isaac selon une version syriaque.

9. Ainsi donc, mon frère, tu peux en être sûr : le pouvoir que possède l’intellect de diriger ses mouvements avec discernement a pour limite la pureté dans la prière. Quand l’intellect a atteint ce point, il peut soit revenir en arrière, soit s’arrêter de prier. La prière est ainsi un intermédiaire entre le stade psychique et le stade spirituel. Tant qu’il produit des mouvements, l’intellect est dans le stade psychique ; dès qu’il franchit la limite, il cesse de prier. De même que les saints, dans le monde à venir, ne prient plus, car leur intellect a été submergé par l’Esprit, mais demeurent en extase dans cette gloire qui les comble de délices, de même l’intellect, lorsqu’il lui a été donné de percevoir la béatitude future, s’oublie lui-même et oublie tout ce qui est terrestre, et ne peut plus être mû par la pensée de quoi que ce soit.

[...]

15. Quel [autre] temps pourrait être aussi saint, et aussi adapté par sa sainteté à la réception des dons [divins], que le temps de la prière, où l’homme parle avec Dieu ? À ce moment, quand nous adressons à Dieu nos demandes et nos supplications et lui parlons, l’homme rassemble nécessairement tous les mouvements et toutes les pensées [de son âme] et s’entretient avec Dieu seul, et son cœur est abondamment rempli de Dieu. À partir de là, le Saint-Esprit suscite en lui des perceptions qui dépassent toute compréhension, en prenant occasion de cette prière, dans la mesure où l’homme est susceptible de cette motion. Ainsi, par l’effet de ces perceptions, la prière est arrêtée dans son mouvement, et l’intellect est absorbé dans un émerveillement plein de crainte, si bien qu’il en oublie l’objet de sa demande. Les mouvements de l’intellect sont plongés dans une profonde ivresse, et l’homme n’est plus de ce monde. Il n’a plus de perception distincte ni du corps, ni de l’âme, ni d’aucun souvenir de quoi que ce soit. Comme le dit Evagre 132, « la prière est la pureté de l’intellect qui n’est arrêtée que par la lumière de la Sainte-Trinité, moyennant un émerveillement plein de crainte 133. » Tu vois comment la prière est arrêtée par la

132 Ici et dans la suite de ce Discours, les traducteurs grecs ont remplacé le nom d’Evagre par celui du « divin et grand Grégoire », c’est-à-dire saint Grégoire le Théologien.

133 EVAGRE LE PONTIQUE, Gnostikos, 30 ; dans W. Frankenberg, Evagrius Ponticus, Berlin, 1912, p. 454 ; cf J. Muyldermans, « Note additionnelle à Evagriana », dans Le Muséon, 44 (1931), p. 377, Sent. 27. Le texte original d’Evagre porte : « La prière est un état de l’intellect produit seulement par la lumière de la Sainte-Trinité. » Selon le vocabulaire d’Evagre en effet, la contemplation de la Sainte-Trinité constitue le degré le plus élevé de la prière. Mais l’interprète syriaque a traduit : « La prière est un état de l’intellect qui n’est arrêté que par la lumière de la Sainte-Trinité. » Ce contresens a permis à saint Isaac de formuler une doctrine juste, en l’attribuant à tort à son maître vénéré Evagre. Pour Isaac, la prière proprement dite est toujours demande, épiclèse, imploration de la descente du Saint-Esprit ; quand celui-ci survient, l’activité propre, délibérée, de l’homme, et donc « la prière », n’a plus qu’à s’effacer, et l’expérience du don lui-même du Saint-Esprit n’est pas une prière. La même conception, sans doute influencée dans son expression par la lecture de S. Isaac, se retrouve au XIX » ! » siècle chez S. Séraphin de Sarov ; cf I. GORATNOFF, Séraphin de Sarov (SO 11), Bellefontaine, 2004, p.153-154.

stupeur qui naît quand on obtient ce qui était demandé dans la prière, comme je l’ai dit au début de ce discours et en beaucoup d’autres endroits. Le même Evagre a dit encore : « La pureté de l’intellect est le haut vol des facultés spirituelles, pareil à la nuance du ciel dans lequel se lève, au temps de la prière, la lumière de la Sainte-Trinité 134. »

16. Question. — Quand un homme est-il jugé digne de la plénitude d’une telle grâce ?

Réponse. — Quand l’intellect se dépouille du vieil homme et revêt le nouveau par la grâce ; alors, au temps de la prière, il voit son propre état pareil au saphir ou à la couleur du ciel ; c’est ce que les anciens d’Israël ont appelé le Lieu de Dieu, quand il leur apparut sur la montagne 135 (cf. Ex., 24, 9 - 11).

17. Ainsi donc, comme je l’ai dit, ce don ne doit pas être appelé « prière spirituelle ». Mais alors, comment le nommer ? Fruit de la prière pure, lorsqu’elle est submergée par l’Esprit. L’intellect s’est élevé au-delà de la prière et, ayant rencontré une chose plus excellente, il cesse de prier. À partir de là, il n’y a plus de prière, mais un regard accompagné de stupeur sur une réalité sans composition qui n’appartient pas au monde des mortels, et la prière se tait dans l’ignorance de tout ce qui est de la terre. C’est là l’ignorance supérieure à toute connaissance dont Evagre a dit : « Bienheureux celui qui a atteint, dans la prière, à l’ignorance qui ne peut être dépassée 136. » Puissions-nous en être rendus dignes par la grâce du Fils unique de Dieu, à qui convient toute gloire, honneur et adoration, maintenant et toujours et dans les siècles des siècles. Amen.

134 EVAGRE LE PONTIQUE, Gnostikos, 4 ; Frankenberg, Op. cit., p. 426 ; Muyldermans, Art. cit., p. 374, Sent. 4.

135 EVAGRE LE PONTIQUE, Gnostikos, 25 ; Frankenberg, Op. cit., p. 450.

136 EVAGRE LE PONTIQUE, Chapitres gnostiques, 3, 88 ; dans A. Guillaumont édit., Les six centuries des Képhalaia gnostika dEvagre le Pontique, dans PO 28, Paris, 1958, p. 134.

DISCOURS 33

L’UN des plus excellents effets du don de la foi est de nous donner la certitude [de l’exaucement] des demandes que nous formulons dans la prière, parce que nous avons mis notre espérance en Dieu. La certitude que procure la foi en Dieu ne vient pas de l’exactitude de notre profession de foi, bien que celle-ci soit la mère de la foi, mais de ce que l’âme voit la vérité divine grâce au genre de vie qu’elle mène. Lorsque les saintes Écritures disent que la foi est étroitement liée à la manière dont on vit, ne crois pas que la foi dont il s’agit soit la [simple] rectitude de la profession de foi ; jamais en effet la foi qui donne la certitude intime (plèrophoria) de l’espérance ne peut être possédée par les non-baptisés ou par ceux dont la pensée est corrompue en ce qui concerne la vérité. La certitude intime de la foi se révèle aux âmes élevées en proportion de leur souci de vivre selon les commandements du Seigneur.

5. Tout cela peut nous faire comprendre que ceux qui sont près d’atteindre le degré de la pureté sont jugés dignes de voir constamment certains saints durant leur contemplation nocturne, et qu’à tout moment durant le jour la vision de ces saints, qui est gravée sur leurs âmes, devient pour eux un sujet de joie grâce à la méditation spirituelle de leur pensée. À cause de cela, ils entreprennent avec ferveur la pratique de la vertu, et un désir ardent de la vertu descend sur eux. Ils disent que les saints anges prennent l’apparence de certains saints, d’hommes vénérables et bons, et qu’ils se manifestent ainsi à l’âme en songe durant son sommeil, quand ses pensées échappent à tout contrôle, pour la remplir de joie et d’allégresse ; et durant le jour, les anges ne cessent de susciter les mêmes images comme objets de leur contemplation Ainsi, la joie que leur procurent les saints allège leur labeur [spirituel] et [les aide] dans leur combat incessant. [En revanche,] chez celui qui a l’habitude de ruminer de mauvaises pensées, les démons suscitent des images à leur ressemblance ; ils revêtent en effet de semblables apparences et montrent à l’âme des représentations imaginaires qui la remplissent d’effroi, en se servant souvent de souvenirs de ce qu’elle a vu dans la journée. Tantôt, par ces visions redoutables, ils terrorisent l’âme et brisent ses forces, tantôt ils lui représentent la difficulté de la vie hésychaste et solitaire, et bien d’autres choses.

DISCOURS 34

10. Ce qui fait progresser le cœur, c’est la méditation de l’objet de son espérance. Ce qui fait progresser dans la vie monastique, c’est le détachement de toutes choses. Le souvenir de la mort est une bonne entrave pour les membres extérieurs. Le stimulant de l’âme est la joie que l’espérance fait fleurir dans l’âme. Ce qui accroît la connaissance 148, ce sont les mises à l’épreuve constantes auxquelles l’intellect est soumis chaque jour lui-même du fait du double changement [qu’il subit, du bien au mal, et du mal au bien]. Si parfois l’isolement nous fait tomber dans l’acédie, — ce que [Dieu] peut permettre par économie 149, — nous avons pour consolation une espérance qui surpasse toute parole, grâce à la foi que nous possédons dans

148 La « connaissance » signifie ici le discernement, la connaissance dans le domaine moral.

149 C’est-à-dire pour nous éprouver et nous faire progresser par un apparent délaissement.

nos cœurs. L’un des Pères théophores a dit excellemment : « Un ardent amour pour Dieu est une consolation suffisante pour celui qui croit, même s’il va perdre la vie. En effet, disait-il, quel dommage les tribulations peuvent-elles causer à celui qui, à cause des biens à venir, a complètement méprisé les délices et le repos de cette vie ? »

11. Je te prescris ceci, frère : Que la miséricorde l’emporte toujours dans ta balance, jusqu’à ce que tu sentes en toi-même la miséricorde que Dieu éprouve pour le monde. Que notre propre état devienne ainsi un miroir dans lequel nous contemplerons en nous-mêmes la ressemblance et l’empreinte véritable de ce qui appartient par nature à la divine essence. Par elles et par ce qui leur ressemble, nous sommes illuminés et nous nous approchons de Dieu avec un intellect limpide. Un cœur dur et sans miséricorde ne peut parvenir à la pureté. Un homme miséricordieux est le médecin de sa propre âme, car il chasse de son intérieur le sombre nuage des passions, comme par un vent violent. La miséricorde est un bon placement auprès de Dieu, selon la parole de l’Évangile de Vie : « Bienheureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde » (Mt., 5, 7).

DISCOURS 35

2. Si un homme ne commence pas par se rendre digne de [la divine] révélation, il n’est pas possible qu’il en reçoive la connaissance. Et s’il ne parvient pas à la pureté, son intellect n’aura pas la limpidité nécessaire pour voir les choses cachées. Tant qu’un homme n’est pas libéré de toutes les choses visibles et de leur possession, il ne peut être libéré des pensées qui s’y rapportent ni être exempt de pensées ténébreuses. Et là où sont les ténèbres et le filet des pensées, là aussi sont les passions. Si un homme n’est pas libéré de tous ces obstacles et de leurs causes, comme nous l’avons dit, son intellect ne peut voir les choses cachées. C’est pourquoi le Seigneur a prescrit, avant toute autre chose, d’embrasser fermement la non-possession, de s’éloigner du trouble du monde et de se libérer des soucis communs à tous les hommes : « Quiconque, dit-il, ne renonce pas à tout ce qui est humain et à tout ce qu’il possède, et ne se renie pas lui-même, ne peut être mon disciple » (cf. Lc, 14, 33). [Le Seigneur a prescrit cela] pour que l’intellect de l’homme ne soit pas lésé par ce qu’il voit, par ce qu’il entend, par le souci des choses du monde, par leur perte ou leur accroissement, ou par les hommes. Il a lié notre intellect en ne lui laissant d’espérance qu’en Lui seul, et il a ainsi tourné vers Lui tout notre souci par la privation de toutes choses, afin que, grâce à cela, nous désirions ardemment converser avec Lui.

3. La prière demande qu’on s’y exerce longtemps, afin que l’intellect, grâce à cette pratique prolongée, devienne sage. En effet, lorsque le renoncement à toute possession a dénoué les liens de nos pensées, il faut que l’on s’applique avec persévérance à la prière, car cela exerce l’intellect et lui apprend à chasser hors de lui-même les pensées ; une longue expérience lui enseigne ce qu’il ne pourrait recevoir d’un autre. Chaque degré de la vie spirituelle en effet est rendu réalisable par celui qui le précède, et il est lui-même nécessaire pour que l’on obtienne ce qui vient ensuite. Le retrait du monde (anachôrèsis) précède la prière, et il est pratiqué en vue de la prière. La prière est nécessaire pour acquérir l’amour de Dieu, car c’est elle qui nous fait découvrir les motifs d’aimer Dieu.

4. Nous devons également savoir, mes bien-aimés, que tout entretien [avec Dieu] dans le secret [de notre âme], que toute bonne pensée par laquelle l’intellect se soucie de Dieu, que toute méditation de choses spirituelles sont du domaine de la prière, portent le nom de prière, et sont comprises sous cette appellation. On peut en dire autant des diverses lectures [spirituelles], des glorifications de Dieu à haute voix, des sentiments de repentir exprimés devant le Seigneur, des prosternations du corps, de la récitation des versets des psaumes, et de toutes les autres choses qui nous apprennent à vraiment prier. De la vraie prière naît l’amour envers Dieu, car l’amour vient de la prière, comme la prière procède du retrait du monde. Nous avons en effet besoin du retrait du monde pour nous entretenir seul à seul avec Dieu. Mais le retrait du monde est précédé par le renoncement au monde, car, si un homme ne renonce pas d’abord au monde et à la jouissance de tout ce qu’il contient, il ne peut vivre en solitude. Et de nouveau, le renoncement au monde présuppose la patience, et la patience la haine du monde. Et la haine du monde présuppose la crainte et le désir. En effet, si la pensée n’est par terrifiée par la crainte de la Géhenne, et animée du désir de la béatitude [à venir], la haine de ce monde ne peut être suscitée en l’homme. Et s’il ne hait pas le monde, il ne pourra pas supporter avec patience d’être privé du repos qu’il procure. Et si l’on n’a pas d’abord acquis la patience, on ne pourra pas choisir un lieu très sauvage et totalement inhabité. Et si on ne choisit pas pour soi-même une vie séparée du monde, on ne pourra pas s’établir dans la prière. Et si l’on ne converse pas sans cesse avec Dieu, si l’on ne s’adonne pas à toute cette activité intérieure mêlée de prière et à ces formes successives de prière dont nous avons parlé, on ne peut ressentir de l’amour [envers Dieu]. L’amour de Dieu vient en effet de ce que l’on s’entretient avec lui. La conversation avec lui et la méditation priante présupposent l’hèsychia, et l’hèsychia la non-possession. La non-possession présuppose la patience ; la patience implique la haine des convoitises ; la haine des convoitises procède de la crainte de la Géhenne et du désir de la béatitude. La convoitise est haïe par celui qui en connaît les fruits, qui sait ce qu’elle lui prépare, et de quels biens elle le prive.

DISCOURS 38

2. Celui qui est parvenu à l’amour de Dieu ne désire plus demeurer ici-bas, car l’amour abolit la crainte (Cf 1 Jn, 4, 18). Bien-aimés, je suis devenu insensé ; je ne supporte plus de garder le mystère dans le silence. Mais je perds la raison pour le bien des frères. Car tel est l’amour vrai : il ne peut pas s’attarder [dans la contemplation d’] un mystère sans ceux qu’il aime. Souvent quand j’écrivais ces choses, mes doigts restaient suspendus au-dessus du papier, et je ne pouvais soutenir le plaisir qui envahissait mon cœur et réduisait mes sens au silence. Bienheureux également celui qui s’entretient sans cesse avec Dieu, qui a renoncé à toutes les choses du monde, et qui demeure avec Dieu seul en le connaissant intimement. S’il persévère, il ne tardera pas à voir une abondance de fruits.

4. Question. — Qu’est-ce que la connaissance (gnôsis) ? Réponse. — C’est la sensation (aisthèsis) 6° de la vie immortelle. Question. — Et qu’est-ce que la vie immortelle ?

Réponse. — C’est la sensation des choses de Dieu. Car l’amour vient de la connaissance intime (synésis) ; la connaissance (gnôsis) divine règne sur tous les désirs, et le cœur qui a reçu une telle connaissance regarde comme superflus toutes les douceurs de la terre. Car rien ne ressemble à la douceur de la connaissance de Dieu. O Seigneur, remplis mon cœur de vie éternelle ! La vie éternelle est la consolation en Dieu. Celui qui a trouvé en Dieu sa consolation estime superflue la consolation du monde.

Question. — D’où vient que l’homme sent qu’il a reçu de l’Esprit la sagesse ?

Réponse. — De la sagesse elle-même, qui lui enseigne dans le secret de son être et dans sa sensibilité [spirituelle] les voies de l’humilité, et lui révèle dans sa pensée comment on reçoit l’humilité.

Question. — À quoi sent-on qu’on a atteint l’humilité ?

Réponse. — À ce qu’il nous répugne de plaire au monde par notre comportement ou par nos paroles, et à ce qu’on tient pour méprisable la gloire de ce monde.

Question. — Et qu’est-ce que les passions ?

Réponse. — Ce sont les attaques, suscitées par les choses de ce monde, qui incitent le corps à satisfaire à ce qu’exigent ses besoins. Elles ne cesseront de nous assaillir tant que ce monde existe. Mais un homme qui a reçu et goûté la grâce divine, et qui a senti en lui-même quelque chose de plus fort que tous ces assauts, ne les laissent pas pénétrer dans son cœur. Car un autre désir, plus puissant, en a triomphé, sur le lieu même de ces attaques. Ni elles-mêmes ni ce qui en procède, ne s’approchent plus de son cœur. Elles restent au-dehors, sans pouvoir rien faire. Ce n’est pas que les assauts des passions aient cessé d’exister, mais le cœur qui les recevait est mort à leur égard, et vit pour autre chose. Ce n’est pas non plus parce que l’homme s’est relâché dans sa vigilance et son discernement, ou dans son activité, mais parce qu’il n’y a plus dans sa pensée aucun trouble. Il a conscience en effet d’être rassasié par la jouissance de quelque chose d’autre.

5. Un cœur qui a reçu la sensation des réalités spirituelles et une vision exacte du monde à venir est dans sa conscience, en face du souvenir des passions, comme le serait un homme rassasié d’aliments exquis devant une nourriture de moindre qualité qui lui serait présentée : il n’y prêterait pas la moindre attention, il ne la désirerait pas, bien plutôt il l’aurait en dégoût et la rejetterait, non pas simplement parce qu’elle serait méprisable et répugnante, mais parce qu’il est rassasié de la première et délicieuse nourriture qu’il a mangée. Il est ainsi bien différent de celui qui dissipa sa part des biens paternels et convoita des caroubes (cf. Lc,15,11 ss). De même, celui à qui on a confié un trésor ne se laisse pas tenter par le sommeil.

DISCOURS 39-40

4. Après cette première opération, une autre suit, quand l’homme progresse dans une bonne manière de vivre, quand il a gravi le degré du repentir, quand il est près de goûter à la contemplation et à ses effets, et a reçu d’en haut la grâce de savourer la douceur de la connaissance spirituelle. Elle commence ainsi : d’abord, il est fortifié dans sa confiance en la providence de Dieu à l’égard de l’homme, il est illuminé par [la pensée] de l’amour de Dieu pour sa création « 67 et il est émerveillé par la façon dont il s’occupe des créatures raisonnables et en prend un soin extrême. Ensuite commence à se manifester en lui [le sentiment de] la douceur de Dieu et l’embrasement de l’amour (agapè) divin qui brûle dans son cœur et consume les passions de l’âme et du corPs.Il ressent cette force lorsqu’il médite constamment sur toutes les natures créées et sur tous les évènements qui le concernent, lorsqu’il y réfléchit et exerce à leur endroit un discernement spirituel. À cause du grand soin que Dieu prend de lui et de sa bonne conscience, l’homme commence bientôt à éprouver un amour passionné (érôs) envers Dieu, et il en devient ivre, comme de vin. Ses membres se relâchent, son intellect est frappé de stupeur et son cœur est captivé par Dieu. Il devient, ainsi qu’on l’a dit, comme un homme ivre de vin. Et plus se fortifient ses sens intérieurs, plus se fortifie aussi cette contemplation. Et plus l’homme lutte pour bien mener son genre de vie, pour être vigilant, pour s’appliquer à la lecture et aux prières, plus se fortifie et s’affermit en lui sa puissance. En vérité, ô frères, quand ceci est donné à l’homme, il ne se souvient plus qu’il porte ce corps, et il n’a plus conscience d’être en ce monde.

DISCOURS 46

4. Question. — Comment cela se passe-t-il ? Est-ce l’épreuve qui vient d’abord, puis le charisme ? Ou bien le charisme précède-t-il l’épreuve ?

Réponse. — L’épreuve ne vient pas si l’âme n’a pas d’abord reçu d’une manière secrète une grandeur qui dépasse sa mesure [antérieure], et la grâce de l’Esprit. De cela, la tentation du Seigneur, ainsi que les épreuves des apôtres, portent témoignage. Les apôtres en effet ne furent pas soumis à l’épreuve avant d’avoir reçu le Consolateur. Il convient en effet que ceux qui° nt reçu des biens en partage supportent les épreuves correspondantes, car avec le bien vient la tribulation. C’est ainsi qu il a plu à Dieu d’en disposer, en sa sagesse. Mais s’il en va de la sorte, si la grâce vient avant l’épreuve, cependant la sensation de l’épreuve précède la sensation de la grâce, pour que soit éprouvée la liberté. La grâce ne s’est jamais manifestée à quelqu’un avant qu’il n’ait goûté les épreuves. Ainsi donc, la grâce vient en premier et pénètre l’intellect, mais elle tarde à se rendre sensible.

DISCOURS 49

5. Il nous apprend également à nous attendre aux tribulations à l’heure même de la joie. Quand l’action de la grâce nous comble soudainement de grandes pensées et de la stupeur que produit la contemplation de l’intellect lorsqu’il est élevé au-dessus de la nature, et lorsque, comme l’a dit saint Marc 184, les saints anges s’approchent de nous et nous remplissent de contemplations spirituelles ; lorsque toutes les adversités s’éloignent et qu’il s’établit en nous une paix et une sérénité ineffables, pour une longue durée, lors donc que la grâce t’aura couvert de son ombre, que les saints anges se seront approchés de toi et t’auront entouré, et que tous ceux qui te mettent à l’épreuve t’auront quitté, — ne t’enorgueillis pas, ne crois pas en ton âme que tu as atteint le port à l’abri des tempêtes et le beau temps immuable, et que tu es désormais tellement élevé au-dessus des vagues de la mer et des vents contraires, qu’il n’y a plus désormais pour toi ni ennemis ni mauvaise rencontre possible. Beaucoup en effet l’ont pensé et ont couru de grands dangers, comme l’a écrit le bienheureux Nil 185.

6. [Ces dangers consistent à] croire que tu es devenu plus grand que beaucoup d’autres, que tu mérites d’être comblé de ces biens, tandis que les autres en sont privés à cause de la médiocrité de leur genre de vie, ou encore parce que leur connaissance est insuffisante, et c’est pourquoi, dis-tu, ces grâces leur font défaut, mais à moi elles sont données, car je suis parvenu à la perfection de la sainteté, au degré spirituel 186 et à la joie immuable. Bien plutôt, rappelle-toi les pensées impures et les imaginations inconvenantes qui se sont implantées dans ta pensée à l’époque des orages, à l’heure du trouble et du désordre des pensées qui se soulevaient contre toi, il y a peu de temps, dans l’opacité des ténèbres. Rappelle-toi combien rapidement tu t’es laissé aller aux passions, combien tu as vécu en bonne entente avec elles dans les ténèbres de ta pensée, et

184 « Saint Evagre » dans le syriaque.

185 « Evagre » dans le syriaque.

186 Le plus élevé des degrés de la vie spirituelle, selon la terminologie que saint Isaac a héritée de Jean le Solitaire ; cf supra, Introduction, p. 21.

tu n’en as pas eu honte, tu n’as été frappé d’étonnement ni par la vision divine, ni par les grâces et les dons que tu avais reçus. Sache que la providence de Dieu, qui veille à procurer à chacun d’entre nous ce qui lui est profitable, a amené sur nous toutes ces choses pour nous porter à l’humilité. Car si tu t’enorgueillis des grâces de la providence, celle-ci t’abandonnera, et tu retomberas complètement dans des choses dont la seule pensée te mettra à l’épreuve.

DISCOURS 50

4. « Seigneur, [disait l’apôtre Paul,] si telle est ta volonté, et si les petits enfants que nous sommes ont besoin de tout cela pour leur éducation et pour être réveillés par toi, même lorsqu’on est enivré de ton amour, comme je le suis, et attiré par tout ce qui est bon au point de ne plus voir du tout le monde, à cause de cette ivresse d’amour que l’on éprouve envers toi ; et même si, plus encore, tu m’as fait parvenir à des révélations et à des contemplations qu’aucune langue de chair ne peut exprimer, si j’ai été admis à voir la liturgie des purs esprits et à entendre [leurs chants], si tu m’as rendu digne de ta contemplation pleine de sainteté, si, malgré tout cela, je ne suis pas capable de veiller sur moi-même, moi qui suis un homme parfait dans le Christ, s’il reste en moi quelque chose que je ne puis comprendre à cause de sa subtilité, moi qui possède l’esprit du Christ, — alors, Seigneur, je me réjouis des infirmités, des tribulations, des prisons, des liens, des nécessités, qu’elles me viennent de la nature, de ceux qui partagent cette nature ou de ses ennemis. Avec joie, je veux endurer mes infirmités, je me réjouis de mes épreuves, afin que la puissance de Dieu demeure en moi (cf. 2 Cor., 12,9). Si, avec tout cela, je demande encore [que tu me fasses sentir] la verge des épreuves, pour que s’accroisse en moi ta présence et que je puisse être protégé par ta proximité, alors je saurai qu’il n’est personne que tu aimes davantage que moi, et que tu m’auras rendu plus grand que beaucoup d’autres. Tu n’as accordé à aucun de mes compagnons, les apôtres, de connaître tes grandes œuvres merveilleuses et glorieuses autant qu’à moi, et tu m’as appelé à être ton instrument de choix (cf Act., 9, 15), comme un fidèle gardien de ta loi d’amour. À cause de tout cela, et surtout parce que l’œuvre de la prédication progresse et va plus avant que lorsque je n’étais pas entravé par les liens des épreuves, tu m’as accordé la liberté lorsqu’elle m’était profitable, mais tu n’as pas désiré que je sois sans tribulations et sans soucis en ce monde, moins pour que l’œuvre de la prédication de l’Évangile se développe dans le monde, que pour que je tire profit de mes épreuves et que mon âme soit gardée en bonne santé auprès de toi. »

DISCOURS 56

21. Quand tu te trouveras dans l’hèsychia et que tu posséderas réellement l’humilité, voici quel sera pour toi le signe que ton âme est près de sortir des ténèbres : ton cœur sera brûlant et s’embrasera comme un feu nuit et jour, si bien que le monde entier te semblera poussière et cendre, et tu n’auras même plus envie de toucher à la nourriture, tellement tu trouveras de douceur aux pensées nouvelles et ardentes qui sourdront continuellement en toi. Et soudain te sera donnée une source de larmes, qui ruisselleront sans effort de tes yeux, comme un fleuve, et qui se mélangeront à toutes tes activités : à ta lecture, à ta prière, à ta méditation, à ta nourriture et à ta boisson. Tout ce que tu feras sera mêlé de larmes. Et quand tu verras ces choses en toi, prends courage ! Tu as traversé la mer. Continue ton labeur, garde soigneusement tes pensées, afin que la grâce s’accroisse en toi de jour en jour. Mais tant que tu n’auras pas éprouvé tout cela, tu ne seras pas parvenu au terme de ton voyage, tu n’auras pas encore atteint la montagne de Dieu. Et si, après avoir trouvé ces choses, après avoir reçu la grâce des larmes, celles-ci s’arrêtent, si la chaleur que tu ressentais se refroidit, sans qu’une cause extérieure, comme une maladie corporelle, explique ce changement, malheur à toi ! Que n’as-tu pas perdu ! C’est que tu es tombé dans l’orgueil, ou dans la négligence, ou dans le relâchement.

27. L’homme simple, lui, se jette à la nage, va de l’avant avec sa première ferveur, ne se soucie aucunement de son corps, ne réfléchit pas pour savoir si son entreprise réussira ou non. Qu’un excès de prudence ne soit pas un obstacle pour ton âme ni un piège tendu devant toi ; mais place en Dieu ta confiance, entreprends courageusement un voyage qui te coûtera beaucoup de sang, sinon tu seras toujours dépourvu et dépouillé de la connaissance de Dieu. Celui qui se méfie et observe le vent ne sème pas (cf. Eccle., 11, 4). Mieux vaut la mort endurée pour Dieu qu’une vie passée dans la honte et la lâcheté. Si tu veux entreprendre l’œuvre de Dieu, fais d’abord ton testament, comme si tu ne devais plus vivre en ce monde, comme quelqu’un qui se prépare à la mort. Renonce à toute espérance pour la vie présente, comme si tu avais atteint le terme de tes jours. Mets-toi bien cela dans l’esprit, afin que l’espérance en la vie présente ne t’empêche pas de combattre et de vaincre. En effet, cette espérance amollit l’esprit. C’est pourquoi ne sois pas trop prudent, mais dans ta pensée fais place à la foi, et, si tu te souviens du nombre des jours de l’au-delà et des siècles innombrables qui suivront la mort et le jugement, le relâchement n’entrera jamais en toi, selon ce qui est écrit : « Mille ans du siècle présent ne peuvent se comparer à un seul jour du siècle des justes » (cf. Ps.89, 4 et 83, 11). Entreprends avec courage toute œuvre bonne, ne le fais pas avec une âme hésitante, n’admets aucun doute dans ton cœur en ce qui concerne l’espérance en Dieu, afin que ton labeur ne soit pas vain et que tu puisses cultiver la terre [de ton âme] sans être accablé de fatigue ; mais crois de tout ton cœur que le Seigneur est miséricordieux et qu’il donne sa grâce à ceux qui le cherchent ; il rétribue avec justice, non à la mesure de nos œuvres, mais selon la bonne volonté de nos âmes et notre foi. Il a dit en effet : « Qu’il t’advienne selon ta foi » (Mt., 8, 13).

28. Voici quelles sont les œuvres de ceux qui vivent selon Dieu : l’un passe ses jours [à se prosterner] en heurtant la tête contre le sol, et il remplace de cette façon l’office des Heures. Un autre accomplit toutes ses prières en demeurant toujours agenouillé. Un autre passe à pleurer le temps de ses offices, et ses larmes lui suffisent [en guise de prière]. Un autre s’applique à ruminer le sens des textes, et s’acquitte en même temps du canon de prière qui lui est fixé. Un autre afflige tellement son âme par le jeûne qu’il n’a plus la force de dire ses offices. Un autre ne cesse de méditer les psaumes avec ardeur, et en fait son office continuel. Un autre s’applique à la lecture, et son cœur devient brûlant. Un autre est captivé par la recherche des sens divins de l’Écriture sainte. Un autre, saisi de stupeur devant les merveilles que contiennent les versets, est empêché de poursuivre sa méditation habituelle et garde le silence. Un autre, qui avait goûté à toutes ces choses, en a éprouvé de la satiété, est revenu en arrière et ne fait plus rien. Un autre, qui n’avait goûté qu’un peu à ces choses, s’est enflé d’orgueil et s’est égaré. Un autre, empêché par une grave maladie et une grande faiblesse, n’a pu garder son canon de prière. Un autre n’a pu le garder non plus, parce qu’il était prisonnier d’une habitude, ou d’une convoitise, ou de l’amour du pouvoir, ou de la vaine gloire, ou de la cupidité, ou du désir d’amasser. Un autre est tombé, s’est relevé, et n’est pas retourné en arrière tant qu’il n’a pas reçu la perle précieuse. Toi donc, recommence sans cesse, avec joie et avec zèle, à t’adonner à l’œuvre de Dieu. Si tu es pur de toute passion et de toute hésitation du cœur, Dieu lui-même te mènera au sommet, t’aidera, te donnera la sagesse comme il le veut, et, d’une façon merveilleuse, tu recevras la perfection. À lui la gloire et la puissance, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Amen.

DISCOURS 57

VOYONS si nous avons dans nos âmes, à l’heure de la prière, ô bien-aimés, la divine vision (théôria) quand nous méditons les versets [des psaumes] et quand nous prions. Car la vision divine vient de la véritable hèsychia. Mais lorsqu’il nous arrive d’être dans les ténèbres, surtout si nous n’en sommes pas nous-mêmes la cause, ne nous troublons pas. Estime que ces ténèbres t’ont été ménagées par la providence de Dieu pour des raisons que Lui seul connaît. En effet, notre âme parfois suffoque, elle est comme submergée par des vagues. Que l’on s’adonne à la lecture de l’Écriture, ou à sa liturgie216, ou à toute autre occupation, ce ne sont que ténèbres sur ténèbres. L’homme quitte alors la prière, et souvent il ne peut même plus s’en approcher. Il ne croit plus du tout que cet état pourra changer et qu’il retrouvera la paix. Ce temps est rempli de désespoir et de crainte. L’espérance en Dieu, la consolation de la foi, ont été entièrement chassées de l’âme. Celle-ci est tout entière remplie de doute et de crainte. Cependant, ceux qui ont été éprouvés par l’assaut de telles vagues savent d’expérience qu’il prendra fin et sera suivi d’un changement. Dieu ne laisse jamais l’âme un jour entier dans un tel état, car elle périrait, ayant perdu l’espérance des chrétiens.

216 Le mot « liturgie » désigne ici, comme presque toujours chez Isaac, l’office divin que l’anachorète récite seul, dans sa cellule.

DISCOURS 60

8. Crains Dieu à cause de son amour, et non à cause de sa prétendue sévérité. Aime-le parce que c’est notre devoir de l’aimer, non seulement à cause de ce qu’il nous donnera dans l’avenir, mais aussi à cause de tout ce que nous avons reçu. Et en vérité, que pourrions-nous lui rendre […]

DISCOURS 62 À 65

3. La connaissance demeure dans les limites de la nature en toutes ses démarches, tandis que la foi chemine au-dessus de la nature. La connaissance n’admet rien qui soit en désaccord avec la nature, et elle s’en tient éloignée. En revanche, la foi donne ses ordres avec facilité et dit : « Sur l’aspic et le basilic tu marcheras, et tu fouleras le lion et le dragon » (Ps.90, 12). La crainte suit la connaissance, l’espérance suit la foi. Ainsi, celui qui marche dans les modes de la connaissance est lié par la crainte ; il n’est même pas digne de la liberté. Mais celui qui suit le chemin de la foi devient aussitôt libre et maître de lui-même, et il agit en maître en toutes choses avec la liberté d’un fils de Dieu. L’homme qui a trouvé cette foi use comme Dieu lui-même de tous les éléments de la création. La foi en effet a le pouvoir d’opérer une nouvelle création, à la ressemblance de Dieu : « Si tu le veux, est-il écrit, toutes choses seront à ta disposition » (cf. Job, 23, 13). Souvent la foi peut ainsi tout faire de rien, mais la connaissance ne peut rien faire sans une matière. La connaissance n’ose pas entreprendre quelque chose qui n’a pas été accordé à la nature. Comment cela ? La nature fluide de l’eau ne permet pas qu’un corps marche sur sa surface, et celui qui s’approche trop près du feu se brûle ; celui qui oserait n’en pas tenir compte se mettrait en danger ; la connaissance se tient soigneusement en garde contre de telles choses, et il est absolument impossible de la convaincre d’outrepasser les limites de la nature.

5. La connaissance est perpétuellement en quête de moyens qui lui permettent de garder ses acquis. Mais la foi dit : « Si le Seigneur ne bâtit la maison et ne garde la ville, en vain toute la nuit veille le gardien, et en vain se fatiguent les bâtisseurs » (Ps.126, 1). Jamais celui qui prie avec foi n’utilise de tels moyens ni ne les tourne et retourne [dans son esprit]. La connaissance fait en tout lieu l’éloge de la crainte, comme le dit le sage : « Celui qui craint dans son cœur est béni » (Sir., 34, 15). Mais que dit la foi ? « Il prit peur et commença à couler » (Mt., 14, 30) ; et encore : « Vous n’avez pas reçu un esprit de servitude pour retomber dans la crainte, mais un esprit de fils adoptifs » (Rom., 8, 15) en vue de la liberté de la foi et de l’espérance en Dieu. Et encore : « Ne les crains pas, ne t’enfuis pas devant eux » (çf. Deut., 31,6). La crainte est suivie par l’incertitude ; l’incertitude est suivie par l’examen de la question ; l’examen est suivi par la recherche des procédés et des moyens ; la recherche des procédés et des moyens est suivie par la connaissance. La crainte et l’incertitude entraînent des examens et des recherches incessantes, car on ne parvient pas toujours à la connaissance, comme je l’ai montré au début de ce chapitre. Souvent, l’âme est exposée à des calamités, à de pénibles adversités, à de multiples situations remplies de périls. La connaissance et les ressources de la sagesse ne sont alors en aucune façon capables d’apporter une aide quelconque, car de telles choses dépassent complètement les capacités et les limites de la connaissance humaine. Mais la foi n’est jamais vaincue par quoi que ce soit. Quelle aide en effet la connaissance humaine pourrait-elle apporter dans des conflits aigus et dans la guerre avec des êtres invisibles, avec des puissances incorporelles, et avec de nombreux adversaires de ce genre ? Vois-tu combien est faible le pouvoir de la connaissance, et quelle est la force du pouvoir de la foi ? La connaissance écarte ses disciples de tout ce qui est étranger à l’ordre naturel ; mais vois ici le pouvoir de la foi, et ce qu’elle commande à ses disciples : « En mon nom, dit le Seigneur, vous chasserez les démons, vous saisirez des serpents, et si vous buvez quelque poison, il ne vous fera pas de mal » (Mc, 16, 17).

13. La foi, au contraire, attribue ses œuvres à la grâce ; c’est pourquoi elle ne peut pas s’enorgueillir, ainsi qu’il est écrit : « Je peux tout dans le Christ qui me fortifie » (Phil., 4, 13). Et encore : « Non pas moi, mais la grâce de Dieu qui est avec moi » (1 Cor., 15, 10). Le bienheureux Apôtre l’a dit, « la connaissance enfle » (1 Cor., 8, 1). Il parlait de cette connaissance qui n’est pas mêlée à la foi et à l’espérance en Dieu, mais non de la vraie connaissance, ce qu’à Dieu ne plaise ! Car la vraie connaissance unie à l’humilité conduit à la perfection ceux qui l’acquièrent, tels Moïse, David, Isaïe, Pierre, Paul et tous les saints qui furent jugés dignes de cette connaissance parfaite, dans la mesure où la nature humaine le permet. Leur connaissance est toujours absorbée par des visions extraordinaires, par de divines révélations, par la plus haute contemplation des réalités spirituelles, par des mystères ineffables et par d’autres expériences semblables, et leur âme n’est que cendre et poussière à leurs propres yeux. Mais l’autre connaissance ne peut que s’enfler de suffisance, car elle marche dans les ténèbres, elle n’a d’autre référence que ce qui est sur la terre, et elle ne sait pas qu’il existe quelque chose de plus élevé. Tous ceux qui ont cette connaissance sont saisis par l’orgueil, car ils sont rivés à la terre, ils organisent leur manière de vivre à la mesure de leur chair, ils s’appuient sur leurs œuvres, mais jamais leur intellect ne s’entretient de réalités qui dépassent toute compréhension. C’est là ce dont ils pâtissent, tant qu’ils naviguent sur ces flots instables. Mais les saints s’en remettent à la glorieuse puissance de la divinité. Leur activité se déploie dans les hauteurs, et leur pensée ne s’abaisse pas à se soucier de vaines découvertes. En effet, ceux qui marchent dans la lumière ne peuvent s’égarer. C’est pour cela que tous ceux qui se sont égarés loin de la lumière de la connaissance du Fils de Dieu et se sont détournés de la vérité se sont engagés sur les voies [que nous avons décrites]. Tel est le premier degré de la connaissance, où elle est sous l’influence de la convoitise de la chair. Nous la jugeons digne de blâme et nous la déclarons contraire, non seulement à la foi, mais à toute activité vertueuse.

15. Écoute maintenant comment on se subtilise, comment on acquiert l’état spirituel, comment on devient semblable, par sa manière de vivre, aux puissances invisibles qui accomplissent leur liturgie devant Dieu, non par des œuvres que les sens puissent percevoir, mais par l’activité qui s’exerce au moyen des mouvements intérieurs de l’esprit. Quand la connaissance s’est élevée au-dessus des choses de la terre et des soucis qu’occasionnent les activités terrestres, quand elle a acquis une certaine expérience de l’activité intérieure qui est cachée aux yeux [du corps], quand elle a méprisé les choses d’où naît la perversité des passions, quand elle s’est déployée vers le haut, quand, se laissant inspirer par la foi, elle a acquis le souci du siècle à venir, le désir de ce qui nous a été promis et le zèle à pénétrer les mystères cachés, alors la foi elle-même absorbe cette connaissance, la convertit et lui confère une nouvelle naissance, de telle sorte qu’elle devient tout entière esprit (pneuma).

16. Alors, devenue ailée247, elle peut s’envoler vers les régions des incorporels et elle peut toucher les profondeurs de la mer impénétrable, car elle perçoit comment sont divinement et merveilleusement régies les natures des choses intelligibles et sensibles, et elle scrute les mystères spirituels qu’elle saisit grâce à la subtilité et à la simplicité de sa pensée. Alors ses sens intérieurs s’éveillent pour que sa pensée puisse les mettre en œuvre, de la même façon que dans la vie immortelle et incorruptible, car elle a reçu d’en haut, d’une manière secrète, la résurrection spirituelle, comme un témoignage véritable du renouvellement de toutes choses.

247 Isaac pouvait trouver ce thème des ailes de l’âme, qui remonte au Phèdre de Platon, chez S. Grégoire de Nysse, qui lui fait subir une transposition explicitement chrétienne et le rapproche de Ps.54, 7 ; les « ailes de la colombe » signifient alors le don de l’Esprit-Saint ; cf. J. DANIELOU, Platonisme et théologie mystique, Paris 1944, p. 153 ss.

19. Par « foi », nous n’entendons pas ici celle par laquelle nous croyons dans les trois Personnes divines dignes d’adoration, ou dans l’unique nature transcendante de la divinité, ou dans la merveilleuse économie de Dieu envers l’homme, par laquelle il a assumé notre nature. [Nous ne parlons pas ici de cette foi,] bien qu’elle soit très élevée, mais nous appelons foi cette lumière qui, par la grâce, se lève dans l’âme250 et qui, par le témoignage de la conscience251, affermit le cœur, le rendant inébranlable par la certitude intime (plèrophoria) de l’espérance, qui écarte de lui toute suffisance. Cette foi ne vient pas de ce qui est transmis extérieurement aux oreilles (cf. Rom., 10, 17), mais, par des yeux spirituels, elle voit les mystères cachés dans l’âme et les secrètes et divines richesses qui se dérobent aux yeux des fils

250 D’après le syriaque ; le grec porte : « nous voulons parler de cette foi qui, par la lumière de la grâce, se lève dans l’âme ».

251 Littéralement : « de la pensée » (dianoia).

de la chair, mais sont dévoilées par l’Esprit à ceux qui mangent à la table du Christ en s’entretenant intérieurement de ses lois ainsi qu’il l’a dit : « Si vous gardez mes commandements, je vous enverrai le Paraclet, l’Esprit de la Vérité, que le monde ne peut pas recevoir, et lui vous enseignera toute la vérité » (Jn, 14, 15-17 ; 16, 13). L’Esprit-Saint en effet montre à l’homme la sainte puissance qui demeure en lui en tout temPs.Il lui révèle la protection, la force spirituelle qui le couvre constamment et chasse loin de lui tout mal pour qu’il ne puisse s’approcher de son âme et de son corPs.L’intellect lumineux et spirituel sent invisiblement, par les yeux de la foi, cette sainte puissance que les saints connaissent bien par expérience.

20. Cette puissance est le Consolateur lui-même qui, par la force de la foi, embrase comme par un feu toutes les parties de l’âme. Celle-ci s’élance alors, et, dans son espérance en Dieu, méprise tout danger ; elle s’élève sur les ailes de la foi et prend congé de toute la création visible. Elle est comme enivrée et frappée de stupeur dans son application à Dieu seul, et, par une contemplation simple et incomposée, par une perception obscure de la nature divine, elle habitue la pensée à être attentive à ce qui lui est caché dans cette [divine nature] et à en faire son occupation intérieure. Car jusqu’à ce que soit venu ce qui sera l’accomplissement des mystères et que nous soyons jugés dignes de leur claire révélation, c’est la foi qui célèbre, auprès de Dieu et des saints, la liturgie des mystères ineffables. Puissions-nous être trouvés dignes de l’obtenir, par la grâce du Christ lui-même, ici-bas comme en des arrhes, et dans l’au-delà dans la substance de la vérité, dans le Royaume des cieux, avec ceux qui L’aiment. Amen.

DISCOURS 66

LA connaissance qui se tourne vers les choses visibles et les perçoit par les sens est appelée naturelle (physikè). ais celle qui prend pour objet l’élément intelligible qui est dans les choses et les natures incorporelles est appelée spirituelle (pneumatikè), car elle perçoit par l’esprit (pneuma), et non par les sens. Dans ces deux cas, l’âme connaît à partir d’objets qui lui sont extérieurs. Enfin, la connaissance qui s’applique à Dieu même est appelée surnaturelle (hyper tèn physin), mais elle est bien plutôt « inconnaissante » (agnostos) e plus élevée que la connaissance. L’âme ne perçoit pas la vision de Dieu (théôria) à partir d’un objet qui lui serait extérieur, comme dans les deux cas précédents, mais elle survient au-dedans, immatériellement, par la grâce de Dieu, d’une façon soudaine et inattendue252. Elle se révèle à partir du dedans, car « le Royaume de Dieu est en vous » (Lc, 17,21), ce n’est pas dans un lieu [particulier] que l’on doit espérer le voir, et il ne vient pas d’une façon observable, selon la parole du Christ. Mais il se révèle intérieurement dans l’image [divine] cachée de la pensée253 (dianoia), sans cause254 (anaitiôs), et

252 Ce caractère soudain de la vision divine était déjà souligné par Platon, Banquet 210 E, qui utilisait le mot exaiphnès, christianisé par la tradition chrétienne à partir de Mal., 3,1 : « Soudain le Seigneur que vous cherchez entrera dans son temple. »

253 Isaac a déjà évoqué ce thème de la connaissance mystique conçue comme une vision de Dieu dans le miroir de l’âme ; cf. supra, Introduction, p. 37 et la Note 16.

254 Ce « sans cause » de la connaissance mystique chez Isaac évoque le « sans pourquoi » (en thiois : sonder waeromme) des mystiques rhéno-flamands […]

sans que la pensée ait à méditer à son sujet, car il ne constitue pas pour elle une simple matière de connaissance.

2. La première connaissance s’acquiert par une étude incessante et par l’effort que l’on déploie pour apprendre. La seconde s’acquiert par une vie vertueuse et par la foi de la pensée. Quant à la troisième, elle est donnée par la foi seule, car en celle-ci la connaissance est abolie, les œuvres ont leur fin, et les sens ne servent plus à rien. Quand la connaissance descend en dessous du plus haut degré, elle est honorée [par les hommes]. Et plus elle descend, plus elle est honorée. Quand elle atteint la terre et les affaires terrestres, elle devient maîtresse de l’univers, et, sans elle, toute chose est [considéré comme] infirme et inutile. Mais quand l’âme élève son regard vers les hauteurs, quand elle étend ses pensées vers les cieux, quand elle désire ce que n’ont jamais vu les yeux du corps et qui n’est pas au pouvoir de la chair, alors toutes choses trouvent leur unité dans la foi. Puisse le Seigneur Jésus-Christ nous l’accorder, lui qui est béni dans les siècles. Amen.

DISCOURS 67

3. Quant aux âmes, dans la mesure où elles sont souillées et enténébrées, elles ne peuvent ni se voir réciproquement ni se voir elles-mêmes. Mais si elles se purifient et retournent à l’état où elles ont été créées, elles peuvent voir clairement ces trois ordres, celui qui est au-dessous, celui qui est au-dessus, et leur ordre propre où elles se voient réciproquement. Je ne veux certes pas dire que les anges, les démons et les autres âmes seraient transformés en une forme matérielle pour que les âmes purifiées puissent les voir ; au contraire, elles les voient dans leur vraie nature et dans leur ordre spirituel. Mais si tu dis qu’il est impossible qu’un démon ou un ange soit vu sans avoir été altéré et avoir revêtu une forme corporelle, alors, ce ne serait plus l’âme que tu verrais, mais un corPs.Et s’il en était ainsi, quel besoin y aurait-il de purification ? Mais comment se fait-il, alors, que des démons ou même des anges apparaissent parfois à des hommes non purifiés ? Mais quand ceux-ci les voient, ils les voient avec leurs yeux corporels, et il n’est donc pas besoin de purification. En revanche, il n’en va pas ainsi pour l’âme purifiée, car elle voit d’une manière spirituelle avec sa vue naturelle, c’est-à-dire avec l’œil clairvoyant du discernement. Ne t’étonne pas de ce que les âmes puissent se voir réciproquement alors qu’elles sont encore dans le corps ; je vais t’en donner une preuve évidente d’après un témoin véridique, je veux dire le bienheureux Athanase le Grand, dans sa vie du grand Antoine256. Une fois, dit-il, tandis que le grand Antoine se tenait en prière, il vit l’âme d’un homme enlevée dans les hauteurs avec de grands honneurs, et il appela bienheureux celui qui avait été digne de recevoir une telle gloire. C’était le vénérable Ammoun de Nitrie. Or la montagne où vivait saint Antoine était à trente jours de marche de Nitrie. Cet exemple est une preuve de ce qui a été dit au sujet des trois ordres mentionnés plus haut, à savoir que même si les natures spirituelles sont éloignées les unes des autres, elles se voient réciproquement, et que la distance et les sens corporels ne les empêchent pas de se voir l’une l’autre. C’est ainsi que les âmes purifiées ne se voient pas corporellement, mais spirituellement. En effet, la vue corporelle est adaptée à ce qui est immédiatement évident, et elle voit ce qui se trouve devant elle. Mais les choses qui sont à distance requièrent un autre genre de vision.

DISCOURS 69

9. Quand tu as été jugé digne de recevoir la grâce divine et l’impassibilité de l’âme, comprends que cela ne vient pas de ce que tu n’es plus traversé par les pensées mauvaises ni sujet aux impulsions et aux mouvements qui naissent dans le corps, car il est impossible d’en être exempt ; comprends que cela n’est pas dû non plus au fait que tu as vaincu de telles pensées et que ta pensée n’est plus ni souillée ni troublée elle le demeure, si élevée soit-elle, — mais considère que c’est une action supérieure à celle de ta pensée qui ne permet plus que ton intellect ait à combattre de telles pensées ni ait à les détruire. Quand une pensée se présente, l’intellect est emporté au-dessus de tout ce qui tente de l’approcher par une force étrangère à la volonté, et cette force, par l’effet de l’habitude et de la grâce, dépose un levain dans le cœur, lequel est la demeure de la pensée.

DISCOURS 72

LA foi est la porte des mystères. Ce que les yeux du corps sont pour les choses sensibles, la foi l’est pour les yeux cachés de l’âme. De même que nous avons deux yeux corporels, nous avons aussi deux yeux spirituels de l’âme, comme le disent les Pères, et chacun n’a pas le même objet de vision que l’autre. Par un œil, nous voyons les secrets de la gloire de Dieu cachée dans les êtres, à savoir sa puissance, sa sagesse et la providence éternelle dont il nous entoure et que nous comprenons à partir de la manière merveilleuse dont il nous dirige. Par le même œil nous voyons aussi les ordres des anges, nos compagnons de service. Et par l’autre œil, nous voyons la gloire de la sainte nature de Dieu, lorsque, dans sa bienveillance, il nous fait entrer dans les mystères spirituels et qu’il ouvre à notre esprit l’océan de la foi.

4. Celui qui a trouvé l’amour mange le Christ chaque jour et à toute heure, et il en devient immortel. Car il a dit : « Celui qui mange du pain que je lui donnerai ne verra jamais la mort » (Jn, 6, 58). Bienheureux celui qui mange le pain de l’amour, qui est Jésus ! Car celui qui se nourrit d’amour se nourrit du Christ, le Dieu qui est au-dessus de toutes choses, comme Jean en témoigne lorsqu’il dit : « Dieu est amour » (1 in, 4, 8). Ainsi donc, celui qui vit dans l’amour reçoit de Dieu le fruit de vie, et, alors qu’il est encore en ce monde, il respire déjà l’air de la Résurrection, cet air dont feront leurs délices les justes lors de la Résurrection. L’amour est le Royaume. C’est de [cet amour] que le Seigneur a mystérieusement promis à ses apôtres qu’ils se nourriront dans son Royaume : « Mangez et buvez à la table de mon Royaume » (cf. Le, 22, 30). De quoi s’agit-il, sinon de l’amour ? Car l’amour est capable de nourrir l’homme à la place d’aliments et de boisson. Il est « le vin qui réjouit le cœur de l’homme » (Ps.103, 16). Bienheureux celui qui boit de ce vin ! Les débauchés en ont bu, et ils sont devenus chastes271. Les pécheurs en ont bu, et ils ont oublié le chemin du péché. Les ivrognes en ont bu, et ils sont devenus des jeûneurs. Les riches en ont bu, et ils ont désiré la pauvreté. Les pauvres en ont bu, et ils sont devenus riches en espérance. Les malades en ont bu, et ils ont été fortifiés. Les ignorants en ont bu, et ils sont devenus sages.

DISCOURS 73

6. L’homme qui prend la défense de celui qui subit une injustice trouve en Dieu son propre défenseur. Celui qui étend son bras pour aider son prochain reçoit lui-même le secours du bras de Dieu. Celui qui, dans sa malice, accuse son frère, trouve en Dieu son propre accusateur. Celui qui redresse son frère en privé guérit sa propre malice, mais celui qui accuse son frère en public avive ses propres plaies. Celui qui soigne son frère en secret révèle la force de son amour, mais celui qui cherche à lui faire honte aux yeux de ses compagnons montre la force de la jalousie qui est en lui. L’ami qui fait un reproche en secret est un sage médecin, mais celui qui prétend guérir son frère sous les yeux de beaucoup en réalité l’outrage.

32. De même que l’huile nourrit la flamme de la lampe, ainsi la compassion nourrit dans l’âme la connaissance. La clef qui ouvre le cœur aux grâces [divines] nous est donnée par l’amour du prochain, et la porte de la connaissance s’ouvre devant nous dans la mesure où notre cœur se libère des liens du corPs.Le passage de l’âme d’un monde dans un autre monde dépend de la conscience. Qu’y a-t-il de plus beau et de plus digne de louanges que l’amour du prochain, si le souci que nous en avons ne nous distrait pas de l’amour de Dieu ? Et comme est douce la conversation que nous avons avec nos frères spirituels, si en même temps nous pouvons garder notre conversation avec Dieu ! Ainsi donc, il est bon de se soucier de telles choses, dès lors que l’on garde la juste mesure et que l’on reste dans les limites permises, c’est-à-dire si elles ne deviennent pas un prétexte pour nous relâcher de notre activité secrète, de notre vie monastique et de notre entretien continuel avec Dieu. Car la confusion que provoque ce deuxième état — le relâchement — vient de ce que le premier est passé en habitude ; en effet, l’intellect n’est pas capable de mener de front ces deux conversations.

DISCOURS 75-79

6. J’allai un jour à la cellule de l’un des Pères. Il n’ouvrait pas souvent à qui venait le visiter. Mais quand il vit par la fenêtre que c’était moi, il me dit : « Tu veux entrer ? » Je lui répondis ; « Oui, vénérable Père. » J’entrai donc, nous fîmes une prière, nous nous assîmes et nous eûmes un long entretien. À la fin, je lui demandai : « Que faire, Père, lorsque certains viennent me voir et que je ne retire aucun gain ni aucun profit de leur conversation ? Je n’ose pas leur dire de ne pas venir, mais ils m’empêchent souvent d’accomplir mon canon288 de prière, et j’en suis affligé. Ce bienheureux vieillard me répondit : “Lorsque de tels [frères] qui aiment l’oisiveté viennent te voir, après qu’ils soient restés assis un petit moment, fais comme si tu te levais pour la prière, et dis à celui qui se trouve là, en lui faisant une métanie : « Frère, allons prier. C’est l’heure de mon canon de prière, et je ne peux la laisser passer, car il me pèse de le dire à un autre moment, et c’est pour moi une occasion de trouble. Je ne peux pas le délaisser sans nécessité. Or il n’y a maintenant aucune nécessité à ce que je ne dise pas ma prière. » Et ne lui permets pas de ne pas prier avec toi. S’il te dit : « Toi, prie ; moi, je m’en vais », fais-lui une métanie et dis : « Par charité, fais au moins cette prière avec moi, afin que je tire profit de ta prière. » Et quand vous vous relevez, prolonge ta prière au-delà de ce que tu as l’habitude de faire. Si tu agis ainsi envers ceux qui viennent te voir, ils comprendront que tu ne penses pas comme eux, que tu n’aimes pas l’oisiveté, et ils ne s’approcheront plus du lieu où ils entendront dire que tu es. Veille cependant à ne pas détruire l’œuvre de Dieu en ne discernant pas les personnes. Si cet homme est l’un des Pères, ou un étranger épuisé de fatigue, il est bon que tu restes avec lui au lieu de faire ta longue prière. Et si cet étranger est de ceux qui aiment les vains discours, laisse-le se reposer autant que tu le peux, et congédie-le en paix.

DISCOURS 81

6. On dit que le bienheureux Antoine avait résolu en lui-même de ne jamais rien faire qui lui soit plus profitable qu’à son prochain, parce qu’il avait l’espérance que l’avantage du prochain était pour lui-même la meilleure des œuvres. On disait aussi de l’abbé Agathon qu’il déclarait : « Je voudrais trouver un lépreux, pour prendre son corps et lui donner le mien297. » Vois-tu l’amour parfait ? Et même dans les choses matérielles, il ne pouvait pas supporter de ne pas donner du repos à son prochain. Ainsi, il possédait un petit couteau ; un frère vint le voir, et eut envie de ce petit couteau ; il ne le laissa pas partir sans l’emporter298. Beaucoup de faits semblables sont racontés au sujet de ces hommes. Mais pourquoi en parlerais-je, alors que beaucoup d’entre eux ont livré leur corps aux bêtes sauvages, au glaive ou au feu pour leur prochain ? Personne ne peut s’élever à un tel degré de charité, s’il n’a pas ressenti secrètement en lui-même une semblable espérance, et nul ne peut acquérir l’amour des hommes s’il aime ce monde. Lorsque quelqu’un acquiert la charité, il se revêt en même temps de Dieu. Nécessairement, celui qui possède Dieu ne peut céder à la tentation de posséder quoi que ce soit d’autre, et il se dépossède même de son propre corPs.Mais si un homme est revêtu de ce monde et de la vie d’ici-bas, parce qu’il les aime, il ne peut se revêtir de Dieu, tant qu’il n’a pas renoncé à tout cela. Lui-même en a témoigné en disant : « Si quelqu’un ne renonce pas à tout et ne hait pas sa propre vie, il ne peut être mon disciple » (Lc, 14, 26). Il ne demande pas seulement de quitter tout cela, mais de le haïr. Mais comment celui qui ne peut pas être son disciple demeurerait-il en Lui ?

297 Cf l’apophtegme de l’abbé Agathon, 26 (Regnault 108), dans Les sentences des Pères du désert. Collection alphabétique, Solesmes, 1981, p. 42.

298 Cf autre apophtegme de l’abbé Agathon, 25 (Regnault 107), Op., cit., ibidem.

7. Question. — Pourquoi l’espérance est-elle si douce, ainsi que la manière de vivre qu’elle inspire, pourquoi le labeur qu’elle demande est-il si léger, et pourquoi ce labeur est-il si aisé pour l’âme ?

Réponse. — Parce que l’espérance réveille dans l’âme un désir conforme à sa nature, elle abreuve à cette coupe [ceux qui la possèdent] et les rend désormais ivres. Dès lors, ils ne sentent plus la peine, ils deviennent insensibles aux tribulations, tout au long de leur course il leur semble cheminer dans les airs, et non plus fouler le sol à la manière des hommes, ils ne voient plus les aspérités du chemin, il n’y a plus ni montagnes ni torrents qui leur fassent obstacle, pour eux les chemins raboteux s’aplanissent (cf/s., 40, 4), et le reste à l’avenant, parce qu’ils fixent constamment leur attention sur le sein de leur Père. Cette espérance leur montre comme du doigt à tout moment ce qui est au loin et invisible, de sorte qu’ils le voient comme en énigme (cf 1 Cor., 13, 12) en eux-mêmes par l’œil caché de la foi, et ce qui est absent leur semble présent, parce que toutes les parties de leur âme sont brûlées comme par un feu, tant ils désirent ces choses éloignées. C’est donc vers ce lointain que tendent leurs pensées, et ils sont toujours impatients de savoir quand ils y parviendront. Quand ils entreprennent de pratiquer la vertu, ils ne s’en tiennent pas à une seule, mais ils les embrassent toutes à la fois et complètement. Pour leur voyage, ils n’empruntent pas la grande route comme tout le monde, mais ces géants choisissent des raccourcis par lesquels, en peu de temps, ils parviennent glorieusement aux demeures [célestes]. Car l’espérance les brûle comme un feu, et, dans leur joie, ils ne peuvent modérer l’impétuosité de leur course incessante. Il leur arrive ce que dit le bienheureux Jérémie : « J’ai dit : Je ne me souviendrai plus de lui, je ne parlerai plus en son nom, et il y eut dans mon cœur comme un feu brûlant qui pénétra dans mes os » (Jér., 20, 9). C’est de cette façon qu’agit le souvenir de Dieu dans le cœur de ceux qui sont ivres de l’espérance de ses promesses. Les vertus qui constituent des raccourcis sont les vertus les plus générales, car, sur les nombreux sentiers de la vie monastique, la distance n’est pas grande de l’une à l’autre ; elles n’ont besoin ni d’espace ni de temps, et ne tolèrent aucune distraction, mais à peine sont-elles là qu’elles parviennent au terme.

10. Question. — Quelles sont les caractéristiques de l’humilité ?

Réponse. — Tandis que l’orgueil disperse l’âme en excitant son imagination, qui la distrait en la laissant s’envoler sur les nuées de ses pensées et errer autour de toute la création, l’humilité la rassemble dans l’hèsychia, et l’âme se recueille en elle-même. Et de même que l’âme ne peut être ni connue ni vue par les yeux du corps, de même l’humble demeure inconnue parmi les hommes. De même aussi que l’âme est cachée dans le corps loin de la vue et du commerce des hommes, ainsi l’homme véritablement humble non seulement ne veut être ni vu ni connu des hommes — c’est pourquoi il se sépare et s’écarte loin de tous — mais encore sa volonté est de se quitter lui-même et de s’immerger autant qu’il est possible au dedans de lui-même, d’entrer et de demeurer dans l’hèsychia, de totalement abandonner ses sentiments et ses pensées antérieures, et de devenir comme non-existant dans la création, comme n’étant pas venu à l’être, entièrement inconnu, même de sa propre âme. Mais plus un tel homme se cache, se garde du monde et s’en sépare, plus il devient proche de son propre Maître.

12.Il n’y a jamais chez l’humble aucune précipitation, aucune hâte, aucune confusion, aucun enthousiasme superficiel, mais il demeure en tout temps dans le repos. Si le ciel tombait sur la terre, l’humble ne serait pas effrayé. Tout homme calme n’est pas humble, mais tout homme humble est calme. Celui qui n’est pas humble ne sait pas garder la modération, mais tu trouveras beaucoup d’hommes qui sont modérés et ne sont pas humbles. C’est là ce qu’a dit le Seigneur doux et humble : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos pour vos âmes » (Mt., 11, 21). L’humble est toujours en repos, car il n’est rien qui puisse troubler sa pensée. De même qu’il n’est pas possible d’effrayer une montagne, de même sa pensée n’est effrayée par rien. S’il est permis de le dire, et il n’est peut-être pas insensé de l’affirmer, l’humble n’est pas de ce monde. En effet, il ne se trouble ni n’est affecté quand viennent les afflictions, et il ne s’étonne ni n’est grisé quand adviennent les joies. Toute sa joie et sa véritable allégresse sont celles qu’il trouve auprès de son Maître. L’humilité entraîne à sa suite la modération et l’intériorité, autrement dit la chasteté des sens, une voix mesurée, la sobriété en paroles, le mépris de soi-même, la simplicité de la mise, une démarche sans ostentation, des yeux baissés, une surabondance de miséricorde, des larmes qui coulent aisément, une âme solitaire, un cœur brisé, l’insensibilité à la colère, des sens qui ne se dispersent pas, la préférence pour les humbles objets, la modicité de tous les besoins, l’endurance, la patience, l’absence de crainte, la force d’âme venant du mépris de la vie temporelle, la patience dans les épreuves, un caractère grave et exempt de légèreté, la disparition des pensées, la garde des secrets, la chasteté, la pudeur, la piété, et, par-dessus tout, vivre constamment dans l’hèsychia et chercher à toujours demeurer inconnu. Il n’arrive jamais à l’humble qu’une situation difficile le plonge dans le trouble ou la confusion. Même quand il est seul, il éprouve de la pudeur en face de lui-même.

13. J’admire qu’un homme vraiment humble n’ose pas invoquer Dieu, quand il s’approche [de lui] dans la prière, ou ne se croie pas digne de prier ou de demander quelque chose de particulier, ou ne sache que demander. Il ne fait que se tenir intérieurement en silence et attend simplement la miséricorde [divine] et la volonté que manifestera pour lui le visage de la majesté adorable de Dieu, tandis que lui-même se prosterne face contre terre et que la contemplation qui habite son cœur s’élève vers la sainte et haute porte du Saint des Saints, là où se trouve Celui dont la ténèbre est la demeure, qui éblouit les yeux des séraphins, et dont l’éclat, saisissant de crainte les innombrables chœurs [célestes], répand le silence sur tous les ordres, [angéliques]. Et la seule chose qu’il ose dire quand il prie, c’est : « Qu’il me soit fait selon ta volonté, Seigneur. » Puissions-nous redire pour notre compte la même prière. Amen.

DISCOURS 82-83

LORSQUE les soucis de cette vie, venant du dehors, cessent de pénétrer dans l’âme et que celle-ci demeure dans sa nature, elle n’a pas besoin de peiner longtemps pour entrer dans la sagesse de Dieu et la comprendre, car sa séparation du monde et son hèsychia l’introduisent d’une manière naturelle dans la compréhension de l’œuvre créatrice de Dieu. À partir de là, elle s’élève vers Dieu et, frappée d’admiration et de stupeur, demeure auprès de Lui. En effet, quand l’eau du dehors ne se déverse plus dans la source de l’âme, l’eau qui sourd naturellement en elle y fait naître sans arrêt des pensées sur les merveilles de Dieu. Quand l’âme se trouve privée de semblables pensées, la cause en est soit qu’elle porte en elle le souvenir de quelque chose d’étranger, soit que ses sens ont suscité en elle du trouble parce qu’ils ont rencontré une chose extérieure. Quand les sens sont enclos grâce à l’hèsychia, quand il ne leur est pas permis de sortir, et quand, par ce moyen, les souvenirs s’effacent avec le temps, on voit alors quelles sont les pensées naturelles de l’âme, quelle est la nature de celle-ci, et quels trésors sont cachés en elle. Ces trésors sont les perceptions incorporelles qui se lèvent en elle à partir d’elle-même, d’une façon imprévue et sans effort. Mais l’homme ignore que de telles pensées puissent se lever dans la nature humaine. Qui donc lui aurait enseigné ces choses ? Ou comment pourrait-il avoir acquis par la réflexion ce qu’il est incapable d’exposer clairement à d’autres lorsqu’il l’a dans l’esprit ? Ou qui aurait pu le guider vers ce qu’il n’a jamais appris d’un autre ?

DISCOURS 84

6. Je pense que notre intellect n’a pas le pouvoir, par nature, de s’élever vers la contemplation de Dieu. Nous partageons cette incapacité avec toutes les natures célestes, car, chez elles comme chez nous, c’est la grâce qui suscite ce qui est étranger aussi bien à l’intellect humain qu’à l’intellect angélique. Car la contemplation qui a pour objet la Divinité ne peut pas être comparée aux autres genres de contemplation. En effet, nous possédons la contemplation de la nature des êtres parce que nous participons à leur double nature, ayant en nous une parcelle de tout ce qui existe. Mais nous n’avons pas en nous une parcelle de la nature divine, et c’est pourquoi nous n’avons pas par nature le pouvoir de la contempler. Ainsi donc, cette contemplation n’est accessible par nature à aucun être doué d’intelligence, qu’il appartienne au premier ordre, [celui des anges,] ou à l’ordre intermédiaire, [celui des hommes,] mais la grâce peut la susciter dans tous les intellects célestes et terrestres ; la nature ne peut y atteindre, comme elle le fait pour les autres réalités.

DISCOURS 85

QUESTION. — Qu’est-ce qui empêche le cœur de l’homme de courir vers le mal ?

Réponse. — C’est de toujours suivre la sagesse et de préférer à tout l’enseignement de la Vie. Il n’est pas de lien plus solide pour empêcher le dérèglement de l’esprit.

2. Question. — Et quelle est la limite où s’arrête cette course vers la sagesse ? Et quand finit son apprentissage ?

Réponse. — Le parcours de cette course est étranger à toute limite, si bien que les saints [anges] eux-mêmes ne parviennent pas à la perfection de la sagesse. En effet, le voyage vers la sagesse est sans terme. Elle fait monter celui qui la suit jusqu’à l’unir à Dieu. Ce qui caractérise la sagesse, c’est que l’on n’a jamais fini de la comprendre. Car la sagesse est Dieu lui-même.

3. Question. — Quel est le premier chemin à prendre, et par où faut-il commencer pour s’approcher de la sagesse ?

Réponse. — Il consiste à chercher la sagesse de Dieu de toutes ses forces, à se mettre à sa poursuite de toute son âme, jusqu’au bout, sans hésiter à se dépouiller de sa propre vie et à la rejeter pour l’amour de Dieu.

4. Question. — Qui peut-on, à juste titre, qualifier d’intelligent ?

Réponse. — L’homme qui a véritablement compris que cette vie a une fin est capable de mettre un terme à ses fautes. Quelle connaissance ou quelle intelligence est en effet plus grande que celle d’avoir la sagesse de savoir comment sortir de cette vie en état d’incorruptibilité, sans s’être laissé souiller en rien par sa douceur ? Si un homme affine sa pensée jusqu’à pénétrer les mystères de tous les êtres, s’il s’enrichit de tout ce qu’il découvre et comprend dans tous les champs de la connaissance, mais si son âme est souillée par le péché, s’il n’a pas acquis un bon témoignage de sa conscience qui l’ouvre à l’espérance, mais s’imagine qu’il parviendra cependant à bon port, il n’y a personne au monde de plus insensé que lui. Car ses œuvres, dans sa course incessante après le monde présent, ne l’auront mené qu’à une espérance en ce monde.

7. Question. — Quel est l’homme illuminé dans sa manière de penser ?

Réponse. — Celui qui est parvenu à découvrir l’amertume cachée dans la douceur du monde, qui a interdit à ses lèvres de boire à cette coupe, qui recherche sans cesse le salut de son âme, qui ne se permet aucune halte sur son chemin, jusqu’au jour de son départ de ce monde, et qui ferme les portes de ses sens, afin que jamais l’amour de la vie présente n’entre en lui et ne lui dérobe ses trésors secrets.

26. Question. — Quelle est la cause des visions (orasis) et des révélations (apocalypsis) ? Car certains en voient, alors que chez d’autres, qui peinent plus qu’eux, la vision ne se produit pas ?

Réponse. — Les causes des visions et des révélations sont nombreuses. Les unes ont pour cause l’économie divine et profitent à l’ensemble des hommes. Les autres ont pour motif la consolation des faibles, leur encouragement et leur enseignement. Et d’abord, la miséricorde de Dieu dispose par économie toutes ces choses en faveur des hommes. Mais elle les accorde le plus souvent aux hommes qui se trouvent dans ces trois catégories : la catégorie des plus simples et de ceux qui sont entièrement dépourvus de malice, la catégorie des parfaits et des saints, la catégorie de ceux qui ont un zèle ardent pour Dieu, qui ont désespéré du monde, y ont totalement renoncé, se sont éloignés des lieux habités et sont partis pour suivre Dieu, nus et n’attendant aucun secours des choses visibles lorsque s’abattent sur eux la peur de la solitude, ou un danger de mort dû à la faim, à la maladie, à quelque circonstance ou tribulation, et qu’ils se trouvent aux portes du désespoir. Que les consolations soient données à de tels hommes, et non à d’autres qui ont peiné plus qu’eux [dans l’ascèse], la première cause en est la pureté ou l’absence de pureté de la conscience. La deuxième cause est exactement celle-ci : dans la mesure où quelqu’un reçoit une consolation humaine ou une consolation venant des choses visibles, il ne peut connaître ces consolations que sont les révélations, si ce n’est par une certaine économie dont Dieu peut user à l’égard de tous. Car ce que nous disons ici concerne les anachorètes. En témoigne l’un des Pères qui, ayant prié pour obtenir une pareille consolation, reçut cette réponse : « La consolation et le commerce des hommes te suffisent. »

35. Mais, [se dit alors cet homme en son émerveillement,] puisque Dieu a préparé cet autre monde admirable pour y faire entrer tous les êtres doués d’intelligence et les garder dans la vie sans fin, pourquoi a-t-il d’abord fait ce monde-ci, pourquoi lui a-t-il conféré de telles dimensions, pourquoi l’a-t-il ainsi comblé de tant de richesses, de tant d’espèces et de natures diverses, et pourquoi a-t-il mis en lui les causes et les motifs de tant de passions et les combats [qu’elles suscitent] ? Comment nous a-t-il tout d’abord mis dans ce monde, comment a-t-il implanté en nous le désir d’y vivre de longs jours, comment nous en arrache-t-il soudain par la mort, comment nous garde-t-il ensuite si longtemps [dans la tombe] en état d’insensibilité et d’immobilité, comment fait-il disparaître nos formes, comment dissout-il les éléments de notre corps, comment les mêle-t-il à la terre, comment permet-il que notre organisme humain se corrompe, soit détruit et disparaisse ? Enfin, comment, au temps qu’il a fixé dans sa sagesse adorable, lorsqu’il le voudra, nous relèvera-t-il dans une autre forme que lui-même connaît, et nous fera-t-il entrer dans un autre état ? Et ces choses, ce ne sont pas seulement nous, les hommes, qui les espérons, mais les saints anges eux-mêmes, qui n’ont pas besoin de ce monde à cause de leur nature prodigieuse et presque parfaite, attendent que nous soyons ressuscités de la corruption, à l’heure où notre race se lèvera de la poussière et où cette corruption se changera en une vie nouvelle. C’est à cause de nous en effet qu’ils sont empêchés de pénétrer dans ce monde nouveau et définitif et attendent que s’en ouvre la porte. Cette création angélique entrera alors dans le repos avec nous, qui serons libérés de la pesanteur de ce corps, comme le dit l’Apôtre : « La création elle-même attend la révélation des fils de Dieu pour être délivrée de la servitude de la corruption, et avoir part à la liberté de la gloire des enfants de Dieu » (Rom., 8, 21), après la complète dissolution de ce monde arraché à son état actuel, et le rétablissement de notre nature dans son état premier.

37. L’homme ne cesse alors de se redire, comme hors de lui : « Combien de temps ce monde va-t-il encore durer ? Quand le siècle à venir va-t-il commencer ? Combien de temps nos demeures corporelles vont-elles dormir en leur forme présente, et rester mêlées à la terre ? Comment cette vie nouvelle va-t-elle advenir ? Sous quelle forme notre nature se relèvera-t-elle et sera-t-elle restaurée ? Comment accédera-t-elle à la seconde création ? » Tandis qu’il médite ces choses et d’autres semblables, l’extase, la stupeur, un calme silence tombent sur lui ; puis il se relève, fléchit les genoux, et fait monter des Actions de grâces et des doxologies mêlées d’abondantes larmes vers Dieu, qui seul est sage et qui toujours est glorifié dans ses œuvres pleines de sagesse.

40. — Question. — Qu’est-ce que la prière spirituelle ? Et comment celui qui combat s’en rend-il digne ?

Réponse. — La prière spirituelle est faite des mouvements de l’âme qui ont part à l’énergie du Saint-Esprit grâce à une chasteté et une pureté rigoureuses. Un homme sur des milliers en est digne, car elle est le mystère322 de l’état et de la vie à venir. Par elle, l’homme s’élève dans les hauteurs, et sa nature ne subit plus aucune influence du mouvement et du souvenir des choses d’ici-bas. Il cesse même de prier323, mais son âme perçoit sensiblement les réalités spirituelles du siècle à venir, qui dépassent la pensée humaine. Avoir l’intelligence de telles choses ne peut venir que de la puissance du Saint-Esprit. C’est en cela que consistent la contemplation spirituelle (noètè théôria) et le mouvement spirituel de l’intellect ; ce n’est plus une prière de demande, mais la prière en est le point de départ. C’est pourquoi certains de ces hommes sont déjà parvenus à la perfection de la pureté, et il n’est pas chez eux de moment où leur mouvement intérieur ne soit pas imprégné de prière, comme nous l’avons dit. Quand l’Esprit-Saint se penche sur eux, il les trouve toujours en prière, et il les mène de cette prière à la contemplation, que l’on appelle vision spirituelle (pneumatikè orasis). Ils n’ont plus besoin alors des formes extérieures des longues prières, ni de la station debout et de l’ordonnance de toutes leurs liturgies. Le souvenir de Dieu leur suffit, et ils deviennent aussitôt captifs de son amour.

322 « Le mystère » : c’est-à-dire l’image et déjà une réalisation partielle et secrète ; cf 74, 1 et la Note 279.

323 Sur l’état « au-delà de la prière », cf Introduction, pp. 42-46, et Discours 3132 avec la Note 133.

Mais ils ne négligent pas pour autant de se lever pour la prière [liturgique], qu’ils continuent à respecter, et ils se tiennent debout aux heures prescrites, sans préjudice pour la prière continuelle.

44. Un adolescent nommé Théodore avait été torturé sur tout son corPs.Quelqu’un lui demanda comment il avait ressenti les tourments. Il répondit : « Au début, je les sentais, mais ensuite, j’ai vu un jeune homme qui durant mon combat épongeait ma sueur, me fortifiait, me rafraîchissait. » O tendre compassion de Dieu ! Que sa grâce se fait proche de ceux qui combattent pour son Nom, afin qu’ils supportent avec joie les souffrances qu’ils endurent pour Lui ! Ne sois donc pas ingrat envers la providence de Dieu qui se manifeste à ton égard, ô homme. S’il est évident que ce n’est pas toi qui peut vaincre, si tu n’es qu’un instrument et que c’est le Seigneur qui vainc en toi, et si c’est gratuitement que tu reçois le titre de vainqueur, qui peut t’empêcher de demander en tout temps une force semblable, afin de vaincre, d’être loué, et de rendre grâce à Dieu ?



Jean de DALYATHA



Jean de Dalyatha (~690 ~780)

Originaire d’un village du nord de l’Iraq, au pied des montagnes du Kurdistan, Jean entra dans un monastère du sud de la Turquie actuelle puis s’établit dans la solitude au sein des montagnes de Dalyatha avant que des moines ne se groupent autour de lui. Il est le grand ermite nestorien, condamné puis réhabilité par son Église, dont les homélies et les lettres, joyaux de la mystique syriaque, révèle une vie mystique conçue comme une « résurrection anticipée » fondée directement sur l’expérience. Il a été redécouvert par un carme missionnaire enseignant en 1956 au Séminaire Chaldéen de Bagdad. Celui-ci le situe « au niveau d’un Jean de la Croix » et nous partageons son éblouissement 40 :

Il n’y a pour moi en dehors de lui [le Créateur] ni stabilité, ni mouvement, ni vie, ni perception. Et lorsque je suis absorbé par l’émerveillement, je les vois [la Trinité] (comme) une lampe unique, et comme celle-ci je resplendis. Aussi je m’émerveille de moi-même et me réjouis spirituellement : en moi se trouve la Source de la Vie, cette Source qui est la fin du monde incorporel. Il n’est possible à aucun sage de fournir à ceci une explication : gloire à Celui qui rend sage les siens par ce qui est sien et révèle sa beauté pour la délectation de ceux qui l’aiment !



§



J’assemble en un dossier des extraits des introductions et un choix de traductions par ROBERT BEULEY ainsi que par NADIRA KHAYYAT d’écrits de Jean de Dalyatha.

Il s’agit des fruits d’une découverte majeure d’un « Jean de la Croix » malheureusement peu connu parce qu’il appartenait à l’église nestorienne et parce qu’il a écrit en syriaque.





Ce dossier permet d’accéder à deux sources pratiquement inaccessibles en dehors des spécialistes : Robert Beuley « Collection des lettres… », Patrologia orientalis, tome 39, fasc 3, n° 180, Brepol, s 1978, 286 pages41 ; Nadira Khayyat Les Homélies I-XV, Centre d'études et de recherches orientales - CERO université antonine – UPA, 2007.

Présentation (R. Beuley)

D’assez nombreux manuscrits syriaques, arabes et éthiopiens nous ont conservés depuis le XI siècle environ un ensemble d’écrits originaire­ment composés en syriaque et attribués par les plus anciens de ces manuscrits à un certain Saba (c’est-à-dire, en syriaque, à un certain «Ancien»), que l’un d’eux précise s’appeler Jean.

La valeur de ces écrits rendait urgente, nous semble-t-il, leur publi­cation, et nous l’entreprenons aujourd’hui. Introduisant à la lecture des Lettres que nous présentons ici, il nous faudra successivement donner des précisions (l) sur l’auteur des Lettres : Jean de Dalyatha, et (2) sur la place des Lettres dans l’œuvre de Jean de Dalyatha. Puis nous examinerons (3) la tradition manuscrite des Lettres, et (4) la question de l’intégrité ou de l’altération du texte des Lettres. Nous verrons ensuite (5) quelles bases choisir pour l’établissement du texte des Lettres et nous préciserons (6) les règles suivies pour la présentation de l’apparat critique. Enfin, nous ter­minerons notre introduction par quelques notes sur (7) l’attribution de certaines lettres à Jean de Dalyatha et par quelques remarques (8) sur la traduction française des Lettres.

La nécessité de nous étendre assez longuement sur la plupart des points mentionnés ci-dessus ne nous permettra pas d’inclure dans la présente introduction un exposé de l’ensemble de la doctrine spirituelle de Jean de Dalyatha. Cet exposé, en effet, ne pourrait être lui-même qu’assez long, vu la richesse et l’élaboration très nuancée de cette doctrine. Mais je me permets de signaler ici que je prépare actuellement la publication d’un ouvrage sur L’enseignement spirituel de Jean de Dalyatha où sa pensée mystique sera étudiée de manière exhaustive42.

1. L’auteur des Lettres : Jean de Dalyatha.

Le problème posé par l’identification de Jean Saba a déjà été abordé par plusieurs orientalistes, mais les derniers en date ont déclaré devoir laisser la question ouverte. Pour ma part, les recherches auxquelles je me suis livré à ce sujet m’ont convaincu que Jean Saba est Jean de Dalyatha, comme certains manuscrits des écrits de Jean Saba commen­cèrent à l’affirmer vers le XV siècle. J’ai présenté de manière succincte l’essentiel de mon argumentation dans un article intitulé Jean de Dalyatha et sa Lettre XV6 et je compte en exposer le détail dans une prochaine publication. Cependant, pour la commodité du lecteur, j’en reproduis ici les points principaux.

Au cours d’un synode réuni en 786-787 par le patriarche nestorien Timothée I, les écrits de Jean de Dalyatha furent condamnés explicite­ment pour sabellianisme et implicitement pour messalianisme. Fort heureusement, le plus détaillé des comptes rendus de ce synode cite dans ce sens certaines assertions de Jean de Dalyatha. Or celles-ci se retrouvent à peu près textuellement dans une homélie Sur la contemplation de la Sainte Trinité qui figure parmi les écrits de Jean Saba dans les plus anciens manuscrits et qui possède par ailleurs de nombreux traits caractéristiques de ces écrits.

D’autre part, l’inventaire que donne «Abdîsô» de Nisibe (1318) des œuvres de Jean de Dalyatha paraît bien s’appliquer au contenu du recueil de Jean Saba. Ajoutons à cela que quelque temps avant» AbdîSô', Bar Hebraeus (1286) cite de nombreux passages d’écrits se trouvant parmi ceux de Jean Saba en les attribuant nommément à Jean de Dalyatha.

Enfin, l’affirmation qui se fait jour vers le XV siècle et selon laquelle Jean Saba serait Jean Bar Penkâyê ne résiste pas à une étude compara­tive des écrits de Jean Saba et de ceux qui nous sont parvenus de Jean Bar Penkâyê. Nous sommes assurément en présence de deux auteurs de mentalités très différentes.

De la vie de Jean de Dalyatha, je ne noterai également ici que ce qu’il peut être utile de connaître avant la lecture des écrits publiés ci-après. Il fut religieux et ermite autour des deux premiers tiers du VIII siècle, dans une région située au nord de la Mésopotamie, et il appartenait à ce fervent milieu monastique nestorien qui avait produit, moins d’un siècle avant lui, un Dâdîsô de Qatar, un Simon de Taibûtéh, et surtout un Isaac de Ninive. Comme ce dernier, et — semble-t-il — comme toute une partie du milieu monastique nestorien de cette époque, il fut en butte à l’opposition de la hiérarchie de son Église — opposition qui aboutit à la condamnation de ses écrits en 786 ou 787, très vraisemblablement après sa mort.

Comme je l’ai dit plus haut, les griefs formulés à son encontre furent particulièrement des expressions de caractère sabellien touchant le dogme trinitaire (expressions ne correspondant pas au fond de sa pensée), et une doctrine considérée comme messalienne sur la possibilité de la vision de Dieu. À propos de ce dernier point, il faut se rappeler qu’une telle possibilité était niée, même pour l’humanité du Christ, par la plus stricte tradition théologique nestorienne, conséquemment à sa position dogma­tique particulière au sujet de l’Incarnation. De sorte que l’inculpation de messalianisme, portée contre Jean de Dalyatha et d’autres auteurs spirituels de son milieu, semble avoir été surtout une manière de dis­créditer leur doctrine mystique sur la vision de Dieu, en associant notam­ment leur prétention de contempler directement la gloire de la nature divine avec la conception matérialiste que les Messaliens sont accusés d’avoir eue d’une telle contemplation, puisqu’ils auraient prétendu que la lumière divine était visible des yeux du corps.

Le successeur de Timothée I, îsô Bar Nûn, dont on sait par ailleurs qu’il s’opposa à la doctrine christologique de Timothée, réhabilita Jean de Dalyatha au cours d’un bref patriarcat; mais cela ne suffit certaine-

ment pas à laver son nom de toute suspicion auprès des milieux hiérarchi­ques et monastiques les plus stricts de son Église, et on comprend que ceux qui transcrivirent ses œuvres aient préféré ne pas mentionner celui-ci, tout en manifestant leur admiration pour notre auteur en l’appelant simplement le saint et grand Ancien.

2. Les Lettres dans l’œuvre de Jean de Dalyatha.

Les écrits de Jean de Dalyatha ont été groupés par la tradition manuscrite sous trois rubriques principales : des Homélies ou Traités (mémrê), des Lettres (Égrâtâ) et des Chapitres de Connaissance (rêsê dida'tâ). À ces trois parties, la plupart des manuscrits complets ajoutent quelques autres écrits assez courts et en nombre variable selon le cas. La première partie comprend, suivant les manuscrits, de 25 à 28 Homé­lies; la seconde contient de 48 à 51 Lettres; les Chapitres de Connaissance sont au nombre de 3 à 8. Quant aux écrits additionnels, le manuscrit le plus complet nous en présente sept. L’objet de ce travail est l’édition de la seconde partie des écrits de Jean de Dalyatha mis sous la rubrique de Lettres.

En fait, si les Chapitres de Connaissance (ou Centuries) attribués à notre auteur relèvent d’un genre bien déterminé depuis Évagre le Pontique, on ne voit pas clairement, par contre, quels furent les critères qui guidèrent le groupement de la plupart des écrits de la première et de la seconde parties en Homélies et en Lettres.

Si l’on en croit ce que nous dit une Apologie (’eltâ daktâbâ) attribuée à un frère de Jean de Dalyatha et jointe habituellement à la collection des œuvres de ce dernier, tous les écrits de celui-ci lui auraient été envoyés pour son usage personnel, en quelque sorte comme des lettres. De fait, la plupart des homélies et des lettres s’adressent, soit au début, soit dans le corps du texte, à une seule personne que l’auteur appelle «mon frère». Parfois, cependant, Jean de Dalyatha, après avoir commencé un écrit en ne s’adressant qu’à une seule personne («mon frère»), continue en en interpellant plusieurs («mes frères»), puis revient à l’expression «mon frère» — ou inversement. Destine-t-il alors ses écrits à une communauté, comme des homélies, ou bien les destine-t-il seulement, comme des lettres personnelles, à ses deux frères qui étaient également religieux et vivaient, semble-t-il, dans le même couvent? Il serait plus aisé de le savoir si le duel existait en syriaque pour les substantifs. Peut-être trouvera-t-on un élément de réponse dans le fait qu’il arrive à Jean, dans une lettre, de demander à celui pour qui il écrit que ce qu’il dit ne soit communiqué qu’à une seule personne (qui pourrait être le second de ses frères); alors que d’autres fois il semble qu’il écrive, par l’intermédiaire de son corres­pondant, à l’intention d’un certain nombre de religieux, et, dans ces cas, il s’agit d’écrits figurant parmi les homélies. Mais les cas en question sont très rares, de sorte que nous n’avons rien de net qui puisse nous faire trouver du côté du nombre des destinataires le critère de la distinction entre Homélies et Lettres.

Ce n’est pas non plus dans la longueur respective de ces différents écrits qu’il faut le chercher. Si, en général, les lettres sont plus courtes, on en trouve cependant d’assez longues, de même qu’on trouve des homélies très courtes. Notons pourtant que certains sujets, traités à la fois dans des homélies et dans des lettres, le sont en général de manière plus succincte dans ces dernières, comme c’est le cas, par exemple, pour l’Homélie et la Lettre sur la prière.

Un critère plus valable, et qui s’applique à bon nombre de lettres, est le fait que dans celles-ci l’auteur parle davantage de lui-même, de ses épreuves, des grâces qu’il a reçues, sans passer, comme cela paraît être le cas dans les homélies, par le truchement de la formule : «Un Frère m’a dit au sujet de lui-même que…», qui pourrait être un moyen discret

de parler de ses propres expériences spirituelles. Quoi qu’il en soit, Jean de Dalyatha parle de lui-même, dans beaucoup de ses lettres, de manière très intime, et c’est ce qui fait le grand intérêt de celles-ci par rapport aux homélies.

Par ailleurs, les conseils spirituels donnés au «Frère» paraissent répon­dre davantage dans les lettres à un besoin exprimé par le correspondant, alors que dans les homélies ces conseils paraissent plutôt être donnés à l’occasion d’un sujet traité pour lui-même.

Il semble aussi que, dans les lettres, Jean de Dalyatha confie plus volontiers des expériences ou des idées qui pouvaient être compromettantes pour lui, dans le climat de suspicion dont nous avons parlé et qui aboutit à la condamnation de ses écrits.

Mais les caractéristiques que je viens de mentionner sont loin de s’appli­quer à toutes les lettres, et une partie d’entre elles pourraient tout aussi bien se trouver parmi les homélies, et certaines de celles-ci parmi les lettres. On pourra voir, du reste, dans la table des correspondances qu’il y a quatre lettres qui, dans certains manuscrits, se trouvent parmi les homélies.

C’est pourquoi j’ai donné pour titre à ce travail : La collection des Lettres de Jean de Dalyatha, plutôt que Les Lettres de Jean de Dalyatha. J’ai voulu signifier par là que les écrits édités ici ne sont pas ceux qui pourraient être des lettres, mais ceux que la tradition manuscrite a groupés sous la rubrique «Lettres».

3. La tradition manuscrite des Lettres.

[…]

8. Remarques sur la traduction française des Lettres.

Notre traduction a été faite volontairement de manière assez littérale, son premier but étant de permettre une lecture plus aisée du texte syriaque lui-même. Malheureusement, la fidélité au mot à mot fait perdre au langage de Jean de Dalyatha une grande part de sa beauté particulière; celle-ci, en effet, ne tient pas à une harmonieuse ordonnance des phrases ou des idées (qualité qu’une traduction, même littérale, pourrait garder dans une assez grande mesure), mais, au contraire, elle est liée principale­ment au caractère quelque peu chaotique de son style, car celui-ci a le pouvoir de communiquer quelque chose d’un enthousiasme qui bouscule les mots sous l’effet d’une expérience qui les transcende. Or cette vigueur du langage de Jean de Dalyatha est également liée à la structure même de la langue syriaque, dont les mots sonores et condensés autour de leurs racines se succèdent les uns les autres sans que les séparent, la plupart du temps, des prépositions ou des articles auxquels le français donne, graphiquement et phonétiquement, à peu près la même importance qu’aux noms, aux verbes et aux adverbes. Une traduction qui voudrait communi­quer la force de jaillissement des mots dans le langage de Jean de Dalyatha devrait nécessairement prendre une certaine liberté avec la littéralité du texte.

J’ai divisé le texte en paragraphes, selon le sens et en évitant dans la mesure du possible qu’ils soient trop longs. Les divisions du texte que proposent les ms divergent, du reste, d’un ms à l’autre.

La traduction adoptée pour certains termes appelle aussi quelques remarques. Et tout d’abord au sujet du mot hawnâ qu’il est normal de traduire, comme on le fait souvent, par «intellect». La conception qu’à partir du VII siècle, les mystiques nestoriens se font du hawnâ est, en effet, largement tributaire de celle qu’Evagre a du voOç, mot traduit d’ordinaire par hawnâ dans la version syriaque des Centuries de celui-ci. Cependant, dans le cas de Jean de Dalyatha en particulier, le mot français «intellect» m’a paru suggérer un sens trop exclusivement noétique. Certes, le hawnâ est fondamentalement pour Jean la faculté de la contemplation de la lumière et de la gloire de Dieu. Mais il est aussi pour lui le centre vital de l’âme ou de la personne, et le principe de sa volonté profonde. C’est le hawnâ, en effet, qui perçoit la délectation de Dieu; qui, après des mouvements impétueux, connaît la paix et la stupeur; qui a des mouvements de feu; qui est rempli d’amour envers tous : caractères qui ne relèvent pas de la connaissance pure. De même, c’est lui qui peut retenir l’âme et l’empêcher de quitter le corps au moment de certains dons de la grâce; qui proclame le Sanctus avec les anges; qui prie et supplie. C’est lui qui pratique le recueillement du souvenir de Dieu, qui est à la fois regard aimant de l’intelligence et mouvement de concentra­tion sur Dieu vivant dans le cœur. C’est pourquoi j’ai préféré rendre ce mot par «esprit»; cette traduction est imparfaite elle aussi, mais le mot «esprit» a l’avantage d’être plus indéterminé et plus dynamique que le terme «intellect».

Je traduis ordinairement la locution baqnûméh par une simple tournure réfléchie, sauf quand cette locution semble avoir un sens technique. Par exemple, quand il s’agit de la vision de Dieu dans le qnûmâ du contem­platif; la traduction «en lui-même» n’indiquerait dans ce cas qu’une intériorité assez imprécise, alors que pour Jean c’est l’être même du voyant qui est le substrat de la vision. J’ai préféré dans de tels cas le terme d’«être» à celui d’«hypostase», d’un caractère trop scolastique.

La meilleure manière de traduire le verbe hûr serait, me semble-t-il, de le rendre par «contempler». J’ai cependant évité cette traduction, pour ne pas donner à ce mot un sens aussi technique que celui qu’a le terme téôriâ (la contemplation).

Enfin, il est une distinction qui joue un rôle assez important dans la pensée de Jean de Dalyatha : celle qu’il fait entre l’amour (hûbbâ) et la «dilection» {rehmtâ); l’amour étant présenté comme une force spirituelle — donnée par la grâce — qui pousse à observer les commandements et, en général, à travailler par l’ascèse à conformer sa volonté à celle de Dieu, — force qui croît elle-même avec la pratique des commandements et de l’ascèse; tandis que la dilection est l’accomplissement proprement mystique de l’amour, caractérisé par le désir de la vision de la beauté de Dieu, puis par l’enivrement brûlant que provoque son contact. Le mot «dilection» n’étant pas d’un usage naturel en français, j’ai traduit rehmtâ également par «amour», faute de disposer d’un autre terme plus adéquat; mais quand j’utiliserai ce mot dans la traduction, j’indiquerai le plus souvent en note son correspondant syriaque.

[…]

Bagdad, 12 avril 1977. Robert BEULAY, O.C.D.







Lettres

(Lettres du Saint, le grand Ancien, envoyées par lui à l’une ou l’autre personne. En les lisant on en connaîtra le propos.)

PREMIÈRE LETTRE [À un (autre) grand ancien de ses intimes]

1 À celui qui, dans la lumière divine répandue en son âme, examine les choses cachées et apprend par l’Esprit les mystères de l’Esprit; qui par l’Étoile aux multiples splendeurs qui se lève de son cœur est, dans la lumière, uni à la lumière; en qui l’Esprit a opéré des dons qui ont rempli les extrémités de la terre; qui respire l’odeur de la Vie par le Vivant (Lui-même) et qui est pressé de (la) faire connaître par la puanteur de la mort!

2 Mon maître, Père des saints! Voilà un certain temps que j’attends de rencontrer ton humanité pleine de choses saintes et porteuse de Dieu;

15, mais je boite, et cela m’en a empêché jusqu’à maintenant. Que l’Esprit qui est en toi te garantisse la vérité de cette excuse!

3 Que Notre-Seigneur me donne de voir ton visage et que, me faisant oublier mes peines, mon cœur se réjouisse, avant l’heure du couchant de ton départ pour le lieu lumineux de tous les lumineux, le monde éternel.

Car peut-être m’y seras-tu caché par les nuées de la gloire de ton Seigneur, et ne serai-je pas digne de te voir, puisque l’entrée en ce lieu est impos­sible à qui n’a pas appris à en faire l’expérience dès ici-bas, car les yeux de son intelligence sont (alors) aveuglés par les rayons de lumière des nuages qui sont à l’extérieur de là, et elle est empêchée (de voir). Mais l’intelligence en laquelle a brillé dès ici-bas la splendeur de la Vie pour sa délectation, celle-là, aussitôt que le soleil se couche pour la pupille de son œil, distribue son héritage et part rencontrer l’apparition du grand Soleil qui est la lumière des mondes d’en-Haut.

4 Quant à dire la modalité de la révélation de Dieu dans les intelligences sanctifiées, cela n’est pas permis à la langue. Mais l’explication de (ce) grand mystère est déposée dans les intelligences pures et lumineuses, et elle (y) est plongée dans le silence. Car c’est dans le lieu de l’émerveillement que Dieu se révèle à ceux qui L’aiment : Il les émerveille par sa beauté, et par l’admiration II réduit au silence leurs mouvements à la vue de ses mystères. Et comme ce lieu des visions merveilleuses est celui de la stupeur, il est aussi entouré d’une clôture de silence : l’intelligence veut-elle essayer d’en faire sortir le mystère jusqu’au lieu des voix et (l’) exposer, que la frontière du silence se présente à elle, et elle se tait.

5 Le lieu dont la langue est le silence, par quoi ses mystères seraient-ils exposés? Et puisque les mystères de (ce) lieu frappent ses habitants de stupeur dans le silence, s’ils sont révélés à ceux qui n’y sont pas habitués, dans quel saisissement ne les tient-il pas, les privant de tout mouvement et de toute perception? Le lieu dont le nom est Admiration, l’explication de ses mystères est aussi stupeur; et s’il convient de la nommer langage, celui-ci est un silence sans mouvement et sans appellation. (Ce lieu) jette par sa gloire ses habitants dans la stupéfaction; il fait se tenir dans l’émerveillement ceux qui y demeurent et baignent ceux qui le voient de sa douceur inexplicable. Que l’audacieux soit donc entravé par le silence; que la muselière du silence le rende muet! Et dès lors que ma langue est engourdie par le froid de mes actions mauvaises et qu’elle ne peut exposer les béatitudes des fils des mystères de Dieu, je me réfugie auprès de la miséricorde afin d’obtenir ta pitié, ô intendant de ses mystères qui habites le lieu du silence et brilles des splendeurs de l’Être caché qui donne la vision de sa gloire à ceux qui L’aiment.

6 Gratifie-moi de (ta) prière miséricordieuse pour que, bien qu’étranger à la béatitude, je ne m’éloigne pas de la montagne du salut et ne devienne pas l’aliment de ce feu de Sodome qui consume les impies. Notre père, prie pour moi, je t’en conjure avec larmes, car je baisse la tête de honte à cause de (tout) cela. La langue de mon intelligence est muette pour ce qui est de la supplication confiante et libre de ceux qui aiment. Mes pieds boitent d’avoir marché (sur un chemin) sans ombre, ils se sont ensanglantés sur les pierres d’achoppement des Mauvais, ils ont été brisés par les pièges (posés par) les chasseurs de l’Impie. Puisque la lumière de mes yeux a été éloignée de moi par mes iniquités et que je n’ai pu voir ces choses, prépare-moi la compassion de ta prière comme remède pour mes plaies, et que ton intelligence dont les mouvements sont illuminés par la méditation qui voit tout, me visite dans mon affliction. Que Notre-Seigneur me donne d’être dignes du bonheur de te voir par le sens, bien que je sois aveugle pour te voir autrement.

7 Ne me blâme pas de m’être conduit sottement, comme un insensé; mais que la bonté de l’œil de ton cœur qui regarde les choses cachées voile mes mauvaises actions.

DEUXIÈME LETTRE [À un autre Ancien]

1 Admirable est la beauté de ton amour qui cache ce qui est vil! Il n’a pas exécré celui qu’a exécré le monde exécrable et qu’il a jeté et lancé loin de lui, comme quelqu’un dont il ne peut supporter la vue et les mœurs impies, afin de ne pas être souillé par lui. Mais c’est peut-être que ton esprit ne s’est pas abaissé, du lieu élevé qui est près du Très-Haut, à tâtonner dans un lieu ténébreux pour connaître mes mœurs ténébreuses! Ou bien a-t-il pris la ressemblance du grand Soleil de tous les mondes, pour faire briller les splendeurs de sa grâce sur ceux qui se tiennent dans les ténèbres. Quant à moi qui n’ai pas de quoi te rétribuer pour ce que ta grâce fait pour ma malice, (je prie) le Très-Bon de te rétribuer par ses visites (en ton âme), t’accordant tout ce que celle-ci désire : ces choses dont le désir ne passe pas. Amen.

2 Tu me rappelles : «Ne m’oublie pas, pour que je ne t’oublie pas»; et (tu ajoutes) : «Si je t’oubliais, je serais un véritable égaré». Mais tu as là un refuge (bien) faible dont l’esprit est emmené en captivité par un ravisseur qui n’est pas, comme tu le dis, Celui qui ravit par sa beauté ce qui lui appartient. Cependant j’ai foi que ce que tu désires (là) me sera donné par Celui qui a promis qu’il ne décevrait pas la volonté de qui désire ce qui est bon.

3 Ma main ne peut figurer Celui qui à tout a donné figure, de telle sorte qu’il soit vu par des figures. Enlève tout de devant toi, pour que Celui qui est caché à l’intérieur de tout se présente seul à ta vue. Heureux celui de devant la vue duquel la terre, sa mère, a été enlevée, et pour la dualité duquel il y aura, dans le Père de son âme, un cheminement dans la simplicité!

4 Ô mystère! L’émerveillement jette dans la stupéfaction ceux qui marchent dans la lumière qu’est le Seigneur, Lieu dégagé et splendide : où (donc) toutes choses s’en sont-elles allées de devant moi, de sorte que seul est visible le Seigneur de toutes choses? Où je suis, je ne le sais pas, car mon cœur est captivé par la beauté du Beau.

5 Heureux celui qui T’étreint, et qui, (même) après s’être endormi, aspire ton odeur délicieuse! Heureux celui qui s’assied et voit tes resplen­dissements unis à lui comme à son disque les rayons du soleil! Heureux celui qui voit sa nourriture changée en ta ressemblance, qui la goûte dans son palais et (pour qui) elle se change en délectation de ta douceur! Heureux celui qui Te voit mêlé à son breuvage, qui boit et dont le cœur (alors) exulte de ton amour! Heureux qui entre à l’intérieur de lui-même, qui Te voit d’une vision admirable et s’émerveille de la beauté de tes mystères qui sourdent du dedans de lui!

6 Mon cœur vient de s’emporter contre (ma) plume; je vais la briser parce qu’elle ne peut dépeindre ici des beautés merveilleuses; car je vois des fleuves d’eau vive couler de la Source des béatitudes, et bien qu’ils apparaissent, ils sont recouverts et cachés par le silence. Ne me blâme pas de ce qu’ici la folie m’a saisi sous le coup de la ferveur du Vin qui réjouit tout, et de ce que j’ai oublié ce qui est mien. Tout esprit abondant en paroles qui entre en ce lieu est bâillonné par le silence, (privé) de paroles et de mouvements par l’émerveillement que provoquent les mys­tères. Là, Dieu montre sa beauté à ceux qui L’aiment. Là, l’âme voit son être et le Christ qui apparaît en elle et la réjouit par sa vue. Là, elle voit les beautés merveilleuses des anges qui se tiennent dans l’émerveillement de la gloire de Celui qui vit éternellement. Là, la Sainte Trinité se montre mystérieusement, et ses Hypostases apparaissent à l’esprit nu : grand est ce mystère, et il n’est vu que par un esprit limpide. Là, le monde destiné aux morts dans le Christ apparaît mystérieusement, c’est-à-dire que Dieu se révèle, (Lui) le Monde des mondes, le Monde nouveau, le Créateur des mondes qui est un lieu pour sa créature rationnelle. Le Verbe est sa nourriture; Boisson, Il est sa joie; Soleil, Il est son soleil; Vêtement, Il est son vêtement; Sa vision est sa vue; Sa connaissance est l’objet de sa connaissance. Par la grâce Sa ressemblance est sa ressemblance : la créature en son Créateur se voit elle-même son Créateur.

7 Quiconque trouve ces choses trouve la résurrection anticipée, et tous ceux qui ne les voient pas sont encore parmi les morts.

QUATRIÈME LETTRE [À l’un des Frères ermites]

1 Ton titre, mon Frère, est plus haut que ta parenté. Que ta conduite elle aussi soit semblable à celle de ceux dont tu portes le nom, en sorte que ton corps resplendisse par son intégrité comme eux-mêmes brillent du fait de leur pureté, et que ton âme soit clarifiée (de la boue) des pensées passionnelles. Et de même qu’ils sont un feu qui brûle du regard conti­nuellement fixé en Dieu, qu’ainsi ton regard soit lui aussi dirigé continuellement vers Lui, accompagné de Sa louange incessante dans ton cœur, afin que ton âme acquière leur ressemblance.

2 Contrains-toi (à te priver) un peu de nourriture, et totalement de la compagnie des hommes, surtout de ceux qui ne sont pas fervents, afin que s’éteigne en toi le désir exécrable. Car voici les bûches avec lesquelles notre ennemi entretient ce feu qui brûle de manière impie : la fréquentation des séculiers, la conversation avec des femmes, l’affection entretenue avec de jeunes garçons, qu’ils soient du monde ou qu’ils soient religieux. Et cette (dernière) chose est pire pour le serviteur du Christ que tous les (autres) maux, elle et sa compagne perverse, c’est-à-dire l’amitié avec les Filles du Pacte. Quant à la mère de tous ces rejetons de serpents, c’est la gloutonnerie, associée à la compagnie de Frères dont la vie est dépourvue d’ascèse. Lorsque notre âme se sera dépouillée de ces choses, elle ne pourra (plus) tomber dans les filets de l’Ennemi; elle pourra voler légèrement vers Dieu en qui elle sera sauvée. Le corps lui-même oublie ce désir impur lorsqu’il est privé de ces choses; et bien qu’il surgisse en lui du fait de la nature, c’est sans peine qu’il s’évanouit.

3 Je t’en prie, mon Frère, suis ces recommandations de ton ami. Notre mode de vie, en effet, n’est pas vain, car il est semblable à celui des Veil­leurs de la Hauteur. Dormir beaucoup obscurcit l’esprit, de sorte qu’il ne discerne pas ces choses; mais la veille fait de lui l’associé des Séraphins et le rend étranger au commerce des hommes, tandis que le désir de Dieu est continuellement enflammé en lui.

4 Frère, tant que les passions sont dans l’âme, l’homme, où qu’il se trouve, est pour lui-même une ville (emplie) du tumulte d’un peuple nombreux. C’est là ce que David appelle la cité dont il se délivre en se réfugiant dans le désert, c’est-à-dire dans la liberté vis-à-vis des passions. Lors donc que l’homme s’est séparé des passions comme de la cité, il trouve auprès de Dieu la liberté confiante qui lui fait dire : Qui sera désormais mon espérance, sinon Toi, Seigneur. Et lorsque le Très-Bon voit qu’il s’est séparé de tout, Il lui fait entendre une voix qui (le) réjouit et (le) réconforte : «Courage! Courage! Je ne te laisserai plus, Je ne t’abandonnerai plus; et partout où tu iras, Je serai avec toi». Quand celui qui se tenait au milieu des pleurs entend cela, il s’écrie à la manière d’un enfant, comme le tout petit qui a perçu (la présence de) celui qui l’a engendré : Abba ! Abba ! Abba!, ne trouvant pas d’autres mots à ces moments-là.

5, Car la limpidité le fait dès lors se tenir dans la stupeur, et la grâce ne cesse de susciter en lui des mouvements qui ne se prêtent pas à la composition, c’est-à-dire, pour être concis, des motions du monde nouveau, des mystères, des révélations, des intellections au sujet de l’Essence divine : choses qu’il n’est pas permis de révéler. Il ne se souvient plus de l’existence qu’il a reçue du monde, ni d’aucune naissance corporelle, ni d’aucune compagnie humaine : l’amour de Celui qui l’a engendré, le Père de tout, lui a donné l’oubli de tout par la transformation de ses mouvements. Ceux qui aiment ont été unis à ceux qui aiment : ineffable gravité que celle de la ressemblance aux anges de lumière et de leur compagnie… Oh! combien stupéfiant est l’amour dont ils font preuve envers celui qui a été ainsi mêlé à eux et a reconnu en eux des parents!

6 La plume brûle de la violence de ton feu, ô Jésus! Ma main s’est arrêtée d’écrire, et mes yeux ont été incendiés par les rayons de ta beauté. La terre sur laquelle j’avançais a été emmenée de devant moi. Mon intelligence a été frappée de stupéfaction par l’émerveillement que Tu provoques, et désormais je me connais comme n’existant plus. Une flamme s’est allumée dans mes os, et des sources ont jailli pour baigner ma chair tout entière afin qu’elle ne se consume pas. Ô fournaise puri­fiante en laquelle l’Artisan a ôté toute tache à son ouvrage! Ô manteau de lumière qui nous a dépouillés de notre volonté pour que nous le revêtions maintenant à l’intérieur du feu! Permets-moi, Seigneur, de donner ce qui est saint à tes fils; ce n’est pas aux chiens que je (le) donne; mais c’est à ceux qui T’aiment que j’offre les perles que je fais monter de ton sein, ô Mer glorieuse, et je ne les jette pas aux porcs pour qu’ils les foulent de leurs pieds.

7 Gloire à Toi! Combien admirables sont tes mystères! Heureux ceux qui T’aiment, car à tout moment ils resplendissent en ta beauté et Tu leur fait don de Toi-même! C’est la résurrection anticipée des morts dans le Christ, dont a parlé le bienheureux Paul. Heureux êtes-vous, ô solitaires, car vous êtes devenus avec le (Fils) unique un seul Fils de Dieu par l’union à Lui! C’est pourquoi les mystères du Père vous sont révélés, et vous dites avec une liberté confiante : L’intelligence du Christ est nôtre; Il est apparu dans nos cœurs et ils ont été illuminés par la gloire de Dieu. Malheur à moi qui, volontairement, me suis privé de ces choses et me suis préparé dès ici-bas mon héritage ténébreux!

8 Mon Dieu, dépouille-moi par ta grâce de la tunique des passions, cette Géhenne ténébreuse, et revêts-moi du manteau de ta lumière sainte, — lequel est le Monde nouveau lui-même, -- avant que je sorte du corPs.Donne-moi, Seigneur, la beauté de ta vision en nourriture, et les révéla­tions de tes mystères cachés dans le sein de ton Essence, en boisson qui réjouit. Fais de moi, Seigneur, un membre dans le corps de ton (Fils) unique, que je perçoive le mystère de l’union à Toi, autant que le peut ma faible nature.

9 Applique-toi, mon Frère, à demander nuit et jour la dilection de ton Seigneur, et dis ceci : «Père (très) bon, donne-moi ta dilection, bien que j’en sois indigne». Par elle, en effet, toute dilection passionnelle est éliminée de l’âme; c’est elle qui fait périr (nos) ennemis et procure tous les dons qui viennent du sein du Père. Car elle est la mère des mystères nouveaux du Monde nouveau; c’est-à-dire que par elle le Christ apparaît

en toi et que le visage de ton âme resplendit en Lui : dès à présent II fait de toi sa demeure, avec son Père et son Esprit saint; car le désir du Christ, ô mon Frère, a le pouvoir d’arracher vigoureusement de l’âme le désir et les souvenirs du monde de sorte qu’elle ne s’attache qu’à Dieu 5 seul. À Lui la gloire, de la part de tous ceux qui L’aiment, et qu’il nous réjouisse par sa dilection. Amen.

CINQUIÈME LETTRE À qui entend et obéit, la paix du Sanctificateur !

1 Homme de Dieu, entend les paroles de ton ami. Non, mon Frère bien-aimé, n’imposons pas au Christ notre volonté, mais nous, au contraire, soumettons-nous à la sienne! Tu veux que le Christ t’apparaisse dans la prière comme à son ami? Que sans cesse son amour soit en toi. Tu désires que celui-ci soit toujours enflammé dans ton âme? Fais-en sortir l’amour du monde. Tu aspires à ce que ta demeure soit dans le Lieu sans lieu, c’est-à-dire en Dieu? Sors du monde comme (le nouveau-né sort) du ventre, et aussitôt tu verras le (Monde) véritable. (Car) le Christ ne peut habiter avec (ce) monde. Je t’en prie, écoute-Le t’en aviser par ces mots : «Je ne suis pas du monde4»; c’est pourquoi il me chasse d’où j’habite. Et moi je ne peux habiter avec lui «car il me hait». (Mais) toujours II repose sur l’âme et lui rend visite, afin d’habiter en elle si elle, est vide de ce qui est du monde.

2 Tu désires voir les resplendissements de la beauté de la Sainte Trinité dans ton âme? Garde les commandements du Christ. Il a dit en effet : «Quand tu gardes mes commandements, mon amour se trouve chez toi»; et lorsque ceux-ci sont parfaitement observés dans l’âme, Il vient, ainsi qu’il l’a déclaré, y faire sa demeure avec son Père et son Esprit : c’est là qu’il habite et est vu. (Or) de ses amis aussi II a dit qu’ils n’étaient pas du monde et que le monde les a haïs. (Et cela, parce que) l’obser­vance parfaite de ses commandements, c’est la Croix : autrement dit, la méconnaissance et l’oubli des convoitises du monde, et le désir ardent d’en émigrer que provoque l’embrasement de l’amour, comme ce fut le cas pour Saint Paul. C’est avec liberté confiante envers mon Dieu et avec assurance que je dis en toute vérité qu’au moment même où l’intelligence se dépouille du monde, elle revêt le Christ; qu’aussitôt soustraite à la préoccupation des affaires mondaines, elle rencontre Dieu; que dès le moment où l’âme rompt avec les compagnies du monde. l’Esprit psalmodie en elle ses mystères ineffables. Il s’agit là pour moi d’un mystère qui m’inspire de la crainte, mais pour les véridiques c’est une vérité manifeste. Ô pupilles, si vous faisiez couler (vos larmes) pour irriguer (la terre), les canaux en crue déborderaient! Contre quoi en effet échangeons-nous cela! Malheur à moi! Malheur à moi!

3 O Christ qui de ton sang pur as payé la dette qu’avait contractée notre volonté insensée, ouvre les yeux de nos intelligences pour que nous sachions vers où nous avançons. Que ta lumière qui éclaire comme le soleil les chœurs de ta Sainteté me conduise jusqu’auprès de Toi. Que ton Esprit, Seigneur, me place au milieu d’eux, dès ici-bas et dans le monde de la lumière, et qu’il m’enseigne leur langue pour que je proclame avec eux ta louange inaudible. Crée-moi, Seigneur, une créature nouvelle ressemblant à ta beauté, que nous oubliions et ignorions notre nature antérieure.

4 Gloire au débordement de ton amour ineffable! Ta porte, Seigneur, est ouverte, et il n’est personne qui entre. Ta gloire est manifeste, et il n’est personne qui (la) contemple. Ta lumière éclaire les pupilles, et nous ne voulons pas voir. Ta main est tendue pour donner, et il n’est personne qui prenne. Tu incites par des prévenances, et nous ne consentons pas; Tu effraies par des périls mêlés de miséricorde, et nous ne fuyons pas vers Toi. Ô notre Dieu (très) bon, aie pitié de notre misère! O notre doux Créateur, bande nos fractures! Ô notre Père plein de clémence, persuade — Toi toi-même de nous forcer à nous approcher de Toi, puisque nous-mêmes ne voulons pas T’en persuader! Fais sortir notre âme de la prison dans laquelle nous nous sommes nous-mêmes enfermés et (mène-la) à ta vraie lumière, même si nous nous y refusons! Que ta puissance, Seigneur, l’emporte sur nous et nous tire de la noyade vers laquelle nous penchons.

5 Enlève, Seigneur, de devant notre vue tous les voiles dont sont recouverts les yeux de notre âme et qui les empêchent de voir ta vraie lumière : qu’en celle-ci nous nous tenions dépouillés, toujours et sans cesse, et demeurions dans le désir et la délectation de sa beauté, pour les siècles des siècles. Amen.

SEPTIÈME LETTRE [du saint]

1 Je vais désormais cesser de parler. À la place de tout j’ai eu une seule chose : Celle à la place de qui le tout ne pourrait satisfaire. Comprends, mon Frère, ce mystère qui est la vie des êtres d’en-Haut, et la nôtre aussi comme la leur, dans les siècles qui ne finissent pas. Soyons tourmentés par l’amour du Beau : c’est là l’aboutissement de toute ascèse. Heureux ceux qui sont ivres de ton amour, ô mon Dieu! car leur ivresse de Toi les a livrés aux atteintes de la folie, et ils ont oublié ce qui, auparavant, leur était nécessaire.

2 Mon Frère, goûte et vois la douceur de notre Père Très-Bon et combien Il est aimable. Ceux qui ne l’ont pas expérimentée, jamais les paroles ne la leur feront connaître. Celui qui est pour Lui-même délectation enivre et délecte par Lui-même ceux qui L’aiment; Il se réjouit de Lui-même et Il les réjouit de Lui-même; Il est Lui-même la beauté de son Être et Il les transforme en la ressemblance de sa gloire par sa révélation en eux; Il est Lui-même leur banquet de noces et la chambre nuptiale où ils se réjouissent. Ils Le voient en eux et ils sont dans l’allégresse; Il apparaît en eux, de l’intérieur d’eux-mêmes, et II les stupéfie par sa beauté!

3 Heureuse l’âme qui se sait être un miroir, qui y fixe les yeux et voit la splendeur de Celui qui est caché à tout. (Car) Celui qui, sur la montagne, a dit : Aucun homme ne me verra et demeurera en vie, est vu en ce lieu-là, et ceux qui Le voient vivent éternellement. Ô notre Dieu, quel amour est le tien, que ceux qui ont goûté l’immensité de sa douceur soient devenus ennemis de toute jouissance!

SA HUITIÈME LETTRE [à propos de ceux qui se réunissent pour former des clans, se donnent des supérieurs et des chefs, et s’opposent les uns aux autres]

1 Méfie-toi, mon Frère, de ceux qui perdent leurs âmes et celles de leurs frères, en se préoccupant de charges et en établissant des supérieurs. De l’œuvre de Dieu, ils sont tombés dans le labeur du pénible entêtement

avec lequel ils veulent se faire de nombreux compagnons et partisans : (ce sont des) gens soumis à Satan, le perturbateur des pacifiques. S’ils t’importunent trop, réponds-leur en t’humiliant et en te confiant en ton Seigneur : «C’est pour diriger mon âme coupable que j’ai quitté le monde, et non pour diriger les autres. Mon couvent, c’est ma cellule; la réunion à laquelle je participe, c’est celle qui consiste à recueillir mes pensées et (à contenir) mes passions. Voilà de quoi il me convient d’être fait supé­rieur; tels sont les habitants de ma maison dont je dois prendre grand soin. Quand il en sera ainsi, je m’occuperai d’autres personnes : celles sur lesquelles le Pasteur de tous m’aura commandé de veiller, en restant étranger aux autres». S’ils s’irritent de ces (paroles), Dieu, Lui, en sera très satisfait.

2 L’envieux ne verra pas la lumière, car, dans son envie, il critique les lumineux. Celui qui murmure sans cesse s’attire la colère de Dieu. Celui qui s’élève est abaissé jusqu’au Shéol. Celui qui s’humilie se fait semblable à son Seigneur. Celui qui aspire à être chargé de quelque chose est l’agent du démon de la fornication. Celui qui aime se mêler aux séculiers est l’ennemi de Dieu. Celui qui aime les saints est le compagnon des anges.

3 Affermis ton âme, (toi) qui comme moi est un relâché : encore un peu de temps, et voici venir le soir où nous dormirons et nous reposerons de notre fatigue; puis nous nous lèverons au matin de la joie…

NEUVIÈME LETTRE [du saint]

1 Nous ne pouvons voir mutuellement nos visages sans l’intermédiaire de la lumière créée. De même, nous ne pouvons pas non plus voir le (fond) caché de nos âmes, ni nous réjouir des mystères qu’elles renferment, sans l’intermédiaire de la lumière créatrice. Comment donc ne m’étonne­rais-je pas de ton amour indéfectible, puisque, bien que tu n’aies jamais vu les rayons de la Vie dans mon âme, tu étreins celle-ci (et la serres) contre cet (amour) qui s’ébranle sans cesse en ton âme, et tu mêles son élan à l’élan de ce qui se meut dans ton cœur et chasse tous les (autres) mouve­ments afin qu’ils ne cohabitent pas avec lui. Quoi qu’il en soit, que Notre-Seigneur te récompense de ton amour pour moi par sa révélation dans ton âme, Lui qui est l’Amour véritable!

DIXIÈME LETTRE DU SAINT [C’est une de celles qui furent envoyées à son frère]

1 J’ai appris comment vous allez et j’ai loué Notre-Seigneur pour votre bonne santé en Dieu. Quant à moi, j’ai honte d’être dépourvu de toute vertu. On ne trouve en moi que ceci : je mange et je dors, je bois et je me laisse aller. Qui rejette (ainsi) tout souci de lui-même doit s’attendre à la mort. Pourtant quelqu’un a dit que parfois, lorsqu’il marche sur le chemin, ou bien se tient sur le bord de celui-ci ou (même) en dehors de lui, il arrive qu’il commence à se perdre : il est subitement réduit au silence par l’opération de la Force toute-puissante, et il s’oublie lui-même ainsi que tout ce qui est sien, stupéfait et émerveillé par la beauté qui l’a attiré. Celui qui comprend, qu’il comprenne! Et quiconque ne comprend pas, que Notre-Seigneur lui donne de saisir! Quant à moi, je ne puis figurer par des figures Celui qui à tout a donné figure, et je n’ai pas non plus la capacité de dépeindre par des lignes d’encre la Beauté créatrice. Malheur à moi, lorsque nos services seront trouvés déficients par le Seigneur de tout! Oui, nous proclamerons notre âme doublement mal­heureuse lorsque toutes choses parmi nous auront atteint leur achèvement, de ce que nous n’aurons pas servi le Maître de la maison! Mais taisons — nous et soyons dans la stupéfaction, afin de trouver Celui dont seul le silence peut parler.

2 Prie pour moi, pour (l’amour de) Notre-Seigneur, afin que son lieu au dedans de toi nous attire, de sorte que nous (y) entrions auprès de Lui, lorsque nous Le supplierons avec désir de sortir vers nous pour nous apparaître. Il allumera son feu dans notre âme et fera voir en elle son opération, s’il la trouve expurgée de l’humidité des passions matérielles.

ONZIÈME LETTRE

1 Ta lettre pleine d’affliction a été pour nous une raison de rendre grâces, et je proclame bienheureuse notre misère de ce qu’elle a été rendue digne de boire la coupe des souffrances de notre Sauveur; car je sais que du breuvage amer bu à cause de Lui sourdent ces choses glorieuses dont se réjouissent les diligents et qui les rendent glorieux dans la gloire de leur Gloriflcateur.

2 L’athlète qui regarde vers la couronne ne sera pas découragé par l’âpreté des combats. Et la couronne dont le Christ pare celui qui L’aime, au terme de sa lutte, c’est la vision de la Sainte Trinité. Heureux es-tu si tu regardes vers cet étendard, ô combattant, et si tu ne retournes pas en arrière! Si tu es frappé de flèches par tes ennemis, voici ton Roi qui observe ton combat et qui Lui-même soigne tes blessures; Il t’oint d’huile délectable, de l’huile de joie, et délasse tes membres fatigués qui se sont exténués pour Lui. Parce que le soleil extérieur de tes pupilles s’est obscurci du fait de la violence des adversités, tu reçois sur-le-champ en échange le lieu dont le soleil est le Créateur, et (ce soleil) fait rayonner ton visage dans la lumière sans ombre. Quant aux membres qui se sont teintés du sang de leurs plaies pour l’amour de l’Époux plus beau que tout, ils resplendissent dès ici-bas de la gloire essentielle dont II leur donne les arrhes.

3 Non, mon Frère, ne désertons pas la bataille, à l’instar de ceux qui se condamnent eux-mêmes à mort en vertu de la loi royale. (Mais) appelons à notre secours le Chef de notre armée, et II nous donnera, Lui, la victoire. Exposons devant Lui notre faiblesse, et II sera Lui-même la force (qui se répandra) dans nos membres. Soyons à tout moment assoiffés de sa vision, et II nous montrera la beauté de son visage.

4 Tous ceux qui, pour son amour, se sont réduits au dénuement, ont reçu ce qui est sien pour leur délectation. Tous ceux qui ont bu l’absinthe et l’amertume dans la lutte contre eux-mêmes en vue de changer leur volonté en celle de leur Créateur, deviennent des convives se délectant de ce qui est dans la maison du Père, comme l’a dit ce voyant (illustre) : «Le Christ est leur table, à laquelle ils se nourrissent du Père». Parce que leur nourriture a été gâtée dans leur bouche par les larmes et les gémisse­ments, ils mangent Dieu dans l’allégresse de (leur) cœur. Et parce que dans l’ivresse de son amour ils ont méprisé le désir fétide, la beauté même de sa vision plus désirable que tout apparaît en eux, et le désir mauvais s’éteint rapidement.

5 Un Frère digne de foi me disait — que personne ne mette cela en doute! — que lorsqu’il brûlait du désir infect de la fornication, il criait vers Dieu avec persévérance en Lui disant : «Mon Dieu Très-Bon, donne — moi la mort du corps pour que je ne meure pas à la Vie qui est en Toi! Je ne vaux rien, mon Seigneur, pour le combat. Aussi, comme d’un (homme) abattu qui n’a en lui aucune force pour combattre et lutter, éloigne de moi la passion et le combat». Et il m’affirmait ceci : «Depuis que mon Créateur s’est complu à me visiter, j’évite avec grand soin de rencontrer des femmes et de me souvenir d’elles; car chaque fois que j’en io rencontre ou que leur souvenir me vient à la pensée, l’intérieur de moi — même s’en trouve si bouleversé et ma conscience si détériorée que je ne peux qu’à grand-peine prendre ce jour-là de la nourriture, à cause du souvenir de cette puanteur; et en leur présence il m’est totalement impos­sible de manger, car mon corps est agité et bouleversé par la violence de la puanteur». À quoi il ajoutait : «C’est également quand je rencontre des garçons encore jeunes que mon cerveau délire du fait de leur odeur infecte». Dieu rendit ainsi repoussant à ses yeux ce qui captive les relâchés.

6 Ceux-là mêmes qui n’ont (plus) distingué le goût des aliments du fait de la violence des combats, l’onction de la douceur du Créateur a dilaté leur âme; leurs membres se sont imprégnés de Lui, et Lui-même est pour eux le souffle embaumant de la Force trinitaire. Aucun de ceux qui ont goûté ces choses n’est découragé par la multiplicité des tentations; qu’aucun de ceux qui veulent (les) goûter ne perde (donc) courage, car ils ont là un espoir qui les réconfortera; et d’ici peu le Soleil de la joie se lèvera en eux, et ils ne se souviendront plus de ce par quoi ils auront été accablés au temps de l’épreuve : autant auront été dures les choses tristes, autant abonderont les choses désirables. Ainsi donc, Frères, ne nous décourageons pas dans nos afflictions, car nous ne sommes pas non plus abandonnés (à des épreuves) au-dessus de nos forces. Fidèle est le Très-Bon. À Lui la gloire pour les siècles des siècles. Amen.

DOUZIÈME LETTRE [Sur la prière]

1 II se tient donc encore au-dessous du degré de la perfection, le moine qui continue à prier Dieu au moyen de mouvements. Mais tu me diras : «Ne blasphème pas, Frère! Nos Pères exaltent cette (prière) plus que toutes les œuvres». Moi aussi, je suis un de ceux qui en font l’éloge, et je demande à mon Dieu que s’y achève le reste de ma vie. Je reconnais qu’elle est grande et qu’elle est sublime, plus sublime que toutes les œuvres, puisque, laborieuse (comme elles), elle délasse ceux qui se sont fatigués et (fait) que lorsqu’ils ont été délassés ils ne se fatiguent plus!

2 Comprends (bien), mon Frère. (Notre-Seigneur) a dit à Simon, le chef des Apôtres : Je te donnerai les clefs du Royaume des deux, pour que tu fermes et ouvres à qui tu voudras. Et ce n’est pas seulement à lui qu’il a donné ce pouvoir, mais à tous les amants de la Vérité. (Or) la prière consiste à frapper à la porte du Donateur; mais celui qui est entré dans le Royaume et qui a reçu pouvoir sur ses trésors, comment frapperait — il à la porte? Mais alors que (fait-il)? Il jouit des biens (qui sont à l’inté­rieur), il est dans la stupéfaction et l’admiration devant la beauté du Très-Bon. Et il serait risible de dire qu’il prie à proprement parler, celui qui est à ce point enivré par la beauté de l’Époux plus beau que tout!

3 «La prière, a-t-on dit, est la pureté de l’intellect, pureté dont les mouvements de prière ne sont coupés que par le lever de la sainte lumière de la Trinité sur l’intellect». Il est donc dit que par l’émerveille­ment causé par la lumière, la prière est interrompue. La perfection est donc bien, ainsi que nous l’avons dit, l’émerveillement causé par Dieu, et non pas que durent les mouvements de la prière. Celui qui est entré dans le lieu des mystères demeure dans l’émerveillement qu’ils provoquent, et voilà la véritable prière qui ouvre la porte des trésors de Dieu pour donner aux solliciteurs ce qui contente leurs besoins. Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement vous aussi à tous ceux qu’il vous plaira. De ceux qui ont reçu le pouvoir de disposer d’une fortune (pour eux-mêmes) et pour la dispenser à qui ils veulent comme ils feraient de leur propre bien, comment oserait-on dire qu’ils frappent à la porte, tels des mendiants demandant des aumônes pour subvenir à leur besoin? Certes non! Au contraire, ils distribuent la vie, ressuscitent les morts, apportent l’espérance, donnent la lumière aux aveugles! Vous êtes, est-il dit, la lumière du monde. Et : Je te donnerai les clefs. Tu n’es donc plus un solliciteur, car tu possèdes, comme si cela dépendait de toi, le pouvoir de lier et de délier en ce siècle et dans les siècles des siècles. Comment celui qui est dans cette condition se prosternerait-il à la porte pour quêter comme un vagabond, alors qu’il a en mains les clefs du trésor pour prendre et donner, pour vivre et vivifier?

4 Mais tu me diras : Pourquoi alors Simon est-il monté prier sur la terrasse, et pourquoi le grand Paul dit-il : Ne cesse pas de prier? Ces (Apôtres), mes Frères, usent pour nous (parler) de choses qui, dans la mesure où elles nous sont connues, sont celles qui nous conviennent, et par elles ils nous communiquent une analogie de celles qui sont transcen­dantes : pour notre usage et pas du tout pour le leur. Ou bien n’aurais-tu pas entendu que lorsque (Simon) monta sur la terrasse la stupeur tomba sur lui? Et comment celui qui est stupéfait et émerveillé prierait-il à proprement parler? C’est l’Esprit Lui-même qui prie pour nous, dit Saint Paul; il s’agit donc (ici) de l’opération de l’Esprit et non de celle des mouvements de la prière, ainsi qu’il l’a dit (aussi) : Dieu est apparu dans nos cœurs, et son Esprit scrute Ses profondeurs et nous révèle Ses mys­tères. Et, voudrions-nous faire (de nous-mêmes) cette (prière —) là, que l’Esprit de Jésus ne nous le permettrait pas, car nous avons l’intelligence du Christ pour voir les mystères de la maison du Père.

5 Ils sont donc entrés dans le lieu de l’admiration ; ils détiennent le pouvoir dans le monde des visions ; L’Esprit les a unis à la beauté admirable ; ils ne peinent plus dans la prière ; ils ne pleurent plus à la porte ; ils ne crient plus de loin : « Montre-nous Ta beauté ! » ; ils ne demandent plus à la manière des mendiants : «Distribue-nous Ta richesse!»; ils donnent, car ils ont reçu; ils distribuent, car ils sont devenus riches; ils délassent, car ils se sont délassés dans le port de la Vie; ils se réjouissent et ils réjouissent, car ils ont été enivrés par l’amour du Beau. Vraiment, des fleuves d’eau vive coulent du sein de celui qui croit en moi. Mais pourquoi coulent-ils, Seigneur? Apprends-le-moi! — Ils vivifient les autres et abreuvent les assoiffés.

6 Comment celui qui est devenu un avec le Christ prierait-il à propre­ment parler, comme quelqu’un qui ne connaît pas le Maître de la maison?

Et qui prierait-il, puisqu’il est fils de Dieu? En effet, votre Père qui est dans les deux sait ce qui vous est nécessaire avant que vous le Lui deman­diez. Mais alors, pourquoi (Saint Paul) a-t-il dit : Priez sans vous lasser? C’est que, tant qu’il est serviteur, il prie à proprement parler; mais lorsque, dans le monde de la prière, il est né de l’Esprit, alors il est fils de Dieu; le pouvoir sur la richesse lui a été donné comme à un héritier, et il n’est plus question de demander.

7 Il est donc vrai que la prière est plus grande que toutes les œuvres : elle ouvre la porte (qui fait accéder) au lieu de l’admiration, elle délasse de la fatigue et impose silence à tous les mouvements. Mais peut-être vas-tu me dire : «Tu (me) parles d’admiration, alors que je ne connais pas la force de (cette) admiration…» Je vais te donner comme témoi­gnage les paroles d’un Frère digne de foi qui disait : «Quand la grâce de mon Dieu se complaît en moi et entraîne mon esprit vers l’émerveillement que provoque sa vision, celui-ci reste un jour entier sans mouvements dans le lieu de l’admiration. Et lorsqu’il en sort, il prie et supplie pour que lui apparaisse la lumière de l’Être caché, elle-même cachée au dedans de lui, dans le monde plein d’émerveillement». À partir de là, ce n’est plus le lieu des mots dans lequel le courant de la plume pourrait avancer par des voies d’encre : ici une limite a été posée, et c’est le silence. À l’intelligence seule il est permis de la franchir et de voir ce lieu de repos (qu’est celui) de tous les mystères. Pour elle il est licite d’y entrer et de s’émerveiller de la beauté admirable qui est au-delà de tout et cachée à l’intérieur de tout.

8 Toute prière, donc, qui ne se transforme pas à certains moments en émerveillement des mystères n’a pas encore atteint la perfection, ainsi que nous l’avons dit plus haut. Et la prière des mouvements elle-même ne durera pas continuellement si elle ne goûte rien de la stupeur que cause la joie de Dieu. La prière continuelle, c’est la stupeur devant Dieu. Ceci résume ce que nous avons dit. À la suite de quoi tu rétorqueras : «Ne dis pas des choses que tu ignores, ne parle pas de ce que tu n’as pas expérimenté! ». De fait, j’incline la tête de honte, je me tais et me réfugie auprès de la miséricorde. Aide-moi par la prière.

TREIZIÈME LETTRE [Sur la solitude et la fuite des fréquentations]

1 Écoute-moi, mon Frère, te dire une vérité que j’ai apprise de mon Dieu : lorsque tu fréquentes avec amour les séculiers, tu es considéré par Dieu comme un séculier, lorsque tu te joins dans la charité aux moines amis de Dieu, tu es un véritable moine; et lorsque dans la sépara­tion d’avec tout tu médites continuellement sur Dieu, tu es divin et ressemblant à Dieu. C’est là le terme (des efforts) de toutes (nos) courses.

2 Sanctifie ton lit par le vol de l’Esprit au-dessus de toi : l’odeur de tes membres s’exhalera comme (celle) des aromates de l’endroit sur lequel tu reposes, par la descente du Plus Saint que tout. C’est Lui, mon Frère, le Gardien de (ta) pureté, Lui qui garde ceux qui L’aiment. Heureux le moine qui, même dans son sommeil, connaît les Puissances saintes et discerne celles qui sont adverses! (Mais) malheur au moine dont les murs de la cellule sont malodorants, car il y habite sans être chez lui! Malheur au religieux si les pièces d’étoffe qu’il a sur le corps n’exhalent pas de parfum, car le vêtement qu’il porte est (un vêtement) étranger! Heureux es-tu, ô moine qui baises les murs de ta cellule à cause de l’odeur suave qui s’en dégage; qui, tombé sur ta face, la respire, et, agenouillé, l’attires (dans ta poitrine); qui, debout, brûle dans les flammes; qui, étreignant et baisant la croix, resplendis de la beauté du

Très-Haut! (Ô moine) dont le cœur bondit joyeusement, et qui cries d’allégresse!

3 Que se réjouisse donc le cœur de ceux qui cherchent le Seigneur! Les bras se sont fatigués à étreindre l’Aimé, les pupilles ont été brûlées par des larmes ardentes d’amour, les oreilles ont cessé d’entendre toute voix dans la stupeur causée par la beauté du Beau. Désormais, le corps est embrasé par le feu et l’Esprit, et l’âme est semblable à Dieu : qui pourrait parler de cela? Bienheureux es-tu, ô moine, car ta béatitude est une, et non pas multiple. Et celle-ci, qui la dira? C’est là chose impossible.

QUATORZIÈME LETTRE

1 À celui qui est constamment immergé d’une immersion mystérieuse, hors de tout, en Celui qui est caché à l’intérieur de tout.

2 II se révèle en effet, par suite de leur diligence, au petit nombre de ceux qui fixent les yeux à l’intérieur d’eux-mêmes : ceux qui font d’eux-mêmes un miroir dans lequel est vu l’invisible. Car c’est Lui qui les attire par l’entremise des resplendissements ineffables qui, provenant de sa beauté stupéfiante, leur sont communiqués en eux-mêmes, comme en témoigne la Parole de Dieu : Bienheureux les purs, car ils verront Dieu dans leur cœur.

3 Ô Toi qui nous as promis une béatitude plus haute que toutes les béatitudes, rends-nous dignes de ta promesse! Donne-nous l’espérance dont Tu nous a apporté la bonne nouvelle et qui tourmente de désir nos âmes qui la cherchent. Et parce que nous ne sommes ni purs ni dignes, que l’eau qui a coulé pour nous de ton côté blanchisse la multitude de nos taches; que ton sang qui a été versé pour notre pardon nous lave et fasse de nous des images de ta pureté. Parce que, de ce qui est nôtre, Tu as assumé, Seigneur, ce qui n’était pas tien, donne-nous, de ce qui est tien, ce que nous ne possédons pas; et parce que nous T’avons fait sortir

jusqu’à ce qui est nôtre par l’énormité de nos crimes, fais-nous entrer dans ce qui est tien par ta miséricorde, et dans le monde de la lumière, dans ta gloire, fais-nous demeurer. À Toi la gloire, de la part de tous, dans tous les siècles des siècles. Amen.

QUINZIÈME LETTRE

1 Je salue ta Chasteté dans l’amour du Très-Haut. Jusqu’à quand seras-tu appelé serviteur? Quand seras-tu un homme libre? Quand seras — tu un seigneur qui domine les peuples impurs qui l’entourent? Quand détruiras-tu et anéantiras-tu les gentils qui sont dans ta ville? Quand circonciras-tu de la circoncision qui n’est pas de main d’homme tous les habitants de ta maison, de cette circoncision qui est faite en esprit? Quand détiendras-tu le pouvoir et seras-tu roi dans la ville éternelle, et quand te seront-elles soumises ici même, les cinq et les dix villes dont il fut fait mention? Quand tous les rois se prosterneront-ils devant toi, et quand toutes les langues te loueront-elles parce que tu seras devenu le trône saint du Roi, (le trône) du Roi éternel? Quand verras-tu en toi les deux nouveaux proclamant en toi le «Sanctus» de l’Essence cachée, dans l’ordre de leurs rangs? Et quand verras-tu en toi le miroir de la lumière de Celui qui voit tout, de sorte que tu voies en elle ce qui est sien et que tu examines par elle tout ce qui est tien? Quand ton cœur sera-t-il l’arche du Seigneur Dieu d’Israël, et quand, venant de lui, les paroles de Dieu et l’élucidation de Ses mystères seront-elles entendues de toi, de sorte que tous les fils de ta maison deviennent Ses prophètes proclamant Sa louange, et qu’au son de leur clameur les remparts étrangers soient renversés et les troupes des adversaires anéanties?

2 Quand le Moïse (qu’est) ton esprit sera-t-il recouvert par la nuée de la gloire de Dieu, et son visage resplendira-t-il des éclats glorieux qui brillent sur lui de l’intérieur de cette (nuée), de telle sorte qu’il apprenne le Livre nouveau du Monde nouveau et en explique les mystères aux fils d’Israël qui auront été rénovés? Quand la source de la Vie coulera-t-elle de ton sein et ne demanderas-tu plus de l’eau comme un assoiffé? Quand seras-tu étranger aux voix et seras-tu une parole vivante unie à la Vie dans le monde de la lumière, de sorte que ton silence dise sans bruit la vérité du Monde nouveau? Quand l’Esprit de Vie stupéfiera-t-il ta langue, (cet être) bègue qui dit des choses gros­sières, et fera-t-il croître en toi une nouvelle langue, de sorte qu’il dise par elle les choses nouvelles du monde spirituel et que de tous les scribes et de tous les docteurs tu fasses des disciples? Jusqu’à quand le Maître de la maison t’écartera-t-il de la porte comme un vagabond? Quand seras-tu son intendant, et quand la vie sera-t-elle distribuée par tes mains à tes compagnons?

3 Pourquoi me demandes-tu de te dire ce qui est tien, alors que je ne connais pas encore ce qui est mien? Néanmoins, écoute-moi te donner un exemple qui nous convient à toi et à moi, ainsi qu’à toutes les géné­rations du monde. Notre esprit a été bâti comme une demeure destinée à son Constructeur, à condition que nous ne le souillions pas par les passions de sorte qu’il le prenne en aversion. Or il est rendu impur par toutes les images du monde, (ces) idoles mortes qui sont imprimées en lui. Je te donne à son sujet la comparaison de la maison sensible; comprends (— la). Par les passions de la luxure nous y avons entassé un amas de cadavres humains sans vie. Par la gloutonnerie nous l’avons emplie d’une puanteur à faire vomir tout aliment. Par notre emportement et notre colère nous y avons rassemblé et entreposé des cadavres de vipères et de toutes (sortes) de reptiles venimeux.

4 Par l’amour de l’argent nous l’avons souillée par des cadavres de bêtes de somme, d’animaux (divers), de volatiles, de tout ce qui s’achète avec lui, et nous avons pollué la demeure du Plus Saint que tout. Par l’amour de la louange nous l’avons dépouillée de la parure dont l’avait revêtue le Sage et nous l’avons revêtue d’un bât qui dégoûte le Seigneur. Par l’orgueil nous en avons descendu l’image du Roi éternel et nous y avons mis une énorme idole à l’aspect hideux pour que l’adore le peuple sorti d’Égypte : les diables y font des fêtes où dansent et sifflent tous les fils des démons; ils (y) attristent les anges, et leur Seigneur est irrité par cette monstrueuse horreur.

5 Que dire à cela? Supposons que l’un de nous voie sa maison remplie et obstruée de toute cette pourriture et qu’il prie l’ami qui lui est particulièrement cher de lui faire la faveur d’y entrer pour en devenir l’habitant, celui-ci l’écoutera-t-il? Sûrement pas! Si donc les misérables que nous sommes ne consentiraient pas à cela, comment n’aurions-nous pas honte, alors que nous sommes remplis de telles choses, de prier le Très-Bon de faire de nous une demeure pour sa pureté? Aussi, n’interrompons pas l’élan de notre course jusqu’à ce que nous ayons rendu pour Lui cette (demeure) aussi pure que lorsqu’il la construisit. Et quand II verra qu’elle aura été débarrassée de tout et se tiendra dénudée, Il la vêtira et la recouvrira, et II ne laissera pas les étrangers s’en approcher. Ainsi donc nous sommes sa maison, nous qui avons été bâtis en vue des bonnes œuvres et non pas des mauvaises.

6 Si je t’écris des choses élevées, tu me le reproches; les choses moyennes ne te plaisent pas; les choses inférieures sont pour toi sans saveur : je ne sais que faire pour toi! Aussi je vais te présenter un appât suave et doux : faisons monter nos paroles (du domaine) des choses du monde temporel à (celui des) choses du Créateur des mondes. Ô homme de Dieu, jusqu’à quand te consoleras-tu (en effet) avec du noir? Sois (plutôt) tout entier une flamme (éclatante), et embrase tout ce qui est autour de toi pour voir la beauté qui est cachée à l’intérieur de toi! (Et) lance cet appel, d’une voix silencieuse et sans bruit de mots : «Ô Toi qui es caché et voilé en moi, révèle en moi ton mystère secret, montre-moi ta beauté qui est à l’inté­rieur de moi. Ô Toi qui m’as bâti pour être un temple où Tu habites, fais reposer la nuée de ta gloire à l’intérieur de ton temple, afin que, sous l’effet de l’amour, les serviteurs de ta Sainteté y proclament le “Sanctus” bouillonnant de feu et d’esprit, dans un élan ardent mêlé d’émerveillement et d’admiration qui, dans la gravité et l’exaltation, est animé d’un mouvement vivant par la force de ton Essence».

7 Sois, mon Frère, un poisson qui nage et s’élance dans les flots des effusions de la Grandeur. Dans leurs miroitements saints cache-toi des pêcheurs maudits qui se tiennent sur leurs bords, effrayés et attendant que sorte la proie; ils ne peuvent en effet y pêcher, car ils craignent d’y entrer et de mourir.

8 Donne des aliments au feu de Jésus pour que s’enflamme à son contact la pureté de ton âme. Assurément, il ne s’éteindra pas sur la terre de l’âme en laquelle il s’est allumé, s’il n’y pénètre pas d’eau étrangère.

À la lumière de ce feu tu verras la pureté de ton âme et, manifeste en elle, la beauté du visage de l’Aimé. En effet, Celui-ci ne t’apparaîtra pas hors de ton âme, et II n’apparaîtra pas non plus en celle-ci sans la sainte pureté : sans elle tu ne verras ni ton être, ni Lui-même en ton être. Fais du désir de cela un tourment pour toi, et fais-toi mourir à la vie pour que tu voies en toi la résurrection.

9 II a dit en effet : Je suis la Résurrection et la Vie, et celui qui, par amour de Lui, se fait mourir au monde, trouve en lui-même la résurrec­tion : c’est la résurrection anticipée dont Paul, le révélateur des mystères, a parlé. Car Il n’est pas loin de toi, Celui pour lequel tu te fatigues et t’épuises au long des jours : Il est en toi, dormant et attendant le moment où tu t’éveilleras et où tu L’éveilleras pour qu’il apaise (et écarte) de toi les vagues prêtes à te submerger.

10 Sanctifie ton âme par le souvenir de Lui. Fais resplendir ton être en Le regardant. Unis-toi à Lui dans l’embrasement de son amour : c’est par celui-ci qu’il se montrera à toi et te réjouira par sa vue; c’est cet (amour) qui Le fera habiter dans ton âme avec son Père et son Esprit; c’est lui qui te rendras (toi-même) comme une vision, et de tous côtés tu la verras s’étendre; par lui tu fouleras l’abîme, et à sa lumière tu scruteras les deux d’en-Haut; c’est lui qui proférera en toi les mystères de l’Esprit, et qui te révélera et te montrera la lumière incréée pour que tu marches en elle; par lui tout ce qui est en toi éclatera de splendeur, et tout ce qui est devant toi brillera d’une vive clarté; c’est lui qui, de serviteur, te fera roi et mettra tous tes ennemis sous tes pieds pour y être foulés; c’est lui qui couronnera ton esprit de la couronne qui est remise au terme de la course, et fera apparaître dans ses mouvements la contemplation de la Sainte Trinité. Avec ce Port de tous les mondes, mettons maintenant fin à nos paroles. À Lui la gloire, unanimement. Amen.

SEIZIÈME LETTRE

1 Écoute, mon Frère, ce qu’a rapporté devant moi un homme digne de foi. «Comme je cheminais, déclara-t-il, en compagnie des amis, l’Aimé vint à ma rencontre et m’emmena». Il marcha un peu en avant de moi tandis que je Le suivais de près. (Puis) Il tourna vers moi son visage, et ma conscience fut captivée. Et quand II vit que je demeurais interdit, Il m’adressa des paroles d’incitation et me réjouit. Alors mon cœur s’embrasa de son amour et, sous l’effet des flammes brûlantes du désir, se mit à s’envoler de la place qui est la sienne. Mon âme dès lors se trouvait comme anéantie, sans toutefois quitter cette vie; et les amis furent effacés de mon cœur, aussi peu aimés que des ennemis de toujours. Quand donc je fus (ainsi) devenu sans force, Il me laissa un certain temps dans cet (état), stupéfait de Lui et de ce qui est sien.

2 Et dès lors je me tenais sans esprit, comme inexistant, et sans perception : ni vision ni audition, (mais) stupeur et profond silence; car il n’y a là ni mouvement ni connaissance, du fait que chez le connaissant la (connaissance) s’est oubliée elle-même, hors du connaître. Et lorsqu’il me rendit la liberté de me mouvoir, Il me laissa (encore) immobile et se cacha, tandis que je restais sans autre souvenir que celui de ces choses et sans rien retrouver de ce qui est mien».

3 Est-il possible d’apprendre cela de la plume et de l’encre? Non! (Mais) celui qui T’a goûté, ô Doux!, ô Délicieux!, celui-là comprendra.

Et celui qui a été (ainsi) mêlé à Toi ne blâme pas celui qui encourage son ami par de telles choses; au contraire, il loue celui qui fait mention de ce qui est sien, il magnifie le Donateur, il se réjouit et redouble de zèle.

DIX-SEPTIÈME LETTRE [Sur la délivrance qui met fin aux combats et aux tribulations]

1 Voici ce qu’a dit celui qui fait l’objet de votre supplication : «Le Seigneur a entendu la douleur que vous ressentez à cause de moi, et Il a chassé hors de moi la légion impure; Il a éclairé mon âme par ce qui est sien et m’a réjoui. Qu’ils soient désormais stupéfaits sous le coup de leur honte ceux qui disaient : Ha! Ha! notre œil l’a vu!. Que désormais (aussi) mon cœur soit affermi dans le Seigneur, et (Lui) confondra ceux qui nous haïssent; car Il a élevé notre bassesse et ravalé nos ennemis qui, sans raison, se prévalaient à nos dépens. Béni soit le Seigneur notre Dieu qui dispense pour notre bien ce qui afflige et ce qui réjouit!».

2 II a dit encore : «Par l’arrivée des lignes que nous vous avions adressées, Notre-Seigneur m’a fait arriver à l’héritage de la Vie! Quant à celle-ci, elle est restée chez les siens, et pour toujours!» [Aussi, dans la vision de saphir et par l’œil éternel, fixons le Maître de la maison dans le sein universel; et, hors de celui-ci, exaltons le Multi-resplendissant : trouvons dans le mystère Celui qui efface tout, même si nous devenons ignorants de nous-mêmes. Ô source de boue puante, fontaine de tous les maux, en laquelle (cependant) la Vie se trouve cachée : (qui ne s’étonne­rait de toi), qui ne s’étonnerait de lui-même, lorsqu’il»'redescend du lieu de la stupeur où il rencontre les Puissances de lumière qui l’y regardent comme un bien-aimé, où il est en elles et elles en lui, et avec elles dans le Seigneur étemel?

3 Tu demandes quel est ce lieu, ou bien tu désires que je te parle de lui? Viens (plutôt) admirer avec moi! Ou encore (tu demandes) de quelle sorte est le mouvement qui l’anime et de quelle nature est son «Sanctus» : le silence seul le sait, et nul autre. Celui qui comprend, qu’il comprenne! Quant à celui qui ne comprend pas, qu’il honore dans le silence Celui qui est glorifié et qui aime glorifier celui qui désire être glo­rifié. Comment (en effet) donnerions-nous un nom au lieu de la vision? Il ressemble à Celui qui voit tout en Lui-même, et qui aussi apparaît en tout, dans les moindres choses comme dans les plus grandes. Faisons donc par le silence honneur à notre parole : dans la stupeur étreignons notre mystère et avec les beautés simples proclamons mystérieusement : Bénie soit, de son lieu, la majesté du Seigneur!.

4 Prie pour moi, je t’en prie, afin que je ne sois pas une joie pour mes ennemis. Je vois que je vais davantage vers ce qui est derrière moi que vers ce qui est devant, et que je ressuscite les passions qui sont en moi! Je prêche ce qui me fait honte, et c’est cette (honte) que je mérite par mes œuvres; mais le Seigneur de tout l’a cachée parce que sa misé­ricorde est grande et qu’il est bon.

DIX-NEUVIÈME LETTRE [Sur le dépouillement et le chemin étroit, et sur le devoir de ne pas se soucier des choses corporelles]

1 Certes, avant que notre liberté ait été éprouvée par la patience, nous cherchons pour nos âmes le repos, et obligeons le Seigneur de tout à se soumettre à notre volonté, au lieu de nous soumettre, nous, à la sienne! Il nous a (cependant) montré par son cheminement laborieux et pénible la manière de marcher à sa suite, si vraiment nous sommes décidés à parvenir là où Il est. (Mais) nous regardons avec désir les choses qui nous tirent en arrière.

2 Lui-même et les siens ne possédaient pas de nourriture pour un jour, et nous, nous cherchons à entreposer des vivres pour des années. Il nous a mis en garde de ne pas nous soucier du lendemain, et notre doute cherche pour nous de la subsistance pour longtemPs.Il a dit qu’il n’avait pas où appuyer sa tête, et nous, pour satisfaire la fureur de notre désir, nous nous aménageons un abri décoré. Malheur à nous, êtres rationnels qui demandons l’ornement à ce qui est insensible à l’ornement! Nous n’avons pas honte devant Paul marchant déchaussé et dévêtu, mais nous nous réjouissons de (nos) souliers passés au noir et reposons notre corps sur des choses délicates. Voici Paul qui enlaidit son corps pour être beau aux yeux de Celui qui l’a choisi, alors que nous, misérables, nous embellis­sons nos corps pour être laids aux yeux du Beau.

3 Et voici le fils de Zébédée, le disciple bien-aimé qui connaît Celui qui est dès le commencement, qui L’a même vu et touché et qui L’annonce, (le voici) ayant un aspect triste et l’air d’un insensé, provoquant la répulsion à cause de (ses) vieux vêtements rapiécés, mendiant des morceaux de pain pour (son) repas, se présentant comme un inconnu à ceux qui ne (le) connaissent pas; alors que moi, être faible et négligent qui du fait de ma paresse n’ai pu marcher à sa suite, je me présente comme un juste méritant d’être approvisionné par un grand nombre de personnes, et je rétorque à celui qui m’exhorte : «En ce qui me concerne, toutes mes passions n’ont pas été satisfaites; et sache qu’elles sont le fait de la volonté du Seigneur». Je devrais donc dire (aussi) de Paul et de toute la cohorte des êtres lumineux qui passèrent leur vie entière dans les afflictions et les tribulations, qui étaient tenus par chacun pour du rebut, qui étaient considérés par les gens vils comme indignes de considération : peut-être ceux-là n’étaient-ils pas engagés dans une course que traçait la volonté de Dieu? Mais c’est leur Maître (Lui-même) qu’il me faut regarder pour apprendre la vérité qu’ils suivaient.

4 Ils L’ont en effet entendu dire : Je suis le Chemin. Et c’est pourquoi eux aussi achevèrent (leur vie) avec vaillance et parvinrent jusqu’à Lui. (Et moi) je comprends que c’est des choses amères que jaillit sa douceur; je me réjouis de mes tribulations pour qu’il me réjouisse par son apparition; portant en effet ses stigmates dans mes membres, j’exulte de ce que se trouve en moi ce qu’il a enduré.

5 Pour la souffrance pénible d’un (seul) jour que tu auras supportée à cause de Lui, tu recevras en échange le monde de la lumière. Si tu endures un peu la faim pour son amour, c’est le désir de Lui qui te tourmentera (du besoin) de voir son visage. Et si l’obscurité s’étend sur ton visage du fait des travaux accomplis pour Lui, Il te fera resplendir de sa gloire pendant une durée sans fin. Si tu te dépouilles de ce qui est tien, Il te vêtira de sa lumière et cachera à tes yeux ce qui est tien. Si tu abandonnes ce que tu possèdes, tu Le posséderas Lui-même en ton âme pour toujours. (Mais) plus que les œuvres pénibles, c’est la droiture d’intention que recherche le Seigneur de tout.

6 Le ciel et la terre ne renferment pas Dieu, et Il habite et se montre dans l’esprit qui garde la pureté! Les Chérubins et les Séraphins regardent avec retenue la gloire de sa Grandeur, et l’âme pure voit cette gloire sans voile au dedans d’elle-même! Quand l’esprit a été purifié de l’ob­scurité de l’erreur, il devient un ciel pour les anges de lumière, et là où s’est révélée par amour la gloire de leur Seigneur, là aussi ils proclament leur «Sanctus». C’est en toute vérité qu’un Frère a déclaré devant moi : «Aux moments où je prends soin de mon âme avec l’aide de Dieu qui me fortifie, je vois sa révélation dans mon cœur dans une gloire ineffable. Et alors les saints anges m’apparaissent eux aussi par un mystère inexpli­cable, et ils me montrent l’amour qu’ils ont pour moi et qui surpasse ce qu’on peut en dire. Mais quand je me laisse aller, ils se montrent à moi avec un visage sans joie».

7 Heureux ceux qui sont purs dans leur cœur, car dans leur cœur ils verront Dieu1. Dans le lieu qui a été purifié est vue en effet la gloire du Pur; et c’est là le Royaume dont II a dit : «Il est caché au dedans de vous». Tous ceux qui par désir de Lui font l’échange de leur monde et s’éloignent de leur vie corrompue trouvent pour monde le Créateur des mondes; et ils ne connaissent rien qui (les en) retranche, car dans Son lieu les ténèbres ne sont pas nommées.

VINGT-DEUXIÈME LETTRE

1 Ne souffre pas à cause de moi : la lumière de mes yeux, cette lumière qui un moment n’avait (plus) été avec moi à cause de mes péchés, a recommencé à montrer la beauté de ses rayons. Le Seigneur, par grâce, a trans­formé le genre de mon affliction, sans tenir compte de ce que méritent mes œuvres. Loin de moi une telle pensée! Il n’a pas agi ainsi envers moi et Il ne le fera pas! Mais c’est constamment qu’il mêle sa douceur à mes amertumes. Et cela parce qu’il ne nous faut pas recevoir de Lui (ses dons) et nous (en) réjouir sans boire aussi de ce (breuvage amer) et souffrir, et sans cesser de rechercher un repos continuel.

2 Le fait du sage, c’est seulement de connaître les volontés de son Seigneur. Mais le solitaire, qu’il étreigne, comme s’ils ne faisaient qu’un seul Celui qui est sien, bien qu’il lui arrive d’être par moments dispersé du fait des événements. Nous sommes, mes Frères, dans le monde des événements; gardons-nous de nos yeux, de nos oreilles, de notre ventre, de notre désir, de notre irascibilité, car (tout) cela nous prive de la lumière sainte. Et surtout, muselons la chienne furieuse qu’est notre langue : elle change les vivants en cadavres puants.

3 Ne recherche pas l’échange de questions et de réponses dans une assemblée nombreuse, même si celles-ci semblent profitables; car ou bien elles refroidiront notre ferveur, ou bien les autres seront mordus par l’envie. Tenons plutôt notre langue en silence, et que ce soit notre cœur qui s’active dans l’office qui est le nôtre et qui est plus cher au Père que celui qui est accompli selon la loi sur la montagne ou encore à Jérusalem. Et cela ne nous est possible que dans le port paisible du silence qui réjouit ceux qui en sont maîtres.

VINGT-TROISIÈME LETTRE

1 Après mon retour d’auprès de toi, le Prince (des démons) a mis en branle contre moi toutes ses troupes impies, avec ceux qui lui obéissent (comme) ses vicaires; et si la clémence de Celui qui veut que tous vivent ne s’était répandue sur ma misère, mon âme se serait trouvée dès ce moment à la porte de l’anéantissement. (Mais) quand les pierres d’achoppe­ment (posées) pêle-mêle par ces deux (sortes d’) esprits devinrent insurmontables, la lumière de ta prière resplendit sur moi dans le triste lieu où j’étais. Par les paroles qui étaient sur ta langue le Paraclet m’a parlé; tu m’as entraîné et introduit dans le lieu que ne peuvent fouler des pieds étrangers.

2 Comprends comment se produisit notre rencontre mystérieuse. Voici que depuis ce moment-là les choses dont la lumière se lève sur mon indignité sont indicibles et impossibles à évoquer, au point que l’esprit a bien soin de retenir l’âme, de peur que sous l’effet de la joie et de l’amour de ces choses, elle abandonne sa cithare pour fuir vers elles!

VINGT-CINQUIÈME LETTRE [Sur l’incompréhensibilité de Dieu]

1 Tu m’as demandé, mon Frère, comment Dieu est tout entier en tout lieu sans être limité par (aucun) lieu. Aussi, selon ce que la grâce du Christ, mon Créateur, m’a donné avec le secours de ta prière, écoute-moi te renseigner par un petit exemple sur la manière dont est caché le mystère de la Force toute-puissante, autant que le peut la faiblesse de mon intelligence indigne de telles choses.

2 Considère, mon Frère, en regardant avec sagacité, comment toutes les natures de l’univers sont remplies de feu, et comment celui-ci est caché en elles sans opération visible, alors qu’il est partout et qu’il peut partout se rendre tout entier visible sans être limité. Le feu est caché dans un petit caillou où il est invisible; et avec lui se trouvent aussi toutes les puissances qui sont unies à sa nature. Mais quelqu’un veut-il l’en faire sortir, qu’il se montre un peu et sort, tout en restant sans diminution dans le (caillou); et si tu l’alimentes, il incendie des forêts nombreuses, des montagnes, des steppes, et tout ce qui est combustible : alors se montrent la puissance de toute sa nature et comment il est caché dans un corps petit et insignifiant avec les éclats de son resplendissement et sa chaleur. Non pas de façon limitée, mais en se trouvant là tout entier avec sa puissance, dans la force de sa totalité, sans que rien ne limite cette totalité. Celle-ci en effet n’est pas amoindrie; mais il montre en la rassemblant toute la vigueur de son opération, cachée ici dans des corps vils et insignifiants, à partir desquels il nous est apparu qu’il est tout entier en tout lieu sans être limité par (aucun) lieu.

3 Vois, mon Frère, comment grâce à un petit caillou tu t’instruis sur cette Nature glorieuse qui est cachée toute entière en tout lieu sans qu’aucun lieu ne la limite. Considère, mon Frère, cette similitude de manière spirituelle, d’un regard qui dépasse tout et pénètre au-delà de tout : du regard qui ôte tout ce qui est devant lui et se pose au milieu de la lumière. Au sujet de la Nature glorieuse et suprêmement bienheureuse qui a tout créé et y demeure de manière illimitée, étant tout entière en tout lieu sans que la limitent les mondes tous ensemble, écoute ce que le Verbe dit de cette Nature indicible, à savoir : «Il habite dans ses saints». Et cela en chacun d’eux, et totalement, avec les resplendisse­ments qui émanent de son sein et qui sont ses puissances ineffables; et là II met en œuvre et montre toute sa puissance sans qu’elle y soit limitée. Oh! que dit-Il là! L’émerveillement a interrompu la marche de mon intelligence, ma main s’est affaiblie, et la plume est tombée sur-le-champ : Il m’a empêché de faire ce à quoi se préparait ma volonté, en m’indiquant d’un signe qu’ici c’est le silence qui convient.

4 Incline vers moi ta grâce, ô Très-Bon, pour que je parle de ta Gran­deur dans la mesure où Tu le permets (encore que ce ne soit) pas à la mesure du don que Tu fais à la vision intellectuelle; car voici que l’émerveillement et l’admiration qu’accompagne la stupeur ne permettent pas à celui-ci de sortir dans le monde de l’ombre. Gloire à Toi qui, bien qu’étant totalement en tout lieu, contiens tout et n’es contenu par rien! Tu habites par ta grâce dans l’être rationnel, ton ami, et Tu montres en lui toute ta gloire, toute ta puissance, et toute ta connaissance; mais ni ta Nature, ni ta gloire, ni ta connaissance, ni ta puissance qui domine tout et vivifie tout ne sont limitées par rien et en rien, lorsque la beauté de ta gloire fait se tenir dans la stupeur les mondes de ta Sainteté, (tandis) que dans l’ivresse elle réduit leurs mouvements au silence et qu’elle les unit à elle.

5 De même que c’est maintenant à Lui de te faire secrètement un signe pour que tu comprennes, Il ne m’a plus permis, à moi qui suis tout entier impur, d’aller plus avant, m’enpêchant d’avoir la témérité de faire ce que je voulais. Cependant, même par ces choses-ci, il t’est possible d’apprendre celles qui sont indicibles.

VINGT-SIXIÈME LETTRE

1 Que tu m’aies demandé de te renseigner sur ce qui est tien, voilà qui me fait vraiment honte, encore qu’il soit dit : «Les gens honteux n’ont (plus) honte» Quoiqu’il en soit, les choses que tu désires (te) seront certainement révélées, et avant longtemPs.Si un lieu est aplani, les arbres absorbent beaucoup de pluie, mais la ramure ne vient qu’en son temPs.Le cultivateur a toujours hâte que ce qu’il a planté arrive à maturité; cependant le temps d’amasser la récolte a été fixé. Le père, lui aussi, voudrait que ses fils, si c’était possible, achèvent de grandir en un jour; mais l’ordre de la nature n’est pas perturbé par (son) désir impatient.

2 Ainsi donc, que l’été te précède, et tu mangeras des fruits mûrs; que s’achève l’hiver, et tu verras fleurir l’Arbre de vie au milieu de ton paradis, et lorsque tu en auras mangé, tu ne mourras jamais. Car je le vois souvent commencer à fleurir, puis le froid le frappe, (tandis que) j’entends se mouvoir des vents hors-nature.

3 Certes, si nous cherchons Dieu, Il se révélera à nous. Mais fais attention à ceci : s’il se révèle, c’est donc qu’il est à l’intérieur et qu’il est caché, ôte ce qui Le cache afin qu’il apparaisse; enlève le voile pour qu’il se rende visible. Il cherche, Lui, un lieu où II puisse montrer sa beauté : vif est son empressement d’être vu. C’est par (notre) empresse­ment (à nous) que le lieu est aplani; c’est avec l’attente que vient à nous l’été de la joie. Bref, toutes choses viennent en leur temps, petit à petit, suivant le progrès de la nature. Et il en est ainsi des fils de Dieu eux-mêmes.

À Lui la gloire, et que nous, Il nous associe à l’héritage de son Aimé. Amen.

VINGT-SEPTIÈME LETTRE

1 Je connais le Père dans son Christ, et le Fils je Le vois par l’Esprit. II n’y a pour moi en dehors de Lui ni stabilité, ni mouvement, ni vie, ni perception. Et lorsque je suis absorbé par l’émerveillement, je Les vois (être) une lampe unique, et comme celle-ci je resplendis. Aussi, je m’émer­veille de moi-même et me réjouis spirituellement de ce qu’en moi se trouve la Source de la Vie, cette Source qui est le terme du monde incorporel.

2 L’explication de cela, le sage ne peut la fournir. Gloire à Celui qui rend sages les siens par ce qui est sien, et révèle sa beauté pour la délec­tation de ceux qui L’aiment!

VINGT-HUITIÈME LETTRE

1 Que t’écrirai-je, ô toi qui m’es plus cher que tout, ô Serviteur, ô Ascète? Ce qui est mien ne peut être écrit de sorte que dans le miroir des mots II apparaissent aux seuls purs. Qu’Il se donne Lui-même en vision dans ton cœur, maintenant et pour toujours! Que son amour te rende fou et que sa beauté t’embrase!

2 Toi qui es fatigué et épuisé par le service de ton Seigneur, pose donc maintenant ta tête sur ses genoux et repose-toi. Abandonne-toi sur sa poitrine et aspire l’Esprit de Vie, pour que la Vie se mêle à ton être. Appuie-toi sur Lui, car Il est ta table, et à celle-ci nourris-toi du Père. Purifie ton miroir, et sans séparation la Lumière unique s’y montrera à toi de manière trine. Prends cela à cœur, et tu percevras que ton Dieu est vivant.

VINGT-NEUVIÈME LETTRE

1 Tu es, ô homme, l’image de Dieu. Veux-tu que l’image prenne la ressemblance du Modèle? Fais taire en toi toute opération, quel qu’en soit l’objet; porte continuellement en ton cœur le joug de ton Seigneur et en ton esprit l’émerveillement devant sa Grandeur, jusqu’à ce que celui-ci resplendisse de sa gloire et soit transformé en la Ressemblance, et jusqu’à ce que tu deviennes en Dieu un dieu ayant acquis la ressemblance de son Créateur par l’union qui assimile à Lui.

2 Quant au feu de ton Seigneur, Lui-même en a apaisé en toi l’em­brasement afin de t’apprendre le dommage que cause la dispersion. Mais quand la conscience de cela se sera affermie en toi, alors ses flammes brûleront en toi, ton cœur sera incandescent, et ta chair se consumera à io son ardeur. Car il n’est pas parti, mais il se tient coi en vue de (te) former.

TRENTE ET UNIÈME LETTRE

1 Je ne me lasserai pas, ô Serviteur qui t’adonnes à l’ascèse, de te stimuler à tout moment par mes paroles ineptes (et de te dire) : «Je t’en

5 prie, aime ton Seigneur!». Et il en sera ainsi jusqu’à ce que ton âme baigne toute entière dans sa suavité, et jusqu’à ce qu’elle s’oublie elle-même et se sache enfant du Père.

2 (Ton Seigneur) a dit : Qu’ils soient un en nous. Gloire à Toi, ô Uni­ficateur de ceux qui L’aiment de sorte qu’ils soient avec Lui un en son Père! Lorsque je me souviens de la présence de ton amour en ceux qui T’aiment et du leur en Toi, ô Vie de chacun des mondes, les membres de mon corps se disjoignent sous l’effet de sa véhémence, et le cours de la plume s’interrompt. Vraiment, mon Seigneur, c’est par Toi que je dis ce qui est tien à ce qui est tien : ne m’en fais pas grief!

3 ô serviteur qui as échangé ta servitude contre la condition de fils du Seigneur des mondes, affermis un moment ton âme, car le soir approche où prendra fin ton travail. Fixe pour un temps les yeux en toi-même pour qu’apparaisse en toi le Resplendissement source de joie; et cela, surtout lorsque tu t’abats la face contre terre, aucun moment n’étant comme celui-là pour voir Celui qui voit tout : Il se révèle alors à ceux qui L’aiment et Il fait leurs délices.

4 Quiconque regarde sans retenue n’est pas rassasié, et quiconque cherche son Seigneur hors de lui-même n’en jouit pas. (Mais) l’âme qui en elle-même escorte solennellement le Fils de son Seigneur, l’élan de sa louange n’est réduit au silence que par l’émerveillement devant sa beauté : voilà l’âme qui a bu le mélange de sa douceur et a été mêlée à Lui, et Lui à elle; qui aspire continuellement l’odeur exquise de son Aimé; qui s’écrie sans en être confuse : Qui pourra me séparer de Toi ? À cette âme Il fait voir ses Serviteurs, et ceux-ci l’incitent à murmurer avec eux (leur «Sanctus»).

4, Mais tu me dis : «Tais-toi et ne me tourmente pas avec ce genre de choses!». Aussi, conformément à tes paroles, je me tais.

TRENTE-QUATRIÈME LETTRE

1 Qui veut parler de l’amour de Dieu prêche son ignorance, car il n’a pas perçu que cela est totalement impossible! Je m’émerveille de la sagesse de notre Créateur, à voir comment, bien qu’il tienne l’âme liée au corps pour qu’elle ne s’en envole pas au moment de ces dons où elle est absorbée par le désir de Lui, celle-ci oublie cependant son corps et se borne à le laisser en vie, sans mouvement ni perception durant un long espace de temps, puis revient à lui et opère par lui tout ce qui dépend d’elle pour (lui assurer) ce dont il a besoin et le faire subsister. Et quand, misérable et faible, je vois que les mots et les images sont aussi loin de montrer la réalité que celui qui se tient sur la terre et regarde le ciel est loin de le toucher, je prie qu’on ne m’engage plus dans une tâche pareille!

2 Quoiqu’il en soit, je proclame bienheureux celui qui a fait par lui — même l’expérience des mystères divins. Il y a (alors) deux choses dont la douceur ne peut être supportée : l’amour et la joie. L’amour tue et anéantit par la stupeur les mouvements de l’esprit, et la joie réveille et ressuscite ses mouvements de feu. La douceur (de cela), même les Spiri­tuels ne peuvent en faire connaître la grandeur. De même, le souffle saint qui est mêlé à eux et dont ils sont pénétrés, qui en parlera? Sa suavité, la paix qu’il apporte et la délectation qu’il cause sont indicibles, même dans la langue des anges. Le corps et l’âme (de l’homme) se délectent ensemble de tout cela, bien que seul l’esprit soit le réceptacle de sa perception : Si ce fut dans le corps ou sans le corps, je ne sais, dit le Gnostique.

3 Malheur à moi qui, tous les jours, délecte mon âme en entendant ces choses de la bouche de ceux à qui elles sont familières, alors que je suis privé et vide de la perception de leur saveur! Mon Dieu, donne-moi d’annoncer ce qui est tien comme venant de ce qui est mien, et de ne pas rapporter seulement ce que j’entends (d’eux)! Ils disent (donc) que dans l’ivresse causée par ces choses, si les membres du corps ne dépérissaient pas alors que celui-ci est abattu la face contre terre, il resterait ainsi jusqu’à ce que l’âme le quitte, du fait qu’elle ne se souvient plus de ce dont il a besoin pour se maintenir en vie. Mais il la tire de son domaine à elle vers son domaine à lui en raison de la sécheresse excessive de ses membres.

TRENTE-SIXIÈME LETTRE

1 Celui qui s’est rénové, à lui la similitude donnée par l’hôte du corroyeur!

2 Si malgré (l’existence de) ton soleil la nuit te surprend, lamente-toi et augmente tes gémissements jusqu’à ce que se lève en ton lieu le Soleil dont l’éclat n’a pas de terme, et Lui (y) composera des chants harmonieux et pleins de joie. J’ai (moi-même) chanté une mélodie au mode très doux : mon Aimé l’a entendue et II s’est éveillé de son sommeil; Il l’a écoutée, car elle Lui a été plus agréable que toute autre chose. Le sommeil L’a fui, et dans la veille éternelle Il va (désormais) rester auprès de moi. Il m’a dit joyeusement : «Prolonge tes chants, scande tes hymnes! Ouvre tes portes, que nous entrions dans tes demeures! Et dès lors, murmure (seule­ment) dans le secret, et confonds tes ennemis qui, bien que giflés par ton chant, n’en entendront pas la voix». Mon mystère est à moi! Mon mystère est à moi! Mon mystère est à moi ainsi qu’à mes amis! Car notre délectation est en nous, puisque notre Roi est à l’intérieur de nous.

Heureuse es-tu ô Sion, car tu as eu soif du Vin qui réjouit tout et tu en as été enivrée! Tu as oublié ce qui est tien et tu as été rendue folle par l’ivresse de son amour; tes yeux ont été aveuglés par sa lumière, et ton cœur a été illuminé par sa beauté, car en celui-ci fut caché l’Enfant qui enfante tout à son monde splendide.

3 Comme Tu es désirable et aimable, ô Enfant : le désir de Toi captive les âmes. La mienne est partie à ta suite, et lorsqu’elle fixe les yeux en elle-même, ta beauté lui apparaît au dedans d’elle. Elle voit ton image, ô Image de ton Père, et en Toi elle étreint Celui-ci. Comme Tu es beau et aimable, ô Semblable à ton Père! Comme Tu es doux et suave! Ta saveur n’est connue que de ceux qui Te savourent. J’ai respiré ton odeur délicieuse, et en moi mon cœur a été transporté. Qui voudrait expliquer cela ne le pourrait; (mais) quiconque a entendu Siméon et, qui plus est, a été uni à Celui qui fut sien, celui-là saura ce dont il s’agit. Et qui­conque a marché sur ses traces me suivra, et (plaise à Dieu) que nous ne nous écartions pas de notre chemin! Je te vois, toi qui as renoncé à ouvrir ta porte : (je vois) que Celui qu’il a porté un moment contre sa poitrine, toi tu Le portes en ton sein! Qui saura cela se réfugiera dans le silence, car Celui qui, de l’intérieur, procède vers nos demeures, notre langue étourdie Le fait sortir en courant par la porte.

4 Ferme tes portes, Jérusalem, pour que ton Époux reste au-dedans de toi! Tiens tes fenêtres closes pour que persiste l’odeur de ses parfums! Car lorsque tes portes s’ouvriront et que tu regarderas ici et là, tu Le chercheras en vain,; tu baigneras tes joues de tes larmes et tu ne Le trouveras pas; ou si tu Le trouves, ce sera difficilement, et pas avec la liberté confiante que donne l’amour. Garde donc tes portes avec vigi­lance, de peur que se produise de nouveau quelque chose de ce qui t’est jadis arrivé; car si tu ne fais pas cela, tu Le livreras aux mains des impudents, et ma joie à moi se changera en lamentation. Mon ami, étreins ce qui est tien, et prie pour que ce qui est mien soit aussi comme 30 ce qui est tien.

5 Heureux celui dont l’autel est en lui et dont le Saint des Saints est à l’intérieur de lui-même! Là, il entendra la voix de Dieu qui, d’un (seul) mouvement, ébranle et terrifie tous les Rebelles. Là, il verra la nuée de lumière aux multiples éclats, et en elle il sera caché à toute vision et à tous les voyants C’est le Lieu saint où le Suprêmement Saint tantôt se rend visible par l’apparition de ses rayons, tantôt cache sa vision dans la ténèbre de sa gloire en ce spectacle qui surpasse toute vision et toute s connaissance.

6 Quand ton cœur devient brûlant, c’est là qu’il te faut fixer les yeux; quand tes membres se disjoignent sous l’effet de la ferveur, tombe là sur ta face. Aime à t’écrier simplement : Père! Père!, plus qu’à verser davantage de ces larmes des enfants nés de l’Esprit : (cette exclamation exprime) alors la liberté confiante des parfaits, ces (larmes) y étant aussi mêlées sans qu’on le veuille. Et lorsqu’il t’est doux de psalmodier, tu es saisi de stupeur et d’émerveillement quand tu fixes les yeux sur ton Soleil qui brille sans obstacle en toi et dans les murs de ta cellule. C’est là le service qui plaît à Celui qui est venu pour servir.

7 Si tu es vide de tout bien, et si les forces adverses se soulèvent, dis cette prière secrètement et sans interruption : «Mon Dieu, instruis-moi et fortifie-moi! ». Elle suffit à tout moment en cette vie, car dans le cœur apparaît à l’Omniscient la signification que voici : «Instruis-moi, Seigneur, pour que je connaisse toute ta volonté, et fortifie-moi pour que je l’accomplisse. Instruis-moi pour que je connaisse les artifices des démons et tout ce qui est adverse, et fortifie-moi pour que je vainque tout cela». Cette prière condensée, petite quant aux paroles, mais riche quant aux sens, je la dis moi-même de préférence à toute autre.

QUARANTIÈME LETTRE [Relativement à une belle méditation]

1 À ceux dans l’intellect desquels l’Esprit de Vie a été insufflé par le Verbe Fils-Unique, Jésus, notre Soleil rationnel, Celui-ci a donné une vue qui n’est entravée par rien. De même que l’œil sensoriel a pouvoir sur tout ce qui est créé parce que son soleil a le pouvoir de le traverser de son éclat, et de même que sa vue s’y étend sans obstacle : ainsi en est-il également de l’œil rationnel qui a reçu du Christ la vue par le moyen de la pureté, car Dieu est son Soleil qui est étendu sur tout et en tout sans obstacle; et ainsi en est-il aussi de sa vision lorsqu’elle a acquis l’union avec Lui : elle s’étend sur tout, en tout, et par-dessus tout, et tout est pour elle un lieu dégagé. Qui donc aurait la possibilité de se préparer des collyres procurant une telle lumière? Au point que tout reste en deçà de lui et qu’il demeure, lui, au-delà de tout dans le lieu de l’admiration et de l’émerveillement, là où il n’y a pas de mouvement et pas de mobilité, ni du corps ni même de l’esprit, du fait qu’il a été uni d’une union plus haute que toute union, dans l’inconnaissance de lui-même.

2 O Miséricorde, comme Tu es débordante! Celui qui était dispersé et disséminé, Tu l’as rendu recueilli et unifié. Et qui le fera se tourner vers lui-même, sinon Celui qui, par son signe réunissant (tout) à la fois, rassemblera ceux qui sont disséminés comme les grains de verre dans le sable?

3 Un Frère me disait : «Au début, parce que mon esprit n’était pas encore habitué à cela, quand apparaissait en lui la lumière de la Sainte Trinité pour l’unir (à elle) dans la simplicité incompréhensible et dépourvue de connaissance du fait de la stupéfaction que provoque la lumière de la Vie : quand donc il percevait le resplendissement qui l’unissait, il était saisi par la peur de ne plus jamais revenir à lui-même». Mais dès qu’il se fût accoutumé à la béatitude qui surpasse toutes les béatitudes et qu’il eut expérimenté sa délectation inexplicable; qu’il eut senti la force qu’elle lui avait fait acquérir contre les passions et contre les démons; qu’il eut vu la splendeur de son esprit rendue par elle semblable à (celle) de Dieu, et la liberté confiante avec laquelle il se comportait envers Lui en toutes choses, comme un fils vis-à-vis de son père : voici comment il parlait (de ce qu’il lui advint) après cela. «Lorsque, déclarait-il, le souvenir du mystère à venir fait irruption dans mon esprit, mon cœur devient brûlant et mon esprit s’enflamme, (anxieux) du moment où il sera digne de cette vision glorieuse du Vivant éternel et où il jouira de la béatitude de cette (vision)».

4 Bienheureux celui qui voit dès ici-bas ce lieu-là et y prend le départ pour le lieu de la joie : pour le lieu dont le Soleil ne se couche pas, et qui, parce que Celui-ci ne s’éloigne jamais, ne voit pas de soir; pour le lieu dont la connaissance est sans terme et dont l’inconnaissance est elle aussi sans fin. Oh! combien débordante est ta miséricorde, ô notre Créateur! Car à ceux qui veulent s’assimiler à la Consubstantialité, Tu aspires, Toi, à Te donner avec ce qui est tien! N’est-ce pas une chose admirable que de voir notre temps dur (comme la pierre) faire surgir des frondaisons plus hautes que la parole? Les trésors excellents que le Père de tout avait donnés à nos Pères par son Esprit, aujourd’hui les diligents les font sortir au grand jour par leur vaillance, et les voici qui s’en délectent désormais insatiablement et pour toujours!

5 La vaillance! que ne fait-elle pas ici! Ils ont élevé leur esprit préparé par le Vivant éternel à recevoir de telles choses, et ils l’ont mis dans un lieu inviolable par (aucune) perception étrangère, là où les troupes des anges de lumière volent d’un mouvement incessant dans un monde ineffable. Et souvent, dans une langue qui n’est pas charnelle, ils participent, par une union indicible avec eux, à (leurs) murmures subtils opérés par l’Esprit Paraclet : alors, ils ne se connaissent plus eux-mêmes et ils ne peuvent comprendre ce qui est opéré en eux, du fait qu’ils ont devant eux la clôture d’un silence mystérieux. Stupeur ineffable, et telle que ce qui est psalmodié par eux, ils ne peuvent le comprendre!

6 Cependant, aux êtres seconds qui sont unis, ceci n’a pas encore été donné, comme aux êtres premiers, dans sa plénitude. Bien que ceux-là aussi soient destinés à atteindre dans les mondes à venir la ressemblance totale et sans différentiation (avec eux); et que, dès ici-bas, certains (des êtres seconds) puissent connaître ce lieu-là, (encore qu’) ils n’aient pas la capacité de communiquer à quiconque se trouve dans notre monde quelque chose de là-bas, car entre là-bas et ici le silence constitue une frontière; et bien qu’en ce lieu unifié et unifiant les divisés, ils aspirent l’haleine qui vivifie l’intellect et l’âme, dans une union plus haute que ceux-ci à ce souffle très doux qui est mû en eux par le Paraclet; et qu’ils disent que cette exhalaison qui vivifie tous les intellects émane aussi vers ceux qui sont jusqu’à présent dépourvus de ces choses, et qu’ici même c’est par elle que l’esprit de la vie animale a été secrètement mis en mouvement; et bien qu’ils ruissellent des jaillissements qui surgissent de la Mer ineffable et qui, semblables aux flots indivisibles des rayons de la lumière, en répandent sur eux l’abondance, ils oublient (alors) leur nature et ne se souviennent plus de ce qui est leur; leur esprit est un port et un lieu de repos pour de pareilles choses. Altérés, ils n’ont jamais soif; affamés à tout moment, ils sont des greniers à vie chaque jour comblés!

7 Quel prodige que ton amour délicieux qui rend ardents ceux qui le reçoivent et enflamme de désir ceux qui le recherchent! Et à qui donc ces choses seront-elles présentées dans Pair spirituel pour qu’elles soient siennes, sans qu’il les désire, s’abandonne et se fuie lui-même, s’élève vers elles sans retard, et considère les choses d’en bas comme des cadavres de chiens, privés de cette sorte de vie qui détruit ceux qui l’aiment et fait périr ceux qui la chérissent : cette vie dont le Christ veuille bien museler la gueule pour préserver de celle-ci tous les siens! Amen. Et qu’il soit celui qui serre contre Lui leur esprit, qui embaume leur âme par ce qui est sien et qui fortifie leurs corps par sa miséricorde, dans tous les âges et siècles, et dans tous les siècles des siècles! Amen. Qu’Il mette en harmonie et unisse tous les divisés créés pour une telle unité, et qu’il attise en eux son feu : ce feu qui à tout moment les entraîne vers l’union avec Lui!

8 Christ, aie pitié de tes serviteurs! Aie pitié, Seigneur! Et ceux qui ont reçu ton amour, élève-les hors du monde jusqu’à cet (autre) lieu auquel ils ont été appelés par Toi, et donne-leur envers ce monde-ci une inimitié totale. Ô Bien-aimé, amant et aimant, ô désiré de tout!, recueille auprès de Toi ceux qui, à cause de Toi, ont abandonné le monde et tout ce qu’il contient : que ni les choses présentes, ni les choses futures, ne puissent les séparer de Toi, et qu’eux non plus ne puissent se séparer de Toi! Christ, rosée de miséricorde qui de l’Essence éternelle a été répandue sur notre monde brûlant, humecte les âmes qui ont soif de tes gouttes vivifiantes, et fais-leur produire des fleurs dont elles jouiront avec les troupes des Puissances de ta Sainteté; emplis-les de ce qui est tien, afin que les choses d’en bas ne trouvent pas le moyen de pénétrer dans leurs demeures, mais se tiennent aux alentours de l’habitation, (la) regar­dant de loin.

9 Heureux ceux qui s’adonnent à la pratique de la pureté qui libère des asservissements non naturels, et qui font d’eux-mêmes un temple pour la Maison du repos et une demeure pour Celui qui est le repos et le port de tous les mondes! Heureux le religieux diligent à qui il est donné de goûter les visions mystérieuses, car son esprit ne cesse pas de recevoir les resplen­dissements de la Vie totale! Heureux celui qui voit (l’intime de) son être et ne passe pas les années de sa vie à la manière des bêtes! Heureux celui dans le cœur duquel est fixée la colonne de lumière ineffable et de la maison duquel les habitants n’ont pas besoin de réclamer un feu étranger!

Oh! ces troupes unifiées au vol léger et au murmure caressant, qui, en les effleurant, incitent ceux qui sont leurs à voler comme elles : de ce vol qui ne cessera à aucun moment de s’ébattre dans l’air qu’est l’haleine du Souffle du Vivant éternel, et qui ne consentira jamais à descendre vers les cadavres se trouvant dans le monde! Et s’il y a parmi eux quelqu’un à qui son Trompeur a arraché les ailes et qui ne peut plus prendre son essor, les membres de ces troupes le portent sur leurs propres ailes et l’introduisent en présence de leur Médecin; et Celui-ci, grâce à leur prière en sa faveur, lui fait croître des ailes de feu qui brûlent les yeux de ses ennemis.

11 Vois à ce propos comment les viles sauterelles elles-mêmes, lors­qu’elles forment un seul essaim et quand elles s’envolent de l’endroit où elles se trouvent, échangent entre elles des murmures; et si l’une d’elles est boiteuse ou a les ailes arrachées, ou bien si elle n’en possède pas du fait de sa petitesse, les autres la portent sur leurs épaules et la mènent avec elles vers où les met en mouvement le signe de Celui qui leur donne la vie.

12, Mais peut-être vas-tu me dire : «Que ferai-je, moi qui suis privé d’une telle compagnie, dont les membres s’entraînent vers les lieux élevés par les incitations qu’ils échangent dans (leur) multiples co­hortes?». Écoute ce que te dit ma pauvreté elle-même, elle qui a besoin d’un (simple) morceau de pain mendié. Tu déclares : «Me voici au bord de la mer, attendant que vienne éventuellement à moi quelqu’un d’habile à y naviguer. Dans ce cas, je prendrai place moi aussi dans son bateau; il me lancera en pleine mer et m’enseignera l’art d’y pêcher : (cet art) qui nourrit ceux qui le possèdent, de sorte que je ne me nourrirai plus de morceaux qui ne rassasient pas ceux qui les mendient».

13, Mais ce n’est pas du tout ainsi qu’il en est! Car ceux qui se tiennent sur le rivage de la Mer et désirent faire une pêche comme celle-là, mais restent à l’extérieur de Celle-ci et y lancent (de là) leurs filets parce qu’ils ne savent pas avancer à la crête des vagues : ceux-là qui, en plus de leur faim d’une telle nourriture, acquièrent jour après jour un amour sans cesse plus grand, lorsque Jésus, notre Dieu, les verra ainsi défaillants, (Lui-même) sortira vers eux du sein de son Père et, à son signe, rassemblera ces dispersés en une seule unité; Il rassemblera cette pêche stupé­fiante et ordonnera à l’esprit, cet autre Pierre, de la hisser; et lorsque l’équipage de ton bateau en aura mangé, les yeux de leur cœur s’ouvri­ront et ils Le reconnaîtront; et quand ils auront été doublement instruits, ils sauront (aussi) qu’il n’avait jamais quitté leur bateau, mais qu’il était là, endormi et caché.

14 C ’est pourquoi quiconque est diligent L’éveille chaque jour pour qu’il tance les vagues de la mer et qu’elles fassent silence, et pour que, grâce au souffle de son Esprit saint, Il amène sans dommage son bateau et tout ce qu’il contient au port où tout trouve la quiétude. Qu’à Lui ainsi qu’à son Père et à l’Esprit saint, Puissance unique qui parfait et accomplit tout par son Accomplissement parfait, rendent gloire tous les êtres perfectibles des troupes d’en haut et des assemblées d’en bas : qu’à Lui qui unit entre elles celles-ci et celles-là dans une même union indivi­sible avec Lui, ils rendent gloire par des voix qui clament la louange nouvelle par les mouvements d’un silence incessant, dans tous les mondes qui furent et qui sont, pour les siècles des siècles. Amen.

15 Ne me blâme pas de n’être pas venu auprès de toi : je suis un servi­teur qui n’a pas le pouvoir de faire ce qu’il désire. Mais quand je suis lié, c’est alors que je suis détaché; et quand je suis détaché, je me trouve assujetti par des entraves. Lorsque je veux me fuir moi-même, je ne peux sortir de moi; et lorsque je m’efforce de venir à moi-même, je ne peux m’en approcher! Jour et nuit je suis en butte à ces perplexités, et il n’est pas pour moi de repos. Que faire? Je ne peux me trouver moi-même et je n’ai pas le pouvoir de m’éloigner de moi!

16 Présente avec moi des supplications accompagnées de larmes, pour que, pris dans les liens qui maîtrisent tout, je sois retenu de manière indissoluble au-dessus du monde et que ces (liens) me détachent de moi — même et de tout, en m’enlaçant étroitement en eux par miséricorde et sans mérite de ma part : eux qui ont (déjà) assujetti toutes les Puissances d’en-Haut par un amour d’une telle emprise. Qu’à nous tous et à tous ceux qui Le désirent, Celui qui maîtrise tout, le Père de tout, donne d’être avec Lui dans une totale ressemblance à elles, ici comme là-haut. À Lui la gloire pour les siècles des siècles. Amen.

QUARANTE-TROISIÈME LETTRE1 [Sur la pénitence et sur l’espérance et le réconfort donnés aux pécheurs]

1 Si tu demandes, mon Frère, comment la pénitence peut renouveler l’homme qui a été infecté et corrompu par le péché, rappelle-toi et considère à partir de quoi et de quelle manière il a d’abord été constitué, — c’est-à-dire à partir de quelque chose de vil et de sale, dans un ventre ténébreux et resserré, — et comment la grâce de notre Dieu a agencé cette matière fétide à l’intérieur du ventre ténébreux avec toute sa consti­tution complexe, puis l’a fait sortir à la lumière de ce monde, formée, pure, belle et aimable… De la même manière, celui qui, à cause de l’action de Satan, a corrompu la pureté qu’il tenait du saint baptême et s’est infecté et rendu répugnant par tous les ulcères impurs du péché : celui-là, grâce à son enfantement à partir du sein triste et ténébreux de la pénitence, sort de nouveau à la lumière du monde spirituel dont il a reçu le sacrement au baptême.

2 Et de même que si cette semence repoussante était déposée dans une terre pure, spacieuse et lumineuse, et n’entrait pas dans le ventre obscur et oppressant, elle resterait sans utilité et sans ressemblance avec son générateur, de même, si celui qui s’est rendu repoussant et s’est infecté par le péché n’entre pas dans le sein obscur de la pénitence et dans son creuset douloureux, il restera repoussant et sans ressemblance avec Celui qui est devenu son Générateur par le saint baptême. Et de même que l’Adam corporel s’engendre par Ève des fils à sa ressemblance pour son monde corporel, de même le Christ, Père du monde spirituel, io s’engendre par la pénitence et le baptême des fils à sa ressemblance pour son monde spirituel. Et comme (aussi) le nouveau-né, lorsqu’il sort de l’obscurité du ventre d’Ève, voit aussitôt la lumière du monde d’Adam : de même, dès que les fils de Dieu sortent du sein lugubre de la pénitence, la lumière glorieuse du monde nouveau brille devant eux, ainsi que le leur proclame le Principe de leur vie quand Il dit : Repentez-vous, le Royaume des Cieux est proche!

3 S’il est proche, montre-nous, ô notre Père, comment le trouver! — Il est à la porte; mais la porte est étroite et resserrée. Quiconque, cependant, en supporte la gêne obscure et triste et passe par elle rencontre aussitôt le Royaume de la lumière et s’en délecte. Voilà donc la porte resserrée (par laquelle) on entre dans la Vie : mais ton Royaume, Seigneur, en quel lieu se trouve-t-il? — Il est au-dedans de vous, et la porte en est pénitence.

4 La pénitence rend la vie du baptême du pardon. De même que la matière méprisable acquiert dans le ventre ténébreux la forme de la personne d’Adam : de même, si tu introduis dans le four ardent de la pénitence l’homme que le péché a souillé et rendu repoussant, il est alors nettoyé et purifié, il resplendit, plaît et embaume, et acquiert, par la grâce qui le renouvelle, la forme de la beauté du Christ, Splendeur du Père. La pénitence est la mère de la vie : heureux qui naît d’elle, car il ne mourra plus!

5 Cependant, de même que le Christ prêche la pénitence à ceux qui sont siens, de même Satan rend étrangers à elle ceux qui lui obéissent et il enfouit leurs cœurs dans l’intempérance et le divertissement. Mais si la pénitence est un remède de vie pour ceux qui sont morts par le péché, elle est au même titre un poison qui tue les passions et le péché, et une grande torture pour Satan, son adversaire. Car les captifs dont il s’était emparé à l’aide de sa malice, elle les sauve et les libère. Son travail de plusieurs années, elle l’anéantit en un instant. Les esclaves qui, volon­tairement, lui avaient remis leur liberté en otage, elle les ramène à leur héritage et livre au tourment celui qui les tenait asservis. Les semences d’épines qu’il avait répandues dans notre champ et qu’il avait fait croître avec soin durant de longues années, c’est en un jour qu’elle les brûle et qu’elle purifie le champ afin qu’il fasse produire leurs fruits aux semences du Cultivateur qu’est le Christ, à cent pour une.

6 Les forteresses qu’il avait mis longtemps à construire pour y enfermer dans les ténèbres les prisonniers qu’il avait capturés, elle souffle dessus un court instant et elles s’abattent, et la lumière brille à la face de ceux qui se tenaient dans les ténèbres : leurs chaînes sont brisées, leurs afflictions transformées en joie et leurs larmes en allégresse, et celui qui les avait attachés est (lui-même) attaché par les liens des ténèbres et livré par eux aux couPs.Toutes ses œuvres, elle les détruit, et tous les maux qu’il a causés aux serviteurs qui ne sont pas les siens, elle les soigne et les guérit; tous ceux qu’il a tués, elle les ressuscite; tous ses pièges, elle les brise; tous ses filets, elle les rompt.

7 Elle aplanit le chemin devant ceux qui l’aiment pour qu’ils avancent sans trébucher sur le chemin du Christ qui la leur donne. Elle rend vierges les fornicateurs. Elle épure les êtres de feu qui s’étaient altérés. Elle conduit de la taverne au désert pour (y accomplir) l’œuvre des anges; mais les lumineux qui l’ont méprisée, elle les a laissés descendre au Shéol dévorant. Elle entre dans la maison des courtisanes et en emmène les fomicateurs, et, sous ses ailes, elle les enfante vierges du Christ. Elle rend aux renégats l’apostolat; mais les apôtres qui s’en sont dépouillé sont revêtu les ténèbres. Elle-même est le vêtement du pénitent, et ceux qui s’en vêtissent, elle les revêt de (son manteau à elle :) la gloire de Jésus, Lumière véritable.

8 Du long des chemins elle conduit au Royaume, et du long des clôtures elle introduit au festin des Noces. D’êtres noirs elle forme des êtres lumineux; des aveugles, elle fait des voyants. Elle arrache l’arbre dont les fruits sont un poison mortel et plante l’Arbre de vie dans notre paradis. Elle porte sur ses ailes les aromates de la grâce et parfume, s’ils la reçoivent, ceux que l’impureté a rendus fétides. Elle se tient à la porte de l’Époux céleste, et Celui-ci vient à la rencontre de quiconque la franchit par son intermédiaire. En ses mains sont déposées les couronnes nuptiales, et à quiconque s’incline devant elle, elle fait prendre place dans la salle des noces. Dans ses mains sont déposées aussi les clefs du Royaume, et de quiconque a pour elle de la dilection et de l’amour, elle en fait l’intendant.

9 Elle est la mère des aigles célestes : tous ceux qui sont nés d’elle, elle leur a fait croître des ailes de feu, et avec les Êtres spirituels ils volent vers les hauteurs; et quiconque a eu ses ailes arrachées par les chasseurs et se cache quelques jours dans son sein, reçoit d’elle pour voler des ailes plus enflammées et plus légères que les premières.

10 Elle est le pansement du Médecin céleste, et celui qui la pose sur sa blessure est guéri aussitôt; elle ne taille pas au scalpel et n’exacerbe pas la douleur des blessures avec des cautères : ses remèdes sont imprégnés de miséricorde et elle panse les plaies avec des linges délicats. La drogue de mort que sont le divertissement et l’impudicité est administrée par Satan, alors que la drogue de vie qu’est la pénitence est administrée par le Christ : quiconque aura bu à la coupe du Meurtrier, qu’il s’approche pour boire le remède du Vivificateur de tout et qu’il vive indéfiniment!

11 Elle entre dans le séjour des morts et visite les mortels; et si quel­qu’un a été englouti par la mort et s’approche de son sein, elle pourfend la mort et il sort du ventre de celle-ci. Elle voit les aveugles qui pleurent chaque jour à ses portes et elle les emmène voir la lumière de la joie. Elle voit les victimes que Satan a tuées et elle les appelle en les ressuscitant de la résurrection anticipée. Elle est le trésor des fils de notre Sauveur, et c’est en elle qu’est gardée la richesse de leur labeur.

12 Elle est une mer qui lave quiconque est souillé et une fournaise ardente qui épure quiconque s’est altéré. Elle est un feu qui consume toutes les (espèces d’) ivraies et une eau qui fait croître les semences saintes. Elle est un jardin qui charme ses familiers et un désert qui terrifie tous les Rebelles. Elle est une terre qui fait croître les fils de la lumière et elle a en mains un bassin pour celui qui s’est sali. Elle est la nourrice des nouveau-nés, fils de la Hauteur, et l’éducatrice des héritiers du Christ. Elle est une forteresse qui protège tous ceux du dedans et un guerrier qui ramène quiconque a été capturé.

13 Elle est un temple pour les peuples impurs, et c’est d’elle qu’ils reçoivent la sainteté pour proclamer leur Sanctus. Elle est une maison et une demeure pour ceux qui sont épuisés, et c’est elle qui, dans le Royaume, en fait des héritiers. Elle est la salle où sont déposés tous les trésors, et quiconque frappe à sa porte reçoit d’elle ce dont il a besoin.

14 Elle est une mère dont le sein n’est jamais infécond, et quiconque est stérile et s’approche d’elle reçoit des fils chéris. Elle est la portière qui se tient à la porte du Créateur, et si quelqu’un a été frappé par Lui d’une condamnation et vient la supplier, elle entre et le renvoie acquitté. Ses mains contiennent les gouttes du ciel, et si le lieu auquel la pluie fait défaut a recours à elle, elle ouvre (ses mains) et l’arrose. Elle accompagne l’(Ange) exterminateur du camp, et lorsqu’on crie devant elle, elle s’approche de lui et le retient.

15 Elle accompagne aussi tous les anges et éloigne de ceux qui l’aiment toutes les corrections qu’il leur avait été ordonné d’infliger. Elle se tient à la porte de Dieu et attire vers ses familiers tous les biens qui émanent de chez Lui. Elle est l’avocate des délinquants, et lorsque ceux-ci s’appro­chent d’elle pour la supplier, elle se met à leur tête.

16 Qui ne t’aimerait, ô Pénitence porteuse de tous les biens? À part Satan qui te hait parce que tu pilles ses richesses et anéantis ses possessions, le réduis à l’indigence et causes son tourment quand il voit les vains résultats de ses labeurs, et parce que tu l’isoles des héritiers qui ne lui étaient pas apparentés et qu’il avait capturés. Voilà celui qui est véritable­ment ton ennemi, parce qu’à tout moment toi aussi tu lui fais face! Il n’est personne qui soit tombé entre ses mains et qui, après que tu l’aies saisi, soit devenu pour lui une proie à dévorer. Il n’est personne qui t’ait appelée alors qu’il était entre ses dents, sans que tu aies brisé celles-ci et l’en aies délivré. Il n’est personne qu’il ait avalé et qui, de son ventre, ait crié vers toi, sans que tu aies fendu celui-ci et l’en aies fait sortir.

17 II n’est personne qu’il ait attaché quand tu n’étais pas près de lui et qui t’ait appelée, sans que tu aies promptement coupé ses liens et l’aies libéré. Il n’est personne qu’il ait capturé quand tu étais éloignée et qui t’ait lancé un appel, sans qu’aussitôt tu l’aies saisi et sauvé. C’est pour tout cela que ton ennemi te hait : parce que tu l’as beaucoup haï! Il te hait parce que tu te dresses à tout moment contre lui; il te hait parce qu’il est l’ennemi de Celui qui te donne. Et toi aussi tu lui fais front, comme ton Seigneur Lui-même, son adversaire.

18 II n’est personne qui ait eu recours à toi et soit descendu au Shéol; personne non plus qui soit monté au ciel sans être tien. Qui, sans toi, a vu Dieu, et qui s’est accroché à toi et est tombé entre lés mains de Satan? Qui a été purifié sans que tu l’aies lavé? Qui s’est approché de ton bassin et a gardé quelque souillure? Qui, sans avoir arrosé ses semences de ta pluie, en a moissonné une gerbe de joie? Qui est venu prendre ton remède 15 et ne s’est pas trouvé indemne de toute tare?

19 Quel est celui qui ne s’est pas approché de ta porte et en qui il y ait un endroit sain? Qui s’est imprégné à tout moment de ta rosée et n’a pas vu Dieu dans son cœur? Quel est celui qui n’a pas goûté ton breuvage et dont le cœur n’est pas devenu une source de ténèbres? Qui a reçu ce qu’il demandait sans que tu aies parlé en sa faveur? Et quel est celui qui t’a reçu (toi-même) par sa supplication et n’a pas ouvert la porte des trésors de Dieu?

20 Il n’est personne qui t’ait prise avec lui pour le combat sans que tu aies livré ses ennemis à son glaive. Il n’est personne qui t’ait revêtue pour affronter son Adversaire sans que ses antagonistes aient été défaits devant lui. C’est toi qui sauvas David après son péché; c’est toi qui te dressas à la face d’Achab l’apostat. La menace s’était abattue sur les Ninivites, mais tu t’interposas avec vaillance et tu les sauvas.

21 Tu es bénie, ô mère du pardon, toi que nous a donnée le Père plein de miséricorde! Il ne te résiste pas lorsque tu Le sollicites, car c’est Lui-même qui t’a donnée comme avocate aux pécheurs; Il ne ferme pas sa porte quand tu Lui demandes (d’entrer), car II t’a remis les clefs du Royaume. Et il est proche, le Royaume : repentez-vous! Tel est le sceau que prennent avec eux les héritiers du Royaume : «Repentez-vous, le Royaume s’est fait proche! Et prenez en votre compagnie la pénitence, afin de ne pas devenir étrangers au Royaume!»

22 La génération des premiers temps qui ne but pas son breuvage, la colère la noya par le déluge. Sodome qui ne voulut pas la recevoir, le feu céleste la consuma. Pharaon qui la chassa d’auprès de lui fut accablé par des flots qui le noyèrent. (Mais) quiconque la prend en sa compagnie, la punition est soumise à sa parole : lorsqu’il le lui ordonne, la punition sévit sans pitié, et quand il l’en prie, elle reste tranquille et s’apaise au lieu de faire du mal. C’est elle qui rend les œuvres que Satan avait fait se perdre; elle aussi qui dispense les dons célestes. C’est elle qui renouvelle la virginité qui avait été souillée; et c’est elle qui îo garde sans dommage celle qui n’a pas été détruite.

23 Gloire à Celui qui est venu pour nous sauver et qui, de sa propre voix, nous a prêché la pénitence en nous disant : «Repentez-vous! Car lorsque vous vous serez repentis, alors vous serez sauvés et vous trouverez le Royaume qui est proche de vous et qui est caché au dedans de vous», appelant «Royaume» sa révélation en ceux qui L’aiment, de même que c’est de sa propre venue qu’il a dit : «Le Royaume s’est fait proche». Et l’Apôtre dit (dans le même sens) : Si le Christ n’est pas en vous, vous êtes des réprouvés, c’est-à-dire des étrangers au Royaume.

24 Et de même que c’est par la pénitence que le Christ a sauvé ceux qui étaient captifs : de même, c’est par le divertissement, le plaisir et les aises que Satan conduit à lui ceux qui ne sont pas siens. Étroit est le chemin de la pénitence, mais il mène au Royaume pour être avec le Christ en Dieu, large est le chemin des délassements et des plaisirs, mais il fait parvenir aux ténèbres de Satan pour être avec lui dans la géhenne. Et de même aussi qu’un royaume statue avec sagesse ce qui convient : de même, le Christ, la Sagesse du Père et notre Royaume étemel, statue et régit tout dans sa sagesse plus élevée que tout, puisqu’il est la Science du Père, la source de toutes les sagesses, la salle des trésors. À Lui la gloire, de la part de tout, pour les siècles des siècles. Amen.

25 Celui dont les larmes, au moment de sa pénitence, sont moindres que sa boisson, n’a pas encore fait preuve d’une pénitence véritable. Si (en effet) les os, et la chair depuis les ongles jusqu’au cerveau, étaient devenus brûlants sous l’effet d’une douleur vraiment ardente, ils auraient libéré toute leur humidité et se seraient trouvés desséchés. Et quand il en est ainsi, il est impossible à l’Esprit impur d’errer dans (ces) lieux où il n’y a pas d’eau. Cependant, si la main du Christ Jésus ne s’approche pas du cœur, cela ne pourra pas se produire. Et s’il est quelqu’un dont le cœur est dur, qu’il ait recours à la prière des autres.

26 Car de même que celui qui est attaqué et tenté par les démons est jeté dans le trouble, le tumulte, la perturbation, et invective ceux qui prient pour lui, mais retrouve son équilibre quand il a été délivré des démons et regrette ce qu’il a fait : de même celui que le démon attaque par les passions de l’impudicité est dur de cœur, coléreux, détracteur, diffamateur, avide, indolent, envieux, déréglé, rageur, n’ayant de cela aucun regret, mais encore se moquant de ceux qui font pénitence.

27 Pourtant, lorsqu’avec l’aide de Dieu le démon qui l’avait fait errer et pécher en est expulsé grâce aux prières des fervents, son cœur s’humilie, il retrouve l’équilibre et la pudeur, il se lamente, il pleure, il s’apaise et regrette ses mauvaises actions; il se ressaisit, connaît sa faiblesse, demande la pitié, se réjouit au sujet de ceux qui font pénitence, souffre à la vue des faibles, est rempli de compassion pour les affligés, fréquente les purs, les prie de lui montrer le chemin de Dieu, s’humilie devant eux, demande leur pitié, les supplie de l’aider par la prière à trouver la force d’avancer; son âme est éclairée, ses œuvres sont pures, son odeur est parfumée par les dons de la grâce; il est aimé des anges, il frappe les démons, il méprise leurs incitations, il maîtrise les passions, il vainc le péché, il pénètre jour après jour dans les mystères de l’Esprit, il acquiert la liberté confiante dans la prière, son cœur exulte de joie, il monte vers Dieu par l’aide qu’il reçoit de Lui, il resplendit dans sa gloire, il devient un familier habitant ses mystères, il est rendu digne de la béatitude de sa vision. Voilà le profit que tire de la prière celui qui (la) demande avec instance.

QUARANTE-QUATRIÈME LETTRE1

1 De ton amour pour nous, mon Frère, nous ne pouvons nous acquitter envers toi. Nous ne possédons pas, en effet, le Pain de Vie que les diligents acquièrent à la sueur de leur être et dont nous nourririons nos amis dans l’épanchement du cœur et la bonté du regard. Mais j’ai la conviction que le Christ, mon Seigneur, te rémunère (Lui-même) selon la grandeur de sa grâce.

2 Mon Frère, ce temps est celui de la tribulation, et c’est difficilement et à grand-peine que l’homme peut sauver son âme des pièges du Trom­peur. Couvre-toi, mon Frère, à tout moment de l’humilité qui, elle, revêtira ton âme du Christ, son donateur. L’Étoile resplendissante de beauté apparaît à l’humble, se levant de son cœur, et chaque fois qu’il s’agenouille au cours de la prière, il voit ses éclats magnifiques. Saisis-toi de la gravité des mœurs et de la chasteté, car elles purifieront ton âme de la souillure des passions qui rendent infects les relâchés de mon espèce. Discipline ton sommeil et ton ventre avec mesure, pour que ton âme jouisse dans le sommeil de rêves spirituels, et dans la veille de pensées rayonnantes. Discipline (aussi) ta langue en la sevrant de toutes paroles vaines, pour que ton esprit domine les passions et les démons criminels. Méfie-toi de la colère et des personnes coléreuses, car elles privent l’âme de la lumière sainte. Éloigne-toi de celui dont la conduite n’est pas disci­plinée et droite, de peur qu’il fasse de toi l’esclave du péché.

3 Ne fréquente que les amis de Dieu, afin que ton âme prenne la ressemblance de leur pureté. Glorifie (Dieu) en ton âme à tout moment, pour que ton cœur devienne pour! Lui un temple. Garde tes yeux de tous les spectacles qui éveillent le désir. Ne sois pas l’ami du jeune garçon, car il fait de celui qui s’attache à lui l’ouvrier du Malin. Sois seul avec toi-même, afin d’être pour Dieu un confident. Grand est l’homme de discernement, car tout ce qu’il fait est pour Dieu, et les fruits de son ascèse sont la vie éternelle. Obéis à tous les commandements de tes frères, et comme un sage, avec science, sauve ton âme du commandement nocif. Voilà qui suffit au sage.

QUARANTE-SIXIÈME LETTRE

1 Rien n’est délectable et bon comme notre Dieu, et aucune suavité n’est comparable à la douceur de sa connaissance; cette douceur dont quelqu’un m’a dit : «Quand l’émerveillement qu’elle provoque m’eut entraîné, je me tins sans perception; et quand je fus ranimé, je me mis à voler dans l’Abîme et à respirer l’Esprit de Vie; je m’envolai et m’élevai au-dessus de tout, mais la force me manqua et de nouveau je plongeai et m’enfonçai sans avoir (rien) saisi; et, tout interdit, je me retrouvai séjournant ici-bas. Puis je fus de nouveau en elle et, avec elle, tout en tout et au-delà de tout, dans sa vision splendide, ne découvrant ni sa longueur ni sa largeur. Et, finalement, je retournai à la délectation qui m’était connue».

2 Dans mon embrasement, je m’écrie : «Hélas! Qui, Seigneur, pourra supporter cela? Heureux (cependant) celui qui T’aime, ô Aimé dont on ne peut se rassasier! Tu m’as, certes, beaucoup comblé de Toi, mais ma faim a redoublé de désir de Toi d’une manière qui dépasse mes forces!» Et je dis dans mon égarement : «Hélas! Qui, Seigneur, endurera cela? Tu m’as lancé dans ton abîme pour que j (» y) boive sans mesure, mais l’ivresse de ton amour m’embrase, et voici que mon cœur brûle de soif pour la Source que Tu es!».

3 Ô Ténèbre lumineuse qui fais resplendir le visage de celui qui T’aime, à la stupeur des Perturbateurs ! ô Lumière ténébreuse qui illumines de ta vision les pupilles de mes yeux pour que je vois tout ce qui, dans l’obscurité, est opéré dans les demeures intérieures! Celui dans l’âme duquel la langue de ton Esprit a murmuré tes saints mystères, qu’il comprenne ces choses obscures! Et celui qui a vu ton apparition splendide à l’intérieur de son cœur et que celle-ci a jeté dans la stupeur, qu’il exulte à la vue des images qui symbolisent la grandeur des révélations qui lui sont faites!

4 (Mais) il me faut connaître ma faiblesse et faire silence. Je vais désormais me taire, puisque personne ne peut rendre compte de ses visions de Toi, ô Voyant de tout! Gloire à Toi, de la part de tout, ô Toi qui couronnes ceux qui T’aiment, pour les siècles des siècles. Amen.

QUARANTE-SEPTIÈME LETTRE

1 Ce que tu m’as demandé de t’écrire, mon Frère, n’est pas de notre ressort, à nous autres les paresseux et les négligents; mais cela relève de ceux qui, à cause de leur diligence et de l’application de leur esprit s’émerveillant de Dieu, ont acquis la vue illuminée du cœur qui leur permet de contempler à tout moment la lumière divine, insatiablement, et d’apprendre ses mystères par la vision divine et mystérieuse, et non par ouï-dire. De toute façon, il convient à qui veut écrire sur ce monde-ci de commencer par des pleurs et de finir aussi par des pleurs! Non pas à cause du monde, mais de ses habitants fatigués outre mesure par ses labeurs; non pas à cause du monde, mais de ses amis qui, absorbés par le désir de lui, deviennent des ennemis de Dieu, selon la parole de l’Apôtre.

2 Ce monde, c’est en vue de l’épreuve et de l’exercice que le Créateur l’a établi : c’est le lieu du labeur d’où les laboureurs récoltent le froment dont ils se délecteront dans le monde qui ne finit pas, ou bien d’où les paresseux récoltent l’ivraie qui fera leur tourment en compagnie de l’Impie qui l’a semée; c’est le lieu du commerce d’où les commerçants amassent la Vie pour leur joie, ou bien la mort pour leur honte.

3 Moi aussi, avec David, je proclame bienheureux celui qui, à tout moment, pense à sa sortie (de ce monde) et avance sans tache sur le chemin de Dieu. (Car) bien que le monde soit le lieu de l’ombre et des ténèbres et que ses habitants (y) tâtonnent dans l’obscurité, cependant tous ceux qui, par désir de Dieu, se sont dépouillés de ses passions et de ses convoitises et ont fermé leurs yeux devant la fumée qui s’élève de ses choses odieuses et qui aveugle les yeux de la conscience : ceux-là, la lumière de la gloire de Dieu est apparue dans leurs âmes, et ils ont acquis de l’Esprit vivant les ailes de l’Esprit. Ils ont pris leur vol et ont habité la lumière splendide dans laquelle Paul, le philosophe de l’Esprit, a dit que Dieu demeure.

4 Ils ne sont plus dans le monde, mais en Dieu. Ils ne sont plus des ouvriers de la chair, mais de l’Esprit. Leur intellect ne pense plus au monde, mais c’est de Dieu qu’émanent leurs mouvements, dans le silence et une grande stupeur. Leurs intelligences ont été renouvelées et, à tout moment, regardent Dieu. D’humains ils sont devenus divins, selon le désir insensé de leur père charnel. Le monde a été désormais effacé de leur cœur, et ils ont été illuminés par Dieu. Ils sont désormais tenus pour fous parce qu’ils sont absorbés par le désir de la Beauté qui captive les pensées. Ils ne se souviennent plus des passions douloureuses parce qu’ils sont morts à ces choses dans le Christ tué et vivificateur de tout, et parce qu’ils sont ressuscités avec Lui par anticipation dans la gloire du Père, comme l’a dit l’Apôtre, l’interprète des choses nouvelles, Leur âme est enivrée à tout moment par la douceur de son Dieu et elle ne connaît pas hors de Lui de désir. Le silence leur est bon, qui écoute le langage mystérieux de l’Esprit au dedans d’eux-mêmes, et ils ont sevré leur bouche des paroles qui lui font obstacle. Ils ont échangé la beauté pour la Beauté, l’intimité pour l’Intimité : ils ont échangé la suavité pour la Suavité, et, du sang de leur âme, ils ont acheté Celui qui les acheta de son propre sang.

6 Leur pensée est sortie du monde qui perturbe les sages, et ils ont pénétré dans le lieu de la nuée à la lumière multi-resplendissante par laquelle la lumière divine est cachée à la vue et à tous les voyants; et là, à la porte des mystères, ils se tiennent, stupéfaits, avec les Puissances d’en-Haut. Il n’y a pas d’ombre dans leur lieu, car leur Soleil ne se couche pas. On ne peut expliquer ce qu’est leur nourriture, car c’est de la douceur de Dieu qu’ils se sustentent. Oh! (ces) morts dans le Christ qui auront vécu en goûtant la Vie qui ne connaît pas la mort!

7 Aussi est-ce dans l’embrasement de mon cœur que je Te louerai, ô notre Dieu glorieux et aimé, qui aime ceux qui Te cherchent et glorifie ceux qui Te glorifient. (Mais) je ne sais, mon Seigneur, comment Te nommer! T’appellerai-je «Dieu»? Toi-même as dit : «Je suis sans nom». Toutes les appellations et toutes les dénominations sont donc inférieures à ta grandeur : comment, dès lors, Te nommerai-je par mes images pour la joie de ceux qui Te cherchent? Les Noms que Tu as communiqués de manière claire pour qu’on Te glorifie, tout homme en a connaissance; mais le Nom mystérieux que, dans ton amour, Tu m’as secrètement communiqué pour que je l’emploie en parlant avec Toi dans le mystère, Tu l’as caché à la parole et à la figure. Tu m’as rempli de confusion, et je n’ai pas l’audace de le manifester à mes amis!

8 Gloire à Toi, Père et Seigneur de ma vie, qui m’as fait le lien de toutes les créatures, afin que, par moi, toutes les créatures élèvent vers Toi (leur) glorification! Rien ne vaut ton amour, et c’est pourquoi celui-là seul est digne de ta gloire, qui a échangé toutes choses, y compris sa vie, contre ton amour. Et les aimés, cet amour en fait tes fils! (Mais) personne n’a méprisé totalement le monde, hormis celui dans le cœur duquel brûle ton feu; personne ne voit ton immense gloire au dedans de lui, hormis celui dont la pensée s’attache à Toi à tout moment; personne n’entend continuellement en lui-même les mystères de ton Esprit, io hormis celui dont les paroles de l’âme s’adressent à Toi à tout moment; personne n’est sage de ta science, hormis celui qui a ôté de son cœur la sagesse du monde.

9 Heureux celui qui, en tout temps, porte en son cœur l’émerveillement de Toi, car à tout moment il Te voit en lui-même! Heureux celui qui T’as acquis dès ici-bas pour trésor à l’intérieur de son âme, car il se délecte de Toi pour les siècles des siècles! Heureux celui qui, en son âme, fixe les yeux sur tes rayons, car son être brille en tout temps de ta beauté! Heureux celui dans le cœur duquel parle ton Esprit et dont II exauce l’âme en toutes ses demandes!

10 Celui dont l’intellect est ténébreux faute de ta lumière, qu’il compose une lamentation sur sa misère, et moi-même porterai avec lui (sa) peine, ô sage, ferme tes yeux au monde avant que se couche le soleil qui éclaire ton travail. Les anges, en effet, entraînent ceux qui leur obéissent vers l’héritage de la Vie, et lorsque ceux-ci ont achevé leur course et qu’approche le moment fixé pour leur départ d’ici-bas, ils emmènent leurs âmes et les mêlent à leurs troupes; et ainsi ils se délectent de la gloire de Dieu jusqu’à ce que vienne le jour de la résurrection de leurs corps, grâce à laquelle ceux-ci trouveront (aussi) en Dieu leur délectation. Mais ceux qui ont agi en accord avec la volonté des démons impurs, ces démons emmènent leurs âmes, au moment de leur exode, vers le lieu de leur (propre) héritage, ce lieu effrayant et terrible; et elles restent ainsi dans la cécité de l’ignorance jusqu’à la résurrection, quand leur condam­nation sera prononcée avec celle des démons rebelles.

11 Aime tout homme dans l’éloignement de tout être humain. Hais tout ce qui en toi-même est haïssable; mais ne le hais pas chez les autres : quiconque hait les pécheurs est exécrable aux yeux du Seigneur. Tant que tu en as l’opportunité, fais pénitence pour que tes péchés soient effacés; répands des larmes devant ton Seigneur, afin qu’il ne détourne pas de toi son visage le jour pour lequel L’attendent tous ceux qui L’aiment, (aspirant) à sa vision glorieuse et à se délecter de Lui pour toujours. Que la bouche de tous les êtres rationnels Lui rendent gloire, 5 et nous, implorons sa miséricorde! Amen.

CINQUANTIÈME LETTRE1 [Sur le souvenir et la pensée de Dieu, et le regard fixé continuellement sur Lui]

1 Au sujet de la pensée de Dieu sur laquelle, mon Frère, tu m’as demandé de t’écrire, je ne sais de quelle sorte est ta requête. Si elle porte sur le souvenir continuel de Lui, je sais qu’en tout temps sa pensée émane de ton cœur, pour ta délectation et pour la destruction des passions et des pensées (mauvaises). Et si tu désires des indications au sujet du regard (qu’il faut porter) sur Lui, je sais bien que ton intelligence a été illuminée par la vision de sa gloire et qu’elle a laissé au-dessous d’elle toutes les indications.

2 Cependant, parce que nous sommes dans le monde des vicissitudes et que parfois, du fait des événements, des tentations et de ce que dispose la Providence afin de nous châtier, il arrive que le souvenir de Dieu soit retranché de notre cœur, que notre âme s’obscurcisse faute de sa vision, et que nous oubliions de penser à Lui : à cause de cela nous avons (alors) besoin d’indications qui nous aident à revenir au souvenir de Dieu et au regard fixé sur Lui. Aussi vais-je mettre ici, dans la mesure de ma faiblesse, des signes à l’usage des faibles de mon espèce, afin que grâce à eux ils progressent jusqu’à devenir des puissants dans la gloire du Puissant des siècles.

3 Que le ciel, la terre, et tout ce qu’ils contiennent soient remplis de Dieu; qu’il traverse tout et que sa Nature s’étende dans toutes les natures comme le soleil dans l’air : beaucoup savent cela par ouï-dire. Moins nombreux sont ceux qui le savent par ce qu’ils ont pris dans des livres, et quelques-uns seulement le savent par la vision de la pureté : cette pureté qui se délecte de la béatitude et non pas de paroles insipides.

4 Que l’homme fixe son regard sur l’infinité de Dieu qui envahit tout et traverse tout, ce souvenir constant (de Lui) est, certes, une très grande chose : il élimine les passions, expulse les démons, illumine l’esprit et purifie le cœur. Mais que l’homme cherche sa Vie en lui-même est meilleur que cela. Tous les mondes sont remplis de la Vie, soit! Mais si lui en est vide, quel profit tirera-t-il de ce qui est extérieur? Et s’il est rempli par la Vie, en quoi la mort qui est à l’extérieur lui nuira-t-elle?

5 Regarde donc Dieu en toi-même (et vois) comment Dieu est lumière.

Sa Nature, en effet, est une lumière glorieuse aux multiples resplendissements; et la lumière de sa Nature, Il la fait voir à ceux qui L’aiment, dans tous les mondes, — je veux dire sa gloire, et non pas sa Nature, — et Il change la forme de ceux qui la voient en la forme de sa gloire. Regarde en toi-même et vois-Le en ton être, uni à toi comme le feu l’est au fer à l’intérieur du foyer et comme l’humidité à ton corps.

6 Et lorsque tu Le regardes ainsi uni à toi, ôte ton être de devant ton intelligence, pour que Lui seul se présente à sa vue, si sa puissance visuelle en est capable. Et si elle n’est pas capable de faire ainsi, qu’elle persévère dans le souvenir continuel : que l’esprit de l’homme soit recueilli en lui-même par le souvenir de Dieu et le regard fixé sur Lui, c’est cela que nos Pères appellent «la garde de l’esprit», et il n’est rien d’aussi élevé parmi toutes les vertus et toutes les œuvres.

7 Si c’est au sujet de la vision des Hypostases glorieuses que tu (me) questionnes, de cela aucune créature n’est capable de parler, bien que les purs voient chacune d’Elles dans sa pureté limpide. Et bien que la puissance visuelle se trouve en eux comme leur propre puissance, leur nature n’a pas celle de faire connaître (cette vision) par la parole. Cepen­dant, nous allons mettre ici de faibles signes pour éclairer les ténébreux de notre sorte.

8 Regarde la mer sensible dont nos Pères tirent de nombreux exemples pour nous fournir des comparaisons au sujet de Dieu, bien que sa Nature transcende les comparaisons, les signes et tous les exemples. Regarde, — ce n’est qu’une façon de parler, — le Père de tout comme la nature de cette mer sensible, le Fils plus adorable que tout comme l’humidité de l’eau, et l’Esprit plus glorieux que tout comme le mouvement de l’eau dans la mer.

9 Qui peut séparer les puissances de la mer de la nature de celle-ci, de sorte que l’eau de la mer soit sans son humidité et sans son mouvement incessant? Ou bien, qui est capable d’extraire de la mer le mouvement de celle-ci et de le faire se tenir isolé, et l’eau et l’humidité (pareillement) isolées? Ou encore, qui verra séparément l’une de ces (réalités) sans les trois qui ne font qu’une? Quand tu en vois trois, tu en vois une; et quand tu vois la réalité unique, celle-ci est trois avec ses puissances : les puissances ne sont pas séparées de la nature, ni la nature de ses puissances.

10 De même, en ce qui concerne la Nature glorieuse de la Mer spiri­tuelle, cette Mer de lumière débordante et multi-resplendissante, et son extension en tout et au-dessus de tout de manière ineffable, pense que le Père est la Nature, le Fils sa connaissance, et l’Esprit la Vie unie à la Nature qui est Vie. Et si les puissances de la mer sensible ne sont pas séparables de celle-ci, et si aucune d’elles ne peut être mentionnée indé­pendamment des autres, qui pourra faire cela relativement à cette Nature glorieuse de la Sainte Trinité triplement glorifiée?

11 Qui pourra parler des Personnes adorables chacune indépendamment des autres? Car lorsqu’Elles sont appelées les Trois, Elles sont un; et, tout en étant un, cet Un est triplement glorifié. Il est impossible de voir l’Une sans (voir) les Trois, ni les Trois si ce n’est en Les voyant Une : de même que la mer sensible n’est pas vue ou dite une sans être trois.

12 Tu ne peux pas non plus dire de celle-ci qu’elle a d’autres puissances que ces deux-là. Et si tu allègues qu’il y a un endroit où son eau est douce et un autre où elle est saumâtre, remarque que Dieu Lui aussi, bien qu’il soit bon et doux, traite avec rigueur ceux qui méritent d’être châtiés, et qu’alors que ses amis Le goûtent en tant que suave et doux, ses adver­saires Le connaissent en tant que cause d’amertume et de tourment. De toute façon, il s’agit là d’opérations et non de puissances. Les puissances, tant de la (mer) spirituelle que de la (mer) sensible, sont au nombre de deux, et ce sont seulement celles dont nous avons parlé.

13 De toutes les deux la mer sensible possède les innombrables opéra­tions. (Ainsi) celle d’engendrer de multiples natures, de les faire croître et de les nourrir : vois comment la Grandeur adorable, Elle aussi, a engendré toutes les créatures, comment Elle les fait croître, subvient à leur besoins et les vivifie, et comment Elle doit engendrer de nouveau les êtres rationnels à la ressemblance de sa gloire.

14 La mer sensible est (également) vie pour les êtres sensibles : d’elle ils boivent et se pourvoient de tout ce qui leur est nécessaire; mais la même (mer) se trouve être aussi pour beaucoup une occasion de mort.

(Pareillement,) la Mer spirituelle est la Vie et la Vivificatrice de tout, Elle est la lumière et la stabilité de tous les mondes et de toutes les natures; cela étant, Elle sera néanmoins considérée par les scélérats, dans le monde à venir, comme meurtrière et ténébreuse : de même que la mer se trouve être aussi, pour ceux qui n’y ont pas été éduqués et qui y tombent, une meurtrière et une ravisseuse de lumière. Et comme la mer procure la richesse, la grandeur et la gloire aux marchands avisés qui savent s’élancer sur ses flots, tandis que ceux qui ne savent pas y avancer méthodiquement et qui l’affrontent jusqu’à tomber dans ses profondeurs et toucher ses îo abîmes retirent de leur commerce la mort et la privation de la lumière : ainsi en est-il de la Mer spirituelle Elle-même.

15 (Car) ceux qui apprennent des sages qui fendent les flots de sa lumière la manière méthodique d’y avancer et qui naviguent dans la bonne direction selon les indications qu’ils ont reçues, et cela, jusqu’à ce qu’eux aussi se soient habitués et aient été instruits par la Mer bénie à scruter ses profondeurs et à tirer de leur commerce la Vie qui n’a pas de fin et la lumière qui ne s’obscurcit pas : pour eux, Elle est là en tant que vie, lumière, délectation et joie; Elle les enrichit de ce qui est sien et leur donne gloire, exaltation et honneur; Elle s’incline vers leur supplication et leur accorde tout ce qu’ils demandent; Elle leur fait voir sa gloire, et ils sont dans l’allégresse; Elle leur donne la force, et ils vainquent les démons; Elle leur soumet les créatures, et celles-ci obéissent à leur parole; Elle leur fait voir ses Serviteurs, et ils acquièrent leur ressem­blance : ils proclament par leurs «Sanctus» la sainteté (de Dieu), ils se mêlent à leurs chœurs, et ils vivent éternellement; ils deviennent les fils de ses mystères et connaissent ses réalités cachées; ils s’emplissent de son Esprit et scrutent les profondeurs de sa sagesse.

16, Mais ceux qui, avec impudence, veulent scruter l’Essence de sa Nature sans commencement, ceux-là n’y gagnent que leur propre perte, et ils recueillent de leur commerce le malheur, l’amertume et les gémisse­ments. Malheur au scrutateur et à ceux qui l’écoutent! (Car) celui qui scrute hérite la noyade et se rend étranger à Dieu. Humilie ton esprit, ô scrutateur, et ne retranche pas ton âme de la Vie! Ne tombe pas dans la Mer pour ta perte! Mais règle et tempère ta navigation, pour acquérir d’Elle la Vie éternelle. Ne tombe pas du bateau qu’ont gréé les sages, de peur que ta noyade ne soit immédiate! Tu ne trouveras pas le moyen de remonter, si tu tombes dans l’abîme sans (disposer du) bateau et de la barque construits par les sages. Si, en scrutant, tu es incapable de connaître la manière dont tu fus composé dans le ventre et comment tu y as été, et si tu ne peux te connaître toi-même, comment donc oses-tu scruter l’Essenœ de la Nature de ton Créateur? Scrutateur impie, abaisse ton orgueil pour ne pas tomber dans l’abîme où ne se trouve pas d’appui pour (freiner) ta descente!

17 O toi qui aime Dieu, là où tu verras des impies parlant de scruter la Nature de l’Essence, enfuis-toi! Enfuis-toi de là, pour que ne tombent pas dans ton oreille leurs paroles qui tuent ceux qui les entendent, et porte son souvenir dans ton cœur : alors, bienheureux seras-tu! Regarde-Le dans l’émerveillement que provoque sa Grandeur et tu ne mourras pas. Regarde en toi-même et vois-Le au dedans de toi. Fixe les yeux en ton cœur, et, de celui-ci, Il se lèvera sur ton âme : si tu regardes là continuellement, c’est là que tu trouveras le Royaume; c’est-à-dire que tu verras à l’intérieur de toi Dieu qui est ton Royaume, si tu (y) fixes les yeux et si ton cœur est pur de toute tache.

18 (Car) s’il est souillé par les passions du péché, chaque fois que tu regarderas à l’intérieur de toi, les ténèbres feront obstacle à ta vision. Cependant, grâce à ton regard continuel, ton cœur devient chaque jour plus pur, et ton esprit trouve un appui, même s’il ne voit pas, et il ressent suavité et quiétude. Personne (en effet) ne fixe continuellement les yeux en lui-même sans acquérir en peu de temps la pureté voyante de Dieu. Celui qui regarde Dieu au dedans de lui nettoie son âme de (toute) saleté, et le démon ne peut semer les passions dans son cœur; et si elles (y) ont été semées, elles (y) sont rapidement détruites, le souvenir de Dieu et celui des passions ne pouvant se trouver dans une même demeure.

19 L’intelligence qui cherche Dieu en elle-même, son être devient un miroir dans lequel Dieu se rend visible pour elle. Gloire à Celui qui révèle sa gloire dans l’intelligence de qui désire ardemment sa vision, afin d’être vu de lui pour sa joie! Il ne vient pas à lui de quelque lieu pour se rendre visible, mais c’est en lui qu’il était caché et dissimulé; et lorsqu’il voit qu’il peine et s’épuise à Le chercher et qu’il est constamment préoccupé de Lui et assoiffé de sa vision, Il fait apparaître en lui sa beauté glorieuse qui était cachée en lui et II le console. Voilà celui qui a trouvé le Royaume qui était recélé à l’intérieur de lui. Voilà le trésor enfoui dans le champ, que trouve aussitôt celui qui abandonne tout ce qu’il possède. Et voilà celui qui a fait de la terre de son âme un lot excellent, et elle lui a donné les fruits de la semence du bon Cultivateur, par cent, par soixante et par trente. À Lui la gloire pour les siècles des siècles! Amen.

CINQUANTE ET UNIÈME LETTRE1 [Sur la vision de Dieu]

1 Un frère m’a dit : «Lorsque le souvenir du paradis eut entraîné mon esprit pour le lui faire contempler et quand celui-ci fut, en vision, devenu comme Adam et eut été rempli d’admiration; puis lorsque, de là, la puis­sance de l’Esprit l’eut mené s’émerveiller du Paradis vivant et viviflcateur dont la limite est inaccessible et dont je trouve la jouissance à l’intérieur de moi-même : alors, je m’étonnai grandement de ces ascètes diligents chez lesquels, lorsqu’ils méditent sur lui, se trouve encore quelque mouvement qui (leur) fait désirer la vision de ce paradis aux horizons limités».

2 Heureux celui qui fixe continuellement les yeux sur Toi, ô mon Paradis qui m’apparaît en moi! ô Arbre de Vie qui dans mon cœur m’enflammes à tout moment du désir de Toi, qui changes mon visage par la force de ton amour et qui fais se tenir mon esprit dans l’émerveillement des rayons de ta beauté! Heureux celui qui Te cherche en lui — même à tout moment, car c’est de lui-même que coule pour lui la Vieafin qu’il s’en délecte! Heureux celui qui porte en tout temps dans son cœur le souvenir de Toi, car c’est son âme aussi qui est enivrée de ta douceur! Heureux celui qui fixe continuellement les yeux sur Toi au-dedans de lui, car c’est son cœur aussi qui est illuminé pour voir les (mystères) cachés! Heureux celui qui Te cherche en son être même, car son propre cœur devient ardent de ton feu, et sa chair brûle avec ses os de sa force purificatrice!

3 Heureux celui dont les pensées sont réduites au silence par la pré-occupation de Toi, car l’Esprit fait sourdre en lui des fleuves de Vie pour sa délectation : pour la sienne et pour celle de ceux qui ont soif de sa vision. Heureux celui dont les joues sont brûlantes des larmes de ton amour, car par leurs gouttes sont humectées les terres rationnelles qui brûlèrent du feu impie, afin qu’elles produisent les fruits de joie dont les consommateurs ne meurent pas! Heureux celui qui mêle à son sommeil la pensée de Toi, car les démons qui souillent les paresseux par des imaginations fétides s’éloignent avec terreur d’auprès de lui! Heureux celui qui étend sa couche dans l’admiration incessante de tes mystères et y repose silencieusement dans l’émerveillement qu’ils provoquent, car d’elle aussi s’exhale, pour la joie du cœur de celui qui est diligent, le parfum de la Vie produit par ton Esprit saint, Gardien de la pureté de ceux qui L’aiment! Heureux celui qui oublie les compagnies du monde en s’entre­tenant avec Toi, car par Toi tous ses besoins sont comblés!

4 Tu es (en effet) sa nourriture et sa boisson, Tu es sa joie et son allégresse, Tu es son vêtement et c’est de ta gloire que sa nudité est revêtue. Tu es sa demeure et l’habitation où il trouve le repos, et en Toi il entre en tout temps s’abriter. Tu es son soleil et son jour, et c’est dans ta lumière qu’il voit les (mystères) cachés. Tu es le père qui l’a engendré, et comme un enfant il T’appelle : Père! Tu (lui) as donné l’Esprit de ton Fils (pour qu’il demeure) en son cœur, et Lui, Il lui a donné la liberté confiante de Te demander tout ce qui est tien, comme un fils à son père. C’est de Toi qu’à tout moment il est en compagnie, du fait qu’en dehors de Toi il ne connaît pas de père.

5 Tu es uni à son âme, Tu es mêlé à ses membres, Tu brilles dans son esprit et Tu captives celui-ci pour qu’il s’émerveille à ta vue. Tu fais taire les mouvements de son âme par la véhémence de ton amour et Tu transformes le désir de son corps par la grandeur de ta douceur : il sent ton odeur sainte comme l’enfant qui respire celle de son père, et l’odeur de ta grâce s’exhale de son corps comme de l’enfant celle de sa nourrice. C’est à tout moment que Tu le consoles par ta vision; lorsqu’il mange, il Te voit dans sa nourriture; lorsqu’il boit, Tu resplendis dans sa boisson; lorsqu’il pleure, Tu apparais dans ses larmes. Partout où il regarde, il T’y voit : de sorte que de tout endroit Tu augmentes sa béatitude et qu’il n’y ait personne qui ne le proclame bienheureux, hormis celui qui est absolument privé de béatitude.

6 Mon Seigneur et ma Vie, m’entretenir avec Toi a captivé ma pensée parce qu’en dehors de Toi il n’est personne avec qui je m’entretienne. Que ferai-je? Mon âme a soif de Toi, ma chair Te désire! Mais la possibilité de monter vers Toi, c’est en s’entretenant avec Toi qu’on la trouve, et la vision de ton visage, c’est en méditant sur Toi qu’elle est donnée.

7 Ma main est incapable de dépeindre Tes mystères par des figures : comme un sage plein d’assurance, je m’approche pour écrire, et, à la fin, les figures (que j’ai tracées) me font apparaître comme un pauvre homme qui ne sait rien! C’est donc de Toi que je vais m’approcher et me délecter, puisque je n’ai pas pu communiquer aux autres par la plume la délec­tation que Tu causes. Mais qui donc montera sur ta montagne sainte pour regarder ta beauté glorieuse, ô Lumière débordante aux multiples resplendissements et aux beautés merveilleuses, qui saisis d’étonnement 15 ceux qui Te voient, qui réduis au silence ceux qui Te connaissent parce que ta Forme n’a pas de forme, et qui fais se tenir sans perception les (esprits) émerveillés qui s’adonnent à ta vision? Ici sont ôtées la connais­sance des connaissants et la vision des voyants par l’immensité de la connaissance et la force d’émerveillement de la vision véritable.

8 Et parce que la vue ne peut s’étendre dans cette (lumière) dont les resplendissements éclatants lui font obstacle, ils disent que Tu es nuées et ténèbre, et que des nuages lumineux T’entourent et empêchent la vue de ceux qui T’aiment de regarder immodérément en cherchant à voir ta Nature cachée. Ils Te nomment aussi Mer : (une mer qui est) la source de tous les mondes et la sustentatrice de tout ce qui a été créé, qui contient et cache tout dans l’abîme de son immensité, qui donne en elle libre champ aux nageurs et qui permet aux (êtres) légers de s’élancer dans ses flots pour (y) purifier leur beauté. Ils T’appellent encore Air, Effluve de la Vie de tout, et Souffle : (car) ils vont et viennent en ton sein sans que leur marche rencontre d’obstacle; encore que ce ne soit pas eux qui Te traversent et Te franchissent comme l’air, mais Toi qui es étendu en eux sans empêchement, (de sorte qu’) ils circulent en Toi ici et là dans ton extension en eux que rien n’entrave.

9 Ils Te comparent aussi au feu, parce qu’il donne sans subir de diminution, qu’il nettoie sans se salir, et que, bien que tout homme où qu’il soit ne le trouve que partiellement, pour tout homme aussi il est là tout entier avec la puissance de toute sa nature : il prend de lui de quoi satisfaire tous ses besoins, mais s’il l’alimente abondamment, le feu montre alors dans son ensemble la vigueur de l’opération de toute sa puissance.

10 C’est ainsi, ô Très-Bon, que Tu es en tous ceux qui T’aiment : ils Te trouvent dans l’émerveillement ineffable, dans la gloire de la splendeur de ta Beauté, dans la force de ta Nature, dans la connaissance plus haute que tout qu’ils ont de Toi; et tous ceux qui T’aiment Te trouvent (aussi) tout entier avec tout ce qui est tien : en chacun d’eux Tu es tout entier à lui, en plénitude et sans diminution, bien qu’aucun ne soit capable de Te posséder tout entier. Gloire à ta Totalité qui contient toutes les totalités sans que celles-ci la totalisent!

11 Tu es aussi le Père des êtres rationnels nés de ton Esprit. Celui-ci est appelé «Génératrice», au féminin, du fait qu’il (les) a tous engen­dré à ce monde pour qu’eux (aussi) engendrent des fils à leur monde. Mais Il est «Générateur» du fait qu’il doit engendrer à son monde vivant les êtres rationnels qui n’engendreront plus Et de même que c’est de leur génératrice que se nourrissent les petits enfants et grâce à elle qu’ils grandissent : de même ceux qui sont nés de ton Esprit tètent la Vie à ton sein dans le monde sans fin.

12 (Mais) comme les fils ressemblent à leur générateur, ainsi les fils qui (Te) viennent de ton Esprit sont transformés en ta ressemblance, — non pas selon la nature, mais selon la gloire, — et Tu fais cohéritiers de ton Fils ceux qui, eux, ont persévéré dans ton héritage. À Toi la gloire, ô Tout-Puissant, Père de tout qui as rendu sage notre ignorance par la sagesse de tes mystères, pour les siècles des siècles! Amen.

13 Quelle est donc cette chose admirable, que cet Unique, (ce) Seul, veuille se faire voir solitairement à ceux qui L’aiment, et qu’alors ils

Lui causent encore un redoublement de délectation! Il Lui plaît beau­coup, ainsi que je l’ai appris de Lui, que ceux qui regardent sa beauté se tiennent éloignés de la vision de son image, afin qu’à la netteté du miroir de leur être se mêle la limpidité de la vision de son visage. Il ne faut pas, en effet, que les intelligences qui regardent Dieu considèrent son image avec désir et craignent de Le regarder Lui-même avec une liberté confiante, si elles ne Le fixent pas avec impudence. Car c’est seulement de manière obscure qu’il convient aux choses saintes d’être vues des saints dans la paix.

14 Quant aux profanes et aux agités, qu’ils peignent des choses imagi­naires sur (la face) extérieure du voile des mystères. Pour toi, entre prier dans ta demeure, soustrait à la vue des voyants, et là tu verras ton Père qui y est caché et qui est la récompense de ta prière. De qui­conque voit ta prière tu reçois ton salaire, et à celui devant qui tu manifestes tes œuvres tu demanderas aussi des dons.

15 Une seule chose plaît au Seigneur de tout : que le cœur soit limpide de toute tache. Et à cela, qui y parviendra en compagnie de gens nom­breux? Car plus ils sont nombreux, plus ils déversent en lui de choses qui le troublent, le dépouillent et le revêtent de honte, qui sont séduisantes, mais souillent, qui sont belles, mais enlaidissent. Aussi, heureuse l’ouïe qui est fermée à toutes ces choses-là, heureux le cœur qui est vide de leur souvenir, car en lui notre Dieu délectable se révèle dans sa gloire!

16 Seigneur, qui pourra donner au désir une délectation qui le comble s’il n’est pénétré de Toi dans le mystère de l’union? Mystère qui me jette dans la stupeur! (Car) il n’est pas de don qui, comme celui-là, fasse faire silence à l’esprit et le maintienne sans mouvements sous l’effet de sa suavité qui excède (toute) force. Il n’en est pas non plus qui se prête moins que lui à ce que des figures en parlent; et il n’en est aucun qui fasse comme lui honte au désir du ventre.

17 Pourquoi es-tu affligé dans ton cœur quand tu entends les paroles de (mes) adversaires? As-tu déjà vu quelqu’un que les outrages et les injures aient rendu haïssable et aient souillé? Ou bien y a-t-il une personne qui ait été embellie et grandie par des phrases ornées et des paroles de louange? Qu’est-ce qui pourra me donner une joie aussi grande que celle d’être proclamé impur et méprisable devant le monde par de faux té­moins? Aussi vrai que mon Seigneur est vivant, je ne murmure contre eux auprès de personne, je ne proteste même pas auprès de Lui; mais je prie pour eux comme pour mes amis; je les aime au même titre que ceux qui pansent mes blessures, et dans la joie de mon cœur je m’écrie :

18 «Comme je voudrais, si cela était possible, que toutes les créatures muettes répètent elles-mêmes les moqueries dont je suis l’objet et devenir (par là) odieux à tout homme, afin que mes iniquités soient ainsi nettoyées par l’iniquité! Combien ne dois-je pas rendre grâce au Médecin des âmes de ce qu’avant que s’infectent et s’enveniment les plaies de mon âme, Il ait préparé des pansements pour la guérir! À Toi la gloire, ô vrai Médecin qui avec tes remèdes salutaires panses les blessures de ceux qui ont été frappés! Amen. Que la miséricorde de ta grâce soit sur ceux qui rapportent mes infamies, et que l’ablution de ta rosée soit sur les impurs qu’on accuse! Amen».



HOMÉLIES

Présentation (N. Khayyat)

JEAN DE DALYATHA

LES HOMÉLIES I-XV (NADIRA KHAYYAT)

Présentation

[…]

Deuxième chapitre : La vie de Jean de Dalyatha

C’est donc en suivant les indications du Livre de la Chasteté d’Rô'dnah, assez proche dans le temps de notre auteur, que nous allons parler de la vie de celui-ci. Signalons cependant qu’il existe aussi une autre source plus détaillée à ce sujet, mais peut-être moins sûre : il s’agit d’une Notice anonyme sur la vie de Jean de Dalyatha. Le problème est qu’elle provient du manuscrit qui contient aussi celle sur Jean Bar Penkayé dont nous avons parlé plus haut et dont nous avons dit le peu de valeur historique. Cependant il faut remarquer que le style de la notice sur Jean de Dalyatha est très différent de celui de la notice sur Jean Bar Penkayé. Elle se borne en effet à mentionner des faits sans avoir le caractère d’une hagiographie édifiante, comme c’était le cas pour la notice concernant Jean Bar Penkayé. Il est vraisemblable que les biographies contenues dans ce manuscrit où elles sont présentées sans ordre chronologique ne soient pas toutes d’une même origine. En fait, notre notice sur Jean de Dalyatha suit de près celle du Livre de la Chasteté en y ajoutant plus de détails. Cependant nous l’utiliserons avec prudence, ne la mentionnant que dans les notes dont nous affecterons les données suivantes extraites du Livre de la Chasteté :

Jean est né dans la province de Bët Nühadrà, maintenant au nord de Mossoul (Irak).

Avant de se faire moine, il lut «tous les livres à l’école».

Il prit l’habit monastique au couvent de Mar Yüzàçjaq où il s’attacha à l’enseignement du Bienheureux Étienne, lui-même disciple de Jacques le Voyant et de Rabban Apnîmàran.


Il avait deux frères qui eux aussi se firent moines : Serge et Théodore.

Il partit vivre en ermite dans la montagne de Bët Dalyatha où il se nourrissait de grappes des rameaux de la vigne.

Il écrivit de nombreux livres sur la vie érémitique

Ses écrits furent condamnés par le patriarche Timothée, car il y est dit que l’humanité de notre Seigneur voit sa divinité.

Il revint dans sa vieillesse dans les montagnes de Qardü, près du village d’Argül, où le rejoignirent bientôt d’autres religieux et où ils restaurèrent un vieux couvent dont Jean de Dalyatha fut le supérieur.

«À un âge très avancé», il mourut après avoir réuni autour de lui les fidèles et les moines et leur avoir donné des instructions au sujet du couvent.

Il fut enseveli dans son monastère.

C’est peu de choses, mais ce sont les écrits mêmes de Jean de Dalyatha qui nous le font connaître en profondeur, car comme nous aurons l’occasion de le redire, il est moins un savant qui véhiculerait des idées reçues en partie de son milieu qu’un homme qui a expérimenté directement ce dont il parle, ce qui, du reste, lui a permis une grande originalité par rapport à ses sources

Ce qui frappe à la lecture de Jean de Dalyatha, avant même tout essai d’approfondissement de sa théologie mystique, c’est l’atmosphère d’émerveillement et de tendresse dans laquelle il parle de son expérience de Dieu : émerveillement (Ijol) devant la beauté cachée du Père, devant la splendeur du Christ ressuscité, devant la douceur du souffle de Dieu; tendresse qui se mêle à cette admiration. Le mot employé pour tendresse est liocuri, c’est-à-dire, selon le radical syriaque, un amour venant des entrailles; et plus qu’aucun auteur syriaque, Jean de Dalyatha a parlé de la chaleur de cet amour, depuis la chaleur intime que fait ressentir la présence maternelle de la «Grâce de l’Esprit» jusqu’à l’embrasement de l’âme et du corps.

Cette intense expérience spirituelle teinte aussi les rapports de Jean de Dalyatha avec les hommes. C’est surtout dans ses Lettres où il parle d’ordinaire de lui-même avec le plus de simplicité qu’apparaît chez lui une authentique humilité. Ainsi dans ce passage de la Lettre 51 dans laquelle il fait allusion aux attaques dont il est l’objet (vraisemblablement, comme pour d’autres mystiques syro-orientaux, des accusations de messalianisme) :

Je m’écrie dans la joie de mon cœur : «Comme je voudrais, si cela était possible, que toutes les créatures muettes répètent elles — mêmes les moqueries dont je suis l’objet, et devenir par là odieux à tout homme, afin que mes iniquités soient ainsi nettoyées par l’iniquité!... Que la miséricorde de ta Grâce, (Seigneur), soit sur ceux qui rapportent mes infamies, et que l’ablution de ta rosée soit sur les impurs qu’on accuse!»

Cette humilité véritable est liée à un amour très pur envers les hommes, envers des personnes particulières et envers tous les hommes en général puisqu’il écrit : «Comme celui dont les yeux sont fermés ne voit pas les corps, ainsi celui dont le cœur est pur ne connaît pas ce qu’il y a de mauvais chez les hommes.»

Dans ses rapports avec la nature, nous le voyons doué d’une grande sensibilité symbolique : la nature, et tout ce qu’il y vit lui-même, sont pour lui des signes de ses relations avec Dieu. Par exemple, la grotte enfoncée dans la montagne dans laquelle il réside est pour lui le symbole de son insertion en Dieu comme dans une montagne, mais une montagne de lumière. D’une intelligence plus intuitive que discursive, il aime aussi l’usage des paradoxes, seul langage qui convient aux mystères qu’il expérimente. C’est ainsi qu’il parle avec enthousiasme du mystère de l’Un dont la joie redouble quand il se communique, qui est tout entier dans le cœur sans y être contenu, qui est caché et apparent, dans une union plus haute que l’union et dont les liens détachent et libèrent|

À la fin de ce court exposé biographique, j’aimerais revenir quelque peu sur le fait historique de la condamnation de Jean de Dalyatha.

L’opposition aux mystiques d’une partie du milieu monastique et de la hiérarchie.

La condamnation portée nommément contre Jean de Dalyatha par la hiérarchie nestorienne (celle de son Église) comporte en fait deux griefs :

1. Celui de sabellianisme. On y lit en effet : «Jean Dalyatha qui suivit Sabellius et crut au sujet du Fils et de l’Esprit qu’ils sont des puissances et non des Personnes.» L’accusation portée ici est celle d’une sorte de modalisme niant la distinction réelle des Personnes divines au sein de la divinité, mais considérant seulement celles-ci comme des aspects différents des rapports de la divinité, unique en elle-même, avec l’âme et la création. Nous étudierons le fondement de cette accusation chez Jean de Dalyatha dans la partie de cette introduction qui traitera de la théologie mystique de notre auteur, en particulier de sa théologie trinitaire.

2. Le deuxième grief est porté à la fois contre Jean de Dalyatha et Joseph Hazzâyâ, son contemporain. Jean de Dalyatha a dit selon le synode que «la créature voit son Créateur». Nous aurons également l’occasion d’étudier cette question. Bornons-nous ici à dire que parler de «vision de Dieu», comme l’ont fait Jean de Dalyatha et les mystiques syro-orientaux, est s’opposer à toute la tradition antiochienne et nestorienne pour laquelle l’incompréhensibilité de Dieu entraîne son invisibilité. Nous verrons comment Jean de Dalyatha, tout en restant au sein de la problématique de son Église, a défendu la notion de «vision de Dieu».

De plus, cette notion était, dans l’esprit de la tradition officielle nestorienne, implicitement liée à l’hérésie de messalianisme. On sait que les messaliens ont été accusés par divers écrivains ecclésiastiques orientaux d’affirmer que la lumière divine pouvait être vue des yeux du corps humain. Aussi le passage était facile, pour les opposants aux mystiques, de vision des yeux du corps à vision spirituelle, par malveillance ou parce qu’il arrivait que les mystiques eux-mêmes aient prêté le flanc à une telle accusation. Jean de Dalyatha, par exemple, considère que l’association des sens corporels à l’expérience spirituelle peut se produire, comme une anticipation de la glorification des corps.

En fait la condamnation des mystiques par le patriarche Timothée Ifut l’aboutissement malheureux d’une opposition souvent violente qui, durant les VII et VIII siècles, a divisé le milieu monastique syro-oriental et parfois la hiérarchie nestorienne elle-même.

Par ailleurs, la condamnation des écrits de Jean de Dalyatha a certainement eu des conséquences sur leur transmission. Le synode de Timothée se termine en effet par cette mise en garde : «(Les Pères) anathématisèrent quiconque lirait les livres du susdit Joseph, de ce Jean Dalyatha et de Jean d’Apamée. Quiconque les admettra dans la bibliothèque d’un couvent ou dans sa cellule sera excommunié.»

La conséquence de cela fut certainement que les écrits de Jean de Dalyatha ne purent rester que clandestinement dans le milieu nestorien, au moins jusqu’à l’intronisation du patriarche ISô» Bar Nün en 823, soit pendant plus de cinquante ans, avant que ce patriarche réhabilite Jean de Dalyatha, Joseph Hazzâyâ et Jean d’Apamée. Mais ils parvinrent aux jacobites qui semblent les avoir accueillis de bon cœur. Peut-être même ont-ils rapidement considéré Jean de Dalyatha comme un des leurs, d’où l’extension de l’expression anonyme de «Saint Ancien» dont le désignent les manuscrits. Ceux-ci sont de fait tous d’origine jacobite.

Aussi peut-on se poser la question de l’intégrité des textes tels que nous les a transmis la tradition jacobite. Heureusement, nos textes ne traitent pas du problème théologique de l’Incarnation, de sorte que s’il y a eu des interpolations inspirées par la théologie monophysite, elles ne

seront qu’assez rares. De fait ces interpolations existent, mais elles sont facilement repérables : ainsi, dans les Homélies que nous publions, on trouve dans l’Homélie IV, §2 l’addition «Mère de Dieu» dans les ms de la tradition S R Ar, expression rejetée, comme on le sait, par la théologie nestorienne; et également, dans l’Homélie VI, § 10, la même expression pour «Marie» dans la plupart des manuscrits; ou encore ce passage de Y Homélie XI, §12 où l’interpolation entraîne un non-sens : les ms S R Ar ajoutent «du Christ Fils de Dieu» à l’expression «une hypostase (Uoqlo) sainte» qui, dans le contexte, est celle d’un homme associé au «Sanctus» des anges. La lecture du mot «hypostase» a immédiatement incité un copiste jacobite à témoigner de sa foi en l’unité d’hypostase chez le Christ!

En tout cas il est probable qu’en conséquence de la condamnation des écrits de Jean de Dalyatha, des Centuries de celui-ci aient disparu, vu le caractère théorique propre à ce genre depuis Évagre. C’est ainsi que la deuxième Centurie du recueil est visiblement coupée en son milieu et complétée par des sentences de Joseph Hazzâyâ! Ce qui pourrait indiquer à la fois une amputation d’origine nestorienne et un remaniement opéré par des jacobites.

Nous y avons fait allusion au début de cette introduction, Jean de Dalyatha n’est pas encore assez connu. Nous mentionnerons plus bas ce qu’il a apporté de particulièrement précieux à la mystique chrétienne syro-orientale, du point de vue de la profondeur de son expérience et du point de vue de la théologie mystique elle-même, de manière explicite et aussi implicite, certaines de ses idées les plus profondes n’apparaissant qu’à l’analyse de ses textes. Dans la chaîne de montagnes mystiques qui s’est élevée de plus en plus haut dans la spiritualité syriaque, du VII au vm siècles, Jean de Dalyatha apparaît comme le sommet le plus élevé et le plus resplendissant d’une lumière venant du ciel.

[…]











Homélie VI : Sur les visites accordées aux moines

1. Prière. Ô Verbe-Christ, Vêtement du Père, Toi en qui la vision des êtres rationnels trouve le repos à la suite de tous leurs travaux, dans l’achèvement qu’est (pour elle) la vision de ton Père qui est caché en Toi : fais briller ta lumière dans l’intellect de ceux qui Te cherchent, pour qu’en elle ils voient tes Mystères qui sont cachés dans la profondeur de ta Sagesse, ces (Mystères) qui ne tombent pas sous (la prise) des images et des signes. Amen!

2. À partir d’ici je vais exposer devant tes yeux, ô mon Fère, d’où et par quoi la Grâce de l’Esprit commence à purifier ton âme par l’intermédiaire des saints anges, si tu lui obéis et persévères dans la solitude et dans la lutte, avec ses travaux et ses combats; par quoi (aussi) elle est purifiée et rendue nette, et par quoi elle est sanctifiée et resplendit, en vue de recevoir les dons, les révélations et l’expérience des Mystères divins; en quels lieux l’intellect acquiert, en passant par eux, l’expérience et la science; par quoi il est absorbé dans une profonde stupeur à la vue de la Lumière, et lui sont enlevées perception et liberté dans l’oubli de lui-même.

3. Quand au début la Grâce descend sur le moine, elle produit en lui des perceptions, des états de quiétude et des consolations inconnues. Puis, peu à peu, elle fait progresser son intellect, par les états de quiétude, les visites, les visions stupéfiantes et les révélations, jusqu’à ce qu’il soit établi dans la Nuée de la Lumière essentielle, (lieu) indépassable, qu’il voie en elle les rayons de Lumière qui, venant de l’Essence, brillent sur

lui et qu’il en resplendisse. En ceux-ci il s’élève et s’enfonce jour après jour, selon son zèle et son observance, de gloire en gloire de par le Seigneur Esprit, dans la transformation assimilant à la Forme de Celui qui est sans forme, par l’union et le mélange parfait avec Dieu, et par la vision et la connaissance de sa Gloire qui transcende les mondes et est vu et connue par le moyen du non-voir et de l’inconnaissance.

Visites du premier degré.

4. Dans le cœur de tel (moine) la Grâce sème l’humilité et met ses pensées sous la poussière et la cendre. À celui-là elle fait présent des larmes au souvenir de ses péchés. À cet autre elle rend la psalmodie douce au cœur et lui donne aisance et saveur dans son long office. À celui-ci elle fait aimer les agenouillements fréquents et suscite en lui des mouvements douloureux et humbles, ou bien des mouvements de joie et de liberté confiante. Elle console cet autre par des rêves; que le moine (cependant) soit sur ses gardes vis-à-vis de ceux-ci, pour admirables qu’ils soient, à cause de l’Adversaire. Elle stimule celui-là par le souvenir des saints, par (celui de) leurs travaux et leur action, et elle lui donne la ferveur pour imiter ces travaux. Elle fait honte à celui-ci en lui rappelant ses fautes et combien elle l’a toléré et supporté quand il les commettait, telle une éducatrice pleine de bonté, et à ce souvenir il verse des larmes de douleur et de joie. Ici, si la Grâce ne soutenait pas le cœur du moine, son âme (le) quitterait du fait de l’embrasement et de

l’abondance des larmes. À celui-là elle donne les louanges continuelles et la douceur qu’elles renferment. À cet autre elle fait aimer la lecture continuelle et elle mêle à celle-ci les larmes ou la douceur. Dans la mémoire de celui-ci elle suscite le souvenir de l’Économie de Notre Seigneur, et il s’humilie et se réjouit; ou bien elle lui présente sa Passion, et il laisse couler sans mesure de ses pupilles des larmes douloureuses.

À celui-là elle donne d’aimer travailler pour le repos de ses frères. À cet autre elle donne le silence pour tuer les mouvements passionnels. Dans «i le cœur de celui-ci elle suscite la pitié pour les affligés et le service des malades.

5. Par ces choses la Grâce de l’Esprit purifie et rend nette l’âme du moine novice, ainsi que celui qui se détourne de sa négligence et des actions mauvaises pour s’approcher d’Elle et se mettre sous le joug de son service. Elle parfait l’un par toutes ces choses, à cause de son zèle, et l’autre par une partie d’entre elles. Cependant Elle n’agit en ce dernier que par intermittence et non continuellement : lorsqu’Elle le visite par une de ces choses, Elle lui retire ensuite son opération, en (restant) cachée en lui sans agir, afin qu’il soit soumis aux coups des tentations et acquière de l’expérience. Les afflictions, les angoisses, les passions i impures l’attaquent, tandis qu’adhèrent à lui l’obscurité de l’âme, le découragement, la froideur des mouvements, le trouble, les ténèbres, le doute, le désespoir de vivre. (Alors) s’il ne fait pas attention, il glisse dans des manquements, en pensant qu’il n’atteindra plus la quiétude qui n lui a été enlevée, et il s’interroge (pour savoir) quelles transgressions la lui ont fait perdre.

6. Réconforte ton âme, ô mon Frère, et ne sois pas accablé et affligé parce que tu cesses de pouvoir pratiquer parfaitement tes vertus, et parce que ta quiétude a disparu. Car la Grâce, ton éducatrice, te forme vraiment par ces choses, et Elle ne t’a pas du tout quitté, contrairement à ce que tu crois. Elle t’instruit par ces choses et te rend sage, car c’est par Elle que se parachèvent tes vertus et tes œuvres, et non par ta sollicitude; de même que c’est sur sa miséricorde qu’est fondée ta quiétude.

7. Si donc tu espères et attends le temps où elle viendra te soulager de tes angoisses et changer la bassesse de tes mouvements en une méditation meilleure, et où tu jouiras de la quiétude qui vient d’elle, alors elle s’approchera de toi et te visitera par des consolations deux fois plus grandes et des expériences plus élevées et plus excellentes que les premières. Un guide est très utile au cours de ces variations, pour que l’homme (puisse) parfaire ses vertus dans la quiétude et cheminer sans crainte et sans dommage; car beaucoup périssent du fait du doute qui les atteint lors de ces épreuves : ils tombent et oublient la stabilité qui était la leur.

À présent (les visites) du degré intermédiaire.

8. À partir d’ici, l’Esprit opère dans l’âme de manière différente et plus excellente, afin que celle-ci soit par là illuminée et sanctifiée en vue de recevoir les Dons, la vision des Manifestations et l’expérience des Mystères cachés.

9. Sur tel (moine) (la Grâce de l’Esprit) descends pendant l’office et rends son intellect silencieux en éloignant de lui la dissipation des pensées; elle interrompt même (son) office et jette son intellect dans la stupeur par une certaine intellection des Mystères. Celui-là, c’est par des larmes de dilection pour son Seigneur qu’elle interrompt son office. Elle répand le silence dans l’intellect de cet autre et arrête sa psalmodie, le privant de pensée, de tout souvenir et de méditation. Elle entrave l’office de celui-ci par une méditation meilleure. Dans le cœur de cet autre, elle suscite, par la dilection du Christ, de fervents mouvements de feu; son âme s’enflamme, ses membres se délient et il tombe sur sa face. Dans le cœur de celui-là, elle produit une chaleur qui s’allume dans son corps et son âme, et il pense qu’il est entièrement consumé par l’embrasement : sauf dans le cœur, si tu vois cela (arriver) dans un des membres seulement ou en un seul endroit du corps, cela vient de l’Adversaire;

et s’il caresse la tête comme avec la main et adhère près du cœur, de la poitrine et du ventre, tu sens que ton corps est mordu : à ce qui relève de la Grâce sont joints la paix et la suavité, tandis qu’à ce qui vient de l’Adversaire (sont joints) ou bien l’égarement et la froideur des mouvements, ou bien le trouble.

10. Dans le cœur de cet autre, elle produit une certaine expérience analogue à celle (qu’elle opérait) chez Marie, et son cœur exulte et est pacifié : que celui qui comprend comprenne! Celui-ci, l’Ange prend possession de lui par la dilection, depuis les ongles jusqu’au cerveau, et il brûle de ferveur et de joie indicible. Dans le cœur de celui-là, elle suscite une joie telle qu’il estime qu’elle dépasse (celle du) Royaume des Cieux. Dans l’intellect de cet autre, elle fait luire les intellections des créatures et le jette dans la stupeur.

11. Lorsque la Grâce te visite par une de ces choses, n’aie pas la témérité de l’empêcher pour achever ton office ou de faire les mouvements de la prière, jusqu’à ce que son opération se contracte et que l’intellect commence à produire des mouvements étrangers. Ces choses sont données pendant l’office, la prière et la méditation plus que pendant la lecture. Par elles, l’âme est sanctifiée par l’Esprit et illuminée afin de voir les réalités cachées.

12. À partir d’ici, la Grâce de l’Esprit-Saint commence à présenter à l’intellect des visions admirables et des Mystères ineffables, ainsi que la science des réalités cachées et l’expérience de celles qui sont à venir. Les mouvements impétueux qui étaient jusqu’ici en lui se transforment en paix et en stupeur, et il est rempli envers tous d’amour de charité.

Sur le degré de la perfection.

13. À partir d’ici, c’est l’entrée dans la chambre du trésor. C’est 1e lieu des visions glorieuses. C’est le lieu de la joie et de l’allégresse. C’est le lieu où il n’y a pas d’ombre. C’est le lieu de la lumière dans lequel il n’est pas fait mention de ténèbre. C’est le heu de la vie et de la délectation. C’est le lieu de la paix dont les habitants sont illuminés par la vision de la beauté du Roi.

14. Que se réjouisse désormais le cœur de ceux qui ont cherché le Seigneur dans les afflictions : ils ont eu soif de sa vision, et II leur a montré sa Face. Entrez donc et reposez-vous! Ô vous qui étiez fatigués et épuisés, réconfortez-vous avec votre Seigneur dans la chambre des noces. Ô vous qui pleuriez à la porte, les larmes de douleur se sont taries, tes adversités et les combats ont été enlevés, le travail et la lutte ont cessé, car c’est désormais le temps du repos : la crainte a été ôtée par l’embrasement de la dilection, les mouvements de l’intellect se sont apaisés dans la stupeur causée par les visions merveilleuses.

15. C’est le lieu dont les habitants respirent l’Esprit; leur intellect a cessé de produire des mouvements, et l’Esprit profère en lui ses Mystères. C’est le lieu limpide et beau, appelé la «Lumière sans forme»; c’est en lui que l’intellect diligent est invité par l’Esprit à entrer, parce que les mouvements de ses puissances de vision se sont fatigués à fixer le regard pour voir Celui qui est en tout et en qui tout est. Et lorsqu’il se met à prier, il voit l’éclat de son être, tandis que brille sur l’âme la beauté de sa (propre) nature : elle se voit telle qu’elle est, et elle voit la lumière divine qui brille en elle et la transforme à sa ressemblance. La ressemblance de sa nature est ôtée de devant sa vue, et elle se voit ressemblance de Dieu, du fait qu’elle est unie à la lumière sans forme, laquelle est la Lumière de la Trinité qui brille dans son être. Elle plonge dans les vagues de sa beauté et demeure longtemps dans la stupeur. Et parfois elle est transformée de vision en vision et effectue en un seul instant des départs stupéfiants et innombrables.

16. Ici, que celui qui n’est pas habitué ne se précipite pas, de peur d’être trompé par l’Adversaire : il a besoin d’un guide. Parfois, partout où l’homme regarde, il voit l’éclat de son intellect resplendir devant lui. S’il a la ressemblance du feu, ne l’admets pas : les démons peuvent égarer par cela, et la vision (dont je parle) est plus élevée que toutes les ressemblances de ce monde. D’autres fois, c’est aussi pendant l’office et la méditation que l’âme se voit elle-même à tout moment; l’intellect (alors) voit la lumière divine posséder toutes choses et les traverser sans obstacle, et en elle, il contemple toutes les extrémités de la création, et (ce qui est) au-delà d’elles, plus haut que le ciel tout entier, ainsi que les mers, les abîmes et tout ce qu’ils contiennent; en elle il s’élève et pénètre d’une lumière à l’intérieur d’une lumière meilleure, c’est-à-dire qu’il pénètre dans la lumière et (en) est recouvert, au point que tout est enlevé de devant sa vue, y compris les êtres spirituels avec leurs mondes, et la vision de lui-même. Cela (arrive) au moment de la prière et de la visite (de la Grâce).

17. Dans cette lumière, l’âme voit toute âme : c’est la contemplation; par celle-ci elle voit les anges dans leur lieu, dans leur nature et dans leur spiritualité, comme les yeux du corps voient les êtres corporels dans leur nature par la médiation de la lumière extérieure. Elle voit (également) les démons et les opérations dont ils sont les agents.

18. Lorsque s’est affermie dans l’homme l’opération de l’Esprit et qu’elle se manifeste à l’intellect, dès lors elle profère sans cesse en lui des Mystères étonnants et une louange simple, qui, sauf au moment de la vision des Mystères et de la stupeur qu’ils provoquent, n’est jamais interrompus par la vision de toutes les choses que nous avons exposées. Dans les premiers temps, l’âme reste longtemps dans la stupeur; (mais) lorsqu’elle a été exercée par la vision de ces choses et qu’elle a été affermie, alors elle traverse tous ces lieux en un court instant, jusqu’à ce qu’elle rencontre la Nuée de la Gloire de Celui auprès de qui est captive la force de son désir et de sa soif ardente. Quand l’âme est habituée à cela, l’homme ne s’agenouille jamais dans la prière sans qu’elle soit dans le tourment s’il se relève de là sans qu’elle ait vu la Gloire de la Grandeur du Christ apparaître en elle.

19. Lorsque l’âme a été rendue digne de voir son être, elle s’enfonce de là dans le lieu des êtres spirituels et voit la magnificence de leur ordonnance, leur beauté, leur gravité et leur unité; avec eux elle devient comme eux par la vision glorieuse, bien qu’en ce qui concerne leur science, elle ne (la) comprenne qu’à la mesure de sa force. Avant qu’elle soit accomplie dans les Mystères qui viennent ensuite, elle reste ici dans la stupeur, et parfois, de là, elle retourne en arrière, quand l’opération de l’Esprit lui est enlevée.

20. Lorsque l’âme est dans (le rayonnement de) la vision de son être, l’homme voit, entend et perçoit les réalités de ce monde de manière partielle; mais lorsqu’il se trouve dans le lieu des êtres spirituels et qu’il les voit, il ne voit et ne connaît rien d’ici-bas. Pour ce qui est d’entendre, certes, il entend des voix, mais sans les différencier; (mais) en allant plus avant, il ne possède ni vision, ni audition, ni connaissance des choses d’ici-bas.

21. Jusqu’ici c’est par l’intermédiaire des anges que l’intellect était guidé; (mais) désormais c’est par l’opération de l’Esprit que, comme eux, il est conduit, lorsqu’il rencontre la Nuée de lumière et demeure interdit, et qu’il oublie son être ainsi que la vision des êtres spirituels et celle de son essence. (Alors), de cette Nuée de lumière inaccessible, dont il est dit que Dieu l’habite, des rayons de lumière brillent sur l’intellect qui, par miséricorde, (en) a été rendu digne; et la gloire de la grandeur de leur beauté est meilleure que la vision de la lumière qui est celle de la Nuée, autant que celle-ci est meilleure que l’éclat du soleil d’ici-bas!

22. Heureux qui a été rendu digne d’entrer ici et (de jouir) de cette vision! Ici, l’âme voit le Visage de son Seigneur et elle demeure interdite. Elle goûte la douceur de Dieu et est dans l’allégresse; elle respire son odeur sainte et se félicite de son bonheur. Elle est enclose dans l’abîme de sa Grandeur et resplendit des rayons de sa Beauté. Elle entre se réfugier dans sa montagne sainte qui est l’effusion de la lumière de son Être, et elle ne saurait sortir de là, à moins qu’il ne la délie de l’union à Lui. Elle ne se souvient ni de son semblable, ni de son pays, tant qu’elle n’est pas sortie de là. Elle est, en effet, captive de la vision glorieuse et absorbée en celle-ci, et elle n’a pas en elle la force de revenir, ce que non plus elle ne saurait faire à cause de son émerveillement et de sa délectation. Sa force visuelle est attirée par la stupeur de la vision, et ses mouvements se sont éteints (rendant l’âme) comme une montagne immobile. Elle se voit enclose comme dans une montagne de lumière, des flots torrentueux de lumière la recouvrent de tous côtés, et elle n’est (plus) visible à elle-même. C’est le ravissement que nos Pères appellent «voir la Gloire de Dieu»; ce sont les arrhes du Monde Nouveau. Mais même dans ce (ravissement) (l’homme) progresse et s’enfonce jour après jour; il ne pourra (jamais) aller au-delà, ni lui ni les anges, pas même dans le Monde Nouveau : ils s’y enfoncent de plus en plus profondément et s’y élèvent sans arrêt et sans fin. Et plus il leur est donné de progresser dans la vision de la Grandeur et plus ils s’y enfoncent, plus aussi l’aspect de leur être se transforme à la ressemblance de la Gloire de la Grandeurqu’ils voient du fait de leur union à Elle.

23. Toutes ces choses, la Grâce de l’Esprit les donne à ceux qui persévèrent dans la solitude et y mettent à mort leurs mouvements passionnels, en se délectant de la douceur ineffable qui est produite en eux par la Force sainte et en laquelle baigne leur âme, ainsi que le corps, les os et les articulations, et par laquelle ceux-ci sont lénifiés; en exultant aussi à cause de la suavité de l’odeur sainte qu’ils respirent et qui provient de l’Esprit-Saint, des anges et des saints, leurs compagnons. Et par la force qu’ils reçoivent de là, ils discernent les opérations des démons et les péchés des hommes, ainsi que les passions et les pensées qui sont en eux et les combats qu’ils livrent; ils perçoivent aussi les visites dont l’Esprit gratifie les purs, et à l’odeur même de leurs vêtements ils distinguent celui qui est saint de celui qui est impur, celui qui est pur de celui qui est souillé. Par le moyen de la lumière sainte et divine, certains voient toutes ces choses, et ils les perçoivent aussi par l’odorat; certains autres, c’est seulement par l’odorat qu’ils en reçoivent la perception; d’autres, c’est par l’audition.

24. Quant à la joie que produit la Grâce au moment de la prière et au moment de ces visions étonnantes et de ces dons sublimes, personne ne peut la dire. Parfois, sans même qu’il y ait une raison à cela, elle jaillit du cœur par l’action de l’Esprit, et elle fait exulter l’homme de telle manière que si quelqu’un ignorant (ces choses) le voit ou entend sa voix, il le prend pour un fou! C’est pourquoi quelqu’un disait : «Je fais très attention, chaque fois qu’un homme est près de moi, de ne pas faire de prière ou de ne pas fixer sur Dieu le regard de mon intellect, de crainte que cela ne se produise.» Qui donc, à cause de ces choses, ne mépriserait ce monde, ses consolations, ses délassements et sa vie, à part celui que les démons ont fait prisonnier des passions, des compagnies et des plaisirs, et qui ne peut persévérer dans la solitude?

25. Quelqu’un disait : «Lorsque parfois je suis assis et que mon intellect est captivé par la stupeur de la vision de Dieu et immobilisé par la suavité, il arrive que mon corps privé d’opération s’assoupisse; alors l’ange qui est avec moi le secoue pour qu’il s’éveille, sans que l’intellect soit nullement ébranlé du lieu où il se trouve et en revienne.»

26. Et si quelqu’un demande pourquoi celui qui a été rendu digne de la vision de Dieu et de la science de ses Mystères ne connaît pas les choses de la terre, qu’il sache ceci : celui qui aime Dieu ne prive pas son intellect du regard vers Lui et de l’intimité avec Lui afin d’(y) apprendre ses Mystères, pour errer sur la terre et connaître les choses qui s’y trouvent, sauf lorsqu’il le contraint à cela. La vue de ces choses, en effet, ne le satisfait pas et il ne la désire pas.

27. Un Frère a dit : «Lorsque j’écoute au dedans de moi, j’entends l’Esprit y proférer les Mystères de son Être caché et je suis dans la stupeur.»

28. Ces choses que la langue ne peut dire, pas plus qu’(elle ne peut dire) la douceur qui y est mêlée, prends garde, mon Frère, qu’aucun homme parmi ceux qui ne sont pas habitués aux visites de l’Esprit et aux combats, ne les voie ou ne les entende. Lorsque des intellections sourdent pour te conforter, soit dans ton cœur, soit par la lecture, garde-toi de les écrire devant toi ou de les annoter afin de (t’en) souvenir; mais conserve — les dans ta mémoire, de peur que les démons ne les voient et sachent de quelles choses tu es secouru par le Seigneur, et que, par leurs artifices astucieux, ils en distraient ton intellect, refroidissent ta ferveur et ta dilection, et les affadissent dans ta pensée. Sache qu’en tout ce qu’ils perçoivent tu n’auras plus de quiétude et de profit comme auparavant.

29. Quand tu sens de l’amertume dans ta conscience, c’est que le démon de la colère est près de toi et qu’il t’attaque. Surveille tes pensées afin de ne te mettre en colère contre personne et de ne dire ce jour-là aucune parole qui peinerait quelqu’un. Et si tu vois dans tes rêves des serpents et des reptiles lançant du venin, ou bien des brigands, sache qu’il adhère à toi et qu’il t’attaque : veille à ne dire à personne aucune parole dure, ou à ne faire aucune action qui ferait souffrir quelqu’un.

30. Il n’y a pas d’œuvre qui soit aussi puissante que l’espérance dans le Seigneur : elle élimine tous les combats et supplée à toutes les œuvres, vertus et prières.

31. Je vais encore te rapporter ce qu’un Frère m’a raconté à son sujet. Un des Frères disait qu’au temps de la première ferveur, quand la Grâce enflammait son cœur de l’amour du Christ et de celui des œuvres, et quand aussi les passions hideuses l’attaquaient avec véhémence, il eut recours à des œuvres de manière telle que personne ne pourra y croire quand il l’entendra, si ce n’est celui dont la Grâce convaincra le cœur.

32. Ce Frère digne de foi disait devant moi que pendant tout l’hiver, durant quatre ans, il se tenait dévêtu la nuit dans la pluie, la neige et la glace. La première année, disait-il, «le sang de mes membres s’était desséché et la vie disparaissait de mon corps qui, par cette mort, était à l’extérieur entièrement paralysé». Puis, à partir de cette année-là, déclarait-il, «je ne sentais plus le froid, ni sous la pluie, ni dans la neige, ni dans la glace, quand je m’y tenais dévêtu». Il disait (encore) : «Lorsque je voulais que mon corps souffre du froid, je me tenais où de l’eau descendait d’un toit ou d’une montagne, et elle frappait mon corps; mais même ainsi le froid ne le faisait pas tressaillir.» D’autres fois il s’enfouissait nu dans la neige et il n’en souffrait pas non plus : c’est elle, au contraire, qui fondait auprès de lui comme si elle était devant du feu. Il disait : «Je voyais l’ange prendre possession de moi et me recouvrir, et mon corps était comme du feu du fait de l’action de l’ange.» Il entrait aussi dans l’eau jusqu’au cou, la nuit, dans la glace, et il n’avait pas froid.

33. Ces années-là il se tenait tout l’été (exposé) au midi, ne buvant d’eau chaque jour qu’une patène ou une patène et demie, et ne mangeant de pain qu’une galette tous les quatre jours, ou bien une tous les deux jours, durant ces quatre années, sauf (lors) des assemblées et (pour d’autres) causes. «Et parfois, (disait-il), le (Pain) consacré suffisait à lui seul à mes besoins, lorsque la Grâce me réjouissait, dans le sommeil et dans la veille, de manière ineffable.» Et il disait (aussi) : «Du fait de l’éveil de mon intellect, je ne sais pas si, pendant deux ans, il est arrivé ou non à mon corps de dormir.» Cependant il ne convient pas de se comporter ainsi, mais avec modération, de peur d’être trompé par les démons rusés. La Grâce a supporté ce Frère en raison de sa simplicité et de son ignorance.

Il dit (encore) : «Le démon de l’orgueil m’attaqua au point que mon âme était près de disparaître, et le Seigneur me laissa en butte aux coups du démon de la luxure. Il me fît descendre jusqu’à l’abîme du Shéol et je désespérai de ma vie. J’inventai (alors) le moyen suivant pour porter des coups à mon âme face au démon de l’orgueil. Je pris une grande urne et y versai de l’eau; puis je pris des excréments des Frères et de l’urine, et je les y versai. Et à l’odeur de cette eau puante, mon corps tremblait et était engourdi. Trois années durant j’en buvais chaque jour et même les fois où je mangeais avec d’autres, je ne laissais pas passer un jour sans en boire pour donner des coups à ma personne souillée. Et sous l’effet de l’intensité de sa puanteur et de son aigreur, la vie de mon corps disparaissait. (Puis) le Seigneur vit ma soumission et le brisement de mon cœur, et Il eut pitié de moi : Il fit apparaître sa lumière dans mon âme et me consola; Il m’ôta la tentation et rendit mon cœur humble, de sorte que lorsque je me compare aux chiens et aux grenouilles mortes et puantes, (je les vois) plus pures et meilleures que moi. Alors s’accomplit (cette parole) : «La nuit brillera comme le jour.» Et il ajoutait : «Je gardais ensuite une règle moyenne : une telle règle vaut mieux que ces choses, car beaucoup s’y perdent.»

35. Je crains d’écrire ce qu’il m’a raconté, parce que les faibles ne le croiront même pas. En tout cas il disait : «Je ne sais pas si j’ai jamais rassasié mon corps de quelque chose, à l’exception des fois où je mangeais avec d’autres.» Il disait (encore) : «Même la souffrance de la faim, le Christ mon Seigneur m’ôta dans sa miséricorde, car Il vit ma faiblesse. Sa miséricorde ne me laissa pas périr à cause de mes impuretés, et Il emplit mon âme et mon corps d’une douceur que je ne saurais expliquer.» Et il ajoutait : C’est surtout quand vient le moment (de prendre) des aliments (que cela se produit), de sorte que j’ai honte lorsque je m’apprête à manger.” Il dit (aussi) : Même le goût de la nourriture, la Grâce du Seigneur le change et me le retire; et parfois même, Elle me fait voir son aspect comme une lumière sainte, malgré mon indignité. Ainsi le Christ plein de miséricorde m’a transformé en tout ce qui est mien, en sorte que je ne sais même pas, à cause de ma transformation, si je suis ou non celui que j’étais avant; car le Seigneur a changé mes pensées, ma connaissance, les complexions de mon corps, et a fait de moi un autre à la place de celui que j’étais : j’ai été changé à mes propres yeux. Quant aux consolations de mon Dieu envers moi qui suis vraiment le plus impur de tous (les hommes) depuis Adam jusqu’à la fin (du monde), et aux morts très dures et innombrables causées par les démons, si on faisait de la terre entière un livre, elle ne pourrait en contenir (la mention).

36. «Lorsque je me souviens de mes souillures et de mes actions abominables dans le passé, et que je considère la bienveillance de mon Dieu envers moi à présent, je suis stupéfait et dans l’admiration devant le débordement de sa bonté ineffable. C’est pourquoi je supplie tous les pécheurs et les impurs, mes compagnons, de ne pas désespérer de la vie à cause de leurs péchés, mais de s’approcher du Très-Miséricordieux avec une confiance que n’affecte aucun doute, et ils naîtront de Lui à sa ressemblance.»

37. fl n’y a pas de limite à sa clémence, pas de mesure à la dilection qu’il montre envers ceux qui sont perdus et reviennent à la porte de sa miséricorde, car II désire qu’ils reviennent, plus ardemment qu’une mère qui aurait enterré son fils unique aimé et chéri (le désirerait) s’il ressuscitait le jour même. C’est pourquoi sa miséricorde ne s’est pas retenue; au contraire, II a donné à ceux que la boue du péché avait vieillis et rouillé une fournaise ardente qui affine toute impureté : c’est la pénitence qui, des morts, engendre des vivants héritiers de Celui qui vivifie tout. II n’est pas de maladie qui ait résisté au remède qu’elle apporte. Les ulcères acides et infects qui durant de longues années se sont propagés chez les relâchés, elle les panse et les guérit en un seul instant, et elle a sur eux des effets inouïs. Celui qui s’approche d’elle, elle ne le garde pas un certain temps près d’elle pour le réprimander avant qu’il guérisse : dès qu’il s’approche, elle le panse et le fait se lever sans tache, s’il ne retourne pas (de lui-même) à sa maladie.

38. Ce Frère disait : Le péché est hideux et exécrable, mais j’ai appris de notre Dieu Très-Bon combien sa miséricorde est débordante et (comme) Il reçoit ceux qui abandonnent (le péché) et reviennent à Lui, s’ils n’y persistent pas jusqu’à la mort et ne deviennent pas des héritiers de Satan l’Ennemi.’ Il disait aussi : Lorsque les démons combattent avec un homme, ils mettent en mouvement les Frères qui leur obéissent pour qu’ils les aident dans la lutte, en augmentant par des paroles dures le poids (qui pèse sur) ceux qui combattent. Je les ai vus souvent faire cela. À nous, au contraire, il convient de veiller à ne pas travailler avec eux, afin de ne pas recevoir pour nourriture un salaire amer. (Car) quelle que soit la manière dont un homme blesse son compagnon, même si c’est à cause de ses nombreuses scélératesses, et que ce soit par la parole ou par des actes, il est (alors) un ouvrier du Malin, et c’est de lui qu’il reçoit un salaire qui convient à son travail. Et même s’il s’agit de quelqu’un que tu fréquentes : s’il n’y a pas moyen de faire autrement, amadoue-le, ne le réprimande pas. S’il t’écoute, c’est bien; sinon, fuis-le, de peur qu’il ne te rende étranger au Seigneur. Mieux vaut pour toi être éloigné de ton compagnon que d’être isolé du Seigneur, et il est meilleur pour toi d’être un étranger pour ton frère que de devenir parent avec Satan et une part dans son héritage. Rejette tout à cause de l’Unique, afin de ne pas être rejeté par l’Unique à cause d’un tout qui ne peut Le remplacer.’

39. Il dit encore : Les démons envoyaient aussi contre moi des serpents et des scorpions innombrables pour qu’ils me détruisent pendant la nuit. Mais la Grâce de mon Dieu transformait leur méchanceté, et je les voyais rester paisiblement tranquilles. Et à cause des consolations de mon Seigneur envers ma faiblesse, la crainte fut ôtée de mon cœur, et je devins imperturbable. En effet, durant de nombreux jours, Il illuminait tellement mon intellect de sa lumière sainte que rien ne m’était visible honnis l’effusion de sa lumière. Je craignais dès lors de marcher, pour éviter de rencontrer une montagne, un rocher ou un arbre, de tomber et de me faire du mal; car à cause de la gloire du resplendissement de (cette) vive lumière, j’avais devant ma vue un lieu uni et je ne voyais rien de ce qui est ici-bas.’

40. J’ai entendu ces choses de ce Frère et j’ai foi en leur authenticité. Celui qui veut expérimenter l’amour de Dieu pour lui, qu’il ne se souvienne pas des maux que lui causent les hommes; et s’il est trop abattu par la dureté de ces maux, qu’il les attribue au Malin qui agit et non au Frère qui (lui) obéit.

41. L’expérience de l’amour de Dieu est plus douce que toutes les félicités, (mais) la perfection chez l’homme, c’est la dilection pour Dieu et la dilection pour les hommes : celui qui supporte des choses amères de la part des démons, de la nature et des hommes pour son amour, est aussi enivré par la douceur de sa suavité et il oublie toutes les peines. Jusqu’à ce que l’homme expérimente cela, tous les travaux et tous les combats lui pèsent; mais à partir de ce moment-là, même ceux dont l’audition fait frémir le cœur de ceux qui (en) entendent (parler) sont pour lui faciles et légers.

42. Il ne convient pas à l’homme de demander un don à Dieu avec insistance. Mais qu’il remette plutôt son âme entre ses mains, pour qu’il régisse sa vie selon sa volonté. Ce Frère (m’) a dit : Je suis resté (fixé) sur une seule pensée sans (en) être distrait un moment, pressant la volonté de Dieu de me donner en arrhes la connaissance et la vision du Monde Nouveau comme nos saints Pères eux-mêmes (le) voyaient. Et II répondait : Atteindre cela n’est pas de ton degré. Mais moi je m’obstinais avec indocilité à demander (cela). Alors Celui qui ne peut retenir sa miséricorde (loin) de ceux qui (Le) sollicitent fit apparaître dans mon âme la lumière glorieuse de sa connaissance, au point que mon intellect ne pouvait tenir devant la force de sa grandeur et la délectation qu’elle provoque. Enivré par elle, je devins comme fou : je ne pouvais plus parler de Dieu devant quelqu’un, ni voir l’office, ni entendre la lecture, ni même porter le regard sur Dieu à proximité d’un homme. Lorsque je parlais de Dieu ou voyais l’office, que j’entendais la lecture ou portais le regard sur Dieu, la lumière de la gloire de la Grandeur du Christ m’apparaissait et mon intellect était captivé, de sorte que je tombais sur le sol et étais un objet de mépris pour ceux qui (me) voyaient. Et dès lors je cessais, par crainte, de faire aucune de ces choses devant quelqu’un.

43. Lorsque la force du don eut ainsi raison de l’impuissance de mon intellect à le supporter, je connus ma faiblesse et me repentis. De nouveau je fis une demande au Christ : (celle) de le reprendre et de le mesurer à la faiblesse de mon intellect, pour que celui-ci puisse en supporter la béatitude. Il était (en effet) captivé par l’émerveillement provoqué par la gloire de ce don, sans mouvements ni pensées, et ce monde m’était devenu comme étranger et comme si je ne l’avais jamais vu. Quant aux gens qui étaient au loin, lorsque je me souvenais d’eux, je les voyais en esprit, eux et tout ce qui les concernait. Mais (le Christ) ne fit pas cas de moi lorsque, sans cesse, je Le suppliais de reprendre ce (don), et II ne m’exauça pas, afin de me rendre honteux de mon indocilité antérieure.

44. Après un certain temps, Il le reprit. Mais lorsqu’il me fut enlevé, les démons exécrables se ruèrent sur moi, au point qu’il s’en fallut de peu que soient éliminées en moi la vie temporelle et celle à venir, et je fus châtié pendant un certain temps pour avoir été indocile. Ensuite, la miséricorde du Christ mon Dieu se complut en moi et II m’apparut comme il lui parut bon; et II m’apprit à Lui demander ceci à tout moment : « Régis ma vie selon Ta volonté! » C’est (la prière) de ceux qui aiment et qui ont confiance que leur Seigneur se soucie de ce qui est leur.’

45. Pour l’intellect qui croit, le regard vers le Seigneur vaut, à lui seul, tous les mouvements de prière qui demandent des dons et des secours, ainsi que toutes les louanges et Actions de grâce (dites) quand il est sauf.



Homélie VIII : Sur la «théoria» qui coupe (de tout)

1. Prière. Seigneur Jésus-Christ, Toi que la Miséricorde a envoyé en notre monde pour le salut de notre genre (humain), fais apparaître ta connaissance dans l’intellect de ceux qui Te cherchent, afin qu’ils avancent sans trébucher sur le chemin de ta lumière, jusqu’à ce qu’ils se reposent dans le port de ta Gloire, pour y jouir de ta beauté avec les Serviteurs de ton Être caché et, de ton sein, aspirer sans fin la Vie. Amen!

2. Lorsque la lumière divine est apparue dans l’âme, et que celle-ci lui a été unie, elle traverse par l’intellect toutes les natures : le ciel et la terre, les montagnes et les mers, les hommes et tous les corps solides; elle les voit tels qu’ils sont, à la mesure de sa pureté. C’est la «théoria des êtres corporels», et le fait que l’homme soit éclairé en chacune de ces choses est appelé «intellections des créatures»

3. Puis, avec la lumière sainte et divine, elle s’étend de manière plus excellente parmi toutes les natures simples et spirituelles, et elle les voit telles qu’elles sont. Elle est avec elles dans la vision, l’union, la ressemblance et leur «Sanctus», qui est émerveillement et silence incessant et qui émane de la Vie totale en un vivant mouvement de feu. C’est la «théoria des natures intelligibles».

4. Puis elle est illuminée de manière plus haute et s’enfonce dans la lumière sainte aux éclats sublimes. Elle est absorbée dans la gloire de la vision (de cette lumière) et elle s’émerveille. Tout est ôté de devant sa vue comme s’il n’existait pas, et elle oublie son propre être parce qu’elle est unie à la lumière de la Gloire de la Grandeur. Elle est captivée par la stupeur que provoque sa beauté et elle voit les Hypostases glorieuses par la connaissance, c’est-à-dire par l’Inconnaissance qui surpasse toutes les connaissances et tous les connaissants.

5. Même le plus grand chef des anges de lumière ne peut dire la modalité et l’espèce de cette vision, et il est impossible qu’ils se la fassent mutuellement connaître, même entre leurs chœurs que transportent de ferveur la lumière et l’Esprit de Vie; mais elle brille à l’intérieur de chacune des hypostases saintes de par l’Esprit de perfection, et chacune en reçoit dans son «intellect» la vue et la certitude sans la médiation de sa compagne. C’est le lieu du Monde Nouveau, et c’est des mains de l’Esprit-Saint qu’elles le reçoivent, comme lors du changement à venir où il n’y aura pas hors de Lui d’intermédiaire entre Lui et ceux qui recevront ses dons. C’est Lui qui donne et c’est Lui qui est reçu. C’est Lui qui fait apparaître et c’est Lui qui apparaît à la vue de ceux qui L’aiment. C’est Lui qui s’abaisse dans son amour, et c’est Lui qui est accueilli par les intellects lumineux : c’est-à-dire que c’est Lui qui apparaît en eux, de l’intérieur, et fait voir sa beauté à ceux qui L’aiment, à l’intérieur d’eux,

pour qu’ils s’(en) délectent. C’est Lui la source de la Vie et Il fait sourdre ses rayons dans les intelligences resplendissantes pour qu’elles s’(en) réjouissent. C’est Lui qui unit à Lui (— même) leurs intellects et les transforme à sa ressemblance, et, de l’intérieur, ils L’aspirent en dix­ièmes) et d’eux — (mêmes).

6. C’est ainsi que, même ici-bas, ceux dont les intelligences sont pures reçoivent cette théoria, et c’est jusqu’à elle que les ascètes sont conduits par les anges. Aucune créature n’a le pouvoir de la communiquer à sa compagne, mais c’est elle qui apparaît dans l’intellect et unit à elle (ces intelligences); elle (lui) fait voir sa Gloire et imprime en lui la vision de ses Hypostases adorables, ainsi que nous l’avons dit. C’est la vision de la Sainte Trinité, pour autant qu’elle peut être dite, (vision) qui, par miséricorde, est révélée à ceux qui sont purs. Heureux qui s’est soucié de tout mépriser pour la trouver! Puissions-nous en être rendus dignes par la Grâce de notre Dieu adoré! Amen!

7. Parfois l’Esprit, son guide, attire l’intellect et le plonge dans la Mer de la Lumière essentielle. Un Frère me disait : Lorsque brille sur moi la miséricorde du Père et qu’elle ravit mon intellect vers cette vision glorieuse, je vois celui-ci, avant qu’il soit absorbé par la stupeur et l’inconnaissance et qu’il soit saisi d’étonnement, se réjouir dans la Mer de Vie : il se baigne dans les vagues de la lumière, il plonge, il surgit, il aspire le parfum de la Vie, il est dans la stupeur, il prend son essor, il se pose, il resplendit, il s’ébat dans l’effusion de la Grandeur de cette Mer, il exulte, il se couvre de lumière, son être est effervescent de dilection et de joie, il s’élance et vole sans (rencontrer de) limite, il s’enfonce dans la Gloire de la Mer, il est transformé en la ressemblance de son Resplendissement merveilleux, il voit en elle les anges de lumière resplendir de manière ineffable, il s’étend avec eux et en eux, il proclame le «Sanctus» dans l’admiration.

8. Puis (la Mer) le ravit pour qu’il s’enfonce de manière plus haute dans la lumière sainte, et il est enclos en elle comme dans une montagne de lumière aux multiples éclats; il est frappé d’étonnement à la vue du Beau revêtu de lumière; il est prisonnier de la Gloire du Très-Haut. Toutes choses sont pour lui comme si elles n’existaient pas, et lui-même ne se connaît plus. Voilà l’âme qui est morte à toutes choses pour que le Père de toutes choses la ressuscite par sa théoria.’

9. Ce Frère disait encore : Parfois l’intellect reste à cette entrée de la Connaissance dépourvue de connaissance et de mouvements un court instant ou bien une heure, un jour entier ou toute une nuit; la mesure de ce don est selon la volonté de l’Esprit. Mais même après en être sorti, il reste sans mouvements terrestres pendant une semaine entière, plus ou moins. Quant aux degrés supérieurs, dit-il, je ne sais pas exactement combien ceux-ci comportent de (temps où l’intellect) s’enfonce dans la lumière et combien (de temps) il reste dans la stupeur du ravissement; mais je sais que cela (va) jusqu’à des semaines et des semaines. Puis l’intellect est obscurci et les tentations sont fortes.’

10. Parfois l’homme voit dans son cœur le Ciel et les anges. Parfois il voit apparaître en lui les resplendissements de l’Esprit de manière ininterrompue. Parfois apparaît subitement en lui une colonne de lumière ineffable, et ses entrailles se meuvent, cherchant à s’échapper à cause de la grande force de la lumière et la violence de la joie. Parfois il voit une étoile aux multiples éclats et d’une beauté merveilleuse se lever dans son cœur : c’est le Christ qui se révèle à ceux qui L’aiment pour l’allégresse de leur cœur.

11. Au moment où l’Esprit faisait jouir un Frère de ces béatitudes de manière ineffable, Il parlait en lui et lui disait : «Ces choses te sont douces; supporte aussi à cause d’elles des choses amères.»

12. Si quelqu’un, faisant sottement le sage, (nous) blâme parce que nous avons écrit sur ce sujet en de nombreux endroits —, nous objecterons à sa pensée inepte que si nous faisions des livres sur ces questions tous les jours de notre vie, non seulement nous ne pourrions accomplir ce qui est dû à la justice, mais la pensée de ceux qui aiment Dieu ne verrait pas son désir satisfait et rassasié, car les répétitions à ce sujet lui sont plus douces que toutes les félicités. Nous savons aussi qu’à celui dont les passions du monde ont rendu la pensée malade, un long discours sur la vie des purs n’est pas agréable, car sa conscience le réprimande et il a honte. Qu’il se mette donc les doigts dans les oreilles, pour que prêtent l’oreille les héritiers de Dieu!

13. Qui dira la douceur causée par ces choses, (cette douceur) qui lénifie et oint les âmes des purs, et dans laquelle baignent aussi la chair, les os et les articulations? Qui expliquera la suavité de l’odeur sainte qui s’exhale d’ici et transforme l’âme et le corps, et même les vêtements qui sont sur lui, par son opération? Ou bien qui parlera du feu divin qui tombe dans le cœur à ces moments-là et prend dans le corps tout entier et dans l’âme? Le cœur (alors) est enflammé au point de s’envoler sous l’effet de la véhémence de l’embrasement qu’il provoque, de sorte que la terre elle-même est chauffée au-dessous de lui et qu’elle est trempée par la sueur, du fait de la violence de l’opération, ainsi que j’ai vu très souvent cela se produire chez un des Frères. Qui dira la dilection qui unit au Christ au moment de ces visions merveilleuses et par laquelle le cœur est transporté et l’homme sort de son ordre, de sorte qu’il ne peut retenir son âme enflammée de S’envoler sous l’effet d’une ferveur et d’une suavité surnaturelles, pour être dans cette vision glorieuse vers laquelle le porte son désir? Ou bien qui fera connaître l’unité avec Dieu de l’intellect qui contient en lui-même tous les mondes spirituels et corporels, comme Dieu son Créateur et son Unificateur, du fait de son extension essentielle en tout et au-dessus de tout de manière incompréhensible? Quelle est la langue qui pourra montrer par la parole . la force qui revêt l’intellect par suite de l’élargissement du cœur et de l’union de l’intelligence à la connaissance de l’objet de notre espérance, lorsqu’il est affranchi de la distraction, des passions, des pensées, et même de la méditation profitable et des mouvements de prière, et lorsqu’il est captif de l’amour et que par celui-ci il élimine les forces étrangères et fait disparaître les mouvements terrestres?

14. Personne n’a trouvé ces choses et personne ne les trouve, si ce n’est celui qui s’est abaissé au-dessous de tout et est devenu à ses propres yeux exécrable, méprisable et sans valeur; qui a résisté lorsqu’il buvait l’absinthe et l’amertume dont (l’abreuvaient) les démons, la nature et le prochain; qui a estimé que tout cela lui était dû et qu’il méritait d’en recevoir davantage en échange de ses nombreuses impiétés. Personne n’est sanctifié par le Seigneur, sauf celui qui se présente devant Lui à tout moment comme un (être) impur. Celui-là, Il le sanctifie avec joie pour qu’il devienne un «Sanctus» en son honneur. Mais celui qui se croit saint, le Saint lui dit : «Tu n’as donc plus besoin de moi, reste -là avec ta sainteté!» Seigneur, rends-moi digne qu’avec les fils de Tes Mystères nous voyions la révélation de ta Gloire en tout temps au dedans de nous. Amen!

15. Je prie ceux dont les yeux tomberont sur ces discours, qu’aucun (d’eux) ne se demande, à cause du trouble de ses facultés et du désordre de ses sens : «Comment parvient-on au calme qui reçoit ces dons?» Ces choses-là ne relèvent ni de la nature ni de la volonté, mais (elles ont lieu) lorsque la Grâce de l’Esprit visite l’homme à cause des vertus qu’il a menées à leur achèvement dans la difficulté et le trouble. Et dès lors elle fait taire et apaise non seulement les mouvements désordonnés et troublés, mais aussi les mouvements de ferveur en Dieu; elle change l’ardeur pour les travaux en calme, stupeur et suavité, et enivre 1’ (homme) par la vision de la Gloire du Seigneur de toutes choses. Il reçoit transformation en tout ce qui est sien et devient un (être) autre que celui qu’il était; il est changé à ses propres yeux et oublie son existence antérieure, car il est né de l’Esprit au lieu spirituel. La Grâce de l’Esprit repose continuellement sur son intellect et l’emplit d’émerveillement et d’admiration; elle se montre elle-même à lui, et il se réjouit et aspire son odeur délicieuse, lorsqu’elle veut lui faire don (de cela). Il est alors immergé dans la suavité et dans une quiétude ineffable. Puis elle le laisse, et il est dans l’obscurité et le trouble, et désespère de sa vie. Et ensuite elle apparaît en lui une nouvelle fois dans un resplendissement puissant et lumineux, et il demeure tout interdit. Que ce jour-là soit béni et que sa béatitude n’ait pas de fin!

16. Que le Seigneur donne à tous ceux qui L’aiment de comprendre cela par l’expérience. Amen! Et qu’il fasse reposer ce Mystère dans les intelligences de ceux qui feront attention à ces lignes, jusqu’au jour qui achèvera les temPs.Que fassent mémoire de moi en ce lieu toutes les générations qui viendront après moi. Quant à ceux qui se souviendront de ma faiblesse, que le Seigneur se souvienne d’eux et qu’il les fasse se souvenir de la félicité de ce jour. Que la beauté de sa vision les remplisse, ainsi que l’émerveillement de sa Gloire. Qu’Il les enivre de sa dilection et de la douceur de sa suavité, et que par elle ils oublient le monde corrompu et toutes ses choses corruptibles, hors de leur multiplicité, un dans l’Un et avec l’Un. Qu’ils soient plongés dans sa Gloire et totalement cachés à la vue de leurs ennemis. Que de son sein ils aspirent la Vie et méprisent celle de ce monde. Qu’ils s’élancent dans les flots de sa Grandeur avec les Puissances saintes qui se meuvent dans la Vie totale : dans le lieu dont le souffle des habitants est l’Esprit-Saint. Amen! Que nos bouches à tous Lui rendent gloire, et qu’il nous fasse tous dignes de nous délecter de sa Gloire dans les siècles des siècles. Amen!







SYMEON Le Nouveau Théologien

Présentation

Syméon le Nouveau Théologien (949 - 1022)43

Encore jeune, Syméon fut envoyé à Constantinople chez son oncle paternel pour y achever son instruction et pour être introduit à la cour impériale. Après la mort inattendue de l’oncle, il se proposa d’entrer au monastère de Studios, auprès de son père spirituel, Siméon le pieux ; le projet n’eut pas de suite et il mena un temps « une vie dissipée ». Enfin à vingt-huit ans, il entra au Studios et fut confié à son vénéré maître. En 980, il devint l’higoumène du monastère, travailla à le réformer et devint le père spirituel d’un grand nombre, rayonnant au dehors de sa communauté. Une filiation mystique passe de Siméon le Pieux, à Syméon le Nouveau Théologien, puis à Nicétas Stétathos. Après de nombreuses épreuves, dont une révolte de moines et deux condamnations à l’exil, il s’installa dans un oratoire en ruine, dédié à sainte Marine, sur la rive asiatique du Bosphore, près du moderne Scutari, Usküdar. C’est là qu’il écrivit nombre de ses œuvres.

Une grande joie émane de ses écrits44. Ils célèbrent une rencontre jamais achevée, dans la lumière sans limite. À l’influence néo-platonicienne transmise par Denys, il ajoute le dynamisme de sa vie mystique et une relation d’amour. Les thèmes qui reviennent le plus souvent portent sur sa connaissance acquise personnellement dans sa vie contemplative45. Il traduit son expérience dans des hymnes :

Il [le moine] Le voit et en est vu, L’aime et en est aimé,

Et devient lumière, parce qu’éclairé de manière ineffable ;

Glorifié, il se voit toujours plus pauvre :

Intime, Il est comme un étranger

- Ô merveille totalement étrange et inexprimable !

À cause de ma richesse infinie je suis un indigent

Et pense ne rien avoir, quand je possède tellement,

Et je dis : « J’ai soif », par surabondance des eaux ... 46.

L’action vertueuse mais intéressée ne donne pas « la lumière [incréée] » :

... Les femmes qui tissent, les fondeurs d’or et les orfèvres

Veillent plus que la plupart des moines

Et voilà pourquoi nous disons que rien

De toutes ces actions vertueuses ne s’appelle la lumière.47.

Mais tout est donné gratuitement, dont la lumière divine resplendissante :

... Et qui donc s’approcherait de Lui ? ...

Tandis que j’y réfléchis, Il se découvre Lui-même en moi,

Resplendissant à l’intérieur de mon misérable cœur ...

Il se donne tout entier à moi, l’indigne,

Et je suis rempli de Son amour et de Sa beauté ... 48.

Le terme est la « déification », chère aux orthodoxes, thème qui deviendra souvent suspect (peut-être l’était-il déjà à son époque mais les indices manquent). Il provoquera l’amendement de certains écrits trop explicites lorsque l’auteur quitte le mode lyrique en commentant son poème. Dieu est célébré ainsi par Syméon :

... Tu es tout entier immobile et tout entier toujours en mouvement,

Tout entier en dehors de la création et tout entier en toute créature,

Tu emplis entièrement tout, Toi qui es tout entier en dehors de tout,

Au dessus de tout.

... Tu es la simplicité, et Tu es toute variété,

Et notre esprit est totalement incapable de sonder

La variété de Ta gloire et la splendeur de Ta beauté […]

Demeurant ce que nous sommes, nous devenons par Ta grâce

Fils, semblable à toi, et dieux, voyant Dieu.49.

La splendeur de ces hymnes précède celle des odes de Rûmî (1207-1273), poète iranien réfugié en Anatolie qui assura la continuité entre la tradition sufi de Nichapour (la grande capitale détruite par Gengis khan, dont ne demeure que quelques traces à l’est de l’Iran actuel) et les derviches d’une principauté musulmane proto-turque récemment fondée sur une terre byzantine, assez proche de la rive asiatique du Bosphore. Le milieu s’était islamisé, deux siècles et demi s’étaient écoulés depuis Syméon. La forme hymnique de louanges à Dieu ou célébration de ses exploits demeure cependant commune à tout le Moyen Orient50.

Syméon souligne la nécessité d’être guidé par un père spirituel. Sa biographie montre les difficultés auxquelles il se heurta par sa fidélité à son vénéré maître Siméon le pieux (celui de Rûmî fut tué !). Le problème de la validité de la hiérarchie ecclésiale se pose et un passage autobiographique témoigne d’attaques violentes 51 :

Arrête, disent-ils, dévoyé et orgueilleux que tu es ! Qui donc actuellement est devenu tel que furent les saints Pères ? Qui donc a vu Dieu ou est capable de le voir si peu que ce soit ? ... Arrête si tu ne veux pas que nous te fassions accabler de pierres.

Il y répond par l’expérience de la « vie en Esprit » :

Si c’était par les lettres et les études que la découverte de la vraie sagesse et de la connaissance de Dieu devait nous être donnée ... quel besoin avions-nous de la foi ... Aucun certainement 52.

Elaborant un thème classique depuis Augustin, il évoque par une belle analogie la « plongée » mystique :

Debout sur le rivage de la mer, l’homme voit l’océan infini des eaux ; il n’en peut cependant saisir la fin et n’en aperçoit qu’une partie. Ainsi celui qui a été jugé digne de fixer son regard par la contemplation sur l’océan infini de la gloire de Dieu et de Le voir intérieurement ne Le voit pas aussi grand qu’Il est, mais aussi grand que cela est possible aux yeux intérieurs de son âme ... Dès qu’il commence à entrer dans l’eau et qu’il s’y enfonce ... il perd aussi la vue de ce qui est au dehors 53.

Il affirme nettement la réalité d’un état déifié vécu dès ici-bas :

Avant la mort se produit une mort et avant la résurrection des corps une résurrection des âmes en œuvre, en puissance, en expérience et en vérité 54.

L’influence de Syméon se fera sentir d’abord sur son disciple et biographe Nicétas Stétathos, puis après un long oubli, sur Grégoire Palamas (-1359). Nicodème l’Hagiorite (1749-1809), qui collabora avec Macaire de Corinthe à l’édition de la Philocalie (Venise, 1782), l’appelle « le troisième théologien, après l’apôtre Jean et Grégoire de Naziance » (-390). En Occident, le carme Honoré de Sainte-Marie ne l’ignore pas : il lui consacre sa plus longue notice relative aux spirituels du XIe siècle, dans sa Tradition des Pères et des Auteurs Ecclésiastiques sur la Contemplation…, 1708.



Hymnes



De notre Père saint Syméon55

prière mystique :

Invocation au Saint-Esprit, par celui qui déjà le voit

Viens, lumière véritable. Viens, vie éternelle. Viens, mystère caché. Viens, trésor sans nom. Viens, réalité ineffable. Viens, personne inconcevable. Viens, félicité sans fin. Viens, lumière sans couchante. Viens, attente infaillible de tous ceux qui doivent être sauvés. Viens, réveil de ceux qui sont couchés. Viens, résurrection des morts. Viens ô Puissant, qui toujours tout fais et refais et transformes par ton seul vouloir. Viens ô invisible et totalement intangible et impalpable. Viens toi qui toujours demeures immobile et à chaque instant tout entier te meut et viens à nous, couchés dans les enfers, ô toi au-dessus de tous les cieux. Viens ô Nom bien-aimé et partout répété, mais dont exprimer l’être ou connaître la nature nous est absolument interdit. Viens, joie éternelle. Viens, couronne inflétrissable. Viens pourpre du grand roi notre Dieu. Viens, ceinture cristalline et constellée de joyaux. Viens sandale inaccessible. Viens pourpre royale. Viens droite véritablement souveraine. Viens toi qu’a désiré et désire mon âme misérable. Viens, toi le Seul, au seul, puisque tu le vois je suis seul. Viens toi qui m’as séparé de tout et fait solitaire en ce monde. Viens toi devenu toi-même en moi désir, qui m’as fait te désirer, toi l’absolument inaccessible. Viens mon souffle et ma vie. Viens consolation de ma pauvre âme. Viens ma joie, ma gloire, mes délices sans fin.

Je te rends grâces d’être devenu un seul esprit avec moi, sans confusion, sans mutation, sans transformation, toi le Dieu au-dessus de tout, et d’être pour moi devenu tout en tous, nourriture inexprimable et parfaitement gratuite, qui sans fin débordes inépuisablement aux lèvres de mon âme et rejaillis à la source de mon cœur, vêtement éblouissant qui consume les démons, purification qui me baigne de ces impérissables et saintes larmes, que ta présence apporte à ceux que tu visites. Je te rends grâces d’être pour moi devenu lumière sans couchant, soleil sans déclin; car tu n’as pas où te cacher toi qui de ta gloire emplie l’univers! non, jamais à personne tu ne t’es caché, mais c’est nous qui toujours nous cachons de toi, en refusant d’aller à toi : mais où donc te cacherais-tu, toi qui nulle part ne trouves le lieu de ton repos? Pourquoi te cacherais-tu, toi qui ne te détournes pas d’un seul entre les êtres, qui n’en repousses pas un seul? Viens donc, ô Maître, aujourd’hui dresse en moi ta tente; fais ta maison et demeure continuellement, inséparablement, jusqu’au bout, en moi, ton esclave, ô très bon, et que moi aussi, à ma sortie de ce monde et après ma sortie, je me retrouve en toi, ô très bon, et règne avec toi, Dieu qui est au-dessus de tout. Demeure, ô Maître, et ne me laisse pas seul, afin que mes ennemis survenant, eux qui toujours cherchent à dévorer mon âme, (mes ennemis) te trouvent demeurant en moi et qu’ils prennent la fuite, en déroute, impuissants contre moi, en te voyant, toi plus puissant que tout, installé à l’intérieur, dans la maison de ma pauvre âme. Oui, Maître, de même que tu t’es souvenu de moi, quand j’étais dans le monde et qu’au milieu de mon ignorance, c’est toi qui m’as élu et séparé de ce monde et établi devant la face de ta gloire, de même, maintenant, garde-moi à l’intérieur, debout pour toujours, inébranlable, dans ta demeure en moi : qu’en te voyant perpétuellement, moi, le mort, je vive; qu’en te possédant, moi le pauvre, je sois toujours riche, et riche par-dessus tous les rois; qu’en te mangeant et te buvant, en me vêtant à chaque instant de toi, j’aille de délices en délices en d’inexprimables biens : car c’est toi qui es tout bien et toute gloire et tout délice et c’est à toi qu’appartient la gloire, sainte, consubstantielle et vivifiante Trinité, Toi que vénèrent, que confessent, qu’adorent et que servent dans le Père, le Fils et le Saint-Esprit tous les fidèles, maintenant et toujours et aux siècles des siècles. Amen.

I

Sur l’illumination divine et la lumière de l’Esprit-Saint ; que Dieu est le seul lieu, dans lequel après le trépas tous les saints trouvent le repos ; que celui qui tombe en dehors de Dieu ne trouvera pas en un autre lieu le repos dans la vie future.

Quel est ce redoutable mystère qui s’accomplit en moi?

La parole ne peut l’exprimer, ni ma main

l’écrire, la misérable, pour louer et glorifier

Celui qui dépasse toute louange, qui dépasse toute parole.

Si en effet ce qui s’accomplit en moi, l’enfant prodigue,

est indicible, inexprimable, comment Celui

qui en est le dispensateur et l’auteur, comment, dis-moi,

aurait-il besoin de recevoir de nous louange ou gloire?

Non, il ne peut recevoir la gloire celui qui possède la gloire,

pas plus que ne peut être illuminé ou ne refléterait la lumière

ce soleil que nous contemplons dans le monde :

il éclaire, il n’est pas éclairé; il brille, il ne reçoit pas de lumière,

car il possède celle qu’il a reçue dès le commencement, du Créateur.

Si donc, en faisant le soleil, Dieu, le créateur de tout,

l’a fait sans nul besoin, pour prodiguer sa lumière

sans rien attendre de plus d’aucun autre être,

comment recevrait-il gloire de moi, l’infime,

car il est sans aucun besoin, le créateur du soleil,

celui qui de toute espèce de bien comble tous les êtres,

d’un signe, d’un vouloir, lui qui possède la force.

Ici, ma langue manque de paroles

et ce qui s’accomplit, mon intelligence le voit, mais ne l’explique pas :

elle contemple, elle désire le dire et elle ne trouve pas de mot :

ce qu’elle voit est invisible, entièrement dépourvu de forme,

simple, sans aucune composition, infini en grandeur. 25

En effet elle ne voit pas de commencement, ne découvre jamais de fin

et ignore toute espèce de milieu : comment donc dirait-elle ce qu’elle voit?

C’est l’ensemble, récapitulé, à mon avis, qu’on voit,

non certes par essence, mais par participation.

En effet, tu allumes un feu à un feu, c’est le feu tout entier que tu prends,

et pourtant le feu reste, non partagé, sans avoir rien perdu,

bien que le feu transmis soit séparé du premier

et passé à beaucoup de lampes, car c’est un feu matériel.

Mais celui-ci est spirituel, il est indivisible,

absolument impossible à séparer et à partager.

Non pas un feu qu’on transmet et qui en forme plusieurs autres,

mais à la fois il demeure indivisible et se trouve en moi.

Il se lève en moi, au dedans de mon pauvre

cœur, tel le soleil, ou tel le disque solaire

il se montre sphérique, lumineux, oui, telle une flamme.

Je ne sais — je le répète — ce que je puis en dire

et je voulais me taire — si seulement j’avais pu! —

mais la merveille redoutable fait bondir mon cœur

et ouvre ma bouche, ma bouche souillée,

et, malgré moi, me fait parler et écrire.

Toi qui t’es levé à l’instant dans mon cœur enténébré,

toi qui m’as montré des merveilles que mes yeux n’avaient point vues,

toi qui es descendu jusqu’en moi comme dans le dernier de tous,

toi qui m’as fait disciple et fils d’un apôtre

moi que le terrible dragon homicide

retenait auparavant comme ouvrier et instrument de toute iniquité,

– toi le soleil d’avant tous les siècles qui a brillé dans les enfers

et qui a ensuite éclairé mon âme plongée dans les ténèbres

et m’as fait don d’un jour sans déclin

– oh! la chose difficile à croire pour les lâches et paresseux de mon espèce! –

toi qui as comblé de tous les biens la misère qui m’habitait,

toi-même, donne-moi une voix, fournis-moi des paroles

pour raconter à tous tes œuvres stupéfiantes

et ce que tu opères (encore) aujourd’hui en nous tes serviteurs,

afin que ceux qui dorment dans les ténèbres de la négligence

et qui disent : «Impossible aux pécheurs de se sauver

et, comme Pierre et les autres apôtres, saints,

bienheureux et justes, de trouver, eux, miséricorde»

connaissent et apprennent que, pour une bonté

telle que la tienne, cela était facile et l’est encore et le sera!

Et ceux qui croient te posséder, toi la lumière du monde entier,

et qui disent ne pas te voir, ne pas être dans la lumière,

ne pas être éclairés, ne pas te contempler sans cesse, ô Sauveur,

qu’ils apprennent que tu n’as pas éclairé leur pensée

ni habité dans leur cœur souillé,

et qu’ils ont tort de se réjouir pour de vaines espérances

en s’imaginant voir ta lumière après leur mort.

Non, c’est dès ici-bas que les arrhes, c’est ici même que le sceau,

toi, Sauveur, tu les donnes aux brebis placées à ta droite;

si pour chacun, en effet, la mort ferme la porte,

si après le trépas pour tous pareillement il n’y a plus rien à faire

et si nul ne saurait plus agir bien ou mal,

– ô mon Sauveur, alors tel chacun sera trouvé tel il restera.

Voilà ce qui m’effraie, Maître, voilà ce qui me fait trembler,

voilà ce qui dessèche tous mes sens :

comme un aveugle mort et parti d’ici-bas

ne verra jamais plus sensiblement ce soleil,

même si, ressuscitant, il doit recouvrer la lumière de ses yeux,

de même celui dont l’esprit est aveugle, s’il meurt,

ne verra pas non plus le soleil spirituel, c’est-à-dire toi, mon Dieu;

mais il sortira des ténèbres pour s’en aller dans les ténèbres

et pour l’éternité il restera séparé de toi.

Nul homme, Maître, de ceux qui croient en toi,

nul de ceux qui ont été baptisés en ton nom,

ne pourra supporter ce lourd et redoutable fardeau

d’être séparé de toi, ô miséricordieux; terrible affliction,

terrible, intolérable, éternelle souffrance!

Quoi de pire, en effet, que d’être séparé de toi, Sauveur?

Quoi de plus douloureux que d’être retranché de la vie,

de vivre là-bas comme un cadavre, privé de la vie,

d’être privé de tous les biens à la fois?

Oui, qui de toi se sépare est privé de tout bien,

car il n’en sera pas alors comme il en va sur terre maintenant.

Maintenant, en effet, ceux qui t’ignorent ont les plaisirs corporels.

Sur cette terre ils se réjouissent, bondissant comme des bêtes;

ils possèdent ce que tu leur as donné pour en jouir en cette vie;

ils ne voient que cela, et ils s’imaginent qu’il en est de même

de ce qui suit le départ de l’âme, le départ de cette vie.

Mais c’est une fausse conjecture, une fausse opinion

quand ils prétendent être, pas avec toi sans doute, mais du moins dans le repos

et qu’ils se préparent un certain lieu — ô folie! —

qui ne recevrait pas de lumière, mais serait aussi dépourvu de ténèbres,

en dehors du Royaume, mais aussi en dehors de la géhenne,

à la fois loin du festin et loin du feu du châtiment;

et c’est là que les malheureux souhaitent de parvenir,

disant qu’ils n’ont pas besoin de ta gloire éternelle ou du Royaume des cieux, et qu’ils y sont dans le repos.

Hélas quel n’est pas leur aveuglement, quelle n’est pas leur ignorance,

quel n’est pas leur malheur, et leurs vaines espérances!

Nulle part cela n’est écrit et cela ne sera pas non plus;

mais, dans la lumière de tous les biens, ceux qui auront agi divinement,

dans les ténèbres du châtiment, les artisans du mal,

et au milieu, un abîme effrayant séparant les uns des autres,

comme tu nous l’as toi-même appris, toi qui as préparé tout cela.

Oui, pour l’homme qui tombe au milieu, ce sera pire

que les plus effroyables supplices, que les pires châtiments;

dans un abîme de tourments, dans un gouffre de perdition

il roulera, le malheureux, il sera entraîné

là où il est difficile de marcher, pour ceux qui, dans les tourments

voudraient passer dans la terre des justes,

mais qui préfèrent, dans le feu redoutable être réduits en cendres

plutôt que de se jeter dans cet effroyable gouffre.

Ainsi donc, ceux qui souhaitent se trouver là après le trépas,

que de larmes ils méritent, que de lamentations,

parce que, comme des troupeaux sans intelligence, ils sont parfaitement stupides,

ils souhaitent leur propre malédiction, ils s’égarent eux-mêmes.

C’est toi le Royaume des cieux, c’est toi, ô Christ, la terre promise aux doux,

toi la prairie du paradis, toi la salle du banquet divin,

toi la chambre des noces ineffables, toi la table ouverte à tous,

toi le pain de vie, toi le breuvage inouï,

toi à la fois l’urne pour l’eau et l’eau de la vie,

toi encore la lampe inextinguible pour chacun des saints,

toi le vêtement et la couronne, et celui qui distribue les couronnes,

toi la joie et le repos, toi les délices et la gloire,

toi l’allégresse, toi la félicité;

et ta grâce, ô mon Dieu, brillera comme le soleil,

grâce de l’Esprit de toute sainteté, en tous les saints;

et tu brilleras, inaccessible soleil, au milieu d’eux

et tous resplendiront, en proportion

de leur foi, de leur ascèse, de leur espérance et de leur charité,

de leur purification et de leur illumination par ton Esprit,

ô Dieu, seul longanime et Juge de tous les hommes.

Ils recevront des demeures et des lieux différents :

leur degré d’éclat, leurs degrés dans la charité

et la vision (qu’ils auront) de toi, tandis que la mesure de grandeur

de leur gloire, de leur jouissance, de leur réputation

distinguera leurs maisons, leurs merveilleuses demeures.

Voilà les tentes différentes, voilà les maisons nombreuses;

voilà les robes éclatantes des nombreuses dignités

et les couronnes variées, les pierres et les perles,

et les fleurs inflétrissables offrant un aspect surprenant;

voilà les lits et les couches, les tables et les trônes

et tout ce qui peut procurer les plus suaves délices :

c’était, c’est et ce sera de te voir, et seulement de te voir.

Ceux donc, je le répète, qui ne voient pas ta lumière

et ne sont pas vus de toi, mais retranchés

de ta vue en qui sont tous les biens, sont privés de ces biens.

Où donc trouveraient-ils le bien-être, où donc un lieu sans souffrance?

où donc habiteront-ils alors qu’ils ne sont pas devenus droits?

puisque «devant ta face ce sont les droits qui habiteront»,

puisque, pour eux aussi, c’est dans la rectitude du cœur que tu formes tes traits

et que c’est avec ta forme qu’ils habitent en toi, ô mon Christ,

ô merveille, incroyable don de ta bonté!

que les hommes puissent être «en forme de Dieu»

et qu’en eux prenne forme celui que rien ne peut contenir,

le Dieu immuable, inaltérable par nature,

qui veut venir habiter dans tous ceux qui en sont dignes,

de sorte que chacun possède entièrement en soi le grand Roi

et le Royaume même et tous les biens du Royaume,

et qu’il brille — comme a brillé dans sa Résurrection mon Dieu —

plus que les rayons de ce soleil que nous voyons :

et voici que les hommes, debout près de Celui qui les a glorifiés,

resteront stupéfaits, par l’excès de la gloire

et l’incessant accroissement de la splendeur divine.

Le progrès en effet sera sans fin, au long des siècles,

puisque l’arrêt de la croissance vers cette fin infinie

ne serait rien d’autre que la saisie de l’insaisissable

et que deviendrait objet de satiété celui dont nul ne peut se rassasier;

au contraire, d’en être comblé et d’être glorifié dans sa lumière

creusera un progrès sans fond et un commencement indéfini :

de même que, tout en possédant le Christ qui a pris forme au-dedans d’eux

ils se tiennent auprès de lui qui brille (d’une lumière) inaccessible,

de même en eux la fin devient principe de la gloire

et — pour t’expliquer plus clairement ma pensée —

dans la fin ils auront le principe et dans le principe la fin.

Considère, je t’en prie, que celui qui est comblé n’a pas besoin de plus,

tandis que la fin de l’infini, nul coureur ne l’atteindra.

Que passe en effet ce ciel que nous voyons

avec la terre et tout ce qu’elle contient, représente-toi (alors) ce que j’ai dit :

on atteindra le lieu où l’on trouvera son achèvement,

je ne parle pas d’un lieu corporel, mais par l’esprit tu pourras

atteindre la plénitude du monde incorporel :

ce n’est pas le monde, mais l’air comme il était avant,

même pas l’air, mais ce réceptacle inexprimable qu’on appelle le Tout

et qui est un abîme indéfini, de tous côtés,

tout entier également dans tous les sens, de part et d’autre :

c’est ce Tout qui est empli de la divinité de Dieu.

Aussi ceux qui en ont leur part, qui y ont leur demeure,

comment l’embrasseraient-ils tout entier, pour en être rassasiés?

comment atteindraient-ils la fin de ce qui n’a pas de fin, dis-moi?

Cela est impossible, de toute façon, il n’y a pas moyen :

et c’est pourquoi, ni dans les saints qui vivent ici-bas,

ni dans ceux qui sont déjà passés de l’autre côté, en Dieu,

une telle pensée ne saurait pénétrer;

recouverts qu’ils sont par la lumière de la gloire divine

ils sont éclairés, ils brillent, ils jouissent de ces délices

et ils savent vraiment, dans une totale certitude,

que l’achèvement en sera indéfini

et que la croissance de la gloire jaillira éternellement.

Mais ceux qui sont tombés en dehors de Dieu, je me

demande bien où est leur place?

eux qui se sont écartés loin de celui qui est partout,

et c’est vraiment, frères, une merveille pleine d’un grand effroi

et qui exige la réflexion d’un esprit illuminé

pour bien la comprendre et ne pas tomber

dans l’hérésie, faute de croire aux paroles de l’Esprit divin :

eux aussi, bien sûr, seront à l’intérieur du Tout,

mais en dehors de la lumière divine, et réellement en dehors de Dieu.

De même en effet que les aveugles, alors que le soleil brille,

bien que tout entiers baignés de sa clarté, passent leur vie hors de la lumière

dont ils sont séparés par les sens et par la vue,

de même dans le Tout (luit) la divine lumière de la Trinité,

et au milieu de cette lumière les pécheurs enfermés dans les ténèbres

sans voir, sans aucun sens divin,

mais brûlés dans leur conscience

et condamnés, connaîtront l’indicible affliction

et la douleur sans nom, pour l’éternité.

II

Quel changement s’est produit en ce Père ; comment, au plus haut point de la pureté, il s’est uni à Dieu ; quel il avait été, et quel il devint ; c’est ce que montrent maintenant ses poèmes d’amour adressés à Dieu. À la fin, il parle en théologien des anges.

Quelle est ta miséricorde sans mesure, Sauveur?

Comment as-tu daigné me faire membre de ton corps,

moi l’impur, le prodigue, le prostituée?

Comment m’as-tu revêtu de la robe éclatante,

fulgurante d’une splendeur d’immortalité,

qui change en lumière tous mes membres?

Car ton corps, ton corps immaculé, divin,

est tout fulgurant du feu de ta divinité

auquel il est indiciblement mêlé et conjoint;

et c’est la faveur que tu m’as faite aussi, mon Dieu.

En effet, cette sordide et périssable dépouille

unie à ton corps tout immaculé

et mon sang mêlé à ton sang,

je me suis uni, je le sais, également à ta divinité

et suis devenu ton corps très pur,

membre brillant, membre réellement saint,

membre resplendissant, transparent, lumineux.

Je vois la beauté, je considère l’éclat,

je reflète la lumière de ta grâce;

et je contemple avec stupeur cette splendeur indicible,

je suis hors de moi en pensant à moi-même :

ce que j’étais, ce que je suis devenu — ô merveille!

Je prends garde, je ressens devant moi-même un respect,

une révérence, une peur, comme devant toi-même,

et je ne sais que faire, devenu tout timide,

où m’asseoir, de qui m’approcher

et où poser ces membres qui sont les tiens,

à quelles œuvres, à quelles actions, ces membres

je pourrais bien les employer, redoutables qu’ils sont et divins.

Donne-moi de parler, et aussi de faire ce que je dis,

ô mon Artisan, mon Créateur, mon Dieu!

– car si ce que je dis je ne le réalise pas effectivement,

je suis devenu un airain qui résonne vainement à grand bruit

sans percevoir le son des coups.

Non, ne me délaisse pas, ne m’abandonne pas,

ne me laisse pas errer, mon Sauveur,

moi misérable, pauvre et étranger,

débiteur envers toi de dix mille talents,

mais, comme tu fis jadis, agis encore aujourd’hui, ô Verbe!

Alors en effet, héritage, territoire entier de mes ancêtres,

père, frères, mère, parents et étrangers

et tout le reste de ma famille et de mes amis,

tu m’as séparé d’eux, moi pécheur

plus misérable qu’eux tous, ô Sauveur,

et tu m’as recueilli dans tes bras immaculés

moi qui m’étais montré ingrat envers tes bienfaits.

Ainsi, maintenant encore, aie pitié, miséricordieux.

– Comme alors ou plutôt davantage encore, ô mon Dieu,

laisse-toi attendrir, entoure-moi de ta protection,

apaise les mouvements de ma colère

et rends-moi capable de supporter avec patience

toute épreuve et toute peine de cette vie,

tout ce que ma propre méchanceté m’attire,

tout ce que la jalousie des démons (invente pour) me tenter,

et tout ce que ceux de mes frères qui sont plus faibles

m’attirent par leurs paroles et leurs actions, hélas!

puisque mes propres membres m’épuisent

et que c’est à cause d’eux encore que je souffre ces peines.

Ce sont mes pieds qui m’entraînent, moi dont le rôle est d’être la tête,

je marche pieds nus et je me déchire aux épines,

je souffre par trop, je ne peux plus supporter cette douleur :

un de mes pieds va de l’avant,

mais un autre retourne en arrière,

ils me tirent, ils me traînent à hue et à dia.

Je suis écartelé, je tombe par terre,

je ne peux pas dans ces conditions les suivre tous,

rester par terre est pénible et marcher dans ces conditions

est pire que de rester par terre,

cela dépasse tous les autres malheurs.

Seigneur, donne-moi (un cœur) brisé, affligé

et daigne, dans les ténèbres de cette vie,

en ce monde-ci, en ce lieu de misère,

me permettre de te servir, de bien t’honorer

et d’observer tes saints commandements.

Je te rends grâces, parce que tu m’as donné de vivre,

de te connaître et de t’adorer, mon Dieu :

car la vie, c’est de te connaître, toi le seul

Dieu, créateur et auteur de tout,

non engendré, non créé, sans principe, unique,

et ton Fils, engendré de toi,

et procédant de toi l’Esprit très saint,

la trine unité digne de toute louange,

dont l’adoration et la vénération religieuse

surpassent toute autre gloire

qu’on pourrait citer sur terre ou dans les cieux.

Qu’y a-t-il chez les anges, qu’y a-t-il chez les archanges,

les dominations, les chérubins et les séraphins

et toutes les autres armées célestes

comme gloire ou comme lumière d’immortalité,

quelle joie, quelle splendeur de vie immatérielle,

sinon l’unique lumière de la Sainte Trinité,

indivisiblement divisée en trois,

lumière qui subsiste, unique, en trois personnes

et se fait connaître de façon inconnaissable, selon sa volonté,

car il n’est pas possible à la créature de connaître

totalement le créateur, de la même façon que lui-même

se connaît par nature,

c’est par grâce que voient et perçoivent

tous les anges et toute nature créée;

ils n’embrassent pas (la réalité), mais ils perçoivent,

selon que voudra se faire connaître ou apparaître

aux aveugles la lumière — ou même à des êtres qui voient;

sans lumière, en effet, l’œil ne voit pas,

mais c’est de la lumière qu’il reçoit la vision,

puisque c’est par elle qu’il a été créé.

Cite-moi un être incorporel ou corporel,

tu trouveras que c’est Dieu qui a tout fait;

qu’on te parle d’un être quelconque, ceux du ciel,

ceux de la terre ou ceux des abîmes,

pour eux aussi, pour tous, il n’y a qu’une vie, une gloire,

un désir et un royaume,

une unique richesse, joie, couronne, victoire, paix

ou tout autre éclat que ce soit :

la connaissance du Principe et de la Cause

d’où tout est venu, d’où tout a pris naissance.

C’est là ce qui maintient les choses d’en haut et les choses d’en bas,

c’est là ce qui met en ordre tous les êtres spirituels,

c’est là ce qui garde dans la soumission tous les êtres visibles.

C’est là ce qui assura la stabilité des anges

quand ils grandirent en connaissance et redoublèrent de crainte

en voyant Satan tomber

et ses compagnons emportés par la présomption.

C’est cela seul qu’oublièrent tous ceux

qui tombèrent, esclaves de leur orgueil;

tandis que tous ceux qui en conservèrent la connaissance,

soulevés par la crainte et l’amour,

s’attachèrent à leur Seigneur.

Ainsi la reconnaissance de Sa Seigneurie

produisait aussi l’accroissement de leur amour

parce qu’ils voyaient mieux et plus clairement

l’éclat fulgurant de la Trinité

et qu’en retour ceci chassait loin d’eux

toute autre pensée et rendait immuables

ceux qui à l’origine avaient reçu une nature muable

et qui demeurent (maintenant) dans la hauteur céleste.









TABLE

Table des matières

MYSTIQUES DE L’ANTIQUITÉ Du Cinquième au Dixième siècle 3

Textes réunis par Dominique Tronc 3

Avertissement 5

Saint AUGUSTIN 7

Présentation 7

Commentaire de la première épître de S.  Jean (Traités V à X) 7

INTRODUCTION [P. Agaësse] 7

TRAITÉ V Solution de la difficulté sur le péché. 15

TRAITÉ VI La charité sincère. 27

Péricope sur la prière. 30

Liaison de la foi au Christ et de la charité fraternelle. 34

TRAITÉ VII Exorde : la vie chrétienne est un cheminement. 43

La révélation de la charité. 43

b) L’Incarnation signe de la charité de Dieu pour nous. 47

TRAITÉ VIII. La charité demeure toujours. 53

L’amour des ennemis 55

a) Difficulté d’exégèse. 55

b) Acheminement vers la solution. 56

c) Solution de la difficulté. 61

Reprise du commentaire et conclusion. 63

TRAITÉ IX Exorde : gratuité de la charité. 67

L’amour bannit la crainte. 68

L’amour nous fait ressembler à Dieu. 75

TRAITÉ X Foi et charité fraternelle. 80

La charité fraternelle est la plénitude de la Loi. 84

L’Église corps du Christ. 88

La Trinité (Livre VIII, début) 93

PRÉSENTATION 93

LIVRE HUITIÈME L’INTELLIGENCE DU MYSTÈRE 97

Ire SECTION DIEU SOUVERAINE VÉRITÉ ET SOUVERAIN BIEN 99

IIe SECTION COMMENT LA FOI A LA TRINITÉ EST-ELLE POSSIBLE ? 103

IIIe SECTION CONNAISSANCE DE DIEU IMPLIQUÉE DANS L’AMOUR FRATERNEL 111

CONCLUSION 116

LIVRE NEUVIÈME. ÂME, CONNAISSANCE, AMOUR 117

Ire SECTION L’ÂME, SA CONNAISSANCE, SON AMOUR 119

DENYS l’Aréopagite 123

Présentation 123

Au confluent du courant chrétien et du courant néo-platonicien 123

Le philosophe historien Gandillac 126

L’érudit René Roques 126

Le Dictionnaire de spiritualité   128

Les Noms divins (Ch. I, IV-VII) 137

CHAPITRE PREMIER 137

CHAPITRE IV. 145

CHAPITRE VI 177

CHAPITRE VII 179

183

CHAPITRE VIII (début) 185

La Théologie mystique 187

La Hiérarchie céleste 193

CHAPITRE III 193

DAMASCIUS 197

Présentations 197

M.-C. Galpérine 197

Émile Bréhier 201

DE L'INDICIBLE 205

DU TOUT ET DU PRINCIPE DE TOUT 205

DE L'INCONNAISSANCE 213

DE L'ABSOLU 221

DES VOIES QUI PERMETTENT D'ACCÉDER AU PRINCIPE. 225

PREMIERE VOIE 225

DEUXIÈME VOIE 233

TROISIÈME VOIE 245

BARSANUPHE et Jean de GAZA 249

Lettres à André, Vieillard malade 249

Présentation 249

Échange de questions et réponses 251

PAROLES DU DÉSERT D'ÉGYPTE 285

Introduction [L. Regnault] 285

Abba Macaire de Scété, maître de prière 286

Deux disciples parfaits d'abba Macaire 289

Abba Arsène l’ermite par excellence 294

Abba Isidore le prêtre de Scété 296

Abba Moïse et Zacharie 299

Abba Jean Colobos [...] 300

Abba Ammonias 303

Abba Poemen l’incomparable 304

ISAAC le Syrien 309

Introduction [P. Placide Deseille] 309

LA VIE DE SAINT ISAAC LE SYRIEN 310

LA DOCTRINE SPIRITUELLE 311

Le dessein de l'oeuvre 311

Une anthropologie spirituelle 312

Les fondements de la vie en Christ 315

Les degrés de la vie spirituelle 316

Le degré corporel 317

Le degré psychique 318

Discours 329

DISCOURS 1 329

DISCOURS 3 329

DISCOURS 9 330

DISCOURS 12 332

DISCOURS 14 333

DISCOURS 15 333

DISCOURS 16 334

DISCOURS 17 335

DISCOURS 19 336

DISCOURS 20 341

DISCOURS 21 341

DISCOURS 23 342

DISCOURS 24 343

DISCOURS 30 343

DISCOURS 31-32 345

DISCOURS 33 349

DISCOURS 34 350

DISCOURS 35 351

DISCOURS 38 353

DISCOURS 39-40 354

DISCOURS 46 355

DISCOURS 49 356

DISCOURS 50 357

DISCOURS 56 358

DISCOURS 57 360

DISCOURS 60 360

DISCOURS 62 À 65 360

DISCOURS 66 364

DISCOURS 67 365

DISCOURS 69 366

DISCOURS 72 367

DISCOURS 73 368

DISCOURS 75-79 368

DISCOURS 81 369

DISCOURS 82-83 372

DISCOURS 84 373

DISCOURS 85 373

377

Jean de DALYATHA 379

Jean de Dalyatha (~690 ~780) 379

Présentation (R. Beuley) 381

1. L’auteur des Lettres : Jean de Dalyatha. 381

2. Les Lettres dans l’œuvre de Jean de Dalyatha. 382

8. Remarques sur la traduction française des Lettres. 384

Lettres 387

PREMIÈRE LETTRE [À un (autre) grand ancien de ses intimes] 387

DEUXIÈME LETTRE [À un autre Ancien] 389

QUATRIÈME LETTRE [À l’un des Frères ermites] 390

CINQUIÈME LETTRE À qui entend et obéit, la paix du Sanctificateur ! 393

SEPTIÈME LETTRE [du saint] 395

SA HUITIÈME LETTRE [à propos de ceux qui se réunissent pour former des clans, se donnent des supérieurs et des chefs, et s’opposent les uns aux autres] 395

NEUVIÈME LETTRE [du saint] 396

DIXIÈME LETTRE DU SAINT [C’est une de celles qui furent envoyées à son frère] 396

ONZIÈME LETTRE 397

DOUZIÈME LETTRE [Sur la prière] 399

TREIZIÈME LETTRE [Sur la solitude et la fuite des fréquentations] 402

QUATORZIÈME LETTRE 402

QUINZIÈME LETTRE 403

SEIZIÈME LETTRE 406

DIX-SEPTIÈME LETTRE [Sur la délivrance qui met fin aux combats et aux tribulations] 407

DIX-NEUVIÈME LETTRE [Sur le dépouillement et le chemin étroit, et sur le devoir de ne pas se soucier des choses corporelles] 408

VINGT-DEUXIÈME LETTRE 410

VINGT-TROISIÈME LETTRE 411

VINGT-CINQUIÈME LETTRE [Sur l’incompréhensibilité de Dieu] 411

VINGT-SIXIÈME LETTRE 413

VINGT-SEPTIÈME LETTRE 413

VINGT-HUITIÈME LETTRE 414

VINGT-NEUVIÈME LETTRE 414

TRENTE ET UNIÈME LETTRE 415

TRENTE-QUATRIÈME LETTRE 415

TRENTE-SIXIÈME LETTRE 416

QUARANTIÈME LETTRE [Relativement à une belle méditation] 418

QUARANTE-TROISIÈME LETTRE1 [Sur la pénitence et sur l’espérance et le réconfort donnés aux pécheurs] 423

QUARANTE-QUATRIÈME LETTRE1 430

QUARANTE-SIXIÈME LETTRE 430

QUARANTE-SEPTIÈME LETTRE 431

CINQUANTIÈME LETTRE1 [Sur le souvenir et la pensée de Dieu, et le regard fixé continuellement sur Lui] 434

CINQUANTE ET UNIÈME LETTRE1 [Sur la vision de Dieu] 439

HOMÉLIES 445

Présentation (N. Khayyat) 445

Deuxième chapitre : La vie de Jean de Dalyatha 445

L’opposition aux mystiques d’une partie du milieu monastique et de la hiérarchie. 446

Homélie VI : Sur les visites accordées aux moines 451

Homélie VIII : Sur la « théoria » qui coupe (de tout) 465

SYMEON Le Nouveau Théologien 471

Présentation 471

Syméon le Nouveau Théologien (949 - 1022) 471

Hymnes 475

Invocation au Saint-Esprit, par celui qui déjà le voit 475

I 476

Sur l’illumination divine et la lumière de l’Esprit-Saint ; que Dieu est le seul lieu, dans lequel après le trépas tous les saints trouvent le repos ; que celui qui tombe en dehors de Dieu ne trouvera pas en un autre lieu le repos dans la vie future. 476

II 484

Quel changement s’est produit en ce Père ; comment, au plus haut point de la pureté, il s’est uni à Dieu ; quel il avait été, et quel il devint ; c’est ce que montrent maintenant ses poèmes d’amour adressés à Dieu. À la fin, il parle en théologien des anges. 484

TABLE 489

Fin 494




Fin



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1Citations : La Trinité, Études augustiniennes, 16, 1991, II. Les Images, 71 & 63. – Au sein d’une immense littérature : Paul Agaësse (-1979), L’anthropologie chrétienne selon saint Augustin, Paris, Médiasèvres, 2004 ; Philippe Sellier, Pascal et saint Augustin, [1970], 1995.

2 Saint Augustin, Commentaire de la Première Epître de S. Jean, texte latin, introduction, traduction et notes par Paul AGAËSSE, s.j., Sources Chrétiennes n° 75, Cerf, 1961. -

3 Sur “l’érudit mystique”, v. dossier : 112.Paul Agaësse intégral.doc. - je m’en tiens ici à quelques extraits de son introduction à l’Epître de Jean. - Consulter le Dictionnaire de Spiritualité, article “Mystique” par le même Agaësse, Deblaere (autre spirituel), Adnes, Sales : DM, Fasc. 10. col. 1889/1984, volume d’un fort livre.

4 ce qui permet de sortir de la dualité (supposée par l’affirmation divine) NDE DT



5 il s’agit de rendre compte de la grâce : tout tourne autour de l’expérience intérieure d’être un canal par où passe l’amour; dans une vision duelle on conserve ‘Dieu’ - dans une vision moniste on utilisera les termes ‘énergie’ etc. Mais peu importe puisque ces distinctions concernent la dénomination de l’indicible. NDE DT

6 Note omise et de même ensuite (nombreuses références). - le début du texte assez basique traitant du péché pris au sens ordinaire peut être rapidement parcouru : discours qui s’adresse à tous (§3 début) .

7 Ajout-titre du traducteur

8 Italiques = soulignement.

9 ŒUVRES DE SAINT AUGUSTIN 16 LA TRINITÉ LIVRES VIII-XV, Traduction par P. AGAESSE, S. J. Notes en collaboration avec J. MOINGT, S. J., ÉTUDES AUGUSTINIENNES 1991

10 Oeuvres de Saint Augustin 16, La Trinité, Livres VIII-XV, Etudes Augustiniennes, 1991, Livre Huitième, 25 sq.

11 Ici commence ce qui nous intéresse ! DT

12 Expériences mystiques en Occident I. Des Origines à la Renaissance, Les Deux Océans, 2012, 45.

13Dictionnaire critique de théologie, 1998, 964a.

14« Nous essayons d’abord de voir le soleil, et de loin du moins nous le voyons ; mais plus nous allons à lui, moins nous le voyons et à la fin nous ne voyons plus ni lui ni les autres choses. Au lieu d’être œil qui reçoit la lumière, nous sommes devenus la lumière elle-même » (Damascius, Des premiers principes, trad. Galpérine, 222).

15Pseudo-Denys, Œuvres complètes… trad. Gandillac, Aubier, [1943], 1980. [Noms divins : 701C-708A sur le Bien, le Beau, l’intériorité, 712C-713D sur l’amour, 872A-873A sur l’inconnaissance. Hiérarchie céleste : 165A-168A] ; DS 3.244/429 ; J. Krynen [thèse disponible aux Archives Saint-Sulpice, annotée par Orcibal] ; R. Roques, L’univers dionysien, 1983.

16Pseudo-Denys, Œuvres…, op.cit., « Les noms divins » 101 et 102, [704A et 705A].

17Le centre de révolution caché qui sous-tend les limites ou frontières au sein desquelles sont canalisés certains phénomènes dynamiques, tels que des trajectoires fermées qui, considérées individuellement, sont chaotiques (dont les révolutions ne répètent jamais le même parcours).

18Ibid., 104 [708A-B].

19Ibid., « La hiérarchie céleste »,198 [168A].

20Une belle analogie « par réflexion » a été proposée par un disciple d’Ibn ‘Arabi : l’analogie optique d’Amoli (-1385) utilisant les moyens connus à son époque (optique « par réflexion ») est explicitée par H. Corbin, Le paradoxe du monothéisme, L’Herne, 1981, LP, 1992, 27 sq. Elle permet « d’intégrer et de différencier », de voir à la fois la flamme unique divine (centrale) et les multiples miroirs (ces derniers seuls perçus par la plupart des hommes malgré l’Image unique qu’ils reflètent).

21Madame Guyon, Correspondance I, Paris, Champion, 2003, lettre à Fénelon n° 201, novembre 1689, 423. - Ces « miroirs pénétrés » sont des lentilles dont les propriétés optiques furent découvertes au début du XVIIe siècle ; en 1609 Galilée apprend l’existence du télescope hollandais, qu’il réinvente, publiant l’année suivante Sidereus nuncius, « le messager des étoiles ».

22 Le DS consacre à notre Denys : au tome II les col. 1885 à 1911 puis au tome III les col. 244 à 429, soit 211 colonnes - l’équivalent d’un fort volume - sans compter les multiples références relevées partout ailleurs par A. Derville dans ses Tables générales, 1992, col. 160-161...

23 Oeuvres complètes du PSEUDO-DENYS L'ARÉOPAGITE, traduction, préface, notes et index par MAURICE DE GANDILLAC, nouvelle édition avec appendice, Bibliothèque Philosophique, AUBIER MONTAIGNE, 1943, Introduction, 33.

24 RENÉ ROQUES, L'univers dionysien structure hiérarchique du monde selon le Pseudo-Denys, LES ÉDITIONS DU CERF, 1983. - R. Rocques est déja très présent dans les DS tomes II et III.

25 DICTIONNAIRE DE SPIRITUALITÉ ASCÉTIQUE ET MYSTIQUE DOCTRINE ET HISTOIRE / FONDÉ PAR M. VILLER, F. CAVALLERA, J. DE GUIBERT, S. J. CONTINUÉ PAR A. RAYEZ, A. DERVILLE ET A. SOLIGNAC, S. J. AVEC LE CONCOURS D'UN GRAND NOMBRE DE COLLABORATEURS / TOME III Dabert. — Duvergier de Hauranne. / Beauchesne, Paris, 1957 /art. "2. DENYS L'AREOPAGITE (LE PSEUDO-)", col. 244 sv.

26 DS, col.1885-1911, « :E. Contemplation, extase et ténèbre chez le pseudo-Denys » par René Rocques - brève partie de l’entrée « CONTEMPLATION », col. 1643 à 2193 (550 colonnes!).

27 Œuvres complètes du PSEUDO-DENYS l’aréopagite, Traduction, commentaires et notes par Maurice de Gandillac, Bibliothèque Philosophique, AUBIER MONTAIGNE, 1943.

28DAMASCIUS / DES PREMIERS PRINCIPES /Apories et résolutions, Texte intégral - Introduction, notes et traduction du grec par Marie-Claire Galpérine, Verdier, 1987.

29 Galpérine, Quatrième de couverture.

30Galpérine, Introduction, 9-13.

31Notes omises

32Galpérine, Introduction, 97.

33 Émile Bréhier, Histoire de la philosophie. PUF, 2004, 433-436 .

34notre choix justifié, outre la fermeture de l’Antiquiité non chrétienne

35Évité en son début repris ici.

36Galpérine, 149-200 (sur 813 pages).

37 Barsanuphe et Jean de Gaza, Correspondance, Recueil complet traduit du grec par Lucien Regnault et Philippe Lemaire ou du Géorgien par Bernard Outtier, Abbaye Saint-Pierre de Solesmes, 1971

38Lucien Regnault, o.s.b., Paroles du désert d'Égypte Une vie cachée en Dieu et ouverte au prochain, Éditions de Solesmes, 2005.

39 SAINT ISAAC LE SYRIEN DISCOURS ASCÉTIQUES SELON LA VERSION GRECQUE

Traduction française, introduction et notes par le R. P. PLACIDE DESEILLE

MONASTÈRE SAINT-ANTOINE-LE-GRAND - MONASTÈRE DE SOLAN

40Robert Beulay, L’enseignement spirituel de Jean de Dalyatha, mystique syro-oriental du VIII e siècle, Beauchesne, 1990. Citation p. 406. Par quelque secrète symbiose, R. Beulay sait rendre compte précisément et admirablement des étapes de la voie  proposée : purification, sanctification et illumination, union …

41Du même R. Beuley : La lumière sans forme, coll. L’esprit et le feu, Chevetogne, 1987, 356 pages.

42Paru postérieurement où R. Beuley semble avoir pleinement partagé la vie intérieure de son héros : L’enseignement spirituel de Jean de Dalyatha/Mystique syro-oriental du VIIIe siècle […], Beauchesne, 1990.

43 Notice reprise d’Expériences mystiques en Occident I Des Origines à la Renaissance, Les deux Océans, Paris, 2012, 54 sv.

44Syméon, Chapitres Théologiques Gnostiques et pratiques, SC 51bis (1957) ; Catéchèses I, II, III, SC 96, 104, 113 ; Traités Théologiques et éthiques I & II, SC 122 & 129 ; Hymnes I, II, III, SC 156, 174, 196 (1973).

45 DS 14.1391.

46Hymne III.

47Hymne XXXIII.

48Hymne XVI.

49Hymne XV.

50O résurrection soudaine, ô miséricorde infinie !

O toi qui dans le buisson des pensées as jeté le feu,

Te voici aujourd’hui arrivé riant, arrivé telle la clef d’une prison.

Tu es venu chez les pauvres comme une aumône, pareil à la grâce divine.

Toi le chambellan du soleil, toi nécessaire à l’espoir,

Tu es le but et le chercheur, tu es la fin et le commencement,

Tu es apparu dans les cœurs, tu as orné les pensées.

C’est toi qui présentes la demande, et c’est toi aussi qui l’exauces

(Rûmî, Odes mystiques, trad. E. de Vitray-Meyerovitch et M. Mokri, Klincksieck, 1973 : ici citée l’ouverture de la première ode).

51 DS 14.1398 ; citation : SC 129, 247.

52SC 129, 221.

53Ibid., 11, 13.

54Ibid., troisième série, 38.

55 HYMNES 1-15 INTRODUCTION, TEXTE CRITIQUE ET NOTES PAR Johannes GODER, TRADUCTION PAR Joseph PARAMELLE, s. j., Les Éditions du Cerf, 1969.


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