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Copyright 2020 Dominique Tronc













MYSTIQUES BOUDDHISTES I DE L’INDE ET DU TIBET





Le Bouddhisme ancien

VIMALAKIRTI ~400

ÉCOLE DE LA VOIE DU MILIEU

MORTS TIBÉTAINS ~1000

MILAREPA ~ 1200

BRUG-PA ~ 1500

Bouddhistes modernes







Série «  Mystiques  du Monde »



I. Antiquité judéo-chrétienne et grecque

Des origines au troisième siècle

II. Antiquité chrétienne

Du cinquième au dixième siècle

III. Moyen Âge chrétien

Du douzième au quatorzième siècle

IV. Chrétiens à la Renaissance

Quinzième et seizièmes siècles

V. Chrétiens à l’âge classique

Dix-septième siècle

VI. Figures européennes

Du dix-huitième au vingtième siècle



VII. Sufis en terres d’Islam

Du neuvième au treizième siècle

VIII. Sufis en terres d’Islam

Du quatorzième au vingtième siècle



IX. Figures mystiques de l’Inde traditionnelle

X. Mystiques bouddhistes de l’Inde et du Tibet

XI. Mystiques bouddhistes de la Chine et du Japon

XII. Mystiques taoïstes et confucianistes de Chine



XIII. Poèmes de Chine, Corée, Japon

XIV-XVI Poèmes d’Occident



Après des florilèges chronologiques, je propose dans cette série une dizaine de figures mystiques par tome en livrant des textes majeurs non coupés.

Le Bouddhisme ancien



Aux sources du Bouddhisme, Fayard, 1997, chapitre I. Le bouddhisme ancien (Lilian Silburn)



Aperçu sur la vie et la mort du Buddha

Le Buddha naquit vers 560 avant J.-C. à Kapilavastu, modeste capitale d’un petit État frontière en bordure de l’actuel Népal, au pied de l’Himalaya. Son père, Suddhodara, appartenait à la famille des sakya, caste noble ; sa mère, Maya, mourut peu après sa naissance, et l’enfant Siddhartha 1 fut élevé par sa tante. Très jeune, il se mit en quête du nirvāna2. Voici de façon résumée selon le Majjhimanikaya ce que fut cette quête mystique (arya) telle qu’il la conte aux moines :

« L’idée me vint : et si moi, sujet à la naissance à cause du soi, ayant reconnu le danger dans ce qui est également sujet à la naissance, je recherchais le non-né, le havre, le nirvāna…, je recherchais ce qui échappe à la vieillesse, à la douleur, c’est-à-dire le havre, l’immaculé, le nirvāna ! Alors, moines, dans l’éclat de la jeunesse, mes cheveux étant d’un noir de jais, ayant rasé barbe et cheveux et revêtu les robes safran, malgré les pleurs de mes parents, je quittai ma demeure. »

Ainsi « en quête de l’incomparable et excellent royaume de la paix », il va trouver Alara le Kalama et très vite, par sa propre connaissance, il réussit à obtenir l’expérience atteinte par ce maître célèbre ; il accède au plan du vide où il n’y a rien ; et bien qu’Alara l’honore et le traite comme son égal Sakyamuni comprend que cette expérience ne conduit pas au dégoût du monde, à l’absence de convoitise, à l’arrêt, à [26] l’apaisement, à la connaissance surnaturelle, à l’Éveil, au nirvāna, mais seulement au rien. Il part donc et va trouver Uddaka Ramaputra. Il ne tarde pas à obtenir cette nouvelle expérience qui, se dit-il, ne conduit qu’au plan où il n’y a ni perception ni non-perception. De nouveau il quitte ce maître. En ces deux ravissements3, il l’a compris, la conscience est très réduite, désir et appropriation subsistent, ils ne mènent donc pas à la paix définitive, ils offrent seulement une évasion fugitive hors du monde du désir et de la douleur4.

C’est alors qu’une comparaison ignorée auparavant vint spontanément à l’esprit de Gotama : on ne peut faire du feu en frottant deux morceaux de bois humides, pleins de sève et posés sur un sol mouillé. Si des moines conservent des désirs pour les plaisirs sensoriels, en ont soif, y sont attachés, y aspirent fiévreusement, quelles que soient leurs impressions, ils n’éprouvent que lassitude et anxiété ; ils ne sont pas aptes à la Connaissance, à la vision intuitive, à l’Éveil incomparable. C’est qu’ils ne sont pas débarrassés intérieurement des désirs tout comme les morceaux de bois doivent l’être de toute trace d’humidité pour qu’ils puissent servir à allumer le feu.

« Alors, Aggivessana, poursuit Gotama, il me vint à l’esprit : si maintenant les dents serrées, la langue appuyée contre le palais je dominais, domptais, restreignais ma pensée par le cœur ? » Et il se livre pendant cinq ans à des exercices extrêmement violents et douloureux qui le mènent au seuil de la mort.

Il suspend entièrement sa respiration et il entend un bruit aussi retentissant qu’un soufflet de forge ; il souffre de terribles maux de tête, de chaleur intolérable par tout le corps et, parce que son corps est tendu, sa lutte contre cette douleur même le harasse.

Il mange de moins en moins, ses membres deviennent semblables à des lianes flétries, son ventre touchant à l’épine dorsale, et celle-ci ressemble à un chapelet5.

Il se dit alors : « À quoi bon ! Ce n’est pas par ces terribles mortifications que j’atteindrai les expériences d’hommes éminents ni la Connaissance ni la vision des mystiques. N’y a-t-il pas un autre chemin vers l’Éveil ? Il me vint à l’esprit : un jour que mon père le Sakya labourait6 , j’étais assis à l’ombre fraîche d’un jambu, détaché des désirs et des mauvaises dispositions, et j’entrai dans la première absorption avec toute la joie et le bonheur qu’elle [28] comporte, mais non exempte d’attention et d’analyse. Fallait-il y voir le chemin de l’Éveil ? Je me demandai si je craignais ce bonheur si différent du bonheur des désirs…, et je vis que je n’avais nulle crainte de ce bonheur. Mais comme il n’est pas facile d’atteindre ce bonheur en soumettant le corps à d’extrêmes mortifications…, je pris de la nourriture. »

Ses forces reviennent et il entre successivement dans les trois autres absorptions et parvient au sommet où règnent la lucidité et l’impassibilité7.

À ce moment-là, les cinq ascètes qui vivaient avec lui le quittent voyant « que l’ascète Gotama renonce à tout effort et vit dans l’abondance ».

Toujours en quête de l’incomparable et excellent royaume de la Paix, Gotama parcourt le Magadha et arrive à Uruvela. Il y aperçoit un bois charmant et une rivière transparente ; il se dirige vers un figuier qui sera l’arbre de l’Éveil en un lieu que l’on appellera par la suite Bodhgaya ; il s’y assied, décidé à ne point bouger qu’il n’ait atteint son but.

« Alors, moines, me sachant sujet à la naissance, connaissant le danger dans ce qui est sujet à la naissance, cherchant le non-né, l’incomparable havre, le nirvāna…, je conquis la parfaite sécurité8, non née, non destructible, immortelle, sans douleur, immaculée, le nirvāna. Connaissance et vision surgirent en moi inébranlable est ma liberté, c’est ma dernière naissance, je ne renaîtrai plus9. »

A un moine qui lui demandait la cause qui permet d’obtenir l’Éveil et de se rappeler les existences antérieures, Bhagavant répondit :

« La bodhi n’a point de signes ni de marques distinctives : ce qu’on peut savoir à cet égard n’est d’aucune utilité ; mais le soin qu’on met à exercer son esprit est d’une grande importance. Il en est comme d’un miroir nettoyé et poli, devenu clair et brillant, en sorte que les images s’y reproduisent avec éclat et netteté. Ainsi, quand on a renoncé aux désirs, et qu’on est entré dans la pratique complète de la loi du vide, la voie des mystiques 10 se manifeste [28] dans toute sa pureté ; on peut l’atteindre et du même coup se rappeler les existences antérieures11. »

Dès qu’il eut atteint l’Éveil, le Buddha prononça ces paroles :

« J’errais sur le chemin sans fin des nombreuses renaissances, cherchant en vain l’architecte de l’édifice. Quel tourment que de renaître sans cesse ! O architecte de l’édifice, je t’ai découvert ! Tu ne rebâtiras plus l’édifice. Tes poutres sont toutes brisées, le faîte de l’édifice est détruit ! Cette conscience a perdu ses énergies fabricatrices et est parvenue au terme des soifs. » (DmP., p. 153-154.)

Le Majjhimanikâya (167-169) poursuit :

« Il me vint à l’esprit : ce dhamma 12 que j’ai acquis est profond, difficile à comprendre, caché, paisible, excellent, au-delà du rai­sonnement, subtil, accessible aux [seuls] sages ; mais l’humanité prend son plaisir dans l’alaya, se réjouit dans l’alaya, se complaît dans l’alaya… [c’est-à-dire les objets du désir, “refuge” des gens ordinaires]. Il lui est donc difficile de percevoir la loi de produc­tion en dépendance ainsi que l’apaisement de toutes les énergies causales, le renoncement à l’attachement, la suppression de la convoitise, l’absence d’attraction, l’arrêt, le nibbana. Si j’enseigne ce dhamma et qu’on ne le comprenne pas, il n’y aura là pour moi qu’inutile effort et fatigue. Ce que j’ai acquis à grand-peine, à quoi bon le révéler ? Ceux qu’aveuglent attraction et répulsion… ne peuvent comprendre une telle Doctrine qui s’avance à contre-courant, subtile, profonde, difficile à saisir, délicate. »

Or, Brahma Sahampati se dit : Le monde va périr si le Tathagata, incliné à demeurer en paix, n’enseigne pas le dhamma ; et il s’efforce de convaincre le Buddha par ces mots :

« Comme un homme sur un rocher au faîte d’une montagne surveillerait les gens alentour, ainsi, Toi, ô Très-Intelligent, Toi qui vois tout, ayant gravi le sommet du dhamma, Toi qui t’es libéré toi-même du chagrin et qui contemples les humains tombés dans le chagrin, opprimés par naissance et vieillesse, lève-toi, héros, Victorieux, conducteur de caravane, sans dette, parcours le monde ; daigne le Bienheureux enseigner la Doctrine : la réalise­ront ceux qui sont aptes à la comprendre. »

Alors le Buddha, par compassion pour l’humanité, contemple le monde de son œil d’Eveillé et voit que certains êtres ont peu de poussières dans les yeux et d’autres beaucoup, si les uns sont de vives facultés, les autres sont de facultés lentes. Il répond alors à Brahma : « La porte de l’immortel est grande ouverte à tous les auditeurs ; que ceux qui ont des oreilles entendent et aient foi… »

Il se demande à qui prêcher d’abord la Doctrine et pense à ses maîtres Alâra et Uddaka qui, sages, instruits et intelligents, comprendront très vite ce dhamma. Mais il apprend qu’ils viennent de mourir. Il pense alors à prêcher le dhamma aux cinq moines résolus et énergiques, ses compagnons d’ascèse. Par sa vision divine il les voit à Kasi (Bénarès) et s’y rend. En chemin, il rencontre un ascète nu qui s’étonne de l’éclat qui se dégage de sa personne : « Ta physionomie est sereine, ton teint pur et clair ; qui t’a initié, quel est ton maître et quelle doctrine enseigne-t-il ? » Le Buddha lui répond par ces stances :

« J’ai tout surmonté, je sais tout, je suis immaculé au milieu de toutes les choses, renonçant à tout, libéré par la destruction de la soif, ayant obtenu par moi-même la Connaissance surnaturelle, qui désignerais-je [comme mon maître] ? Pour moi, point de maître. On ne trouve personne semblable à moi, je suis l’incompa­rable instructeur, je suis l’arhat en ce monde. Seul, je suis complè­tement éveillé. Parvenu à la fraîcheur, je suis nirvané.

« Pour tourner la roue du dhamma, je vais à la ville Kasi, battant le tambour de l’immortel [amata] dans un monde devenu aveu­gle. » L’ascète : Prétends-tu être le Victorieux sans limite ? — Le Buddha : Sont des victorieux ceux qui pareils à moi ont détruit leur flux impur…

« A ceci, Upaka l’ascète nu lui répondit : C’est bien possible, révérend, et, secouant la tête, s’en alla par un autre chemin. 13. »

« Quand le Buddha parvint à Bénarès, au bosquet des gazelles, les cinq moines l’aperçurent de loin et se mirent d’accord pour ne pas l’accueillir avec égards : voici venir le religieux Gotama qui vit dans l’abondance et a vacillé dans ses efforts ascétiques… Mais, à son approche, ils ne purent tenir leur promesse : ils s’avancèrent au-devant du Bienheureux avec respect, chacun s’empressant à le servir… Le Buddha leur tint alors ce discours : “Ô moines, ne vous adressez pas au Tathagata 14 par son nom, le Tathagata est un arhat, le Buddha, complètement éveillé ; écoutez-moi, ô moines, j’ai trouvé l’immortel [amata], j’instruis, j’enseigne la Doctrine. Bientôt, en cette vie même, par votre propre connaissance surnaturelle, vous connaîtrez directement et vous vivrez ce but suprême de la vie parfaite pour lequel les fils de famille renoncent au monde et mènent la vie errante des moines.”

Le Buddha, ayant réussi à convaincre ces cinq moines, termina ce discours sur la quête mystique en comparant celui qui voit par sa sapience « à un daim vivant dans la forêt et qui s’ébat sur ses pentes ; c’est en toute confiance qu’il avance, qu’il se tient debout, ou se couche, en toute confiance qu’il se repose : il est hors d’atteinte du trappeur. De même, le moine qui se détourne des plaisirs sensoriels et entre dans les quatre absorptions, les quatre ravissements, ses flots impurs étant taris, c’est en toute confiance qu’il avance, qu’il se tient debout, ou se couche, en toute confiance qu’il se repose : il est hors d’atteinte du mal 15 ! ».

Ce qui frappe quand on lit les multiples récits qui évoquent sa vie, après son illumination, c’est qu’aucun événement, hormis sa mort, ne semble jaillir de sa décision propre, de son projet ou de son intention, il suit le cours des événements. S’il enseigne c’est que Brahma Sahampati quitte le monde de Brahma pour l’en prier, s’il ordonne les premiers disciples c’est qu’ils le demandent ; c’est la saison des pluies qui fera naître la communauté sédentaire ; si un ordre religieux de femmes est instauré, c’est sous la pression de son entourage, il cède à l’intervention d’Ananda en faveur de la tante du Bienheureux, il sait pourtant que ce sera néfaste à la Doctrine. S’il donne le pouvoir d’ordonner les moines, c’est poussé par le nombre de disciples et les difficultés qu’ils ont à se déplacer. Et si Ananda avait su l’implorer au moment voulu, il aurait vécu plus longtemps.

Ainsi il n’y a plus d’histoire personnelle pour qui a vu le dhamma face à face et les multiples récits reflètent à la fois la pure simplicité et l’éclat insaisissable de celui qui pendant quarante ans sillonne l’Inde du Nord, sans laisser d’autre trace que le flambeau de la Doctrine dans le cœur des disciples.

Il va et vient d’une ville à l’autre entouré de ses amis, s’assied sous les arbres de la méditation, parcourt bois et monts, sollicité par prince, moines ou laïques.

Et pendant quarante ans viennent battre aux pieds de l’Éveillé les flots du désir de ceux qui le sollicitent. Pendant quarante ans par sa parole ou son silence il encourage, soutient, instruit chacun selon ses besoins, chacun selon son niveau : calme, profondément tranquille, plein de compassion, il répète la Doctrine et accueille inlassablement l’ignorance jusqu’à ce qu’elle se dissipe d’elle-même dans le cœur du nouvel adepte. Sans arme ni bâton il dompte l’éléphant furieux lancé contre lui par Devadatta, sans jugement ni contrainte il dompte les cœurs, à sa seule approche les meurtriers renoncent à leurs armes, les cœurs à leurs désirs.

Sans doute prêche-t-il toujours la même Doctrine mais elle se colore toujours des particularités de celui à qui elle est prêchée. Aux jeunes gens qui font souffrir les poissons on demande s’ils aimeraient souffrir, aux moines qui laissent périr l’un des leurs dans la solitude on demande qui les soignera à la fin de leur vie. Comment ne pas être touché par un tel effacement, lié à une telle omniscience ? Seules le guident les circonstances de la vie quotidienne et la pureté de la Doctrine.

On comprend que les témoins recourent parfois au merveilleux ou à l’anecdote plus significative qu’historique pour exprimer le perpétuel miracle de celui qui dans une inébranlable égalité se montre à la fois et en même temps homme comme tous les hommes et Tathagata.

Ascète gracieux au teint d’or, il inspire confiance, sa voix est séduisante, son expression claire et sans ambiguïté. Il peut certes accomplir des prodiges, mais il mène la vie simple et ordinaire d’un moine errant. Il lui arrive de dormir, d’être malade, et quand la foule se fait trop pressante, trop hétérogène, il se retire dans la forêt parce qu’il est las.

Il ne faut pourtant pas le confondre avec les hommes qui l’entourent car il est le Tathagata, il le proclame haut et clair, avec une fermeté indifférente qui porte le sceau de la grandeur de son Expérience.

Il a vu les choses telles qu’elles sont, il a trouvé les voies de la Délivrance, il a eu par lui-même une expérience inconnue, et il est seul à le savoir. S’il le répète sans hésitation, ce n’est point pour affirmer une supériorité ou un privilège mais par amour pour les êtres qui restent plongés dans la souffrance : ils doivent savoir que la délivrance est possible puisqu’il est délivré. Qui d’autre que lui pourrait en témoigner ?

“Tout ce que le Tathagata a dit entre la nuit de l’Éveil suprême et la nuit où il mourut, tout ce qu’il a dit ou exposé, c’est « ainsi » et non autrement, et pour cela il est nommé Tathagata 16 : ce qu’il [32] dit, il le fait, et ce qu’il fait, il le dit. Et il va selon sa parole, et sa parole selon le cours de sa marche ; on le nomme donc Tathaga­ta.” (D. N. , III, p. 135.)

Le parinirvāna du Buddha

“Le vénérable Ananda rentra dans le monastère et resta à pleu­rer, appuyé au chambranle de la porte…

« Le Bienheureux demanda à un moine : “Où donc est Anan­da ? — Maître, le Vénérable Ananda est entré dans le monastère et, appuyé au chambranle de la porte, il pleure en pensant : Je ne suis, en vérité, qu’un apprenti en cours d’études et voilà que mon Instructeur va s’éteindre complètement, lui qui avait compassion de moi.”

“Le Maître dit alors à un religieux : “Toi, va dire à Ananda que le Maître l’appelle. — Bien, repartit le moine.” Il alla trouver Ananda et lui dit : “Ami Ananda, le Maître t’appelle. — C’est bien”, répondit Ananda. S’étant rendu auprès du Bienheureux, il le salua respectueusement et s’assit sur le côté.”

Le Bienheureux lui parla en ces termes :

Assez de pleurs et de lamentations, Ananda, n’ai-je pas prêché pour prémunir contre la séparation, la privation, l’éloignement de tout ce qui nous est cher et qui nous enchante ? Comment serait-il donc possible que ce qui est né, devenu, composé, qui a pour nature de disparaître ne se dissolve pas ? Cela ne se peut voir. Longtemps, Ananda, tu étais très proche du Tathagata par tes paroles, actes et pensées d’amour, de bonté et de joie qui ne se démentaient pas et dépassaient toute mesure. Tu as fait ce qu’il fallait, Ananda, tu seras bientôt libre des flots impurs [c’est-à-dire un arhant17 ].”

Le jour même de la mort du Buddha, un jeune Malla, Pakkusa, lui offrit deux robes tissées d’or et prêtes à être portées. Après son départ le vénérable Ananda en revêtit le Buddha et s’exclama :

« Quelle merveille, Seigneur, quel prodige ! Le teint du Bien­heureux est si pur et tellement rayonnant qu’auprès du corps du Bienheureux ces robes tissées d’or semblent avoir perdu tout éclat. — Il en est ainsi, Ananda. En deux circonstances, le teint du Tathagata devient pur et excessivement rayonnant : la nuit où le Tathagata s’éveille au suprême et parfait Éveil et la nuit où il s’éteint complètement dans le domaine du nirvāna sans résidu. Et aujourd’hui, Ananda, à la troisième veille de la nuit, dans le bos­quet des arbres jumeaux sal…, le Tathagata entrera dans le nirvāna.»

Juste avant de mourir le Buddha s’enquiert auprès de ses disciples :

Il se peut que quelque frère parmi vous ait des doutes et des incertitudes au sujet du Buddha, de la Doctrine et du chemin. Interrogez-moi librement afin que plus tard vous ne vous fassiez pas ce reproche : «Notre maître était avec nous en personne et nous n’avons pu nous décider à poser des questions au Bienheu­reux.» Comme tous les moines gardaient le silence, Ananda s’étonne et s’émerveille que dans cette nombreuse assemblée de moines aucun d’eux n’éprouve le moindre doute ou incertitude. Le Buddha prédit alors que tous sont assurés d’atteindre un jour l’Éveil. Puis le Bienheureux leur adressa la parole pour la dernière fois

Ô moines, faites attention, je vous en conjure : les tendances fabricatrices 18 sont choses périssables. Veillez à vous accomplir19.”

Le Buddha entra, dit-on, dans la quatrième absorption et, de là, dans le nirvāna.

L’enseignement

Par contraste avec les religieux qui prétendent avoir atteint la connaissance surnaturelle par ouï-dire grâce à l’enseignement des Véda, ou par la foi, ou encore par le raisonnement et l’investigation, le Bud­dha proclame :

“J’appartiens à ces religieux et brahmanes qui ont pleinement compris, et uniquement par eux-mêmes, des expériences [dhamma] encore inconnues et ont atteint ici et maintenant l’ex­cellence quant à la conduite pure et à la Connaissance surnatu­relle.” (M. N. , II, 211.) [34]

Ce dhamma, précisons-le, il l’a touché de tout son être [kaya] par le cœur, réalisé dans l’intériorité [paccattam], à part de toute croyance, inclination, connaissance par ouï-dire, opinion, réflexion”. (S. N. , II, p. 115.)

Après l’avoir «touché», le Buddha enseigne le dhamma. Ce dhamma n’est pas un savoir, mais une expérience, l’expérience de la Réalité. Comme il le déclare : J’ai bien enseigné le parfait, l’intemporel et l’immédiat [sanditthika]” (Sn, st. 567), c’est-à-dire le très visible, l’actuel.

Comprendre le mot dhamma (dharma en sanskrit) serait tout comprendre du bouddhisme, car il en est le mot clé. Terme générique qui englobe toute expérience, il possède une quadruple signification dont il est essentiel de saisir l’unité. En effet, il désigne à la fois la Réalité absolue, la vision intuitive que le Bouddha en a eue, l’enseignement de la Doctrine, les données de l’expérience, c’est-à-dire les choses «telles qu’elles sont», dépourvues de toute altération conceptuelle, mais aussi ces mêmes choses perçues dans leur agencement par l’ignorant que trouble le désir. Que le mot soit le même pour ces divers niveaux d’expérience, c’est cela la «Doctrine». Si cette identité est difficile à saisir, c’est elle aussi qui élimine tous les problèmes en déjouant, au niveau même du langage, la tendance séparatrice et objectivante de la pensée.

Dharma désigne à la fois le support et le supporté, là où fusionnent réalité, connaissance de la réalité et pratique, où s’unissent le particulier et l’absolu au moment même de la connaissance qui en est prise. Quel que soit le niveau, c’est toujours une seule et même «chose», insaisissable et évidente, fondement et phénomène, qui se retrouve dès qu’ont cessé l’illusion de la permanence et celle du moi.

Les dhamma apparaissent donc comme des données, expériences ou phénomènes discontinus dans le temps et dans l’espace, en marge de tous dogme et notion forgés par la pensée. Point d’agent, mais des actes, point d’ignéité mais du feu, un feu réel et efficient. Voilà ce que le Buddha ne se lasse de répéter :

«J’ai, dit-il, proclamé comme il convient et rendu manifestes les expériences [dhamma] dépourvues de tout emmaillotement.» (S.N., II, p. 28.)

C’est avec une certaine emphase, car le sujet est d’importance, que débute le Majjhimanikya (I, 1) :

«Ainsi ai-je entendu. Une fois le Bienheureux était à Ukkattha au bosquet Subhaga au pied d’un grand arbre sal, et le Bienheureux s’adressa ainsi aux moines : «Moines! — Révérend!» répondirent les moines. Et le Bienheureux dit ceci : Je vais vous enseigner, moines, de façon condensée le fondement de toutes choses [dhamma]. Écoutez attentivement et je parlerai. — Oui, Révérend”, dirent les moines. Et le Buddha reprit : Il arrive, moines, qu’un homme ordinaire qui n’a pas entendu la Doctrine mystique, non entraîné dans la Doctrine mystique…, perçoive la terre comme telle et, ayant perçu la terre comme telle, il en forge la notion 20 « terre », et l’ayant forgée, il forge je suis la terre, je suis de la terre, cette terre est mienne, et il s’y complaît. Pourquoi cela? C’est que, je le dis, il n’a pas la connaissance parfaite.”

Le texte répète ceci pour l’eau, le feu, les sensations, les êtres, les absorptions, les ravissements et le nirvāna. Il montre ensuite comment le moine s’exerce à ne pas forger de notions, puis comment l’arhat exempt d’attraction, d’aversion et de confusion y réussit pleinement, et termine ainsi :

«Et le Tathagata, ô moines, l’arhat parfaitement Éveillé connaît intuitivement, d’emblée, la terre comme telle, mais n’en forge pas le concept, et connaissant la terre comme telle, il ne forge pas le concept : je suis la terre, je suis de la terre, mienne est la terre, et ne s’y complaît pas. Pourquoi cela? C’est que, ô moines, il a parfaitement reconnu que la complaisance est la racine de la douleur et que du devenir surgissent naissance, vieillesse et mort. Je déclare donc, moines, que par l’apaisement de toutes les soifs, par l’absence d’attraction, par l’abandon, par le renoncement, par le détachement, le Tathagata s’éveille au parfait et incomparable Éveil.»

Tel est le fond de l’enseignement du Buddha. Dans un passage parallèle il ajoute :

«Reconnaissant le tout comme le tout et allant jusqu’à connaître ce quelque chose d’autre 21 qui n’est pas atteint par la totalité du tout, je ne forge pas de concept : c’est le tout, le tout est mien, et je ne m’incline pas devant le tout.» (M.N., 1, 329.) [36]

Il s’ensuit que le nirvāna n’est pas plus atteint par la totalité du tout que le feu n’est atteint par l’ignéité du feu, car il n’y a là que notions forgées par nous :

«Le Tathagata voit ce qui doit être vu, mais ne forge pas de conceptions au sujet de ce qui est vu, n’est pas vu, doit être vu; ni au sujet de celui qui voit ni au sujet des choses entendues, connues…» (A.N., II, 25.)

«À l’occasion de la sensation, l’arhat perçoit la sensation, sait qu’il n’y a ni moi ni vision ni objet vu, mais la coopération de trois phénomènes coordonnés, bien que naturellement isolés, à savoir la connaissance, l’œil et la forme sensible. Au moment de la sensation, l’ignorant conçoit un moi face à un objet qu’il désire ou repousse et cette méprise le livre au désir, lequel l’embourbe davantage dans l’erreur. Chez l’arhat, par contre, la sensation ne produit ni désir ni attachement.» (S.N., III, 96.)

Un passage servant de refrain aux paragraphes 15 et suivants du Dighanikaya (I, 22) condamne les spéculations des religieux et brah­manes au temps du Buddha :

Le Tathagata sait que ces points de vue auront telle ou telle conséquence sur l’état futur de leurs partisans; il le sait par sapience, et il sait plus encore, mais il ne touche 22 pas à cette sapience [panna] et, n’y touchant pas, c’est en lui-même unique­ment qu’il éprouve la paix. Reconnaissant telles qu’elles sont la production et la destruction des impressions, leur saveur, leur nocivité, ainsi que le moyen de leur échapper, le Tathagata en est entièrement libéré. Voici, ô moines, les dhamma profonds, diffi­ciles à percevoir, difficiles à comprendre, apaisés, élevés, inacces­sibles au raisonnement, subtils, que seuls les sages connaissent. Ce sont eux que le Tathagata transmet quand il les a lui-même actualisés par sa connaissance surnaturelle, et pour lesquels on peut louer le Tathagata en un éloge conforme à la Réalité.”

Le sermon de Bénarès

Dans le célèbre sermon de Bénarès qu’il prononce juste après l’Éveil pour ses anciens compagnons d’ascèse, le Buddha expose les fondements de son enseignement : il met en branle la «Roue de la Doctrine», la Roue du dhamma :

“… Voici, ô moines, la vérité mystique sur la douleur : la nais­sance est douleur, la maladie est douleur, la mort est douleur, l’union avec ce qu’on déteste est douleur, la séparation d’avec ce qu’on aime est douleur, l’impuissance à obtenir ce que l’on désire est douleur. En résumé, les cinq agrégats d’appropriation sont douleur. Voici encore, ô moines, la vérité mystique sur l’origine de la douleur : c’est la soif qui conduit de naissance en naissance, accompagnée de jouissance et d’attraction [raga], qui cherche satisfaction ici et là : soif des plaisirs des sens, soif de l’existence, soif du devenir et soif du non-devenir.

Voici encore, ô moines, la vérité mystique sur la suppression de la douleur : c’est l’arrêt complet de cette soif, la non-attraction, le renoncement, la délivrance, le détachement [analaya].

V oici encore, ô moines, la vérité mystique sur le chemin qui conduit à l’arrêt de la douleur : c’est le chemin mystique à huit membres qui s’appelle vue juste, intention juste, parole juste, action juste, mode de vie juste, effort juste, vigilance ardente et juste, et juste samādhi.

Telle est la vérité mystique sur la douleur. Ainsi, ô moines, sur toutes les choses jusqu’alors inconnues, mes yeux se sont ouverts, et apparurent connaissance, sapience, science et lu­mière”23.

Le dhamma : les quatre vérités mystiques

La Roue de la Loi tourne trois fois et comporte douze aspects. À la première révolution, celle de la vision de la vérité mystique sur la douleur, succède le chemin de la pratique et ses quatre aspects : la vérité mystique sur la douleur doit être connue; l’origine de la douleur doit être supprimée; la suppression de la douleur doit être réalisée (vue face à face); le chemin de la suppression de la douleur doit être pratiqué.

La troisième révolution, le chemin de l’arhat, comprend quatre aspects : la douleur est parfaitement reconnue; son origine est suppri­mée; la suppression est réalisée; le chemin de la suppression de la dou­leur a été pratiqué. [38 ]

Ô moines, dès que j’ai possédé avec une clarté parfaite cette vraie connaissance, cette intuition des quatre vérités mystiques en trois parties et douze articles, j’ai compris que j’avais acquis l’Éveil suprême, en ce monde des hommes, des dieux, des religieux, des brahmanes. Cette connaissance, cette intuition se présenta à mon esprit : «Inébranlable est ma délivrance, voici ma dernière naissance, je ne renaîtrai plus.»

Les cinq moines furent enchantés et louèrent les paroles du Bienheureux. L’un d’eux, Kondana, acquit l’Éveil pur et sans tache du dhamma et vit que tout ce qui est sujet à la naissance est sujet à la cessation. Et comme le Bienheureux mettait en mouvement la Roue du dhamma, les divinités terrestres s’écrièrent : «En vérité, à Bénarès, dans le parc des Gazelles, à la descente des Rsi, le Bienheureux a mis en mouvement la Roue du dhamma dont personne ici-bas ne peut inverser le mouvement, ni dieu, ni religieux, ni brahmane, ni Mara, ni Brahma.»

Ainsi, pour se libérer, il faut d’abord prendre conscience de l’emprisonnement : voir la douleur (1) et sa cause (2), puis se libérer effectivement (3), et finalement savoir que le chemin a été parcouru, qu’on est libéré et que la paix est définitive (4).

Première vérité : la douleur universelle

Quand, après l’Éveil, le Buddha se souvient de ce qu’était sa vie passée, tout ce qui la concerne lui semble incertitude et tourment.

Si la douleur est désormais abolie pour lui, il voit clairement que les autres en restent prisonniers sans le savoir. Il ne peut leur faire partager la plénitude de sa découverte, l’indicible bodhi, et trouverait-il les mots pour la décrire, ils ne le comprendraient pas. Mais, du fond de sa certitude, il peut les détourner de l’erreur en affirmant que la conscience ordinaire n’est qu’agitation, douleur, et les arracher à la vaine poursuite d’un bonheur toujours compromis en leur dévoilant ce que jusqu’ici ils ignoraient : rien, absolument rien n’est à l’abri de la douleur.

Il ne s’agit pas là d’une invitation à la résignation ou d’une perspective découragée, pessimiste. Bien loin de réduire la destinée humaine à une quête sans espoir, cet enseignement lui ouvre dès cette vie un champ infini, l’immortel dhatu, le domaine de la paix, le havre définitif; car si le Buddha enseigne «tout est douleur», c’est parce qu’il sait que tout est félicité et qu’il a trouvé le centre immobile du moyeu de la roue du devenir : su + kha désignant à la fois le bon (su) moyeu (kha) et le bonheur, le bien-être; en sorte que, au centre du moyeu, l’espace vide intime qui se confond avec l’espace infini échappe au tourbillonnement de la roue.

C’est de ce centre apaisé que l’on prend conscience de la douleur (duhkha) et du chaos du samsara où vit l’homme extériorisé, constamment décentré :

«Si la vérité sur la douleur est dite aryasatya, vérité mystique, c’est qu’elle n’est vérité que pour le mystique», précise Candrakirti, qui donne l’exemple suivant : «On ne sent pas un cil sur la paume de la main, mais ce cil dans l’œil engendre déplaisir et tourment. De même, seul celui qui sait est sensible à la douleur.» (M.vr., p. 478.)

Seul, en effet, celui qui a l’expérience de la paix du samādhi — et à plus forte raison l’Eveillé — perçoit les êtres comme immergés dans une affliction sans fin, emportés, impuissants, par un flux qui les entraîne (samsara), par une transmigration sans commencement ni fin :

«Ô moines, le samsara a pour origine l’éternité. On ne découvre aucun terme initial à partir duquel les êtres engagés dans l’ignorance et entravés par la soif errent de naissance en naissance24.»

Plusieurs textes évoquent l’évanescence et le changement perpétuel :

«En vérité, brève est la vie! Combien fugitive! L’instabilité est sa loi.» (M.N., II, 73.)

«Dès qu’ils sont nés les mortels sont toujours en danger de périr, comme des fruits mûrs prêts à tomber. Sans but et inconnue est la vie des mortels ici-bas, brève, tourmentée, associée à la douleur!» (Sn, 576.)

«Tous, sages ou fous, tombent sous le pouvoir de la mort. De nulle manière les êtres soumis à la naissance ne peuvent éviter la mort. Après la vieillesse vient la mort : telle est la loi des vivants.» (Sn, 575.)

De ce qui est soumis à une cause, il est dit : [40]

«Sa naissance est apparente, sa disparition est apparente, l’hété­rogénéité de sa durée est apparente.» (A.N., I, p. 151.)

«Alors qu’il cueille des fleurs, l’homme dont l’esprit s’attache au plaisir, la mort l’emporte comme un torrent impétueux un vil­lage endormi.» (DmP., 3.)

«Bientôt, hélas! telle une bûche de bois délaissée, ce corps sera gisant à terre, vide, inconscient.» (DmP., 41.)

«La forme corporelle, ô moines, est impermanente. Ce qui cause et conditionne sa venue à l’existence est aussi impermanent. Comment, ô moines, la forme corporelle qui a l’impermanence pour origine serait-elle permanente?» (S.N., III, 23.) Il en va de même pour la sensation, la perception, les énergies fabricatrices et la conscience.

Les textes insistent particulièrement sur l’instabilité de l’esprit :

«Ô moines, ce qu’on appelle conscience, pensée, esprit, de jour et de nuit apparaît et disparaît en un perpétuel changement. Tout comme un singe s’ébattant dans une forêt ou un bois saisit une branche puis la laisse échapper et en saisit une autre, ainsi ce qui est appelé conscience, pensée, esprit apparaît et disparaît de jour et de nuit en un perpétuel changement.» (S.N., II, p. 95.)

Le sermon sur le feu illustre bien la constante apparition-destruction :

«Ce feu dévore le monde entier, la destruction n’a pas de fin parce que le combustible est toujours nouveau, les flammes tou­jours nouvelles, et pourtant on dit que le feu demeure. Il en est ainsi de la personne dont le combustible — sensations, senti­ments — est toujours différent, dont la flamme est la soif…» (M.V., I, 21, 1-4.)

«Toutes les tendances fabricatrices sont évanescentes… Tout ce qui est évanescent s’achève dans la douleur. Tout ce qui est douleur est exempt de Soi et ce qui est exempt de Soi est vide.» (U.V., XII, 5-8.)

«Le corps, la sensation, les notions, les tendances fabricatrices, la conscience ne sont pas le Soi. S’ils étaient le Soi ils ne seraient pas sujets à l’évanescence et l’on pourrait dire : que mon corps soit ainsi et ainsi. Ce corps, ces sensations… sont périssables, et ce qui est périssable engendre le tourment; on ne peut dire de ce qui est périssable, source de tourment, sujet au changement : ceci est mien, je suis cela, cela est mon atman.» (M.V., I, 6, 38-46.)

Où pourrait-on voir un Soi absolu dans toute cette évanescence? Cet atman, compris comme un être éternel par rapport au Soi construit par les actes sacrificiels que prônaient les Brahmana, n’était pour un Yajnavalkya que pure intériorité — découverte mystique25. Mais de la vie intérieure on allait bientôt faire un objet et un objet des plus nocifs. C’est pourquoi le Buddha refuse de poser quoi que ce soit, substance, entité, essence, susceptible de constituer le fondement ou l’origine ou la justification de la conception du Soi et bannit l’emploi du terme. Toute notion de Soi servirait d’alibi et ferait obstacle au total détachement sans lequel il n’est point d’extinction.

Continuant la tradition des Brahmana, il ne reconnaît d’autre conti­nuité personnelle que celle bâtie par nos actes. Nous édifions nous-mêmes notre moi. Ainsi : «Celui dont l’immoralité n’a pas de limite se construit un soi qui n’est pas autre que son ennemi souhaiterait qu’il fût.» (DmP., 162.)

Au contraire : moyen radical d’abord pour parvenir au détachement et pour détruire le désir, la méditation sur l’universelle impermanence et sur l’absence de soi où l’on voit les choses comme naissant et périssant, voilà la suprême vision [dhamma]”. (DmP., 113, 115.)

Deuxième vérité : la cause de la douleur

Le Buddha professe que le douloureux devenir n’est pas, comme cer­tains le croyaient à son époque, le devenir d’une substance ou d’une nature qui demeurerait permanente sous le changement. La douleur ne s’engendre pas d’elle-même, ni ne vient d’autrui ni de ces deux réunis, elle n’est pas non plus due au hasard. Ce sont nos actes qui la provo­quent, et comme toute notre destinée dépend de nos actes, il est possible en les modifiant d’échapper à la douleur et au devenir.

Le Buddha fait une analyse extrêmement serrée — et toujours actuelle — du conditionnement de l’homme. Il part d’une donnée expérimentale, l’acte, dont il étudie les causes et les conséquences, et démontre que si par un certain acte l’homme se lie, par une autre sorte d’acte il se libère. Ainsi se trouve résolu le problème de la douleur :

Soutenir que la douleur existe par elle-même, c’est supprimer [42] toute possibilité de s’en libérer et c’est opter pour la thèse de l’éternité : la même et unique personne agit et jouit du fruit de l’acte. Affirmer que la douleur est l’œuvre d’autrui, c’est soutenir la thèse de l’anéantissement : autre l’auteur de l’acte, autre celui qui jouit du fruit. «N’adoptant aucune de ces thèses extrêmes, le Tathagata enseigne le dhamma par le milieu : les tendances fabricatrices ont pour condition l’ignorance… Grâce à la destruction de l’ignorance, cette masse entière de tourment prend fin.» (S.N., II, 18-19.)

Peu après l’Éveil, le Buddha a compris la loi de l’agencement 26 et a vu comment dissocier les dhamma pour que l’être soit rendu à sa liberté foncière. Remontant de connexion en connexion (nidana) jusqu’à la cause initiale du devenir, puis les considérant en sens inverse, il saisit comment y mettre un terme; enfin il domine l’agencement en une intuition instantanée, appréhendant la loi même du devenir : «Ceci étant, cela est»; il possède alors la science de la structure universelle (la dhammata).

Voici comment le Vinayapitaka (V, I, § 1) décrit en détail cette grande expérience de la production conditionnée 27:

Cette fois-là, le Bienheureux qui venait d’atteindre le parfait et complet Éveil était à Uruvela, au nord de la rivière Neranjara, au pied de l’arbre de la bodhi.

«Le Bienheureux resta alors assis continûment jambes croisées pendant sept jours, dans la béatitude de la libération.

Durant la première veille de la nuit, le Bienheureux considéra dans son esprit la production conditionnée, dans l’ordre naturel puis dans l’ordre inverse : conditionnées par l’ignorance sont les tendances fabricatrices, conditionnée par les tendances est la conscience, conditionnés par la conscience sont les phénomènes qui ont nom et forme, conditionnés par les phénomènes qui ont nom et forme sont les six domaines sensoriels, conditionné par les six domaines est le contact, conditionnée par le contact est la sensation, conditionnée par la sensation est la soif du désir, conditionné par la soif du désir est l’attachement, conditionné par l’attachement est le processus de devenir, conditionnée par le processus de devenir est la naissance, conditionnées par la naissance se produisent la vieillesse et la mort avec le chagrin, les lamentations, la douleur, la peine, le désespoir. Telle est l’origine de toute cette masse de souffrance.

L’extinction et la suppression totales de l’ignorance conditionnent la suppression des tendances fabricatrices, la suppression des tendances conditionne celle de la conscience, la suppression de la conscience conditionne celle des phénomènes qui ont nom et forme, la suppression des phénomènes qui ont nom et forme conditionne celle des six domaines sensoriels, la suppression des six domaines conditionne celle du contact, la suppression du contact conditionne celle de la sensation, la suppression de la sensation conditionne celle de la soif du désir, la suppression de la soif conditionne celle de l’attachement, la suppression de l’attachement conditionne celle du processus de devenir, la suppression du processus de devenir conditionne celle de la naissance, avec la suppression de la naissance disparaissent la vieillesse et la mort avec le chagrin, les lamentations, la douleur, la peine, le désespoir. C’est ainsi qu’est supprimée toute cette masse de souffrance.”

La première de ces connexions à partir de l’ignorance, le samskāra, tendance fabricatrice, est la plus importante et la clé de tout cet enchaînement puisqu’il suffit de l’éliminer pour atteindre le nirvāna :

«Ô brahmane, libre de tourment, va de l’avant, bannis le désir, car, brahmane, dès que tu as compris la destruction des tendances fabricatrices tu es le non-fait.» (DmP., 383.) À savoir, le nirvāna. Et encore : «Est d’une très pure sapience le sage qui, exempt de désir, a mis fin aux tendances fabricatrices, lui qui a surmonté le temps dans le passé et dans l’avenir.» (Sn, 372-373.)

Le terme samskāra (samkhara en pali) désigne au sens large tout ce qui existe hormis le nirvāna. Ce sont les énergies tendues, inapaisées, pleines d’un incessant tourment :

« … Le plus grand des tourments ce sont les samkhara, et sachant cela comme il convient, le nibbana devient suprême bonheur.» (DmP., 203.)

Avant de mourir, le Buddha insiste sur ces énergies, et Sakka ou Indra, au moment où le Bienheureux s’éteignait dans le nirvāna, prononça cette stance : [44]

«Impermanentes sont les tendances fabricatrices, elles ont pour nature de naître et de périr. Une fois venues à l’existence, elles disparaissent. Leur apaisement est bonheur.» (D.N., II, 157.)

Au sens restreint, les samskāra constituent la seconde des connexions, intermédiaire entre ignorance et conscience; ce sont nos tendances qui par leur coopération forment les grands moules directeurs dans lesquels notre expérience de la réalité va se couler et se durcir.

Le dynamisme psychique élabore son champ d’exercice, il distribue noms et formes et délimite ses domaines sensoriels. Alors surgit un autre facteur déterminant, la soif ou le désir, qui, se conjuguant avec l’igno­rance, explique servitude et devenir :

«Pris au filet du désir aveugle…, les ignorants sont retenus dans les liens comme des poissons dans la nasse.» (U.V., III, 3.)

«Il n’est pas de feu semblable au désir, pas de saisie semblable à l’aversion,

«Pas de filet pareil à l’erreur, pas de fleuve comparable à la soif.»

«De la soif naît le chagrin, de la soif naît la crainte. Pour celui qui est complètement délivré de la soif, il n’est plus de chagrin; d’où lui viendrait la crainte?» (DmP., 251, 216.)

Si les samskāra s’organisent en vue d’une fin et forment des complexes dynamiques, c’est parce qu’ils sont alimentés par désir, igno­rance et confusion :

«Enflammé par l’attraction [raga], affolé par la confusion [moha] [l’homme] fait des plans qui le troublent, lui et les autres, et il éprouve douleur et dépression.» (A.N., I, 216, 156.)

«L’ignorance voile le monde, la torpeur et le manque font obs­tacle à la claire vision; le bavardage de la pensée le souille, l’insta­bilité en est la grande angoisse.» (Sn., 1033.)

«À l’ignorance se rattachent les plus nocives des méprises : prendre pour permanent ce qui est impermanent, pour heureux ce qui est douloureux, et pour un soi ce qui est dépourvu de soi.» (Sn., 756.)

Les tendances conditionnées par l’ignorance et devenues inconscientes déterminent à leur tour la conscience 28 et celle-ci, émoussée et confuse, ne perçoit plus les dhamma dans leur libre discontinuité. Lorsqu’elle entre en contact avec le monde externe, elle en fait un non-moi, éprouve une impression agréable ou désagréable, devient la proie de la soif. L’il­lusion vitale à base de désir et d’ignorance oppose ainsi le moi à un non-moi dans lequel la conscience se projette, auquel elle s’identifie : la fatale appropriation naît.

À cette conscience d’appropriation se rattache la croyance erronée en une personnalité qui dure et transmigre, c’est-à-dire en un moi perma­nent. Car s’il est facile de se détacher de son corps, il est très difficile de se détacher de sa conscience : «Elle est à moi, pense-t-on, c’est moi, c’est ma conscience.» En réalité, la conscience est discontinue, faite de libres instants, mais ces moments de conscience, soudés par le condi­tionnement que leur imposent soif et ignorance, donnent l’impression d’une durée.

Si la conscience n’était pas conditionnée par les tendances fabrica­trices, elle aurait l’aspect d’une Connaissance qui illuminerait les choses sans les saisir ni les construire, sans que le sujet tombe sous la dépen­dance de l’objet. Ce serait jnana et non vi + jnana, conscience discrimi­natrice.

Par bien des exemples, chaque fois qu’il en a l’occasion, le Buddha montre comment les tendances alliées à l’ignorance et à la soif détermi­nent la pensée; celle-ci cultivée et unifiée par une puissante intention engendre un acte qui, accompli avec passion ou avec une foi ardente, est empreint d’une énergie qui projette un résultat durable, modelant ainsi la vie présente et les vies à venir :

À la question du roi Milinda : «Le but de votre sortie du monde, à vous bouddhistes, étant de mettre fin à la douleur pré­sente et d’empêcher qu’une autre ne naisse, cela est-il dû à un effort antérieur ou à un effort présent?», Nagasena répond :

«L’effort présent, Mahārāja, est inopérant [pour cette vie] : c’est l’effort passé qui est efficace.

— Donne-moi une comparaison.

Si tu avais soif, est-ce alors seulement que tu ferais creuser une citerne ou un bassin pour boire? Si tu avais faim, est-ce alors seulement que tu ferais labourer un champ, semer du riz, récolter du grain?...

— Non, Vénérable.

De même, l’effort présent est inopérant, c’est celui du passé qui est efficace.» (Milindapanha, trad. L. FINOT, p. 115-116.) [46]

Le Majjhimanikaya (III, 202-203) a aussi décrit cette expérience :

Alors que le Bienheureux résidait à Jetavana, le jeune brahmane Subha, fils de Todeyya, s’approcha du Maître et lui parla en ces termes :

«Ami Gotama, en vertu de quelle cause, en vertu de quelle raison observe-t-on chez les hommes bassesse ou excellence? On voit en effet, ami Gotama, des hommes dont l’existence est brève et des hommes qui vivent longtemps, qui ont bonne ou mauvaise santé, qui sont laids ou beaux, influents ou sans pouvoir, riches ou pauvres, de basse extraction ou de haute naissance, qui sont sots ou intelligents. En vertu de quelle cause, en vertu de quelle raison, ami Gotama, observe-t-on, chez les hommes, cette bassesse et cette excellence?

— En vertu de leurs actes, jeune homme; les êtres ont leurs actes pour héritage, leurs actes pour matrice, leurs actes pour parenté, leurs actes pour refuge. Ce sont les actes qui divisent les hommes en raison de leur bassesse ou de leur excellence29.»

«Il arrive qu’un moine possédant la foi… pense en lui-même : “Puissé-je après la mort renaître dans une maison princière.” Il y fixe sa pensée, l’établit solidement et cultive sa pensée. Ses tendances associées à ses habitudes ainsi encouragées et développées le mènent à renaître dans l’existence à laquelle il aspire.»

À Seniya, ascète nu qui s’adonnait depuis longtemps à l’ascèse si difficile dite canine, mangeait à même le sol, grattait la terre, saluait en aboyant, le Buddha interrogé sur son avenir après la mort refuse d’abord à deux reprises de répondre, puis finit par lui révéler : «Si un homme cultive pleinement et constamment une conduite de chien, une mentalité de chien, un comportement de chien, et qu’il les développe pleinement et constamment…, à la dissolution du corps, après la mort, il ira rejoindre les chiens. Ainsi je le dis : les hommes sont héritiers de leurs actes [kamma].» (M.N., I, p. 387-390.) L’ascète se mit à pleurer sur ses années perdues, il renonça à ses pratiques et, ordonné moine, devint bientôt un être parfait (arhat). Et le texte conclut : «Qui accomplit de sombres actes récoltera de sombres résultats; et qui accomplit des actes lumineux récoltera de brillants résultats : les uns et les autres renaîtront dans des mondes qui correspondent à leurs actes.»

«Ceci, dit le Buddha, n’est ni votre corps ni le corps d’autrui; il faut le considérer comme produit par l’acte passé [karman], acte achevé, intentionnel, source d’impressions affectives. Ce qu’on a l’intention de faire et ce qu’on projette et ce dont on se préoccupe, c’est sur cela que la conscience prend appui pour s’établir.

«Parce qu’elle a pris un point d’appui, la conscience subsiste et, subsistant et se développant, il y a tension [nati], et parce qu’il y a tension, il y a “propension vers”, allée et venue, et en raison de celle-ci, naissance, vieillesse, mort quant à l’avenir, et souci, lamentation, angoisse, douleur et désespoir. Voici comment surgit cette masse entière de douleur.» (S.N., II, p. 64, 67.)

L’activité tendue et excitée 30 se montre turbulente et s’écoule comme un flux tumultueux (asava, ogha, samsara) dans lequel les ignorants s’ébattent d’abord avec satisfaction :

«Les choses qui s’écoulent sont visqueuses et réjouissent les êtres.» (DmP., 341.)

Mais, s’y attachant de plus en plus, s’agitant de plus en plus, ils ne tardent pas à connaître tourment, peur, souci, et à entrer dans une douloureuse fluctuation ou dans un tumulte intérieur générateur d’angoisse.

C’est que tension, agitation et dépendance s’enchaînent inéluctablement. Selon le Suttanipata :

«L’agitation est liée au dépendant, et comme ce qui est dépendant vacille, [l’homme] saisissant l’expérience d’une manière puis d’une autre, ne surmonte pas le samsara… Reconnaissant la grande angoisse inhérente à ce dont on dépend, que le moine avance autonome, vigilant, ne s’agrippant à rien.» (Sn., 751-753.)

Si l’on ne s’agrippe à rien, tension, raideur, inaptitude sont remplacées par souplesse, douceur, disponibilité, et alors une libre vivacité peut se jouer à même l’instant :

«Ô moines, dit le Buddha, je ne connais aucun dhamma aussi peu disponible qu’une conscience sans culture 31 : elle est dépourvue de lucidité et engendre plus que toute autre une très grande douleur. De même que parmi les arbres le phandana est réputé [48] pour sa souplesse et sa maniabilité, de même aucune condition, que je sache, ne mène autant à la douceur et à la disponibilité que cette culture de la conscience.» (A.N., I, p. 3, 5.)

«Ce sur quoi un moine porte son attention, ce qu’il analyse longuement, c’est vers cela qu’il ploie son cœur. S’il dirige son attention sur le désir, il repousse le renoncement et ploie sa conscience vers le désir… Cela fait obstacle à la sapience et, uni à l’angoisse, ne mène pas au nirvāna.» (M.N., I, 115.)

Par contre :

«Dès qu’on a délaissé désir et confusion, on ne forge plus de plans, on ne fait plus de projets [nimitta], on n’a plus de soucis, on voit la Doctrine en cette vie. C’est là chose intemporelle… que les sages réalisent dans l’intériorité [paccatam].»

«Si un ignorant a l’intention de faire un acte méritoire ou démé­ritoire, sa conscience tend vers le mérite… Au contraire le sage n’achève pas l’acte, il ne l’approprie pas. Ne s’appropriant pas, il ne se tourmente pas; ne se tourmentant pas, il est de par lui-même et intérieurement tout à fait apaisé… S’il éprouve une sen­sation agréable, il l’éprouve avec détachement.» (S.N., II, 82.)

Ainsi ce qui est décisif, ce qui est à la source de l’acte et le détermine, ce sont l’orientation de la conscience, l’intention morale, les préoccupa­tions de la pensée. Pour être un karman, apte à organiser la destinée individuelle, l’acte doit provenir d’une pensée intentionnelle, être volon­tairement assumé et accompli sciemment; lui seul suscite la durée, car les instants liés par l’intention ou le désir intense forment des synthèses plus ou moins organisées selon la tension qui les unit.

Mais ainsi que le Buddha le révèle, l’acte n’enchaîne pas l’acte. À chaque instant l’agencement peut être désarticulé, la durée brisée par celui qui prenant conscience de l’instant naissant examine le dhamma sans se ployer vers ce qui précède ou ce qui suit. Affranchi de vouloir vivre, en pleine quiétude, il se tient à chaque instant à l’origine de luimême, la pensée souple, vigilante, dressée hors du temps.

Troisième vérité : le chemin du milieu

Ce chemin qui mène à la disparition de la douleur n’est pas une voie de rites, de pratiques magiques, d’ascèse ni de recherche intellectuelle : c’est une voie d’apaisement, de mesure, et surtout de réalisations spiri­tuelles.

L’octuple chemin concerne la pureté de la vision, de l’intention, de la parole, de l’activité, des moyens d’existence, de l’effort, de la vigilance et du samādhi.

C’est à un triple égard une voie moyenne entre deux extrêmes, que ce soit entre la volupté des plaisirs et l’ascèse douloureuse, ou encore entre les deux conceptions opposées de l’anéantissement et de l’existence éter­nelle, ou que ce soit enfin la voie du vide purement mystique entre tension et relâchement :

«Alors le Bienheureux dit à ces moines : Ô moines, il y a deux extrêmes que doivent éviter les religieux : l’attachement aux plaisirs, avilissant, sensuel, vulgaire, sans noblesse ni profit, et l’at­tachement aux mortifications, douloureux, sans noblesse, associé à la douleur.» «Ô moines, le Tathagata s’est détourné de ces deux extrêmes, il a découvert le chemin du milieu qui dessille les yeux de l’esprit, qui mène à la sapience, à l’apaisement, à la connais­sance surnaturelle, à l’Éveil parfait, à l’extinction.» (M.N., III, p. 230-231.)

Le vénérable Sona, après avoir reçu l’ordination, vivait dans le bois de Sitavana. Un jour qu’il s’était blessé les pieds, il lui vint à l’esprit que, n’étant pas parvenu à se libérer des désirs, mieux valait pour lui profiter des richesses dont sa maison regorgeait et accomplir des œuvres méritoires. Le Buddha lui donna ce conseil : «N’étais-tu pas habile joueur de vina quand tu appartenais au monde? — Oui, Seigneur. — Que penses-tu, Sona, si les cordes de ta vina étaient trop tendues, ta vina donnait-elle le juste ton? — Non, Seigneur. — Et si les cordes de ta vina n’étaient ni trop tendues ni trop lâches, mais gardaient la juste mesure, ta vina don­nait-elle le ton juste et était-elle prête à être jouée? — Oui, Sei­gneur. — De même, Sona, les forces trop tendues tombent dans l’agitation stérile, et trop lâches, elles tombent dans l’indolence. Ainsi donc, Sona, réaliser l’équilibre de tes forces et chercher sans répit l’équilibre de tes facultés spirituelles, tel doit être l’objet de tes pensées. — Il en sera ainsi, Seigneur, dit Sona qui suivit le conseil du Bienheureux.» (M. V., V, I, 15-16.)

Plus large est la portée de la voie du milieu quand elle se situe entre les deux extrêmes que sont l’éternité et l’anéantissement :

«Le mondain s’attache ordinairement à l’existence et à l’inexis­tence : tout existe, voilà un extrême, rien n’existe, voilà l’autre extrême. Par contre celui qui voit les choses telles qu’elles sont n’affirme pas que les choses existent puisqu’elles disparaissent, ni qu’elles n’existent pas puisqu’elles naissent. Ainsi évitant les deux extrêmes, le Tathagata enseigne le chemin par le milieu : conditionnées par l’ignorance, les énergies fabricatrices surgissent [à savoir, selon la production en dépendance]…

«Celui qui n’est pas prisonnier des dogmes à la manière des mondains a la juste intuition et ne s’attache pas à des systèmes, ne recherche pas les spéculations, ne pense pas : “Ceci est mon moi”, mais constate : Ce qui apparaît n’est que douleur, et ce qui disparaît n’est que douleur. Cet homme n’est pas victime du doute ni du souci.» (S.N., II, 17.)

Ainsi, entre les deux extrêmes envisagés du point de vue de l’être, le Buddha trouve la solution de toutes les alternatives dans une vision dynamique, celle de l’acte. Il n’y a pas éternité d’un soi, il n’y a pas anéantissement de l’acte, il n’y a qu’un «faire agencé».

Le Buddha se refuse donc à se prononcer quant à un problème mal posé :

«Si je dis qu’il y a un Soi, on l’imaginera comme éternel; et si je dis qu’il n’y a pas de soi, on s’imaginera qu’à la mort on périt complètement.» (S.N., IV, 398.)

La voie du milieu se trouve ici exprimée par la connexion d’énergies coopérantes, les samskâra : le préfixe sam — (ensemble) s’oppose à la croyance à l’anéantissement puisque, grâce à la coordination des énergies, il y a une certaine continuité; et la racine KR, faire (dans — kara), s’oppose à la croyance en une existence éternelle. S’il n’y a que du faire, il y a possibilité de rupture, on peut briser l’enchaînement qui nous lie : il est en effet plus facile de mettre fin à une activité qu’à un être éternel ou à une substance durable.

Il existe encore une voie du milieu plus subtile, voie d’apaisement et de sapience où le Buddha naviguera habilement en évitant à la fois la dispersion de la conscience et l’idée fixe, voie toute de souplesse qui lui permet d’échapper définitivement aux spéculations : la conscience d’un moine ne doit être ni dispersée à l’extérieur ni fixée intérieurement du fait qu’elle ne s’approprie rien ni ne se tourmente. La conscience est dispersée quand l’œil percevant une chose poursuit avidement son signe distinctif : «La conscience est intérieurement fixée si, même sans désir sensoriel, elle poursuit avidement la satisfaction et le bonheur propres au détachement des diverses absorptions.» (M.N., III, p. 225-226.) Cette voie est la voie de la vacuité au cours de laquelle tout se fond dans l’apaisement. Aspirant à un vide de plus en plus subtil, le moine s’exerce d’abord à une solitude (ekatta) externe et pénètre peu à peu dans des profondeurs de plus en plus apaisées jusqu’à ce que soit atteinte la solitude de l’intériorité mystique :

«Autrefois, Ananda, je demeurai dans la vacuité et je demeure à présent continuellement au séjour de la vacuité.» Puis le Buddha enseigne à son disciple comment le moine commence par faire abstraction de la notion de village, de ses habitants, etc., et envisage la solitude «sous l’aspect de forêt… Sa conscience y trouve satisfaction, s’apaise, se stabilise, se libère… L’agitation qui accompagne la notion de village disparaît. Il a atteint le vide par rapport à la notion de village et ne possède plus le non-vide que par rapport à la solitude relative à la notion de forêt.» Prenant conscience du dynamisme qui le fait progresser de notion en notion toujours plus générales, il a le sentiment d’une vacuité très pure et immuable… Il continue à s’exercer de même aux notions de forêt, de terre exempte de notions de vallée, de montagnes et il s’élève à la notion d’infini spatial, puis à celle d’infini de la conscience…, écartant une à une les notions, «le moine considère la solitude du point de vue du samādhi du cœur, sans signe distinctif, et sa conscience y trouve satisfaction, se stabilise, s’apaise, se libère. Mais il s’aperçoit que ce samādhi lui aussi résulte d’une intention et qu’il est “fait” et donc évanescent, susceptible de prendre fin. Grâce à cette connaissance, sa conscience se libère des flux du désir, du devenir et de l’ignorance, et il a la certitude d’être libéré. Telle est la vacuité incomparable, pure, immuable, suprême qu’il faut développer et dans laquelle il faut demeurer.» (Condensé du M.N., III, 104-109.)

Pour obtenir la solitude intériorisée, le moine stabilise et apaise sa conscience à l’aide des diverses absorptions décrites dans la suite du chapitre (p.122) ou de façon plus détaillée dans le Dighanikaya.

Les quatre absorptions (dhyāna)

On accède à la sphère des quatre absorptions après avoir transcendé la sphère des plaisirs sensoriels et s’être détaché des objets du désir; on prend alors ses assises en soi-même, en son propre cœur, et non en celui d’autrui, on y trouve sa propre félicité. Il s’agit en effet, selon Buddhaghosa, d’une plongée dans les profondeurs de l’intériorité. Quatre états donnent à cette plongée son unité et sa fermeté :

«1. Le samādhi qui fait office du sol d’où l’on saute. 2. La foi, la plongée même. 3. La vigilance qui ne flotte pas. 4. La sapience ou parfaite pénétration.»

Sont indispensables à cette plongée la sérénité, l’apaisement et la détente de la conscience, la douceur, la souplesse et la maniabilité. C’est pourquoi le Dighanikaya compare l’absorption à de l’eau qui amollit toutes les aspérités; la conscience ordinaire ressemble en effet à la terre desséchée, aride, crevassée et brûlante comme elle apparaît en Inde avant la saison des pluies. Ainsi l’absorption, loin d’être une concentra­tion sur le vide, infuse progressivement dans la personne un élément indéfinissable, subtil et positif. Au début elle imprègne la conscience à la manière dont l’eau ramollit la boule d’argile que l’on malaxe : elle en fait disparaître les aspérités. Mais dans cette boule homogène, l’argile subsiste, malgré l’eau qui l’imprègne; il en est de même pour la conscience, qui garde d’abord des impressions affectives. Puis l’eau sourd des profondeurs cachées, envahit tout sans que l’on puisse déceler d’où elle provient. On ne prête plus attention à cette pénétration et on n’analyse plus ce flux merveilleux de peur de le troubler. À la fin, on y baigne complètement, on y est plongé comme le lotus dans l’étang. La conscience se confond alors avec la tranquillité de l’eau froide et nourris­sante, calme, transparente, égale : le cœur n’est plus qu’un bloc de paix.

Le Dighanikaya (III, p. 131) définit les dhyāna «comme quatre modalités de s’adonner au bonheur qui conduisent de façon abso­lue à l’absence de mondanité et d’inclinations, à la paix définitive, à la haute Connaissance, à l’illumination, au nirvāna».

Ce même texte (III, p. 71-761) s’exprime en ces termes sur l’ab­sorption d’un moine vigilant dont le cœur est entièrement affran­chi de convoitise — affranchi des imperfections et de la méchanceté, et plein de compassion pour tous les vivants —, affranchi de la torpeur et de la langueur et donc vigilant, percevant la lumière, compréhensif; — affranchi du souci et du remords et vivant sans souci, sa conscience complètement apaisée; — affran­chi du doute et sans perplexité. Purifié ainsi des cinq obstacles, le moine se sent comme un homme qui libéré de ses dettes peut même acheter des parures pour sa femme, ou encore comme un malade qui recouvre santé et forces, ou comme un prisonnier qui, sain et sauf à la fin de sa détention, recouvre de plus ses biens32 ; ou encore comme un esclave qui libéré de son esclavage, autonome, peut aller où bon lui semble; ou comme un homme qui après avoir traversé avec ses richesses une forêt pleine de dangers et d’êtres affamés atteint enfin un paisible village qui lui offre toute sécurité.

«Quand il considère ces cinq obstacles dont il s’est intérieure­ment affranchi, l’allégresse jaillit en lui et de l’allégresse jaillit la joie; et sa pensée ainsi [imprégnée] de joie, tout son être s’apaise, et son être ainsi apaisé, il éprouve le bonheur et son cœur entre en samādhi.

PREMIER DHYĀNA. — Alors détaché des désirs, détaché des mauvaises dispositions, il pénètre et demeure dans la première absorption, munie d’attention et d’analyse33, née du détache­ment, faite de joie et de bonheur. Et de ce bonheur accompagné de joie, né du détachement, il inonde complètement, il remplit, il imprègne son être, et il n’est aucun point de son être qui n’en soit touché, tel un homme qui prépare un bain, verse de la poudre parfumée dans un récipient, la brasse avec de l’eau, en l’arrosant goutte à goutte, si bien que la pâte se trouve impré­gnée d’humidité à l’intérieur comme à l’extérieur, [mais] sans suinter.

Tel est le fruit immédiat de l’état de religieux, plus élevé et plus beau encore que les précédents.

DEUXIÈME DHYĀNA. — Ensuite, ô Roi, éliminant attention et analyse, le moine pénètre et demeure dans la seconde absorption, parfaite quiétude intérieure, plein bond du cœur, car non associée à l’attention et à l’analyse, faite de joie et de bonheur puisque née du samādhi.

Et de ce bonheur accompagné de joie, né du samādhi, le moine inonde alors tout son être […] tel un étang profond où l’eau jailli­rait d’une source souterraine sans arrivée d’eau d’aucune direc­tion, ni du sud, ni du nord, ni de l’ouest, ni de l’est […], et sans chute de pluie; néanmoins, jaillissant dans l’étang, le courant d’eau froide l’envahirait complètement, le comblerait et il n’y aurait aucune partie de cet étang qui ne fût touchée par l’eau […] [puis le refrain précédent].

TROISIÈME DHYĀNA. — Ensuite, ô grand Roi, se détournant de la joie, le moine devient impassible; alors, vigilant, attentif, il éprouve en tout son être ce bonheur auquel font allusion les mys­tiques quand ils s’écrient «Impassible, vigilant, il séjourne dans le bonheur.»

1. Vitarka et vicara. Cf. les explications ici p. 58.

54

Ainsi pénètre-t-il et demeure-t-il dans la troisième absorption.

«Il inonde, remplit tout son être de ce bonheur dépouillé de la joie et dont la plénitude est comparée à celle de lotus aux couleurs variées, entièrement plongés dans un étang : nés dans l’eau, ils se nourrissent dans l’eau, ne s’élèvent pas hors de l’eau, complètement inondés d’eau froide des pointes aux racines…, de même le moine inonde tout son être… [Ici, le refrain.]

QUATRIÈME DHYĀNA. — Ensuite, ô grand Roi, après avoir éliminé bonheur et douleur, aboli aise et malaise qu’il éprouvait précédemment, le moine pénètre et demeure dans la quatrième absorption, pureté totale, vigilance et impassibilité où il n’éprouve ni douleur ni bonheur. Il s’installe en cet état, et d’un cœur très pur, immaculé, il imprègne son être, et il n’en est aucun point qui ne soit touché par ce cœur bien purifié, immaculé; à la manière d’un homme assis qu’enveloppe de la tête aux pieds un pur vêtement, de sorte qu’il n’y ait aucun point de son être qui ne soit en contact avec le vêtement.

«C’est bien là, grand Roi, un fruit évident de l’état de religieux, plus élevé et plus beau encore que les précédents.’

Les quatre ravissements (samāpatti)

Voici ce que le Dighanikaya (I.IX, p. 183-184) 34 dit de ces états de ravissement.

PREMIER RAVISSEMENT. — À nouveau le moine, dépassant entièrement la perception des formes, mettant fin à la perception des réactions [sensorielles], sans activité mentale 35 s’écrie : «Infini est l’espace!» Il pénètre et demeure dans la sphère de l’infinité spatiale. À ce moment, la conscience des formes qu’il avait précédemment s’évanouit, et surgit en lui la bienheureuse conscience subtile de son être que concerne seulement l’infinité spatiale.

DEUXIÈME RAVISSEMENT. — À nouveau, Potthapada, le moine, dépassant entièrement la conscience de l’infinité spatiale, s’écrie «Infinie est la conscience!» Il pénètre et demeure dans la sphère où l’esprit ne s’intéresse qu’à l’infmité de la conscience […]. Alors l’infinité spatiale disparaît, et surgit la conscience subtile que tout repose dans le domaine de l’infinité de la conscience.

TROISIÈME RAVISSEMENT. — Dépassant entièrement l’infinité de la conscience le moine s’écrie : «Vraiment, il n’y a rien!» et il atteint la sphère de la non-existence de quoi que ce soit, où la pensée n’a d’égard qu’à l’irréalité des choses. Le sentiment de toute chose qui se trouve dans la sphère de la conscience infinie qu’il vient d’avoir s’évanouit, et il a la conscience subtile de la non-réalité de l’objet de sa pensée.

QUATRIÈME RAVISSEMENT. — «Et à nouveau, dépassant entièrement la sphère du rien, il pénètre et demeure dans la sphère qui n’est ni perception ni non-perception, il entre et demeure dans le nirodha, ravissement d’arrêt où cessent perception et sentiment.36.»

Et le Majjhimanikaya (I, 204-205) précise :

Quand il pénètre dans l’arrêt de la perception et du sentiment grâce à sa sapience, ses flux impurs sont complètement taris. Ce sont là des états plus élevés et plus parfaits que connaissance et vision. Il a découvert la sève de l’arbre puissant et stable […], il sait que c’est là la sève, il connaît l’inébranlable liberté du cœur; tel est le but, la sève, le point culminant.’

Ainsi, à partir du premier dhyāna, le moine va d’étape en étape jusqu’à ce qu’il atteigne la cime de la conscience et, parvenu à la cime, il lui vient à l’esprit : orienter sa pensée [abhisamskr-] est un état inférieur, mieux serait ne pas le faire; si je continue à le faire, ces idées, ces états de conscience atteints par moi s’évanouiront et d’autres plus grossiers pourront surgir. Ainsi je n’orienterai plus ma pensée ni n’imaginerai […]. C’est ainsi, Potthapada, qu’on atteint la cessation degré par degré des perceptions. As-tu jamais entendu parler auparavant de ce ravissement bien éveillé dans la cessation de toute perception [abhisanna] que l’on obtient par degrés37 ?’

Maintenant38, Ananda, quand un moine s’immerge dans ces états libérateurs selon cet ordre puis dans l’ordre opposé, et des deux manières successivement, il y plonge et en émerge à sa guise, au moment et à l’endroit qu’il désire, aussi longtemps qu’il le veut, alors, sitôt que cesse tout flux impur, il accède à la liberté du cœur et à celle de sapience aimés les avoir reconnues et réalisées par lui-même ici-bas. Alors, Ananda, ce moine est libéré d’une double manière [par le cœur et par la sapience], et il n’y a pas de plus haute ni de plus noble libération.’

Reprise du Samannaphalasutta (D.N., I, II, p. 77-85.) :

Fruit de l’état de religieux qui succède aux absorptions mystiques : la sapience.

Avec son cœur ainsi recueilli [samāhita], purifié, clair, délivré des taches et des penchants, souple, prêt à agir, stable, sans agitation, il applique et incline sa conscience vers l’intuition provenant de la connaissance. Il sait ainsi par sapience [prajña] : ce corps est chose impermanente, qui a pour loi de se briser, de s’écraser, de se dissoudre, de se désintégrer […], issu de père et mère, masse de riz bouilli et de gruau, et pourtant ma conscience y est liée et enchaînée.

Tel est, ô grand Roi, le fruit immédiat de l’état de religieux, évident en ce monde, plus élevé et plus beau encore que les précédents.

Avec son cœur ainsi recueilli…, il incline sa conscience vers des pouvoirs surnaturels [siddhi], il éprouve en lui-même tel ou tel pouvoir, étant un il devient multiple et de multiple redevient un, il devient invisible, visible, franchit les murs, s’immerge dans la terre et en émerge comme dans l’eau, marche sur les eaux sans qu’elles s’ouvrent, vole dans les airs […].

Ou encore avec ce même cœur ainsi recueilli […] il pénètre le cœur d’autrui […], et quand il a pénétré avec son cœur dans le cœur des autres êtres, il reconnaît comme une conscience pleine d’attraction une conscience pleine d’attraction, et ainsi de suite… C’est comme si, grand Roi, une femme ou un homme considérant l’image de son propre visage dans un pur miroir voyait qu’il y a tache quand il y a tache, et inversement […].

Alors avec son cœur ainsi recueilli […] il incline sa conscience vers la connaissance des souvenirs de ses vies antérieures.., et se dit : En ce temps-là, tels étaient mon nom, ma lignée, ma caste, mon bonheur et ma douleur”, tout comme on va de village en village, et on revient à son propre village, et on se souvient de ce que l’on a fait et dit.

[…] Il voit de l’œil divin, pur, les êtres mourir et renaître, heureux ou malheureux, en vertu de leurs actes passés, comme un homme installé sur une terrasse au milieu d’une place voit les gens entrer dans une maison et en sortir, parcourir la rue ou s’asseoir…

C’est comme si, Mahārāja, il y avait dans une montagne un étang limpide, transparent et pur, et sur la rive un homme doué de bonne vue qui y verrait des coquillages, du gravier, du sable, un banc de poissons mobiles ou immobiles; de même, grand Roi, avec un cœur ainsi absorbé…, le moine tourne et incline sa conscience vers la connaissance de la cessation des flux impurs, il reconnaît parfaitement : ceci est la douleur, ceci est l’origine de la douleur, ceci est l’abolition de la douleur, ceci est le chemin qui mène à l’abolition de la douleur […], et sa conscience se libère du flux du désir, du flux du devenir, du flux de l’ignorance.

Quand il est libéré, il comprend qu’il est libéré, il comprend qu’il y a libération, il reconnaît que la naissance est détruite, que la vie brahmique 39 est vécue, que la tâche est achevée, qu’il n’y a plus de retour ici-bas.

Tel est, Mahārāja, le fruit évident de l’état de religieux plus élevé et plus merveilleux encore que les fruits précédents […]. Il n’y a pas d’autre fruit visible plus élevé et plus merveilleux que ce fruit de l’état de religieux.’ Et le roi de Magadha dit au Bienheureux : «C’est merveilleux, Seigneur, c’est merveilleux, comme si on remettait à l’endroit ce qui était à l’envers, dévoilait ce qui était caché, montrait la voie à l’égaré, comme si l’on apportait dans les ténèbres une lampe en pensant : que voie celui qui a des yeux. Aussi, Seigneur, je prends refuge dans le Bienheureux, dans la Doctrine et dans la communauté des moines.»

Atthassalini40, commentaire sur le Dighanikaya (extraits)

Le moine, ayant écarté désirs et obstacles, entre dans le premier dhyāna où cessent les perceptions sensorielles. Cette absorption. est pleine de joie, d’exultation, d’effusion du cœur, une joie omnipénétrante qui jaillit des profondeurs, surcharge et gonfle le corps qui devient comme une caverne de montagne déversant un flot puissant qui met en repos la conscience et ses tendances latentes [samskāra].

De là procède le calme, source de bien-être corporel et mental qui, après avoir mûri, engendre un samādhi encore momentané.

C’est la joie [priti] la plus haute parmi les cinq joies décrites par l’Abhidhamma, il ne faut pas la confondre avec les quatre autres que sont : 1. L’extase qui fait dresser les cheveux sur la tête. 2. Celle qui, tel l’éclair, surgit d’instant en instant. 3. L’extase qui [58] déferle comme un flot sur le corps et s’y brise comme des vagues sur la rive. 4. Enfin, le rapt ou le transport qui va jusqu’à soulever le corps du sol. Quand il y a joie, il y a toujours bonheur, mais il peut y avoir bonheur sans joie; on distingue ainsi le moment d’exultation d’un voyageur qui, mourant de soif dans le désert, aperçoit soudain des arbres et de l’eau, et celui où, sa soif assou­vie, il s’étend à l’ombre après avoir pris son bain et s’exclame : «Quel bonheur! Quel bonheur!»

L’exultation et l’indicible bonheur d’un pauvre qui découvre un trésor — la félicité de dhyāna — s’accompagnent de deux opérations qui sont à la source de la pensée et de l’action. Ici, sa conscience commence par s’orienter vers l’intériorité recouvrée, c’est vitarka, attention qui se porte sur ces impressions nouvelles de paix, de joie, d’allégresse, puis, au moment suivant, la conscience, nous dit-on, s’y ajuste comme la flèche sur l’arc. C’est vicara41, opération plus subtile de la pensée, prise de conscience ou compréhension de ces états ainsi que leur analyse. Notons que ces opérations ne font plus partie de la vie ordinaire où l’objet est saisi en vue de l’action et en pleine agitation d’esprit. L’attention fait obstacle à la torpeur, l’analyse au doute, le bonheur à l’excitation et au souci; quant à la joie, elle s’oppose à la mauvaise volonté (p. 165).

Avec le second dhyāna, le samādhi, tel un raz de marée, envahit tout de façon spontanée, balayant jusqu’aux derniers remous de l’attention et de l’analyse. De là, une clarté et un profond apaise­ment intérieur [samprasada] et c’est l’exaltation du cœur dite «unique» [ekodi], car elle s’élève seule, prééminente. Déjà présente dans la première absorption, elle n’y était pas unique parce que troublée par les remous précédents, elle manquait de clarté comme une eau troublée par les vagues manque de calme et de transparence. Le samādhi est désormais pur et inébranlable.

Au troisième dhyāna, quand on se détache de la joie, celle-ci s’évanouit, et surgit alors la conscience subtile du bonheur d’équanimité; on vit désintéressé, indifférent à l’égard de la joie précédente tant le bonheur intime d’ordre mystique est intense et surabondant; il inonde toute la personne. Si l’on ne s’attache pas à ce bonheur, si excellent soit-il, l’indifférence s’approfondit et on atteint l’indifférence de parfaite pureté propre au quatrième dhyāna. Cette pureté dans la vigilance au cours des divers états est affranchie des états contraires : exaltation et dépression… La conscience réceptive, alerte, limpide, en extrême pureté d’atten­tion, c’est l’impassibilité ou équanimité [upekkha] de la quatrième absorption. Dans les précédentes absorptions, elle y était submer­gée par vitarka et vicara, dans celle-ci elle se révèle comme la lune cachée le jour par le soleil, et tous les états de resplendir.

«Comment tranquillise-t-on l’activité du corps? En n’étant plus affecté de façon agréable ou désagréable, et parce qu’ont dis­paru les impressions antérieures joyeuses et douloureuses, on demeure dans un état de neutralité, de très pure indifférence et de lucidité d’esprit, à savoir l’état nommé quatrième dhyāna.» (D.N., III, p. 270.)

Les ravissements (samāpatti). Avec les états de quiétude, le bonheur extraordinaire devenu de plus en plus léger et transparent se décante, toute impression de joie et de félicité faisant place à un parfait équilibre grâce auquel la conscience est apte à tout refléter; le moine peut accéder à la sphère immatérielle, celle d’une vie uniquement contemplative avec perte de conscience du monde ordinaire. Il se met spontanément au dia­pason de l’infini selon le sens du terme samāpatti, mise à l’unisson ou en égalité (sama) et de façon spontanée, par opposition au samādhi qui, au début, peut comporter effort et vigilance :

Si dans ces ravissements imperturbables la paix est grande, comme la prise de conscience y est très réduite, ils ne peuvent servir à comprendre les quatre vérités mystiques; par contre ils brisent progressivement les limites. D’abord le moine ne perce­vant plus les choses matérielles contemple l’immensité spatiale; on le compare à un oiseau qui, sa cage brisée, se voit soudain libéré. Puis il ne contemple partout que conscience infinie et, transcendant cette conscience, il contemple la sphère du rien. Il délaisse alors l’acte conscient qui a saisi le vide et parvient au ravissement dénué de perception et de non-perception. Baigné dans la paix du vide, il n’a plus aucun désir de dépassement, il ne se soucie plus d’atteindre ou de conserver quoi que ce soit; «il parvient donc à une paix définitive qui surpasse sa paix antérieure, car il contemple sa paix sans chercher à la transcender, à l’image d’un roi qui s’étant arrêté pour admirer d’habiles artisans n’aban­donne pas pour autant sa royauté, et les quitte. Dans ce ravisse­ment, perception, sentiment, impression, conscience, contact…, étant d’une extrême subtilité, ne peuvent fonctionner effective — [60] ment; néanmoins, comme des résidus ténus de tendances inconscientes subsistent, on ne peut dire qu’ils soient entièrement imperceptibles; les perceptions existent ou n’existent pas selon le désir que l’on a ou que l’on n’a pas de les utiliser, à l’exemple de l’huile dans un bol : il y en a trop pour qu’on puisse se servir de ce bol, mais pas assez pour remplir la lampe42 ». La perception [sanna] n’est pas assez forte pour noter, reconnaître l’objet; on voit sans voir, on contemple le tout, non les détails; il s’agit donc d’une intuition synthétique extraordinaire que seuls possèdent de grands mystiques.

À la cime de tous les ravissements, la nirodhasamāpatti 43 est la cessation totale des perceptions et des sensations; en ce ravissement lucide, on «touche» le nirvāna de tout son être (kaya), seule demeure la conscience ineffable 44 en sa suprême nudité.

Exposer ce qui distingue les samādhi des absorptions et des ravissements nous entraînerait trop loin. Cette classification permettrait cependant d’apporter des précisions pleines de sens.

Les dhyāna, pour les bouddhistes, couvrent toute la carrière du bodhisattva et ne constituent pas uniquement le palier du samādhi comme ils le feront dans les Yogasutra de Patanjali. Ils ont lieu à même l’univers sensible et l’on peut demeurer en état d’absorption tout en vaquant à des occupations ordinaires.

Le dhyāna est l’état de conscience de fond sur lequel peuvent se détacher ravissements et samādhi. C’est cet état dont se souvient Gotama quand, insatisfait de la pratique de ses premiers maîtres, il retrouve l’expérience qu’il avait faite spontanément sous l’arbre du jardin de son père.

Parmi les degrés de dhyāna, le dernier, le quatrième, a toujours été considéré comme le meilleur des états mystiques. En lui, Gotama réside quand il devient un Eveillé — car point d’Éveil sans équanimité; à partir de lui aussi, au moment de mourir, il entre en parinirvāna.

Les ravissements (samāpatti) sont nettement distincts des absorptions et des samādhi. Sortes d’échappées hors du temps, ils correspondent aux extases des mystiques occidentaux. De durée nettement déterminée, mais variable (on peut y demeurer un jour entier), ils plongent dans un bonheur où selon Buddhaghosa ne subsiste que la fine pointe de la conscience (ekaggacitta). L’arhat pour qui ont cessé impressions et notions peut être ravi une semaine entière dans le ravissement d’arrêt où il demeure inconscient du monde externe, sans intention (acitta45) tout à sa félicité intérieure.

Le samādhi

Si certains ravissements peuvent être des états inconscients, le samādhi désigne toujours un état conscient même s’il s’accompagne quelquefois d’une perte de conscience du monde extérieur. De façon générale, le samādhi désigne tout état intériorisé «spécifiquement mystique». Unité et lucidité du cœur, le samādhi fait cesser le flux de la pensée ou l’empêche de surgir et rend la conscience lumineuse (D.N., III, p. 227).

Il la libère ainsi de l’inertie du doute et lui permet d’acquérir l’intuition. S’il s’oppose à la distraction, ce n’est pas sous forme de concentration mentale, voulue, mais en tant que conscience aiguisée en une fine pointe (ekagattacitta) par le puissant élan unificateur qui rassemble l’être tout entier sans qu’il ait à faire le moindre effort.

Il n’est pas non plus simple mise en place du psychisme. S’il est une mise en place (selon son étymologie) c’est à la manière de la maîtresse poutre qui soutient le faîte du toit et maintient l’ensemble à sa juste place : les facultés profondément apaisées, la conscience devient imperturbable, solidement établie sur les assises de l’intériorité.

«La pratique du samādhi produit le bonheur durant la vie et, en outre, vision et connaissance, vigilance et lucidité d’esprit [vigilance à la porte des impressions quand elles surgissent, se maintiennent et disparaissent] et enfin destruction des flux impurs.» (D.N., III, p. 222.)

Favorisant la vigilance, permettant à l’intuition mystique (prajña) de s’exercer, le samādhi se trouve à la source de la véritable efficience, celle de l’acte souple, détendu, spontané; à la source aussi de stabilité, de calme, de bonheur et de l’actualisation des pures énergies; tels sont les caractères de cet éminent état où l’être conquiert un total équilibre en ce monde même. [62]

Sur la faculté d’absorption du Buddha

«Un certain Pukkusa parlait au Buddha du pouvoir extraordi­naire de son maître Alara Kalama qui, à l’écart de la grand-route, n’entendit pas le fracas que firent en passant un à un près de lui cinq cents chars. À cela le Bienheureux interroge Pukkusa : Qu’est-ce qui te paraît le plus merveilleux : qu’un homme éveillé, en pleine possession de ses sens, n’entende pas le fracas des cinq cents chars passant près de lui ou qu’un homme éveillé, en pleine possession de ses sens, ne voie ni n’entende un violent orage…?

«Une fois, Pukkusa, que j’étais à Atuma, une pluie diluvienne s’abattit soudain en éclaboussant, avec flamboiement d’éclairs et fracas de tonnerre. Deux frères laboureurs et quatre bœufs furent tués. Alors une foule de gens s’assembla là où les laboureurs repo­saient… À ce moment je m’étais éloigné et je me promenais. Un homme se détacha de la foule, vint vers moi, me salua…, et je lui demandai le pourquoi de cette foule ici assemblée. M’ayant expliqué la raison, cet homme me demanda : «Où donc étiez-vous, Seigneur? — J’étais ici tout ce temps. — N’avez-vous rien vu, rien entendu? — Je n’ai rien vu, rien entendu. — En ce cas étiez-vous endormi? — Non, je ne dormais pas. — Étiez-vous conscient? — Oui, répondis-je.» Alors, Pukkusa, cette pensée vint à l’homme : «Quelle chose admirable, quelle chose étonnante que le calme d’esprit des religieux qui ont renoncé au monde, si grande est-elle qu’ils n’entendent ni ne voient un violent orage46»

Le Dighanikaya (III, p. 278-279) définit ainsi la quintuple connais­sance du parfait samādhi :

La connaissance intime, par expérience personnelle47, surgit : ce samādhi est bonheur actuel et engendre bonheur à venir; il est mystique [ariyo] et n’est pas de ce monde. La connaissance intime surgit : ce samādhi relève uniquement de la recherche d’hommes éminents… Ce samādhi est bon et excellent; il est détente apaisée, on l’atteint par un plein bond du cœur 483. Nullement conditionné,

il n’a ni opposé ni contrecarrant. Ce samādhi, je l’ai atteint par moi-même en toute lucidité, et en toute lucidité j’en émerge.’

Le Buddha dit encore :

«Quand j’enseigne la Doctrine à un grand nombre de gens, à la fin des discours j’établis ma conscience intériorisée, devenue calme, d’un seul jet, dans ce premier signe du samādhi où toujours et toujours je demeure.» (M.N., I, p. 249.)

Un passage du Dighanikaya (III, 241-243) expose diverses occasions de se libérer ainsi que les conditions favorisant l’apparition du samādhi :

«Quand un maître enseigne la Doctrine à un frère, celui-ci prend connaissance à la fois du contenu et du texte de la Doc­trine… L’allégresse jaillit en lui, et de l’allégresse jaillit la joie; sa pensée ainsi joyeuse, tout son être s’apaise, et son être ainsi apaisé, il éprouve le bonheur, et chez qui est ainsi heureux le cœur entre en samādhi… Une autre occasion de se libérer se présente à un frère quand il a bien compris le signe distinctif du samcidhi, y applique son esprit et le pénètre à fond par la sapience49.»

Ce signe, selon la glose, est fruit de la vacuité. II consiste à voir le signe du samādhi dans le calme, la douceur, la paix qui l’accompa­gnent, et à abandonner sur-le-champ toutes les idées préconçues qu’on s’en faisait, le confondant avec diverses manifestations extraordinaires (lumières, sons). Reconnaître le signe du samādhi ne signifie nullement que le samādhi possède un signe (nimitta). Au contraire, les trois samādhi les plus recommandés sont le samādhi de la vacuité, celui du sans-signe et celui qui ne fait fond sur rien. Par le premier on voit toutes choses comme vides; par le second on les voit sans signe et donc insaisissables; par le troisième on les perçoit sans chercher à les atteindre (Ekottara Agama).

Selon le Dhammapada (92), sont des arhat «ceux qui ont pour domaine la vacuité, l’absence de signe et la délivrance».

Par ces samādhi, on explique aisément les pouvoirs surnaturels (iddhi) d’un Buddha ou de ceux qui y demeurent. Plongeant la conscience dans la vacuité, ils en font une sorte de plaque photogra­phique vierge où s’inscrivent des phénomènes inaperçus à l’ordinaire. [64] .

Dans le tumulte, on ne discerne pas les sons subtils. Les siddhi ne sont donc pas des pouvoirs magiques; selon leur sens premier de mouvement majestueux d’un fauve, ils désignent l’acte se déployant spontanément aussitôt les obstacles écartés.

L’exercice de ces pouvoirs se présente sous deux formes : grâce au seul samadhi, l’arhat «dit ce qu’il faut quand il faut» sans savoir qu’il sait. Tel est l’effet du samâdhi sans signe. Mais s’il jouit de sapience, c’est en toute connaissance qu’il parle ou qu’il agit.

Libérée des encombrements de la pensée, des signes et considérations variées, la conscience naturellement lumineuse révèle son éclat tandis que l’énergie (viriya), que ne contrecarre plus aucun effort voulu, s’ex­prime librement.

Un disciple du Buddha, Sariputta, enseigne au vénérable Kotthita-­le-Grand comment réaliser la liberté du cœur que n’effleurent ni le bon­heur ni la douleur.

Il faut entrer, dit-il, dans la quatrième absorption exempte de dépression et d’excitation et qui doit sa pureté à la vigilance et à l’équanimité.

«On réalise la liberté de cœur dépourvue de signe en ne prêtant aucune attention au signe et en prêtant toute son attention au domaine du sans-signe [animittadhatu]. On entre alors dans le samâdhi sans signe et on y demeure.

Pour réaliser la liberté du cœur qui est vacuité [sunnata] on va dans la forêt, sous un arbre, ou dans un endroit désert, et on prend conscience que ceci est vide de soi et de sien. Mais il s’agit toujours d’une même liberté sans mesure. Comme la mesure est due à l’attraction, à l’aversion et à la confusion, l’inébranlable liberté du cœur doit être vide d’attraction, d’aversion et de confu­sion, ces trois étant cause de signes distinctifs.

Comment atteindre la liberté du cœur sans mesure? Par l’amour infini d’un cœur affranchi des flux impurs selon la pra­tique des quatre infinitudes ou séjours brahmiques : un moine demeure faisant rayonner son cœur plein de bienveillance dans une direction de l’espace et de même dans une deuxième, dans une troisième…, partout dans sa totalité en toute région de l’uni­vers, il demeure faisant rayonner son cœur plein de bienveillance, étendu, profond, au-delà de toute mesure, sans inimitié ni hosti­lité.’

Il y fait rayonner de même son cœur plein de compassion, de joyeuse sympathie, d’équanimité.

«Telle est la liberté du cœur sans mesure.» (M.N., I, 297-298.) [65].

Prajna, sapience

L’apaisement et le discernement (samatha et vipasyanâ), ces deux aspects complémentaires du chemin bouddhique, exercent l’un sur l’autre une influence réciproque : si les passions s’apaisent les choses sont plus clairement discernées et le calme est d’autant plus profond que le cœur est éclairé.

L’apaisement atteint son point culminant en samâdhi et le discerne­ment en prajnâ, sapience ou clairvoyance.

Sur les solides assises de l’absorption qui relève de la pratique mys­tique (bhâvana) l’intelligence vide de désir, d’attachement, de notions, se fait intuition pénétrante et lucide, fine pointe de vigilance, c’est-à — dire prae, compréhension globale, efficiente, que le Buddha qualifie souvent de vive (tikkha) et de perçante 50 (nibbedhika) : elle coupe en effet les racines des doutes, et elle perçoit les choses «telles qu’elles sont», isolées les unes des autres parce que baignant dans la vacuité. Constant est le refrain :

«Par la parfaite sapience le mystique voit tout dharma tel qu’il est — que ce soit choses, sentiments, perceptions, tendances, états de conscience, il a la certitude : ce n’est pas moi, je ne suis pas cela, ce n’est pas un Soi.» (M.N., III, 19.)

Par la sapience, un moine parvient à se libérer des flux impurs. Et il sait en outre qu’il est libéré :

«Le moine ayant atteint le ravissement d’arrêt où cessent per­ception et impression, et l’ayant vu par la sapience, ses flux sont taris et il ne s’imagine plus être quelqu’un, quelque part ou en quelque chose que ce soit.» (III, 45.)

«Libéré par le cœur, on est affranchi de l’attraction, de l’aver­sion et de la confusion. Libéré par la sapience on comprend qu’on est parfaitement libéré.» (D.N., III, 270.)

Être libéré et savoir qu’on l’est effectivement constituent donc deux moments distincts.

Le Buddha définit la suprême sapience mystique [ariya] comme la connaissance que toute douleur a pris fin, que la liberté est [66] fondée sur une vérité inébranlable, car cette vérité sans erreur pos­sible est le nibbana. Telle est la suprême vérité mystique, le nib­bana qu’aucune erreur ne peut souiller’. (M.N., III, 245.)

Le Buddha distingue deux justes vues : «L’une contient encore des flux bien que douée de mérites; elle n’échappe pas à la rétri­bution des actes. L’autre est dite mystique.» Et le texte insiste : «L’autre, celle du mystique, est exempte de flux, elle est supramondaine et membre du chemin. Quelle est-elle? Ô moines, tout ce qui est sapience, faculté de sapience, pouvoir de sapience, favo­rise le discernement des dharma. C’est la juste vue mystique for­mant le chemin de celui qui s’exerce à la pratique, a une conscience mystique, une conscience libre de tout flux.» (M.N., III, 72-73.)

Telle est la véritable et haute sapience issue de la pratique mystique (bhavana) et qu’il ne faut pas confondre avec la sapience dite d’audi­tion de textes ou avec une simple compréhension. Elle n’a rien d’une sagesse mondaine, rien d’intellectuel non plus. Condamnés sont ceux qui «forgent» leur sapience en la soumettant aux constructions mentales :

«Doué de sapience, il n’a plus d’aspiration, ne forge pas sa sapience; ne s’attachant ni à l’existence ni au désir, il est libéré.» (Sn., 1091.)

Vigilance et chemins de la libération

Le Buddha décrit dans un ordre descendant diverses voies qui dépen­dent des capacités des arhat (M.N., I, p. 477-479) :

Ô moines, qu’est-ce que l’homme libéré de deux manières? Ici-bas, un certain homme ayant touché de son corps les déli­vrances apaisées et celles transcendant les formes, il y séjourne et, ayant vu par sa sapience l’épuisement de ses flux impurs…, il n’a plus besoin de vigilance, car il ne peut plus y avoir pour lui de négligence.

«Ô moines, qu’est-ce que l’homme libéré par sapience? Un certain homme ici-bas n’a pas touché de son corps les délivrances apaisées; il voit par sa sapience l’épuisement du flux impur; j’ap­pelle cet homme délivré par sapience. Lui non plus n’a pas besoin de vigilance.

Au contraire, doivent faire preuve de vigilance ceux qui bien qu’ayant touché de leur corps les absorptions et ravissements ont la sapience, mais conservent des flux impurs, ceux qui ont une vue exacte, ceux qui ont une foi solide en le Tathagata, les adeptes de la Doctrine qui comprennent jusqu’à un certain point l’ensei­gnement du Buddha, les êtres doués de faculté de foi, d’énergie, de présence d’esprit, de samādhi et de sapience, tous ceux-là ne peuvent se passer de vigilance.’

«Quand il inspire et expire, un homme doit s’exercer à rester pleinement conscient de tout son corps…, des composants de sa pensée, etc. Ainsi son souffle discipliné, prolongé, lui est utile; et quand l’homme expire son dernier souffle, il le fait en pleine conscience et non dans l’inconscience.» (M.N., I, 421.)

Et l’on sait combien est déterminante la dernière pensée pour les vies à venir.

On trouve sur la vigilance dans le Dhammapada :

«De même qu’un archer ajuste sa flèche, de même l’homme intelligent ajuste sa conscience vacillante, tremblante, qu’il est dif­ficile de contenir et de maîtriser.» (33.)

«Vagabonde, solitaire et incorporelle, la conscience prend pour asile les replis du cœur. Ceux qui la maîtrisent sont délivrés des liens de la mort.» (37.)

«La vigilance est le chemin qui mène au royaume immortel, la négligence celui qui conduit à la mort. Les hommes vigilants ne meurent pas. Les négligents sont déjà morts.» (21.)

«Ceux qui le savent parfaitement et qui ont appris à être vigi­lants — ceux-là se réjouissent de leur vigilance en marchant avec bonheur sur les traces des mystiques.» (22.)

Quatrième vérité : le nirvāna

À plus d’une reprise, le Buddha a proclamé :

«Il y a un non-né, un non-produit, un non-fait, un incondi­tionné.»

C’est le nirvāna, le domaine sans tache, qui échappe à la mort et qui n’est nullement forgé par la pensée.

«Et puisqu’il existe un non-né, un non-produit, un non-fait, un [68] non-composé, il existe une issue pour ce qui est né, produit, fait, composé.» (U. V., VIII, p. 80.)

«Pour ce qui est né, causé, produit…, pour ce qui ne se lasse pas de chercher son plaisir, la paisible issue est au-delà du raisonnement, stable, non née, non produite, sans souci; c’est le domaine immaculé, la cessation des afflictions, l’apaisement des tendances fabricatrices, le bonheur.» (Itivuttaka, II, 6.)

Le nirvāna est comparé à une île paisible que le Buddha fait surgir de la houle :

«Île incomparable à l’abri de l’épouvantable torrent du devenir.» (Sn., 1093.)

«À ceux qui se trouvent au milieu de la mer quand la terreur naît de la masse des eaux, à ceux qui sont atteints par la vieillesse et la mort, j’annonce l’île, ô Kappa.

«Sans rien, sans saisie, telle est l’île où il n’y a plus de retour ici-bas. Je l’appelle Extinction, cet épuisement complet de la vieillesse et de la mort.

«Ceux qui, ayant compris cela, le gardent présent à l’esprit sont complètement éteints en ce monde visible51»

«Avec effort, avec vigilance, avec la maîtrise de soi et la tempérance, le sage peut édifier une île que le flot ne submerge pas52.»

Le moine parvenu au nirvāna échappe au dernier piège qui consisterait à le faire sien :

«Ce moine, cet arhat qui a mis fin au flux impur, a vécu noblement, fait ce qu’il devait faire, déposé son fardeau, atteint le but et brisé les entraves du devenir et s’est libéré par la Connaissance exacte, ô moines, le voici celui qui reconnaît à fond le nirvāna comme étant le nirvāna. Il ne forge pas la notion : Je suis le nirvāna, je suis du nirvāna, mien est le nirvāna; et il ne se complaît pas dans le nirvāna. Pourquoi cela? C’est que sa Connaissance est parfaite.» (M.N., I, 4.)

L’arhat et sa libre activité

La liberté du cœur (cetovimukti) constitue l’état d’arhat; favorisée par les samādhi du vide et du sans-signe, elle est source vive de toute l’activité.

L’action tendue de l’ignorant que submerge le flot de ses désirs engendre le déterminisme du karman et reste prisonnière de la durée.

Au cours des absorptions et des ravissements le moine qui gagne l’île paisible a appris au contraire à désarticuler la durée; avant de jouir d’un éternel présent il s’est joué d’un temps allégé, comme éthéré, dans un devenir assoupli. Ses expériences ne sont plus soudées par la soif, mais libres et isolées, ses énergies sont dénouées, relâchées, apaisées; aussi peut-il à chaque instant se situer dans l’initiative de l’acte sans l’achever ni se l’approprier. Il n’est plus que fulguration d’actes momentanés jaillissant de l’intériorité, leur source cachée.

Son action, dite kiriya, désormais est efficiente, car elle est pure, vide, car dénuée de conceptions, perspicace puisque sans confusion, intense parce que vécue à même l’instant, spontanée, agile, bondissante, bien ajustée :

«Plutôt que de vivre cent ans d’une vie indolente à l’énergie déficiente, mieux vaut ne vivre qu’un seul jour d’une énergie en son intensité jaillissante.» (DmP., 112.)

Dans une telle discontinuité temporelle, on comprend que c’est en un instant que l’arhat se libère et s’éveille, et que le temps s’arrête à tout jamais, l’arhat «s’immergeant dans l’immortel [amatogadham]» (DmP., 411).

Grâce à la quatrième absorption, «l’impassibilité demeure en lui, pure, souple, apte à agir et resplendissante… Ô moines, c’est comme l’or que fait fondre un habile orfèvre et qui devient clair, pur, malléable, éclatant; et l’on peut en faire n’importe quel ornement» (114. N., I, 243). «Le cœur serein, transparent, contemplatif, souple, prêt à agir, disponible, ferme, impassible», il jouit de pouvoirs surnaturels à l’efficience illimitée. «De ce cœur ainsi purifié, il accomplit tout ce qu’il veut, comme un habile potier en possession d’une bonne argile façonne n’importe quelle poterie.»

Si l’expérience d’ordre mystique reste inexprimable, elle s’inscrit néanmoins dans l’être tout entier qu’elle irradie et transfigure peu à peu, et cet être en son comportement apparaît comme le reflet le plus fidèle de [70] cette expérience, sa manifestation sensible. De là l’importance accordée à la conduite du moine et les longues descriptions qui lui sont consacrées.

«On ne mesure pas le dhamma à l’abondance de la parole ni à la science traditionnelle, mais à la réalisation53 », c’est-à-dire : au dhamma que l’on vit de tout son être [kaya], que l’on ressent par le cœur.

Sur la grande extinction

«Je le déclare, le Tathagata est libéré par suite de la destruction, du détachement, de l’arrêt, du rejet de toutes les conceptions for­gées, de tout ce qui baratte [l’esprit], de tous les résidus des senti­ments de moi, de mien et d’amour-propre.» (M.N., I, 486.)

Telle étant la libération, le Buddha a veillé avec un soin jaloux à empêcher ses disciples de s’enliser dans le marécage des discussions sté­riles, de s’enfermer dans des conceptions hypothétiques et vaines et il a opposé un refus célèbre de répondre à certaines questions très débattues à l’époque. L’une d’elles concerne l’après-mort du délivré. Ce refus est un «discours délectable» selon Upavama qui, se tenant derrière le Buddha, l’éventait, et s’en émerveillait :

«Il se peut, dit le Buddha, que des moines errants ayant d’autres doctrines que les nôtres se disent : Un Tathagata existe­-t-il après la mort ou n’existe-t-il pas?... Il faut leur répondre : Frères, ceci n’a pas été révélé par le Buddha…, parce que cela ne mène pas au bien, à la véritable Doctrine ni à l’absence de passion ni au calme, à la paix, à la sapience, à l’Éveil, au nirvāna. Ce qui est révélé ce sont les quatre vérités sur la douleur, sa cessation, la voie qui y mène.» Une même réponse est proposée quant à l’âme, au monde, à leur éternité, à leur commencement. (D.N., III, 135.)

Dans d’autres textes, ce refus de se prononcer s’accompagnant des négations habituelles apparaît pourtant plein de sens :

Puisqu’un Tathagata, même présent, est incompréhensible, il est absurde de dire «de lui qui a atteint le supramondain… qu’après sa mort il est ou il n’est pas…» (S.N., III, 118.) «Si on te demandait : Ce feu qui s’est éteint, où est-il parti ? Est-ce à l’est ou à l’ouest, au nord ou au sud, que répondrais-tu, Vaccha? — On ne peut le dire, Vénérable Gotama. C’est parce que le combustible a été complètement consumé que le feu, sans ali­ment, s’est éteint [nibbuto] Et le Buddha conclut : Ainsi, Vaccha, cette forme corporelle, cette sensation, cette conscience par laquelle on peut discerner le Tathagata, tout cela a été délaissé, déraciné, sans devenir, et désormais dhamma sans production [anuppadadhamma]. Libéré de l’appellation de conscience…, le Tathagata est profond, incommensurable, insondable comme le grand océan : surgir, ne pas surgir, ni les deux à la fois ni leur négation ne s’appliquent au Tathagata.» (M.N., I, 487-488.)

Dhammapada, VII, Arahantavagga, p. 90-9954.

90. Pour celui dont le voyage est terminé, qui est délivré de la douleur, affranchi de toutes les entraves, il n’est plus de tourment.

91. Les êtres dont l’esprit est bien développé s’adonnent à l’effort, point ne trouvent de joie dans une demeure; tout pareils aux hamsa 55 qui désertent leur mare, ils abandonnent maison après maison.

92. Ils ne font pas de réserves, ceux qui savent exactement ce qu’est la nourriture; comme celle des oiseaux dans l’espace, leur voie est difficile à suivre, eux qui ont pour pacage : Vacuité, Incon­dition, Libération.

93. Il n’a pas d’attachement pour ce qui entretient l’existence, celui dont les flux sont taris; comme celle des oiseaux dans l’es­pace, sa trace est difficile à suivre, lui qui a pour pacage : Vacuité, Incondition, Libération.

94. Les dieux aussi envient le sort de l’être qui a rejeté l’orgueil, qui est exempt de flux et dont les sens apaisés sont semblables au coursier bien maîtrisé par son conducteur.

95. Impassible comme la terre, cet homme vertueux est pareil à une pierre de seuil ou à un lac sans impureté; pour un tel être, il n’est plus de transmigration. [72].

96. Son esprit est pacifié, pacifiés sont ses paroles et ses actes, cet être libéré par la connaissance parfaite est ainsi pacifié.

97. Il est le plus éminent des hommes celui à qui l’on n’en fait point accroire, qui connaît le non-fait, qui a mis fin aux renaissances, détruit ce qui conditionne et renoncé à tous les désirs.

98. Que ce soit village ou forêt, terre ferme ou bien océan, la place où vivent les arahant est pleine de délices.

99. Ces forêts où l’homme ne trouve pas de joie sont remplies de charme : ceux qui n’ont plus de désirs s’y plaisent, eux qui ne recherchent pas les passions.

(Le détachement :)

75. Autre, en vérité, est l’art d’obtenir des richesses, autre est la voie qui mène au nibbana.

Le moine, auditeur du Buddha, qui a compris qu’il en est ainsi ne peut prendre plaisir aux honneurs, mais se voue au détachement.

7. Celui qui vit les regards tournés vers les plaisirs, qui ne maîtrise pas ses sens, dont les appétits sont sans mesure, indolent, dépourvu d’énergie, cet être-là, en vérité, Mara 1 le plie à son pouvoir, comme le vent un arbre frêle.

8. Celui qui vit les regards détournés des plaisirs, les sens bien maîtrisés, modéré dans ses appétits, fervent, plein d’énergie, cet être-là, en vérité, Mara ne le plie pas à son pouvoir, non plus que le vent une montagne de roc.

334 et 336. Chez l’homme qui ne veille pas sur sa conduite, la soif s’étend comme une liane…

Celui qui ici-bas secoue le joug très difficile à secouer de la soif, comme des gouttes d’eau roulant sur une feuille de lotus, la douleur se détache peu à peu de lui.

187. Ce n’est pas dans le désir des jouissances célestes elles-mêmes, mais dans l’élimination du désir qu’il place son bonheur, le disciple parvenu à l’Éveil.

(Les rapports de l’arhant avec les êtres :)

49. Le sage doit vivre dans le village comme l’abeille qui, sans

1. Le roi de la mort.

altérer la couleur et le parfum des fleurs, s’envole en emportant leur suc.

197-198. Ah! vivons heureux sans haïr ceux qui nous haïssent. Parmi ceux qui nous haïssent, demeurons sans haine.

Ah! vivons heureux sans désir parmi les êtres de désir. Parmi les hommes de désir, demeurons sans désir.

5. Les haines, ici-bas, ne s’apaisent jamais au moyen de la haine, c’est par la non-haine qu’elles s’apaisent; telle est la Loi éternelle.

(L’absence de doute :)

141. Ni le fait d’aller nu, ni le chignon tressé, ni la boue, ni le jeûne, non plus que se coucher à même le sol ou s’enduire de poussière, ou faire effort pour se tenir accroupi, ne purifient l’être qui ne s’est pas affranchi du doute.

(Les mérites :)

219. L’homme qui est resté longtemps absent et qui revient de loin sain et sauf, ses parents, ses amis, ses alliés lui souhaitent la bienvenue quand il arrive.

220. Il en est de même de l’être qui a fait le bien; lorsqu’il s’en est allé de ce monde dans l’autre, ses mérites l’accueillent comme des parents un être cher à son retour.

(La vacuité :)

369. Ô moine, vide cette barque. Vidée, elle voguera légère. Passion et haine en toi anéanties, tu parviendras à l’extinction.

170. Celui qui considère ce monde comme on considère une bulle d’air, comme on considère un mirage, le roi de la mort ne le voit point.

Un moine décide d’aller trouver le Maître pour lui demander un thème de méditation qui lui permette d’atteindre l’état d’arahant.

En chemin, il voit un mirage et saisit aussitôt l’inconsistance du corps en proie à la naissance et à la mort. Puis, s’étant assis sous un arbre, au bord de la rivière Aciravati, près d’une chute d’eau, il remarque l’écume que forme le courant en se heurtant contre les roches. Il [74] reconnaît là l’image même de la personne. Il prononce alors la stance suivante :

46. L’être qui a reconnu que le corps est semblable à l’écume et comprend pleinement qu’il est, par nature, un mirage, cet être a mis en pièces les flèches fleuries de Mara, il atteindra le domaine où les regards du roi de la mort ne pénètrent pas.






VIMALAKIRTI

L’Enseignement de Vimalakirti

(VIMALAKIRTINIRDESA)

TRADUIT ET ANNOTÉ par ÉTIENNE LAMOTTE

LOUVAIN — LEUVEN1982

BIBLIOTHÈQUE DU MUSÉON Volume 51



CHAPITRE IV CONSOLATIONS AU MALADE

[Acceptation de Mañjusri.]

1. Alors le Bienheureux dit à Mañjusri prince héritier (kumâra-bhûta) 1 : Mañjusri, va interroger le licchavi Vimalakîrti sur sa maladie.

Mañjusri répondit : Bienheureux, le licchavi Vimalakirti est difficile à aborder.

Il est d ’une éloquence consommée sur le principe profond.

Il excelle à proférer des mots-phrases inversés et des mots phrases pléniers 2.

Il est d’une éloquence invincible. Il possède, entre tous les êtres, une intelligence irrésistible. Il accède à toutes les pratiques des Bodhisattva.

Il pénètre bien les lieux secrets de tous les Bodhisattva et de tous les grands Pratyekabuddha.

2 Il s’agit manifestement de cette technique linguistique (rhétorique, dialectique) constituant l’un des vingt âvenîkadharma du bodhisattva.

Il est habile à renverser les demeures de tous les Mâra. Il joue avec les grandes pénétrations. Il excelle en moyens salvifiques et en sagesse. Il a atteint l’autre rive du domaine de 1 «élément de la loi sans dualité ni mélange. Sur l’élément de la loi qui est de modalité unique, il excelle à s’étendre en prédications d’une infinie variété. Il connaît les facultés spirituelles (indriya) de tous les êtres. Il excelle en habileté salvifique et en savoir. Il possède la réponse à toutes les questions.

Bien qu’il ne se contente point d’une faible armure, cependant, grâce à l’intervention miraculeuse du Buddha, j ’irai auprès de lui et je discuterai avec lui le mieux possible et selon mes moyens 4.

[Mañjuri chez Vimalakirti.]

2. Alors, dans l’assemblée, les Bodhisattva, les grands Auditeurs (srâvaka), les Sakra, les Brahmâ, les Lokapâla, les fils des dieux et les filles des dieux eurent cette réflexion : Les deux Bodhisattva possèdent l’un et l’autre de profondes et vastes convictions; là où Mañjusri prince héritier et le saint homme s’entretiendront, il y aura certainement une grande conversation pieuse.

Noue devons tous ensemble accompagner Mañjusri chez Vimalakirti pour entendre la loi.

Aussitôt, huit mille Bodhisattva, cinq cents Auditeurs et d’innombrables centaines de milliers de Sakra, de Brahmâ, de Lokapâla et de fils des dieux, dans le but d’entendre la loi, partirent à la suite de Mañjusri prince héritier.

Alors Mañjusri prince héritier, entouré et suivi de ces Bodhisattva, grands Srâvaka, Sakra, Brahmâ, Lokapâla et Devaputra, après s’être respectueusement incliné devant le Bienheureux, sortit de l’Amrapâlivana, entra dans la grande ville de Vaisâlî et gagna la demeure de Vimalakîrti.

[La maison vide.]

3. À ce moment le licchavi Vimalakirti eut cette réflexion : Puisque Mañjusri prince héritier vient chez moi avec une suite nombreuse pour s’enquérir de ma maladie, je vais, par une opération miraculeuse, vider cette maison. J’expulserai les lits, les meubles, les domestiques et le portier; je ne laisserai qu’un seul lit où je me coucherai en faisant le malade.

Ayant fait cette réflexion, Vimalakirti fit miraculeusement le vide en sa maison, et il n’y eut même plus de portier. Sauf l’unique lit où il était couché en malade, les lits, les sièges, les chaises, tout avait disparu.

[Salutations réciproques.]

4. Alors Mañjusri avec sa suite se rendit là où était la demeure de Vimalakirti et, s’y étant rendu, pénétra à l’intérieur. Il vit que la maison était vide : il n’y avait même pas de portier. Sauf le lit de malade occupé par Vimalakirti, il ne vit ni lit ni siège ni chaise.

Alors le licchavi Vimalakirti aperçut Mañjusri prince héritier et, l’ayant aperçu, il lui dit : Mañjusri, tu es le bien venu; Mañjusri, tu es le très bien venu. Tu n’étais pas venu et tu viens; tu n’avais pas vu et tu vois; tu n’avais pas entendu et tu entends.

Mañjusri répondit : C’est bien cela, ô maître de maison, c’est bien comme tu le dis. Qui est déjà venu ne vient plus; qui est déjà parti (gata) ne part plus. Pourquoi? Parce que celui qui est venu ne revient plus; celui qui est parti ne repart plus; celui qui a vu ne revoit plus; et celui qui a entendu ne réentend plus.

5. Ô saint homme, est-ce tolérable? est-ce viable? chez toi les éléments physiques ne sont-ils pas troublés? les sensations douloureuses diminuent-elles et n’augmentent-elles pas? peut-on constater en elles diminution et non pas augmentation? 7. Le Bienheureux te fait demander si tu as peu de tourments et peu de souffrances, si tu es alerte et dispos, si tu es fort, bien physiquement et sans reproche moralement, et si tu jouis de contacts agréables.

[La maladie de Vimalakirti.]

6. Mañj. — Maître de maison, ta maladie, d’où provient-elle? combien de temps durera-t-elle? sur quoi repose-t-elle? après combien de temps s’apaisera-t-elle?

Vim. Mañjusrî, ma maladie durera ce que dureront chez les êtres l’ignorance et la soif de l’existence. ma maladie vient de loin, de la transmigration à son début. Tant que les êtres seront malades, moi aussi je serai malade; quand les êtres guériront, moi aussi je serai guéri. Pourquoi? Mañjusrî, pour les Bodhisattva, la sphère de la transmigration, ce sont les êtres, et la maladie repose sur cette transmigration. Lorsque tous les êtres échapperont aux douleurs de cette maladie, alors les Bodhisattva, eux aussi, seront sans maladie.

7. Par exemple, ô Mañjusri, si le fils unique d’un banquier tombe malade, son père et sa mère, eux aussi, tombent tous deux malades. Tant que ce fils unique n’est pas guéri, ses père et mère, eux aussi, restent souffrants. De même, ô Mañjusrî, le Bodhisattva affectionné aux êtres comme à un fils unique, est malade quand les êtres sont malades, et est sans maladie quand les êtres sont sans maladie.

Tu me demandais, ô Mañjusri, d’où provient ma maladie : chez le Bodhisattva la maladie provient de la grande compassion.

[Le vide universel.]

8. Mañj. — Maître de maison, pourquoi ta maison est-elle vide et n’as-tu aucun entourage?

Vim. Mañjusrî, tous les champs de Buddha, eux aussi, sont vides.

Mañj. — De quoi sont-ils vides?

Vim. — Ils sont vides de vacuité.

Mañj. — Qu est-ce qui est vide de vacuité?

Vim. — Les imaginations sont vides de vacuité.

Mañj. — La vacuité peut-elle être imaginée?

Vim. — L’imagination, elle aussi, est vide, et la vacuité n’imagine pas la vacuité.

Mañj. — Maître de maison, où trouver cette vacuité?

Vim. — Manjusri, la vacuité se trouve dans les soixante-deux espèces de vues fausses 10.

Mañj. — Où trouver les soixante-deux espèces de vues fausses?

Vim. — On les trouve dans la délivrance des Tathâgata.

Mañj. Où trouver la délivrance des Tathâgata?

Vim. — Elle se trouve dans le premier fonctionnement de pensée de tous les êtres.

Tu me demandais encore, ô Mañjusrî, pourquoi je suis sans entourage, mais tous les Mâra et tous les adversaires sont mon entourage. Pourquoi?

Les Mâra font l’éloge de la transmigration

10 Suprême paradoxe qui établit, sans contestation possible, la position ou, plus exactement, l’absence de position métaphysique de Vimalakirti. Après avoir détruit, par la vue de la vacuité, la croyance à la permanence et la croyance à l’anéantissement, Vimalakirti rejette la vacuité elle-même parmi les soixante-deux espèces de vues fausses. Il se refuse à hypostasier la vacuité, à en faire un dharmadhatu, une dharmata, une tathata. C’est là du pur madhyamaka.

et la transmigration est l’entourage du Bodhisattva. Les adversaires font l’éloge de toutes les espèces de vues fausses, et le Bodhisattva ne s’écarte d’aucune espèce de vue fausse. C’est pourquoi tous les Mâra et tous les adversaires sont mon entourage.

[Nature de la maladie.]

9. Mañj. — Maître de maison, de quelle espèce est ta maladie?

Vim. — Elle est immatérielle et invisible.

Mañj. — Cette maladie est-elle associée au corps ou associée à la pensée?

Vim. — Elle n’est pas associée au corps parce qu’elle est séparée du corps et d’ailleurs ce qui est associé au corps est pareil au reflet. Elle n’est pas associée à la pensée parce qu’elle est séparée de la pensée et d’ailleurs ce qui est associé à la pensée est pareil à la magie.

Mañj. — Maître de maison, parmi les quatre éléments, à savoir l’élément terre, l’élément eau, l’élément feu et l’élément vent, quel est celui qui souffre?

Vim. — Mañjusri, la maladie des êtres, voilà précisément l’élément qui me rend malade moi-même.

[Comment consoler un bodhisattva malade]

10. Mañj. — Comment le bodhisattva doit-il consoler un bodhisattva malade de façon à le réjouir?

Vim. — Il lui dit que le corps est impermanent, mais ne l’invite pas à éprouver à son endroit dégoût ou répugnance. Il lui dit que le corps est douloureux, mais ne l’exhorte pas à se complaire dans le Nirvâna. Il lui dit que le corps est impersonnel, mais l’invite à faire mûrir les êtres. Il lui dit que le corps est calme, mais ne l’exhorte pas à cultiver le calme définitif.

Il l’exhorte à se repentir de ses fautes antérieures, mais ne dit pas que ces fautes sont passées. Il l’exhorte à utiliser sa propre maladie pour avoir pitié des êtres malades et chasser leurs maladies. Il l’exhorte à se souvenir des souffrances subies antérieurement pour faire le bien des êtres. Il l’exhorte à se souvenir des innombrables racines de bien déjà cultivées pour pratiquer la vie pure. Il l’exhorte à ne pas craindre, mais à s’adonner à l’énergie. Il l’exhorte à prononcer le grand vœu de devenir le grand roi-médecin qui guérit tous les êtres et apaise définitivement les maladies du corps et de la pensée. C’est ainsi que le bodhisattva doit consoler un bodhisattva malade, de façon à le réjouir.

[Réflexions proposées au malade.]

11. Mañjusri demanda : Comment le Bodhisattva malade dompte-t-il sa propre pensée?

Vimalakirti répondit : Mañjusri, le Bodhisattva malade doit dompter sa propre pensée par les réflexions suivantes :

La maladie résulte du concours de méprises radicalement fausses. Puisqu’elle est issue d’imaginations fausses et de passions, il n’y a là en vérité aucun dharma dont on puisse dire qu’il soit malade.

Comment cela? Le corps provient des quatre grands éléments et, dans ces éléments, il n’y a ni maître ni générateur.

Dans ce corps, il n’y a pas de moi. Si l’on écarte l’adhésion au moi, il n’y a ici, au sens vrai, rien qui puisse s’appeler maladie. C’est pourquoi, rejetant toute adhésion, je dois m’en tenir à la vraie science des racines de la maladie et, après avoir supprimé la notion de moi, produire la notion de dharma.

Ce corps est un assemblage de nombreux dharma. Quand il naît, ce sont seulement des dharma qui naissent; quand il périt, ce sont seulement des dharma qui périssent. Mais ces dharma ne se sentent pas, ne se connaissent pas mutuellement. Quand ces dharma naissent, ils ne pensent pas : «je nais»; quand ils périssent, ils ne pensent pas : «je péris».

12. Le Bodhisattva malade doit s’efforcer de bien comprendre cette notion de dharma : Chez moi, se dit-il, cette notion de dharma est une méprise, et cette méprise est une grave maladie. Je dois donc échapper à cette maladie et m’efforcer de la détruire. Je dois aussi détruire cette grave maladie chez tous les êtres.

Comment détruire cette grave maladie? — En détruisant la croyance au moi et la croyance au mien.

Comment détruire la croyance au moi et la croyance au mien? — En s’écartant de deux choses.

Comment s’écarter de deux choses? — En s’abstenant de toute activité interne et externe. Comment s’abstenir de toute activité interne et externe — En considérant l’égalité intégrale, sans mouvement, sans secousse et sans agitation. Qu’est-ce que l’égalité intégrale? — Celle qui va de l’égalité du Moi à l’égalité du Nirvâna.

Pourquoi cela? — Parce que la transmigration et le Nirvâna sont tous deux vides.

Pourquoi sont-ils vides tous les deux? — En tant que simples désignations, ils sont, tous les deux, vides et irréels.

Ainsi donc celui qui voit l’égalité intégrale ne fait pas de distinction entre la maladie d’une part et la vacuité d’autre part : la maladie, c’est la vacuité.

13. Il faut savoir que cette sensation est une non-sensation, mais ne pas réaliser la destruction complète des sensations. Bien que la double sensation soit éliminée chez celui qui remplit à la perfection les qualités des Buddha, ce dernier n’est pas sans éprouver une grande pitié à l’endroit des êtres tombés dans les destinées mauvaises et fait en sorte de détruire par la discipline correcte la maladie des êtres.

14. Chez ces êtres, il n’y a aucun dharma à produire ni à détruire; il faut seulement leur prêcher la loi pour qu’ils comprennent parfaitement le fondement d’où provient la maladie.

Quel est le fondement de la maladie? Le fondement de la maladie est la saisie de l’objet. Cette saisie étant le fondement, tant qu’il y a saisie, il y a maladie.

Sur quoi porte la saisie? Elle porte sur le triple monde.

Comment comprendre la saisie qui est le fondement de la maladie? C’est une non-saisie, une non-perception. Cette non-perception est la «non-saisie».

Qu’est-ce qui n’est pas perçu? C’est la double vue, la vue du sujet interne et la vue de l’objet externe, qui n’est par perçue. C’est pourquoi on parle de non-perception.

Mañjusri, c’est ainsi que le Bodhisattva malade doit dompter sa pensée pour détruire les douleurs de la vieillesse, de la maladie, de la mort et de la naissance. Telle est, ô Mañjusri, la maladie du Bodhisattva. Et s’il n’en était pas ainsi, son effort serait vain. En effet, de même qu’on appelle «héros» celui qui tue ses ennemis, ainsi appelle-t-on «Bodhisattva» celui qui supprime les douleurs de la vieillesse, de la maladie et de la mort.

15. Le Bodhisattva malade doit faire les remarques suivantes : De même que ma maladie est irréelle et inexistante, ainsi les maladies des êtres sont, elles aussi, irréelles et inexistantes.

Comprenant les choses ainsi, ce n’est pas avec une pensée envahie par les vues affectives qu’il produit la grande compassion envers les êtres, mais c’est exclusivement pour détruire les passions adventices qu’il produit la grande compassion envers les êtres. Pourquoi?

Si sa grande compassion relevait de vues affectives, le Bodhisattva aurait du dégoût pour les renaissances. Mais comme sa grande compassion échappe à l’envahissement des vues affectives, le Bodhisattva n’a pas de dégoût pour les renaissances. Ce n’est pas envahi par l’envahissement des vues fausses qu’il naît. Naissant avec une pensée non-envahie, il naît en tant que délivré, il vient à l’existence en tant que délivré. Naissant comme délivré, venant à l’existence comme délivré, il a la force et le pouvoir de prêcher la loi qui délivre de leurs liens les êtres entravés.

C’est dans cette intention cachée que le Bienheureux a déclaré : «Il est impossible, il ne peut pas arriver que quelqu’un qui soit lui-même lié puisse délivrer les autres de leurs liens, mais il est possible que quelqu’un qui soit lui-même délié puisse délivrer les autres de leurs liens». C’est pourquoi le Bodhisattva doit chercher la délivrance et trancher les liens.

[Lien et délivrance.]

16. Pour le Bodhisattva, qu’est-ce qui est lien et qu’est-ce qui est délivrance?

Pour le Bodhisattva, se libérer de l’existence à l’exclusion des moyens salvifiques, c’est un lien. Au contraire, pénétrer dans le monde de l’existence à l’aide des moyens salvifiques, c’est une délivrance.

Pour le Bodhisattva, goûter la saveur des extases, des libérations, des concentrations (samâdhi) et des recueillements (samâpatti) en l’absence de moyens salvifiques, c’est un lien. Au contraire, goûter la saveur des extases (dhyâna) et des concentrations (samâpatti) en recourant aux moyens salvifiques, c’est une délivrance.

La sagesse non-assumée par les moyens salvifiques est un lien. Au contraire, la sagesse assumée par les moyens salvifiques est une délivrance.

Les moyens salvifiques non-assumés par la sagesse sont un lien. Au contraire les moyens salvifiques assumés par la sagesse sont une délivrance.

[Sagesse et moyens salvifiques.]

17. Quelle est cette sagesse non-assumée par les moyens salvifiques et qui constitue un lien? Quand le Bodhisattva se dompte lui-même par la pratique de la vacuité, du sans-caractère et de la non-prise en considération, mais s’abstient d’orner son corps par les marques physiques primaires et secondaires, d’orner son champ de Buddha et de faire mûrir les êtres, c’est une sagesse non-assumée par les moyens salvifiques et c ’est un lien. Quelle est cette sagesse assumée par les moyens salvifiques et qui constitue une délivrance? Quand le Bodhisattva dompte sa pensée par la pratique de la vacuité, du sans-caractère et de la non-prise en considération, quand il considère les dharma avec caractères et sans caractère, quand il cultive la réalisation et qu’en même temps il orne son corps par les marques primaires et secondaires, il orne son champ de Buddha et fait mûrir les êtres, c’est une sagesse assumée par les moyens salvifiques et c’est une délivrance?

Quels sont ces moyens salvifiques non-assumés par la sagesse et qui constituent un lien? Quand le Bodhisattva s’installe dans les vues fausses, l’explosion des passions, les résidus, l’affection et l’aversion, mais n’applique pas à la parfaite illumination les racines de bien qu’il a cultivées et implante les adhésions, ce sont des moyens salvifiques non-assumés par la sagesse et c’est un lien.

Quels sont ces moyens salvifiques assumés par la sagesse et qui constituent une délivrance? Quand le Bodhisattva rejette les vues fausses, l’explosion des passions, les résidus, l’affection et l’aversion, et applique à la parfaite illumination les racines de bien qu’il a cultivées sans produire d’orgueil, ce sont des moyens salvifiques assumés par la sagesse et c ’est une délivrance.

18. Mañjusri, le Bodhisattva malade doit considérer les dharma de la façon suivante :

Comprendre que le corps, la pensée et la maladie sont transitoires, douloureux, vides et impersonnels : voilà la sagesse.

Ne pas reprendre naissance en excluant d’avance les maladies du corps, mais, sans interrompre le cours de la transmigration, s’efforcer de faire le bien des êtres : voilà les moyens salvifiques.

Comprendre que le corps, la pensée et les maladies sont mutuellement et l’un par rapport à l’autre sans nouveauté ni ancienneté : voilà la sagesse.

Ne pas provoquer l’arrêt ou la destruction du corps, de la pensée et des maladies : voilà les moyens salvifiques.

19. Mañjusri, bien que le Bodhisattva doive dompter ainsi sa pensée, il ne peut s’en tenir ni au contrôle de la pensée ni à la licence de la pensée. Pourquoi? Parce que s’en tenir à la licence de la pensée est le propre des sots, et s’en tenir au contrôle de la pensée est le propre des Auditeurs. C’est pourquoi le Bodhisattva ne peut s’en tenir ni au contrôle ni à la licence de la pensée. Ne s’en tenir à aucun de ces deux extrêmes, tel est le domaine du Bodhisattva.

[Le domaine du Bodhisattva.]

20. 1. Ce qui n’est ni le domaine des profanes ni le domaine des saints, tel est le domaine du Bodhisattva.

2. Le domaine de la transmigration, mais non pas le domaine des passions, tel est le domaine du Bodhisattva.

3. Le domaine où l’on connaît le Nirvâna, mais non pas le domaine du Nirvâna définitif et complet, tel est le domaine du Bodhisattva.

4. Un domaine où l’on manifeste les quatre Mâra, mais qui transcende toutes les œuvres de Mâra tel est le domaine du Bodhisattva.

5. Un domaine où l’on recherche l’omniscience, mais sans atteindre le savoir à contretemps, tel est le domaine du Bodhisattva.

6. Un domaine où l’on recherche le savoir des quatre vérités, mais sans réaliser ces vérités à contretemps, tel est le domaine du Bodhisattva.

7. Un domaine d’introspection, mais où l’on assume à volonté des renaissances dans le monde de l’existence, tel est le domaine du Bodhisattva.

8. Un domaine où l’on comprend parfaitement la non-production, mais sans pénétrer dans la détermination absolue de 1 acquisition du bien suprême, tel est le domaine du Bodhisattva.

9. Un domaine où l’on parcourt la production des phénomènes en dépendance, mais en éliminant toutes les vues fausses, tel est le domaine du Bodhisattva.

10. Un domaine où l’on fréquente tous les êtres, mais à l’abri des résidus des passions, tel est le domaine du Bodhisattva.

11. Un domaine où l’on aime l’isolement, mais sans rechercher la destruction du corps et de la pensée, tel est le domaine du Bodhisattva.

12. Un domaine où l’on considère le triple monde, mais sans éliminer l’élément de la loi, tel est le domaine du Bodhisattva.

13. Un domaine où l’on considère la vacuité, mais où l’on recherche aussi toutes sortes de qualités, tel est le domaine du Bodhisattva.

14. Un domaine où l’on considère le sans-caractère, mais où l’on a en vue la libération des êtres, tel est le domaine du Bodhisattva.

15. Un domaine où l’on considère la non-prise en considération, mais où l’on manifeste à volonté la marche à travers les existences (bhavascurekrtinti), tel est le domaine du Bodhisattva.

16. Un domaine d’inaction, mais où l’on met en œuvre toutes les racines de bien, sans jamais s’interrompre, tel est le domaine du Bodhisattva.

17. Un domaine où l’on parcourt les six perfections, et où l’on atteint l’autre rive des pensées et des pratiques de tous les êtres, tel est le domaine du domaine du Bodhisattva.

18. Un domaine où l’on parcourt les six pénétrations, mais sans arriver au savoir de la destruction des impuretés, tel est le domaine du Bodhisattva.

19. Un domaine où l’on établit la bonne loi, sans prendre pour objet les mauvaises voies, tel est le domaine du Bodhisattva.

20. Un domaine où l’on considère les quatre sentiments infinis — bienveillance, compassion, joie et indifférence —, mais sans chercher à renaître dans le monde de Brahmâ, tel est le domaine du Bodhisattva.

21. Un domaine où l’on considère les six commémorations, mais sans s’adapter aux impuretés de la naissance.

Un domaine où l’on considère la destruction des obstacles, mais sans désirer la souillure, tel est le domaine du Bodhisattva.

22. Un domaine où l’on considère les extases, les libérations, les concentrations et les recueillements, mais où les renaissances ne sont pas réglées par la force de ces concentrations ou de ces recueillements, tel est le domaine du Bodhisattva.

23. Un domaine où l’on parcourt les quatre applications de la mémoire, mais sans chercher à se libérer du corps, de la sensation, de la pensée et des dharma, tel est le domaine du Bodhisattva.

24. Un domaine où l’on parcourt les quatre efforts corrects, mais sans faire de distinction entre dharma bons et dharma mauvais, tel est le domaine du Bodhisattva.

25. Un domaine où l’on parcourt les quatre bases du pouvoir miraculeux, mais en dominant sans effort ces bases de pouvoir miraculeux, tel est le domaine du Bodhisattva.

26. Le domaine des cinq facultés spirituelles, mais aussi le domaine du savoir ayant pour objet le degré des facultés des êtres, tel est le domaine du Bodhisattva.

27. Un domaine où l’on s’établit dans les cinq forces, mais où l’on se complaît dans les dix forces du Tathâgata, tel est le domaine du Bodhisattva.

Un domaine où l’on s’établit dans la perfection des sept membres de l’illumination (saptabodhyaibgaparinie-patti), mais sans rechercher les attributs caractéristiques des Buddha (bud-dhadharmavis-e5a) : le savoir merveilleux et l’habileté salvifique (kausa-Iya) : tel est le domaine du Bodhisattva.

Un domaine où l’on s’établit dans la perfection du noble chemin à huit branches (Ctrycleitiwamargapartiniepat-ti), mais sans se détourner avec dégoût (nirveda) des mauvais chemins (kumcirga), tel est le domaine du Bodhisattva.

28. Un domaine où l’on perfectionne les sept membres de l’illumination et où l’on excelle en perspicacité et en savoir, tel est le domaine du Bodhisattva.

29. Un domaine où l’on s’établit dans le Chemin, mais sans saisir les mauvais chemins, tel est le domaine du Bodhisattva.

30. Un domaine où l’on recherche l’équipement en quiétude et en inspection, mais sans tomber dans le repos absolu, tel est le domaine du Bodhisattva.

31. Un domaine où l’on considère que les dharma ont pour caractère la non-naissance et la non-destruction, mais où l’on orne son corps des marques physiques primaires et secondaires et où l’on réalise toutes sortes d’œuvres de Buddha, tel est le domaine du Bodhisattva.

32. Un domaine où l’on manifeste des attitudes d’Auditeurs ou de Buddha individuels, mais sans écarter les attributs de Buddha, tel est le domaine du Bodhisattva.

33. Un domaine où l’on se conforme à des dharma naturellement purs, mais où l’on manifeste des attitudes selon les aspirations des êtres, tel est le domaine du Bodhisattva.

34. Un domaine où l’on comprend que tous les champs de Buddha sont absolument impérissables, immuables, pareils à l’espace, mais où l’on manifeste, sous des formes diverses et multiples, la splendeur des qualités des champs de Buddha, tel est le domaine du Bodhisattva.

35. Un domaine où l’on manifeste la mise en mouvement de la roue de la bonne loi et le grand Nirvâna complet, mais où l’on n’abandonne jamais les pratiques des Bodhisattva, tel est le domaine du Bodhisattva.

Quand Vimalakirti eut fait ce discours où il exposait les merveilles du domaine du Bodhisattva, huit mille fils des dieux parmi les fils des dieux accompagnant Mañjusri prince héritier produisirent la pensée de la suprême et parfaite illumination. 





LE MADHYAMAKA ou école de la Voie du milieu

Aux SOURCES DU BOUDDHISME Textes traduits et présentés sous la direction de Lilian Silburn, Fayard, 1977 (paru sous un titre général, « Le Bouddhisme », adapté à la collection « Le Trésor spirituel de l’Humanité » [qui incluait entre autres « L’Hindouisme »]. Il fut réédité indépendamment en 1997.

Pages 177-185, 193-201, 217-221 :

CHAPITRE V. Le Madhyamaka, ou école de la voie du milieu

Introduction

Le fondateur historique du «système du milieu» est Nagarjuna, auteur du Madhyamakasastra ou Madhyamikakarika, du Sutrasa­muccaya, du Mahayanavimaka, de la Vigrahavyavartini, de la Rat­navali et d’un recueil de quatre hymnes, le Catuhstava. Son disciple immédiat, Aryadeva (IIIe siècle) écrivit le Satasâstra et le Catuha­taka. À la fin du VIe siècle, Candrakirti fit deux gloses au Madhyama­kasastra : la Prasannapada et le Madhyamakavatara. Enfin, un grand poète du vie siècle, Santideva, est l’auteur du Bodhicaryavatara et du Siksasamuccaya.

Dans l’œuvre de Nagarjuna, se trouve condensée une très abondante littérature relative à la prajñaparamita qui s’étend du Ier siècle avant J.-C. au IIIe siècle de notre ère. La plus ancienne est l’Astasahasrika­prajñaparamita de huit mille vers, considérée comme un texte fonda­mental et qui fait partie des neuf ouvrages canoniques du bouddhisme népalais.

Rien n’apparaît, rien ne disparaît56.

Du triple sceau de la Doctrine (la dharmamudra) qu’avait prêchée le Buddha — à savoir, toutes les choses conditionnées sont imperma­nentes, douloureuses, toutes sont privées de soi, il y a un non-né, un non-conditionné, le nirvāna —, les Madhyamika donnent une nouvelle interprétation à la lumière de la vacuité :

Révérend Mahakatyayana, dit Vimalakirti, absolument rien [170] n’a été produit, n’est produit et ne sera produit; absolument rien n’a disparu, ne disparaît et ne disparaîtra : tel est le sens du mot “impermanent”. — Comprendre que les cinq agrégats sont abso­lument vides de nature propre et, par conséquent, sans naissance : tel est le sens du mot “douloureux” [duhkha]. — Savoir que le moi [atman] et le non-moi ne constituent pas une dualité : tel est le sens du mot “impersonnel” [anatman]. — Ce qui est sans nature propre et sans nature étrangère ne s’enflamme pas, et ce qui ne s’enflamme pas ne s’éteint pas : tel est le sens du mot “calme” [Santa]57.”

Les choses étant impermanentes, impersonnelles, sont vides de nature propre, la pensée ne s’y attache pas; étant donc sans caractère, sans attachement, elles sont originellement apaisées, nirvanées.

«Ainsi les yogin qui demeurent dans la vision de la vacuité ne perçoivent plus les éléments, les agrégats, les sphères sensorielles comme des essences, et ne les percevant plus comme des essences réelles, ils surmontent le bavardage 58 et de ce fait ils ne discrimi­nent plus, car, par la suppression du bavardage, on s’abstient de pensées discriminatrices59.»

Dès lors, la vacuité que caractérise l’abs­tention de tout bavardage est ce que l’on nomme nirvāna.

Parce qu’elles sont vides les choses sont toutes égales, identiques, dépourvues de dualité. Elles ne peuvent donc être saisies par la pensée et demeurent inexprimables. D’où le silence du mystique qui connaît le triple sceau :

«Il échappe aux sujets controversés qui reposent tous sur des vues fausses. De la même manière, l’homme doué de vision, voyant des aveugles discuter sur les diverses couleurs, en a pitié et sourit, mais ne discute pas avec eux.»

Point d’obstacle à la pénétration de qui dispose des sceaux de la Doctrine du Buddha, tout comme celui qui détient le sceau royal n’est jamais retardé ou gêné [dans ses déplacements60]”.

On trouve ici les principaux thèmes qui vont revenir dans la plupart de nos textes : la vacuité de toutes les choses, leur non-naissance et leur non-destruction, leur égalité hors de la dualité; et si cet ensemble sur­prend et déroute la pensée, c’est qu’il ne s’agit pas d’une philosophie purement conceptuelle, mais d’une formulation visant à exprimer de façon plus ou moins approchée l’expérience spirituelle vécue à ses plus hauts sommets.

***



Nous avons vu que le Buddha, aussitôt éveillé, avait recherché la cause du tourment des êtres et, remontant de condition en condi­tion, l’avait trouvée dans la soif et l’ignorance; de là l’importance accordée à la loi du devenir, à la production en dépendance, loi dont on brise l’étau à l’instant même où on la comprend, chaque chose se révélant alors en sa quiescence et sa spontanéité. Quelques siècles plus tard, Nagarjuna fait retour à cette expérience fondamentale et s’y tient sans l’ombre d’un compromis, récusant la production même des choses. Il l’énonce formellement au début de son Traité du milieu :

«Ni de soi ni d’autrui, ni non plus de leur union, ni sans cause ne sont produites les choses, où que ce soit, en quelque temps que ce soit et quelles qu’elles soient.» (M.K., sl., I, p. 12.)

Les dharma sont donc sans production ni destruction, dépourvus de nature propre et en état de parinirvāna : «Tranquilles dès l’origine, non produits, quiescents de par leur nature même, tels sont les dharma que Tu as révélés, Seigneur, Toi qui mets en branle la roue de la loi61.» Du point de vue absolu, ils échappent donc au méca­nisme de la production en dépendance : Ils sont apaisés parce qu’ils sont du domaine de la Connaissance apaisée.»

«Toutes les choses sont pures, parfaitement pures comme l’es­pace.» Cette extrême pureté constitue la clé de voûte de l’école de la non-naissance des choses considérée par tous les systèmes Mahayana comme «la Doctrine secrète et profonde» à révéler à bon escient aux seuls bodhisattva prédestinés : «Ceux qui savent que les dharma n’ont pas de nature propre sont des héros qui résident en ce monde en extinction complète, car ils vivent sans s’attacher aux attributs du désir; ayant repoussé l’attachement, ils convertissent les êtres.» (M. vr., p. 474.)

Dès lors, la production en dépendance au sens restreint ne s’applique qu’à un monde de dualité et du seul point de vue relatif et non aux données «telles qu’elles sont» (yathabhuta), c’est-à-dire non reliées entre elles et donc libérées des différenciations et des particularités qu’on leur impute erronément. Étant vides de nature propre, elles sont isolées, en soi, absolues (vivikta), pures, insaisissables; en ceci même consiste [172] l’inconcevable profondeur de la perfection de sapience — pierre angulaire de grands traités comme l’Astasahasrika et autres Paramita62.

«Prenez conscience que toutes les choses sont toujours isolées, naturellement vides et exemptes de soi.» (Samādhirajasutra.)

Telle est, révélée dans sa pureté, sa rigueur et son dépouillement, la source secrète de la disponibilité vivante et totale du bodhisattva pour lequel chaque chose jaillit dans l’instant et l’emplit totalement de sa perfection.

En effet, pour qui a vu le caractère non né des dharma, chaque chose surgit libre de tout concept, projet ou saisie, dans une plénitude qui a la légèreté du vide, dans une liberté sans origine, mais aussi existant seule au moment où elle est perçue parce que «telle qu’elle est» sans manque ni excès, sans cause ni effet, insaisissable dans sa totalité, affranchie d’être et de non-être. À ce sujet, on trouve plusieurs dialogues entre le Bienheureux et Mahamati 63 :

«Si j’ai dit, Mahamati, que toutes les choses sont dépourvues d’un Soi… et sont donc nairatmya, j’entends que toute chose a son propre soi [svatman] non celui d’un autre; ainsi le soi “vache” n’est pas le soi “cheval” ni inversement…, chacun d’eux étant à soi-même sa propre caractéristique. Dès lors, Mahamati, toutes les choses ne sont pas sans caractéristique propre, elles sont “telles qu’elles sont”. Néanmoins, ignorants et profanes ne comprennent pas le sens de niratman [sans soi], car ils s’adonnent à la pensée différenciatrice; ils ne sont pas dans l’indifférencié.»

Plus loin, ce même texte fait une nette distinction entre la pensée différenciatrice (vikalpa) associée à l’expression verbale et qui mène au samsara, et le Sens vivikta, l’absolu singulier qui mène au nirvāna :

«Ô Mahamati, la nature propre des choses n’est pas telle que la différencient ignorant et profane, elle est imaginaire… Mais il y a une nature propre des choses telle qu’elle est réalisée par les mystiques, par leur connaissance mystique, par leur vision mystique, par leur ceil de sapience mystique.»

Alors Mahamati demande au Bienheureux si enseigner la Doctrine [173] de la Réalité ayant pour nature propre la Connaissance mystique n’est pas nier la Doctrine sur l’absolu singulier (dharmavivikta).

«Le Bienheureux répond : «Ô Mahamati, il n’est pas vrai que je nie la Doctrine vivikta ni que, en soutenant la nature propre de la Réalité mystique, je tombe dans la vision réaliste. C’est à l’intention des êtres attachés à la nature propre des choses et pour les garder de toute frayeur que, après leur avoir fait comprendre par la Connaissance mystique que la réalité est objet d’attachement, je leur impartis l’enseignement de l’absolu singulier.» (P. 163-165.)

Primordial apparaît donc l’enseignement qualifié d’aryavivikta portant sur les choses discrètes, perçues en leur unicité; de là ces vers admirables recueillis par Candrakirti 64 :



Qui voit une seule chose a la vision de toutes les choses.

La vacuité d’une seule chose est la vacuité de toutes.



Par une seule chose connue, il connaît tout.

Par une seule chose vue, il voit tout.

En lui l’ivresse du moi ne surgit pas,

Quelque abondantes que soient ses imaginations.



Si Nagarjuna est un des plus grands mystiques que le monde ait connus, c’est qu’il se situe uniquement en cette suprême expérience de la non-naissance où la vision de l’existence se détache sur la vacuité. Et cette expérience est si intensément réelle, si pleinement positive que le monde et ses fabulations lui semblent totalement privés de consistance, de réalité. Ayant pour seule norme l’essentiel, il fait table rase de tout le reste, n’acceptant aucune base à partir de laquelle on pourrait spéculer. Il le dit clairement dans la Ratnavali :



Pour nous qui prenons refuge dans l’Éveil, point de thèses à démontrer, point de règles de conduite, point de conscience [60].

Sache que le don de la Doctrine au-delà de la dualité d’être et de non-être est l’ambroisie de l’enseignement des Buddha, celui que l’on déclare profond [62]…

“… Les sages comprennent que l’omniscient mérite d’être ainsi nommé parce qu’il n’a pas prêché une telle profondeur de la Doctrine à ceux qui n’en étaient pas dignes. [174].

En vérité, les parfaits Buddha qui ont reconnu la Réalité absolue ont affirmé combien profonde est cette Doctrine conduisant à la délivrance; elle ne s’attache point à quelque thèse particulière, et pour elle il n’existe rien sur quoi on puisse prendre appui [74-75].

Vont au contraire à leur perte les ignorants qui soutiennent l’existence d’une chose quelconque apte à leur servir d’appui. Ils ne se délivrent pas ainsi des thèses contraires d’être et de non-être, et ils redoutent cette Doctrine qui ne pose pas la moindre chose sur laquelle on puisse s’appuyer [75-76].

Comment alors cette Doctrine parfaite, extrêmement subtile, profonde et sans support descend-elle aisément dans votre cœur [17]?

C’est pourquoi le Silencieux ayant réalisé le dharma répugnait d’abord à le prêcher; il savait en vérité que cette Doctrine est très difficile à comprendre pour le vulgaire en raison de sa profondeur [18].”



En conséquence, Nagarjuna n’est nullement un nihiliste, un sceptique ou un relativiste. Sa dialectique n’a de sens qu’en fonction de l’expérience ineffable de la Réalité absolue. Et cette Réalité, on ne peut la suggérer qu’au moyen de paradoxes ou encore en affirmant hautement ce qu’elle n’est pas; telle est justement l’œuvre de la dialectique de Nagarjuna. Selon la belle formule de Candrakirti :

«La Réalité absolue est le silence des mystiques. Dès lors comment pourrait-on en discourir avec eux? 65.»

Parler de sa transcendance ou de son immanence par rapport aux choses relève d’une vue occidentale issue de la pensée dualisante. On ne décèle ici aucune transcendance. Il ne convient d’ailleurs pas de séparer pensée et être : ce n’est pas seulement notre pensée qui nous empêche de reconnaître la Réalité, mais toute notre personne mue par la tendance à double pôle — prendre ou rejeter. La Réalité ne transcende pas les choses puisqu’il n’y a qu’elle, mais nous la percevons à travers un tissu d’illusions. Samsara et nirvāna se ramènent à deux façons de vivre une même chose.

La Réalité doit être reconnue dans le monde, mais par intériorité. On ne l’approche que par la connaissance mystique (aryajnana) et jamais par la pensée discursive ou par l’intuition intellectuelle qui, toutes deux, [175] appartiennent à la vérité mondaine «de surface»; ce voile d’erreur, loin de manifester la nature réelle des choses, ne fait que l’obscurcir. L’absolu n’est pas tel que la pensée le forge : tout ce que l’homme affirme ou nie à son égard n’a aucun fondement, dépend de son imagination et n’échappe donc pas au sarnsara.

Candrakirti donne l’exemple suivant :

Si le serpent que suggère la vue d’une corde est imaginaire, réelle par contre est la corde; n’étant pas imaginée, elle constitue l’être véritable de ce serpent. De même imaginaire est « l’être-en-soi » que suscite une production en dépendance, car l’être-en-soi n’est ni produit ni artificiel : L’être-en-soi n’est pas artificiel, il ne dépend pas d’autrui, déclare Nagarjuna. Mais cet imaginaire, objet de connaissance, fabriqué, pareil à un reflet, est réel en tant que domaine des Éveillés [c’est-à-dire tel qu’il est perçu par les Buddha], car par eux il n’est pas imaginé.”



Il n’existe donc pas de passage ni de progression du contingent à l’absolu puisqu’il n’y a qu’une Réalité, et seule y conduit la voie du milieu où l’on s’enfonce au cœur de l’intériorité.

La voie du milieu est celle du vide entre les deux pôles de toutes nos conceptions dualisantes : être et non-être, samsara et nirvāna…, celle du complet silence de nos idées, de nos imaginations et de nos sentiments. C’est aussi celle de l’intériorité, ce royaume où rien ne naît ni ne meurt et qui est donc celui de l’ineffable. C’est pourquoi il faut s’établir dans le vide et la non-saisie des choses, et savoir que toute conception est fausse conception, y compris celles qui portent sur le nirvāna et le Buddha66.



Le samsara — océan de l’existence — se réduit à un flot d’imaginations

Où les esprits puérils se noient.

Comme un peintre que terrifie l’effroyable monstre qu’il est en train de peindre,

Le vulgaire est épouvanté par le samsara.

Comme un être stupide tombe dans le bourbier qu’il a lui-même préparé,

Les êtres plongent dans le bourbier des imaginations sans consistance

Qu’ils ont eux-mêmes préparé et ne peuvent le traverser.

Au contraire, ceux qui perçoivent le monde comme vide et dépourvu de commencement, [176]

De milieu et de fin voient qu’il n’y a ni samsara ni nirvāna, mais quelque indicible,

Sans souillure, sans changement et qui resplendit au commence­ment, au milieu et à la fin67.”



On comprend dès lors que la dialectique nagarjunienne n’a pas de valeur intrinsèque et constitue un simple moyen pour déblayer la voie de l’expérience mystique. L’absolu n’est pas le vide, il est uniquement vide de dualité, de pluralité comme d’unité, en un mot de tout concept. Nagarjuna ne soutient jamais l’annihilation, le rien, l’inexistence en soi, mais seulement l’inexistence des constructions que nous surimposons à la Réalité. Seul celui qui se libère des dichotomies et des limites concep­tuelles perçoit les choses telles qu’elles sont.

À qui faut-il alors enseigner la vacuité? Candrakirti répond :

A celui qui entendant parler de la vacuité, quand il est encore un homme ordinaire, éprouve une joie intime toujours nouvelle [chaque fois qu’il l’entend], ses yeux sont pleins de larmes de joie, et les poils se hérissent sur son corps.’ Ayant le germe de l’intelligence propre à un éveillé, il est digne de cet enseignement; qu’on lui enseigne la vérité absolue à laquelle ses qualités le pré­disposent68.



Mais qu’on se garde de l’enseigner à celui qui, dans sa tendance à objectiver, fait une entité réelle du vide lui-même, car il n’y a pas d’er­reur plus redoutable :



«S’il y avait quelque chose de non-vide,

Il devrait y avoir quelque chose de vide;

Mais si le non-vide n’existe pas,

Comment le vide existerait-il?» (M.K., XNI, 7.)

«Le sot qui voit du non-vide,

Voit encore ensuite du vide.

Ne pas avoir de vues positives ou négatives,

C’est là vraiment le nirvāna.» (M. p. p.s., I, p. 69.)



Ainsi, ce qui pour le vulgaire est réel apparaît comme vérité de surface aux mystiques qui résident encore dans le devenir : la vacuité ou nature [177] propre de ce devenir est pour eux la Réalité; tandis que pour les éveillés (Buddha), il n’y a plus que vérité ultime.

Demandons à Santideva comment on se débarrasse progressivement des impressions d’existence et de vide :



Lorsqu’on adopte l’impression du vide et qu’on s’en imprègne [celle de l’existence disparaît]. Ensuite, s’exerçant à l’idée de l’universelle inexistence, l’impression du vide elle aussi se trouve éliminée.

Quand on n’appréhende plus une existence que l’on puisse nier, comment alors se présenterait à la pensée la non-existence, démunie qu’elle est désormais de tout support?

Et quand ni existence ni non-existence ne surgissent plus dans la pensée, alors celle-ci, privée d’alternative et dépourvue de point d’appui, s’apaise.” (Bodhicaryavatara, IX, 33-35.).



C’est en prononçant ces mots de grande portée que, selon Taranatha, Santideva disparut dans les airs.

Un processus analogue s’applique à l’extinction. Au début, sur la voie, on cherche à se détourner du samsara et à atteindre l’extinction des inclinations et des points de vue. Mais une fois les obstacles anni­hilés, le samsara évanoui, on ne trouve plus de nirvāna. Ainsi, nirvāna et samsara ne sont pas des choses réelles, des natures propres. Pourtant, quand on a reconnu que tout est vide de points de vue, il reste quelque chose d’indicible, une pure efficience69. Le méconnaître serait sombrer dans le plus grand des dangers, l’attachement à la vacuité :



Ô Kasyapa, ceux qui s’emparent de la vacuité, prennent refuge dans la vacuité, ceux-là, je les déclare perdus, pervertis. Certes, Kasyapa, mieux vaut une vue de la personnalité aussi haute que le mont Sumeru qu’une vue de la vacuité chez celui qui s’attache au non-être. Pour quelle raison? C’est que, Kasyapa, la vacuité sert à échapper à tous les points de vue, par contre celui qui a pour point de vue cette vacuité, je le déclare inguérissable.’ (Ratnakutesutra, M.K., p. 248.)

Le plus profond des aphorismes à ce sujet se trouve dans une école chinoise du Tch'an :

L’illusion et l’absolu ne sont point différents. [178].

Tant qu’on est dans l’erreur, l’absolu est illusion;

Pour qui s’est éveillé, l’illusion devient l’absolu.



De la dialectique de Nagarjuna, voici un exemple qui met en valeur sa position maîtresse; il est d’autant plus significatif qu’il porte sur l’existence même du Buddha :

«Nous ne nions nullement l’existence des Tathagata qui échappent à tout déploiement différencié; mais le yogin qui soutient l’absence de nature propre du Tathagata en vue d’enseigner le Sens ultime exempt de méprise ne peut dire ni qu’il est vide ni qu’il est non vide, ni les deux à la fois, ni non plus qu’il n’est ni vide ni non vide à la fois. Mais c’est ce que l’on dit pour en parler.» (M.K., sl., XXN, p. 11.)

«Comme nous ne pouvons faire comprendre ce qu’est la nature propre sans recourir à des paroles, nous en parlons à l’aide de métaphores du point de vue de la vérité mondaine, afin de nous conformer à la connaissance des gens à convertir et en nous exprimant à la façon de ce satra. Nous ne déclarons donc pas que tout est vide ni que tout est non vide puisqu’il y a existence, non-existence et la voie du milieu.» (M. vr., p. 443-444.)



Il y a existence en ce sens que l’imagination forge l’imaginaire; il y a non-existence de la dualité, et voie intermédiaire entre ces extrêmes : la vacuité bien comprise.

Un exemple célèbre est celui du moine aux yeux malades qui voit des cheveux dans son bol à aumône. Un homme aux yeux sains qui s’approche et regarde n’y voit pas les cheveux et n’a aucune idée d’existence, de non-existence quant à cheveux ou non-cheveux, quant à leur couleur… Mais il se place au point de vue du malade et, bien qu’il dise : «Il n’y a pas de cheveux dans ce bol», il ne porte pas de négation relative aux cheveux puisqu’il n’en voit pas.

[…]



Examen du Nirvâna

Madhyamakakarika chapitre XXV

Nagarjuna déclare :

«1. Si tout est vide, pas de production, pas de destruction. Par quelle élimination ou par quel arrêt se mettrait-on en quête du nirvāna?»

Glose de Candrakirti :

Il existe une double extinction [nirvāna] selon le petit véhicule : l’extinction comportant des résidus, propre au saint qui vit encore ici-bas, et l’extinction définitive sans résidus, atteinte à la mort. On parvient à la première en se libérant complètement des souillures et des désirs. Les résidus y sont de purs éléments affranchis de la croyance erronée en une personnalité. On compare cet état à une ville où les criminels ont été exécutés. Par contre, l’extinction sans résidus dans laquelle les purs éléments ont, eux aussi, disparu correspond à la destruction de la ville elle-même après l’exécution des criminels. D’où cette stance sur le saint après la mort :

Le corps est anéanti, les notions sont évanouies, tous les sentiments abolis,

les tendances apaisées et la conscience effacée.

Et aussi :

Son corps en vie, le saint conserve des impressions affectives,

quand sa conscience disparaît, c’est comme une lumière qui s’éteint.

(Mais, dira-t-on :)

S’il n’y a plus d’éléments impurs, si tout est vide, si rien ne surgit ni ne disparaît réellement, que reste-t-il à faire pour qu’ait lieu l’extinction?

Pour parer à cette [objection], l’auteur répond

2. Si tout est non-vide, point de production, point de destruction.

Par quelle élimination ou par quel arrêt se mettrait-on en quête du nirvāna?

Si passions et agrégats existaient par eux-mêmes, ne pouvant alors être privés de leur propre réalité, comment pourraient-ils s’éteindre et comment y aurait-il nirvāna? Ainsi, point de nirvāna pour les partisans de l’existence réelle des choses comme pour les nihilistes. Au contraire, les partisans de la vacuité pour qui le nirvāna n’est pas caractérisé par la cessation des passions et des agrégats échappent à cette difficulté.

Qu’est donc pour eux le nirvāna?

3. Rien d’éliminé ni d’acquis, rien de destructible ni de permanent,

Rien ne disparaît ni n’apparaît, c’est ce qu’on appelle extinction.

Ce qui ne peut être éliminé comme l’attraction, ni acquis comme le fruit du renoncement, ni détruit à la façon des agrégats, ce qui n’est pas éternel comme la plénitude et ne peut disparaître ni être créé, c’est le nirvāna, la mise au repos de tout le déploiement [188] différencié sous forme d’élaborations imaginaires. On se demande alors comment notre imagination édifie les passions qui, tant qu’elles existent, empêchent d’atteindre le nirvāna.

À cela le réaliste répond : S’il est vrai que passions et agrégats n’existent plus aussitôt le nirvāna atteint, ils existent pourtant avant de l’atteindre. Vous êtes sous l’emprise du démon [de l’illu­sion, rétorque le partisan de la vacuité], car l’être en soi ne devien­dra jamais un non-être.

Dans le nirvāna — sans-résidus, tous les éléments de l’existence ont disparu. Si dans la cessation absolue ils n’existent pas, c’est qu’ils n’ont pas la moindre réalité, tout comme la peur, surgissant à la vue d’une corde prise dans les ténèbres pour un serpent, se dissipe à la lumière d’une lampe.

Si ces éléments n’existent pas dans l’extinction, ils n’existent pas non plus dans le samsara. On nomme ce dernier «réalité contingente» parce que, sous l’emprise démoniaque du moi et du mien, les naïfs et les simples croient percevoir des choses qui n’existent pas réellement. Le samsara et sa douloureuse agitation ne cesseront donc jamais ni pour le réaliste qui affirme ni pour le nihiliste.

Il est dit dans la Ratnavali [I, 42] :

Le nirvāna n’est pas inexistence. D’où viendrait [alors] qu’on le réalise?

Est appelé nirvāna la cessation de toute prise de conscience quant à être et non-être.

Contre ceux qui, ne comprenant pas que l’extinction consiste en la mise au repos de toutes les élaborations imaginaires, forgent un nirvāna qui est être ou non-être, ou encore les deux à la fois ou bien ni être ni non-être à la fois, l’auteur déclare :

4. Le nirvāna n’est pas un être, car il serait caractérisé par déclin et trépas.

En effet, point d’être qui ne soit soumis au déclin et au trépas.

Pour certains, le nirvāna est une entité réelle qui, à la façon d’une digue, fait échec au flot des passions, des actes et des nais­sances. Comment, demandent-ils, une chose dépourvue de réalité pourrait-elle se montrer d’une telle efficacité?

À cela les [Sautrantika] objectent : L’extinction de la soif [189] associée au désir de jouir, cette indifférence est ce que nous consi­dérons comme l’extinction. Car la pure et simple extinction ne peut être regardée comme un être. N’a-t-on pas dit que la conscience elle-même disparaît dans le nirvāna comme une lumière qui s’éteint? Il est irrationnel de prendre l’extinction de la lumière pour une entité.

Selon le maître [Nagarjuna], le nirvāna n’est pas une sorte d’être, car il serait alors soumis à la mort puisqu’il n’y a rien qui n’y soit soumis à l’exception de ce qui n’existe pas, tel un mirage, non susceptible de périr.

5. Si le nirvāna est un être, le nirvāna sera produit par des causes.

Et nulle part on ne constate d’être qui ne soit pas ainsi pro­duit!

6. Si le nirvāna est un être, comment sera-t-il incondition­né? Nulle part, en effet, on ne constate quelque être incondi­tionné.

7. Si le nirvāna n’est pas un être, le nirvāna sera-t-il un non-être?

Partout où l’être manque, manque aussi le non-être.

Si le nirvāna consiste en l’absence des passions et des nais­sances, il s’ensuivra qu’il ne sera que leur impermanence. Mais n’atteindra-t-on pas alors la délivrance sans faire d’effort? De plus :

8. Si le nirvāna est un non-être, comment sera-t-il un nirvāna inconditionné?

En effet, point de non-être inconditionné.

Il n’y a pas de non-être qui serait absolu, inconditionné, car le non-être conçu intellectuellement comme une simple désignation métaphorique a pour contrepartie une chose réelle.

Le nirvāna n’étant ni être ni non-être, qu’est-il alors? Les Bud­dha ont déclaré à ce sujet :

9. Ce qui comporte allée et venue est conditionné et relatif.

C’est cela même qui inconditionné, non relatif, est appelé nirvāna. Tel est l’enseignement. [190]

Allées et venues, mouvement et processus, forment ici-bas la continuité des naissances et des morts. Tout cela apparaît comme soumis aux causes et conditions — la lumière dépendant de la lampe — ou comme relatif — le long par rapport au court. Mais, dans les deux cas, dès que s’interrompt la continuité de la naissance et de la mort, on a le nirvāna. On ne doit concevoir ce simple arrêt de toute opération ni comme être ni comme non-être. Le nirvāna n’est donc ni être ni non-être. Et, de plus :

10. L’instructeur a proclamé l’élimination du devenir et du non-devenir.

Ainsi donc ni être ni non-être ne conviennent au nirvāna.

Le sutra le déclare : tous ceux qui cherchent une issue hors du devenir en recourant au devenir ou au non-devenir ne possèdent pas la parfaite Connaissance. Soif pour le devenir aussi bien que soif pour le non-devenir sont toutes deux à abandonner. Seul le nirvāna ne doit pas être éliminé. Quelques bouddhistes [les Vaibhasika] admettent un double nirvāna, à la fois non-être, car les passions n’y subsistent plus, mais, en lui-même, être réel. À cela, répond la stance suivante

11. Si le nirvāna était à la fois être et non-être,

la libération serait, elle aussi, coexistence de être et non-être, ce qui est absurde.

On ne peut accepter l’existence et l’inexistence simultanées des tendances vitales qui subsisteraient dans le nirvāna sans pourtant se manifester, car il y a incompatibilité entre une tendance et la libération. En outre :

12. Si le nirvāna est à la fois être et non-être, le nirvāna ne sera pas inconditionné.

Il dépendra en vérité de ces deux qui sont en mutuelle dépendance.

Si le nirvāna possédait la double nature de l’être et du non-être, il dépendrait de l’ensemble de ses causes et conditions et ne serait pas inconditionné, car être et non-être étant en relation mutuelle dépendent l’un de l’autre. De plus :

13. Comment le nirvāna sera-t-il à la fois être et non-être [191]

puisque le nirvāna n’est pas produit par des causes et que être et non-être le sont?

L’être est causé, c’est-à-dire dû à l’ensemble de ses conditions, et de même le non-être puisque relatif à l’être. Mais, si l’extinction n’est pas être et non-être à la fois, ne peut-elle être le lieu où tous deux résident?

Le sutra suivant montre que cela est impossible :

14. Comment le nirvāna sera-t-il à la fois être et non-être?

Car ceux-ci à l’image de la lumière et des ténèbres ne peuvent résider en un même lieu.

Ce qui est aussi incompatible qu’être et non-être ne peut se trouver en un seul et même endroit, le nirvāna.

Le nirvāna n’est pas négation à la fois de être et non-être :

15. Si la signification d’être et de non-être était parfaitement établie,

on pourrait comprendre la doctrine du nirvāna comme ni être ni non-être.

Si l’on savait en toute certitude qu’il existe un être quelconque, il suffirait de le nier pour que l’extinction devienne non-être. Ou bien si l’on savait ce que signifie non-être on saurait, en le niant, ce que veut dire l’affirmation : le nirvāna n’est pas un être. Mais, ne sachant ni ce qu’est l’être ni ce qu’est le non-être, comment comprendrait-on leur négation? En conséquence, on ne peut admettre la thèse d’un nirvāna qui serait à la fois ni être ni non-être :

16. Si l’on admet que le nirvāna n’est ni être ni non-être,

Qui est apte à comprendre cette [thèse] éliminant à la fois être et non-être du nirvāna?

En ces conditions, personne ici-bas ne peut saisir ou révéler cette double négation. Mais n’y a-t-il pas quelqu’un qui, dans le nirvāna, serait apte à le saisir? Ce serait alors admettre un Soi qui demeurerait permanent dans le nirvāna; ce qui est inacceptable puisque vous soutenez qu’un Soi inconditionné n’existe pas. Mais s’il n’y a personne dans le nirvāna, qui connaîtra ce nirvāna? Est — [192] ce celui qui réside en ce monde contingent [samsara]? Et alors le connaîtra-t-il par une connaissance discursive ou par une connais­sance mystique? Ni par l’une ni par l’autre; en effet la première a pour objet des caractères distinctifs, or le nirvāna n’en comporte pas; et la seconde doit avoir pour objet la vacuité. N’est-elle pas en effet sans cause, essentiellement inconcevable, par-delà tout déploie­ment différencié? Comment pourrait-elle dès lors saisir une extinc­tion à la fois ni être ni non-être, ce que personne ne peut réaliser?

Que devient le Buddha après son extinction?

Tout comme les quatre thèses ne peuvent s’appliquer au nirvāna, elles ne le peuvent pas non plus au Buddha :

17. Qu’est le Bienheureux au-delà de l’arrêt final? Existe-­t-il, n’existe-t-il pas,

ou les deux à la fois, ou encore ni l’un ni l’autre? Cela est inconcevable.

Après sa complète extinction, on ne peut constater ni que le Buddha existe, ni qu’il n’existe pas, ni les deux autres thèses.

Inconcevable aussi, la nature du Buddha au cours de sa vie terrestre avant le nirvāna :

18. Le Buddha, qui est-il durant son existence? Existe-t-il ou n’existe-t-il pas?

C’est inconcevable.

Ou bien est-il à la fois existant et inexistant ou ni l’un ni l’autre?

Inconcevable à nouveau!

C’est pourquoi :

19. Il n’y a pas la moindre distinction entre nirvāna et samsara. Il n’y a pas la moindre distinction entre samsara et nirvāna.

20. La limite du nirvāna est la limite même du samsara. Entre les deux, on ne trouve pas la plus subtile dissemblance.

On ne peut imaginer le Bienheureux existant ici-bas, ni non plus l’imaginer comme existant sous forme de complètement éteint, ainsi il n’y a pas la moindre différence entre le monde ordi­naire et l’absolu. Le monde ordinaire étant l’absolu même, on ne peut donc lui assigner ni commencement ni fin :

21. Les points de vue concernant ce qu’il y a par-delà l’arrêt, les positions extrêmes comme l’éternel… à l’égard du nirvāna, les extrêmes quant à l’origine [du monde] et sa fin.

Ces méprises touchent à la croyance aux extrêmes et sont inad­missibles puisque samsara et nirvāna n’ont qu’une seule essence, étant tous deux originellement en paix. Les positions antino­miques condamnées par le Buddha concernent soit le nirvāna — et portent alors sur le Buddha après la mort —, soit les limites du monde, ses origines, son éternité ou son évanescence.

Si ces notions de fini ou d’infini, de limité ou d’illimité possé­daient quelque réalité en elles-mêmes, on saurait ce que signifient leur affirmation et leur négation. Mais ces notions n’ont aucune réalité puisqu’il n’y a pas la moindre différence entre samsara et nirvāna.

22. Toutes les choses étant vides que signifient [les notions] d’infini ou de fini,

les deux à la fois ou leur négation?

23. Qu’est-ce que identité, différence, éternité et non-éter­nité?

Que signifient-elles, réunies? Que signifie leur négation?

S’il en est ainsi, objecte-t-on, il n’y a pas d’extinction, d’où l’inutilité de la Doctrine qu’en son universelle compassion le Bud­dha enseigne, lui pour qui les êtres du triple monde sont des vases d’élection plus dignes de recueillir son affection qu’un fils unique.

Nous répondrons : Vous auriez raison s’il y avait une véritable doctrine, quelque auditeur, et si un véritable maître, un éveillé l’enseignait. Mais :

24. La félicité est la quiescence du déploiement différencié, la mise au repos de toute appropriation.

Aucune Doctrine ne fut prêchée par le Buddha, nulle part ni à personne.

Le nirvāna n’est que la quiescence du déploiement différencié tout entier ainsi que des caractères distinctifs. Il est donc atteint de toute éternité. En tant que paix originelle, cette quiescence est félicité parce que cesse la parole, parce que cesse la pensée; elle est mise en repos, car elle élimine passions et naissances; félicité, elle l’est aussi parce que, les passions évanouies, les résidus [194] inconscients s’évanouissent radicalement; félicité enfin, elle l’est, car faute d’objets à connaître il n’y a plus de connaissance.

Ainsi dans la bienheureuse extinction l’Éveillé, tel un cygne, vole dans le ciel, sans appui, planant dans le vent issu de ses deux ailes — mérite et connaissance — dans l’espace vide où rien [ne fait obstacle70]. De ces hauteurs où plus aucune caractéristique n’est perceptible, les Buddha n’ont jamais enseigné, ni aux dieux ni aux hommes, l’impureté des choses ou leur purification. C’est pourquoi l’Aryatathagataguhyasatra déclare :

«O Santamati, la nuit même où le Tathagata atteignit l’Éveil parfait et sans égal, la nuit de la parfaite extinction, il ne proféra pas la moindre syllabe, il n’a pas parlé, il ne parle pas, il ne parlera pas. Néanmoins, parce que tous les êtres vivants, selon l’intensité de leur ferveur, ont des intentions diverses, ils imaginent que le Tathagata profère à certaines occasions des discours variés. Mais le Tathagata, ô Santamati, n’imagine ni ne forge de constructions dualisantes, il se détourne du déploiement différencié des impressions inconscientes qui forment la masse de toutes les élaborations de l’imagination.

«En vérité, toutes les choses sont ineffables, indicibles, vides, apaisées et pures. Ceux qui les voient ainsi sont [dignes] d’être nommés buddha et bodhisattva.»

Puisque nous n’enseignons pas la Doctrine en vue d’atteindre l’extinction, il est démontré jusqu’à l’évidence que ce nirvāna n’existe pas

«Ce nirvāna n’est pas le [véritable] nirvāna, a enseigné le maître du monde :

Un nœud noué par l’espace vide et par ce même espace, dénoué.»

Ceux qui sont en quête d’une extinction en soi ne surmonteront jamais le devenir parce que le nirvāna engloutit dans sa paix toute caractéristique, toute notion et toute agitation. Les hommes abusés croient pouvoir obtenir le nirvāna comme on extrait l’huile des grains de sésame ou le beurre du lait.


Les quatre hymnes de Nagarjuna

Quatre hymnes forment le Catuhstava, œuvre attribuée à Nagarjuna. Selon le pandit Amrtakara71, ils correspondent à la reconnaissance progressive de la Réalité ultime, condensant ainsi l’essentiel de l’enseignement de ce grand maître.

Le premier, le Lokatitastava, célèbre en vingt-six stances « celui qui dépasse le monde », mais qui, même le percevant comme une magie, un rêve, une construction imaginaire, y demeure actif pour le bien des humains en raison de son infinie compassion. Il rappelle la Madhyamakakarika par le contenu et par le style, ainsi les strophes 20-21 :

« La production en dépendance, Tu la considères comme vacuité. Il n’existe pas de chose dépendant de soi.

Tel est ton incomparable rugissement léonin, à Toi, lion de l’humanité !

Pour qu’on abandonne toute construction imaginaire, Tu as enseigné le nectar de la vacuité.

Mais celui qui se laisse prendre à la vacuité, c’est lui que Tu condamnes vraiment.

Sans pénétrer la pratique des mystiques, on ne distingue pas l’absence de signes.

Sans pénétrer cette absence, point de délivrance, dit-on.

Ainsi enseignes-Tu la vérité du Grand Véhicule sous tous ses aspects. »

L’hymne suivant, le Niraupamyastava, hymne à l’Incomparable, met en valeur la Réalité positive que révèle le grand Silencieux dont la vision reste toujours égale à elle-même — on le trouvera traduit ci-dessous. Le troisième, hymne à l’Inconcevable, ne présente guère d’intérêt ; mais nous avons retenu le quatrième, le Paramarthastava, qui chante la Réalité absolue. [196].

Hymne à la Réalité absolue

1. Comment Te louerais-je, Seigneur, Toi qui sans naissance, sans demeure, surpasses toute connaissance mondaine et dont le domaine échappe aux cheminements de la parole.

2. Pourtant, tel que Tu es, accessible au [seul] sens d’Ainsité, avec amour je [Te] louerai, ô Maître72, en recourant aux conventions mondaines.

3. Puisque, par essence, Tu ne nais pas, en Toi, point de nais­sance, point d’allée ni de venue. Hommage à Toi, Seigneur, à Toi le Sans-nature-propre !

4. Tu n’es ni être ni non-être, ni permanent ni impermanent, ni éternel ni non éternel. Hommage à Toi, le Sans-dualité !

5. En Toi aucune couleur n’est perçue, ni rouge, ni vert, ni garance, ni jaune, ni noir, ni blanc. Hommage à Toi, le Sans-couleur !

6. Tu n’es ni grand ni petit, ni long, ni rond. Tu as atteint le but 73 sans mesure. Hommage à Toi, le Sans-limite !

7. Tu n’es ni loin ni près, ni dans le ciel ni sur terre, ni dans le samsara ni dans le nirvāna. Hommage à Toi, le Sans-demeure !

8. En aucune des choses Tu ne résides, [ainsi donc] Tu as atteint le but : le domaine absolu, et Tu as acquis la suprême profondeur. Hommage à Toi, le Profond !

9. Par une telle louange puisses-Tu être loué ! Mais as-Tu été loué ? Si toutes les choses sont vides, qui est loué et par qui ?

10. Qui est capable de Te louer, Toi qui n’apparais ni ne dispa­rais, Toi pour qui n’existent ni milieu ni extrémités, ni perception ni perceptible !

11. Il n’est pas allé, Il n’est pas venu, exempt d’aller : c’est Lui le [197] Bien-Allé qui vient d’être loué. Grâce au mérite acquis [par cette louange], puisse l’humanité avoir accès au séjour du Bien-Allé74.

La profondeur de cet hymne n’a d’égale que sa simplicité. Conscient du paradoxe de la louange, il le résout en l’énonçant.

Seul l’absolu suscite l’élan de la louange, or il échappe à toute parole ou discours, il échappe à tout ce qui se nomme ou se mesure. Qui saurait le louer et par quels mots ? Mais c’est cette impossibilité même qui est le lieu de sa gloire. Si louange et laudateur n’étaient impossibles, il n’y aurait pas non plus d’élan de louange. Et la louange ne peut que s’enra­ciner dans le lieu même de son impuissance à saisir, à cerner, à nommer celui dont la gloire essentielle est d’être sans limite, sans fond, sans demeure puisque ce n’est qu’à la limite de toute perfection que jaillit sa gloire.

Du point de vue ultime de la non-dualité, impossible de le louer en tant que tathata. Du point de vue conventionnel, est-ce le louer que de lui refuser toute qualité et de nier jusqu’à sa nature propre ?

Second paradoxe : le Buddha va sans aller, il arrive sans arriver, ce qui nous introduit au cœur de la contradiction que vit tout mystique. Cette contradiction trouve son expression dans le jeu sur les divers sens du terme gati désignant à la fois mouvement, démarche, voie, origine, séjour et but. Ainsi le Buddha qui ne va ni ne réside nulle part et n’a aucune destination a pour nom le Bien Allé [sugata] et c’est lui qui fait avancer le monde sur le chemin du Bon Accès !

En effet il n’y a pas de fiction plus nocive que celle de croire à un but. L’arya, sans expectative ni crainte reste ferme dans l’Acte indiffé­rencié, Acte spontané et mystique, vivant à même l’instant, sans jamais projeter aucun désir. On comprend donc ce que peut être la « suprême profondeur » : pour découvrir l’assise fondamentale [le dharmadhatu], il faut renoncer à demeurer où que ce soit.

Ce thème revient souvent dans la littérature canonique bouddhique :

« Le royaume des Bien-Allés est la non-production, l’apaisé, le lieu sans distinction. »

« Le Bienheureux a enseigné la Doctrine afin de montrer que l’on ne va nulle part et qu’on ne vient de nulle part75. »

Ô Vénérable Saradvatiputra, venue signifie union, allée signi­fie séparation. Là où on ne parle ni d’union ni de séparation, là s’expriment les mystiques à l’aide de la non-parole. L’absence [198] d’allées et de venues, c’est là le cheminement des mystiques [arya76]. »

Et le Ratnakarasutra :

« Ce qui n’est atteint ni de l’intérieur ni de l’extérieur, c’est en cela que le Seigneur demeure.

« Cette allée quiescente a été chantée par le Bien-Allé. On n’y trouve nul aller. C’est là que tu vivras libéré de naissance, et libre, tu libéreras des êtres en grand nombre77. »

Même jeu pour le terme « Tathagata » :

Ô Subhûti, celui qui dirait encore « Le Tathagata va ou vient, est debout, assis ou couché », ne comprend pas le sens de mon enseignement. Et pourquoi ? Parce que le mot Tathagata désigne celui qui ne va nulle part et ne vient de nulle part. Il est donc le Tathagata, le pleinement éveillé78. »

Comment pourrait-on accéder à l’Absolu dans lequel on baigne à jamais, lui notre Réalité même ? Et pourtant on y accède !

Hymne à l’Incomparable

1. Hommage à Toi, Incomparable, à Toi qui sais qu’il n’y a pas de nature propre, Toi dont l’ardeur se dépense pour le bien de ce monde égaré par les visions qui l’abusent.

2. En vérité, Tu ne vois rien de ton œil d’Éveillé ; et sans pareille, ô Seigneur, est ta vision qui perçoit ce qui est.

3. Au regard de l’ultime vérité, ici-bas point de sujet qui connaisse, point d’objet à connaître. Ah ! Tu es, Toi, l’Éveillé qui connaît l’essence suprêmement difficile à connaître !

4. Tu ne produis aucune des choses, Tu n’en détruis aucune. A Toi, pour la seule vue de [leur] égalité, la dignité incomparable ! [199].

5. Tu n’as pas eu à repousser le devenir pour atteindre l’extinction.

Puisque, Seigneur, Tu ne considères pas le samsara, tienne est la paix !

6. Tu sais et de l’impureté et de la purification la saveur unique. Puisqu’il n’y a pas de différenciation dans le domaine absolu, Tu demeures de toutes parts immaculé !

7. Aucune syllabe Tu n’as proféré, Omniprésent, et pourtant la pluie de la Doctrine les a pleinement rassasiés, tous ceux qui attendaient Ta parole79.

8. Tu ne t’attaches ni aux agrégats ni aux éléments ni aux sphères sensorielles,

Toi, Conscience comparable à l’infinité spatiale, qui ne reposes sur rien80.

9. Pour Toi, Seigneur, [jamais] d’aucune façon la notion d’être ne se déploie,

et pourtant Tu n’es que surabondante compassion pour les êtres dans l’infortune et la douloureuse agitation.

10. Ô Tout-Puissant ! Ton intelligence ne s’attache pas aux innombrables pensées dualisantes : plaisir et douleur, soi et non-soi, permanent et impermanent.

11. Ta certitude : les choses ne vont ni ne viennent et nulle part ne s’assemblent en agrégats. Ainsi donc Tu es celui qui connaît la Réalité ultime.

12. Partout Tu es présent et nulle part Tu n’apparais, Toi qui restes inconcevable quant au corps et aux attributs de la naissance, ô grand Silencieux !

13. Semblable à l’écho, sans unité ni multiplicité, sans changement ni destruction, tel Tu perçois le monde, ô Toi, l’Irréprochable !

14. Ni permanent ni impermanent, sans signe distinctif ni objet [200] signifié, c’est ainsi que Tu perçois le devenir tels un rêve, une magie, ô Puissant !

15. Toutes les inclinations impures qui ont pour racine les imprégnations du passé ont été subjuguées par Toi, Immaculé. Et de la nature même des inclinations, Tu as extrait l’ambroisie immortelle.

16. Ô Inébranlable, Tu vois le monde de la forme comme dénué de forme et sans signe distinctif. Et c’est au séjour même de la forme que Tu apparais doué d’un corps resplendissant des [trente-deux] signes distinctifs [d’un Buddha].

17. Dire que Ta forme est vue ne prouve pas que Toi-même Tu sois vu.

Et si la chose est vue, Tu es bien vu, mais l’essence des choses, elle, ne peut être vue !

18. Ton corps ne possède pas les neuf ouvertures [habituelles], il n’a ni chair, ni os, ni sang. Et [ce] corps que Tu manifestes n’est qu’un mirage comme un arc-en-ciel !

19. Ton corps n’a ni faim, ni soif, ni impureté, ni maux. Et, afin de te conformer au monde, Tu manifestes un comportement mondain !

20. En Toi, Immaculé, en aucune manière ne se trouve la tare due au voile des actions ;

Et pour témoigner Ta miséricorde au monde, Tu Te montres baignant dans l’action !

21. Le domaine absolu étant indivis, point de véhicules différents vers la libération : ô Puissant ! Et pour sauver les êtres, Tu as proclamé le triple véhicule81.

22. Éternel, ferme, bienheureux est Ton Corps essentiel, lui, le victorieux. Et en vue d’instruire les fidèles, Tu montres [son] extinction !

23. Dans les univers incommensurables ceux qui Te vénèrent [201] ne cessent de Te contempler, désireux qu’ils sont [d’imiter] ta descente [ici-bas], ta naissance, ton Éveil, ta prédication et ton extinction.

24. En Toi, Seigneur, ni cogitation, ni pensée dualisante, ni trouble. Et spontanément Tu déploies dans le monde la geste du Buddha !

25. Sur le Bien-Allé, l’inconcevable, le Sans-limite, j’ai ainsi répandu les fleurs de ses [propres] attributs. Grâce au mérite que j’ai acquis, puissent tous les êtres ici-bas jouir de la doctrine si profonde du Roi des silencieux !

Ainsi s’achève l’hymne à l’Incomparable.

Cet hymne est entièrement articulé sur des contradictions apparentes que résout la distinction entre vérité empirique et vérité ultime, d’où son allure paradoxale.

Le Buddha a pleine conscience que les êtres n’ont aucune nature propre, et pourtant il se consacre à les libérer de tous leurs points de vue (1). Puis, autre paradoxe portant sur la connaissance : de cet œil de Buddha qui s’ouvrant à la Réalité fit de lui l’Eveillé, il ne voit rien du monde tel que nous le percevons. Néanmoins sa vision n’a pas d’égale, car de cet œil il voit l’essence même des choses (2-3). Cette essence échappant à la dualité sujet-objet demeure donc inaccessible à la connaissance ordinaire, car l’intelligence de la Réalité est la Réalité même (4).

Sans rien susciter ni faire disparaître, il suffit au Buddha de saisir l’égalité pour que se présente à lui l’état suprême. Cette égalité est la saveur unique de l’impureté et de la purification, du devenir et de l’extinction : êtres et choses baignant dans une éternelle quiescence (6). Face au devenir où le vulgaire ne voit qu’agitation, le Buddha n’éprouve qu’infinie quiétude. C’est pourquoi la paix lui échoit en partage [abhigata], l’envahit comme par hasard, avant même qu’il la cherche. Pour se trouver soudain en plein absolu il n’a pas eu à mettre fin au flux du devenir (5).

L’auteur insiste alors sur le paradoxe du silence et de la doctrine : le Buddha ne pouvait parler de l’ineffable Réalité et pourtant l’averse de son enseignement assouvit les êtres susceptibles de l’accueillir (7). Si le Buddha prêche spontanément en demeurant silencieux, c’est que par la [202] puissance du samādhi il peut agir d’une ineffable manière sur la conscience des fidèles et leur faire comprendre de profondes doctrines qu’ils seraient incapables de concevoir par eux-mêmes.

La suite de l’hymne développe la nature de cette activité en faveur des êtres, remplie, elle aussi, de paradoxes : elle est sans attachement, sans appui (8), sans notion d’être, mais toute de compassion (9). Cette omnipuissante activité dans le devenir multiple est affranchie des contraires comme le plaisir et la douleur qui caractérisent le multiple, en effet le Buddha réside dans la claire vision de la très simple et lumineuse Réalité libérée de ses voiles, là où les choses n’ont ni allée ni venue en raison de leur parfait isolement 82 (10-11) Les stances suivantes traitent de la personne du Buddha : inconcevable, inexprimable, elle connaît le monde pour ce qu’il est : un écho, une magie et qui, lui aussi, échappe à toute expression (13-14) ; c’est que les inclinations enracinées dans les imprégnations du passé ont été dominées et que, nouveau paradoxe, le Buddha a extrait de ces imprégnations l’élixir qui rend immortel (15). Du point de vue de la vérité mondaine, on dit que le Buddha a un corps porteur des trente-deux marques ; et ce corps de naissance n’est pas absolument réel ; mais du point de vue de la vérité ultime, il s’agit du corps essentiel sans marque et invisible qu’il faut réaliser (16-17).

Bien que le vrai corps du Buddha échappe aux contingences humaines, le Buddha s’adapte à elles pour sauver les êtres (18-19). Il semble s’immerger dans l’activité mais n’en subit point les imperfections (20), il semble aussi enseigner les vérités empiriques : le triple véhicule, et va jusqu’à se soumettre à l’extinction (22). Ses disciples aspirent à suivre son exemple (23).

L’avant-dernière stance condense l’essentiel en insistant sur l’activité spontanée du grand Éveillé ; spontanée parce que dépourvue d’idées imaginaires, de dilemme et d’agitation (24). Vient enfin la formule finale du transfert de mérites à tous les êtres pour qu’ils soient les dignes réceptacles de la mystérieuse Réalité révélée par le Roi des muni (25).

La perfection de sapience

Après cette étude de la vacuité, on comprendra mieux quels pro­blèmes se posent au bodhisattva et comment dans cette école en particulier il les résout. Ici se situe la prajñaramita, perfection de sa­pience, qui entre dans le titre de tant d’ouvrages du Madhyamika, car [203] c’est grâce à elle que le bodhisattva peut exercer son habileté en moyens salvifiques et mener à bien son œuvre.

Le bodhisattva désire sauver tous les êtres, mais il sait qu’il n’y a pas d’être à sauver, car s’il ne le savait pas, s’il n’acquiesçait pas à la non-production des choses, il ne serait pas un bodhisattva 83 : il s’arme pour vaincre l’espace, il fait tout pour protéger quoi ? Un écho !

Astasahasrikaprajñaparamita (extraits)

« La plus grande difficulté à laquelle se heurtent les bodhisattva, ce n’est pas d’éviter de réaliser l’ultime réalité et de sombrer dans le nirvāna des buddha-pour-soi d’où ils ne pourraient secourir les êtres, mais ce qui est difficile pour eux et des plus difficiles, c’est de revêtir l’armure de la résolution, celle de mener d’innom­brables êtres au nirvāna alors que ces êtres n’existent absolument pas en raison de leur singularité [vivikta]. C’est à ce prix que les bodhisattva se mettent en branle vers le parfait Éveil et décident de conduire les êtres. Autant vaudrait conduire l’espace, car la nature absolue des êtres doit être comprise en fonction de celle de l’espace. Malgré cela, les bodhisattva ont revêtu l’armure pour le bien des êtres. Mais le Tathagata a enseigné du point de vue de l’ultime vérité cette insaisissabilité des êtres résultant de leur nature absolue… Si un bodhisattva l’ayant appris ne perd pas cou­rage, qu’on sache qu’il procède dans la perfection de sapience84. »

Il n’y a pas non plus de bodhisattva ni de perfection de sapience. L’Astasahasrika commence par montrer le Bienheureux séjournant à Rajagrha, sur le pic du Vautour, entouré d’une grande assemblée de moines, tous saints et êtres purs :

« Le Bienheureux déclare à Subuthi l’Ancien : Ô Subhuti, explique aux bodhisattva-grands -Êtres comment les bodhisattva procèdent dans la perfection de sapience. A cela, Subhuti répond : Quand on parle d’un bodhisattva, que désigne le mot bodhisatt­va ? Je ne vois pas ce dharma “bodhisattva” ni un autre dharma “perfection de sapience”. Puisque je ne découvre, n’appréhende, ne perçois ni l’un ni l’autre, quel bodhisattva instruirais-je et conduirais-je et en quelle parfaite sapience ? Pourtant, Bienheu­reux, si le cœur d’un bodhisattva qui reçoit cet enseignement ne perd pas courage, ne se désespère pas, ne prend pas peur, ne craint [204] pas, ne se détourne pas…, c’est précisément ce bodhisattva-là qu’il faut instruire en cette perfection de sapience. Voici précisément ce qu’il faut reconnaître comme la parfaite sapience de ce bodhisattva, comme son instruction dans la prajñaparamita » (Asta, I, p. 3-5).

« A l’occasion d’un bodhisattva bienfaisant pour des êtres innombrables prêts à recevoir la prédiction des Buddha quant à l’Éveil, la Pancavimsati [p. 58-59] précise que jamais il ne songe : “Je suis proche de la prédiction”… ou : “Je ferai mûrir les êtres”, ou encore “Après avoir atteint le parfait Eveil je ferai tourner la roue du dharma”. Pourquoi ? Parce qu’il n’isole pas le domaine du dharma, ne perçoit aucun dharma qui, autre que ce domaine, pourrait pratiquer la perfection de sapience et auquel les Bienheureux pourraient prédire le parfait et suprême Éveil. Pour quelle raison ? Quand le Bienheureux exerce la perfection de sapience, la notion d’être n’apparaît pas en lui. Car l’être ne naît absolument pas, ne périt absolument pas, ayant pour essence l’absence de naissance et de destruction. Dès lors comment ce qui est sans naissance ni destruction s’exercerait-il à la perfection de sapience ? »

Ainsi, d’après ces textes, la plus profonde perfection de sapience se ramène à l’évidence perpétuellement présente de l’anutpadadharma85, thème repris avec insistance par tous les traités du Mahayana chaque fois que l’occasion se présente.

Auprès du Buddha qui loue les êtres résolus acquiesçant pleinement à cette non-production originelle, Subhuti s’enquiert :

« Bienheureux, puisqu’il n’y a aucun dharma distinct de l’Ainsité, quel dharma s’installera fermement dans l’Ainsité, jouira de l’Éveil parfait et suprême, et enseignera le dharma ? Le Bienheureux répond :

« On ne peut en effet trouver aucun autre dharma qui, distinct de l’Ainsité, s’installerait fermement en elle 86 ... Et d’abord l’Ainsité n’est pas saisie, à plus forte raison celui qui s’y installerait. L’Ainsité ne jouit pas du parfait Éveil, on ne trouve pas de dharma qui ait le parfait Éveil, l’ait eu ou ait à l’avoir. Ô Subhuti, l’Ainsité n’enseigne pas la Doctrine et il n’y a pas de Doctrine qui puisse être enseignée. [205].

«... Si l’on ne peut appréhender la perfection de sapience, il est encore plus difficile de saisir celui qui chemine dans cette perfection. »

Il en va de même pour l’Éveil, pour l’omniscience, pour la Doctrine : « Si Subhuti-l’Ancien a toujours la bonne réponse, c’est qu’il séjourne au séjour de l’isolement absolu [vivikta] de toutes choses, dans la demeure où rien n’a de support. Et pourtant ce séjour n’est rien si on le compare au séjour des bodhisattva cheminant dans la parfaite sapience, le meilleur de tous les séjours, l’éminent, l’excellent, le plus sublime, le plus élevé, l’insurpassable87… »

Aide et grâce des Buddha

Dans ces circonstances extrêmement difficiles, le bodhisattva bénéficie de l’aide des Buddha qui se réjouissent en le voyant à l’œuvre :

« C’est de leur œil de Buddha que les Tathagata voient ce bodhisattva et lui prêtent secours. Bhagavat dit : “En vérité, Subhuti, les bodhisattva qui procèdent dans la perfection de sapience reçoivent aide et grâce des Tathagata ; ils ne peuvent se détourner du parfait et suprême Éveil. Aucun obstacle que pourraient élever le démon ou des myriades de méchants démons avec leurs armées diaboliques n’arrivera à arrêter sur la voie du parfait Éveil celui que favorisent les Buddha… Deux choses protègent un bodhisattva des attaques des démons et de leurs troupes : il n’abandonne jamais aucun être et c’est à partir de la vacuité qu’il contemple toute chose. Deux autres vertus lui servent également de protection : il agit comme il parle et il est porté dans [le cœur] des Buddha, ces Bienheureux.”

D’où la prédiction quant à son triomphe final :

Les Buddha et Bienheureux qui résident dans d’innombrables univers, entourés d’une communauté de moines, enseignent la Doctrine et proclament le nom, la lignée, la force, l’apparence et la forme d’un bodhisattva -grand-Être qui chemine et vit dans la perfection de sapience et possède les vertus pour y progresser. Ces Buddha sont transportés de joie. En ce moment même [déclare le Buddha], j’enseigne la Doctrine et je proclame le nom des bodhisattva Ratnaketu et Sikhin, et j’exulte de joie à leur sujet… [206] Les Buddha honorent ainsi les bodhisattva sans attachement qui ne reculeront plus et prophétisent qu’ils atteindront le parfait Éveil88.”

Conquête sans réalisation

Afin de rester dans ce monde le bodhisattva ne doit pas réaliser la bhutakoti , pointe de l’existence ou ultime limite du connaissable, seuil à ne pas franchir si l’on veut demeurer parmi les êtres à libérer. Le bodhisattva doit accomplir parfaitement les pratiques mystiques en vue de l’Éveil suprême et de l’extinction, et aussi pour impartir son enseigne­ment, mais il ne doit pas les réaliser de façon immédiate, sinon il entre­rait en nirvāna. C’est ce qui le rend habile à unir sapience et moyens salvifiques.

Ainsi faut-il accomplir les auxiliaires de l’Éveil 89 tout en se fondant sur l’impossibilité qu’ils ont à être saisis. En effet tous les traités du Mahayana, qu’ils soient Madhyamika ou Yogacara, insistent sur l’at­titude éminemment subtile du mystique à l’égard des qualités du Bud­dha, de la vacuité, qu’il doit cultiver ou conquérir, mais sans les réaliser (saksatkr —), sans s’installer définitivement dans leur réalité, il doit donc vivre sans saisir ni discriminer, sans prendre conscience de soi ni d’un objet appréhendé.

L’habileté en moyens salvifiques d’un bodhisattva consiste à recher­cher le nirvāna sans abandonner le samsara et à demeurer dans l’unique Réalité indifférenciée tout en percevant la multiplicité — à l’image d’un cristal incolore où se reflètent une infinité de couleurs — sinon il ne pourrait découvrir les moyens des plus variés pour libérer les êtres. Il doit donc unir intimement compassion et sapience :

S’il suffit pour atteindre le niveau d’un Auditeur ou d’un bud­dha-pour-soi d’accumuler des mérites, de vénérer les Buddha, de faire des dons, de protéger la morale, de parachever la patience, d’exercer l’héroïsme et de produire l’extase, et si en outre on par­court la voie de la vacuité, de l’absence de signe et qu’on aspire sans cesse à l’Éveil parfait mais que l’on manque d’habileté en moyens propres à la parfaite sapience, on réalisera alors la limite [bhutakoti ou nirvāna] Ne pouvant atteindre la terre du Buddha, on retombera au niveau d’un buddha-pour-soi à l’image de très grands oiseaux aux ailes endommagées qui ne peuvent que [207] descendre en planant, mais sont incapables de remonter au ciel par la force de leurs ailes90.

Subhuti s’enquiert : Comment un bodhisattva -grand-Être qui procède dans la perfection de sapience conquiert-il la vacuité et pénètre-t-il dans le samādhi de la vacuité ? Le Bienheureux : Il doit considérer la forme, les conceptions, les tendances latentes comme vides, mais en les considérant avec une série de moments de conscience sans distraction, de telle sorte que, considérant, il ne considère pas l’essence en tant qu’essence, car, ne la considé­rant pas comme telle, il ne réalisera pas la limite [et de fait restera apte à aider les autres].

Subhuti : Le Bienheureux a dit que le bodhisattva ne doit pas réaliser la vacuité ; mais comment un bodhisattva qui demeure dans le samādhi [de la vacuité] peut-il ne pas la réaliser ?

Le Bienheureux : Voici comment : le bodhisattva considère la vacuité munie des meilleures de toutes les modalités comme les six perfections, mais sans considérer « je réaliserai ou je dois réali­ser », car il considère que le moment est venu pour une parfaite conquête, non pour la réalisation. Il ne s’y abandonne pas et four­nit à sa conscience un point d’appui [pour la compassion] ; et se gardant de la vacuité il décide de se saisir de la perfection de sapience — c’est-à-dire de l’habileté en moyens salvifiques. Ainsi le bodhisattva ne délaisse pas les vertus dites ailes de l’Éveil et, au lieu de détruire ici le flux du devenir, il le conquiert parfaitement.

Au moment où le bodhisattva demeure dans le samādhi de la vacuité, il doit demeurer dans le samādhi de l’absence de signe, mais se garder de réaliser cette absence. Pourquoi ? C’est que, nanti du dharma des racines de bien auxquelles il accède ainsi, il considère que le temps est venu de mûrir les êtres et non le temps de la réalisation. Ayant saisi la perfection de sapience, il ne réalise pas la limite [p. 370-371]…

De même quand le bodhisattva plein de pitié envers tous les êtres demeure dans la bienveillance, dans la compassion, dans la joie et dans l’équanimité, habile en moyens et doué de la perfec­tion de sapience, quand il a parfaitement transformé ses racines de bien à l’aide de la transformation agréée par le Buddha, il a beau entrer dans le triple samādhi91, il ne réalise pas néanmoins la limite…, car il dispose avec la perfection de sapience et l’habileté en moyens salvifiques d’aides puissantes et assurées. N’ayant pas [208] abandonné les êtres, il peut obtenir l’Éveil parfait et incomparable en toute sécurité et bien-être.

A l’instant, ô Subhuti, où le bodhisattva prend tous les êtres comme point d’appui pour sa conscience de bienveillance et avec la plus extrême bienveillance s’attache à eux, il surmonte les impuretés et demeure en le samādhi [de bienveillance92].’ (P. 373.)

Ce même texte montre comment demeurer dans le triple samādhi sans en récolter le fruit, à savoir l’extinction définitive :

« De même qu’un oiseau qui plane dans les airs ne tombe pas au sol ni ne se pose sur quelque point d’appui mais reste dans le seul espace, dans la seule atmosphère, sans point où se poser, ainsi le bodhisattva demeure dans la vacuité et la conquiert complètement, demeure dans le sans-signe, la non-prise en considération et les conquiert. Mais ce n’est pas parce que ses vertus de buddha sont incomplètes qu’il évite d’y tomber. C’est comme si, Subhuti, un maître archer bien exercé dans le tir à l’arc lançait dans l’espace une flèche et l’empêchait de retomber par une série de flèches, l’une chassant l’autre. Cette première flèche ne tombe pas à terre tant que le maître archer n’y consent. » [P. 374] De même en est-il du bodhisattva progressant dans la perfection de sapience et bien exercé en moyens salvifiques, il décoche dans l’espace des trois samādhi libérateurs la flèche de la perfection de sapience et, pour l’empêcher de tomber sur le sol du nirvāna, il lance la flèche des moyens salvifiques.

Ainsi le bodhisattva accomplit ce qu’il y a de plus difficile à accomplir en demeurant dans le samādhi du vide sans atteindre le nirvāna, protégé qu’il est par son habileté en moyens salvifiques. L’élévation de son cœur vers l’Éveil parfait et inégalable consiste précisément à ne pas abandonner les êtres, et c’est là le signe assuré qu’un tel bodhisattva ne régressera plus, il atteindra le complet Éveil sans jamais retomber au niveau du buddha-poursoi.

« Si à la question : Quelle vertu faut-il conquérir ? un bodhisattva répond : la vacuité, l’absence de signe ou encore la nonproduction…, mais qu’il omette dans sa réponse l’intention de ne pas abandonner les êtres et qu’il n’incite pas les autres à se tourner vers l’étape de l’habileté en moyens, il faut y voir le signe qu’il ne deviendra pas un bodhisattva sans recul.’ (p. 379.) [209].

A cela, Subhuti déclare que nombreux sont les êtres qui vont à l’Éveil, mais rares ceux qui peuvent donner la juste réponse…

« Seuls les prédestinés donneront la juste réponse. Assurément, ils ont planté de solides racines dans le passé, et le monde entier, ses dieux et ses démons ne pourront les vaincre. » (P. 380-381.)

Rêves 93 d’un bodhisattva sans recul

Bhagavat déclare :

Si jusque dans ses rêves un bodhisattva perçoit toutes les choses comme semblables à un rêve, mais ne réalise par cette [expérience comme ultime], ô Subhuti, c’est là le signe qu’il ne reculera plus. Il existe d’autres signes encore : ne pas avoir conscience d’aspirer aux terres des Auditeurs, ni à celles des buddha-pour-soi, ni à quoi que ce soit du triple monde, jusque dans les rêves [p. 380]. Et encore se voir comme un Tathagata au milieu d’une assemblée d’innombrables personnes assises dans un pavillon circulaire à toit pointu, et entouré d’une communauté de moines, vénéré par la communauté de bodhisattva, et enseignant la Doctrine. Jusque dans les rêves, s’élever dans le ciel et y enseigner la Doctrine. Voir des moines s’éparpiller de divers côtés et les prier de remplir la geste des Buddha en d’autres univers et d’y prêcher la Doctrine… N’éprouver aucune peur, même en rêvant, à la vue de village, ville, cité ou royaume mis à sac ou livrés à des flammes se propageant de maison en maison, ou à la vue de bêtes sauvages, ou au moment d’avoir la tête coupée, ou face à quelque autre calamité effroyable ou terrifiante ; ou encore à la vue d’autres êtres qui en sont les victimes ; ne jamais éprouver en aucune de ces circonstances ni effroi ni terreur ni épouvante ni peur ni crainte, mais se dire au réveil que tout ceci relatif au triple monde ressemble à un rêve et que, une fois l’Éveil atteint, c’est ainsi qu’il faudra enseigner la Doctrine si on veut enseigner comme il convient.

Le bodhisattva peut aussi rêver d’un village ou d’une ville en feu. Au réveil il se dit : s’il est vrai que j’aie les signes d’un bodhisattva qui ne reculera pas, que par [ma] parole de vérité 94 s’éteigne le feu de ce village…, et si le feu s’éteint on saura que les [210] Tathagata ont prophétisé dans le passé que ce bodhisattva parviendrait au parfait Éveil [et ne sera plus susceptible de régression], si, au contraire, au lieu de s’éteindre, le feu se propage de maison en maison, de route en route, qu’on sache que ce bodhisattva a accumulé dans le passé un karman découlant d’un refus de la Doctrine, ou d’une défaillance de sapience qui [explique] cet échec, car les signes de recul dépendent des vies passées.’

Sur la parole de vérité qui se réalise à la manière d’une ordalie, voici, résumé, un précieux passage mis dans la bouche du Bienheureux :

« Si quelque être est possédé par un esprit mauvais, un bodhisattva doit à l’aide de la parole de vérité déclarer : S’il est vrai que les Tathagata passés ont prophétisé que j’atteindrai le parfait Éveil, s’il est vrai que mon intention de l’atteindre est des plus pures, les Buddha et bodhisattva demeurant dans d’innombrables univers, eux qui ont connu, vu, éprouvé, réalisé et reconnu pleinement mon intention d’atteindre le parfait Éveil, s’il en est ainsi, cette parole étant vérité, que se retire celui qui a pris possession de cet homme. Si à ces paroles le mauvais esprit ne se retire pas, c’est le signe que nulle prophétie n’a été faite, mais s’il se retire, il y a eu prophétie. » (P. 381-384.)

Le plus subtil détachement

Au sommet de sa carrière aussi bien qu’à tous les moments qui ont précédé, le secret de la réussite du bodhisattva consiste à ne rien s’approprier; à ne pas saisir par la pensée, à ne pas concevoir, à ne pas s’attacher ni au moi ni aux choses ni aux vérités mystiques, ni aux niveaux mystiques ni même aux attributs du Buddha. Comment saisirait-il l’insaisissable? Il n’y a rien à saisir pour qui acquiesce à la non-production, la pureté des choses tenant précisément à leur caractère insaisissable. C’est pourquoi perfection de sapience, Éveil s’évanouissent dès qu’on cherche à s’en emparer. Rien ne peut devenir «objet» de pensée, de perception d’Éveil, car s’attacher, c’est croire que les choses sont produites, s’attacher, c’est objectiver, et tout doit rester intériorisé.

À la question de Sakra, roi des dieux : Comment l’aspiration du cœur à l’Éveil [bodhicitta] peut-elle devenir source d’attachement? Subhuti répond : On s’y attache quand on se dit que c’est la première aspiration à l’Éveil et qu’on la transforme en complet Éveil tout en demeurant conscient de le faire, étant donné qu’on [211] ne peut transformer la nature originelle de la conscience. Selon le Bienheureux, il existe encore de plus subtils attachements : autant de signes distinctifs, autant d’attachements, car c’est des signes que procèdent les attachements… L’essence des choses ne peut être passée, présente ou future, elle transcende les trois époques et ne peut être transformée, ne peut être traitée comme un signe ni comme un point d’appui; elle ne peut être vue ni entendue ni pensée ni reconnue95 Profonde est la nature originelle des choses parce qu’elle est absolue [vivikta]. Profonde est la nature de la perfection de sapience… car sa nature originelle est absolue… Devant elle, je m’incline!

«... Tous les dharma sont eux aussi absolus en leur nature essentielle et cette absoluité est identique à la perfection de sapience. Les dharma n’ont qu’une seule caractéristique, celle de n’en avoir point, et c’est pourquoi tous les dharma ont pour caractère de ne pas être reconnus par le Tathagata. Il n’y a pas en effet deux natures des choses, mais une seule… Et la nature des choses est absence de nature, et leur absence de nature est leur nature même… Ainsi abandonne-t-on tout point d’attachement [p. 190-192]… L’omniscience elle-même ne peut être appropriée, car on ne peut la saisir à partir d’un sigle distinctif, sinon Srenika, le moine errant, n’aurait pas eu foi en cette connaissance de toutes les modalités : étant entré dans une connaissance limitée, il ne s’appropria pas la forme et autres contingences, et ne prit pas cette connaissance pour une joie et une félicité…, car il avait pour norme l’essence même des choses; il ne s’appropria aucune chose ni n’en appréhenda aucune qu’il eût pu saisir ou laisser; il n’eut même aucune considération pour l’extinction… Qu’il ne s’approprie pas la forme et les autres contingences, et n’entre pas dans le nirvāna à mi-chemin…, voici ce qu’il faut reconnaître comme la perfection de sapience d’un bodhisattva [p. 8].

À la question du roi des dieux : La perfection de sapience ne procure-t-elle pas l’omniscience? Le Bienheureux répond : Elle ne la procure pas en tant que point d’appui, mais c’est en tant qu’elle ne procure pas qu’elle procure [effectivement] [p. 173]. Quand un bodhisattva procède dans la perfection de sapience, il [212] procède certes, mais ne cultive pas l’idée qu’il procède ou ne pro­cède pas. Il n’approche aucune vertu, car aucune vertu ne peut être approchée ni appropriée; il jouit alors du samādhi appelé ‘sans appropriation’ qui est immense, suréminent, sublime, illi­mité, permanent et que ne partagent pas les Auditeurs et les bud­dha-pour-soi. Grâce à ce samādhi où il demeure le bodhisattva obtiendra bientôt l’Éveil parfait et incomparable ainsi que l’ont prophétisé à son sujet les Tathagata passés. Mais quand il demeure dans ce samādhi, il ne pense pas qu’il se recueille, qu’il entre en samādhi ou qu’il le réalise.” (P. 13.)

Tous les traités du Mahayana reviennent sans cesse à l’attitude sub­tile fondamentale qui distingue le mystique du philosophe : ne pas s’ap­proprier, ne pas s’attacher au détail, à la démarche, au limité, au but; ne pas s’appesantir ni arrêter la pensée ou discerner un signe; mais au contraire aller droit à l’essentiel; ainsi pourra-t-on “ravir” comme en se jouant, avec légèreté et vivacité, la perfection de sapience ou l’omnis­cience :

Inépuisable est cette perfection de sapience puisque d’une part elle ne peut être détruite, comme l’espace, et que d’autre part rien ne peut être produit ou détruit. Comment un bodhisattva doit-il ravir [abhinirhr — ] la perfection de sapience? En ne détruisant pas la forme, l’ignorance, les conceptions, les impressions, les ten­dances… sans détruire non plus soif, devenir, naissance, chagrin, douleur, désespoir… Telle est la vision qu’un bodhisattva a de la production en dépendance en sorte qu’il évite la dualité des deux extrêmes (destruction et production)…, il n’y voit ni commence­ment ni milieu ni fin. Une telle vision est le dharma propre à un bodhisattva installé au pavillon de l’Éveil… Percevant de cette manière la production en dépendance, il a la connaissance omnis­ciente. Car un bodhisattva adonné à la perfection de sapience, ayant ainsi ravi la non-destruction et contemplant ainsi cette production en dépendance, n’est plus au niveau d’un Auditeur ou d’un buddha­-pour-soi, mais à celui d’un omniscient.’ (P. 468-469.)

« Subhuti dit au Bienheureux : “On qualifie un bodhisattva de grand Etre s’il n’a aucun attachement et ne se trouve nullement impliqué en des prises de conscience relatives à l’Éveil, à l’omnis­cience, à l’absence de flux impur, à l’Inégalable…, parce que sa conscience omnisciente étant dépourvue de flux et non impliquée, le bodhisattva demeure sans attachement et non impliqué. Pour quelle raison? C’est que cette conscience n’est pas une conscien­ce.” (P. 19.) [213].

Comment peut-il y avoir une conscience inconsciente (cittam acit­tam)? Insoluble pour qui ignore cette sorte de conscience, le problème n’en est plus un pour qui a l’expérience journalière de la non-production originelle et de l’indifférenciation.

Cette conscience est absolument vide de construction mentale et donc d’une pureté absolue (atyantavisuddhi); elle ne peut être ni produite ni détruite, ce qui ne signifie point qu’elle n’existe pas, mais seulement qu’elle n’existe pas comme on pourrait l’imaginer ou le concevoir :

... Le bodhisattva sait que la conscience est naturellement lumineuse, et il se dit : C’est à cause de l’objet que la conscience naît.” Ayant compris l’objet (en tant que faux), il ne produit ni ne détruit aucune conscience. Sa conscience à lui est lumineuse, non souillée, aimable, parfaitement pure. Fondé sur la non-naissance de la conscience, le bodhisattva ne produit ni ne détruit aucun dharma96. »

Ainsi la conscience est naturellement lumineuse, mais elle est obscurcie et cachée par des conceptions et par des prises de conscience relatives aux choses ou au moi. Dès lors, où peut-on la saisir en sa luminosité? Un passage du Vimalakirtinirdesa 97 nous l’apprend : « A la question : Où trouver la délivrance des Tathagata? Vimalakirti répond : Elle se trouve dans le premier fonctionnement de la conscience [citta­purvacarita] de tous les êtres. »

En effet, ce premier moment est indifférencié (nirvikalpa), c’est la conscience vierge, lumineuse et libre; si à l’ordinaire on ne le perçoit pas, c’est qu’à l’instant suivant il se trouve aussitôt obscurci par la surimposition de concepts ou d’images; pourtant sans ce premier instant lumineux on ne percevrait rien et aucun phénomène conscient n’existe­rait. Surgissant d’instant en instant la conscience de tout être reporte donc à cette liberté initiale et les choses jaillissent telles qu’elles sont (yathabhuta), déliées, ni cause ni effet, sans passé ni avenir, sans atta­chement ni discrimination, ces deux s’impliquant mutuellement, car s’at­tacher aux choses c’est discriminer et discriminer c’est prendre ou repousser, or l’omniscience, nous dit-on, n’a pas d’attache.

Les samādhi de la vacuité, du sans-signe et de la non-prise en consi­dération permettent d’accéder à la pure conscience, ce premier instant, celui de l’isolement, de l’absolu (vivikta98). [214].

Vacuité et espace

Étant illuminés, les bodhisattva montrent la Doctrine quand ils enseignent que tous les dharma se situent dans l’espace, qu’ils ne sont ni venus ni partis, qu’ils sont tel l’espace qui n’est ni venu, ni parti, ni façonné, ni effectué. L’espace ne dure pas…, il n’est ni produit ni arrêté. Ainsi en est-il de toutes choses : point de différenciation en elles, non plus que dans l’espace… Car la vacuité des choses ne va ni ne vient; toutes choses demeurent dans la vacuité sans jamais la quitter; elles résident dans le sans-signe, sans prise en considération, sans tendances inconscientes, sans production, sans naissance, sans existence…» (P. 297-298.)

Certains auteurs, anciens et modernes, confondent espace, vacuité et néant.

À celui qui voit le monde à travers son moi, un moi conditionné soumis à la chaîne causale, l’extinction, le sans-signe apparaissent comme une négation, la négation de tout ce qu’il peut connaître ou imaginer.

Or, par l’expérience de la vacuité, au contraire, le bodhisattva échappe à jamais à toutes les formes de négation, refus ou opposition, puisqu’il échappe à la dualité. Ses limites perdues, il évolue en toute liberté dans une vacuité aussi vaste que l’espace et devenue pour lui le champ de tous les possibles tandis que l’homme ordinaire pris dans l’étau de ses limites ne peut faire un pas sans heurter les obstacles dont l’environne la multitude de ses désirs et de ses pensées.

Un bodhisattva accepterait-il avec joie de s’exposer à tant de souffrances pour conduire les êtres au néant? Identifier vacuité et néant, c’est ignorer l’omniscience, la compassion du bodhisattva, c’est ignorer l’Éveil.

Au même titre que les termes Éveil ou délivrance, l’espace est une métaphore empruntée au monde visible pour suggérer le souffle subtil, l’immensité vide au cœur de l’être, l’infini du dedans qui se perd dans l’infini lumineux de la Conscience indifférenciée.







MORTS TIBÉTAINS

PADMASAMBHAVA

Le LIVRE DES MORTS Tibétain

La Grande Libération par l’écoute dans les états intermédiaires

Bardo Thödröl Chenmo

Traduit du tibétain et commenté par Philippe Cornu

BUCHET/CHASTEL



[Page 972]

Une autre vision de la vie et de la mort

Penchons-nous à présent sur la seconde approche du Bardo Thödröl. Aussi étrange que cela puisse paraître de prime abord, il ouvre d’extraordinaires perspectives sur le sens de l’existence, bien au-delà des limites imposées par les cadres culturels habituels. En proposant un large éventail de pratiques spirituelles, il nous dit qu’il est possible d’atteindre la liberté du Plein Éveil, dans cette vie même ou après la mort. C’est pourquoi il embrasse tous les aspects de l’existence — la naissance, la vie, la mort et la période entre la mort et la renaissance. Toutes les pratiques du Vajrayâna n’ont qu’un seul but : révéler au yogi sa nature éveillée, un prodigieux potentiel enfoui sous les souillures et les voiles de l’ignorance immémoriale. Le Bardo Thödröl nous encourage à ne pas nous abandonner à la confusion et à la souffrance, à envisager notre existence en prenant de la hauteur. Notre vie d’être humain, au lieu de se réduire à une lutte sans espoir contre les vicissitudes d’une existence incertaine et chaotique, peut au contraire devenir l’occasion de nous affranchir des constructions artificielles de l’esprit conditionné et d’accéder directement à l’Éveil inconditionné, qui sommeille au plus profond de nous — notre nature de bouddha.

Les divers moyens proposés ici n’ont d’autre but que de nous relier à cette vacuité lumineuse et atemporelle, qui sous-tend tous les aspects de l’existence. Loin d’être un néant, la vacuité est l’Ouvert. Ce qui en jaillit est la vie dans sa spontanéité naturelle, c’est-à-dire l’énergie même de l’amour inconditionné que nous avons tous au plus profond de nous-mêmes. Mais, par une tragique méprise, nous ne comprenons pas cette réalité généreuse : l’éclat de la vie pâlit donc sous l’épais brouillard de la confusion. Détournée de sa nature première, la vie se densifie sous l’effet des conditionnements ; elle se réduit bientôt au fruit du mûrissement des forces opérantes du karma. À la manière d’un rêve ou d’un cauchemar, elle est alors vécue comme un scénario obnubilant résultant de nos actes passés et nous empêche de découvrir ce que nous sommes véritablement. Empruntant la fausse identité d’un soi individuel, les êtres errent ainsi de vie en vie, incapables de retrouver la force vive de l’esprit inconditionné spacieux et bienveillant, qui est la source même de leurs existences. Chaque vie conditionnée a cependant une fin, et ce qui meurt alors est précisément la gangue des conditionnements karmiques et des fausses identifications — les cinq agrégats d’appropriation. Et, pour tous les êtres sans exception, la claire lumière, la base primordiale de l’esprit, se dévoile à cet instant. Le moment de la mort est bien le moment de vérité à la croisée des chemins entre l’Éveil et le retour vers l’aliénation du cycle des existences douloureuses. Toutefois, le choix lui-même dépend de la pratique antérieure, car on ne peut reconnaître que ce que l’on connaît déjà. Ainsi des aperçus, sinon une expérience fiable de la claire lumière pendant la vie, sont-ils la condition nécessaire pour la reconnaître et s’y absorber à la fin du processus de la mort. L’objectif des pratiques tantriques et dzogchen est donc de proposer toute une panoplie de méthodes ou de moyens habiles donnant accès à cette expérience première.

Le grand dessein qui sous-tend le Karling shitro est de permettre au pratiquant de découvrir la vraie nature de son esprit, de la reconnaître et d’y demeurer. Pour cela, les enseignements tantriques disposent de tout un arsenal de méthodes utilisant la visualisation, la récitation de mantra et surtout les pratiques de la phase de perfection qui induisent un processus de dissolution semblable à celui qui se produit au moment de la mort. Le yogi peut ainsi se familiariser avec la claire lumière de la voie, ce qui. s’il est un pratiquant aux facultés supérieures, lui permettra de s’éveiller dès cette vie, ou au moment de sa mort. S’il est un pratiquant plus médiocre, il pourra malgré tout reconnaître la lumière fondamentale quand elle lui sera présentée par son maître ou un compagnon de pratique au moment de sa mort ou dans les jours qui suivent. Les textes principaux du Bardo Thödröl se présentent précisément comme un guide de la voie de l’Éveil en ces moments cruciaux.

Plus direct, le Dzogchen propose d’approcher l’Esprit éveillé par un procédé qui ouvre instantanément une brèche dans l’esprit conceptuel et illusionné, et permet au yogi de reconnaître sa propre Présence, vide et lumineuse. Par la méditation, le pratiquant prolonge et entretient la fraîcheur de l’état naturel entrevu, et, quand il l’a suffisamment stabilisé, il devient capable de s’y relier en toutes circonstances. Plus sa Présence s’affirme, plus il se détend dans cet espace primordialement pur et plus sa confusion se libère naturellement. Puis, sans donner prise à la dualité, il contemple le déploiement visionnaire de l’énergie de la Présence, ce qui l’amène peu à peu à fondre toutes ses visions impures dans la Réalité primordialement pure. S’il est un pratiquant aux facultés supérieures, il peut accomplir dans cette vie les Trois Corps d’un bouddha. Sinon, il rejoindra la claire lumière fondamentale en mêlant sa Présence à l’espace au moment de sa mort. S’il est familier des visions lumineuses, il aura aussi le loisir de se libérer lors des déploiements visionnaires du bardo de la Réalité. S’il est peu expérimenté, il pourra rejoindre une terre pure de bouddha lors du bardo du devenir ; en y séjournant, il atteindra progressivement l’Éveil, sans plus renaître dans le samsara. Au pire, il pourra renaître en choisissant une bonne matrice humaine, ce qui lui permettra de poursuivre sa pratique dans la vie suivante et de parvenir finalement à l’Éveil.

Toutes ces méthodes sont présentes dans la collection du Bardo Thödröl, qui les associe pour offrir à l’être humain toutes les chances de se libérer. La compassion, le souhait que les êtres s’affranchissent de la souffrance et de ses causes, sous-tend donc l’œuvre dans son ensemble. Les conseils spirituels ne sont certes pas très faciles à appliquer, mais ils indiquent une direction de vie. Ils nous suggèrent qu’il ne tient qu’à nous d’entreprendre de nous détourner des voies de l’illusion pour accéder à notre être fondamental. La confusion et la souffrance ne sont pas inéluctables, nous avons le choix entre le conditionnement et la liberté, la souffrance et le bonheur, le ressentiment et l’amour, et le discours du Bouddha sur les Quatre Nobles Vérités prend tout son sens : la cessation de la souffrance est possible, car notre vraie nature est étrangère à la douleur. Prodigieux déploiement jailli d’une source toujours pure, la vie peut soit nous étourdir et nous égarer très loin de notre être véritable, soit devenir la précieuse occasion de réintégrer à jamais cette source éveillée. Dans cette perspective, le bouddhisme n’a rien de pessimiste. Il n’est pas un « non » à la vie, comme l’ont souvent cru ses détracteurs. C’est un « oui » qui ouvre toutes grandes les portes d’accès à nos qualités les plus fondamentales, la sagesse innée et la compassion universelle.



[Page 139]

La Libération naturelle par la vision nue, la Présentation de la Présence éveillée

La Libération naturelle par la vision nue, la Présentation de la Présence éveillée, extraite de La Libération naturelle par la profonde doctrine de l’Esprit de sagesse des Paisibles et des Courroucés.

1. Hommage aux déités des Trois Corps, la luminosité propre à la Présence!

Je vais enseigner la Libération naturelle par la vision nue, une présentation de la Présence éveillée,

Extraite de la profonde doctrine de la Libération naturelle par l’Intention éveillée des Paisibles et des Courroucés,

De façon à vous présenter directement la nature de votre esprit.

Considérez cela avec soin, fils fortunés de noble famille!

SAMAYA RGYA RGYA RGYA



2. Merveille!

Cet esprit unique qui embrasse la totalité du samsâra et du nirvâna est votre nature originelle et cependant vous ne l’avez pas reconnue.

Bien que sa clarté et sa présence soient ininterrompues, vous n’avez pas rencontré son véritable visage,

Et, bien qu’elle émerge en tous lieux sans entraves, vous ne l’avez pas comprise.

C’est donc pour que vous puissiez la reconnaître en vous

Que les Vainqueurs des trois temps ont enseigné d’inconcevables doctrines

Telles que les quatre-vingt-quatre mille types d’enseignements.

Toutefois, aucun d’eux n’a jamais été délivré par les Vainqueurs hors du cadre de cette compréhension directe!



Bien que les écritures sacrées soient aussi nombreuses que le ciel est vaste,

Trois courts énoncés [suffisent] ultimement à montrer la Présence.

Cette présentation qui met en évidence l’Intention éveillée des Vainqueurs

Est précisément la méthode d’accès, sans considération pour l’avant ni l’après.



3. Kyého!

Fils fortunés, écoutez bien à présent :

Le dénommé «esprit», bien qu’on en parle partout et qu’il soit largement connu,

Est soit incompris, soit compris de travers, soit partiellement compris

Ou encore méconnu dans son authentique réalité.

Il en résulte un nombre inconcevable d’assertions et de systèmes philosophiques,

Et, qui plus est, les êtres ordinaires

Ne le comprennent pas, ne connaissant pas par eux-mêmes leur propre visage,

Et errent dans les trois mondes et les six destinées où ils éprouvent la souffrance.

La faute en incombe au fait de n’avoir pas été conscient de ce qu’est leur propre esprit.

Les auditeurs et les bouddhas-par-soi assurent le comprendre sous le seul angle de l’inexistence du soi individuel,

Mais ils ne le comprennent pas tel qu’il est.

En outre, dans leurs systèmes philosophiques respectifs, Ils sont ligotés par leurs affirmations et ne voient pas la claire lumière.

Auditeurs et bouddhas-par-soi sont ainsi obscurcis par leur attachement aux objets appréhendés et au sujet préhenseur.

Les adeptes de la Voie médiane sont obscurcis par leur attachement aux limites des deux vérités;

Ceux du Kriya et du Yogatantra sont obscurcis par leur attachement aux limites de l’approche et de l’accomplissement;

Ceux du Mahâyoga et de l’Anuyoga sont obscurcis par leur attachement à l’espace et à la Présence,

Car, dans ce qui est ultimement non duel, la distinction de deux éléments est déviation.

À moins de les réunir dans la non-dualité, le Plein Éveil ne surviendra pas.

Toutes choses se ramenant à votre propre esprit, samsâra et nirvâna sont indissociables,

De sorte que les véhicules de renoncement fondés sur le rejet et l’adoption sont cause d’errance dans le samsâra.

Par conséquent, qu’il s’agisse d’enseignements fabriqués ou d’états libres d’activité, abandonnez tout cela!

Grâce à cet enseignement qui libère naturellement par la vision nue de la Présence,

Vous comprendrez la grande liberté naturelle de tous les phénomènes,

De sorte que tout est complet au sein de la Grande Perfection.

SAMAYA RGYA RGYA RGYA



4. Cette Présence tantôt claire tantôt confuse que l’on dénomme «esprit»,

En termes d’existence réelle, n’en a pas la moindre,

Mais, en tant qu’origine, elle est source de la variété des joies et des souffrances du samsâra et du nirvâna.

En termes d’opinions, elle est sujette aux assertions présentées dans les onze véhicules.

En termes de noms, on lui en assigne un nombre inconcevable :

Certains appellent la nature de l’esprit «nature de l’esprit»;

Les non-bouddhistes la désignent sous le nom de «Soi»;

Les auditeurs parlent à son propos de «l’inexistence du soi individuel»;

Les partisans du cittamâtral l’appellent «esprit»;

Pour certains, elle est «vertu transcendante de la connaissance suprême»;

D’autres lui donnent le nom d’«Essence des sugata»; D’autres encore la dénomment «Grand Symbole 2»;

I. L’école philosophique mahayaniste de l’Esprit, encore dénommée Yogâcâra et Vijñânavâda.

2. Sk. Mahâmudrâ.

Il en est qui la désignent sous le nom de «sphère unique»;

Tandis que d’autres lui donnent le nom d’«Espace de la réalité»;

Et d’autres encore celui de «base universelle»;

Enfin, quelques-uns la désignent comme la «conscience de l’ordinaire».



5. Présentons donc cette nature selon la méthode d’accès par les trois considérations

Dans cette claire vacuité où les pensées passées se sont évanouies sans trace aucune,

Dans cette fraîcheur où les pensées à venir ne sont pas encore nées,

À l’instant où s’établit le mode naturel sans fabrications,

Voici cette conscience qui, à ce moment, est en elle-même tout ordinaire,

Et dès que vous tournez votre regard nu sur vous-même,

Ce regard qui n’a rien à voir débouche sur la clarté,

La Présence dans son évidence, nue et vive,

C’est une pure vacuité qui n’a été créée d’aucune manière,

Un état inaltéré où clarté et vide sont indivisibles,

Ni éternel puisque rien n’y existe vraiment

Ni néant puisqu’il est clair et vif.

Il ne se réduit pas à l’un, étant présent et limpide en toutes choses,

Et n’est pas le multiple, car tout y est d’une saveur unique dans l’inséparabilité,

Telle est cette Présence intrinsèque et elle n’est rien d’autre que cela.

Dans cette présentation essentielle de l’état naturel des choses,

Les Trois Corps sont indivisibles et au complet :

Le vide incréé est le Corps de réalité;

La clarté, l’éclat propre au vide, est le Corps de plénitude;

Et son émergence en tous lieux, sans empêchements, est le Corps d’apparition.

Tous trois, parfaits en un, constituent le Corps d’essentialité.



6. Quand cet état vous a été ainsi présenté par le puissant moyen de la méthode d’accès,

Cette conscience qui est vôtre au présent est bien cette clarté intrinsèque sans artifices.

Comment pouvez-vous dire que vous ne comprenez pas la nature de l’esprit?

En cela, il n’y a pas la moindre chose sur laquelle méditer :

Comment pouvez-vous dire qu’il ne s’est rien produit en méditant?

C’est bien la Présence dans son évidence :

Comment pouvez-vous dire que vous n’avez pas trouvé votre esprit?

Dans cette présence claire ininterrompue,

Comment pouvez-vous dire que vous n’avez pas vu le véritable visage de l’esprit?

Dans cet état qui est lui-même le penseur,

Comment pouvez-vous dire que, l’ayant cherché, vous ne l’avez pas trouvé?

Il n’y a aucune raison d’agir dans cet état :

Comment pouvez-vous dire que, quoi que vous fassiez, rien ne s’est produit?

Étant donné qu’il suffit de demeurer dans sa condition naturelle sans la corriger,

Comment pouvez-vous dire que vous ne pouvez pas rester ainsi?

Étant donné qu’il suffit de tout laisser tel quel sans rien faire,

Comment pouvez-vous dire que vous en êtes incapable?

Dans la Présence spontanée, clarté, Présence et vacuité sont inséparables :

Comment pouvez-vous dire que vous n’avez rien accompli par la pratique?

Dans la Présence spontanée, tout surgit de soi-même sans causes ni conditions :

Comment pouvez-vous dire que l’effort ne vous rend pas capable [de réussir]?

L’émergence et la libération des constructions imaginaires se produisant simultanément,

Comment pouvez-vous dire que vous n’avez pas la possibilité d’appliquer un antidote?

Votre conscience au présent étant cela même,

Comment pouvez-vous dire que vous ne la connaissez pas?



7. Soyez sûr que la nature de l’esprit est un vide dépourvu de fondement,

Et que votre esprit insubstantiel est pareil au ciel vide :

Observez donc votre propre esprit et vérifiez s’il en est bien ainsi ou non!

La Vue ne consiste pas à décider arbitrairement que c’est juste vide :

Soyez sûr que la sagesse surgie d’elle-même est claire depuis l’origine.

Née d’elle-même, elle est en vous comme le cœur du soleil :

Observez donc votre propre esprit et vérifiez s’il en est bien ainsi ou non!

Soyez sûr que la sagesse de la Présence est ininterrompue,

Semblable au cours principal du fleuve qui s’écoule continuellement :

Observez donc votre propre esprit et vérifiez s’il en est bien ainsi ou non!

Soyez sûr que les mouvements variés de pensées et de souvenirs ne sont pas étiquetables,

Car ce mouvement est dépourvu de substance, semblable à la brise atmosphérique :

Observez donc votre propre esprit et vérifiez s’il en est bien ainsi ou non!

Soyez sûr que tout ce qui survient est une manifestation de votre [esprit],

Comme le reflet de votre silhouette apparaissant dans un miroir :

Observez donc votre propre esprit et vérifiez s’il en est bien ainsi ou non!

Soyez sûr que toutes les caractéristiques [des phénomènes] se libèrent sur place,

Comme les nuages apparaissent et se défont d’eux-mêmes dans l’atmosphère :

Observez donc votre propre esprit et vérifiez s’il en est bien ainsi ou non!

8. Il n’existe aucun phénomène qui ne soit issu de l’esprit :

Où donc, en dehors de l’esprit, y aurait-il une méditation ou quelque chose sur quoi méditer?

Il n’existe aucun phénomène qui ne soit issu de l’esprit :

Il n’existe donc ni conduite ni raison d’agir qui lui soient étrangères.

Il n’existe aucun phénomène qui ne soit issu de l’esprit :

Il n’existe donc aucun lien sacré à préserver qui lui soit extérieur.

Il n’existe aucun phénomène qui ne soit issu de l’esprit :

Il n’existe donc aucun phénomène tel qu’un fruit à atteindre ailleurs.

Il n’existe aucun phénomène qui ne soit issu de l’esprit :

Observez donc votre esprit : regardez-y encore et encore!



9. Si, contemplant, au loin, le ciel extérieur,

Il ne jaillit de votre esprit aucune projection,

Et si, observant à l’intérieur votre esprit au plus intime,

Il ne s’y trouve aucun projecteur émettant des pensées discursives,

Votre esprit, pure clarté sans aucune projection chaotique,

Est la Présence intrinsèque, le Corps de réalité [unissant] luminosité et vacuité,

Semblable au lever du soleil dans un ciel limpide sans nuages.

Bien qu’on ne puisse lui attribuer de forme particulière, on le connaît clairement.

Entre comprendre et ne pas comprendre ce point, la différence est immense!

Non créée depuis le tout-commencement, cette claire lumière surgie d’elle-même

Est le petit enfant de la Présence sans parents : étonnant!

Elle n’est produite par personne, car elle est la sagesse surgie d’elle-même : étonnant!

Jamais née, elle ne saurait mourir : étonnant!

Claire à l’évidence, elle n’a pas d’observateur : étonnant!

Bien qu’ayant erré dans le samsâra, elle n’en est pas devenue pour autant mauvaise : étonnant!

Bien qu’elle ait contemplé la bouddhéité, elle n’en est pas pour autant améliorée : étonnant!

Bien qu’existant chez tous, elle n’est cependant pas reconnue : étonnant!

Et pourtant demeure l’espoir de quelque autre fruit que celui-là : étonnant!

Bien qu’il demeure en soi-même, on le recherche ailleurs : étonnant!

10. Merveille! Cette Présence immédiate est une clarté insubstantielle :

Telle est bien, d’entre toutes les vues, la plus éminente.

Sans objet référent, embrassant toutes choses, libre en tout,

Telle est bien, d’entre toutes les méditations, la plus éminente.

Non fabriquée, décrite en termes mondains comme la détente,

Telle est bien, d’entre toutes les conduites, la plus éminente.

Sans devoir être recherché, spontanément présent depuis l’origine,

Tel est bien, d’entre tous les fruits, le plus éminent.



11. Voici l’enseignement des quatre Grands Véhicules sans erreur :

Ce Grand Véhicule de la Vue sans erreur

Étant cette connaissance très claire au présent,

On appelle «véhicule» cette clarté sans erreur.

Ce Grand Véhicule de la Méditation sans erreur.

Étant cette connaissance au présent dotée de clarté,

On appelle «véhicule» cette clarté sans erreur.

Ce Grand Véhicule de la Conduite sans erreur

Étant cette sagesse claire au présent,

On appelle «véhicule» cette clarté sans erreur.

Ce Grand Véhicule du Fruit sans erreur

Étant cette connaissance très claire au présent,

On appelle «véhicule» cette clarté sans erreur.



12. Voici l’enseignement des quatre grands clous immuables :

Ce grand clou de la Vue immuable

Étant précisément cette Présence connaissante très claire au présent,

On l’appelle «clou» parce qu’elle est stable dans les trois temps;

Ce grand clou de la Méditation immuable

Étant précisément cette Présence connaissante très claire au présent,

On l’appelle «clou» parce qu’elle est stable dans les trois temps;

Ce grand clou de la Conduite immuable

Étant précisément cette Présence connaissante très claire au présent,

On l’appelle «clou» parce qu’elle est stable dans les trois temps;

Ce grand clou du Fruit immuable

Étant précisément cette Présence connaissante très claire au présent,

On l’appelle «clou» parce qu’elle est stable dans les trois temps.



13. Voici l’instruction essentielle qui révèle l’unité des trois temps :

Écartez la notion de passé sans plus poursuivre ce qui précède;

Tranchez les liens mentaux qui vous poussent à aller à la rencontre de l’avenir;

Et reposez dans cet état spacieux qui ne s’empare pas du présent :

Il n’y a là rien à méditer, et sans méditer d’aucune manière,

En l’absence de toute distraction, demeurez attentif sans vous divertir :

Contemplez [toutes choses] à nu, sans méditer ni vous laisser distraire :

Alors la Présence intrinsèque, se connaissant elle-même, claire en elle-même et stable,

Se lèvera : c’est bien cela que l’on appelle «esprit d’Éveil».

En lui, rien à méditer, car il transcende tous les objets de connaissance;

Et rien ne peut le distraire, car il est la clarté de l’essence elle-même :

Tel est le Corps de réalité clair et vide où les apparences vides se libèrent naturellement.

Puisque se révèle ainsi à l’évidence la bouddhéité qui n’est pas accomplie par un cheminement,

Vous contemplez à cet instant Vajrasattva!



14. Voici les conseils qui vous amènent au point où s’éteignent les six extrêmes :

Bien qu’il existe un très grand nombre de Vues contradictoires,

Dans cet esprit qui est votre Présence intrinsèque, la sagesse née d’elle-même,

Il n’y a aucune dualité entre ce qui est à voir et l’action d’observer.

Cherchez donc l’observateur qui regarde ou observe!

De sorte qu’ayant recherché l’observateur, et ne l’ayant pas trouvé,

Vous êtes amené à ce moment au point de l’épuisement de la Vue.

Vous touchez alors en vous la limite ultime de la Vue :

Ainsi, il n’y a ni Vue ni quelque chose à voir,

Et cependant vous ne versez pas dans un néant originel ou un vide inerte,

Car votre Présence intrinsèque au présent est connaissante et très claire :

Et cela même, c’est véritablement la Vue de la Grande Perfection

Où il n’y a pas de dualité entre réalisation et non-réalisation.



15. Bien qu’il existe un très grand nombre de Méditations contradictoires,

Dans la Présence intrinsèque qui est une connaissance ordinaire à la transparence pénétrante,

Il n’y a aucune dualité entre l’objet de méditation et l’action de méditer.

Cherchez donc celui qui médite ou ne médite pas!

De sorte qu’ayant recherché le méditant et ne l’ayant pas trouvé,

Vous êtes amené à ce moment au point de l’épuisement de la Méditation.

Vous touchez alors en vous la limite ultime de la Méditation :

Ainsi, il n’y a ni objet de méditation ni méditant,

Et cependant vous ne tombez pas sous l’emprise d’une opaque stupidité ni de l’agitation.

Car votre connaissance présente, non corrigée, est très claire :

C’est l’absorption méditative, l’accès à l’égalité sans artifices correcteurs.

Point de dualité entre le fait d’y reposer et de ne pas y reposer.



16. Bien qu’il existe un très grand nombre de Conduites contradictoires,

Dans la sagesse de la Présence intrinsèque, la sphère unique,

Il n’y a pas de dualité entre l’action à conduire et celui qui se conduit.

Cherchez donc l’acteur qui agit ou n’agit pas!

De sorte qu’ayant recherché l’acteur et ne l’ayant pas trouvé,

Vous êtes amené à ce moment au point de l’épuisement de la Conduite.

Vous touchez alors en vous la limite ultime de la Conduite :

Depuis l’origine, la Conduite et l’acteur sont inexistants,

Et cependant vous ne tombez pas pour autant sous l’emprise des imprégnations karmiques et de l’illusion.

Dans cette conscience au présent, sans altérations et claire en elle-même,

Sans rien faire pour corriger ni altérer quoi que ce soit, sans rien adopter ni rejeter,

Voici la Conduite parfaitement pure

Où il n’y a pas de dualité entre le pur et l’impur.


17. Bien qu’il existe un très grand nombre de Fruits

contradictoires,

Dans la Présence intrinsèque, la nature de l’esprit où les Trois Corps sont spontanément présents,

Il n’y a pas de dualité entre le résultat à accomplir et celui qui l’accomplit.

Cherchez donc celui qui accomplit le Fruit!

De sorte qu’ayant recherché celui qui accomplit et ne l’ayant pas trouvé,

Vous êtes amené à ce moment au point de l’épuisement du Fruit.

Vous touchez alors en vous la limite ultime du Fruit :

Il n’existe aucun Fruit ni personne pour l’accomplir,

Et vous ne tombez plus sous le pouvoir du rejet et de l’adoption, de l’espoir et de la crainte.

La Présence intrinsèque au présent, claire d’elle-même et spontanément présente,

Est la réalisation manifeste des Trois Corps en vous-même,

Le Fruit même de la bouddhéité primordiale.



18. Cette Présence éveillée affranchie des huit extrêmes tels que l’éternité et le néant

Est appelée «La voie médiane qui ne chute dans aucun des extrêmes».

On l’appelle «Présence», car la présence attentive s’y trouve ininterrompue.

Et comme sa vacuité recèle l’essence de la présence,

On la désigne sous le nom de Sugatagarbha, «Essence de Ceux qui sont allés dans la félicité».

Si vous comprenez sa signification, vous parviendrez à l’excellence en tout,

Et, pour cette raison, on l’appelle également «Vertu transcendante de la connaissance suprême».

Parce qu’elle transcende l’entendement, étant affranchie des extrêmes depuis le tout-commencement,

On lui donne le nom de «Grand Symbole».

C’est pourquoi, selon qu’on la comprend ou non,

Elle devient la base du samsâra ou du nirvâna, de toutes les situations plaisantes ou douloureuses.

Par conséquent, on la désigne sous le nom de «base universelle».

Au moment où elle demeure dans sa propre dimension, elle est tout ordinaire et d’aucune façon remarquable,

Et, à cette conscience très claire et très vive,

On donne le nom de «conscience de l’ordinaire».

Nombreuses sont les désignations bien conçues et sonnant bien qu’on lui donne,

Et en vérité, soutenir qu’elles concernent d’autres aspects

Que cette Présence qui connaît au présent

Équivaut à chercher [ailleurs] les traces d’un éléphant que l’on a déjà trouvé!



19. Même si on examinait avec attention l’univers entier, il serait impossible de l’y trouver.

Il n’est pas possible de découvrir la bouddhéité en dehors de l’esprit.

Quand bien même, ne reconnaissant pas cela, vous rechercheriez l’esprit à l’extérieur,

Comment pourriez-vous vous trouver vous-même en vous cherchant ailleurs?

Ainsi d’un idiot qui, immergé dans la foule

Et fasciné par son-spectacle, se serait perdu lui-même,

Et, ne se reconnaissant plus, se chercherait lui-même partout,

Prenant à tort les autres pour lui-même.

De même, puisque vous ne voyez pas l’état naturel qui constitue la condition authentique des choses,

Vous vous diluez dans le samsâra, ne sachant pas que les apparences sont l’esprit,

Et, sans voir que le bouddha est votre propre esprit, vous occultez l’au-delà de la souffrance.

Samsâra et nirvâna sont distincts, compte tenu de la connaissance et de l’ignorance,

Mais, en l’espace d’un instant, la différence entre eux s’abolit.

En les voyant ailleurs qu’en votre esprit, vous vous illusionnez.

Or la méprise et la non-méprise sont d’une unique essence.

Comme il n’est pas établi que la série psychique des êtres est double,

La nature de l’esprit sans artifices se libère quand on la laisse simplement en elle-même.

Mais si vous n’êtes pas conscient que l’illusion même gît dans l’esprit,

Vous ne comprendrez jamais ce sens ultime de la Réalité.

Par conséquent, observez en vous-même et par vous-même ce qui émerge et surgit naturellement.

Ces apparences, observez d’où elles surgissent d’abord;

Puis où elles résident entre-temps;

Et la destination où elles se rendent pour finir.

À l’instar d’un corbeau [qui regarde dans] un puits Puis s’envole du puits sans y retourner,

Les apparences émergent de l’esprit,

Et, étant surgies naturellement de l’esprit, s’y libèrent.

Cet esprit essentiel vide et clair connaît toutes choses, étant conscient de tout,

Sa clarté et sa vacuité étant indivisibles depuis l’origine, on le compare au ciel;

Établi définitivement en tant que claire évidence de la sagesse née d’elle-même,

Il est de fait la Réalité même.

Comprendre ce qu’il est, c’est se rendre compte que toutes les apparences phénoménales de l’existence

Sont connues au sein de votre propre esprit, et que cette nature de l’esprit

Présente et radieuse est comme le ciel.

Toutefois, cet exemple du ciel qui illustre la Réalité

Ne peut être que partiel et provisoire, un simple signe indicateur,

Car la nature de l’esprit est un vide accompagné de présence vive, clair en tous ses aspects,

Tandis que le ciel est un vide sans présence, une béance inanimée.

Par conséquent, le véritable sens de l’esprit ne saurait être montré par le ciel.

Reposez donc dans cet état sans aucune distraction!



20. De toutes ces apparences variées de la Réalité superficielle,

Pas une seule n’a d’existence réelle et toutes sont amenées à se détruire.

Toutes les apparences phénoménales du monde, du samsâra comme du nirvâna,

Sont ainsi des apparences exclusivement contemplées par votre esprit même.

Chaque fois que votre courant psychique se transforme,

Surgissent des apparences que vous percevez comme un changement extérieur.

Par conséquent, toutes sont des apparences perçues par l’esprit,

De sorte que les migrants des six classes perçoivent chacun des apparences qui leur sont propres.

Les non-bouddhistes les perçoivent par le biais de la dualité éternité-néant;

Chacun des neuf véhicules gradués les voit selon leur vue respective;

Perçues diversement, elles sont ainsi élucidées diversement,

Et l’on s’illusionne en s’attachant à chacune [de ces vues] tenues pour distinctes.

Pourtant, même si toutes les apparences présentes à l’esprit

Y émergent comme des apparences perceptibles, l’absence d’attachement à leur égard est bouddhéité.

Les apparences ne sont pas l’illusion, c’est l’attachement qui fait l’illusion.

Si vous comprenez que les pensées d’attachement sont du domaine de I' esprit, elles se libéreront d’elles-mêmes.

Toutes les apparences, quelles qu’elles soient, sont des apparences de l’esprit

Le monde-réceptacle qui vous apparaît inanimé est lui-même l’esprit;

Les êtres animés — le contenu de l’univers — qui apparaissent en six classes sont aussi l’esprit;

Les apparences bienheureuses des dieux célestes et des humains sont aussi l’esprit;

Les apparences douloureuses des trois mauvaises destinées sont aussi l’esprit;

L’ignorance et les passions manifestées dans les cinq poisons sont aussi l’esprit;

La sagesse née d’elle-même manifestée en tant que Présence est aussi l’esprit;

Les bonnes pensées qui manifestent l’au-delà de la souffrance sont aussi l’esprit;

Les manifestations d’obstacles liés aux Mâra et aux démons sont aussi l’esprit;

Les déités et les accomplissements spirituels qui semblent bénéfiques sont aussi l’esprit;

Les visions pures dans leur diversité sont aussi l’esprit;

Les manifestations d’états calmes sans discursivité et unifiés en un point sont aussi l’esprit;

Les apparences colorées qui caractérisent les choses matérielles sont aussi l’esprit;

Les manifestations dépourvues de caractéristiques et dénuées d’élaborations sont aussi l’esprit;

Les visions où unité et multiplicité ne se distinguent pas sont aussi l’esprit;

Les apparences dont ni l’existence ni l’inexistence n’est établie sont aussi l’esprit;

En dehors de l’esprit, il n’existe absolument aucune apparence.

La nature de l’esprit, inobstruée, émerge sous toutes sortes d’apparences,

Et, bien qu’elles voient le jour, elles sont comme l’eau et les vagues de l’océan :

Sans dualité aucune, elles se libèrent au sein même de l’esprit.



21. Quels que soient les noms que l’on attribue à ces objets de désignation incessants,

En vérité, il n’existe rien en dehors de cet esprit unique,

Et cet unique [esprit] est sans fondement ni origine.

Dans quelque direction que l’on regarde, cette singularité même n’a pas d’existence :

On n’en voit pas la substance, laquelle n’est aucunement établie;

Mais on ne la voit pas en tant que simple vide, car sa Présence a un éclat lumineux.

On n’y voit pas cette distinction, car clarté et vacuité y sont indissociables.

Cette connaissance intrinsèque au présent, claire et vive,

Même si elle existe, on ne sait qui l’a créée.

Dépourvue de nature intrinsèque, elle est cependant directement éprouvée en tant qu’expérience,

Et, si on l’applique dans la pratique, toutes choses y seront libérées.



22. Que ceux qui ont des facultés [diverses] la comprennent sans dépendre d’un entendement émoussé!

Mais bien que le sésame et le lait soient la source [de l’huile et] du beurre,

S’ils ne sont ni pressés ni barattés, leur essence ne sera pas extraite.

Ainsi, bien que tous les êtres recèlent en eux l’Essence des bouddhas,

Sans pratiquer, les êtres n’atteindront pas le Plein Éveil.

S’il s’adonne à la pratique, même le vacher le plus grossier se libérera,

Et, même s’il n’en connaît pas les explications, il s’établira définitivement dans son évidence.

Celui qui, en bouche, a goûté la saveur de la mélasse

N’a nul besoin qu’autrui lui en explique le goût.

Mais, à défaut de le réaliser, même les savants érudits sont illusionnés.

Ils peuvent bien être experts en explications et dans tous les objets de connaissance des neuf véhicules,

Ils sont comme ceux qui rapportent de fabuleuses histoires [de lieux reculés] qu’ils n’ont jamais vus,

Car ils ne se sont jamais approchés de la bouddhéité, ne serait-ce qu’un instant!

Si vous réalisez cet [état naturel], vertus et vices se libéreront sur place,

Si vous ne le réalisez pas, tous vos comportements vertueux et non vertueux

Ne feront qu’accumuler [les causes] du cycle des existences, qu’il s’agisse de renaissances célestes ou de mauvaises destinées.

En réalisant simplement que votre esprit est une sagesse vide,

Les vertus comme les vices ne produiront plus leurs résultats,

De même qu’une fontaine ne saurait jaillir de l’espace vide.

Dans la vacuité, ni vertus ni vices n’ont plus d’existence objective;

C’est ainsi que, pour contempler à nu votre Présence intrinsèque manifeste,

Cette Libération naturelle par la vision nue est d’une extrême profondeur.

Voilà pourquoi vous devriez vous familiariser avec votre Présence intrinsèque.

ZAB RGYA («Sceau de profondeur»)

Merveille!

La Libération naturelle par la vision nue, la présentation

de la Présence éveillée

Est destinée aux êtres animés des générations futures de la lie des temps.

Tous mes tantras, agama et upade : sa préférés

Ont ici été résumés et condensés en peu de mots dans ce but.

Et, même s’ils sont actuellement diffusés, je les ai dissimulés sous forme de précieux trésors.

Dans le futur, puissent les êtres à l’excellent karma entrer en contact avec eux!

SAMAYA RGYA RGYA RGYA

«Sans naissance ni cessation.

Sans allées ni venues. il embrasse toutes choses.

Grande félicité, suprême doctrine immuable.

Semblable au ciel, liberté absolue sans oripeaux.

Sans origine ni support,

Sans lieu ni prise, grand phénomène

Libre depuis l’origine, immensité s’étendant à l’infini.

Sans entraves, il n’a pas à être libéré;

Omniprésent, il existe depuis toujours,

Embrassant toutes choses dans l’égalité, transcendant les

actes variés,

Immensité de l’espace céleste,

Grand phénomène flamboyant, mandala du soleil et de la lune,

Il manifeste la présence spontanée :

Montagne de diamant, vaste lotus,

Lion solaire, chant de la sagesse,

Grand son, mélodie sans pareil.

Plénitude de qualités jusqu’aux confins de l’espace.

Éveil parfait, champ où s’égalisent tous les Éveils parfaits,

Vaste Samantabhadra, cime de l’enseignement.

Et, dans la matrice spacieuse du ciel de Samantabhadn,

Clarté spatiale. Présence spontanée, Grande Perfection de toujours.»

Le chant du vajra peut être chanté lentement et mélodieusement, et associé à une danse rituelle ou tcham (tib. «cham) pour induire l’accès à la Présence éveillée. En lui-même, il constitue à la fois un thötröl, une libération par l’écoute, et un dedröl (tib. bzlas grol), une libération par la récitation. Le Tantra de l’Union du soleil et de la lune en décrit les bienfaits en ces termes :

«Le chant du vajra immaculé

Comble l’esprit de tous les bouddhas;

Les dâkinî, mes compagnes spirituelles

À moi le yogi, en ont l’esprit ravi.

L’attachement des êtres des six classes

Pour le cycle des existences s’en trouve renversé.»

Le groupe suivant de mantra comprend ce que l’on appelle les vingt-cinq énoncés ou vingt-cinq sphères. Composés dans la même langue dite de l’Oddiyâna, ces mantra de sept syllabes représentent chacun un mode de manifestation singulier de la sagesse primordiale de Samantabhadra uni à sa contrepartie féminine. Ils sont d’une grande importance dans la pratique du Dzogchen où ils facilitent l’intégration des différents aspects de la sagesse dans nos vies. Chacun d’eux a une fonction particulière indiquée dans le texte. Prononcés à haute voix, ils sont aussi des thödröl et des dedröl, des libérations par l’écoute et par la récitation.

Puis vient le mantra qui condense les quarante-deux déités paisibles :

OM ÂH HUM BODHICITTA MAHÂSUKHA JÑÂNADHÂTU ÂH.

Dans un autre texte de style takdröl, ce mantra est ainsi expliqué :

OM represente les cinq sagesses.

ÂH est le son adamantin ininterrompu.

HÛM est le sens au-delà de la naissance et de la cessation.

BODHI est le suprême éveil manifeste.

CITTA est le diamant de l’Esprit de tous les Vainqueurs.

MAHÂ est la grande omniprésence qui embrasse tout.

§



[Page 540]

L’intention d’obtenir le parfait Éveil afin d’œuvrer au bien de tous les êtres

Je développe l’intention d’obtenir le parfait Éveil afin d’œuvrer au bien de tous les êtres [en nombre] aussi illimité que l’espace [est vaste]. Plus particulièrement, ayant à présent reconnu pour le compte de tous les êtres'que la claire lumière de la mort est le Corps de réalité, j’obtiendrai ainsi l’accomplissement suprême du Grand Symbole et j’accomplirai le but de tous les êtres animés. Et si je n’y parvenais pas, après avoir reconnu l’état intermédiaire de la claire lumière et manifesté le Corps du Grand Symbole de l’union dans l’état intermédiaire, je me manifesterais partout et j’œuvrerais pour le bien de tous ces êtres [en nombre] aussi illimité que l’espace [est vaste].» Sans quitter cette pensée d’Éveil, rappelle-toi la pratique et les conseils oraux qui t’étaient jadis familiers.»

Ces mots devraient être prononcés clairement en approchant les lèvres de l’oreille du mourant, et, sans lui permettre ne serait-ce qu’un instant d’entrer dans la distraction, on lui remémorera clairement la pratique. Puis lorsque la respiration externe aura cessé, comprimez fermement les deux artères du sommeil et rappelez-lui clairement les mots qui suivent. S’il s’agit d’un maître spirituel ou d’un ami spirituel plus avancé que vous, dites : «Révérend! À présent émerge devant toi la claire lumière de la Base : applique-toi à reposer directement en elle!»

À tous les autres, on fera la présentation en disant :

«Fils de noble famille Untel, écoute! À présent émerge en toi la claire lumière de la Réalité pure. Reconnais-la! Kyé! Fils de noble famille! Cette essence limpide de la conscience, cet état présent, est une pure vacuité où n’existe en essence aucune substance, aucune caractéristique ni aucune couleur. Cela même est Samantabhadrî, la Réalité absolue. C’est l’essence vide de ta propre conscience. Or, sans sombrer dans le non-sens et un vide d’anéantissement, ta propre conscience est manifestement claire et sans entraves, limpide et vive, et cela même est le Bouddha Samantabhadra. Cette essence vide où n’existe aucune substance — l’essence de ta Présence intrinsèque —, et cette présence claire et vive dans ta conscience, ces deux aspects sont, dans leur indivisibilité, le Corps de réalité des bouddhas. Ta Présence éveillée, l’indivisibilité de la vacuité et de la clarté qui se manifeste comme une grande masse de lumière, est précisément le Bouddha “Lumière-Immuable” par-delà la naissance et la mort. Il te suffit de le reconnaître. Reconnaître que cette essence très pure de ta conscience est la bouddhéité, c’est voir naturellement ta Présence éveillée et accéder à l’Esprit de sagesse des bouddhas.»

Prononcez ces mots très clairement et précisément de trois à sept fois, de sorte que le mourant se rappelle au premier instant [les enseignements] tels que son maître les lui avait fait connaître, et qu’au deuxième instant il soit présenté à la claire lumière, sa propre Présence éveillée dans sa nudité. Alors, au troisième instant, l’ayant reconnue en lui, il accomplira le Corps de réalité au-delà de toute union et de toute séparation et atteindra très certainement la libération. C’est ainsi qu’on lui présentera la première claire lumière.

§



MILAREPA

CHAPITRE PREMIER La naissance

Ô vous qui écoutez! Au temps de ce récit, Jetsün Mila Shépa Dordjé le puissant ascète, le grand heruka au nom célèbre, séjournait dans la noble Grotte-Ventre de la vallée de Nyanang et tournait la roue de la doctrine du grand véhicule au milieu de ses fils spirituels : Rétchung Dordjé Drakpa, Répa Shiwa Ôd, Ngen Dzong Répa, Séban Répa, Khira Répa, Drigom Répa, Léngom Répa, Répa San-gyé Kyab, Shéngom Répa, Dampa Gyapouwa et aussi Teunpa Sha-kyagouna, tous yogis ayant réalisé les étapes de la perfection. Legséboum et Shendormo se trouvaient là également, ainsi que ses disciples de prédilection hommes et femmes, avec la déesse Tsé-ringma et ses quatre sœurs, les messagères au corps d’arc-en-ciel parcourant l’espace, et enfin la foule des pratiquants, mâles ou femelles, hommes ou dieux purs d’esprit.

C’était une période où Rétchungpa restait à l’écart en contemplation. Toute une nuit il rêva d’un pays délicieux qui s’appelait Ougyèn Kandöling, la Terre des Messagères Célestes, et il raconta son rêve : «Je pénétrai dans une vaste cité où toutes les maisons, tous les sols avaient été bâtis en de précieux matériaux. Les habitants portaient des habits de soie et se paraient d’ornements d’os et de bijoux. La vue de leurs visages me procurait un immense plaisir. Ils ne me parlaient pas, me regardaient, m’adressant seulement des sourires enchanteurs. Bharima, cette disciple du lama Tipoupa rencontrée jadis au Népal, se trouvait parmi eux. Elle était habillée de rouge et semblait leur maîtresse. Mon neveu est-il venu? Bienvenue!” dit-elle. Et elle me conduisit à l’intérieur d’une maison de pierres précieuses dont on ne savait comment épuiser les plaisirs. Des mets et des boissons furent offerts en abondance ainsi que dans un banquet. Le bouddha Mikyôpa prêche en ce moment la doctrine à Ougyèn, dit Bharima. Si mon neveu demandait un enseignement, je prierais pour qu’il lui soit accordé.” Comme j’en éprouvais le fort désir, je répondis : C’est très bien. — Alors allons-y!” dit-elle. Et je l’accompagnai.

«Sur un trône de joyaux qui s’élevait au centre de la ville, je vis Mikyôpa le Victorieux enseigner le dharma entouré par la foule comme par un océan. Il était plus grand et plus majestueux que le bouddha que je visualisais jusque-là en méditation et, dans une ivresse due à mon exaltation, j’eus l’impression de perdre connaissance. Bharima me dit alors : Reste un moment ici, mon neveu, je vais demander la permission au bouddha.” Elle y alla, obtint l’agrément et à nouveau me guida vers lui. Je le saluai et me prosternai à ses pieds. Après lui avoir demandé de m’accorder la grâce, je restai en sa présence, écoutant la doctrine. Il posa un temps les yeux sur moi en souriant et je pensai qu’il me considérait avec amour.

«La totalité de son enseignement exposait la vie, les œuvres, les généalogies et les successions des bodhisattvas et des bouddhas. J’en avais les poils qui se dressaient sur la peau. Finalement il raconta la vie de Tilo, Naro et Marpa, encore plus merveilleusement et minutieusement que ne l’avait fait le Jetsün avant lui. Toute l’assistance manifestait une foi sublime. Le bouddha nous avertit ensuite : “Je conterai demain la vie de Milarépa. Elle surpasse toutes celles que je vous ai déjà exposées. Venez l’écouter!” Dans le public, quelqu’un demanda : “Serait-il possible de faire encore plus sublime que cela? Le merveilleux alors passerait la mesure.” Une autre personne dit : “Les qualités de ceux que vous avez cités sont le fruit des mérites accumulés et des souillures purifiées tout au long de nombreuses renaissances. Mais Milarépa, lui, a obtenu ses talents en une seule vie et en un seul corps. Ceux-ci ne nous semblent cependant pas inférieurs à ceux des éveillés et des maîtres suprêmes.” Le premier reprit : “Si un enseignement aussi extraordinaire existe, nous, les disciples, serions lamentables de ne pas le demander afin qu’il profite à toutes les créatures. Ce qui donne du courage et entraîne l’enthousiasme du corps, de la parole et de l’esprit, il convient de le rechercher pour qu’il serve au bien de tous les êtres. — Où se trouve donc Milarépa en ce moment?” demanda quelqu’un d’autre. “N’importe où dans un paradis, soit à Ngônga, soit à Ogmin.” Comme on répondait ainsi, Rétchungpa pensa : “Les demeures du Jetsün se trouvent au Tibet. C’est pour fortifier ma volonté qu’ils s’interrogent sur son séjour.” Tandis qu’il se disait qu’il fallait en tout cas prier le Jetsün de conter l’histoire de sa vie pour qu’elle serve les êtres vivants, Bharima saisit la main de Rétchungpa et la tapota. “Mon neveu comprend. Il comprend bien.”»

Rétchungpa s’éveilla dès qu’elle eut parlé. Le jour pointait. Le pouvoir de sa dévotion, sa lucidité s’étaient renforcée et son rêve continuait d’imprégner sa pensée. «C’est réellement extraordinaire d’écouter le bouddha Mikyôpa enseigner au milieu des dakinis d’Ougyèn! pensa-t-il. Comme un jour la rencontre avec le Jetsün a été un inconcevable prodige. Avoir entendu la doctrine de la bouche même de Mikyôpa est sans doute un privilège accordé par mon vénérable maître. Ils ont affirmé que le Jetsün demeurait en quelque paradis, à Ngônga ou Ogmin. En pensant qu’il demeurait au Tibet, c’est ta propre conception d’abruti qui s’exprimait là, créant une égalité méprisante pour lui. Le Vénérable est un éveillé, les œuvres de son corps, de sa parole et de son cœur restent donc inimaginables. Alors, quel que soit le lieu où il se trouve, il s’agit d’un séjour divin. Il semble bien que tu possèdes la carcasse d’un hérétique et d’un sceptique.»

Quand il cessa de s’adresser des reproches, Rétchungpa se souvint que, dans son rêve, ceux qui écoutaient la doctrine, celui qui l’exposait, Bharima elle-même lui avaient envoyé des signes l’incitant à demander au Jetsün Milarépa de raconter l’histoire de sa vie pour le bien de tous. Il devait le faire. Éprouvant pour son maître une dévotion exceptionnelle, ses prières montèrent du fond de son cœur et de la moelle de ses os. Puis il resta profondément concentré sur ce lien spirituel.

Rétchungpa était absorbé dans une expérience où la claire lumière se mêlait au sommeil quand cinq ravissantes jeunes filles surgirent devant lui. Une était blanche, les autres, bleue, jaune rouge, verte, et elles portaient toutes les habits et les parures d’Ougyèn.

– Puisque la vie de Milarépa doit être racontée demain matin dit l’une, je pars l’entendre.

– Qui est celui qui la demande?

– Ses grands fils spirituels la demanderont, répondit une troisième.

Et, à ce moment-là, toutes regardaient en souriant vers Rétchungpa. Une jeune fille reprit :

– Tout le monde aspire à écouter cet enseignement étonnant. Il serait bon que chacune de nous en exprime le vœu.

– Ce sont les disciples aînés qui doivent demander la biographie, répondit une autre.

– À chacune de nous échoient la protection et la propagation de cet enseignement, conclut la dernière avant qu’elles ne s’évanouissent ainsi qu’un arc-en-ciel.

Le soleil levant resplendissait dans l’azur quand Rétchungpa sortit de sa méditation. «Je comprends les appels de la déesse Tséringma aux cinq visages», pensa-t-il. Et, tout en poursuivant sa pratique spirituelle, il se prépara quelque nourriture. Réconforté, il se rendit auprès de son maître. Des disciples, des moines, des bienfaiteurs formaient autour de celui-ci un cercle coloré. Rétchungpa salua le Jetsün, s’inquiéta de sa santé puis, agenouillé près de lui, les mains jointes, le pria en ces termes :

– Lama vénérable et précieux, les éveillés du passé ont jadis raconté pour le bien des créatures les douze œuvres de leur vie ainsi que leur inconcevable et parfaite libération. Aussi la doctrine du Bouddha s’est-elle diffusée en ce monde. Parce que Tilo, Naro, Marpa et les maîtres accomplis de la voie tantrique ont tous révélé leur histoire, les êtres prédestinés qu’il faut aujourd’hui convaincre sont capables d’entrer sur le chemin de délivrance. Jetsün rinpoché, nous vous prions de nous conter vous aussi vos œuvres et l’histoire de votre vie, l’origine de votre lignée et de votre famille. Nous vous supplions de parler avec l’immense amour de votre cœur pour susciter l’ardeur de vos disciples, pour aider à convertir les hommes d’élection qui suivront vos traces, pour placer enfin tous les êtres humains sur la voie du salut.

– Rétchungpa, dit le Jetstin en souriant, ces informations te sont bien connues, mais si tu questionnes je répondrai. Mon clan est celui du Garuda, Khyungpo, ma famille celle de Djossé. Je suis Milarépa. J’ai d’abord commis de vilaines actions, j’ai ensuite agi pour le bien, je suis désormais délivré des actions noires ou blanches. Je suis venu à bout du fruit de mes actes, à l’avenir je ne créerai plus de karma. Si j’expliquais cela en détail, certains pourraient en pleurer, d’autres auraient bien des raisons d’en rire. Comme ce récit paraît inutile, permettez à un vieil homme de rester en repos.

Rétchungpa se prosterna et formula de nouveau sa prière :

– Ô Vénérable très précieux! Avec un terrible courage, avec d’infinies privations, vous avez au début pratiqué les instructions ésotériques. Comme vous vous êtes appliqué à méditer sur un seul point, vous avez réalisé toutes choses en leur état naturel. Ayant atteint le lieu où cessent les phénomènes, vous n’engendrez plus d’actions qui lient pour l’avenir. Vous avez trouvé l’harmonie de ceux qui n’expérimentent pas. Issu du clan Khyungpo, de la famille Djossé, pourquoi porter le nom de Mila? Après votre naissance, comment avez-vous commis vos premières actions noires? Qu’en fut-il de l’œuvre vertueuse par la suite? Parce que les raisons qui provoqueraient nos rires ou nos pleurs nous restent inimaginables, avec l’amour de votre cœur, pensez à nous, à toutes les créatures vivantes. Ne restez pas indifférent, racontez tout largement, je vous en prie. Et vous qui êtes ici réunis, frères et sœurs dans la pratique mystique, vous les auditeurs que la foi rapproche, je vous prie de m’aider dans ma supplique.

Ayant ainsi insisté, Rétchungpa salua plusieurs fois. Les fils spirituels, les disciples aînés, les bienfaiteurs se prosternèrent eux aussi et dirent :

– Consentez à la prière du noble Rétchungpa. Il vous supplie de faire tourner la roue de la doctrine.

Longtemps encore ils insistèrent. Le Jetsün répondit :

– Vos questions sont si pressantes, vous leur donnez tant d’importance, que je dois parler, car il n’y a rien à cacher. Mon clan, celui du Garuda, vient d’une grande tribu de pasteurs nomades du nord du district de Ü. Ma famille descend d’un lama exorciste de tradition nyingmapa dont le père était un Djossé, Fils de Noble. Ce yogi détenait la maîtrise des formules mystiques. Inspiré par sa déité tutélaire, il partit visiter les sites religieux et accomplir les pèlerinages du royaume. Parvenu en un lieu nommé Tchoung Badji, au nord du Tifed dans la province de Tsang, il soumit les démons et les esprits malins de cette vallée. Il dispensa là son pouvoir de bénédiction et, comme sa puissance magique rendait une multitude de services, son influence et ses adeptes augmentèrent. Ayant pris le nom de Khyungpo Djossé, il se fixa quelques années en ce pays où, quels que soient les maux infligés par les démons, quels que soient les accidents dus aux circonstances, c’était lui qu’on appelait.

Un jour, un démon terrifiant, jusque-là invincible et qui n’avait jamais pu approcher Djossé, s’introduisit dans une famille insensible au pouvoir du lama exorciste, et il la tyrannisa. Ces gens invitèrent un autre lama qui mena un rituel de soumission qui ne fut d’aucun secours, le démon leur tenant toujours un discours dément, les brocardant et s’esclaffant. Un parent conseilla à l’homme incrédule d’inviter Khyungpo Djossé en cachette du démon, et il ajouta :

«Si de la graisse de chien peut calmer une blessure, on envoie chercher de la graisse de chien!»

Le persécuté fit alors venir Djossé. Parvenu près du démon, l’exorciste se dressa en son orgueil et prononça d’une voix forte :

«Je suis Khyungpo Djossé. J’arrive. Je suis celui qui boit et qui mange le sang et la chair des démons obstructeurs. Reste donc là!»

Tout en parlant, il se précipita en avant. Djossé ne l’avait pas même effleuré que le démon était terrorisé et raide de surprise.

«Père! Mère! Mila ! Mila!» répétait-il, se répandant en cris d’épouvante.

Quand Djossé s’approcha, il hurla :

«Puisque je n’allais jamais où vous alliez, laissez-moi donc la vie sauve!»

Djossé fit jurer au démon qu’il ne nuirait plus à personne dans l’avenir et le congédia. Ce même démon, rejoignant un foyer de ses adeptes, répéta :

«Mila! Mila ! Je ne pensais pas subir pareille misère ni pareil adversaire.

— Qui donc? demandèrent les membres de cette famille.

— Khyungpo Djossé. Il pesait sur ma vie et la souffrance m’a soutiré une promesse», leur répondit-il.

On raconte qu’à la fin il partit. Par la suite, pour exprimer la supériorité et le talent de Djossé, tout le monde disait «Mila» en parlant de lui. Aussi ses descendants furent-ils surnommés Mila. L’esprit démoniaque ne vint plus jamais nuire et tous pensèrent qu’il avait transmigré vers une autre existence.

Puis Khyungpo Djossé prit une partenaire mystique et un fils lui fut donné, lequel à son tour en eut deux. L’aîné, connu sous le nom de Mila Dotön Sengué, eut un fils appelé Mila Dordjé Sengué. Après lui, chacun des successeurs n’engendra qu’un seul fils. Ce Mila Dordjé Sengué jouait très habilement aux dés et s’assurait ainsi de nombreux gains. Mais il y avait à l’époque au pays un individu retors, très doué lui aussi au jeu de dés, et qui possédait beaucoup de relations par son père. Il décida de tester le niveau de Mila Dordjé Sengué. Il engagea d’abord de petites mises et, tout en jouant, évalua la force de son partenaire. Il fit ce jour-là comme s’il avait gagné naturellement. Désappointé, Mila Dordjé Sengué proposa :

«Je prendrais bien ma revanche demain.»

Le tricheur alors misa plus gros qu’il n’avait gagné la veille, et quand arriva son tour de lancer les dés il fit en sorte de perdre trois fois de suite afin de montrer sa probité.

«Désormais, il me faut une revanche», dit-il.

Ils discutèrent de l’ampleur des paris et finalement mirent en jeu leurs champs, leurs maisons et tous leurs biens. Ils s’engagèrent par un contrat écrit irréversible et jouèrent. Richesses, terres, maison, le tricheur les gagna. Sa parentèle se chargea de tout comptabiliser, et Mila père et fils, ayant perdu leur entière propriété, quittèrent le pays.

Une fois arrivés à Kyanatsa du Goung Thang, la plaine centrale du Mangyül, ils s’y fixèrent. Dotön Sengué, le père, lisait et récitait les Écritures pour les villageois, il se chargeait des offrandes à disperser, des exorcismes contre la grêle, des charmes protégeant les nouveau-nés, et ainsi de suite. En tant que moine professionnel, il était très recherché et bien récompensé. Son fils, Dordjé Sengué, se livrait au commerce de gros dans les échanges entre le Népal l’hiver, au sud, et les pâturages d’altitude l’été, au nord. Pour le commerce de détail, il allait et venait entre Goung Thang et Mangyül.

Père et fils amassèrent une belle fortune. À cette époque, Dordjé Sengué et la fille choyée d’un homme du pays s’éprirent l’un de l’autre et se marièrent. Un fils leur naquit auquel on donna le nom de Mila Shérab Gyaltsen. Mais, alors qu’une nouvelle génération venait d’être engendrée, le grand-père, Dotôn Sengué, quitta son corps. Les cérémonies d’adieu achevées, Mila Dordjé Sengué continua d’accroître son patrimoine par le commerce, s’enrichissant toujours plus. À Tsa, il paya avec de l’or et des marchandises du Nord et du Sud un beau champ triangulaire que possédait un homme des environs appelé Worma. Le Triangle de Worma devint ainsi le nom du champ. À sa lisière, il acheta aussi les ruines d’une imposante bâtisse et traça les fondations d’une maison fortifiée. C’est durant sa construction que Mila Shérab Gyaltsen eut vingt ans. Il prit pour femme Karmo Gyen, une jeune fille ravissante née dans une famille de Tsa, des nobles originaires de Nyang. C’était une efficace maîtresse de maison, au caractère passionné dans l’amitié comme dans l’inimitié. Nyangtsa Kargyen devint son nom.

Puis l’on reprit la construction de la maison et l’on ajouta un troisième étage, avec une cour intérieure équipée dans un coin d’une cuisine et d’une petite réserve à grains. C’était la plus jolie maison qui ait été bâtie à Kyanatsa. On l’avait dotée de quatre colonnes et de huit poutres, aussi l’appela-t-on Kashi Doungyé : Quatre Colonnes Huit Poutres. Là, ils vécurent heureux et respectés.

À Tchoung, d’anciens voisins eurent vent de la réputation du garçon de Mila Dotôn Sengué. Yungdrung Gyaltsen, le fils d’un cousin de Mila Dordjé Sengué, quitta le pays accompagné de sa femme et de sa sœur, Khyungtsa Peldren, et ils arrivèrent à Kyanatsa. Très attaché à la famille, Mila Dordjé Sengué éprouva un immense plaisir. Il leur offrit l’hospitalité, les aida à s’implanter, leur apprit toutes les règles du commerce avant qu’ils ne se lancent eux aussi dans le métier et n’amassent un tas de richesses.

Puis Nyangtsa Kargyen se trouva enceinte. Mila Shérab Gyaltsen ayant rapporté quantité de marchandises du Sud, il était parti les négocier au nord, du côté de Taktsé. Comme il s’y attardait, ma mère me mit au monde. C’était l’année du dragon, mâle, eau, le vingt-cinquième jour de la lune du premier mois d’automne*, un jour d’une excellente étoile. On dépêcha un messager vers mon père, avec une lettre qui disait : Ici, durant les travaux de l’automne, j’ai donné vie à un fils. Reviens vite afin de lui choisir un nom et de le rendre public. L’homme donna le message au père et lui fit un récit détaillé.

«Bien! Bien! J’ai déjà trouvé le nom de mon fils, dit-il, exultant de joie. Dans notre lignée, il n’y a qu’un garçon par génération, alors, puisque j’ai eu le bonheur d’entendre cette nouvelle, ce fils qui est né, son nom sera Thôpaga : Bonne Nouvelle**. J’ai conclu toutes mes affaires, je pars.»

Il arriva au pays et l’on m’appela justement Thôpaga. Après la fête de présentation du nom, je fus élevé avec amour et je n’entendis que des voix agréables, ce qui fit de moi un enfant heureux. Tout le monde disait : «Ce nom de Thôpaga lui va bien.»

J’avais quatre ans quand ma mère mit au monde une fille que l’on appela Gônmo Kyid, Protectrice Joyeuse. Affectueusement, on la surnomma Péta. Aussi devint-elle Péta Gônkyid. Je me souviens que nous deux, frère et sœur, nous avions de longs cheveux tressés d’or et de turquoise. L’influence et le pouvoir de notre famille dans le pays nous assuraient des alliances avec les gens de la noblesse et les faibles étaient à notre service. Tandis que nous jouissions de nos privilèges, ceux de la vallée murmuraient : «Pas possible de trouver plus riches et plus satisfaits que ces émigrants venus s’installer ici. Quand on regarde les parures des hommes et des femmes, les fournitures de la maison, les ustensiles des champs, il faudrait que cela

* Août-septembre de l’an 1040.

** C’est ainsi que traduit J. Bacot. Un nom qui porte le sens du “plaisir à entendre”, du “bonheur de l’écoute”.

cesse.» C’est alors qu’ils nourrissaient cette espérance que Mila Dordjé Sengué mourut. Les rituels funéraires à sa mémoire furent largement célébrés, dit Milarépa.

La naissance, telle est la première œuvre.

CHAPITRE N Réalité de la douleur

Rétchungpa demanda encore :

– Après la perte de votre père, Lama la, vous avez dit avoir expérimenté nombre de difficultés. Quelles furent-elles?

– Alors que j’avais presque sept ans, mon père, Mila Shérab Gyaltsen, fut pris d’un mal terrible. Prédisant qu’il ne s’en sortirait pas, médecins et guérisseuses l’abandonnèrent. La famille et les amis comprirent qu’il ne survivrait pas. Lui-même paraissant se résigner à mourir, des alliés proches ou lointains, des gens du pays qui l’estimaient, des notables du voisinage se rassemblèrent autour de l’oncle et de la tante. Père leur confia la responsabilité de sa famille et de ses biens, puis il fit par écrit un testament détaillé qui stipulait que son fils hériterait plus tard du patrimoine. Et pour que chacun entende, il dit bien haut :

«Pour conclure verbalement : je ne me débarrasserai pas de cette maladie et mon fils est encore très jeune. Je demande à la famille, aux relations, et en premier lieu à l’oncle et à la tante, d’assurer la gestion de mes biens. Dans la vallée haute, je leur confie yaks, chevaux et moutons; au bas de la vallée : le Triangle de Worma, mon champ principal, et quelques autres terres à ne pas mettre sous l’œil des mendiants; le bétail sous la maison : bœufs, chèvres et ânes; dans les étages supérieurs : les ustensiles et les effets d’or, d’argent, de cuivre, de fer, de turquoise, comme les habits de soie et la réserve de grains. En bref, ces richesses sont miennes. Il est inutile de les convoiter. Consacrez une partie de ces biens à ma mémoire. Vous tous qui êtes ici réunis, je vous charge du reste tant que mon fils n’est pas établi. J’en confie particulièrement la responsabilité à son oncle et à sa tante. Mon fils a la capacité de tenir une maison avec Dzessé, car les familles se sont accordées pour les marier. Accueillez cette belle-fille et laissez alors mon fils en possession de son héritage. Que tous les biens sans exception lui soient restitués en pleine propriété! Jusque-là, que toute la parentèle, et principalement l’oncle et la tante, comprenne les joies et les peines de mes enfants et de leur mère. Ne les rendez pas malheureux! Une fois mort, je vous verrai depuis ma sépulture.»

Il expira après avoir ainsi parlé. Puis, les dons rituels pour mon défunt père une fois accomplis, tout le monde discuta des biens restants.

«Que Nyangtsa Kargyen les administre! dirent-ils. Qu’elle fasse ce qui lui semble bien, nous la soutiendrons tous si nécessaire.» Mais l’oncle et la tante ajoutèrent :

«Les gens peuvent bien être proches, nous sommes les vrais proches et nous ne laisserons pas une mère et ses enfants dans le malheur. Selon le testament, les propriétés, c’est nous qui en prendrons soin.»

Ignorant les arguments de mon oncle maternel et ceux de la famille de Dzessé, l’oncle paternel prit les biens masculins, la tante * se chargea des biens féminins. Le reste, ils se le partagèrent.

«Vous nous servirez maintenant en alternance», dirent-ils.

Au point que, mère et enfants, nous perdîmes tout pouvoir sur notre patrimoine. Nous servions de domestiques à l’oncle en été, pour les travaux des champs, à la tante en hiver, pour le travail de la laine. Nous trimions comme des ânes pour une nourriture à jeter aux chiens. Sur les épaules, nous portions des guenilles, à la ceinture une corde de chanvre. Comme il nous fallait peiner sans relâche, nos membres se couvrirent de crevasses et notre chair,

* Rappelons que cette tante était la sœur de l’oncle et non sa femme. Il s’agit là du clan paternel.

desséchée par ces mauvais traitements, devint grise. Nos longs cheveux, jadis ornés d’or et de turquoises, désormais raides, terreux, n’abritaient plus que poux et lentes. Tous les honnêtes gens qui nous voyaient ou qui entendaient parler de nous en pleuraient. L’on chuchotait bien que l’oncle et la tante molestaient une mère et des orphelins, mais ces deux-là n’en rougirent jamais. Ma mère remarqua :

«Elle n’est pas Khyungtsa Peldren, Émule du Sublime, mais plutôt Düdmo Tagdren, Démone Émule du Tigre.»

Et ce nom, la tante le garda.

À cette époque, un proverbe populaire disait : «L’on se croit le maître, un autre vous jette à la porte tel un chien.» C’est ce qui nous arriva. Autrefois, du temps de mon père, Mila Shérab Gyalt-sen, noble ou pauvre, chacun observait nos visages, nos sourires ou nos airs sombres. Plus tard, l’oncle et sa sœur devenus riches comme des rois, ce sont leurs mines que l’on surveillait. De ma mère, les gens disaient en secret : «À riche mari, épouse avisée. À laine douce, beau tissu. On a bien raison de le dire. Quand il n’y a plus de tête pour décider, il en est comme dans le proverbe. Quand un bon mari la protégeait, Nyangtsa Kargyen était intrépide et sage, on lui trouvait la main pleine d’énergie. Elle oscille désormais entre prudence et faiblesse.»

«Quand arrive le malheur, viennent les commérages», dit la maxime. Tous ceux qui étaient nos inférieurs se moquaient derrière notre dos. Les parents de Dzessé m’offrirent des bottes neuves et des habits en me disant :

«Ses richesses une fois perdues, l’homme ne doit pas penser qu’il ne possède plus rien, car les biens sont aussi éphémères que la rosée sur l’herbe. À l’origine, tes ancêtres paternels n’ont connu la fortune que tardivement. Pour vous aussi le temps viendra d’être riches.»

Et leurs paroles nous réconfortaient.

Puis vint l’époque de mes quinze ans. Ma mère possédait en propre un champ qui lui avait été donné par ses parents. Malgré son nom déplaisant de Pauvre Tapis de Grains, il produisait de superbes récoltes d’automne. L’orge y était cultivée par le frère de ma mère. Celui-ci fit tout ce qu’il fallait pour en augmenter le rendement et, en cachette, il accumula assez d’excédents pour acheter de la viande en quantité. Avec l’orge blanche on fit de la farine; brassée, l’orge noire donna du tchang. Aussi disait-on que Nyangtsa Kargyen allait demander ses biens et ceux de ses enfants. Des tapis furent empruntés puis étendus dans notre maison Quatre Piliers Huit Poutres. L’on convoqua l’oncle et la tante, à la tête de la parenté, les amis, les relations, les habitants du voisinage, et plus particulièrement ceux qui connaissaient le testament écrit lors du trépas de mon père, Mila Shé-rab Gyaltsen. Une entière carcasse de viande fut déposée devant l’oncle et la tante, des invités reçurent un quartier de mouton, d’autres en eurent un simple morceau. Tous furent conviés à prendre part au banquet, et l’on servit du tchang dans des coupes de porcelaine. Ma mère alors se leva au centre de l’assemblée.

«C’est bien ainsi, dit-elle. Il faut donner un nom au nouveau-né. Il faut un discours, quand la bière est servie. J’ai aussi quelques mots à prononcer. À l’heure où Mila Shérab Gyaltsen a quitté son corps, vous, nobles vieillards, et vous, oncle et tante, vous avez entendu ses dernières volontés. Vous tous qui êtes présents en ces rangs, je vous prie de bien vouloir écouter.»

Après cette adresse, mon oncle maternel lut le testament écrit.

«Je n’ai pas besoin de m’étendre sur le sens de ces mots, reprit ma mère, car ils sont clairs pour les anciens assis en ce lieu. Jusque-là, l’oncle et la tante nous ont parfaitement protégés et ils ont pris soin de nous trois. Aujourd’hui, mon fils et Dzessé peuvent tenir leur maison. Accueillez Dzessé comme une bru et rendez-leur nos biens en tutelle. Laissez à mon fils le droit sur son héritage, comme le testament de son père le demande.»

Bien qu’ils ne fussent d’accord sur rien, l’oncle et la tante se retrouvaient dans la voracité. Et j’étais fils unique, tandis que l’oncle avait plusieurs fils. D’une seule voix, lui et la tante répliquèrent :

«Vos biens? Où se trouvent-ils donc? Du temps où Mila Shérab Gyaltsen jouissait d’une bonne santé, nous lui avions prêté maison, champ, or, turquoise, bœufs, chevaux, yaks et brebis. À l’heure de sa mort il a rendu ces biens à leurs propriétaires. Aviez-vous au début un seul grain d’or en propre? Une simple poignée d’orge? Un unique morceau de beurre? Aviez-vous seulement un vague habit de soie? De nos yeux nous n’avons pas même vu alors un seul animal vivant, et aujourd’hui vous parlez ainsi. Qui l’a écrit, ton testament? Moi qui fus assez bon pour vous soigner, pour éviter à de malheureux orphelins de mourir de faim… Quand on leur en donne le pouvoir, on dit bien que les gens avides finissent par vous mesurer l’eau.»

Les narines pincées ils se levèrent soudainement, claquant les doigts d’indignation, secouant leurs robes et tapant du pied d’impatience.

«D’autant plus que cette maison aussi m’appartient. Hors d’ici, tous les trois!» cria l’oncle.

Et il assena une gifle à ma mère. Nous deux, frère et sœur, il nous souffleta de ses longues manches. Ma mère à ce moment-là supplia :

«Ô Mila Shérab Gyaltsen ! Vois quel est le destin d’une mère et de ses enfants! Tu avais averti : “Je vous verrai depuis ma sépulture.” Le temps est venu de nous regarder.»

En sanglotant, elle s’effondra et resta au sol, secouée par la douleur. Nous deux, nous pleurions sans pouvoir l’aider. Le frère de ma mère n’osa pas chercher querelle, car il craignait les nombreux fils de mon oncle. Quant aux voisins loyaux envers nous, ils exprimaient leur compassion et il n’y en avait pas un qui ne pleurât. D’autres gens encore soupiraient et gémissaient.

«Vous nous demandez vos biens, dirent l’oncle et la tante, mais vous les avez pourtant, pour préparer un tel banquet et offrir sans compter de la viande et de la bière aux voisins. Votre fortune? Ce n’est pas moi qui en profite, insista l’oncle. D’ailleurs, si je la possédais, je ne la rendrais pas. Déclarez-nous la guerre si vous vous trouvez assez nombreux! Si vous vous sentez faibles, ayez recours à la magie!»

Et, cela étant dit, ils sortirent, suivis de leurs affidés. Ma mère ne cessait de sangloter. Son frère, la famille de Dzessé, tous nos fidèles restèrent afin de la réconforter. Buvant ce qui restait de tchang, ils lui dirent :

«Ne pleure plus, maintenant. Pleurer ne sert à rien. Demande un simple don à tous ceux qui étaient présents au banquet d’aujourd’hui. Chacun de nous ici contribuera de son mieux. L’oncle et la tante te donneront eux aussi quelque chose de bien. — Fais cela, renchérit mon oncle maternel. Envoie le garçon étudier quelque discipline, puis, toi et ta fille, habitez chez moi et travaillez aux champs. Faisons tout ce qui peut aider, il n’y a rien de mieux. Quoi qu’il en soit, vous ne devez pas avoir à rougir face à l’oncle et la tante.

— Je n’élèverai pas mes enfants avec des biens que j’ai mendiés ou qui ne m’appartiennent pas en propre, lui répondit ma mère. Ceci, même si l’oncle et la tante nous rétrocédaient une part de notre fortune, car je ne cherche pas la charité. Mais j’enverrai de toute façon mon fils étudier. Alors qu’ils n’ont pas même protégé la dignité d’une veuve et de ses orphelins, nous faisant courir du lever des fumées jusqu’aux coups de tambour*, leurs desseins sont manifestes. Je préfère travailler la terre.»

À Mithöd Guekha de Tsa vivait un tantriste, un instructeur de la tradition nyingmapa nommé Lougyé Khen. C’était un officiant très demandé, et l’on m’envoya auprès de lui pour apprendre à lire. À cette époque, ceux de notre parenté donnèrent tous quelque chose. Le père et la mère de Dzessé en particulier m’envoyèrent des provisions, de l’huile et du bois pour le feu. Ils dépêchèrent aussi plusieurs fois leur fille là où j’étudiais afin qu’elle me réconforte. Mon oncle maternel nourrit un temps ma mère et ma sœur pour qu’elles n’aillent pas quémander de l’ouvrage. Comme son frère lui évitait d’avoir à mendier, ma mère assumait un jour le travail du filage, un jour celui du tissage, et elle faisait tout pour accumuler des biens qui profiteraient à ses enfants. Ma sœur servait les autres de toutes les façons possibles, elle courait de l’aube au crépuscule, trouvant ainsi à manger et à s’habiller. Mal nourris, en haillons, mentalement défaits, nous n’avons pas connu de joies, dit Milarépa.

À ce moment-là, la tristesse et le dégoût du monde firent verser des larmes à tous ceux qui écoutaient, et chacun resta un temps silencieux.

L’expérience de la vérité extrême de la douleur, telle est la deuxième œuvre.

* Lorsque les feux sont allumés et s’échappent par les toits au petit matin et le soir, lorsque dans le temple du village les moines font offrande à la divinité et tapent le tambour.

CHAPITRE NI Les ennemis anéantis

Rétchungpa reprit :

– Jetsün la, vous avez raconté avoir d’abord commis de noires actions. Comment avez-vous agi?

– En me servant de la magie et des orages de grêle, j’ai accumulé les méfaits.

– En quelles circonstances avez-vous étudié la magie noire, Vénérable?

– Quand j’apprenais à lire à Mithôd Guekha dans le Bas-Tsa, un grand banquet de bière avec des divertissements fut organisé. J’y allai pour servir mon instructeur, qui avait été invité à présider l’assemblée. Bien que mon maître évitât l’excès de boisson, ce jour-là, pressé qu’il était par tout le monde de boire encore un peu plus, il se retrouva ivre. Il me chargea des présents qu’il avait reçus et m’envoya en avant. J’étais très excité par le tchang, avec des chansons plein la tête, et l’envie me prit moi aussi de chanter. J’avais une voix agréable et je marchai en chantant. La route passait juste devant ma maison et j’arrivai droit sur la porte alors même que je m’époumonais. Occupée à griller de l’orge à l’intérieur, ma mère m’entendit.

«Qu’est-ce que c’est? On dirait la voix de mon fils, pensa-t-elle. Il n’y a pas d’êtres plus malheureux que nous sur terre, et lui il chante.»

Incrédule, elle regarda. Comprenant qu’il s’agissait bien de moi, elle resta stupéfaite. Elle lâcha les pincettes à sa droite, la spatule à sa gauche, et laissant les graines brûler elle prit une badine dans la main droite, une pleine poignée de cendres dans la gauche, dévala les grandes marches, sauta les plus petites, puis surgit à l’extérieur. Après m’avoir jeté les cendres au visage et cinglé plusieurs fois la tête de la badine, elle s’écria :

«Ô Mila Shérab Gyaltsen, c’est à vous qu’un tel fils est né! Votre lignée s’est brisée. Voyez la destinée de votre famille.»

Ma mère perdit connaissance un moment et c’est alors qu’elle tombait à terre que ma sœur à son tour sortit.

«Vois notre mère et réfléchis, frère», dit-elle.

«C’est vrai», pensai-je tandis qu’elle pleurait, et moi aussi j’éclatai en sanglots. Pleurant tous deux, frère et sœur, nous appelions notre mère tout en lui frottant les mains. Elle sortit enfin de son évanouissement et se releva. Avec la face baignée de larmes, elle me regarda fixement.

«Fils, personne n’est plus misérable que nous sur terre, et toi, tu chantes. As-tu toute ta conscience? Moi, ta vieille mère, j’en viens à penser qu’il ne me reste que les larmes et le désespoir.»

Et nous pleurâmes encore tous trois en nous lamentant. Puis je dis :

«C’est vrai. Mais que ma mère ne se rende pas si malheureuse. Je ferai tout ce qu’elle souhaite.

— Je voudrais que tu portes un épais manteau et que les étriers de ton cheval écorchent et trouent la nuque de nos ennemis. Mais comme cela n’est guère faisable, un artifice supérieur conviendrait mieux. Si tu apprenais parfaitement la magie, la destruction et l’art de faire tomber la grêle, je désirerais que pour neuf générations * tu interrompes les lignées de tous ceux qui ont porté le malheur sur une mère et sur ses enfants : chacun des voisins et des gens de la vallée sous la coupe de l’oncle et de la tante. Vois si c’est faisable!

— Je verrai si je le peux, mère, répondis-je. Faites les préparatifs pour mes provisions et pour les cadeaux.»

* L’expression traduit simplement une volonté de rupture définitive, irrémédiable.

En prévision de mon apprentissage de la magie, ma mère vendit la moitié de son champ Pauvre Tapis de Grains. Avec son prix, elle acheta une superbe turquoise que l’on appela Étoile Radieuse, un cheval blanc apprécié au pays et que l’on nommait Lion Débridé, et deux balles de teinture. Deux charges de mélasse furent acquises pour servir aux besoins immédiats.

Les préparatifs achevés, je restai plusieurs jours à l’auberge Lhundroup de Goung Thang, cherchant des compagnons de route. Cinq fils de famille arrivèrent qui disaient être de Ngari Dôl et aller vers le Ü et le Tsang pour étudier la doctrine bouddhique et la magie. Comme j’allais moi aussi apprendre cet art, je leur proposai de me joindre à eux. Cela leur convint. Après les avoir conduits chez moi dans le Bas-Goung Thang, je les servis durant quelques jours. Ma mère, pendant ce temps, leur dit en se cachant de moi :

«Mon fils n’a jamais été persévérant. Vous qui êtes ses compagnons, stimulez-le! Puisse-t-il étudier pour devenir un très savant magicien! Le temps venu, avec l’hospitalité, je vous montrerai ma reconnaissance et ma joie.»

Puis les deux balles de teinture furent chargées sur le cheval et la turquoise carrément fixée sur ma peau. Quand nous nous mîmes en route, ma mère nous escorta un bon bout de chemin, jusqu’à l’endroit où il fut temps de boire le tchang de l’adieu. Ma mère adressa nombre de recommandations à mes compagnons puis elle m’attira à l’écart. Elle supportait mal la séparation d’avec son fils unique, elle s’accrochait à ma main, la serrant à n’en plus finir. Le visage noyé de larmes, elle me parla avec des sanglots dans la voix :

«Fils, regarde notre infortune et fais en sorte de donner une preuve de ton pouvoir magique dans le pays. Notre besoin de magie et celui de tes amis n’ont rien de commun. Eux, ce sont des enfants choyés qui pour leur bon plaisir veulent en tirer fierté. Nous, nous en avons besoin comme tous ceux qui vivent dans le malheur. Puisses-tu te montrer persévérant! Si tu revenais au pays sans avoir manifesté ta puissance, fils, moi, ta vieille mère, je me tuerais et mourrais devant toi.»

Elle prit haut et fort cet engagement et nous nous sommes alors séparés, mère et fils. Mon attachement excessif pour elle me faisait pleurer abondamment et jeter encore et encore des regards en arrière. Ma mère aussi, qui portait en son cœur son fils unique, resta immobile en pleurant, le regard fixé sur moi tout le temps que nous l’aperçûmes. Par excès d’amour pour ma mère je pensai : «Pour la retrouver rien qu’un moment, puis-je faire demi-tour? M’en retourner vers elle?» J’avais le pressentiment que nous ne nous reverrions plus jamais.

Quand elle ne me distingua plus, ma mère rentra en pleurant au village. Quelques jours plus tard, la rumeur partout courut que le fils de Nyangtsa Kargyen était parti étudier la magie noire.

Avançant sur la route de Ü et Tsang, nous avons atteint Yakdé du Tsangrong. Là, je vendis mes teintures et le cheval à un homme riche qui m’en paya le prix en or. Je le portai à même la peau. Après avoir traversé le fleuve Tsangpo nous allâmes droit vers le Ü, où, dans un lieu nommé Thönlouk Rakha, nous rencontrâmes plusieurs vénérables moines de cette province. Comme je leur demandai s’ils savaient par ici le nom d’un maître dans l’art de la magie, de la destruction et de la grêle, un des moines répondit :

«Au village de Kyorpo dans le Yarlung, habite le lama Youngtôn Trogyel de Nyak, il détient les pouvoirs ultimes des incantations terrifiantes ainsi que la puissance de conjuration.»

Ce moine était un de ses disciples. Marchant directement vers le lama Youngtôn Trogyel, nous avons atteint le bourg de Kyorpo dans le Yarlung. Quand nous vîmes le lama, mes compagnons ne lui donnèrent que quelques présents. Je lui offris tout, or et turquoise.

«Je fais aussi offrande du corps, de la parole et de l’esprit, lui dis-je. Quelques-uns de mes voisins de la vallée m’ont privé de tout bonheur. Par compassion, je vous prie de me dispenser le meilleur des pouvoirs magiques, car il faut que le village en reçoive l’évidente preuve. Par miséricorde, accordez-moi aussi les vivres et le vêtement, demandai-je.

— Je prendrai en considération tes paroles», répondit le lama en souriant.

Mais nous n’apprîmes rien des profondeurs de son art. Juste quelques incantations dont il vantait le pouvoir pour agiter en surface le ciel et la terre. Après qu’il nous eut aussi accordé de simples instructions bienfaisantes accompagnées d’exercices, un an avait passé et tous mes compagnons se préparèrent à rentrer. Le maître offrit à chacun d’entre nous un bel habit de fine laine, cousu pour la circonstance.

Quant à moi, je restais incrédule. Je sentais la difficulté de donner une preuve au pays avec ces moyens-là. Sans un signe visible de mes pouvoirs magiques, je pensais que je ne reviendrais chez moi que pour assister à la mort de ma mère. Aussi, je ne fis aucun préparatif.

«Ne viens-tu pas, Thôpaga? demandèrent mes amis.

— Je partirais quand je n’ai rien appris… dis-je.

— Si chacun savait les rendre efficientes, ces instructions seraient vraiment profondes. Puisque le lama lui-même affirme qu’il n’en possède pas de meilleures, nous ne doutons pas de notre pouvoir de magie. Vois s’il t’en donnera plus!»

Ils se prosternèrent, remercièrent le lama puis se mirent en route. Portant moi aussi l’habit offert par le maître, je les escortai durant une matinée. Nous échangeâmes des vœux de bonne santé puis ils repartirent pour leur pays.

En rentrant chez le lama, je ramassai sur la route le fumier d’âne et de cheval, les bouses de vache et même les crottes de chien. J’en trouvai assez pour remplir les pans de ma robe. Puis je cachai cet engrais dans un trou creusé au bord du champ qui nourrissait mon maître. Celui-ci m’observait depuis la terrasse de sa résidence et il dit à quelques moines :

«Tant de disciples sont déjà venus vers moi, mais aucun d’aussi aimant que celui qui est en bas. Il n’en viendra plus. Ce matin, je ne l’ai pas vu me présenter ses vœux d’adieu, cela prouvait qu’il reviendrait. Même au tout début, quand il est arrivé près de moi et qu’il m’a dit : “Comme j’ai des voisins qui m’ont enlevé le bonheur, j’offre corps, parole et esprit, et je vous prie de m’enseigner la magie”, on l’aurait pris pour un idiot. S’il avait parlé vrai, ce serait pitié de ne pas lui donner le pouvoir de magie.»

Un moine m’ayant répété ces paroles, je me réjouis en pensant que j’obtiendrais le reste des instructions, celles qui comptaient. Quand je fus en sa présence, le lama me demanda :

«Pourquoi n’es-tu pas parti, Thôpaga?»

Je me prosternai, lui offris le vêtement qu’il m’avait lui-même donné, posai son pied sur ma tête et lui répondis :

«Lama rinpoché, quelques personnes de notre vallée, menées par un oncle et une tante, sont devenues nos ennemis, à nous trois, ma mère, ma sœur et moi. En se conduisant de manière ignoble, elles nous ont jetés dans la misère. Sans force pour se défendre, ma mère m’a envoyé étudier l’art de la magie. Si je rentrais au pays sans avoir manifesté un signe de mon pouvoir, elle se tuerait devant moi. Aussi ne suis-je pas parti. C’est à cause de tout cela que je vous prie de m’accorder les instructions complètes.»

Sitôt ma requête énoncée, je fondis en larmes.

«Comment ces gens t’ont-ils porté tort?»

Je lui racontai en pleurant tous les détails, comment était mort mon père, Mila Shérab Gyaltsen, et comment l’oncle et la tante nous avaient maltraités. Le lama lui aussi versait des larmes.

«Si telle est la vérité, dit-il, elle est excessivement injuste. La magie que je pratique suffira, mais ne la déchaînons pas hâtivement. Depuis les trois districts du Ngari, par cent et par mille on m’offre de l’or et des turquoises pour ma puissance magique. Depuis le Kham et l’Amdo, par cent et par mille on m’offre des soieries et du thé. Depuis les quatre bannières de Ü et Tsang, par cent et par mille on m’offre du lainage, du beurre et de l’orge. De Djarpo, Dakpo et Kongpo, par cent et par mille on m’offre des dzos, des chevaux, des yaks et des moutons. Il n’est venu que toi pour m’offrir ton corps, ta parole et ton esprit. Il me faut vite enquêter sur tes dires.»

Le lama avait à cette époque un disciple qui courait plus vite qu’un étalon et dont la force était plus grande que celle d’un éléphant. Il l’envoya chez moi en observation. Le messager revint très vite et assura :

«Lama rinpoché, Thôpaga dit vrai, il faut lui accorder les pouvoirs magiques.

— Si je t’avais hâtivement donné la puissance, me dit le lama, j’aurais craint de m’en repentir, car tu semblais idiot. Je connais maintenant la vérité, aussi tu dois te rendre dans un autre lieu pour apprendre la magie. J’ai une formule secrète appelée Planète à Face Rouge et Noire dont le Phat précipite dans l’inconscience et dont le Hum provoque la mort. Je l’ai donnée au lama Yônten Gyatso Khouloungpa à Noub Khouloung de Tsangrong. Celui-ci détient le savoir des incantations et de la médecine et, en retour, il m’a donné l’instruction pour diriger les orages de grêle avec le doigt. Nous avons ensuite conclu un traité d’amitié : tous ceux qui viennent à moi pour étudier la magie, je les envoie chez lui, et tous ceux qui vont à lui pour apprendre la grêle, il me les adresse. C’est pourquoi je t’envoie chez lui accompagné de mon fils.»

Ce fils aîné portait le nom de Darma Wangchouk, et le lama nous dépêcha, accompagnés de cadeaux et d’une introduction manuscrite. Pour nous deux, il chargea un dzo de serge et de lainage de Ü comme marchandises pour le voyage. Arrivés à Noub Khouloung de Tsangrong, nous rencontrâmes le lama et lui offrîmes chacun une pièce de tissu entière avec les présents et la lettre de notre maître. Je racontai de nouveau mon histoire en détail.

Je vous prie de vous souvenir des instructions conférant la puissance magique, lui dis-je.

– L’empreinte des paroles de mon ami reste nette et durable, me répondit-il. Je vous dispenserai à tous deux les instructions, aussi, sur la montagne en contrebas, construisez une retraite que la main humaine ne puisse menacer.»

Nous lui donnâmes trois niveaux en sous-sol, un seul étage avec de belles poutres serrées les unes contre les autres. Tout autour, des rochers aussi gros que des carcasses de yaks formaient une clôture sans ouverture. Personne ne pouvait découvrir l’entrée de l’ermitage, il restait introuvable pour l’homme. Puis le lama nous accorda les instructions de la magie. Sept jours passèrent à les pratiquer et le lama revint.

«Autrefois, sept jours suffisaient. Cela suffira aussi pour cette fois, dit-il.

— Il s’agit d’un sortilège sur longue distance, je demande à pratiquer sept jours de plus», répondis-je.

Le lama revint au déclin du quatorzième jour et annonça :

«Ce soir, autour du cercle d’offrandes, se manifestera un signe de la puissance magique.»

Cette nuit-là, les farouches gardiens de la doctrine liés par leurs vœux apportèrent trente-cinq têtes et cœurs humains avec leurs liqueurs sanguinolentes.

«Depuis hier tu invoques, tu cries, et nous répondons à ton appel. Voilà ce que tu désirais», dirent-ils.

Et ils amoncelèrent le butin autour du cercle sacrificiel. Le lama revint le lendemain matin.

«Il y en a encore deux à sacrifier, dit-il. Faut-il les éliminer?

— Je me contenterai de cela, lui répondis-je. Je vous prie de les laisser pour témoigner que justice fut rendue.»

Ainsi l’oncle et la tante furent-ils épargnés. Après avoir offert des libations pour remercier les divinités protectrices, je sortis de ma réclusion. (Aujourd’hui encore, à Khouloung, il reste des traces de l’ermitage.)

Pendant ce temps, voici comment se manifesta le signe de ma puissance dans mon pays de Kyanatsa. Ce fut à l’endroit où se tenait le banquet de mariage du fils aîné de mon oncle. Avec ses fils, ses belles-filles et ses affidés qui nous haïssaient, ma mère, ma sœur et moi, trente-cinq personnes parmi les premiers conviés se trouvaient réunies dans la maison. D’autres invités, parmi nos fidèles, causaient le long de la route qui les amenait.

«Celui qui se veut le maître jette le vrai maître dehors comme un chien. Bien que les sortilèges de Thôpaga n’aient pas encore frappé les gens sans cœur qui agissent comme le dit le proverbe, la force de vérité des Trois Précieux Joyaux se présente toujours pour celui d’ici-bas», chuchotaient-ils.

Ce groupe qui arrivait n’eut pas le temps d’entrer dans la maison. Tandis que l’oncle et la tante se tenaient à l’extérieur pour répondre aux compliments et offrir des victuailles, une de mes anciennes servantes, qui par la suite devint celle de mon oncle, descendit puiser de l’eau.

C’est alors qu’elle ne vit plus les nombreux chevaux attachés au rez-de-chaussée*, mais des scorpions, des serpents, des crapauds et des têtards qui emplissaient l’écurie. Elle vit un scorpion aussi gros qu’un yak d’un an qui plantait son aiguillon dans les piliers et tentait de les arracher. Terrorisée, elle s’enfuit. Dès qu’elle fut sortie, les étalons assaillirent les juments en chaleur auprès desquelles ils

* Le rez-de-chaussée des maisons est habituellement réservé aux animaux. La servante vient de l’étage et sort dans la cour en passant par l’étable-écurie.

avaient été attachés dans l’enclos. Tous les chevaux ruaient, se cabraient. En lançant leurs sabots contre les étalons, les juments frappèrent tant sur les piliers qu’ils s’effondrèrent. Sous la maison qui s’écroula, trente-cinq personnes périrent, les fils de mon oncle, ses brus et ses fidèles. Dans la maison il ne resta que des cadavres sous les tourbillons de poussière.

Au-dehors, tout baignait dans les larmes, et Péta, qui le vit, courut trouver ma mère.

«Mère! Mère! La maison de l’oncle s’est effondrée. Il y a de nombreux morts.»

Et elle racontait en criant.

«Regarde donc!»

Ma mère, dans l’excès de sa joie, se demanda si c’était bien vrai. Elle se leva et regarda. Un nuage de poussière s’élevait de la maison de l’oncle et le village était en proie aux lamentations. Dans son étonnement, et toute au plaisir de cette vision, ma mère fixa un lambeau de tissu à la pointe d’un bâton et le brandit en criant d’une voix forte :

«Louanges et salutations aux Lamas et aux Trois Précieux Joyaux! C’est lui. Hé! Vous tous, gens du voisinage! Est-ce le fils engendré par Mila Shérab Gyaltsen? Regardez bien! Moi, Nyangtsa Kargyen, j’ai porté des guenilles et mangé des rebuts afin d’assurer les provisions de mon fils, n’est-ce pas? Jadis, l’oncle et la tante ont dit : “Si vous êtes assez nombreux, engagez la guerre! Si vous vous croyez faibles, ayez recours à la magie!” Ainsi avons-nous fait. Les pouvoirs magiques de quelques-uns valent décidément mieux que la guerre d’un grand nombre. Regardez les hommes à l’étage, le bétail au-dessous! Voyez tous leurs biens au milieu! Le moment est enfin venu de ce spectacle préparé par mon fils alors que je suis encore en vie. Imaginez si désormais Nyangtsa Kargyen profitera de son bonheur!»

Tous ceux qui n’étaient pas rentrés chez eux entendirent ces cris de vengeance et de satisfaction.

«Elle a raison, dirent certains.

— C’est la vérité vraie, dirent les autres, mais pour le coup ses paroles sont excessives.»

Entendant que des hommes avaient péri à cause de la force de son fils, tout le monde se réunit.

«Il ne lui suffit pas d’avoir été l’instigatrice de cette catastrophe, elle crie encore son contentement. C’est trop inconvenant. Puisqu’elle a provoqué ces calamités, il faut lui ôter le sang du cœur.

— À quoi servirait de la tuer? dirent les plus vieux. Son fils agirait de la même façon avec chacun de nous, c’est certain. Cherchons d’abord le fils et, autant que possible, tuons-le de nos mains. Il deviendra ensuite facile de l’éliminer, elle.»

Et l’on approuva leurs paroles.

«Moi qui n’ai plus de fils ou de fille à sacrifier, dit l’oncle, qui avait entendu, il me plairait de mourir.»

Les gens du pays le retinrent, car il partait tuer ma mère.

«C’est parce que vous n’avez pas tenu votre parole qu’un désastre a frappé ce pays, lui dirent-ils. Nous vous empêcherons désormais de commettre cette action avant que le fils ne soit supprimé.»

L’oncle resta impuissant. Puis, comme les gens du pays s’étaient mis d’accord pour me faire assassiner, mon oncle maternel vint trouver ma mère et lui adressa de sévères reproches :

«Après ta conduite et ton discours d’hier, les gens veulent te tuer, et ton fils avec toi. De quel pouvoir disposes-tu? La manifestation de la magie destructrice était bien suffisante.

— Mon frère, lui, n’a rien subi personnellement. Je les comprends, mais la façon dont ils m’ont dépossédée était vraiment difficile à supporter.»

Et, ne répliquant plus, elle pleura.

«Tu dis la vérité, reprit mon oncle, mais je redoute maintenant que les tueurs ne viennent. Tiens les portes bien fermées.»

Et il sortit. Les portes du haut barricadées, ma mère prit alors le temps de réfléchir.

La servante de l’oncle paternel, celle-là même qui avait été la nôtre jadis, entendit les gens comploter et ne put se taire, car elle restait très attachée à notre famille. Elle envoya cette information : Faites attention à la vie de votre fils. Voici ce qu’ils ont décidé… Ma mère pensa : «Leur conspiration met fin à ma félicité.» Pour le prix de sept onces d’or elle vendit l’autre moitié de son champ Pauvre Tapis de Grains. Elle ne pouvait m’envoyer quelqu’un du pays et aucun autre messager ne se présenta. Alors que ma mère songeait à venir elle-même pour m’avertir et me fournir des provisions, un yogi de la région de Ü, qui rentrait d’un pèlerinage au Népal, demanda l’aumône en passant. Elle lui fit raconter son histoire et décida que ce messager conviendrait.

«Restez ici quelques jours, lui dit-elle. J’ai un fils du côté de Ü et Tsang, je lui enverrai des nouvelles. En attendant de lui délivrer mon message, vous jouirez ici d’un service agréable.»

Ma mère alluma une lampe à beurre et formula cette prière : «Que tous les protecteurs de la doctrine et le lama de Thôpaga fassent que cette flamme brille longtemps si tout se passe selon mon intention! Qu’elle s’éteigne si je ne réussis pas!» La lampe brûla un jour et une nuit. Certaine de sa réussite, ma mère dit :

«Pour parcourir le royaume, yogi, les bottes et les vêtements sont essentiels. Rapièce donc tes semelles!»

Et elle lui fournit du cuir en lanières pour ses bottes. Ma mère cousit ensuite elle-même une pièce au-dedans du vieux manteau qu’il possédait. Sans prévenir le yogi, elle y cacha les sept onces d’or et plaça sur le dessus un carré de tissu noir. Au milieu elle broda un bouquet d’étoiles avec du gros fil blanc et lui donna la forme des Pléiades. Bien aplati, cela restait invisible de l’extérieur. Offrant une bonne récompense au voyageur, elle le renvoya chargé d’une lettre cachetée en langage codé.

Puis ma mère pensa : «Comme je ne sais pas ce que feront les voisins après leurs conciliabules, je dois paraître menaçante.» Elle fit la leçon à Péta, lui disant de proclamer partout que son frère avait confié une lettre au yogi de passage, puis elle la rédigea comme si je l’avais envoyée.

Ma mère et ma sœur, jouissant d’une bonne santé, ont probablement vu un signe de mes pouvoirs magiques. Au cas où certains se montreraient encore agressifs envers vous deux, envoyez-moi leurs noms de famille par écrit. Grâce à la magie noire, ravir une vie humaine est plus facile pour moi que d’offrir les prémices*. Je peux aussi interrompre leurs lignées pour neuf générations. Si le pays

* Aussi simple que de jeter en l’air une pincée de nourriture, offrande destinée aux êtres non humains.

entier se montrait hostile, venez toutes deux par ici, car j’anéantirais cette vallée et j’en détruirais jusqu’au moindre vestige. Je vis dans le confort, sans aucun problème. Comme je pratique dans la réclusion, ne vous inquiétez pas pour moi.

La lettre écrite, ma mère la marqua d’un sceau. Elle la montra d’abord à mon oncle maternel puis à nos fidèles, puis remit la missive à son frère, qui la fit voir à tout le monde. Après discussion, les gens abandonnèrent leurs intentions vengeresses et, arrachant des mains de l’oncle le Triangle de Worma, rendirent le champ à ma mère.

Le yogi cependant était parti à ma recherche. Ayant entendu dire que je me trouvais à Noub Khouloung, il arriva jusqu’à moi. Il me donna des nouvelles détaillées du pays, de ma mère et de ma sœur. Je lus à l’écart la lettre qu’il me portait :

Tu dois être en bonne santé, Thöpaga. Ta vieille mère a un fils, ainsi ses volontés sont faites. Il tient de la lignée de son père, Mila Shérab Gyaltsen. Ta puissance s’est manifestée au pays, trente-cinq personnes sont mortes sous les décombres d’une maison. C’est pourquoi on ne nous fait pas vraiment bonne figure. Provoque un orage de grêle, qu’il y en ait sur une hauteur de neuf couches de pisé! Avec cela, les vœux de ta vieille mère seront complètement exaucés. Les gens d’ici partent à ta recherche, ils disent qu’après t’avoir tué ils me tueront moi aussi. Chacun de nous, mère et fils, doit prendre grand soin de sa vie. Si tu viens à bout de tes réserves, regarde la vallée ouverte au nord : un nuage noir y flotte et sous la constellation des Pléiades se trouvent un village et sept de nos parents. Prends-y autant de provisions que tu le désires. Le yogi en personne demeure dans cette vallée et tu n’as pas à poser de questions à quelqu’un d’autre si tu ne trouves rien.

Je ne compris pas le sens de cette lettre et songeai à ma mère et à mon pays. À court de vivres, cette vallée et ces cousins me restaient inconnus alors que je vivais en un besoin extrême. J’en pleurai longtemps. Je questionnai le pèlerin :

«La vallée où j’ai de la famille, que vous connaissez, laquelle est-ce?

— Il s’agit du Ngari Goung Thang, me répondit-il.

— N’en connaissez-vous aucune autre? Et où se trouve votre pays? lui demandai-je encore.

— J’en connais effectivement beaucoup d’autres, mais pas celle de tes cousins. Je suis de la province de Ü.

— Alors restez ici, assis un petit moment, ajoutai-je, je reviens aussitôt.»

Je présentai la lettre à mon lama et lui racontai toute l’histoire. Il parcourut la missive et me dit :

«Thôpaga, ta mère manifeste bien de la haine! Tant d’hommes sont morts et pourtant elle demande encore que tu fasses tomber la grêle. À quoi ressemblent donc ces parents que tu as au nord?

— Je n’ai jamais entendu parler d’eux. C’est la lettre qui les mentionne. J’ai interrogé le yogi, mais, pour les informations, il répond qu’il n’en a point.»

La noble épouse de mon lama, qui possédait tous les signes des dakinis de sagesse, lut alors la lettre tout haut.

«Fais entrer ce yogi!» ordonna-t-elle.

Je l’appelai. On fit un grand feu et une bière délicieuse fut servie. Ma maîtresse se couvrit du manteau enlevé des épaules du pèlerin. «Porter un pareil manteau rend bienheureux un homme qui parcourt le royaume», lui dit-elle en marchant avec de long en large. Puis elle monta sur le toit de la maison, sortit l’or du manteau et replaça la pièce de tissu comme avant. Elle vint recouvrir le yogi de sa pelisse et, après lui avoir servi le repas du soir, elle le raccompagna dans sa chambre.

«Thôpaga, viens près du lama!» me dit ensuite la maîtresse.

J’y allai et elle me donna les sept onces d’or. Comme je demandais d’où elles venaient, elle me répondit :

«Elles se trouvaient dans le manteau du yogi. Tu as une mère avisée, Thôpaga, car de la même façon qu’une vallée qui s’ouvre au nord ne voit pas le soleil, la lumière n’éclaire pas le manteau du yogi, à l’intérieur. Le nuage noir suspendu indiquait la pièce noire et carrée, les points brodés de gros fil blanc dessinaient la constellation des Pléiades, et les sept cousins du village au-dessous désignaient les sept onces d’or. N’interroge personne d’autre si tu ne trouves pas, disait la lettre, car le yogi habite cette vallée. Tu n’avais pas compris : comme le pèlerin cachait l’or dans son manteau, tu n’avais pas à le chercher ailleurs.

— Vous les femmes! On vous dit perspicaces et c’est bien vrai», assura le lama en jubilant.

Le yogi aussi parut content puisque je lui donnai un dixième d’once d’or. J’en offris sept dixièmes à la maîtresse de maison et, après en avoir présenté trois onces à mon maître, je lui demandai :

«Ma vieille mère m’écrit qu’il lui faut encore un orage de grêle. Je vous prie de vous rappeler des instructions.

— Si tu veux la grêle, rends-toi chez le lama Youngtôn Trogyel», me répondit-il.

Avec une lettre et les présents dont il me chargea, je repartis vers Kyorpo, le village du Yarlung. Je rencontrai le lama, lui offrit d’emblée trois onces d’or, la lettre et les cadeaux, puis je lui racontai pourquoi il me fallait maîtriser la grêle. Il me demanda :

«La magie t’a-t-elle rendu service?

— Elle m’a profité. Trente-cinq hommes ont péri, mais j’ai reçu une lettre me demandant de faire tomber la grêle. Je vous prie de vous remémorer les formules.

— Faisons ainsi!» conclut-il.

Il m’accorda les instructions et je les pratiquai dans mon ancien ermitage. Après sept jours, les nuages s’amoncelèrent dans l’orifice magique. Il y eut des éclairs. Aux grondements du tonnerre et de la planète Rahula, je pensai enfin pouvoir diriger la grêle du geste.

«Avant d’envoyer l’averse, dis-moi quelle est maintenant la hauteur des céréales dans ton pays ? demanda le lama.

— Il est à peine temps de sarcler, répondis-je. Les pousses couvrent juste les pigeons, lui assurai-je une autre fois.

— C’est un peu tôt», dit le lama.

Puis, un jour :

«Où en est-on maintenant?

— Les épis sont formés.

— Alors il est temps de partir lancer la grêle», assura-t-il.

Pour m’assister, il envoya celui qui jadis avait été son messager.

Nous partîmes tous deux, accoutrés comme des ascètes errants.

Au pays, les vieux ne se souvenaient pas d’une aussi belle année. Il existait ici une loi qui interdisait de faire la récolte individuellement, et nous arrivâmes alors que l’on devait moissonner partout le lendemain et le surlendemain. Dans le haut de la vallée, je préparai les substances magiques et débitai les incantations, mais j’eus le déplaisir de ne voir au ciel qu’un nuage de la taille d’un moineau. J’invoquai par leurs noms les terribles divinités protectrices, criai la vérité sur la façon dont les gens du pays nous avaient jetés dans la misère et, frappant le sol de mon manteau, je pleurai amèrement. Soudain, d’innombrables nuages d’orage se bousculèrent, le ciel devint tout noir et, dans l’instant, la grêle tomba sur trois hauteurs de couches de pisé, n’épargnant pas une seule graine dans la vallée. De vrais torrents ravinèrent les montagnes. Les habitants, qui n’apercevaient plus la moindre tige, pleuraient en hoquetant. Le vent ensuite apporta des bourrasques de pluie.

Glacés tous les deux, nous nous sommes installés dans une grotte exposée au nord et avons allumé un feu de branchages. Des hommes partis chasser des antilopes pour célébrer la fête de remerciement après la moisson rentraient en disant :

«Personne n’a infligé autant de mal au pays que ce Thôpaga. Il a déjà tué tant d’êtres humains, et désormais l’on ne voit plus rien de l’excellente récolte de cette année. S’il tombait vivant entre nos mains, il faudrait lui arracher le cœur, proposer à chacun une goutte de son sang, un morceau de sa chair. Mais cela n’apaiserait même pas notre rancœur.»

C’est en redescendant qu’ils passèrent en face de notre grotte.

«Silence! dit un vieux. Silence! Parlez bas! Une fumée sort de la grotte là-haut. Qui est-ce?

— Thôpaga, sûr que c’est lui, répondirent les jeunes, et il ne peut pas nous voir. Si les villageois ne se décident pas à l’attaquer pour le tuer, il continuera de ruiner la vallée.»

Et ils s’en allèrent en toute hâte.

«Va-t’en d’ici le premier, me conseilla mon compagnon. Je ferai comme si j’étais toi et ne partirai qu’une fois content.»

Nous avons alors convenu de nous retrouver à l’auberge de Dingri le soir du quatrième jour. Il resta là sans appréhension, car il se savait très habile. En cet instant, je croyais encore revoir ma mère, mais, par crainte de mes ennemis, je filai en vitesse, contournant Nyanang. Un chien me mordit à la jambe et j’arrivai en retard à notre rendez-vous.

Encerclé par toute une troupe d’individus, mon ami se fraya un passage en se ruant au milieu d’eux. Quand ils se rapprochaient de lui, il accélérait sa course. Quand ils tardaient, lui, il ralentissait. Aux flèches qu’on lui décochait, il répondait en lançant autant de grosses pierres.

«J’exercerai mes pouvoirs contre ceux qui se risquent à m’attaquer, leur criait-il en fuyant. N’ai-je pas la satisfaction d’avoir déjà éliminé pas mal de gens? La superbe récolte de l’année, vos yeux n’en voient plus une graine. Ai-je obtenu réparation? C’est ainsi, et si vous restez incorrects envers ma mère et ma sœur, je dévasterai toutes les hautes terres et frapperai la vallée basse de malédiction. Les survivants, s’il s’en trouve, perdront tout espoir de descendance pour neuf générations. Si la ruine, la désolation et la mort ne condamnaient pas ce pays, ce ne serait pas de mon fait. Attention! Méfiez-vous!»

Ils en tremblaient de peur, s’accusant les uns les autres : «C’est à cause de toi, à cause de toi…» Ils rebroussèrent chemin, se répandant en récriminations.

Mon ami atteignit Dingri avant moi. Il demanda à l’aubergiste si était venu un yogi me ressemblant.

«Non, mais vous qui vous dites anachorètes, vous êtes de fiers buveurs. Un banquet de bière se tient dans le coin, allez-y donc! Je peux vous prêter un bol si vous n’en avez pas.»

Il lui fournit un bol grisâtre, aussi large que la face du maître de la mort. Mon ami le prit et se rendit au lieu de la fête. J’étais assis à l’extrémité d’un rang et il s’approcha pour me demander :

«Tu n’es pas venu hier. Que s’est-il passé?

— Tandis que je marchais en mendiant des aumônes, un chien m’a mordu à la jambe. Cela m’a ralenti. Mais peu importe le passé!» lui dis-je.

De concert nous nous remîmes en route, regagnant le village de Kyorpo au Yarlung.

«Eh bien! dit le lama, vous avez tous deux obtenu un franc succès.

— Personne ne nous a précédés. Qui vous l’a appris?

— Les divinités gardiennes liées par leurs vœux sont venues, et elles me sont apparues juste comme la pleine lune. J’ai accompli l’action de grâces», dit le lama, qui semblait extrêmement joyeux.

À cause de tout cela, des moyens vengeurs que j’ai employés, j’ai accumulé les actions noires, dit Milarépa.

L’anéantissement des ennemis, telle est la troisième œuvre.



DEUXIÈME PARTIE Les œuvres excellentes

CHAPITRE PREMIER La rencontre avec le maître spirituel

– Lama la, reprit Rétchungpa, vous nous avez dit avoir aussi commis des actions pures, mais, en ce domaine, rien n’est plus digne que la noble doctrine. Ô Vénérable, quelles furent donc les circonstances de votre rencontre avec le dharma?

– C’est que j’en vins à regretter mes fautes, la magie et la grêle, répondit le Jetsün. Je ne pensais plus à manger tant je pensais à la doctrine. Si je bougeais, j’aspirais à l’immobilité. Assis, je voulais marcher. La nuit, le repentir et le dégoût m’empêchaient de dormir, pourtant je n’osais parler du dharma à quiconque. Je continuais à assurer le service du lama et me demandais comment et par quel moyen pratiquer en bouddhiste. Tandis que j’avais continuellement cette volonté en tête, un bienfaiteur, qui procurait à mon maître tout ce qui lui manquait et qui montrait son extrême dévotion par l’abondance de ses dons, fut atteint d’un mal terrible. On pria mon lama de venir l’assister. Il revint trois jours plus tard, le visage noir et défait.

«Lama la, dis-je, pourquoi une mine si sombre?

– Toutes les unions se révèlent éphémères. Mon cher bienfaiteur est mort hier. Cette ronde des existences m’attriste. Je suis vieux moi aussi et depuis l’époque de ma jeunesse, quand mes dents étaient bien blanches, jusqu’au temps des cheveux blancs, je n’ai pratiqué que la magie, la destruction et la grêle. En plus il y a toi, mon fils, qui depuis ton adolescence accumule les mêmes crimes. Je porterai la responsabilité de tout cela.

– Le lama n’a-t-il pas favorisé le salut des créatures vivantes en les guidant vers la liberté? demandai-je.

– Toutes les créatures portent en elles la nature de l’absolue vérité. En théorie, je sais ce qui les mène aux divers paradis de la délivrance, j’en connais également les rituels, mais lorsque survient l’infortune je n’en vois plus que les mots et la forme, sans trouver la confiance qui pourrait les aider. Je pratiquerai désormais une doctrine qui sache dominer les aléas de circonstances, et toi, tu prendras soin de mes disciples. Ou je t’entraînerai sur le chemin du salut, ou bien c’est toi qui iras pratiquer la doctrine bouddhique et je te suivrai sur la voie de la libération. Je pourvoirai aux besoins matériels, ajouta mon lama.

Mon désir se réalisant, je répondis que je souhaitais moi-même étudier le dharma.

«Puisque tu es jeune, que ton endurance et ta foi sont formidables, va pratiquer cette doctrine parfaitement pure!»

Il me donna un dzo et une charge de fins lainages du Yarlung en me disant :

«À Nar du Tsangrong vit le lama Rongtôn Lhaga, c’est un érudit de la doctrine de la Grande Perfection. Il a obtenu l’accomplissement. Vas-y, purifie-toi et pratique!»

Selon les conseils de mon lama, j’allai à Nar du Tsangrong et enquêtai. Quelques moines qui se trouvaient là avec l’épouse du maître me dirent :

«Ici est le temple principal, le lama n’y réside pas pour l’instant. Il habite le petit temple du Haut-Nyang, à Rinang.

— Aidez-moi à le trouver, car le lama Youngtôn Trogyel m’a dépêché ici, je suis son envoyé.»

Et je leur racontai toute mon histoire. L’épouse chargea un moine de me montrer la route. Je vis le lama dans son temple de montagne du Haut-Nyang et lui offris le dzo et le lainage comme présents d’arrivée. Après lui avoir présenté mes hommages, je lui dis :

«L’homme qui vient est un grand pécheur. Il demande l’enseignement qui le délivrera de la transmigration en cette vie.

— Dzogchen, ma doctrine sacrée, est parfaite pour arracher les racines, parfaite pour gagner les cimes, parfaite pour donner des fruits. Si tu la médites le jour, en un jour tu es purifié, méditée la nuit, tu es purifié en une nuit. Les fortunés qui jouissent de leur chance n’ont pas même besoin de la méditer, sa seule écoute a le pouvoir de les libérer. C’est la meilleure des doctrines, je te la donnerai.»

Tandis qu’il me conférait instructions et initiations, je pensais à part moi : «J’ai d’abord agi par la magie noire, et les signes se sont manifestés en quatorze jours; pour la grêle, sept jours ont suffi. Comparé à cela, cet enseignement se révèle aisé : médité le jour, il délivre en une journée, médité la nuit, il délivre en une nuit. Quant aux privilégiés du destin, ils l’écoutent sans avoir besoin de le méditer. Cette rencontre fait forcément de moi un privilégié.» Je restai à dormir, sans méditer, gonflé d’orgueil. Je séparais ainsi la doctrine de l’être quand le lama me dit après quelques jours :

«Te glorifiant, tu m’as annoncé la venue d’un grand pécheur. C’était vérité. À mon tour j’ai vanté ma doctrine et l’ai un peu surestimée. Je ne suis pas celui qui peut te guider. Au Lhobrag, dans un temple de la vallée du Drowo, vit le disciple personnel du sage indien Naropa. C’est un être sublime, le roi des traducteurs, celui qui a gagné la perfection par la connaissance des nouveaux textes tantriques. Il s’appelle Marpa Lotsa et n’a pas son pareil aux trois niveaux de la terre. Lui et toi, vous êtes liés depuis vos existences précédentes. Vas-y!» ordonna mon lama.

À peine avais-je entendu le nom du Traducteur Marpa qu’une joie inexprimable résonna en mon cœur. Le bonheur fit dresser tous les poils de mon corps et les larmes qui me secouèrent furent à la mesure d’un amour divin. Ayant un seul but en tête, je pris des provisions de route et quelques petits livres. Je marchai avec une volonté que rien ne venait entamer, me demandant quand j’arriverais, si je rencontrerais le lama, si je verrais son visage…

J’atteignis un matin la vallée du Drowo. La nuit précédente, Marpa avait rêvé que le pandit Naropa venait lui transmettre un pouvoir, qu’il lui donnait un vase d’or empli d’élixir et un foudre-diamant en lapis-lazuli dont les cinq pointes étaient légèrement souillées. Puis qu’il ordonnait : «Avec l’eau du vase, lave ce dordjé de ses impuretés et hisse-le à la pointe d’un étendard! Il fera le bonheur des créatures et réjouira les bouddhas du passé. Tu œuvreras ainsi pour autrui et pour toi-même», révéla Naropa avant de repartir dans l’espace céleste. Pour obéir à son maître, Marpa purifia le dordjé avec l’eau de l’aiguière, puis le plaça au sommet d’une bannière. Sa lumière rayonna désormais sur l’univers entier. Quand sa lueur touchait les êtres des six mondes d’existence, oubliant leur douleur et ne ressentant plus que félicité, ceux-ci se prosternaient devant l’étendard et devant le vénérable Marpa, offrant louanges et hommages. Les bouddhas eux-mêmes, dans son rêve, consacraient cet étendard… Marpa s’éveilla avec un sentiment de fierté. Il se sentait ardent et joyeux quand son épouse lui apporta un repas chaud.

“Lama la, lui confia-t-elle, j’ai rêvé hier soir que deux jeunes femmes venues d’Ougyèn, à l’ouest, m’apportaient un reliquaire de cristal terni par quelques saletés. « Voici l’instruction du lama Naropa à ton époux, me dirent-elles. Qu’il consacre ce reliquaire et le place au sommet d’une montagne! » Mon époux répondit alors : “Même s’il a déjà été sacralisé par le panchen Naro, je dois accomplir les ordres de mon lama.” Et après avoir lavé le stupa avec l’eau de l’aiguière, les rites de consécration furent largement menés. Placé à la cime d’une montagne, sa lumière éclairait autant que lune et soleil et projetait l’image de nombreux autres reliquaires. Dans mon rêve, les deux jeunes femmes gardaient ces trésors sur les sommets des environs. De quoi s’agit-il?”

Marpa éprouva une joie extrême en pensant que leurs songes restaient en harmonie. Pourtant il répondit :

«Ce rêve n’a aucun fondement et je ne sais ce qu’il signifie. Prépare ce qu’il faut, car je descends labourer près de la route.

— Vous, un grand lama! Vous iriez vous mettre à la tâche alors que vous avez tant d’hommes de peine! Je vous prie de rester là, sinon nous encourrons le mépris de tout le monde.»

Le lama n’écouta pas sa requête et partit en disant :

«Apporte-moi de la bière en quantité.» Elle lui en apporta une pleine cruche.

«Celle-ci, je la boirai. Apporte-moi maintenant de la bière pour un invité.»

Elle alla de nouveau lui en chercher un pot qu’il enterra et couvrit de son chapeau. En labourant, il resta attentif, et même après avoir bu sa part de tchang il resta là.

Quant à moi, depuis le bas du Lhobrag j’avançais en demandant à tous ceux que je croisais : «Où demeure le noble et excellent Marpa Lotsa?» Pas une personne qui le sache. Parvenu en haut d’un col d’où l’on voyait la vallée du Drowo, quelqu’un arriva et je l’interrogeai pareillement.

«Il y a bien un dénommé Marpa, répondit-il, mais il n’y a aucun

saint homme appelé Marpa le Traducteur.»

J’insistai :

«Où se trouve la vallée du Drowo?

— C’est celle-là, là-bas, dit-il en me la montrant.

— Qui habite là-bas?

— Le Marpa dont je parlais.

— N’a-t-il pas un autre nom? demandai-je encore.

— Certains l’appellent aussi Lama Marpa.»

Persuadé qu’il s’agissait du siège temporel du lama, je demandai

le nom de cette passe.

«La Colline de la Doctrine», me dit-il.

«Apercevoir le siège du lama depuis la Colline de la Doctrine est un hasard des plus favorables», pensai-je, et je m’en réjouis. Je poursuivis ma route, questionnant toujours. Je vis un groupe de bergers et je les interrogeai eux aussi. Les vieux dirent qu’ils ne savaient rien, mais parmi eux se trouvait un élégant adolescent au visage encadré de boucles bien huilées. D’une langue déliée il demanda :

«Parlerais-tu de mon noble père? S’il s’agit bien de lui, je peux te dire qu’avec toutes nos richesses il achète de l’or, l’emporte en Inde et rapporte en échange des livres aux feuilles étroites et longues. Aujourd’hui, il est en train de labourer, ce qu’il n’avait jamais fait auparavant.»

À la réflexion, cela pouvait paraître vraisemblable, mais lui, un grand traducteur, pourquoi serait-il occupé à retourner la terre? J’avançai. Sur le chemin, j’approchai d’un personnage corpulent, au port altier, qui labourait avec de larges yeux ouverts et un regard éclatant. Sitôt que je le vis, j’éprouvai un bonheur inimaginable, indicible. Toute vie soudain cessa et j’oubliai un moment les apparences. Puis je demandai :

«Maître! On m’a dit que dans cette vallée résidait un disciple personnel du glorieux Naropa, appelé Marpa le Traducteur. Où habite-t-il?»

Ce personnage vénérable m’observa longtemps de haut en bas.

«D’où es-tu? Qu’est-ce qui t’amène? s’enquit-il.

— Je suis un grand pécheur venu du Tôd, dans le Tsang. Attiré par l’immense renommée de Marpa Lotsa, je suis venu ici demander l’enseignement bouddhique.

— Bien! Je vais voir ce Marpa, laboure à ma place!»

Il sortit alors du sol la bière enfouie sous le chapeau et me la

donna. Elle me parut délicieuse.

«Laboure soigneusement!» lança-t-il en partant.

Je bus le tchang sans en rien laisser et m’appliquai à la tâche. Un peu plus tard, le jeune garçon qui m’avait renseigné parmi les bergers vint m’appeler :

«Entre dans la maison pour rencontrer le lama.» Je me réjouis à cette proposition, mais je lui répondis :

«Je dois poursuivre ce travail.»

Et je labourai le peu qui restait. Ce champ avait été l’occasion de ma rencontre avec le lama. Le nom de Circonstances Favorables lui resta attaché.

En été, on longeait le champ, en hiver, il y avait un chemin pour le traverser. Accompagné de l’adolescent, je pénétrai donc dans la maison. Le vénérable personnage que j’avais déjà vu se tenait assis sur deux épaisseurs de coussins recouverts d’un tapis de laine et s’appuyait contre un autre coussin. Il s’était dégraissé le visage, mais ses sourcils, ses narines, sa moustache, sa barbe n’avaient pas été vraiment nettoyés de leur couche de terre. Il était là, avec son ventre majestueux, et c’était bien le même homme que celui du champ. «Où donc réside le lama?» pensai-je en l’observant.

«Il est vrai que tu ne me connais pas, dit-il. Je suis Marpa. Prosterne-toi!»

Je m’inclinai et posai son pied sur ma tête.

«Lama très précieux, je suis un grand pécheur venu du Tôd en ce jour. J’offre mon corps, ma parole, mon cœur, et demande au lama les vivres, l’habit et la doctrine bouddhique. L’éveil en cette vie, je le demande à votre compassion.»

Le lama répondit :

«Celui qui se vante d’être un grand pécheur ne me convient pas. Ce n’est pas moi qui t’ai chargé d’accumuler des fautes à mon profit. Quels méfaits as-tu donc commis?»

Je lui racontai tous les événements en détail.

«Qu’il en soit ainsi ou autrement, c’est bien d’offrir corps, parole et esprit, mais pour les vivres, l’habit et la doctrine, je ne donnerai pas les trois. Ou je dispenserai vivres et habits et tu chercheras ailleurs le dharma, ou j’accorderai l’enseignement et tu trouveras ailleurs de quoi survivre. Fais ton choix. Si tu choisis que j’assure ton instruction spirituelle, l’éveil en cette vie dépendra seulement de ta persévérance, dit Marpa.

— Puisque je suis venu près du lama aspirant à la seule doctrine, je choisis de chercher ailleurs ma nourriture.»

Je répondis ainsi puis portai sur l’autel le livre que je possédais.

«Sors de là ton livre miteux, il contaminerait mes propres objets d’offrande», ordonna-t-il.

Je pensai qu’il répondait cela parce que je possédais des textes de magie noire. Je mis mes livres de côté, à l’endroit où l’on m’installa. J’y restai quelques jours. L’épouse du lama m’accorda bonne chère, dit Milarépa.

La rencontre avec le lama, telle est la première des œuvres excellentes.

CHAPITRE N La purification

– Je partis mendier un peu partout dans le haut et le bas du Lhobrag. Je recueillis vingt et une charges d’orge jaugées dans les grosses mesures de la vallée. Avec quatorze d’entre elles, j’achetai un chaudron de cuivre à quatre anses, sans défaut, dépourvu de rouille ou de suie aussi bien au-dehors qu’au-dedans. Je troquai une autre mesure contre de la viande et du tchang et versai six mesures dans un grand sac. Je posai ensuite la marmite au-dessus des provisions et j’emportai le tout. Quand j’arrivai à la résidence du lama, j’étais si fatigué qu’en jetant le chargement sur le sol je fis trembler la maison. Le lama, qui prenait son repas, se leva sous le choc.

«Voilà un petit bonhomme bien costaud, dit-il. Penserais-tu nous étouffer nous aussi sous les décombres avec ta poigne magique? C’est trop insupportable. Sors-moi cette orge d’ici!»

Et, comme il poussait le sac du pied, je dus moi-même le tirer au-dehors. «Le maître est d’un naturel irritable. En sa présence, il faut me bien conduire et le servir selon ses vues.» Cette réflexion mise à part, je ne me rebellai point. Je lui présentai ensuite la marmite de cuivre et me prosternai. Il s’en saisit, resta un moment pensif et de ses yeux mi-clos tombèrent quelques larmes.

«Les circonstances sont favorables. Je l’offre au penchen Naro», dit-il en élevant l’objet avec ses mains.

Il fit tinter les anses du chaudron puis le frappa de sa canne pour le faire résonner. Il l’apporta enfin dans le temple et le remplit avec le beurre clarifié qui servait aux lampes d’autel. En cet instant je me sentais abattu, tourmenté par le désir de recevoir l’enseignement, et je lui demandai encore de m’accorder les instructions et la doctrine. Le lama répondit :

«Un grand nombre de disciples fervents viennent vers moi depuis le Ü et le Tsang, mais les gens de Ling et ceux de Taglung au Yar-drok les attaquent. Ni leurs provisions ni les cadeaux qu’ils me destinent ne sont en sécurité. Pars donc faire tomber la grêle en ces deux endroits, cela sera vraiment œuvre pie; après, je te donnerai les instructions.»

Aussitôt, je provoquai une belle averse de grêle puis demandai l’enseignement.

«Parce que tu as amené trois misérables grêlons, il te faudrait la doctrine que j’ai eu tant de difficultés à rapporter de l’Inde? Si tu la veux à tout prix… Les gens du col vers le Lhobrag attaquent mes disciples venant du Nyel Loro. Ils me ridiculisent. Toi qui te dis grand magicien, envoie tes sortilèges sur ces habitants des neiges. Je détiens les instructions du seigneur Naro qui mènent à l’éveil en un seul corps et en une seule vie. Je te les donnerai, si une preuve de tes pouvoirs me parvient.»

Je lançai alors mes imprécations et des rixes éclatèrent entre les montagnards. Quand il vit que nombre de ceux qui le gênaient s’étaient entre-tués au couteau, le lama me dit :

«C’est honnête de te dire grand magicien.» Et il m’appela par la suite du nom de Grand Magicien.

«Je vous prie de m’accorder maintenant les instructions menant à l’éveil, dis-je.

— Eh bien, toi qui as accumulé les crimes, il te faudrait donc récompense! Moi, je suis allé en Inde, sans me soucier de ma vie, sans me soucier de mes biens, offrant de l’or sans compter pour demander ces instructions. Elles sont l’haleine même des messagères célestes, et tu les voudrais! C’est une plaisanterie. Une énorme plaisanterie, et qui me fait rire. Quelqu’un d’autre te tuerait pour cela. Maintenant, rends la récolte prise à ceux de Yardrok, pars guérir ceux des passes enneigées. Cela fait, je te donnerai les instructions. Sinon, ne reviens plus près de moi.»

Par cette rebuffade, j’eus l’impression qu’il m’avait frappé de ses propres mains. Terriblement découragé, je pleurai, et l’épouse du lama me consola. Celui-ci vint en personne le lendemain matin.

«Hier soir, me dit-il, je t’ai accablé de reproches. Ne désespère pas. Les instructions se donnent lentement, ne sois pas impatient. Toi qui es quelqu’un de dur à la tâche, aide-nous à construire une maison pour mon fils Darmadodé. Une fois l’ouvrage terminé, je t’accorderai les instructions. Je me chargerai aussi de te nourrir et de te vêtir.

— Entre-temps, si je mourais sans doctrine, comment ferais-je? dis-je.

— Je te garantis que tu ne mourras point dans l’intervalle. Ma doctrine n’est pas simple jactance et tu es quelqu’un de très persévérant. Si tu sais méditer mes instructions personnelles, tu montreras si tu peux, oui ou non, gagner l’éveil en cette vie. Dans ma tradition, la transmission orale de la grâce ne ressemble en rien à celle des autres.»

J’étais heureux de l’entretien qu’il venait de m’accorder.

«Veuillez me dresser le plan du château», demandai-je.

Tous les membres du clan paternel de Marpa avaient jadis juré de ne jamais construire de maisons fortifiées * sur des lieux de passage stratégiques. Marpa n’ayant point pris part à ce serment, il trouva à la fois un moyen de ruser avec l’interdit et un moyen de me laver de mes fautes.

«Construis un château comme ceci, sur le promontoire à l’est», ordonna-t-il.

J’élevai une tour, ronde. J’en avais dressé à peu près la moitié quand le lama vint et me dit :

«L’autre jour, je n’avais pas réfléchi. Démolis ces murs jusqu’à leur base, qu’il ne reste que la terre nue. Et remets chaque pierre à sa place.»

* Ces maisons fortifiées du Tibet, véritables bastilles, avaient la hauteur des tours, mais elles étaient de formes diverses : rondes, carrées ou rectangulaires.

Ce que je fis. Puis, sur une éminence située à l’ouest, le lama me dit, en faisant comme s’il était ivre :

«Voici comment tu dois maintenant construire ce château.» J’érigeai un bâtiment, en demi-lune. Là encore, la moitié de l’ouvrage déjà levé, le lama revint me dire :

«Ça ne va pas. Remets chaque pierre en place, qu’il ne reste que la terre nue.»

Ainsi fis-je. Nous nous sommes alors rendus au sommet d’une montagne, au nord, où le lama me dit :

«Grand Magicien, mon frère, l’autre jour le tchang m’avait enivré, je n’ai pas été de bon conseil. Bâtis maintenant une jolie tour ici même.

— Ces maisons érigées puis rasées n’apportent que ruine pour les biens du lama et que souffrance pour moi. Ne donnez vos ordres, je vous prie, qu’après en avoir vraiment délibéré», lui dis-je.

Il me répondit :

«Cette fois je ne suis pas ivre et j’ai mûrement réfléchi. Ce qui s’appellera la Tour du Tantriste doit être triangulaire. Construis-la ainsi, tu n’auras pas à la détruire.»

Je bâtis donc sur un plan en triangle. J’en avais élevé environ le tiers quand le lama revint :

«Pour qui est la maison que tu bâtis, Grand Magicien? Qui t’en a donné l’ordre?

— C’est le lama lui-même qui en a décidé, pour son fils, répondis-je.

— Je ne me souviens pas d’avoir voulu cela. Si ce que tu affirmes est vrai, ou j’étais fou, ou bien j’ai perdu la mémoire.

— Comme je craignais qu’une telle chose ne se produise, je l’ai signalée à votre attention et vous ai demandé de bien considérer vos ordres. Vous m’avez assuré avoir tout bien pesé et que je n’aurais plus rien à démolir. Vous paraissiez lucide, dis-je.

— As-tu seulement un témoin? Tu espérais peut-être nous enfermer dans cette tour triangulaire pareille au triangle de feu du sacrifice et nous y jeter des sorts. Nous ne t’avons pas dépossédé de tes domaines. Nous n’avons pas englouti les richesses de ton père. Si je me trompe et si tu désires encore la doctrine bouddhique, remets en place les pierres et la terre, car les maîtres du sol ont été mécontentés. Si tu veux le dharma, je te le donnerai. Si cela ne te convient pas, va-t’en!»

Quand il manifesta sa colère, je ressentis une tristesse sans mesure, mais comme j’aspirais à l’enseignement j’obéis aux ordres du maître et remis en place les pierres et la terre de la tour triangulaire. À ce moment-là, j’eus le dos blessé par les charges que je portais. «Si je demande au lama de regarder mes plaies, je n’obtiendrai que réprimandes. Si je les montre à la maîtresse, j’aurai l’air de le blâmer pour le travail qu’il m’impose.» Je ne montrai rien, mais, en pleurant, j’implorai le secours de la mère pour demander la doctrine. Elle se rendit chez le lama pour lui dire :

«Ces tâches de constructions inutiles se révèlent décidément épuisantes. Je vous le demande, par compassion, instruisez le Grand Magicien.

— Prépare un bon repas et conduis-le près de moi.»

Elle m’accompagna donc chez le lama, avec la nourriture. Celui-ci me dit alors :

«Grand Magicien, ne te montre pas aussi dur à propos de ce que j’aurais manqué de faire, hier. Si tu veux l’enseignement, je te le donne.»

Et il m’accorda les textes de la prise de refuge et de l’engagement moral. Puis il précisa :

«On appelle cela les “doctrines générales”. Si tu désires les instructions ésotériques, celles qui ne sont pas ordinaires, c’est ainsi que tu dois agir.»

Et il me résuma la vie de Naropa et me parla de sa conduite ascétique.

«Ce serait très difficile pour toi», ajouta-t-il.

C’est alors qu’une foi violente m’arracha des larmes. «Quoi que m’ordonne le lama, je dois l’accomplir», pensai-je, et j’en formai le vœu.

Quelques jours ayant passé, le lama me demanda de marcher avec lui. Arrivés au lieu stratégique gardé par ses cousins paternels, il me dit :

«Maintenant, construis ici une maison fortifiée carrée, grise, avec neuf étages et des tourelles aux angles formant le dixième étage. Celle-là ne sera pas démolie. Le travail achevé, je te donnerai les instructions et pourvoirai aux provisions pour ta retraite.

— L’épouse du lama conviendrait-elle comme témoin de ces promesses? demandai-je.

— Tout à fait», dit-il.

Et il marqua au sol l’emplacement des murs. J’y conduisis la

mère. À l’endroit où ils se tenaient tous deux, je déclarai :

«J’ai déjà bâti et détruit trois tours. Pour la première, vous n’aviez pas réfléchi. Pour la deuxième, vous étiez ivre, avez-vous prétendu. Pour la troisième, vous étiez fou ou sans mémoire. Vous ne vous souveniez plus de rien. Tandis que je m’interrogeais sur vos modes de décision, vous m’avez demandé : “Qui est ton témoin?” Alors pour cette fois, en garant de vos assurances, j’ai invité l’épouse du lama. Veuillez être mon témoin», demandai-je à la mère.

Celle-ci me répondit :

«Il m’est possible de témoigner, mais le lama est autoritaire et il en fera peu de cas. De plus, il construit sans raison et n’a pas plus de motif de démolir. Enfin, nous exceptés, tout le monde a pris un engagement à propos de ce terrain et il deviendra source de querelles. Quant à ce que je dis, le lama ne l’entend pas.»

Marpa dit pourtant à son épouse :

«Accepte la charge de témoin qu’il t’a confiée. Moi, j’agirai comme je l’ai promis. Ne soulève pas tant de problèmes et rentre!»

Je délimitai alors les fondations d’une bastille carrée et commençais l’ouvrage lorsque Ngogtôn Chôdor de Shoung, Tsourtôn Wan-gné de Dôl et Métôn Tsônpo de Tsangrong arrivèrent en roulant une énorme pierre avec laquelle ils s’amusaient. Ils la placèrent à la base d’un mur. J’avais élevé à peu près deux étages autour de la porte centrale quand Marpa survint. Il regarda tout, inspectant avec minutie, puis il pointa le doigt vers la pierre amenée par ses trois disciples aînés et demanda :

«Grand Magicien, d’où vient cette pierre?

— Ce sont vos grands fils spirituels qui prenaient de l’exercice et qui l’ont apportée, dis-je.

— Leur pierre n’est pas utile à ta construction. Retire-la et remets-la à sa place initiale, ordonna-t-il.

— Vous aviez promis que cette tour ne serait pas démolie.

— Bien sûr. Sauf que je n’ai pas mis à ton service des méditants, yogis des deux étapes de la voie, mes disciples. Il ne s’agit pas de tout araser. Sors juste cette pierre et rapporte-la où elle était.»

Alors je ruinai tout depuis le sommet et remis la pierre en place.

«Dresse à nouveau cette pierre dans les fondations!» ordonna Marpa.

Je la repris et dus à moi seul trouver la force des trois disciples. Bien que j’en fusse l’unique artisan, cette construction fut connue sous le nom de Pierre du Géant.

Dès que le tracé des murs avait été dessiné sur la colline, les membres du clan de Marpa en avaient discuté :

«Sur la montagne qui nous lie par serment, Marpa construit une tour. Il faudrait le lui interdire.

— Marpa est devenu fou, disaient certains. Il a un jeune novice d’une force terrible venu de Latôd. Sans rien connaître du métier, il construit des maisons sur tous les monticules et sur tous les promontoires. Sitôt les murs à mi-hauteur, Marpa lui commande de les détruire et de remettre la terre et les pierres en place. Il démolira celle-la aussi. Sinon, nous serons en droit d’intervenir. Nous verrons bien s’il détruit ou pas.»

Je continuai au contraire ma tâche de bâtisseur. Parvenu au septième étage, j’eus une plaie sur les reins. Les cousins de Marpa constatèrent soudain :

«Il ne démolira plus rien, maintenant. C’était une vulgaire ruse pour bâtir ici, que d’avoir rasé les tours précédentes. Nous allons devoir détruire ça nous-mêmes.»

Et ils se préparèrent à l’assaut. Alors le lama créa des émanations physiques de soldats portant des armures qui se postèrent au-dehors comme au-dedans du château.

«Où Marpa le Traducteur a-t-il levé autant d’hommes?» dirent ceux de son clan.

Pris de peur, les cousins n’osèrent pas engager le combat. Chacun pour soi, ils envoyèrent secrètement suppliques et présents. Tous devinrent ainsi les sujets et les soutiens de Marpa.

C’est à ce moment-là que Métôn Tsônpo du Tsangrong demanda la grande initiation de Demchog.

«Fais en sorte d’obtenir toi aussi l’initiation», me dit l’épouse du lama.

J’imaginai que le lama m’accorderait la transmission de pouvoir puisque j’avais construit une pareille tour et que personne ne m’avait aidé à transporter une seule pelletée de mortier, un seul baquet d’eau, un seul panier de terre, ni même une pierre simplement grosse comme une tête de chèvre. Après m’être prosterné, j’allai m’asseoir parmi les autres.

«Grand Magicien, qu’apportes-tu comme présent d’initiation? demanda le maître.

— J’ai accompli ma tâche et construit une maison pour le fils du lama, et comme le lama s’est engagé à me donner instructions et pouvoirs, espérant les recevoir, je me suis assis.

— Tu as bâti une tourelle de la grosseur de mon bras : avec cela tu n’obtiendras pas les pouvoirs que j’ai rapportés d’Inde au milieu des pires difficultés. Si tu as les présents d’initiation, amène-les. Sinon, ne reste pas dans les rangs d’une transmission des pouvoirs tantriques.»

Ayant dit, il me gifla, me prit par les cheveux et me jeta dehors. «Je mourrais dans l’instant que j’en serais heureux», pensai-je, restant toute la nuit à pleurer. La mère vint me parler :

«Le lama m’a dit : “Ces enseignements reçus en Inde, je les ai rapportés dans l’espoir d’aider toutes les créatures vivantes.” Même si un chien se présentait à lui, il lui exposerait la doctrine et dédierait les mérites ainsi acquis. Je ne sais pourquoi il te tient à distance. Cependant, ne te révolte pas.»

Elle réussit à me consoler. Le lama vint me dire le lendemain matin :

«Grand Magicien, interromps la construction de la maison fortifiée pour un temps. Au pied de celle-ci, bâtis un sanctuaire avec une cour bordée d’une galerie à douze piliers. Cela une fois achevé, je te donnerai instructions et pouvoirs.»

Posant les fondations de la cour-galerie, je travaillai de nouveau. La mère me préparait toujours de bons repas, me procurant la chaleur des épices et la griserie de la bière. Son affection me réconfortait. Je commençais d’ériger la galerie quand Tsourtôn Wangné de Mil demanda la grande initiation du panthéon tantrique, Guya-samaja.

«Cette fois, me dit la mère, de quelque façon que ce soit, j’obtiendrai la transmission pour mon fils.»

Elle me donna un petit pot de cuivre, un rouleau de tissu de laine et une charge de beurre. Je les offris d’emblée puis je m’assis dans le rang.

«Grand Magicien, me dit le lama, toi qui t’installes parmi nous, quels sont tes présents pour l’initiation?

— J’ai du beurre, un pot de cuivre, du lainage, dis-je.

— Ce sont des biens qui m’ont été offerts par tel ou tel de mes bienfaiteurs. Ce ne sont pas mes propres richesses qui serviront à ton initiation. Apporte celles que tu possèdes en propre, sinon, ne reste pas dans nos rangs.»

Il se leva et, après m’avoir sévèrement insulté, il me chassa à coups de pied. J’aurais aimé rentrer sous terre. Je pensai alors : «J’ai formulé des imprécations et nombre d’hommes ont péri, des récoltes ont été anéanties par la grêle. Le fruit de mes actes vient-il à maturité? Le lama sait-il que je ne mérite pas la doctrine? Manque-t-il de compassion pour me l’accorder? De toute façon, un homme sans religion, que peut-il faire de tant de fautes accumulées? Se tuer?» Tandis que je pensais au suicide, la mère m’amena une part des offrandes consacrées et partit après m’avoir consolé de son mieux. Pourtant, je n’eus pas envie d’y goûter et passai la nuit à pleurer. Le lama vint au matin.

«Mène pour lors à son terme la construction de la cour et des balcons supérieurs, ensuite je te donnerai instructions et initiations», me dit-il.

Je me remis à la tâche. Je finissais la cour lorsque je me blessai à nouveau avec les charges que je portais. La blessure s’ouvrit en trois endroits et du pus sanguinolent se mit à suinter. Mon dos n’était plus qu’une plaie. J’allai montrer cela à l’épouse du lama et la suppliai d’intercéder en ma faveur pour demander au maître la doctrine, après lui avoir remémoré ses promesses du temps des fondations de la tour carrée. La mère regarda mon dos et pleura. Elle m’assura :

«J’en parlerai au lama.» Elle se rendit chez lui.

«Le Grand Magicien a tant travaillé que ses membres ne sont plus que plaies et crevasses, lui dit-elle. Du pus et du sang coulent des trois blessures de son dos. C’est inimaginable. J’avais entendu dire que des chevaux ou des ânes de bât avaient l’échine en sang et je l’avais vu quelquefois. Mais que des hommes soient blessés sous leurs charges, je ne l’avais ni vu, ni même entendu dire. S’il arrivait que d’autres gens voient ou apprennent pareille chose, j’en rougirais de honte. Ce serait une réelle disgrâce, car mon époux est un grand lama. Prenez pitié de ce garçon, je vous en prie, accordez-lui l’enseignement. Vous aviez assuré que vous lui donneriez l’instruction dès qu’il aurait érigé ce château.

— C’est ce que j’ai dit. J’ai dit que je l’instruirais s’il achevait les dix étages. Où sont-ils?

— Il a construit bien plus que dix étages, répondit-elle. Il a construit une cour, avec une galerie et des balcons tout autour.

— Inutile de rabâcher. Qu’il monte les dix étages et je lui donnerai la doctrine. A-t-il réellement une plaie?

— Ainsi en a décidé le pouvoir de mon époux, il peut être pleinement satisfait. Non seulement il a les reins blessés, mais la plaie a gagné le dos entier.»

Après avoir ainsi décrit mes soufrances, elle se hâta de venir me dire :

«Monte!»

J’allai en pensant : «M’accordera-t-il la doctrine?»

«Montre ta blessure, Grand Magicien!» ordonna le lama.

Je la découvris. Quand il l’eut bien observée, il reprit :

«Avec douze épreuves majeures, douze épreuves mineures, vingt-quatre différentes macérations physiques, mon seigneur Naropa éprouva une douleur beaucoup plus grande que la tienne. Et moi aussi, je me suis attaché au seigneur Naropa sans me soucier des risques pour ma vie ou des richesses que je dépensais. Si tu désires donc la loi bouddhique, ne fais pas le fier et poursuis ton œuvre de bâtisseur.»

«C’est la vérité», pensai-je. Dans un vieux vêtement, le lama arrangea une protection contre les charges.

«On pratique ainsi pour les chevaux et les ânes. Transporte la terre et les pierres en te servant de ce rembourrage», conseilla-t-il. Je demandai :

«À quoi sert ce coussinet quand mon dos n’est qu’une plaie?

— Il empêchera au moins la terre de s’infiltrer», dit-il.

Je pris cela comme un ordre et charriai dès lors les couffins de terre en les portant par-devant. Me voyant faire du crépi, le lama pensa : «L’homme qui accomplit tous les commandements de son maître est extraordinaire!» Et Marpa pleura secrètement.

Mes plaies infectées me rendirent vraiment malade. Je le dis à la mère, qui demanda au lama de me donner l’enseignement ou au moins de me laisser immobile tant que mes blessures ne seraient pas cicatrisées.

«Tant que la bâtisse n’est pas finie, il n’aura pas le dharma. S’il peut travailler, qu’il fasse son possible. S’il en est incapable, qu’il reste assis.

— Tant que ton dos n’est pas guéri, me dit la maîtresse, reste là sans travailler.»

Pendant que je me reposais, elle me porta une nourriture abondante et fortifiante. Mis à part l’inquiétude de ne pas avoir obtenu l’enseignement, je fus heureux quelques jours. Mes plaies cicatrisèrent à merveille. Sans parler en rien de la doctrine, le lama me dit :

«Grand Magicien, il est temps de reprendre le travail.» Je me préparais à le faire quand la maîtresse proposa :

«Trouvons tous les deux le moyen d’obtenir l’enseignement.»

Après en avoir délibéré ensemble, j’attachai un livre et des objets insignifiants sur un petit sac de farine et, faisant semblant de m’en aller, je criai depuis un endroit d’où le lama pouvait me voir :

«Laissez-moi partir!

— J’en parlerai au lama, tu finiras par être instruit, répondit la mère. Tu dois rester, de toute façon.»

Le lama la vit, qui faisait mine de me retenir. Il appela son épouse :

«Dagméma ! Qu’êtes-vous en train de me jouer tous les deux?

— Le Grand Magicien est venu de très loin trouver le lama, uniquement tourné vers la doctrine. Au lieu de cela, il n’a obtenu que des insultes et des coups de pied. Comme il craint de mourir sans religion, il dit qu’il part chercher un autre maître. Il se met en route et, pour l’en empêcher, je lui assure que j’intercéderai, me portant responsable de son instruction.

— Je comprends», dit Marpa.

Et il sortit pour m’assener plusieurs gifles.

«Aussitôt arrivé chez moi, tu m’as offert ton corps, ta parole et ton esprit, en totalité. Alors où irais-tu maintenant? Tu n’es pas encore parti, et ton corps, ta parole, ton esprit restent en mon pouvoir. Même découpés en cent morceaux, j’en suis le maître absolu. N’importe comment, explique-moi pourquoi tu emmènes ma farine.»

Il me jeta au sol, me frappa, m’arracha la farine, l’emporta dans la maison. J’étais anéanti, l’esprit pareil à celui d’une mère qui voit mourir son fils unique. Je pris conseil de la maîtresse, puis, incapable de résister à l’empire du lama, je rentrai pour pleurer.

«Nous pourrons bien employer tous les moyens, me dit-elle, il ne te donnera pas la doctrine. Un jour viendra pourtant où tu l’auras. En attendant, c’est moi qui t’instruirai.»

Elle m’accorda la méthode de méditation de la déesse Dordjé Pagmo. Même sans engendrer de grandes expériences, cela m’aida beaucoup et diminua mon trouble. Puisqu’elle était l’épouse du lama, je supposai que mes fautes en seraient lavées et je lui montrai ma gratitude. Plutôt petit, je lui servais de tabouret, l’été, quand elle trayait les vaches ou près du foyer quand elle grillait de l’orge. Je lui rendais service.

À cette époque je pensais qu’il me fallait chercher un autre lama. J’y ai vraiment bien réfléchi. Mais je me convainquis qu’il n’existerait pas d’autre maître spirituel pour me donner les instructions permettant de gagner l’éveil en une seule vie, avec un seul corps. Et si je n’obtenais pas la bouddhéité pour cette fois, j’avais au moins cessé d’accumuler des actes m’entraînant à renaître dans les mondes infernaux. «Quelle joie éprouvera le lama quand j’aurai enduré pour la doctrine autant d’épreuves que Naropa! Après avoir médité les instructions qu’il m’aura accordées, il me faudra atteindre à l’éveil en cette existence», pensai-je, charriant toujours des pierres et de la terre.

Tandis que je continuais à crépir la cour et la pièce du culte, Ngogtôn Chôdor de Shoung, accompagné d’une suite et chargé de présents, vint demander la grande initiation de Hevajra.

«Si les bijoux plaisaient au père et s’il ne se contentait pas de ton travail de bâtisseur, risqua la maîtresse, un présent pourrait cette fois t’obtenir l’initiation. Offre ceci et demande le premier. S’il n’accepte pas, je parlerai moi aussi.»

La mère me confia une grosse turquoise de la plus belle eau qui lui appartenait secrètement. J’offris la pierre et dis au lama :

«Je vous prie de m’accorder aussi l’initiation d’aujourd’hui.»

Je m’assis dans les rangs. Il regarda la turquoise, la retourna puis demanda :

«D’où te vient ceci, Grand Magicien?

— C’est un don de l’épouse du lama.

— Appelle Dagméma», dit-il avec un sourire.

J’invitai la mère à se présenter.

«Dagméma, d’où nous vient cette turquoise?» lui demanda Marpa.

La mère salua plusieurs fois et lui répondit :

«Cette turquoise n’a jamais appartenu à mon époux. Mon père et ma mère me l’ont remise quand je fus envoyée près de lui. Le lama montrait un tempérament coléreux, aussi mes parents m’ont-ils dit : “Au cas où vous cesseriez de vivre ensemble, tu en auras besoin. Ne la montre à personne. Mets-la de côté.” Ils m’ont offert ce bijou en secret, pourtant, je ressens trop de compassion pour ce fils et je lui en fais don. De grâce, acceptez cette turquoise et accordez l’initiation au Grand Magicien, car il a déjà éprouvé trop de désespoir après avoir été chassé des assemblées. Vous et votre entourage, Lama Ngogpa, en ce jour soutenez-moi dans ma requête.»

Elle se prosterna plusieurs fois. Ngogpa et sa suite n’osèrent pas insister, connaissant l’humeur irascible de Marpa.

«D’accord», dirent-ils.

Et, comme la mère, ils se prosternèrent.

«Avec les façons de faire de Dagméma, nous avons failli perdre une belle turquoise, dit le lama en mettant la pierre à son cou. Réfléchis un petit peu, Dagméma, ajouta-t-il. Si j’ai un pouvoir complet sur toi, j’ai sans aucun doute pouvoir sur cette turquoise. Si tu possèdes un bijou en propre, Grand Magicien, apporte-le et reçois l’initiation. Cette turquoise est mienne, sans conteste.»

Je pensai : «Ardente comme elle s’est montrée, la mère renouvellera-t-elle sa prière?» Et je restai assis. Le lama s’en offusqua et se leva brusquement en criant :

«Je t’ai dit de sortir et tu ne t’en vas pas. Quelle fierté as-tu donc?»

Je me retrouvai jeté au sol face contre terre et tout devint noir, puis, quand je fus retourné sur le dos, il me sembla que c’était l’aurore. Enfin le lama prit une trique, et pendant que Ngog se saisissait de lui, terrifié, je sautai au-dehors et me retrouvai sur la terrasse. Le lama feignait la colère alors même qu’il éprouvait du chagrin. Le saut me laissa indemne, mais je souffrais trop et pensais à me suicider.

La mère vint, pleurant elle aussi.



«Ne sois pas triste, Grand Magicien. Il n’existe pas de disciple plus aimant et plus attachant que toi. Il faudrait demander la doctrine à un autre lama. J’organiserai votre rencontre et pourvoirai à tes provisions ainsi qu’aux présents d’usage», me dit-elle pour me réconforter.

D’habitude, l’épouse du lama devait assister à toutes les cérémonies d’offrandes sacrificielles, mais ce soir-là elle resta pleurer avec moi la nuit entière. Le lama me fit appeler au matin. J’y allai en m’interrogeant : «Me donnera-t-il la doctrine?»

«Hier soir, me dit-il, mécontent que je n’aie pas accepté de t’initier, n’étais-tu pas intérieurement révolté?

— Cela n’a pas altéré ma foi pour le lama. J’ai supposé que c’était le résultat de trop graves méfaits. J’ai moi-même provoqué ma misère, répondis-je en pleurant.

— Ne me poursuis pas de tes larmes. Sors d’ici avec ton air de me blâmer!»

Une fois dehors, dans un état de douleur proche de la colère, je me fis ces réflexions : «Quand je me livrais au mal, je recevais des récompenses matérielles, mais quand je pratique la pure doctrine je ne récolte pas la moindre richesse. Si j’avais simplement gardé la moitié de l’or de mon époque criminelle, j’aurais acquis les instructions et les pouvoirs. Ce lama ne m’accordera pas l’enseignement sans présents. Où que j’aille, d’ailleurs, il n’en existe pas qui ne veuille de présents. Je n’ai pas de biens, donc je n’aurai pas la doctrine. Privé de religion, chargé de fautes, je préférerais en finir avec la vie. Que faire désormais? Que faire? Devenir le domestique d’un homme riche? Les gages économisés me procureront-ils le nécessaire pour demander la doctrine? Je pourrais rentrer au pays, puisque j’ai exercé mes pouvoirs magiques, et ma mère se réjouirait de me revoir. Il se pourrait que je m’y enrichisse. Cependant, que ce soit pour chercher l’instruction ou pour chercher de l’argent, il me faut partir. Emporter la farine du lama ne susciterait que son courroux», pensai-je. Je pris donc mes livres et, sans même le dire à la mère, je m’en allai.

En marchant, je me remémorai sa bonté et sentis combien je lui étais attaché. J’avais parcouru une demi-étape depuis la vallée du Drowo quand il fut temps de me restaurer. Je mendiai d’abord de la tsampa puis j’empruntai un pot. Je rassemblai de l’eau, du bois pour le feu, je fis chauffer la nourriture et mangeai. La journée était déjà bien avancée. Je songeai que la moitié des travaux dont je me chargeais, je les devais au service du lama. L’autre moitié payait le prix de ma nourriture. Au regard des difficultés du seul repas de ce matin, la mère me fournissait quotidiennement des plats chauds accompagnés de légumes bien cuisinés. Et, ce matin, je ne lui avais pas même souhaité de se bien porter. J’étais quelqu’un de vil. Je pensai m’en retourner, mais n’osai rebrousser chemin. Quand j’allai rendre les récipients, un vieillard m’interpella :

«Tu parais apte au travail, jeune homme. Si tu sais lire, dis les Écritures dans les maisons plutôt que de mendier. Si tu ne sais pas, deviens serviteur, et tu seras nourri et habillé au moins. Sais-tu lire?

— Je n’ai pas toujours été mendiant. Je sais lire, répondis-je.

— Ça me va tout à fait. Alors lis quelques jours chez moi et je te donnerai une bonne récompense.

— Ça me convient», lui dis-je, tout content.

Je restai là et lus les Huit Mille Vers*. J’y découvris l’histoire de Tagtou Ngou, Celui qui pleure toujours. Sans argent, comme moi,

* Version abrégée de la Prajnaparamita, texte qui forme la troisième partie du Kangyur (bka'— « gyur), volumes des Écritures du bouddhisme tibétain.

il avait su renoncer en esprit à la vie pour la doctrine. Il s’était résolu à vendre son propre cœur alors que, s’il se l’était arraché, il n’aurait rien eu à attendre d’autre que la mort. En considérant cela, je n’avais quant à moi jamais éprouvé tant de rigueurs pour la doctrine.

«Le lama peut me donner l’enseignement. S’il ne le faisait pas, la mère a promis de me présenter un autre maître», pensai-je. Je trouvai le courage de rentrer et me mis en route.

Après mon départ, son épouse avait dit à Marpa :

«L’ennemi indomptable du père nous a quittés. En est-il heureux?

— Qui? demanda-t-il.

— Celui que le père tourmentait et qu’il traitait en ennemi, n’était-ce pas le Grand Magicien?»

Le visage de Marpa vira au noir et il laissa échapper des larmes.

«Ô lamas kagyü, messagères célestes, protecteurs de la doctrine!

Retrouvez-moi mon disciple élu!» supplia-t-il.

Puis il se couvrit la tête et resta immobile.

Quand j’arrivai devant la mère, je la saluai. Elle me parut très heureuse.

«Cela vaut vraiment mieux, dit-elle. Le lama semble maintenant vouloir t’accorder l’enseignement. Quand je lui ai annoncé ton départ, il a dit : “Retrouvez-moi mon disciple élu”, et il a pleuré. C’est la compassion du lama qui t’a ramené.»

«La mère veut me consoler, pensai-je en moi-même. S’il a vraiment versé des larmes en m’appelant son disciple d’élection, je m’en réjouirai. Mais s’il a demandé mon retour pour continuer de me refuser les instructions et les initiations, je serai définitivement un infortuné. Je n’ai nulle part où aller. Resterai-je ici, tel un malheureux interdit de religion?»

«Le Grand Magicien ne nous a pas oubliés, il est revenu, dit la mère au lama. Lui permettez-vous de venir vous saluer?

— Ce n’est pas à nous qu’il n’a pas renoncé, c’est à lui, répondit-il. Laisse-le entrer!»

Je vins lui présenter mes respects et il me dit :

«Grand Magicien, si tu désires ardemment la doctrine, c’est à ta propre vie que tu devrais renoncer au lieu de t’agiter et de faire tous ces plans. Consacre-toi aux trois derniers étages de la tour puis je te donnerai les instructions. Autrement, je ne gaspillerai pas de nourriture pour toi, et puisque tu sais où aller, vas-y!»

Je sortis, incapable de lui répondre. Je confiai à l’épouse du maître :

«J’ai la nostalgie de ma mère et le lama ne m’instruira pas. S’il m’accordait la doctrine une fois la construction achevée, à ce prix-là je resterais. Mais, ma tâche terminée, il trouvera tous les prétextes pour ne pas m’instruire. Ses raisons me paraissent gratuites, aussi, je demande à rentrer au pays. Je forme des vœux pour que le maître et la maîtresse restent en bonne santé.»

Je me prosternai et pris mes livres. J’allais partir quand elle parla :

«C’est vrai, fils. Selon la promesse que je t’ai faite, je trouverai le moyen pour que tu obtiennes la doctrine de Ngogtôn. Il possède les instructions et c’est un grand disciple du lama lui-même. Reste un peu ici et fais comme si tu travaillais.»

Trop heureux, je restai et travaillai. Le penchen Naropa consacrait toujours le dixième jour du mois à un vaste sacrifice d’offrandes. Par la force des choses, Marpa fêtait aussi ce dixième jour. Cette fois-ci, la mère tira trois grandes mesures de bière d’une seule charge d’orge. Elle en brassa de la forte, de la simple et de la très légère. Elle fit envoyer la bière forte aux moines et leur suggéra de montrer leur révérence au lama en lui proposant de boire sans cesse le premier. La mère et moi lui en servîmes aussi beaucoup. Les moines eux-mêmes burent la bière simple, et la mère consomma très peu, trempant juste ses lèvres dans le breuvage léger. Je fis comme elle et restai lucide. Les moines finirent par être grisés. Quant au lama, que nombre de solliciteurs avaient engagé à boire les premières gorgées, il s’enivra terriblement et sombra dans un profond sommeil.

Son épouse prit alors dans sa chambre le sceau de Marpa, le rosaire de rubis de Naropa ainsi que ses ornements. Sur une lettre qu’elle avait déjà préparée, rédigée comme un commandement du lama, la mère apposa le sceau personnel de celui-ci. Puis, enroulant les présents dans une belle étoffe qu’elle ferma de cire cachetée, elle me les donna.

«Fais comme s’ils étaient envoyés par le père, me recommanda-t-elle. Offre-les au lama Ngogpa et demande la doctrine.»

Et elle me dépêcha à Shoung. J’y allai donc me confier au lama Ngogpa. Deux jours passèrent avant que Marpa s’enquît de moi.

«Que fait le Grand Magicien en ce moment?

— Il est parti, lui répondit son épouse.

— Où donc?

— Il m’a dit en partant : “Malgré tous mes travaux de construction, je n’ai reçu que coups et insultes à la place de l’enseignement attendu. Je vais chercher un autre maître.” J’ai pensé que si j’en parlais au père il n’en tiendrait pas compte et qu’il le frapperait encore sans éprouver la moindre compassion. Aussi, je n’ai rien dit. J’ai tout fait pour le retarder, mais il est parti sans se laisser retenir.»

Le visage plombé, Marpa demanda :

«Est-il loin?

— Il s’en est allé hier.»

Après un moment de réflexion, il dit :

«Mon fils n’est pas encore trop loin.»

Je gagnai pendant ce temps le Mont Khyungding de Shoung.

Le lama Ngogpa était en train d’expliquer la Double Analyse à de nombreux moines et, au moment où j’arrivai, il s’interrompit sur ces mots :



Je suis le commentateur, je suis la doctrine

Je suis l’auditeur, je suis l’assemblée

Moi le pratiquant, moi celui qui enseigne au monde

Moi le monde qui suis au-delà du monde

Je suis la nature de la joie innée…



Je le saluai de loin. Otant son chapeau, le lama me rendit la politesse. Il remarqua :

«Il a salué de loin, selon la tradition des disciples de Marpa, et son arrivée à ce moment-là du texte est de très bon augure. Allez lui demander qui il est, car il deviendra maître de toutes les doctrines.»

Un moine vint me trouver, qui me reconnut.

«Pourquoi venez-vous ici?

— Je suis venu demander la doctrine, car le lama Marpa est trop occupé, il n’a pas l’occasion de m’instruire tout seul. Comme présents, il m’a confié les ornements de Naropa et son rosaire de rubis.»

Le moine retourna auprès de son maître lui assurer que j’étais le Grand Magicien et il présenta ma requête. Le lama Ngogpa se réjouit grandement.

«Les emblèmes du seigneur Naropa, et son chapelet, sont aussi rares et extraordinaires chez moi que la fleur Oudoumbara, dit-il. Il faut aller les accueillir. Interrompons l’enseignement présent sur ce passage propice. Allez, moines! Apportez vite l’ombrelle, la bannière et les instruments de musique! Inclinez-vous devant le Grand Magicien, votre frère.»

J’étais resté à la même place jusqu’à ce qu’un disciple vînt me prévenir. Cet endroit d’où j’avais salué fut célèbre plus tard comme le Tertre du Salut. Aussitôt, je me joignis à la procession venue m’accueillir, portant bannière et parasol et qui jouait une incroyable musique. Parvenu aux appartements du maître, je me prosternai et lui offris la lettre avec les présents. En pleurant il les posa sur sa tête, réclamant leur bénédiction, puis il les plaça sur l’autel où ils formèrent les offrandes principales d’un hommage. Le lama lut ensuite la lettre :

Par le corps de vérité adamantin, Ngog, je suis entré ici dans une stricte retraite et le Grand Magicien s’impatiente. Je l’ai envoyé te demander l’enseignement. Accorde-lui les instructions et transmissions de pouvoir. Je te fais parvenir les emblèmes de Naropa et son rosaire de rubis, en signe de ma permission.

Le lama Ngogpa me dit :

«Ce sont les ordres de mon maître spirituel et vous serez de toute façon instruit et initié. Je pensais d’ailleurs qu’il me fallait vous appeler, et votre présence est un effet de la compassion du lama. Depuis le Kham, le Dagpo, le Kongpo, le Yarlung, beaucoup de disciples viennent vers moi, mais de sales individus des villages Yépo et Yémo de Dal ne les laissent jamais garder leurs provisions. Envoie-leur donc une averse de grêle! Ensuite je t’instruirai et t’initierai.»

«Je suis devenu indissociable des actions misérables, pensai-je. Je viens pour la noble doctrine et je vais faire tomber la grêle. J’arrive et cela devient un acte malfaisant. Si je ne m’y livrais pas, je négligerais les ordres de mon maître et je n’obtiendrais pas l’enseignement. Il n’y a pas moyen d’éviter d’envoyer l’orage.» Je réunis mes effets, emportai les matières à disperser avec les incantations, puis partis pour cette vallée. Je préparai le travail et, quand tout fut prêt, je m’abritai de la pluie chez une vieille femme de Yépo qui me logeait. Il y eut des éclairs, des masses de nuages noirs, le grondement du tonnerre, puis des grêlons, un par un, puis deux par deux.

«Quand la grêle aura écrasé la récolte, qu’est-ce que je mangerai?» s’écria la vieille en pleurant.

Je songeai que j’avais commis une réelle infamie.

«Hôtesse, lui dis-je, vite, dessine-moi ton champ. À quoi ressemble-t-il?

— Voilà comment il est», me répondit-elle.

Et elle traça un triangle à long bec. J’usai alors de mon regard puissant et recouvris la forme d’une bassine en fer. L’extrémité du bec dessiné, qui n’avait pu être recouverte, fut totalement détruite par la tempête. L’orage enfin passé, j’allai voir. Les montagnes enserrant les deux contrées avaient été ravinées par les flots et il ne restait rien des champs. Seul celui de la vieille femme n’avait pas souffert, il demeurait lisse et brillant, excepté la pointe du bec qui avait été touchée et noyée. On dit que sur ce champ, plus tard, la grêle ne tombant plus, l’aïeule n’eut plus à payer la dîme sur la grêle, sauf pour ce qui est de la pointe, qui avait été inondée.

Sur la route, en rentrant, je croisai un jeune et un vieux bergers dont les troupeaux avaient été emportés par les flots. Je leur dis :

«C’est moi le responsable. Ne vous attaquez plus aux adeptes du lama Ngogpa. Si vous recommenciez, toujours la grêle vous frapperait en représailles.»

Ils rapportèrent ce message et les deux villages se soumirent respectueusement, certains bienfaiteurs venant même plus tard servir le lama.

Je trouvai quantité de moineaux morts sous un buisson d’épineux. Ensuite, en cheminant, je ramassai les dépouilles des oiseaux et des mulots. J’en remplis la capuche et les pans de ma pèlerine. En les déposant aux pieds du lama, je lui dis :

«Lama très précieux, j’étais venu vers la noble doctrine, mais il n’en résulte que des crimes. Je vous prie de regarder un grand pécheur avec compassion.»

En lui parlant je me mis à pleurer.

«Grand frère magicien, ne vous effrayez pas ainsi! Dans la lignée de Naro et Métri, nous avons des instructions qui purifient les grands criminels par des méthodes sévères, aussi efficaces qu’une pierre qui chasse cent oiseaux à elle seule. Toutes les créatures vivantes qui ont été tuées par la grêle à cette occasion renaîtront tout près de vous dans le monde d’éveil de la parfaite illumination. En attendant, grâce à mes pouvoirs, ils ne renaîtront pas dans les trois mondes de douleur. Réjouissez-vous donc! Si vous n’êtes pas convaincu, voici comment je m’y prends.»

Il resta un moment en réflexion puis, sur un simple claquement de ses doigts, tous les cadavres soudain se ranimèrent. À l’instant, chacun regagna son séjour, certains volant au ciel, d’autres filant dans leur trou. Je vis le lama tel un authentique bouddha. «Chacun pourrait se réjouir que de nombreux animaux aient péri en cette occasion», pensai-je, me sentant satisfait.

Après avoir reçu les instructions et l’initiation dans le mandala de Hevajra, j’aménageai une grotte tournée vers le sud d’où je pouvais voir, grâce à une faille, la résidence de mon lama. J’en bouchai l’entrée avec de l’argile, laissant juste un petit orifice pour recevoir l’enseignement du maître. Je méditai sans distraction, mais, privé de la permission de Marpa, je n’engendrai pas la moindre expérience. Le lama me dit une fois :

«Grand Magicien, mon frère, avez-vous reçu un signe, une preuve quelconque?

— Rien de rien, lui répondis-je.

— Que me dites-vous là? À moins qu’il n’y ait perversion de l’engagement solennel, dans ma tradition on est capable de susciter rapidement expériences et réalisations. Vous êtes venu vers moi avec foi, et si votre lama n’y avait pas consenti, pourquoi vous aurait-il confié une lettre de sa main? De toute façon, méditez avec énergie.»

Je frissonnai de peur. Je me demandai si je devais clairement parler, mais n’osai m’y risquer. Je pensai quoi qu’il en soit qu’il me faudrait regagner le cœur de mon guru Marpa.

Pendant que je persistais à méditer, Marpa poursuivait la construction du château de son fils. Il envoya une lettre chez Ngogpa :

Pour la maison de mon fils, ici, il me faudrait des tiges de tamaris pour les bandeaux à placer en bordure des toits. Faites envoyer autant de charges de bois que vous pouvez. Ces frises et la corniche une fois posées, nous organiserons en même temps la consécration du bâtiment et la fête pour la majorité de Dodéboum. Venez donc à ce moment-là et amenez aussi à cette occasion le méchant individu qui est à moi.

Comme il s’agissait d’un ordre, le lama Ngogpa vint me montrer la missive par l’ouverture de la grotte.

«Pour moi, il en est comme l’affirme cette lettre, précisa-t-il. Cette façon qu’il a de parler d’un sale individu indiquerait que ton lama ne t’avait pas donné sa permission.

— Je n’ai pas le consentement personnel du lama, mais son épouse m’a chargé de la lettre et des présents avant de me dépêcher ici, répondis-je.

— Eh bien! À cause de cela, nous nous sommes tous deux livrés à un travail inutile. Sans l’encouragement du lama, il n’y a rien à tenter, aucun talent ne vient au jour. Il vous ordonne de venir. Irez-vous, oui ou non?

— Je demande à m’y rendre comme votre serviteur, dis-je.

— Alors, après l’envoi des tiges de tamaris, nous aurons une certitude quant à la date. En attendant, fais retraite!» dit Ngogpa. Lorsque l’homme qui était parti arranger les dates rentra, il vint près de ma lucarne me relater très précisément les discussions sur la façon de fêter la majorité du fils de Marpa et la consécration de la maison fortifiée.

«Que raconte-t-on sur moi? lui demandai-je.

— La mère a dit : “Que devient mon garçon? — Il reste dans une stricte retraite”, lui ai-je répondu. Elle a insisté : “À part ça, que fait-il?” J’ai dit : “Il vit simplement, dans un endroit désert.” Alors elle a ajouté : “Il a laissé ceci, qui est à lui. Quand il vivait ici, il jouait avec. Donne-le-lui.” Et elle me confia ce présent», dit l’homme.

Il déroula le tissu ceignant sa taille et me remit un dé d’argile. «La mère l’a touché de sa main», me dis-je, et je le portai à mon front. L’homme parti, j’éprouvai le désir de lancer le dé et je m’y amusai, me faisant ces réflexions : «Je ne jouais pourtant jamais aux dés, avant, près de la mère… Elle n’éprouve probablement plus trop de compassion pour moi, maintenant… C’est à cause du jeu de dés que mes ancêtres paternels furent forcés de quitter leur pays, jadis…» Je lançai le dé au-dessus de ma tête, il roula à terre et se cassa. Sur un papier échappé aux débris, je lus : Désormais, fils, le lama est prêt à t’accorder instructions et transmissions de pouvoir. Tu dois accompagner le lama Ngogpa. Je sautai et dansai dans l’excès de ma joie, m’élançant d’un bout à l’autre de la grotte. Le lama Ngogpa vint ensuite m’ordonner :

«Frère Grand Magicien, fais les préparatifs du départ.»

Je m’exécutai. Ngogpa, quant à lui, hormis les présents bénis qu’il avait reçu de Marpa en personne, emporta toutes les figures, tous les livres et reliquaires sacrés qu’il possédait. Il emporta l’or, les turquoises, les habits de soie, les ustensiles de la maison. Seule une vieille chèvre à la patte cassée qu’il m’ordonna de laisser ne suivit pas le troupeau de bétail. Il était sur le point de se mettre en route, avec tous ses biens, toutes les richesses du dehors et du dedans, toutes sauf la chèvre boiteuse, quand il me dit encore :

«Puisque tu m’as rendu service, quand tu reverras ton maître Marpa, fais-lui un cadeau.»

Et il me donna un coupon de soie. L’épouse de Ngogpa elle aussi me dit :

«Fais un cadeau à Dagméma, la mère, lors de vos retrouvailles.»

Et elle me donna un sac de fromage. Puis le cortège du lama Ngogpa et de son épouse s’ébranla. Parvenu au bas de la vallée, il me dit :

«Pars en avant, Grand Magicien mon frère. Dis à la mère que nous arrivons. Vois si elle compte nous offrir le tchang de bienvenue.»

Je partis et rencontrai la mère en premier. Je la saluai, offris le fromage et lui dit :

«Le lama Ngogpa arrive, je vous prie de bien vouloir l’accueillir avec de la bière.

— Le maître se trouve dans ses appartements privés, va le lui dire», me répondit-elle, très heureuse.

J’allai me présenter à lui. Le lama se tenait sur la terrasse, plongé dans sa méditation, le visage tourné vers l’est.

Je le saluai, lui offrit le rouleau de soie, mais il se tourna vers l’ouest. Je me prosternai à l’ouest, mais il regarda aussitôt vers le sud.

«Lama la, suppliai-je, vous n’acceptez pas mon salut pour bien montrer votre courroux envers moi, mais le lama Ngogpa arrive en ce moment, apportant pour vous l’offrir tout ce qu’il possède. Il amène des chevaux, des dzos, de l’or, des turquoises et les objets d’adoration du corps, du verbe et du cœur des divinités. Il semble espérer le tchang de bienvenue, je vous prie de le lui accorder.»

Il se mit soudain en colère et, faisant claquer ses doigts, il cria :

«Quand je suis rentré d’Inde, il n’y eut pas même un oiseau estropié pour venir à ma rencontre. J’apportais pourtant les suprêmes instructions, l’essence des quatre classes de tantras extraits de la corbeille des innombrables écrits sacrés. Lui, il vient, conduisant ici quelques bêtes faméliques, et moi, un grand traducteur, je devrais aller à sa rencontre! Qu’il s’en retourne plutôt!»

Je répétai à la mère les mots du lama.

«Il s’est échauffé en te répondant, mais Ngogpa est un homme important, il nous faut aller l’accueillir. Partons-y tous les deux, mère et fils.

— Il n’attend pas que vous marchiez vers lui avec le maître, dis-je, il demande qu’on lui accorde une première offrande. J’irai la porter.»

Mais la mère chargea quelques moines de bière et partit accueillir l’hôte.

Beaucoup d’habitants de la vallée du Lhobrag s’étaient rassernblés pour participer aux festivités de la majorité de Dodéboum et à la consécration de sa résidence personnelle. Présent parmi eux, le lama Marpa chanta pour la réussite des célébrations :



Je supplie le lama plein de bonté.

Que la précieuse lignée qui est mienne

Reste prospère, sans faute et sans tache.

Que cette prospérité soit notre chance!



Que la voie rapide des instructions ésotériques

Reste prospère et ne dévie point.

Que cette prospérité soit notre chance!



Que la prospérité de l’essence du mysticisme

Reste sur moi, Marpa Lotsa.

Oue cette prospérité soit notre chance!



Messagères, divinités tutélaires, maîtres spirituels,

Que leur grâce et leurs pouvoirs divins prospèrent.

Que cette prospérité soit notre chance!



Que les disciples et fils qui m’entourent

Restent prospères dans la foi et l’engagement.

Que cette prospérité soit notre chance!



Que les nécessités favorisent les mérites

Des gens de la vallée, bienfaiteurs proches ou lointains.

Que cette prospérité soit notre chance!



Que les dieux et démons du monde visible

Restent prospères dans leur strict engagement.

Que cette prospérité soit notre chance!



Les hommes et les dieux de cette assemblée,

Puissent-ils rester prospères et bienheureux.

Que cette prospérité soit notre chance!



Après que Marpa eut ainsi chanté, Ngogpa offrit tous ses présents, disant :

«Maître très précieux, mon corps, ma parole, mon esprit restent sous l’emprise du lama et je lui présente tous les biens en ma possession, sauf une vieille chèvre à poils longs. C’est l’ancêtre de toutes mes chèvres et, comme elle a une patte cassée, elle ne peut marcher. Je l’ai donc laissée au pays. Par compassion, je vous prie de m’accorder les enseignements des parchemins de la transmission orale secrète, les instructions ésotériques et les initiations.»

Et il se prosterna. Marpa semblait content.

«Bien! répondit-il. Les instructions et les pouvoirs profonds que je détiens forment la généralité de la voie fulgurante du véhicule adamantin, celle qui, sans attendre des âges incalculables, mène à l’éveil en une seule vie. Plus précisément, les instructions sur les rouleaux de parchemin restent des préceptes secrets sous la garde des dakinis et du lama, mais si tu n’offres pas ta chèvre à la patte cassée, même vieille et boiteuse, ce sera difficile. Hormis cela, je t’ai déjà accordé tous les autres enseignements.»

Les gens de l’assemblée éclatèrent alors de rire. Le lama Ngogpa reprit :

«Si j’amenais ma chèvre aux longs poils, accepteriez-vous de me dévoiler les préceptes secrets?

— Si c’est toi qui vas la chercher et qui me l’offres, ça ira», dit Marpa.

La foule se dispersa et, le lendemain matin, Ngogpa partit seul. Il ramena la chèvre sur son dos et l’offrit à son maître, qui s’écria avec allégresse :

«Le disciple de la tradition tantrique doit être lié par son engagement. On peut dire qu’il te ressemble. Je n’avais pas vraiment besoin de cette chèvre, je voulais insister sur l’importance de la doctrine.»

Et Marpa lui accorda plus tard les préceptes et les pouvoirs promis.

Un jour où des moines venus de loin et quelques intimes s’étaient réunis pour une cérémonie d’offrandes, Marpa, qui se trouvait parmi eux, avait posé à ses côtés un long bâton d’acacia. Fixant sur Ngogpa des yeux inquisiteurs, il pointa sur lui son index et cria :

«Ngogtôn Chôdor, tu as initié un méchant personnage appelé Thôpaga. Pourquoi lui as-tu accordé les instructions?»

Comme il restait les yeux baissés sur son bâton, le lama Ngogpa, affolé, répondit en témoignant du plus grand respect :

«Rinpoché, c’est le lama lui-même qui dans une lettre signée de sa main m’a demandé d’initier le Grand Magicien. Le lama m’ayant envoyé les emblèmes de Naropa et son rosaire de rubis, j’ai exécuté ses ordres… Aussi, je n’éprouve ni honte ni remords. Vous me savez sans reproche et sans impudence», dit Ngogpa avec de l’anxiété au fond des yeux.

Dirigeant vers moi un doigt menaçant, Marpa cria :

«Où as-tu obtenu tout cela?»

Je souffrais comme quelqu’un à qui l’on arrache le cœur. Terrorisé, incapable d’articuler un mot, j’avouai pourtant d’une voix tremblante :

«La mère me les a donnés.»

Il se dressa soudainement et, brandissant son bâton, se préparait à taper sur son épouse quand la mère, prévoyante, se leva et s’éloigna. Elle s’enfuit dans le temple et s’y enferma. Après avoir secoué la porte plusieurs fois, le lama vint se rasseoir sur son siège.

«Ngogtôn Chôdor, toi qui fais ce dont tu n’es pas chargé, pars tout de suite chercher le rosaire et les ornements de Naropa qui m’appartiennent», ordonna-t-il.

Puis il se couvrit la tête et resta immobile. Aussitôt, Ngogpa se prosterna et se mit en route pour ramener les reliques. J’avais fui moi aussi en même temps que la maîtresse et je réfléchissais et pleurais en cachette quand je vis Ngogpa. Je le suppliai de me prendre comme serviteur.

«Je pourrais t’emmener, dit-il, mais sans l’assentiment de Marpa ce sera pareil qu’aujourd’hui, aussi désagréable pour nous deux. Reste là. Plus tard, si je suis sûr qu’il ne te retient pas, et s’il y consent, je ferai tout mon possible pour t’aider.

— Alors, lui dis-je, puisque la masse de mes fautes a causé tant de difficultés à la mère et au lama, puisque ce corps chargé de tant de crimes ne peut obtenir la doctrine pure, il ne lui reste qu’à périr. Je demande la miséricorde de pouvoir renaître dans un corps apte à recevoir l’enseignement.»

Sur le point de me suicider, je fus retenu par le lama Ngogpa, en pleurs.

«Grand Magicien, mon frère, ne fais pas ça! Dans la tradition tantrique, finalité des paroles du Bouddha, le corps en totalité, avec ses facultés, ne saurait échapper à sa nature divine. Même en pratiquant le transfert de conscience, quand le temps n’est pas venu de mourir, l’on serait bien coupable d’assassiner la divinité. En se tuant, l’on commet la pire des fautes. Dans la tradition des sutras aussi, il n’existe pas de pire souillure que d’interrompre sa propre vie. Comprends bien cela et abandonne tes funestes projets. Il est encore possible que Marpa t’accorde la doctrine, autrement tu l’obtiendras sûrement d’un autre maître.»

Pendant qu’il me conseillait ainsi, d’autres moines à leur tour se tourmentaient pour moi. Quelques-uns montèrent voir si c’était le moment de parler au lama, quelques autres descendirent pour tenter de me consoler. Mais j’éprouvais une telle douleur que je pensais : «Mon cœur serait-il donc d’acier? Sinon il éclaterait et je mourrais sur-le-champ.»

J’endurais de pareilles tortures pour demander l’enseignement parce que j’avais commis de terribles fautes dans la première partie de ma vie, dit Milarépa.

À cet instant du récit, il n’y avait pas un auditeur qui ne versât des flots de larmes. Quelques personnes s’évanouirent même, suffoquées par la tristesse et le repentir.

La purification par l’épreuve et la douleur, telle est la deuxième des œuvres excellentes.

CHAPITRE NI Instructions et initiations

Alors Rétchungpa parla :

– En quelles circonstances le lama Marpa vous a-t-il accepté comme disciple, Vénérable?

– Quand les moines eurent effectué maints allers et retours entre le haut et le bas, reprit Milarépa, Marpa sortit de ses réflexions. Tout à fait calme, il appela :

«Faites venir Dagméma!»

On alla prévenir la maîtresse.

«Où sont partis Ngog Chôkou Dordjé et les autres moines? demanda-t-il.

— Le maître a lui-même commandé au lama Ngogpa d’aller chercher les reliques de Naropa. Selon vos ordres il se mettait en route, mais, parvenu au portail extérieur, le Grand Magicien lui a parlé et Ngogpa l’a conseillé. Ils sont encore là», dit la mère, lui racontant tout en détail.

Marpa pleurait. Il dit :

«Il faut souhaiter de pareils disciples dans la tradition tantrique. Puisqu’ils sont ainsi, par compassion, qu’on les appelle tous maintenant.»

Un moine partit inviter le lama Ngogpa à se présenter.

«Le maître s’est calmé. Il m’a envoyé vers vous, aussi, je vous prie de venir.

— Les hommes qui profitent des mérites acquis sont bienheureux, dis-je. Le malfaiteur que je suis n’a aucune chance de se rendre près du lama, même s’il s’est apaisé. Je pourrais y aller, mais je ne récolterais que des reproches et des coups.»

Je restai donc là à pleurer. Sans bouger non plus, Ngogpa dit à l’envoyé :

«Raconte au lama ce qui se passe au sujet du Grand Magicien, vois s’il a oui ou non le droit de se présenter. Si je ne demeurais pas près de lui, il risquerait de faire n’importe quoi.»

Le moine fit une relation complète à Marpa.

«Jadis, ses craintes auraient été fondées, dit le lama, mais maintenant il n’est plus nécessaire d’agir ainsi, car le Grand Magicien est le premier des hôtes que j’accueille en ce jour. Que Dagméma l’invite à venir ici!»

La mère surgit, avec un sourire discret.

«Frère Grand Magicien, le lama semble pour lors t’accepter comme disciple. Pour preuve de sa profonde compassion, il a dit que tu étais aujourd’hui l’invité principal, qu’il fallait t’amener vers lui. Il ne m’a pas non plus adressé le moindre reproche. Réjouissons-nous et en avant!»

Je pensai : «Est-ce fable ou vérité?» Ressassant mes doutes, j’entrai et pris place sur les coussins. Alors le lama parla :

«À la réflexion, aucun de vous n’est à blâmer. De mon point de vue, les souffrances infligées au Grand Magicien étaient justes. Elles furent employées comme méthodes de purification. Si je l’avais incité à construire pour mon seul plaisir personnel, il m’aurait suffi de l’en convaincre avec aménité. C’est ma vérité. Dag-méma s’est conduite comme se conduisent généralement les femmes. Il est vrai qu’elle n’a pas su résister, tant elle est généreuse, mais, avec la fausse lettre et les présents, elle a exagéré. Toi, Ngog Chôkou Dordjé, tu as dit la vérité. Cela ne te dispense pas de rapporter ici les présents sacrés, je te les rendrai plus tard. Le Grand Magicien, lui, dans sa détresse, avait raison de se servir de tous les moyens possibles afin d’obtenir les enseignements désirés. Pour la lettre contrefaite expédiée à Ngogpa par Dagméma, je n’en ai rien su. Dans ces circonstances, Ngogtôn accorda instructions et initiations au Grand Magicien, et je ne vois pas en quoi le blâmer. Bien que ma colère s’exprime souvent par un flot d’arguments de mauvaise foi, elle ne ressemble nullement à celle des êtres mondains. Tous les aspects que je manifeste sont un véhicule vers la doctrine bouddhique, car je marche sur la voie naturelle de l’éveil. Que ceux qui ne comprennent pas cette loi ne perdent pas la foi! Si mon fils avait eu à connaître par neuf fois un profond désespoir, il n’aurait plus désiré prendre forme humaine et aurait gagné l’éveil en totalité. Ça ne s’est pas passé ainsi. Il reste encore quelques traces de souillure, car Dagméma a réagi avec trop de prudence. Cependant, huit épreuves majeures et plusieurs épreuves mineures l’ont purifié jusqu’à effacer ses crimes. Désormais, je l’accepte comme disciple et lui offre les instructions qui sont pareilles à mon cœur de vieil homme. Je me chargerai des provisions pour sa retraite et le placerai en méditation. Qu’il se réjouisse!» dit Marpa.

Je pensai à part moi : «Est-ce que je rêve, est-ce la réalité? Si je rêve, j’aimerais ne pas me réveiller.» À cette idée, une allégresse sans mesure m’envahit. Je me prosternai, pleurant de trop de bonheur. La mère, Ngogpa, l’entière assemblée, tous admirèrent le lama Marpa pour l’habileté de sa méthode quand il punissait et pour la grandeur de sa compassion quand il acceptait un disciple. Ils le virent alors tel un bouddha vivant et connurent une foi excellente. Par affection pour moi, ils pleuraient aussi et remerciaient le lama. Après avoir salué, tout le monde fit cercle en riant autour des offrandes.

Cette nuit-là, à l’endroit où s’était retrouvée la communauté, on disposa les hommages sur l’autel.

«Je te donne le vœu ordinaire de libération individuelle», dit Marpa.

On rasa mes cheveux. Quand je fus métamorphosé, Marpa raconta que, dans un rêve fait à l’époque de notre rencontre, Naro m’avait donné un nom. Il m’avait appelé Mila Dordjé Gyaltsen. Il me demanda d’observer l’engagement des cinq vœux du laïc*, et il m’accorda les préceptes de l’esprit du bodhisattva. Puis il bénit et investit de pouvoir la coupe aux libations. Tous virent distinctement

* L’engagement de ne pas se livrer au meurtre, au vol, à la fornication, au mensonge, à l’ivresse (tib : dge-bsnyen gyi sdom-pa).

le liquide bouillonnant émettre des lueurs de cinq couleurs. Rendant d’abord hommage à son maître et à la divinité tutélaire, Marpa lui-même but. Il me tendit ensuite la coupe crânienne et je la vidai entièrement.

«C’est de bon augure, annonça-t-il. Goûter à l’élixir de ma coupe vaut mieux que de parfaire les quatre initiations d’une quelque autre lignée, mais pourtant, à partir de demain, je te transmettrai le pouvoir d’amener à maturité les pratiques tantriques.»

Alors fut dressé le mandala de Demchog entouré des soixante-deux divinités. Tandis que le lama enseignait à propos du cercle mystique de l’initiation, il pointa son doigt sur le dessin de poudres colorées.

«Ceci est un mandala fait pour l’illustration, dit-il. Le sens de la parabole se trouve là.»

Et comme il levait son doigt vers le ciel, nous avons vu clairement Khorlo Dompa, assis sur une voie de lumière irisée. Le yidam était entouré des dakinis et des héros de ses vingt-quatre séjours, des trente-deux lieux de pèlerinage et des huit grands cimetières historiques. D’une seule voix, le lama et les divinités du mandala me donnèrent à ce moment-là mon nom initiatique : Pel Shépa Dordjé, Glorieux Vajra Souriant.

Après m’avoir accordé la lecture des traités tantriques, le maître m’enseigna comment mener avec succès les exercices et la pratique des instructions spirituelles. Puis, posant sa main sur ma tête, il me dit :

«Je savais depuis le début, fils, que tu serais un parfait disciple. La nuit précédant ta venue vers moi, j’ai fait un rêve qui m’apprit quel rôle serait le tien pour transmettre l’enseignement du Bouddha. Dagméma rêva aussi, et son rêve ressemblait au mien. Il y avait une femme qui gardait un temple. C’était une dakini qui deviendrait protectrice de notre doctrine. C’est pourquoi tu m’es apparu comme le disciple que m’accordaient les messagères célestes et mon maître. Je suis venu t’attendre, faisant semblant de retourner la terre. Tu as bu tout le tchang que je t’ai offert et c’est toi qui as terminé le labour. J’y ai vu la preuve que tu deviendrais le réceptacle des instructions et que tu les pénétrerais complètement. Les quatre anses du chaudron de cuivre que tu m’as offert annonçaient pour moi quatre disciples à l’immense réputation. L’absence de noir de fumée, sa propreté montraient le peu de souillure due aux passions en ton esprit et la capacité de la chaleur mystique en ton corps. La marmite était vide, signe que tu connaîtrais une quasi-famine durant ta pratique en solitaire. Mais afin qu’en tes fils héritiers tu profites de richesses au déclin de ta vie, pour que les meilleurs de tes disciples vivent comblés du nectar des instructions, j’ai rempli le chaudron avec le beurre destiné aux lampes d’autel. J’ai fait tinter le cuivre pour que tu obtiennes la renommée. Afin de te purifier de tes œuvres passées, je t’ai chargé de construire aux quatre horizons*. Je t’ai expulsé des initiations, infligé nombre d’épreuves incongrues, et tu ne t’es pas révolté. Aussi, tes fils héritiers seront de parfaits disciples, riches avant tout de foi, d’énergie, de sagesse et de compassion. Leur détachement des plaisirs de ce monde, ensuite, leur permettra d’endurer les austérités de la méditation dans les montagnes. Possédés finalement de l’amour, de la grâce et de l’expérience, ils deviendront simplement de parfaits maîtres spirituels. L’enseignement kagyü, la lignée de transmission orale, s’épanouira comme la lune montante. Réjouis-toi!» prophétisa Marpa.

Il m’encouragea, m’inspira, me rendit joyeux. Ce fut le commencement du bonheur, dit Milarépa.

Telle est la troisième des œuvres excellentes, celle où il obtient les instructions et les initiations.

* Traduction libre du tibétain : shi rgyas dbang drak. Ces adjectifs, « calme », « riche », « fort », « sauvage », sont, selon H. Jâschke, les caractères généraux de chacun des quatre continents. Décrits par les géographes anciens de l’Inde et du Tibet, ces continents sont respectivement en demi-lune, triangulaire, rond et carré. Ainsi que les quatre tours que dut bâtir Milarépa sur ordre de Marpa.

CHAPITRE IV Premières expériences, premières réalisations

Rétchungpa demanda :

– Le Jetsün est-il parti pour la montagne sitôt entendues les instructions? Ou bien est-il resté près du maître?

– Le lama m’ordonna de montrer du courage dans la pratique, reprit Milarépa. Il m’installa avec tout ce dont j’avais besoin pour survivre dans la Grotte Tagnya du Lhobrag afin que j’y médite. J’allumai alors une petite lampe à beurre bien pleine et la posai sur ma tête. Tant qu’elle brûlait, je méditais, et les jours et les nuits s’égrenaient sans que je bouge. Onze mois passèrent ainsi. Puis le maître et son épouse vinrent me porter des provisions de nourriture consacrée.

«Fils, me dit le lama, je me réjouis de ta capacité à méditer onze mois sans que ton siège refroidisse. Détruis pour un moment la porte de ta grotte et viens te remettre des fatigues près de ton vieux père. Tu lui feras le récit de tes expériences.»

Je pensai : «Ma santé est bien assez bonne, mais, puisque mon maître l’ordonne, je dois y aller.» Je commençai à démolir le mur d’argile quand, saisi par un sentiment de perte, n’osant plus continuer, je restai immobile.

«Viens-tu, fils? dit la mère en s’approchant.

— Je ne puis ouvrir la grotte, répondis-je.

— Il n’y a pas de mal à ça. Mais les opportunités sont très importantes dans la pratique tantrique et le lama est en train de s’énerver. S’il était déçu, les bonnes conditions ne se présenteraient plus. Allons, vite, mettons ce mur à bas!» dit la mère.

«Elle a raison», pensai-je en ouvrant. J’allai près du lama et il dit :

«Méditons tous deux, père et fils, la compréhension pleine et claire. Dagméma, prépare le repas.»

Tandis que nous offrions le sacrifice, le lama demanda :

«Fils, à quelle certitude es-tu parvenu à propos des instructions? Comment as-tu compris les expériences et les réalisations? Explique-moi cela sans hâte.»

Dans mon adoration pour le maître, je m’agenouillai et joignis les paumes des mains. Les yeux brouillés de larmes, avant d’offrir le récit de mes expériences, je lui présentai en un chant un hommage à sept branches * :



Je m’incline devant vous, ô seigneur,

Corps de félicité pour le cercle des êtres purifiés,

Vous qui prenez différentes formes

Pour convertir les incrédules.



Je salue la parole, de nature inséparable du vide,

Qui énonce dans le langage de chacun

La doctrine en ses quatre-vingt-quatre mille aspects **,

Avec les soixante intonations de la voix de Brahma***.



Je salue l’esprit de l’immuable corps de vérité

Qui pénètre tous les objets de connaissance,

* Les sept branches de l’hommage se composent de la salutation, de l’offrande, de la confession, du bonheur des vertus, de l’incitation à prêcher, de la prière pour que s’accomplisse le vœu du bodhisattva, de la dédicace des mérites.

** Aspects qui correspondent au nombre répertorié des illusions mentales et des fautes.

*** Intonations qui permettent de s’adresser à tous et de communiquer au mieux avec chaque individu selon son niveau.

Tout comme l’absence d’ombre

Symbolise l’azur du dharmakaya.



Je me prosterne aux pieds de Dagméma,

La mère qui engendre les éveillés des trois temps,

Corps d’illusion inaltérable et parfait,

Elle habite le palais du royaume de vérité.



Les fils que vous avez réunis,

Les disciples qui agissent selon vos ordres,

Tous ceux de votre entourage,

Je les salue avec un respect sincère.



Tout ce qui est offrande dans l’univers entier,

Avec mon corps, je vous en fais don.

Chacune de mes fautes, je les reconnais.

J’aspire à faire tourner la roue de la doctrine

Et me réjouis des vertus qui apparaîtront.

Je prie pour que demeure le glorieux lama

Tant que le cycle des renaissances n’aura pas cessé.

Mes mérites, je les dédie aux créatures vivantes.



Ayant en prélude offert cet hommage, je dis :

«Comptant sur la bonté qui anéantit le samsara, sur le pouvoir de grâce d’une compassion sans mesure, sur les actes méritoires du maître, que rien ne distingue de Dordjé Tchang, sur ceux aussi de la mère et du fils, votre sujet présente l’infime compréhension du réel qu’il vient d’acquérir. Depuis la sphère de l’immuable et ultime réalité, je vous prie de me prêter un peu d’attention.

«J’ai compris tout d’abord qu’avec l’ignorance le corps matériel prenait forme, à la suite d’un enchaînement de causes à effets, qui sont douze facteurs dépendants les uns des autres. Une fois doté de chair et de sang, il accueille le principe conscient. Le corps humain devient le grand navire des méritants qui aspirent à la liberté, mais il entraîne également vers les mondes de douleur ceux qui accumulent les crimes et le vil karma. Il est à la croisée de chemins pour monter ou pour descendre. J’ai compris le risque extrême de perte ou de profit selon que le bien ou le mal était posé en principe sur la durée d’une vie. J’ai compris la difficulté de s’évader du samsara, le tourbillon des existences, source de toute souffrance. En me reposant sur votre force, seigneur, guide des créatures, je garde l’espoir de m’en échapper.

«Je sais qu’il faut prendre refuge dans les Trois Précieux Protecteurs, puis étudier selon les préceptes, mais c’est assurément le maître spirituel qui reste à l’origine de toutes les félicités. En accomplissant tous ses ordres, on ne viole pas le vœu sacré qui lie à sa personne. Cela, je l’ai compris : c’est le premier et le plus important des points à respecter.

«En réalisant ensuite combien il est rare d’obtenir le corps d’un être humain, l’esprit se trouve dominé par la pensée terrible des pièges de l’existence, par la loi de rétribution des actes, par l’idée de l’impermanence, de la mort, et il désire se libérer du cycle des renaissances. Il faut alors s’appuyer sur une morale et former le vœu de libération individuelle. Cela ressemble à la pose des fondations. À partir de cette base, on monte par étapes les voies de salut. L’engagement doit être protégé comme la prunelle de ses yeux, réactivé au cas où il dépérirait. La recherche de la paix et du bonheur personnel détourne vers le petit véhicule. C’est de la volonté de libérer la totalité des créatures vivantes des mondes infernaux que naît l’esprit du bodhisattva. Toutes les actions accomplies dès lors avec amour et compassion se vouent au bien du prochain. J’ai compris que c’était cela, l’esprit du grand véhicule. Une fois abandonnée la route de l’individualisme, on entre sur une voie supérieure.

«Aidé de la vue absolument pure, on entre sur la voie du vajray-ana, l’insurpassable véhicule adamantin. Pour réaliser cette vue, il faut un lama aux qualités parfaites, qui détienne la méthode pour expliquer sans risque d’erreur le rituel complet des quatre initiations. L’initiation transmet le pouvoir de la vision profonde et l’on médite dès lors par degrés. Qui s’efforce de chercher l’absence de moi chez l’individu par la raison logique peut réfléchir en s’aidant des preuves et des exemples pris dans les Écritures et leurs commentaires. Comme il ne trouve pas d’ego, il réalise l’absence d’existence de la personnalité. N’ayant pas découvert de moi, il faut alors laisser l’esprit dans la contemplation, et quand il s’est installé dans cet état la course de l’imagination s’interrompt. L’esprit s’est libéré de son agitation. Combien de jours, de mois, d’années se sont-ils écoulés? On ne le sait pas soi-même, c’est aux autres de les compter. Le calme mental est né, que l’on protège par la mémoire et l’attention, pour ne pas sombrer dans la torpeur. Dans leur clarté dénuée de toute sophistication, les apparences sont nues, authentiques. Cette pureté lumineuse, c’est shiné, l’expérience de la paix mentale.

«Là se saisit la vue pénétrante, dont la singularité n’apparaît pas à tout le monde. Je pense que l’on rencontre cette vision transcendante une fois parvenu au premier stade de la voie vers l’éveil. C’est pourquoi, en se livrant à la visualisation, on emprunte un mode de méditation formel. Les multiples visions du corps des divinités expérimentées dans l’état du calme mental restent vides de substance. Elles donnent juste la preuve de la méditation.

«Pour résumer, l’expérience d’un état mental apaisé, mais pourtant vif, accompagné de la connaissance attentive et du pouvoir d’analyse, se révèle le seul moyen pour atteindre à la vue pénétrante. Je considère qu’il ressemble aux barreaux inférieurs d’une échelle. Que l’on médite sur la forme ou le sans-forme, en cette étape du calme mental, il faut au préalable avoir suscité toutes les marques de l’amour et de la compassion. Avec l’esprit de l’éveil, la méditation s’accomplit au profit de l’autre. Avec la vue parfaitement pure, on s’entraîne ensuite à ne rien visualiser. À la fin, depuis cette sphère vide de représentation, on forme des vœux pour dédier les mérites à autrui. J’ai compris qu’il s’agissait là de la meilleure des voies.

«Comprendre la nourriture n’aide pas l’homme affamé, il lui faut manger. Il en va de même pour la réalisation de la vacuité, en comprendre le sens ne suffit pas. J’ai appris qu’il fallait la méditer, et tout particulièrement afin de réaliser la vue pénétrante. Après des heures de méditation, il faut encore, sans distraction, s’efforcer à des exercices répétés.

«Pour simplifier, avec la pleine ouverture du vide, l’impartialité, l’absence de définition, la non-conceptualisation des phénomènes, le yogi met en pratique la théorie des étapes de la voie tantrique qui correspondent aux quatre initiations. Pour matérialiser ces perceptions, il doit les assumer physiquement, négliger le besoin de nourriture, poursuivre son chemin en chargeant l’esprit de tous les fardeaux, accepter n’importe quelle circonstance, et même la mort avec une parfaite équanimité.

«Je suis incapable de remercier le lama et la mère avec des offrandes matérielles, je n’en possède pas. Je leur fais hommage de ma méditation pour la durée de ma vie et demande à leur présenter mon ultime réalisation dans le paradis d’Ögmin.



Au grand Dordjé Tchang mon lama,

À Dagmé la mère qui engendre les éveillés,

À l’assemblée des fils de bouddhas,

J’ai donné à entendre quelques phrases

Que j’ai réalisées en l’esprit.

Veuillez excuser mes fautes,

Mes idées erronées, défaillantes, irréfléchies,

Et corrigez mes erreurs selon la doctrine.



Le mandala de votre cœur, ô seigneur!

Irradie les chauds rayons de la grâce.

Ainsi s’épanouit le lotus en mon esprit,

Se répand le parfum des expériences et des réalisations.

Comme je ne peux répondre à votre bonté

Je fais hommage d’une méditation constante.

Puissé-je aller aux limites de la pratique!

Que les fruits en soient bienfaisants pour tous les êtres!

Pardonnez votre sujet pour l’audace de sa requête.»



Ainsi ai-je parlé.

«J’espérais autant de toi, mon fils, et cet espoir est comblé, dit le lama, extrêmement réjoui.

— Je savais mon fils capable d’une telle force mentale», dit la mère, vraiment ravie.

Nous abordâmes de nombreux points de doctrine, puis père et mère repartirent tous deux chez eux. Je scellai ma porte avec de l’argile et méditai comme avant.

À cette époque, le lama Marpa se rendit dans la région centrale, au nord, afin de propager la doctrine. Un soir, après une cérémonie d’offrandes chez Marpa Golègs, des dakinis lui révélèrent le sens caché de paroles symboliques du penchen Naro qui lui étaient jadis restées obscures. Mon maître décida de s’en aller revoir Naropa et rentra dans la vallée du Drowo, où il demeura quelques jours. C’est à ce moment-là, une nuit, que je rêvai d’une femme couleur d’azur, ravissante dans sa robe de soie et ses ornements d’os. Elle m’apparut avec des cils et des sourcils d’or étincelants*. «Fils, me dit-elle, tu possèdes les six yogas de Naropa et Mahamudra, le Grand Symbole; longtemps méditées, ces doctrines mènent sur la voie de l’éveil. Mais l’instruction du transfert de conscience, migration instantanée vers l’état de bouddha, tu ne la connais pas. Demande-la!

Elle partit et je m’interrogeai : «Cette femme portait les attributs des dakinis. Pourtant, est-ce bien une prophétie des messagères célestes ou un obstacle démoniaque? Je ne sais. Quoi qu’il en soit, mon lama le saura, car il est un éveillé du passé, du présent et du futur. Depuis les plus hautes instructions permettant de gagner la bouddhéité jusqu’aux méthodes pour recoller la terre cuite, rien n’échappe à sa connaissance. Au cas où il s’agirait bien d’un avertissement des dakinis, je dois lui demander la doctrine du transfert de conscience.» Je démolis le mur de ma retraite et me rendis près de lui.

«Pourquoi es-tu venu? dit le lama. En ne restant pas dans un strict isolement, tu cours le risque d’un accident.»

Je lui racontai quelle femme m’était apparue, ce qu’elle m’avait dit et le doute qui en avait résulté : était-ce un obstacle ou une révélation?

«Mais s’il s’agit d’un message, je suis venu vous demander le transfert de conscience. Je vous prie de me l’accorder», dis-je. Marpa demeura pensif.

“C’est à n’en pas douter une prophétie des messagères célestes, annonca-t-il. Quand j’allais pour quitter l’Inde, le penchen Naro me parla de l’enseignement du transfert, mais je n’ai pas le souvenir de

* The Life of Marpa the Trauslator raconte en détail ce rêve et les circonstances du troisième voyage de Marpa en Inde. Page 73, une traduction littérale du tibétain indique : eyebrows and moustache; il nous paraît plus adapté aux canons de la beauté féminine de traduire par « cils et sourcils d’or étincelants ».

l’avoir demandé. Nous lirons les traités indiens et nous le trouverons.”

Tous deux alors, maître et disciple, avons cherché nuit et jour le texte du transfert de conscience. Nous avons trouvé nombre de traités sur l’expulsion de conscience, mais pas le moindre mot sur le transfert. Le lama me dit :

«L’appel reçu dans le Centre m’exhortait à demander ce texte. Et puisque je ne sais pas quel est le sujet de cette instruction, j’irai m’en enquérir.»

J’avançai des arguments sur son âge et sa santé, mais tout ce que je tentai pour repousser ce voyage échoua. Le maître convertit en or les offrandes de ses disciples, en prit une pleine coupe de porcelaine et partit pour l’Inde.

Naropa avait touché au terme de son existence*. Sans considération pour sa propre vie, Marpa décida de se mettre en quête de son maître. De nombreux présages lui ayant donné l’assurance de le revoir, il pria, supplia et chercha. Il rencontra Naropa dans la profondeur d’une forêt, le conduisit au temple de Poulahari et lui demanda l’instruction du transfert de conscience.

«Y as-tu repensé ou en as-tu reçu la révélation? lui demanda son maître.

— Je ne m’en souvenais pas et je n’ai pas eu de prophétie non plus. C’est mon disciple Thôpaga qui a reçu ce message des dakinis. Aussi, je suis venu demander cet enseignement, répondit Marpa.

— Extraordinaire! Dans ce pays de ténèbres, le Tibet, il existe un être pareil au soleil qui paraît sur les montagnes enneigées.» Et les deux mains jointes au-dessus de sa tête, Naropa déclama :



Je salue l’être noble

Appelé Thôpaga.

Tel un soleil il éclaire les neiges

Des noires ténèbres du Nord.

* « Naropa était mort » traduit exactement J. Bacot. Mais, pour expliquer la rencontre, le lama Kazi Dawa Samdup (Jetsun-Kahbum, p. 189) écrit : « Selon quelques traditions, Naropa, étant un parfait yogi, ne mourut pas, mais entra simplement dans son corps subtil grâce à la transmutation directe du corps physique plus grossier. »

Ayant ainsi parlé, il ferma les yeux et inclina trois fois la tête. Les montagnes et les arbres de l’Inde se courbèrent trois fois eux aussi en direction du Tibet, et aujourd’hui encore, à Poulahari, ils gardent leur cime inclinée de ce côté.

Puis, après avoir pleinement accordé à son disciple les instructions reçues des messagères célestes de bouche à oreille, le penchen Naro interpréta une salutation effectuée par Marpa*. Il lui prédit que sa descendance familiale serait courte, mais que, grâce à mes mérites, sa succession spirituelle serait aussi longue que le cours d’un fleuve.

Marpa rejoignit son siège au Tibet**. Un peu plus tard, mourut son fils Darmadodé, comme il en avait reçu la prophétie. Ce fut au cours d’un hommage pour l’anniversaire de la disparition de son fils que, parmi les rangs des moines et disciples rassemblés, les aînés s’adressèrent à Marpa.

«Lama très précieux, votre fils ressemblait au bouddha des trois époques et nos mérites étaient insuffisants. Quant au lama, il avance vers le grand âge. L’enseignement de la lignée kagyü, comment se propagera-t-il? Nous vous prions de nous prédire comment nous, vos disciples, devrons agir dans notre œuvre de conversion.»

Marpa leur répondit :

«Moi et les descendants de Naro, nous avons autorité sur les rêves et leurs présages. Nous possédons aussi de sages prédictions du pandit Naro à propos de l’enseignement de la lignée de transmission orale. Vous, mes fils aînés, restez désormais attentifs à vos rêves!»

Ainsi les grands disciples racontèrent-ils ceux qu’ils gardaient en mémoire. Tous firent quelques beaux rêves, mais sans portée révélatrice. Je rêvai une fois de quatre grands piliers et j’en offris ainsi le récit au lama :

Pour obéir aux ordres de Dordjé Tchang,

Je présente au lama un récit,

* Marpa s’était prosterné devant son yidam personnel Hevajra avant de saluer son maître Naropa (The Life of Marpa, p. 92–99).

** Après trois ans de séjour en Inde.

Celui de mon rêve de la nuit dernière.

Qu’il veuille bien écouter un moment!



Au nord de notre vaste continent,

J’ai rêvé que surgissait un massif enneigé.

La cime de la montagne touchait au ciel,

Lune et soleil lui tournaient tout autour.



J’ai rêvé que leur lumière pénétrait tout l’espace.

La base de la montagne couvrait toute la terre.

J’ai rêvé que des rivières coulaient dans les quatre directions,

Qu’elles contentaient toutes les créatures.

J’ai rêvé que leurs eaux couraient vers l’océan,

Faisant éclore des quantités de fleurs.

Voilà les traits généraux de mon rêve,

Je les dis au lama, bouddha des trois époques.



J’ai rêvé qu’un pilier se dressait

À l’est de ce haut massif enneigé.

Un lion se tenait assis au sommet,

La crinière de turquoise largement déployée,

Les griffes bien écartées sur les neiges.

J’ai rêvé qu’il portait son regard vers le ciel,

Qu’il déambulait sur les sommets glacés.

Je le dis au lama, bouddha des trois époques.



J’ai rêvé qu’un pilier au sud se dressait

Avec une tigresse rugissante au sommet.

J’ai rêvé du dessin éclatant de sa fourrure,

Des triples rayures de son poitrail.

Les pattes enfoncées dans la forêt,

Elle portait son regard vers le ciel.

J’ai rêvé qu’elle en-ait sous le couvert des grands arbres,

Parmi les rangées de cèdres.

Je le dis au lama, bouddha des trois époques.



J’ai rêvé qu’un pilier à l’ouest se dressait.

Au-dessus du sommet planait un garuda.

J’ai rêvé de ses immenses ailes déployées,

De ses cornes pointant vers l’azur.

Son regard dirigé vers le ciel,

J’ai rêvé qu’il s’élevait dans l’espace.

Je le dis au lama, bouddha des trois époques.



J’ai rêvé qu’un pilier au nord se dressait.

Au-dessus du sommet planait un vautour

Qui déployait ses ailes aux larges rémiges.

J’ai rêvé de son nid dans le roc.

J’ai rêvé qu’il héritait d’un fils,

Et du ciel qui s’emplissait de petits oiseaux.

Le vautour gardait les yeux levés,

J’ai rêvé qu’il partait vers le haut azur.

Je le dis au lama, bouddha des trois époques.



Je crois favorables les signes de ce rêve,

Ils me plaisent et me réjouissent.

Je vous prie de nous en révéler le sens.



Ainsi parlai-je.

«Le rêve est bon», dit le lama, enchanté.

Et à la mère il ordonna :

«Prépare les aliments pour le sacrifice rituel.»

Elle réunit le nécessaire, puis, les disciples une fois rassemblés pour la cérémonie d’offrandes, Marpa, qui se trouvait parmi eux, s’exclama :

«Quel rêve extraordinaire que celui de Mila Dordjé Gyaltsen!

— Veuillez nous en révéler le sens et la portée prophétique»,

demandèrent les fils aînés.

Alors, le Grand Traducteur, cet être excellent, dit un chant qui dévoilait les symboles du rêve pour ses disciples :



Je me prosterne aux pieds du penchen Naro,

Le bouddha des trois temps, protecteur des créatures.

Les présages d’un avenir étonnant

Annoncés par les signes de ce rêve,

Moi, votre vieux père, je vais les expliquer.

Écoutez bien, disciples qui êtes ici assis.

Cette terre au nord de notre continent,

C’est le Tibet où se diffuse la doctrine du Bouddha.

La montagne enneigée représente

Votre vieux père Marpa Lotsa

Et l’enseignement de la lignée kagyü.

La cime qui touche au ciel

Symbolise une philosophie sans égale,

Lune et soleil tournant autour du pic

Sont la lueur d’amour et de sagesse dans la méditation.

La lumière qui pénètre tout l’espace

Montre la compassion dissipant les ténèbres de l’ignorance.

La base de la montagne recouvre le sol

Car ainsi s’étendent sur terre les actes méritoires.

Des rivières coulent dans les quatre directions

Comme les instructions des quatre initiations.

Ces fleuves qui contentent toutes les créatures

Prédisent leur salut,

Et leur course vers l’océan symbolise la rencontre de la claire lumière

Comme de la mère avec le fils*.

Toutes les fleurs épanouies prophétisent

L’expérience du fruit sans tache.

Disciples et moines ici rassemblés,

Le rêve général n’est pas mauvais, il est favorable.



Le pilier qui se dresse à l’est

De ce haut massif enneigé

Représente Tsourtôn Wangné de Dôl

Et le lion qui se tient assis au sommet

Prouve que sa nature est bien celle du lion.

En sa crinière de turquoise largement déployée

Il rassemble les instructions de la transmission orale.

Ses griffes bien écartées sur la neige

Montrent qu’il détient quatre vertus démesurées.

11 porte son regard vers le haut

Car il prend congé de l’existence mondaine.

S’il déambule dans les solitudes glacées,

* La rencontre de la claire lumière-mère avec le fils est un processus de fusion, d’unité totale de l’imagination et du vide des phénomènes. Comme les rayons du soleil font partie du soleil, le principe conscient est la claire lumière.

C’est qu’il marche vers la liberté.

Disciples et moines ici rassemblés,

Ce rêve de l’est n’est pas mauvais, il est favorable.



Le pilier qui se dresse au sud

Représente Ngogtnn Cheidor de Shoung

Et la tigresse rugissante au sommet

Prouve que sa nature est bien celle du tigre.

Dans le dessin éclatant de sa fourrure,

Se rassemblent les instructions de la transmission orale.

Les triples rayures de son poitrail

Montrent la réalisation des trois corps d’un bouddha.

Ses pattes sont enfoncées dans la forêt

Car les quatre devoirs ont été achevés.

Elle porte son regard vers le ciel

Et se détourne ainsi de l’existence mondaine.

Ses errances sous le couvert des grands arbres

Sont des marches vers la liberté

Et les rangées de cèdres

Prédisent la lignée des fils à sa suite.

Disciples et moines ici rassemblés,

Le rêve du sud n’est pas mauvais, il est favorable.



Le pilier qui se dresse à l’ouest

Représente Métôn Tsônpo du Tsangrong

Et le garuda qui plane au sommet

Prouve que sa nature est celle du garuda.

Ses immenses ailes déployées

Montrent l’amplitude des instructions de la lignée orale.

Avec ses cornes pointant vers l’azur

Il évite les erreurs de la vue et de la méditation.

Son regard est dirigé vers le ciel

Car il a tourné le dos à l’existence mondaine.

En s’élevant vers le haut espace

Il s’élance vers la délivrance.

Disciples et moines ici rassemblés,

Le rêve de l’ouest n’est pas mauvais, il est favorable.



Le pilier qui se dresse au nord

Représente Milarépa du Goung Thang.

Et le vautour qui plane à son sommet

Prouve que sa nature est celle du vautour.

En ses ailes aux larges rémiges

Se déploient les instructions de la transmission orale.

Son nid s’accroche au rocher

Car sa vie sera plus résistante que le roc.

Comme il hérite d’un fils,

Un incomparable descendant lui est prédit*.

Le ciel empli de petits oiseaux

Annonce la diffusion de la doctrine kagyü.

Le vautour garde les yeux levés

Car il a quitté le cycle des renaissances.

En s’envolant vers le haut azur

Il part vers sa libération.

Moines et disciples ici rassemblés,

Le rêve du nord n’est pas mauvais, il est favorable.

Je suis votre vieux père et j’ai achevé ma tâche.

Voici venu le temps de mes disciples.

Si vous croyez à la parole d’un vieil homme,

L’enseignement de la lignée de la pratique

Se propagera dans les temps futurs.



Marpa ainsi chanta et l’assemblée éprouva une joie sans mesure. Le lama ensuite ouvrit à ses fils aînés le trésor des instructions personnelles et des enseignements. Il expliquait durant le jour, et la nuit les laissait méditer. Tous connurent le succès dans leurs pratiques spirituelles.

Un soir où il accordait l’initiation secrète de Dagméma, la mère sans ego**, Marpa pensa qu’il devait donner à tous ses disciples des directives précises afin de les charger d’enseigner chacun une doctrine particulière. «J’examinerai les présages du petit matin», se dit-il. Et il observa ses fils aînés dans la lueur de l’aube. Ngogtôn Chôdor de Shoung étudiait les commentaires du tantra de Hevajra; Tsourtôn Wangné de Dôl méditait l’expulsion de conscience; Métôn

* L’incomparable Gampopa.

** En sanskrit : Narâtmyâ. Elle est la parèdre principale de Hevajra, divinité tutélaire de Marpa. Son nom tibétain : bDag-med-ma, est celui que porte l’épouse de Marpa.

Tsônpo du Tsangrong méditait la claire lumière; et il me vit pratiquer le yoga de la chaleur intérieure. Ainsi sut-il quelles seraient les directives et les tâches à fixer à chacun de nous. Il instruisit le lama Ngogpa sur la façon d’expliquer les traités tantriques par les quatre méthodes et les six manières qui s’enfilent telles des perles sur un fil. Il lui donna aussi les six ornements de Naropa, son rosaire de rubis, la longue cuillère pour sacrifier au feu et un livre de commentaires sanskrits.

«Efforce-toi d’expliquer pour œuvrer au bien d’autrui», lui ordonna Marpa.

Il instruisit Tsourtôn Wangné de Mil sur l’expulsion de conscience, la maîtrise pareille à l’oiseau qui s’envole par l’ouverture d’un toit. Il lui donna aussi un ongle et une mèche de Naropa, des pilules d’ambroisie et le diadème des cinq familles de bouddhas.

«Pratique l’expulsion de conscience», lui ordonna Marpa.

Il instruisit Métôn Tsônpo du Tsangrong sur la claire lumière, la maîtrise pareille à une lampe brûlant dans les ténèbres. Il lui donna aussi la clochette et le foudre-diamant de Naropa, son petit tambour à boules fouettantes et la coquille nacrée servant de coupe aux libations.

«Délivre-toi des affres du bardo», lui ordonna Marpa.

À moi, il donna l’excellente doctrine de la chaleur intérieure, pareille à la flambée d’un bois bien fendu. Je reçus aussi le chapeau de Métripa et l’habit de Naropa.

«Parcours les déserts de pierre et de neige et médite», m’ordonna Marpa.

Participant ensuite à la grande fête sacrificielle qui réunissait tous les disciples, le lama ajouta :

«Je vous ai donné les instructions qui s’accordaient aux présages, ainsi chacun de vous les transmettra-t-il à ses successeurs. Elles deviendront votre activité principale la plus profitable. Je n’ai plus Dodéboum, maintenant. Je vous confie les instructions de la lignée kagyü qui sont miennes, ainsi que l’héritage de leur grâce. Employez-y votre énergie, et les bienfaits pour les êtres se multiplieront.»

Chacun des grands disciples repartit ensuite pour son siège.

«Reste quelques années de plus chez moi, me dit Marpa. Je dois te donner encore des instructions et des initiations particulières.] te faut affermir près de ton maître expériences et réalisations. Tiens-toi dans une stricte réclusion!»

Je demeurai alors dans la grotte de Zangpouk qui avait été révélée par Naro. Le père et la mère m’envoyaient une part des offrandes rituelles, même un simple bol, et ils le faisaient d’un cœur aimant, dit Milarépa.

La naissance des expériences et des réalisations, grâce à la méditation près du lama, telle est la quatrième des œuvres excellentes.



CHAPITRE V Le retour au pays

Rétchungpa reprit :

– Vénérable, quelles raisons vous ont donc incité à partir de chez Marpa? Il vous avait ordonné de rester là quelques années. Combien de temps y avez-vous séjourné?

Jetsün Milarépa répondit :

– Je n’y suis pas resté de nombreuses années, car les circonstances m’ont ramené au pays. La retraite profitait à mes dévotions et, à cette époque, je ne dormais jamais. Une fois pourtant, je m’endormis à l’aube et fis ce rêve. J’arrivais à Kyanatsa, le village paternel. Ma maison Quatre Piliers Huit Poutres était aussi décatie que les oreilles d’un vieil âne. Les biens à l’intérieur, et tous les précieux joyaux de la sainte doctrine, avaient été détériorés par les infiltrations d’eau. Les terres au-dehors et le champ Triangle de Worma étaient submergés de mauvaises herbes. Ma vieille mère était morte, ma sœur errait à l’aventure en mendiant. Parce que nos proches s’étaient conduits comme des ennemis, une mère et son fils encore jeune avaient été douloureusement séparés. Ils ne s’étaient plus revus. Je me sentais envahi d’une tristesse sans mesure et, appelant par leurs noms ma mère et ma sœur, je pleurai dans mon rêve. Au réveil, je trouvai mon oreiller humide de larmes. Le souvenir de ma mère me revint en mémoire et me fit verser de nouveaux pleurs. «Il me faut coûte que coûte revoir ma vieille mère», pensai-je à la fin du jour. Je démolis le mur qui fermait ma grotte et partis parler au lama. Je le trouvai endormi. Le corps humblement courbé près de sa tête, je le suppliai d’une voix douce :



Ô seigneur compatissant de nature immuable!

Laissez le mendiant revenir au pays.

À Kornn de Tsa la méchante vallée,

Des parents ont agressé une mère et ses enfants.

Ils nous ont séparés, les années ont passé,

Je ne puis plus endurer cette idée.

Laissez-moi partir les revoir encore une fois.

Je reviendrai ensuite vite auprès de vous.



Ainsi le suppliai-je.

Le lama s’éveilla tandis que le soleil apparaissait sur la maison. Entrant par une petite fenêtre, celui-ci toucha la tête du maître sur le coussin tandis qu’au même moment la mère lui portait son repas.

«Fils, dit-il, tu t’es arraché bien soudainement de ta réclusion. Quelles sont tes raisons? Repars tout de suite et reste en retraite, car tu cours des risques.»

Je lui racontai mon rêve et de nouveau présentai ma requête :



Ô seigneur compatissant de nature immuable!

Laissez le mendiant revenir au pays.

À Korôn de Kyanatsa

Il ne me reste plus de biens,

Mais voici ce qui me préoccupe.

Ma maison Quatre Piliers Huit Poutres,

Je verrai si elle est déjà par terre.

Les textes sacrés de la noble loi,

Je verrai si la pluie les a déjà rongés.

Le Triangle de Worma, le champ nourricier,

Je verrai s’il est envahi d’herbes folles.

Je verrai si ma vieille mère est en bonne santé,

Si ma sœur Péta Gönkyid erre sur les chemins.

Dzessé, la jeune fille qui m’était destinée,

Je verrai si elle tient une autre maison,

Si les voisins et l’oncle Youngyal sont encore là,

Si la tante Düdmo Tagdren est encore en vie.

Keinchog Lhaboum notre chapelain,

Je verrai s’il habite toujours là.

Mais ma mère occupe mon esprit et mon corps,

Mon angoisse devient intolérable.

Laissez-moi rentrer une fois au pays,

Je reviendrai très vite vous servir.



Le lama répondit :

«Quand tu arrivas chez moi au début, fils, tu disais ne plus ressentir d’attachement pour tes proches et pour ton pays. Maintenant, tu éprouves ce désir. Tu peux rentrer, mais tu auras du mal à revoir ta mère. Quant aux autres, tu ne sais quelle direction ils ont prise. Tu as vécu quelques armées du côté de Ü et Tsang et puis tu as passé ici plusieurs autres années. Si tu t’en vas, je te laisse partir. Si tu prévois de revenir plus tard, sache que ton arrivée ici pour présenter ta requête tandis que j’étais endormi présage que père et fils ne se reverront pas en cette existence. Le soleil qui éclairait la maison annonce que tu révéleras au grand jour la doctrine du Bouddha. Le rayon qui a touché ma tête prophétise que tu œuvreras à la propagation de l’enseignement de la lignée de la méditation. Dagméma entrant porter le repas prédit que tu te nourriras de l’intense concentration. Je ne peux que te laisser partir maintenant. Dagméma, prépare de belles offrandes pour l’autel!»

Le lama dressa le mandala et la mère disposa les offrandes. Puis il m’accorda l’initiation symbolique de la tradition orale secrète des dakinis, les instructions de la voie de libération qui ne sont transmises qu’à un seul disciple et qui restent cachées pour les autres.

«C’est ainsi, dit Marpa. Ces instructions m’ont été données par

le seigneur Naropa et il avait prédit que j’aurais à te les transmettre. Toi aussi, donne-les au premier disciple que les dakinis te désigneront, quel qu’il soit. Que cette transmission d’un maître à un seul héritier dure treize générations! Autre chose : si tu délivrais ces instructions pour des richesses matérielles ou dans le but de plaire, la punition des messagères ne tarderait pas, aussi, prends bien soin d’agir avec rigueur. Si un être prédestiné se présentait sans le moindre bien à offrir, prends-le à ta suite et dispense-lui l’enseignement. Infliger des épreuves à ses disciples, comme Tilo l’a fait avec le seigneur Naro, ou bien comme j’ai agi envers toi, sache que ce n’est d’aucun profit pour les esprits simples. Distingue cette tradition de l’exposé de la doctrine. En Inde, il existe neuf enseignements des messagères invisibles de la tradition orale qui sont un peu moins secrets que l’instruction transmise à un seul disciple. Je t’en ai exposé quatre, il en reste encore cinq. Si mon fils héritier partait les demander aux descendants de Naro, il les obtiendrait sûrement, car ils profiteraient à toutes les créatures*. Fais tout ce qu’il faut pour cela.

“Au cas où tu penserais : «Puisque je n’ai rien de concret à offrir, ai-je complètement reçu les instructions?», sache que je ne me réjouis pas des biens matériels en eux-mêmes. C’est l’hommage de ta méditation et de ta persévérance qui me comble. Dresse l’étendard de l’endurance dans la pratique! Parmi toutes les instructions reçues du seigneur Naro, il y avait celle de la tradition secrète des dakinis, et les autres fils aînés ne la possèdent pas. Je te les ai toutes parfaitement données, ainsi que l’on remplit un vase à ras bord.

Prenant à témoin la divinité tutélaire, Marpa jura qu’il n’y avait nulle invention en ses mots et qu’il n’avait rien ajouté ou supprimé aux enseignements. Puis il dit ce chant :



Je vous salue et vous prie, ô grand compatissant!

Penser aux vies des maîtres du passé

Se révèle vraiment une instruction.

Vouloir beaucoup obtenir crée l’agitation,

Serre en ton cœur l’essence de mes paroles,

Trop de mots n’amène rien d’essentiel.

Beaucoup d’arbres ne donnent pas de fruits,

Le talent n’est pas la vérité ultime,

Celle-ci ne se perçoit pas par l’étude.

L’excès d’explication n’apporte aucun bienfait.



La richesse du sacré profite au cœur,

Si tu veux devenir riche, concentre-toi sur elle.

La doctrine est le moyen de dominer les passions,

* Milarépa n’ira jamais lui-même en Inde. Il chargera plus tard son disciple Rétchungpa d’aller demander ces enseignements. Voir Les Cent Mille Chants, chap. 35.

Si tu prends cette voie sûre, fixe-toi sur elle.

L’esprit qui accepte est le maître du contentement,

Si tu désires cet instructeur, attache-toi à lui.



Rejette ce monde de joies et de larmes,

Les grottes désertes sont tes demeures,

La solitude, le pays des dieux.

Chevauche ton esprit tel un coursier robuste.

Le temple se dresse en ton propre corps.

Le remède suprême est la constante dévotion.



J’ai donné des enseignements auxquels rien ne résiste

Pour l’homme qui aspire au spirituel.

Les instructions et moi

Sommes déposés entre tes mains, fils.

Sans sécher, tomber çà et là, ni pourrir,

Puissions-nous engendrer des branches et des fruits!



Ayant ainsi chanté, Marpa mit sa main sur ma tête.

«Fils, dit-il, ton départ me bouleverse. Cela illustre l’impermanence de toute association, il n’y a rien à faire. Reste pourtant quelques jours de plus, réfléchis aux instructions reçues et décide de tes doutes.»

Je m’attardai quelques jours encore pour obéir au lama et me libérer de mes incertitudes.

«Dagméma, dit le maître, prépare-nous un bel hommage. Il est temps pour Mila de s’en aller, je le laisse partir.»

La mère disposa un autel pour la déité tutélaire et le lama, des gâteaux sacrificiels pour les messagères gardiennes de la doctrine, puis elle prépara le festin rituel pour les condisciples. Tous les convives virent le lama prendre l’apparence des divinités tutélaires, Hevajra, Chakrasamvara et Guyasamaja, ainsi que les symboles de leurs attributs, le foudre-diamant, la clochette, la très précieuse roue, le lotus et l’épée. Les lettres-semence OM, AH, HUM, de couleur blanche, rouge et bleue, apparurent sous forme de gouttes lumineuses puis disparurent.

«Ce sont des transformations physiques miraculeuses, dit Marpa. Les exhibitions gratuites n’ont pas de valeur, mais, là, elles ont été créées à l’occasion du départ de Milarépa.»

J’avais vu mon maître tel un éveillé véritable et j’en éprouvai une joie démesurée. Je pensai que je devrais pouvoir obtenir pareille capacité miraculeuse quand j’aurais assez médité.

«As-tu vu, fils? Y crois-tu? demanda le lama.

— J’ai vu, dis-je. Je n’ai pas le pouvoir de douter. Après avoir pratiqué, j’ai décidé que moi aussi j’agirai ainsi.

— Bien, fils. Et maintenant, si tu pars, vas-y! Je t’ai montré que tous les phénomènes étaient pareils à des mirages, exerce-toi à cela. Fais confiance aux déserts de roches ou de neige et aux forêts. Parmi les montagnes, Shri Ri de Gyal, dans le Latôd, est celle qui fut bénie par les grands maîtres accomplis de l’Inde. Va y méditer! Tisé, la montagne aux neiges éternelles, nous a été révélée par le Bouddha, c’est le palais de Chakrasamvara. Va y méditer! Le massif de Latchi Kangra est une des vingt-quatre régions sacrées, l’ancien Godavari. Va y méditer! Riwo Pelbar, la montagne du Mangyül, et Yôlmo Kangra, au Népal, sont des lieux de pèlerinage annoncés dans la collection des sutras du Kangyur. Va y méditer! À Tchoubar de Drin, demeurent les dakinis protectrices du pays, c’est un endroit où elles se réunissent. Va y méditer! Ailleurs aussi, exploite les sites déserts où les conditions sont favorables pour méditer et dresse l’étendard de la pratique! À l’est, reliés l’un à l’autre, se trouvent les pèlerinages de Tsari et Diwikori, mais il n’est pas encore l’heure de les ouvrir. Tes fils héritiers les occuperont dans les temps futurs. Médite principalement dans ces lieux qui te sont destinés. Si tu en es capable, tu serviras ton maître spirituel, tu rendras grâce à tes parents de leur bonté, tu accompliras ainsi une œuvre bénéfique à toutes les créatures vivantes. Si tu en es incapable, ta longue vie n’aura été qu’une belle accumulation de fautes. Renonce aux liens du désir pour cette existence, ne prends pas langue avec les gens qui ne visent qu’au profit immédiat, applique ton énergie à méditer.»

Des larmes coulaient de ses yeux tandis que mon lama ajoutait :

«Fils, nous ne nous reverrons plus en cette vie. Fasse que je ne t’oublie! Toi aussi, ne m’oublie pas. Ainsi fait, je ne doute point que nous nous retrouvions plus tard dans les mondes célestes et purs. Un jour, tu trouveras un obstacle à la circulation du souffle d’énergie. Regarde ceci à ce moment-là. Jusque-là n’y touche pas.»

Et il me donna un rouleau de papier emballé et cacheté. Les paroles prononcées par le lama à cette occasion me réconfortèrent énormément et je les fixai en mon esprit. Plus tard, le souvenir de chacun de ses mots augmenterait mes forces de pratiquant. Ensuite il dit :

«Dagméma, fais les préparatifs, car Mila Dordjé Gyaltsen partira demain matin. En dépit du chagrin que j’en aurai, je l’escorterai un bout de chemin. Dors près de moi cette nuit, me dit-il. Père et fils, nous parlerons.» Comme je m’allongeais aux côtés du lama, la mère vint aussi. Le cœur triste et tourmenté, elle se lamentait.

«Dagméma, pourquoi pleures-tu? demanda-t-il. Il a obtenu du gourou toutes les instructions profondes de la lignée de transmission orale et il part méditer dans les montagnes désertes. As-tu besoin de pleurer? Pleure plutôt pour toutes les créatures qui meurent dans la souffrance, car l’ignorance leur masque leur nature de bouddha. Pleure en pensant à tous ceux qui meurent sans la moindre doctrine alors qu’ils ont bénéficié du précieux corps humain. Si tu pleures sur tous ceux-là, il te faudra pleurer indéfiniment.

— C’est vrai, répondit la mère, mais il est difficile d’éprouver toujours pareille compassion. Le fils que j’ai engendré maîtrisait la connaissance du monde matériel et de son extinction, il pouvait accomplir son dessein et celui d’autrui, mais la mort nous a séparés. Le fils qui accepte tous mes ordres, celui qui possède la miséricorde, la sagesse, l’énergie de la foi, celui qui n’a aucun défaut quand j’y réfléchis, je serai séparée de lui alors qu’il est bien vivant. Je ne vois pas le moyen d’endurer un tel chagrin.»

Et comme elle sanglotait, je m’étouffai de larmes. Le lama pleurait lui aussi. Nous étions les uns aux autres si attachés, maître ou disciple, que notre douleur et nos larmes nous empêchèrent de parler plus avant.

Le lendemain au lever du jour, des disciples apportèrent d’excellentes provisions et, avec le maître, treize personnes me firent escorte pendant une demi-journée. En chemin, tous gardaient la tristesse au cœur, leurs bouches n’exprimèrent que des paroles aimantes et, de leurs gestes, ils me marquèrent leur affection.

Arrivés au sommet du Chas Lagang, la Colline de la Doctrine, d’où l’on voyait dans toutes les directions, le lama accomplit le rituel d’offrandes et nous partageâmes la nourriture. Prenant alors ma main dans la sienne, il dit :

«Tu vas vers les provinces de Ü et de Tsang, fils. Au col de Silma, mais ailleurs aussi dans le Tsang, tu peux rencontrer de dangereux brigands. J’avais pensé te laisser voyager avec un compagnon sûr, mais un départ en solitaire s’est imposé. Je prierai cependant le yidam et le lama, je m’adresserai aux protecteurs de la doctrine et aux messagères célestes, je ferai en sorte que mon fils ne trouve pas d’obstacles sur sa route. Prends bien garde et sois attentif. D’ici, va chez le lama Ngogpa. Comparez vos instructions, note leurs différences et pars ensuite rapidement. Ne reste pas dans ta vallée plus de sept jours, le principal est de méditer au désert. Ainsi, tu agiras pour ton bien et pour celui des autres.»

J’offris alors à mon maître le Chant du Départ pour le Tsang :



Ô seigneur Dordjé Tchang, immuable de nature!

Le mendiant s’en va vers le Tsang,

Le sujet s’en retourne au pays.

Grâce à la bonté de mon père le noble lama,

Au sommet du col Silma de Tsang,

M’attendent les douze déesses gardiennes de la montagne.

Je prie le seigneur plein de grâces,

Je mets ma confiance dans les Trois Précieux Joyaux,

J’ai l’escorte des dakinis des trois mondes.

Mon compagnon de voyage sera l’esprit d’éveil,

Pour m’accueillir, j’ai les huit armées des dieux et des démons.



Sans peur face aux ennemis

Je présente cependant une requête.

Dans cette vie et la suivante

Je vous prie de me guider,

De renverser les circonstances adverses,

De protéger mon corps, ma parole, mon esprit.

Veuillez prendre mes suppliques en charge,

M’initier au pouvoir de la compassion,

M’apporter le soutien des préceptes tantriques,

M’assurer d’une longue vie sans maladie.

Vous qui connaissez les joies et les peines du mendiant,

Bénissez-le, qu’il puisse vivre au désert!



Ainsi parlai-je.

«Ce sera ainsi, fils, répondit le lama. Ces dernières paroles venues du cœur de ton vieux père, ne les oublie pas, fixe-les en ton esprit.»

Et posant sa main sur ma tête, Marpa dit ce chant :



Je salue les seigneurs lamas.

Fils méritant en harmonie avec la doctrine,

Puisses-tu gagner l’éveil, corps d’absolue vérité!

Grâce au nectar du verbe adamantin,

Puisses-tu accomplir le corps de félicité!

Sur l’arbre de l’esprit éveillé,

Que poussent les branches du corps d’incarnation!



Que demeurent toujours en ton cœur

Les mots du lama, paroles de diamant!

La grâce des messagères et déités tutélaires,

Qu’elle reste à la source de ta vie!

Le soutien des protecteurs de la noble loi,

Qu’il te soit en permanence accordé!



Puisse-t-elle s’accomplir sans délai,

Cette prière pour de bonnes circonstances!

La compassion de tous les officiants

Puisse-t-elle pour toi s’exprimer toujours!

Que les douze déesses de la montagne

T’accueillent sur le col Silma de Tsang!

Demain tout au long du chemin

Que les braves et les dakinis te fassent escorte!



Dans le champ et la maison de ton pays bien-aimé

Se trouve celui qui enseigne l’impermanence.

Aux côtés de ta sœur ou de ta tante

Se tient le maître qui détruit l’illusion.

Dans les grottes des vallées inhabitées

Existe un marché où troquer samsara pour nirvana.

Dans le temple de ton corps se réunissent



Les dieux passés du côté de l’éternel bonheur.

Dans le rite d’une nourriture frugale

Se trouve le nectar réjouissant des dakinis.



Gouverner les centres vitaux de l’énergie

C’est cultiver des fruits précieux et rares.



Dans ton pays où les gens te méprisent

La pratique vertueuse peut s’exercer sur-le-champ.



Dans une retraite qui exclut même un chien

Une lampe éclaire très vite les évidences.



Pour te nourrir sans entamer tes réserves

Fais tes délices des restes divins.



La transparence du château des dieux

Offre le spectacle de ton propre accomplissement.



Dans une loi égale en public comme en privé

Se trouve l’efficacité de l’engagement solennel.



La mise en pratique des ordres du lama

Révèle la source des pouvoirs surnaturels.



La doctrine venue du cœur des messagères

Délimite le monde matériel et son extinction.



Les fils de la lignée de Marpa Lotsa

Dispenseront nombre de paroles admirables.



Le courage de Milarépa

Soutiens l’arbre de vie de l’enseignement du Bouddha.

L’homme qui garde ce pilier de la doctrine,

Prospérité pour sa descendance!

Les maîtres de la tradition kagyü,

Demchog, Gyépa Dordjé, Sangdüs,

Les excellentes divinités tutélaires,

La noble et divine doctrine,

Le cœur des messagères du secret,

Les dakinis des trois séjours.

Les protecteurs du dharma.

Dndsol la déesse noire*,

Puissent-ils rester prospères et la bénir!

Prospérité à l’obéissance au lama!

Prospérité pour les générations futures!

Que ma bénédiction demeure immuable!

Garde toujours ces mots à l’esprit.



Marpa, ayant ainsi chanté, manifesta sa joie.

Puis la mère me donna des bottes neuves, un vêtement, et d’amples provisions de route.

«Fils, dit-elle, ce ne sont que des objets matériels à l’occasion de ton départ. Parce que notre rapport de mère et de fils prend fin pour cette vie, je te prie de partir dans la paix du corps et de l’esprit. Je forme le vœu de nous revoir plus tard au paradis d’Ougyèn. Les paroles aimantes de ta mère en guise d’adieu spirituel, ne les oublie pas.»

Et en me tendant une coupe crânienne emplie d’un nectar consacré**, la mère dit ce chant :



Je me prosterne aux pieds du gracieux Marpa.

Fils qui possède patience et endurance,

Toi qui es fidèle et doux,

Toi mon fils de prédilection,

Le nectar du lama est un vin de sagesse ultime,

Bois et rassasie-toi au moment de partir.

Souhaitons de nous retrouver

Dans les mondes purs à l’avenir.

N’oublie pas ton père et ta mère,

Appelle-les sans cesse à l’aide.

Prends les instructions qui nourrissent le cœur,

Mange et rassasie-toi au moment de partir.

Souhaitons de nous retrouver

Dans les mondes purs à l’avenir.



* Dud-sol (tib.) est l’équivalent de la déesse Kâli ou Durgâ (skt). La grande

déesse mère à l’aspect terrible, énergie féminine primordiale.

** Le vase et son contenu, symboles du matériel et du spirituel.

N’oublie pas ton père et ta mère compatissants,

Montre ta reconnaissance et agis avec courage.

Couvre-toi de l’haleine des messagères du secret

Et pars avec la chaleur de cet habit.

Souhaitons de nous retrouver

Dans les mondes purs à l’avenir.



N’oublie pas les créatures démunies,

Garde ton esprit sur la voie des héros de l’éveil.

Emporte les enseignements du grand véhicule

Et pars en assumant cette charge.

Souhaitons de nous retrouver

Dans les mondes purs à l’avenir.



Moi Dagméma qui suis fortunée

Ai chanté ces incitations pour mon fils.

Qu’il les garde en son cœur sans les oublier!

Que sa mère les garde claires en l’esprit!

Mère et fils ainsi en harmonie de pensée,

Souhaitons de nous retrouver

Dans les mondes purs à l’avenir.



Puissent nos souhaits se réaliser!

Remercie-nous par la pratique du dharma.



Elle chanta ainsi et versa quantité de larmes. L’entière assemblée alors pleura, donnant toutes les preuves de l’affliction. Je me prosternai devant le père et la mère puis posai leur pied sur ma tête. Après avoir formulé des prières, je m’éloignai à reculons jusqu’à ce que disparaisse le visage du lama. En voyant toute l’assistance me regarder, le visage ruisselant de larmes, je fus presque incapable de partir. Puis, n’apercevant plus mes père et mère spirituels, j’allai droit devant. Je traversai la vallée et jetai un regard en arrière. Le lama et son entourage restaient immobiles, comme une tache sombre qui déclinait. Dans l’excès de mon attachement je pensai m’en retourner, mais je me fis cette réflexion : «Les instructions, je les ai entièrement reçues, et les œuvres contraires à la loi bouddhique, je ne m’y livrerai plus nulle part. Quant au lama, je peux le méditer placé au sommet de ma tête et ne jamais me sentir séparé de lui. Il m’a promis que nous nous retrouverons plus tard dans les mondes purs. Et quelque temps après avoir revu la mère qui m’a donné la vie, je pourrai revenir près du lama.»

À cette pensée la tristesse me quitta et je m’engageai sur la route. Arrivé chez le lama Ngogpa, nous comparâmes nos instructions. Les siennes étaient plus riches pour l’explication des tantras, les miennes pouvaient rivaliser en ce qui concernait les exercices pratiques, mais, pour ce qui était de la tradition orale secrète des dakinis, je le surpassais. Puis, après nous être salués et avoir formé des vœux, je partis pour mon village. J’y arrivai en trois jours. J’eus la fierté de penser que ma capacité à maîtriser le souffle d’énergie était exaltante, dit Milarépa.

Ainsi, après avoir été initié à toutes les instructions générales, incité par des rêves prémonitoires, il obtint les instructions de la tradition orale secrète, puis il quitta son maître pour rentrer dans son pays. Telle est la cinquième œuvre excellente.

CHAPITRE VI Le serment de méditation

Rétchungpa reprit :

– Lama vénérable, en fut-il selon votre rêve quand vous êtes arrivé au pays natal? Avez-vous retrouvé votre mère?

– Comme je l’avais pressenti en ce rêve funeste, je n’eus pas la chance de revoir ma mère, répondit Milarépa.

– Comment le Jetsün est-il parvenu à sa demeure? Comment se passèrent les retrouvailles avec les gens du pays?

– Tout d’abord, dit Milarépa, j’interrogeai des bergers dans la haute vallée, sur un site d’où j’apercevais ma maison. Je leur demandai les noms des lieux et ceux de leurs propriétaires. Ils me répondirent avec précision. Puis, désignant ma propre maison, je dis :

«Comment s’appelle ce domaine, en bas? Et son maître, comment se nomme-t-il?

— Là-bas, c’est Quatre Piliers Huit Poutres. Hormis les démons, personne n’y vit.

— Ces gens ont-ils quitté le pays ou sont-ils morts? insistai-je, exigeant des détails.

— À l’origine, un homme riche s’installa dans cette vallée, mais il mourut prématurément, n’ayant eu entre-temps qu’un seul fils. On interpréta mal le testament et les membres du clan paternel s’approprièrent tous les biens du garçon après la mort de son père.

Ce qui leur avait été confié, ils ne le rendirent pas au fils devenu majeur. Ce dernier employa la magie noire, fit tomber la grêle et ruina le pays. C’est pourquoi, maintenant, tous les gens d’ici craignent les protecteurs de ce garçon. Ceux qui vont dans la direction de sa maison et de ses champs ne se risquent pas à y poser les yeux. À l’intérieur de ces murs, là-bas, il ne reste que des fantômes et la dépouille de la mère. Il avait une sœur, mais, abandonnant le corps de sa mère, elle a disparu, partie mendier on ne sait où. Quant au fils, il n’a pas donné la moindre nouvelle. Est-il mort? Si tu es capable d’y aller, yogi, regarde à l’intérieur de la maison, car on dit que s’y trouvent les Écritures sacrées.

— Quand tout cela s’est-il passé? demandai-je au berger.

— La mère est morte il y a environ huit ans. Les sortilèges, la grêle, je m’en souviens à peine. Rien de plus que ce que les autres en racontent.»

«Ils restent tous terrifiés par mes protecteurs et impuissants à m’agresser», me dis-je. La certitude que ma vieille mère avait péri et que ma sœur errait à l’aventure me submergea de tristesse. Je restai caché à pleurer tant qu’il fit jour et j’attendis que s’éteigne le rougeoiement du soleil pour me rendre chez moi. Je vis tout comme dans mon rêve : les champs envahis d’herbes folles, en ruine la maison bâtie à l’image d’un temple. J’entrai. Sur les étagères, les précieux livres de la doctrine avaient été abîmés par la pluie et les coulées de terre, oiseaux et souris y avaient niché, déposant leurs fientes. Où que je regarde, je n’éprouvais que désespoir. Je pénétrai ensuite dans la pièce du foyer. Sur un tas de boue sèche et de lambeaux de couverture mêlés, de l’herbe avait poussé. Comme j’en arrachai une poignée, il en sortit pêle-mêle plusieurs ossements blanchis. Je compris qu’il s’agissait des os de ma mère. Face à cela, qui ne se peut concevoir, je ne pus supporter le chagrin et le souvenir, la mélancolie me laissa sans voix, je perdis presque connaissance. Je me remémorai pourtant aussitôt les instructions de mon maître et mêlai le principe conscient de ma mère à mon propre esprit, puis je les joignis à la sagesse du cœur du lama kagyü. Assis sur les ossements, le corps, la parole et l’esprit immobiles, je restai dans l’expérience de la claire lumière. Je sentis que mon père et

ma mère s’étaient vraiment libérés des douleurs de la ronde des renaissances et des morts.

Je sortis sept jours plus tard de ma profonde concentration et je réfléchis. Convaincu que le samsara se révélait sans aucune substance, je décidai de faire mouler des figurines avec les os de ma mère mélangés à de l’argile, en donnant pour rétribution de ce service les volumes des précieuses Écritures. Quant à moi, il me fallait méditer nuit et jour, mort ou vif, à Drakar Tasso, la Roche Blanche. «Si les préoccupations du monde devaient se manifester, plutôt me suicider. Si les phénomènes du plaisir m’apparaissaient, que les dakinis protectrices de la doctrine me prennent la vie!» me dis-je. Je me fis à moi-même ce terrible serment.

Je rassemblai ensuite tous les os de ma mère, nettoyai les livres de la terre et des fientes et accomplis un service d’hommage. Ils n’avaient pas trop souffert des infiltrations d’eau, les caractères se déchiffraient encore. Après avoir chargé sur mon dos la première partie des volumes, je mis les restes de ma mère dans les pans de ma robe, et dans un état de tristesse indescriptible, pénétré de la vanité de l’existence mondaine, je chantai ma promesse de pratiquer la doctrine essentielle :



Ô seigneur compatissant de nature immuable!

Comme l’avait prédit le Traducteur Marpa,

Dans la prison démoniaque de ma terre ancestrale,

J’ai trouvé un instructeur : l’impermanence.

De grâce, je vous prie, menez-moi

Vers la connaissance décisive de ce maître.



La totalité des phénomènes du monde apparent

Sont éphémères, instables, changeants.

La loi de l’existence mondaine n’a nulle substance,

Comme les actes et les devoirs s’y révèlent vains,

Je vais pratiquer la loi de l’essentiel.



Quand jadis vivait mon père, il n’avait pas de fils.

Un jour paraît le fils, mais il perd son père.

Tous deux se sont croisés, cela n’a aucun sens.

Le fils pratiquera la loi de l’essentiel,

Il part méditer à Tasso la Roche Blanche.



Quand vivait ma mère, son fils n’était plus là.

Quand le fils revient, sa vieille mère est morte.

Tous deux se sont croisés, cela n’a aucun sens.

Le fils pratiquera la loi de l’essentiel,

Il part méditer à Tasso la Roche Blanche.



Quand la sœur vivait là, elle n’avait pas de frère.

Quand son frère reparaît, la sœur court de-ci de-là.

Tous deux se sont croisés, cela n’a aucun sens.

Le fils pratiquera la loi de l’essentiel,

Il part méditer à Tasso la Roche Blanche.



Quand il y avait des livres sacrés, je ne les honorais pas.

Quand je leur rends hommage, la pluie les a souillés.

Ces retrouvailles paraissent vides de sens.

Le fils pratiquera la loi de l’essentiel,

Il part méditer à Tasso la Roche Blanche.



Quand j’avais une maison, le maître était absent.

Quand le maître revient, la bâtisse tombe en ruine.

Ce lien entre eux paraît vide de sens.

Le fils pratiquera la loi de l’essentiel,

Il part méditer à Tasso la Roche Blanche.



Quand le champ était fertile, personne n’y travaillait.

Quand son propriétaire arrive, il ne reste que friche.

Leur rapport paraît vide de sens.

Le fils pratiquera la loi de l’essentiel,

Il part méditer à Tasso la Roche Blanche.

Le pays, la maison, le champ paternels

Sont des phénomènes matériels sans substance.

Que les êtres futiles les prennent si ça leur plaît!

Le yogi que je suis part trouver sa liberté.

Marpa Lotsa, ô père compatissant!

Bénissez le mendiant qui choisit le désert.



Ainsi, je chantai cette mélodie mélancolique.

Je me rendis d’abord chez le maître qui m’avait appris à lire. Lui-même était mort, mais j’offris à son fils les premiers volumes des Écritures sacrées.

«Je vous donnerai la fin de la collection, lui dis-je, mais je vous prie de mouler des figurines avec les os de ma vieille mère.

— Je ne les veux pas, me répondit-il, car vos protecteurs gardiens suivront les livres. Je vous aiderai pourtant à fabriquer les moulages de tsatsas.

— C’est moi qui les offre, les protecteurs ne viendront pas, dis-je.

— Alors c’est bien», conclut-il.

Avec mon aide il mélangea l’argile aux ossements et fit les moulages de figurines. J’accomplis le rituel de consécration, amenai les tsatsas dans un reliquaire, puis me préparais à partir quand le fils de mon professeur ajouta :

«Restez ici quelques jours, je ferai mon possible pour vous servir. Nous parlerons.

— Je n’ai pas loisir de bavarder et dois me hâter de faire retraite, dis-je.

— Alors restez ce soir, insista-t-il. Demain matin je vous fournirai des provisions.»

Je restai. Il me dit :

«Dans votre jeunesse, vous avez soumis vos ennemis par la magie noire. Devenu adulte, il est extraordinaire que vous pratiquiez la pure doctrine bouddhique! À l’avenir, vous deviendrez un maître éveillé. Quel est votre lama? Quelles instructions avez-vous obtenues?»

Et comme il me posait des questions très précises, je lui expliquai comment j’avais reçu la doctrine de la Grande Perfection, Dzog-chen, et surtout comment j’avais rencontré Marpa.

«Formidable! s’exclama-t-il. Si c’est ainsi, vous pourriez restaurer la maison, prendre Dzessé pour femme et garder le mode de vie de votre lama. Ce serait bien.

— C’est pour œuvrer au bien d’autrui que Marpa s’est marié, je n’ai pas les mêmes capacités ni les mêmes intentions. Le lièvre qui sauterait à la suite d’un lion tomberait à l’abîme et à coup sûr il y perdrait la vie. Plus généralement, la vie du monde m’afflige et, hormis les instructions de mon lama, j’ai toujours l’idée que je n’ai besoin de rien d’autre. L’engagement à méditer dans les montagnes désertes forme le point central des conseils de mon maître, c’est ainsi que je célèbre l’histoire de sa vie, c’est en pratiquant que je puis accomplir ses volontés. Ma méditation profitera aux créatures vivantes et à l’enseignement, elle réalisera mes propres desseins, elle guidera même mon père et ma mère. La méditation exceptée, je ne connais rien. Je ne ferai donc rien de plus et ne pense même à rien d’autre. Et puis, je suis revenu au pays parce que mes parents y possédaient un domaine. L’exemple des traces de leurs richesses disparues m’a éclairé, et la terrible volonté de me consacrer à la pratique brûle à l’égal d’un feu au-dedans de moi. D’autres n’ont pas eu à subir pareille souffrance et ne se souviennent pas de la douleur des enfers, de la douleur de la mort. Ceux-là peuvent se permettre une doctrine agréable. Mais moi, je veux méditer sans me soucier de paroles, de nourriture et de vêtements. Voilà mes intentions.»

Et tout secoué de larmes, je chantai :



Je me prosterne aux pieds de l’excellent Marpa,

Bénissez le mendiant, qu’il renverse les passions!



Pitié! Quelle misère! Pitié

Pour ceux qui croient aux phénomènes mondains!

Plus j’y pense, plus j’éprouve de tristesse.

Jouir du monde n’entraîne que souffrances,

Ses tourbillons précipitent au fond du samsara.

Ceux que leurs actes mènent à un tel écœurement,

Que feraient-ils sinon pratiquer la doctrine?

Ô seigneur Dordjé Tchang de nature immuable,

Bénissez le mendiant, qu’il sache vivre au désert!



Dans les villes de l’illusion et de l’éphémère,

Le voyageur qui vient de loin éprouve un grand dégoût.

Goung Thang ce merveilleux pays,

Les prés où pâturent chèvres, bœufs et moutons

Sont de nos jours propriétés des démons.

Ces exemples d’illusion et d’éphémère

Poussent à méditer le yogi que je suis.



Le foyer de Quatre Piliers Huit Poutres

Aujourd’hui ressemble aux dents d’un vieux lion.

La belle maison carrée rehaussée d’un pinacle

Est pareille aux oreilles d’un vieil âne.

Ces exemples d’illusion et d’éphémère

Poussent à méditer le yogi que je suis.



Le Triangle de Worma, le champ nourricier,

Aujourd’hui ne montre que friche et broussailles.

Ma famille et les fidèles du clan paternel

Se conduisent encore comme des ennemis.

Ces exemples d’illusion et d’éphémère

Poussent à méditer le yogi que je suis.



Mon bon père Mila Shérab Gyaltsen,

À ce jour il n’en reste plus trace.

De Nyangtsa Kargyen, ma chère mère,

Je n’ai trouvé qu’un tas d’ossements.

Ces exemples d’illusion et d’éphémère

Poussent à méditer le yogi que je suis.

Notre chapelain Könchog Lhaboum

Fait aujourd’hui le domestique.

La collection des Écritures sacrées

Abritait jusque-là oiseaux et souris.

Ces exemples d’illusion et d’éphémère

Poussent à méditer le yogi que je suis.



Mon voisin l’oncle Youngyal

Se ligue encore avec ceux qui me combattent.

Péta Ginkyid, ma sœur bien-aimée,

Est partie sans laisser de trace.

Ces exemples d’illusion et d’éphémère

Poussent à méditer le yogi que je suis.



Ô seigneur compatissant de nature immuable!

Bénissez le mendiant, qu’il reste dans les montagnes désertes!



Ainsi, j’exprimai ma douleur par ce triste chant.

«Très bien! C’est tout à fait vrai», dit mon hôte.

Il soupirait et gémissait tandis que sa femme pleurait à chaudes larmes.



J’avais vu l’état des choses dans mon pays. C’était une raison pour prendre l’engagement de méditer en solitaire, et je réitérai ce serment à haute voix plusieurs fois. Intimement je gardai toujours ce but, je n’y ai jamais manqué, et je n’ai donc aucun regret, dit Milarépa.

Parce qu’il s’était convaincu de la vanité de l’existence mondaine, il fit le serment de méditer dans la solitude. Telle est la sixième œuvre excellente.

CHAPITRE VII La méditation dans la montagne

Rétchungpa reprit :

– En quel endroit le Jetsün s’est-il tout d’abord livré à la méditation et à l’ascétisme?

– Le lendemain matin, poursuivit Milarépa, le fils de mon instituteur me dit :

«Voici des provisions pour soutenir votre retraite. Gardez-nous donc au cœur de vos pratiques spirituelles.»

Et je partis, emportant un plein sac de farine, du beurre et de la viande séchée. Je m’installai en méditation dans une belle grotte de la montagne située derrière ma maison. Comme j’économisais mes vivres, je me sentais physiquement affaibli, mais je progressais dans mes exercices spirituels. Je tins ainsi quelques mois. Mes provisions achevées, je ne pouvais rester longtemps privé de toute nourriture. Je pensai alors : «Je mendierai des condiments chez les pasteurs du haut de la vallée et des céréales chez les fermiers du bas. Je dois continuer de méditer en soutenant ma monture juste ce qu’il faut.» J’allai donc chez les éleveurs. À l’entrée d’une tente noire, je dis :

«Un yogi demande l’aumône de quelques victuailles.»

J’étais tombé sur le campement de ma tante. Elle me reconnut et fut si contrariée qu’elle excita ses chiens contre moi. Je me protégeai d’eux avec ma canne, avec des pierres, mais elle, apportant un piquet de tente, cria :

«Toi qui fais honte à un noble père! Boucher de ta propre famille! Toi, le démon qui a ruiné ce pays, pourquoi es-tu venu? Qu’un fils tel que toi soit né à un si bon père!»

Je m’enfuis sous les coups, mais les mauvaises conditions de vie avaient amoindri mes forces et, quand mon pied heurta une pierre, je m’affalai au milieu d’une mare. J’aurais pu mourir, elle braillait encore. Je me relevai tant bien que mal et, appuyé sur mon bâton, pour la tante je chantai :



Je me prosterne aux pieds de Marpa mon père.

À Korôn de Tsa, ce méchant pays,

Des parents firent la guerre à une mère et ses enfants.

Oncle et tante, nous avez-vous renvoyés

Comme un bâton éparpille un tas de pois?

Souvenez-vous!



Pendant que j’errais aux confins de la terre

Ma mère mourut de misère et de chagrin,

Ma sœur émigra pour mendier et survivre.

Je n’ai pas cessé de les aimer toutes deux.

Quand je revins sur la terre de mon père,

J’étais pour toujours séparé de ma mère adorée.

Ma chère sœur vagabondait au loin.

Je me sentis soulevé d’indignation.

Cette souffrance d’une mère et de ses enfants,

N’étiez-vous pas tous d’accord pour nous l’infliger?



Cet insupportable chagrin

M’a éclairé pour pratiquer la noble loi.

Quand je méditais sans arrêt dans la montagne

Les instructions du bienveillant Marpa,

Démuni de tout j’ai dû aller mendier

Pour soutenir ce corps illusoire.

Comme un insecte épuisé à l’entrée d’une fourmilière

Je me suis approché de la porte de ma tante.

Elle me dépêcha ses chiens féroces.

À bout de forces j’ai pourtant combattu.

Ses malédictions, ses vulgaires menaces

Suscitèrent un dégoût qui m’a levé le cœur.

Un piquet de bois en guise d’arme,

Elle a saoulé de coups mon pauvre corps.

J’en perdis presque une vie précieuse.



Mon irritation paraît justifiée

Mais j’agirai selon les ordres du lama.

Tante, renonce à ta vindicte!

Je mendie des vivres pour ma retraite.

Ô Marpa! Seigneur de compassion et d’amour,

Bénissez votre sujet et calmez sa colère.



Ainsi, avec des sanglots dans la voix je chantai cette mélodie. La tante avait honte, et la jeune fille qui se trouvait derrière elle pleurait sans arrêt. Toutes deux rentrèrent, puis la fille me porta une bille de beurre et du fromage en poudre. Je mendiai auprès d’autres campements où je ne connaissais personne, mais les gens savaient qui j’étais. Après m’avoir regardé avec insistance, chacun d’eux me fit une aumône de la meilleure sorte et j’emportai le tout. Étant donné l’attitude de ma tante, j’imaginais bien celle de l’oncle, il me fallait éviter son voisinage. Mais tandis que je mendiais chez les paysans de la haute vallée de Tsa, j’atteignis l’entrée de la maison que mon oncle avait perdue autrefois. Il cria en me reconnaissant :

«Je suis vieux et pareil à un cadavre, mais j’ai ce qu’il te faut.»

Et il me lança une pierre capable de me tuer, dont je sentis le souffle passer. Comme je le connaissais bien, je décampai. Il me jeta autant de pierres que ses forces le lui permirent. Je m’enfuyais pourtant, mais il sortit, tenant son arc et des flèches.

«Négociant de chair humaine! Toi qui amènes la honte avec toi! N’as-tu pas ruiné ce pays? Villageois, nous avons l’ennemi à portée de main! Venez vite! Sortez tous!» hurlait-il en me décochant des flèches.

Tandis que de jeunes garçons me jetaient aussi quelques pierres, j’eus l’idée de les menacer, car tous, sans exception, craignaient mes pouvoirs magiques.

«Ô lama kagyü! Océan des divinités buveuses de sang! Le yogi pratiquant de la doctrine fait face à des ennemis. Anéantissez ses poursuivants!»

J’ajoutai :

«Moi je peux mourir, mais les protecteurs de la doctrine, eux, sont immortels.»

Terrifiés, les jeunes garçons se saisirent de l’oncle. Certains, qui avaient gardé une attitude neutre, servirent d’intermédiaires et les jeteurs de pierres firent des excuses. L’oncle ne consentit pas à donner la moindre aumône, mais tous les autres villageois se montrèrent généreux et j’emportai leurs dons.

«Rester maintenant, pensai-je, aggraverait leur inimitié. Je dois m’en aller.» Mais la nuit je rêvai que, si je demeurais là quelques jours de plus, un signe heureux se manifesterait. Je restai, et Dzessé ainsi eut vent de ma présence. Elle vint me voir, m’apportant des vivres et de la bière. Elle se serra contre moi en pleurant, puis me raconta comment ma mère était morte et comment ma sœur était partie. Terriblement triste, je pleurai moi aussi beaucoup. Je lui dis :

«Après tout ce temps, tu n’es pas encore mariée…

— Personne ne m’a demandé : ils craignaient tes protecteurs. Il y en aurait eu un que je n’y serais pas allée. Quel étonnement de te voir bouddhiste! Comment feras-tu maintenant avec les champs et la maison?»

Je compris ses intentions et pensai à part moi : «Si je ne mène pas la vie d’un homme marié, c’est grâce à la bonté du Traducteur Marpa. Selon les usages spirituels, il me suffirait de formuler des prières, mais selon les usages du monde, il lui faut savoir à quoi s’en tenir.»

«Si tu revois ma sœur, donne-les-lui. En attendant, garde la terre. S’il est certain que ma sœur est morte, prends pour toi le champ et la maison, lui dis-je.

— Tu ne les veux donc plus?

— Je me priverai et chercherai ma nourriture comme les oiseaux ou les mulots, je n’ai pas besoin d’un champ. Je vivrai dans les grottes des lieux déserts, je n’ai pas besoin de maison. Si je possédais tout notre continent, il me faudrait bien le laisser au moment de mourir. Renonçant dès aujourd’hui, j’en aurai de la joie pour cette vie et pour les suivantes. C’est pourquoi mon comportement sera désormais contraire à celui des hommes. N’attends pas de moi que j’en sois encore un!

— Ta pratique va-t-elle donc à l’encontre de celle des autres religieux? s’enquit Dzessé.

— Les autres ont des intentions qui restent souvent dans le cadre des honneurs mondains. Alors, ils apprennent à commenter quelques phrases sorties d’ouvrages simples et se réjouissent du triomphe de leur propre opinion sur celle d’autrui. Ils se donnent le nom de “religieux” et s’essoufflent à entasser des richesses, à devenir célèbres. Je m’oppose aux gens de cette sorte qui se contentent de porter l’habit jaune, j’agirai tout à l’inverse. À côté de ceux-là, il existe des pratiquants qui, malgré leur philosophie et leur habit différents des miens, ne partagent aucun principe avec les précédents. Si nous poursuivons la même vérité, je ne saurai me détourner d’eux. Sinon, nous n’aurons rien de commun.

— Ton allure est pire que celle d’un mendiant, je n’avais jamais imaginé une pareille dégaine, dit-elle. De quel grand véhicule est ce costume que tu portes?

— Du meilleur de tous les véhicules. C’est le costume de la méthode appelée “Jeter au vent les huit préoccupations mondaines” pour atteindre l’éveil en cette vie.»

Elle dit :

«Puisqu’il y a selon toi contradiction entre vos comportements et vos allures, une des deux voies semble ne pas appartenir à la doctrine juste. Mais même si elles se valaient, c’est la leur que je préférerais.

— Moi je ne l’aime pas, cette doctrine qui te plaît à toi, créature mondaine. Et même ces religieux porteurs de la robe de moine avec lesquels je suis d’accord, il semble qu’ils possèdent encore quelques intérêts temporels. En admettant qu’il n’en soit rien, la différence entre nous se révèle inimaginable quand il s’agit de la vitesse de nos méthodes pour gagner l’éveil. Cela, tu ne le comprends pas. C’est pourquoi pratique la doctrine bouddhique si tu le peux. Si tu ne le peux pas, garde le champ et la maison et va-t’en reprendre tes habitudes.

— Je n’ai pas besoin de tes propriétés, fais-en cadeau à ta sœur. Je pratiquerai une doctrine, mais je suis incapable de me livrer à la tienne», répondit Dzessé avant de s’en aller.

Ayant appris que je ne m’intéressais plus à mon domaine, la tante laissa passer quelques jours. «Comme il dit agir selon les ordres de son lama, voyons voir si j’obtiendrai le champ», pensa-t-elle, et elle vint m’apporter de la tsampa, de la bière et des condiments. Elle me dit :

«L’autre jour, j’ai agi en ignorante. Que mon neveu me pardonne puisqu’il est un bon bouddhiste! Désormais, votre tante sèmera votre terre et vous apportera de la nourriture.

— Que la tante alors me procure chaque mois un sac de farine d’orge, et qu’elle dispose de l’excédent, répondis-je.

— C’est ce que je ferai.»

Elle respecta l’accord environ deux mois et m’envoya l’orge. Puis elle revint se plaindre :

«Les gens prétendent que, si je cultive ce champ, les protecteurs de mon neveu exerceront leur pouvoir magique. Mais peut-être ne feront-ils aucun mal…

— Pourquoi useraient-ils de maléfices? lui dis-je. Quand la tante travaille ce champ et m’amène des provisions, elle n’y gagne que des vertus.

— Très bien! Si pour mon neveu c’est indifférent, la tante se réjouirait qu’il en fasse le serment.»

Je ne savais pas quelles étaient ses intentions à ce sujet, mais la doctrine étant aussi de faire plaisir aux autres, je jurai. Elle s’en retourna, enchantée.

Je méditai ensuite avec toutes mes facultés d’endurance, mais sans parvenir à susciter la moindre des qualités de la félicité corporelle. Alors que je m’en inquiétais, je rêvai une nuit que je labourais une terre compacte sans pouvoir l’entamer. Je pensais abandonner la tâche quand le vénérable Marpa apparut dans l’azur. «Fils, laboure avec courage et enthousiasme! ordonna-t-il. C’est ainsi que tu ouvriras ce champ en dépit de sa résistance.» Guidé par Marpa je labourai, et cette terre, je rêvai qu’elle donnait une superbe récolte. Je me réveillai avec un sentiment de bonheur. «Même les idiots ne prennent pas pour vérité les traces illusoires d’un rêve. Serais-je plus débile encore?» pensai-je. Je me dis pourtant que cela présageait de la naissance des talents grâce à une méditation continue. Dans ma joie, je chantai pour éclaircir le sens de ce rêve :



Je supplie le gracieux seigneur,

Bénissez le mendiant, qu’il embrasse le désert!



Sur le champ de l’impartialité primordiale,

Avec l’engrais de la foi constante,

J’ai semé la graine d’un esprit pur et sincère.

Quand gronde le tonnerre des prières ferventes,

Naturellement les grâces tombent en pluie.



À l’attelage de l’esprit qui ne juge pas

J’ai accroché le soc de méthode et connaissance.

Un être dénué d’imagination

Tient la charrue avec vigilance.

Il agite le fouet de son enthousiasme

Et retourne le sol dur des cinq passions.

Il ôte les pierres du tempérament ordinaire,

Arrache l’hypocrisie ainsi que folles herbes.



Les épis de la vérité de la loi du karma

Offrent la récolte de la libération

Et les fruits des sages instructions

Emplissent les greniers vides.

Cette sublime nourriture apprêtée par les messagères

Soutiendra la méditation du yogi que je suis.



Ainsi ai-je éclairci le sens de mon rêve.

La vérité ultime ne vient pas avec des mots,

Elle ne se réalise pas avec de simples illustrations.

Que ceux qui se consacrent à l’éveil

Méditent avec courage, je le leur demande!

Avec les facultés d’endurance et d’ascétisme,

Toutes les difficultés engendrent des trésors.

Puissent ceux qui pratiquent et cherchent l’éveil

Ne trouver aucun obstacle dans leur méditation!



Cela énoncé, je pensai devoir partir méditer à Drakar Tasso, la Roche Blanche. C’est alors que la tante vint m’apporter trois secs de farine d’orge, un manteau de peau retournée, un habit complet de beau coton et des condiments, beurre et graisse mélangés.

«Cela représente le prix d’achat du champ de mon neveu, dit-elle. Prenez-le, et qu’il vous serve à partir dans une région dont mes oreilles n’entendront pas parler et que mes yeux ne verront pas. Car tous les gens du pays m’ont avertie : “Après les malheurs que nous a déjà infligés Thôpaga, vous faites des affaires pour son compte. S’il tuait les survivants de ce village, nous vous mettrions à mort tous les deux.” Il paraît préférable que mon neveu s’en aille. S’il ne partait pas, cela n’aurait de toute façon aucun sens de me tuer, moi, mais ils n’hésiteraient pas à éliminer mon neveu, je le sais.»

Je pensai : «Les gens d’ici n’ont pas dit cela, je le sais bien. En supposant que je n’agisse pas selon la loi bouddhique, je n’ai pas pris l’engagement de ne pas exercer mon pouvoir magique contre ceux qui m’ont dépossédé. Et pour le yogi, un serment étant aussi illusoire qu’un rêve, je pourrais sans difficulté renvoyer la grêle sous leurs pieds. Pourtant, je n’agirai pas ainsi. Sur qui méditerais-je la patience si je n’avais aucun motif de colère? Que ferais-je de ce champ et de ces choses périssables si je mourais cette nuit? On dit que la patience est un excellent moyen pour gagner l’éveil. La tante sera la base de cette méditation. Grâce à l’oncle et à la tante, j’ai rencontré la noble doctrine, et comme je leur en suis très reconnaissant je formerai des vœux pour qu’en retour ils obtiennent l’état de bouddha dans leur vie future. En cette vie-là, je peux non seulement leur donner le champ, mais aussi la maison.» Je parlai à la tante en ce sens :

«Hormis les instructions du lama, je n’ai besoin de rien pour mon accomplissement spirituel. Que la tante prenne la terre, et la maison avec!»

Et je chantai ainsi :



Les joies et les peines du mendiant

Qui parcourt les montagnes désertes,

Vous les connaissez, ô lama compatissant!



Je suis las des œuvres du tourbillon mondain,

Leur pollution étouffe toute libération.

Les hommes cultivent les actions mauvaises,

Ils goûtent aux douleurs des mondes infernaux.

L’attachement à la famille est une citadelle

Où l’on pénètre, et c’est un gouffre de feu.

Les richesses que l’homme accumule

Nourriront ses propres ennemis.

Thé ou bière trop désirés se changent en poison,

Ils ferment la veine de la délivrance.

La tante donne son avarice pour prix de ce champ,

Elle me ferait renaître dans le monde de l’avidité.



La haine dicte les discours de ma tante,

Qui mettent la ruine sur elle et sur autrui.

Tous mes biens, ma terre et ma maison,

Tu peux les garder et te réjouir, tante.

Tes racontars sont purifiés par la doctrine.

La parole divine en essence se réalise,

La parole démoniaque est vaincue par la compassion.

J’ai jeté la calomnie au vent

Et regarde au-delà des collines.



Ô seigneur gracieux de nature immuable,

Bénissez le mendiant, qu’il embrasse le désert!



Ainsi ai-je chanté.

«Il semblerait que mon neveu agisse comme un bon bouddhiste, dit la tante. Je m’en réjouis.»

Et, satisfaite, elle s’en alla. J’eus un terrible accès de tristesse, provoqué par ces événements, mais la décision prise au sujet de la maison et de la terre m’apporta le repos de l’esprit. Je pensai alors partir méditer à la Roche Blanche selon mon vœu initial. Cette grotte, celle où j’avais ancré mes pratiques contemplatives, fut plus tard renommée comme la Grotte des Fondations.

Le lendemain matin, emportant les choses reçues pour prix du champ et le peu que je possédais par ailleurs, je partis pour Drakar Tasso sans que personne s’en aperçoive. Je trouvai la grotte agréable et je m’y installai. J’arrangeai une natte bien ferme pour méditer, qui me servit aussi de couche. Puis je m’engageai par ces mots à ne pas rejoindre les villages : «Tant que je n’aurai pas donné vie à des expériences et des réalisations sublimes, dussé-je mourir de faim dans ces montagnes désertes, je ne descendrai pas mendier auprès des croyants, ni me gaver des cendres du pain consacré des défunts*. Je ne descendrai pas pour me vêtir, dussé-je mourir de froid. Je n’accepterai ni distractions ni fêtes, dussé-je périr de tristesse. Je mourrai de maladie, mais je ne descendrai pas chercher de médecines. Je ne bougerai pas d’un pouce pour accomplir les tâches mondaines, mais je méditerai jusqu’à l’éveil, le corps, la parole et l’esprit attentifs. Ô lama! Ô divinité tutélaire! De grâce, permettez-moi de tenir ces engagements! Que les messagères et les protecteurs du dharma m’aident à parfaire mon dessein! Au cas où je transgresserais ces vœux, je préférerais mourir plutôt que de vivre hors de ma retraite. Que l’océan des divinités gardiennes prenne ma vie aussitôt que j’aurai violé mes vœux! Que lama et yidam m’aident à retrouver la noble doctrine dans l’existence suivante en renaissant dans un corps humain capable de méditer!»

Après cette promesse, je chantai une prière d’engagement :



Fils héritier de Naropa, voie de la délivrance,

Bénissez le mendiant, qu’il reste dans les montagnes!



Loin de l’agitation de ce monde démoniaque,

Puissé-je développer ma profonde contemplation!



Sans me plaire aux eaux dormantes du calme mental,

Que paraissent les fleurs de la vision pénétrante!



L’impatience de l’activité volontaire évitée,

Les feuilles de la non-action puissent-elles s’épanouir!



Que l’incertitude ne gagne pas ma cellule

Et que viennent les fruits de l’expérience et de la réalisation!



Les démons et leurs obstacles neutralisés,

Puissiez-vous guider mon esprit vers la connaissance décisive!



En ne doutant pas de la voie de la méthode,

Puisse le fils suivre les traces de son père!

* Participer aux rituels menés pour guider la conscience des défunts. Durant plusieurs jours, les familles offrent bonne chère aux moines conduisant les cérémonies.

Ô seigneur compatissant de nature immuable,

Bénissez le mendiant, qu’il vive au désert!



Je formulai cette prière puis je méditai, soutenu par un gruau léger fait d’une misérable farine. J’avais acquis l’assurance mentale de Mahamudra, mais pourtant je ne pouvais pas contrôler mon souffle, car j’avais perdu ma force physique. Comme la chaleur mystique ne brûlait jamais en mon corps, j’avais terriblement froid. J’adressai alors une prière unique au lama. Une nuit, dans une vision lumineuse, plusieurs femmes me furent envoyées, dirent-elles, par Lama Marpa. Elles firent cercle autour de superbes offrandes de nourriture et me parlèrent : «Si Milarépa ne trouve pas la chaleur intérieure, a dit Marpa, qu’il pratique la méthode d’assouplissement du corps, de la parole et de l’esprit.» Et elles me montrèrent les exercices de yoga à pratiquer. Avec la posture accroupie, reliant les six foyers internes, je cherchai la félicité corporelle. Avec la maîtrise du souffle de l’énergie vitale, je cherchai la dextérité de la parole. Je cherchai la souplesse de l’esprit avec l’attitude où les nœuds, naturellement, se défont. Tandis que je méditais, la chaleur de l’extase naquit en mon corps.

Une année environ passa et j’éprouvai un jour le désir d’aller me détendre. J’étais sur le point de partir quand je me souvins de ma promesse. Je me fustigeai alors moi-même dans un chant :



Ô Marpa! Émanation du grand Dordjé Tchang,

Bénissez le mendiant, qu’il reste au désert!



Milarépa, garçon délicat,

Que cette mélodie soit pour toi un utile conseil!

Tu es privé de compagnon et de conversation,

Le spectacle a déserté la vallée.

Quitte ta tristesse, ton désir n’a pas d’objet.



Ne disperse pas ton esprit, laisse-le à sa place,

Agité, il se souviendrait de toutes ses fautes.



Ne sois pas distrait, troublé, reste attentif,

Sinon tes dévotions se perdraient au vent.



Ne pars pas, ne bouge pas, reste ferme sur ton siège,

Ton pied heurterait les pierres du chemin.



Pas de répit, de détente, courbe la tête,

Tu partirais pour errer sans raison.



Ne te couche pas, ne dors pas, poursuis tes dévotions,

De leur venin, sinon, les cinq passions t’écraseraient.



Je m’invectivai ainsi moi-même, puis je méditai nuit et jour. Pendant plus de trois ans je développai ma pratique spirituelle. Je m’étais alloué un sac de farine par an et j’avais épuisé mes réserves. J’allais vers la rupture au cas où je n’aurais plus rien du tout pour me soutenir. «Les êtres du monde se réjouissent d’acquérir une ou deux onces d’or et se désespèrent de les perdre, pensai-je. Leur souffrance, pourtant, ne vaut pas celle d’un être humain qui perd la vie sans avoir obtenu l’état de bouddha. Il est plus important pour un homme de se consacrer à l’éveil que d’entasser trois mille onces d’or. Transgresser mon vœu initial, ou continuer ma méditation jusqu’à la mort, comment choisir? Je ne descendrai pas dans les villages, car, fût-ce pour la doctrine, je ne violerai pas mon engagement. Je dois cependant me mettre à la recherche d’une nourriture frugale.»

J’avançai un peu sur le devant de ma grotte, là où le soleil chauffait, où l’eau était belle, où des orties avaient poussé. Le site était clair et dégagé, j’y émigrai dans la joie. En me soutenant d’un brouet d’orties, je continuai là mes pratiques. Sans vêtement, sans le moindre aliment fortifiant, mon corps devint squelettique et prit peu à peu la couleur de l’ortie. Quand sur ma peau les poils verdirent, je saisis le rouleau que m’avait donné le lama et je le posai sur ma tête. Je n’avais rien à manger, mais je me sentis dès lors le ventre plein, et j’éructai même parfois de contentement. Alors que je pensais en briser le sceau, un signe m’avertit qu’il n’était pas encore temps de le lire. Aussi le laissai-je intact.

Une année environ passa. Des chasseurs du village de Kyirong qui n’avaient pas tué de gibier arrivèrent.

«C’est un démon!» hurlèrent-ils avant de s’enfuir.

Je leur assurai que j’étais bien un homme, un ermite méditant.

«Il n’y ressemble guère, mais il faut y voir», dirent-ils. Ils s’approchèrent et mirent la grotte à sac.

«Où se trouvent tes provisions de bouche? Prête-les! Nous te les rendrons plus tard et tu y gagneras. Si tu refuses, nous te tuerons.» Comme ils me menaçaient, je leur dis :

«Je n’ai rien d’autre que des orties. Vous pourriez me soulever moi-même, je ne crains pas d’être dévalisé.

— Nous ne sommes pas des pillards. Que nous vaudrait de soulever l’ermite?

— Des mérites, répondis-je.

— Alors soulevons-le!»

Ils me prirent donc à bras-le-corps et me lâchèrent plusieurs fois. Les privations endurées m’avaient couvert de plaies, mais j’éprouvai une intolérable compassion pour eux et me mis à pleurer. Un des hommes, qui restait là sans participer aux violences, dit :

«Assez, vous autres! Il s’agit d’un bouddhiste authentique. Quand bien même il ne le serait pas, il n’est pas très valeureux de traiter ainsi un homme aussi maigre. Nous sommes affamés, il n’est d’aucun secours. N’agissez pas ainsi!»

Et il me demanda :

«Yogi admirable, puisque je ne vous ai pas tourmenté, placez-

moi sous la protection de votre méditation.»

Les autres ajoutèrent :

«Puisque nous t’avons soulevé, protège-nous aussi.» Le premier leur dit :

«Il existe différentes manières de protéger, je vous le garantis.»

Ils partirent en éclatant de rire. Bien que je n’aie conçu nulle vengeance magique, la punition vint des Trois Précieux Protecteurs. Le chef du pays infligeait un châtiment aux chasseurs. Ceux-ci furent pris, le meneur fut mis à mort et, hormis celui qui avait dit : «N’agissez pas ainsi!», tous les autres eurent les yeux arrachés.

Un an de plus passa. Il ne me restait plus pour me couvrir que les haillons de la pelisse que m’avait donnée la tante pour prix du champ et les sacs de farine vides. Je pensai m’en confectionner une couche après avoir cousu ces morceaux de tissu ensemble, mais je me dis : «Si je mourais cette nuit, il ne me servirait à rien de coudre; plutôt méditer, c’est plus réjouissant.» Les restes du manteau une fois étendus sur le sol, je m’en recouvris tout le bas du corps, puis je m’enveloppai le haut avec les morceaux de sacs. Ainsi je fis face. Quand ces guenilles ne me couvrirent plus du tout, je pensai que mon renoncement était excessif et qu’il me fallait coudre. Ne disposant ni de fil ni d’aiguille, je dus nouer et enrouler trois morceaux de sacs autour de moi puis les attacher par leurs extrémités autour de ma taille. Ce fut tout ce que j’arrangeai pour le jour. J’étendis mes habits en loques sur ma couche. Ce fut tout ce que j’arrangeai pour la nuit. Et je méditai.

Un an plus tard environ, arriva l’écho de plusieurs voix d’hommes. Je vis des chasseurs transportant quantité de viandes qui arrivaient à l’entrée de ma grotte. À ma vue, ils s’écrièrent :

«C’est un démon!»

Les premiers s’enfuirent, mais ceux qui suivaient leur dirent :

«Il n’y a pas à craindre les démons durant le jour. Retournez regarder tranquillement. Est-il encore là?

— Il y est toujours», leur répondit-on.

Même les plus vieux chasseurs, qui arrivaient derrière, éprouvaient de la peur.

«Je ne suis pas un démon, leur dis-je. Je suis un renonçant qui médite sur cette montagne. Je n’ai plus rien à manger, ce qui explique mon allure.»

Et je leur racontai mon histoire. Ils entrèrent dans la grotte en disant :

«Nous verrons bien s’il ment.»

Ils ne trouvèrent que des orties. Dans leur foi, ils m’offrirent leur surplus de farine et une bonne part du gibier.

«Comme votre conduite est extraordinaire! Les créatures vivantes que nous avons tuées, guidez-les vers une renaissance supérieure! Et lavez-nous de nos fautes!»

Ils me montrèrent ainsi leur respect, puis s’en allèrent. En me réjouissant de profiter d’une nourriture digne d’un être humain, je mangeai de la viande cuite. Mon corps s’assouplit, je repris force et éclat. Je me sentis mentalement revigoré et mes exercices spirituels n’en acquirent que plus de puissance. Je vécus une expérience de la félicité tout à fait nouvelle. Je me dis alors que les quelques aliments offerts à l’ermite isolé dans les montagnes apportaient plus de mérites que les dons par centaines faits à ceux qui pratiquent le faux-semblant au cœur des villages. Je mangeai la viande avec parcimonie, et finalement elle se peupla de vers. Je voulus m’en servir après l’avoir nettoyée mais je me dis : «J’en perdrais tout bienfait et tout plaisir, car je ne veux pas dérober à la vermine sa part de nourriture.» Je laissai la viande aux asticots, et repris mon sévère régime aux orties.

Un individu vint une nuit, espérant que je possédais quelques biens. Tandis qu’il était en train de tout chambouler dans la grotte, j’éclatai de rire.

«Ce que je ne trouve pas ici durant le jour, lui dis-je, vois donc si tu le découvriras la nuit!»

Lui aussi éclata de rire et sortit.

Un an de plus passa. Il vint quelques chasseurs de Tsa n’ayant rien tué. Je restai absorbé dans ma contemplation, vêtu des trois morceaux de sacs noués entre eux. En me visant de leurs arcs bandés, ils s’interrogeaient :

«Est-ce un homme ou un démon? Est-ce un fantôme? Ce serait bien un démon au vu de son accoutrement.»

Je dis alors :

«C’est moi. Je suis un homme.»

Ils me reconnurent à mes dents tachetées de points blancs.

«Serais-tu Thôpaga?

— C’est moi.

— Fais-nous aujourd’hui l’aumône d’un peu de blé, nous te le rembourserons généreusement. On a raconté que tu étais un jour revenu au pays. Tant d’années se sont écoulées depuis. Es-tu resté là jusqu’à maintenant?

— C’est cela, dis-je. Mais je n’ai rien à manger qui vous convienne.

— Donne-nous ce que tu manges toi-même, cela nous ira.

— Alors chargez-vous du feu, et cuisez de l’ortie.»

Après avoir allumé un feu et fait bouillir de l’ortie, ils me dirent :

«Il faudrait ajouter quelque chose pour épaissir.

— Si j’avais de la viande ou de la graisse, je ne serais pas privé d’aliments nourrissants. Des années ont passé sans rien de cela. Assaisonnez avec des orties!

— Alors il faudrait quelque chose comme de la farine, dirent-ils.

— Si j’avais la moindre poudre, je ne serais pas privé d’aromates. Des années ont passé sans rien de cela. Mettez donc là aussi de l’ortie!

— Il n’y a pas moyen de manger sans sel, dirent-ils.

— Si j’avais du sel, je ne serais pas privé de toute saveur. Des années ont passé sans rien de cela. Salez avec de l’ortie!

— Il est certain que ta nourriture et ton vêtement t’ont amené à prendre cette apparence spectrale et à parler ainsi. Ce n’est pas humain. Même un domestique trouve des vêtements chauds et mange tout son saoul. Il n’existe pas sur terre d’homme plus misérable et plus pitoyable que toi! s’exclamèrent-ils.

— Assez de parler ainsi, vous autres! Je suis le plus favorisé des hommes, celui qui a rencontré le Traducteur Marpa du Lhobrag, qui a obtenu les instructions qui libèrent en une seule vie et en un seul corps. J’ai renoncé en esprit à cette existence pour méditer dans les montagnes désertes et j’accomplis un dessein pour l’éternité. J’ai vécu en me privant de nourriture, d’habit, de parole, et je vaincrai en cette vie toutes les passions. Il n’existe pas sur terre d’homme plus inspiré et plus intrépide que moi. Vous qui êtes nés dans un pays où se propage l’enseignement du Bouddha, vous n’avez pas même le discernement d’écouter simplement la doctrine. Celui qui se livre à la méditation vous paraît beaucoup trop vertueux. Vous ne ferez pas de plus grosse erreur que celle-ci : accumuler les fautes poignées après poignées. Elles vous mèneront en des enfers interminables et profonds. Définitivement, je suis bien et suprêmement joyeux. Parce que j’ai confiance en ma félicité actuelle, écoutez donc mon chant!»

Et je dis le Chant des Cinq Bonheurs :



Je me prosterne aux pieds du seigneur Marpa,

Qu’il m’accorde de renoncer à l’existence présente!



À Drakar Tasso, Dent du Cheval de Roche Blanche,

Au sommet du Fort de la Voie du Milieu,

Moi, le yogi tibétain vêtu de coton,

J’ai renoncé à la chère et aux habits en cette vie.

Je médite pour atteindre le parfait éveil.



Je suis heureux de me poser sur un coussin dur,

Heureux de la toile de coton qui me couvre,

Heureux de la corde qui tient mes genoux *.

Affamé ou rassasié, mon corps ne distingue plus,

Je suis heureux,

Heureux de l’esprit en sa nature, simplement attentif.



Je ne suis pas malheureux, tout m’est bonheur.

Agissez ainsi pour trouver la même félicité.

Si vous n’avez pas la chance de pratiquer le dharma,

Épargnez-moi votre misérable pitié

Car je médite pour la béatitude perpétuelle

De toutes les créatures, de vous comme de moi.



Le soleil sur le col disparaît,

Que chacun rejoigne son séjour!

La vie est courte, l’heure de la mort inconnue.

Je médite pour atteindre l’état de bouddha,

Je n’ai pas de loisir pour les vains bavardages.

Je demeure dans la contemplation.



«Le bonheur véritable, dirent-ils, c’est votre voix qui nous l’apporte. Mais agir selon votre exemple ne nous conviendrait pas.» Et ils s’en furent.

Comme chaque année à Kyanatsa, un grand banquet de bière avait été organisé à l’occasion d’un rituel de moulages de figurines. Lors de la fête, les chasseurs à l’unisson chantèrent la mélodie des Cinq Bonheurs. Péta se trouvait là, pour y mendier, et elle les écouta.

«L’homme qui a chanté ces mots est un bouddha! s’écria-t-elle.

— Bien, dit un des chasseurs, elle complimente son frère.

* Appelée “corde de méditation” (tib. : sgom-thag), elle est placée de façon à maintenir le corps dans la position adéquate durant les longues postures. Elle entoure le corps, de l’épaule aux genoux.

— Qu’il soit bouddha ou simple créature, dit un autre, c’est le chant de ton frère qui se prépare à mourir de faim.

— Mon père et ma mère sont morts depuis longtemps, ma famille me traite en ennemie, et il n’y a pas de quoi se moquer d’une mendiante qui n’a pas revu son frère parti errer au fin fond du pays», répondit Péta.

Dzessé arriva tandis qu’elle sanglotait.

«Ne pleure pas, lui dit-elle, il s’agit bien de ton frère. Je l’ai rencontré moi aussi. Pars pour Drakar Tasso et cherche-le! S’il y est, nous irons toutes deux le retrouver.»

Convaincue, elle arriva à la Roche Blanche, portant des présents qu’elle avait mendiés : une pleine jarre de tchang et un petit récipient rempli de farine mélangée à de la graisse. De l’extérieur de la grotte elle m’observa. J’avais le corps brûlé par les privations, les yeux enfoncés dans leurs orbites et les os qui saillaient de partout. J’étais si maigre que ma peau verte hérissée de poils verts se décollait carrément du squelette. Mes cheveux étaient rêches à faire peur. Me voyant les membres prêts à se briser, elle s’effraya tout d’abord, pensant que j’avais tout d’un démon. Mais comme elle avait entendu dire que son frère allait mourir de faim, elle hésitait.

«Êtes-vous homme ou démon? demanda-t-elle.

— Je suis Mila Thôpaga», dis-je.

Reconnaissant ma voix elle m’enlaça.

«Mon frère! Mon frère!» répétait-elle.

Puis elle s’évanouit et resta un bon moment sans connaissance. Comprenant que c’était Péta, je ressentis joie et tristesse. J’employai tous les moyens pour la ranimer, et enfin elle recouvra les sens. La tête entre mes genoux, les mains lui couvrant le visage, elle pleura et se lamenta.

«Notre mère est morte de chagrin, se languissant de revoir mon frère aîné. Personne ne nous entoura. J’étais trop malheureuse pour rester à la maison, je suis partie mendier ailleurs. Je me demandais si mon frère était mort lui aussi. Je pensais que, s’il vivait, il devait jouir de plus de bonheur. Et voilà justement l’état de mon frère. Et voici ce que je vaux, moi ta sœur. Personne ne deviendra plus misérable que nous deux sur terre.»

Et. tandis qu’elle appelait notre père et notre mère en sanglotant j’essayai bien de la réconforter, mais sans succès. Moi aussi désespérément triste, pour ma sœur je chantai :



Seigneur lama, je vous salue!

Bénissez le mendiant, qu’il vive au désert.



Tu t’affliges, ma sœur, de la confusion du monde,

Les joies et les peines pourtant sont éphémères.

Ta souffrance actuelle pourrait se transformer,

Devenir certainement un bonheur durable.

Aussi, écoute le chant de ton frère aîné!



Avec gratitude pour tous les êtres qui sont mes parents

Je pratique la doctrine en ce lieu.

Si je regardais mon repaire

Je le prendrais pour celui d’une bête sauvage,

D’autres s’ils le voyaient s’en indigneraient.



Si je regardais ma nourriture

Elle conviendrait mieux aux chiens ou aux porcs,

D’autres à la voir seraient pris de nausées.



Je pourrais regarder mon corps réduit à un squelette,

Même un ennemi à sa vue en pleurerait.

Je pourrais prendre ma conduite pour celle d’un fou,

Ma sœur en ressent honte et déception.



Je verrais en mon esprit matière à l’éveil,

Le Victorieux se réjouirait de me regarder.



La chair transpercée sur mon lit de pierres froides,

J’ai fait montre d’endurance.

Dedans, dehors, j’ai pris la nature de l’ortie,

La couleur verte ne s’altère pas.

Dans les grottes désertes

Il n’y a rien pour dissiper mon chagrin,

Mais mon cœur ne se sépare jamais

Du lama, bouddha passé, présent et futur.

Par la force de la méditation assidue

Je ne doute pas de créer des expériences et des réalisations.

Si vraiment elles apparaissent,

Survient fortuitement le bonheur en cette vie,

Et le parfait éveil dans la suivante.

Ainsi, ma chère sœur Péta,

N’exagère pas ta peine ni ta douleur,

Je te prie d’accepter les privations pour la doctrine.



Ainsi lui ai-je dit.

«S’il en était ainsi, ce serait merveilleux, répondit Péta, mais cette vérité-là semble difficile à croire. Même si les autres bouddhistes n’agissaient pas de même en tout, ils imiteraient au moins cette conduite en partie. Pourtant, je n’en ai pas vu un seul qui s’impose pareille souffrance.»

Elle me donna la bière et la nourriture. Au moment où je bus et mangeai, mon intellect en fut ravivé. Cette nuit-là, j’en ressentis tout le bénéfice dans mes dévotions.

Le lendemain matin, après le départ de Péta, j’éprouvai une double sensation de douleur et de plaisir physiques aigus, inconnue jusque-là. Quand diverses pensées, morales ou immorales, me traversèrent l’esprit, je méditai énergiquement, mais sans succès aucun. Quelques jours plus tard, Dzessé vint me voir, accompagnée de Péta. Elles apportaient de la viande, du beurre rance, de la bière et de la tsampa en quantité, et je les rencontrai alors que j’étais allé chercher de l’eau. Me voyant nu, seulement vêtu de vert, toutes deux eurent le feu aux joues et, sans résister, se mirent à pleurer. Elles offrirent les victuailles puis, pendant que je buvais la bière qu’elles me tendaient, Péta dit :

«Quoi qu’il en soit de l’opinion sur mon frère, on ne peut plus l’appeler un homme. Demande quelques aumônes et nourris-toi un peu comme un être humain. Je te donnerai un habit fait selon tes souhaits.

— Va mendier au moins quelques oboles pour survivre, renchérit Dzessé. Je t’offrirai un vêtement moi aussi.

— Ignorant de l’heure de ma mort, il me paraît vain de perdre du temps à quémander ma survie. Je ne regretterais même pas de mourir de froid, puisque ce serait pour la doctrine. Si je vous écoutais, je devrais abandonner ma retraite et, en me servant des efforts de ma pratique, entasser vivres et belles robes. Famille et joyeux compagnons se réuniraient alors en présence d’une sorte de gandin, pour boire et manger sans pudeur. Cette doctrine ayant pour but le divertissement ne me comble en rien. Vos habits et vos visiteurs, je n’en veux point. Je ne vous obéirai pas et ne demanderai pas l’aumône.

— Alors, dit Péta, comment mon frère mènera-t-il ses projets? N’y a-t-il pas moyen qu’ils s’accomplissent de façon plus agréable?»

Je lui répondis :

«La misère des trois mondes inférieurs est inimaginable, et bien pire que la mienne. Il s’y trouve une multitude de créatures pour l’expérimenter. Quant à mes volontés, c’est ainsi que je les accomplirai.»

Et je chantai comment achever mon dessein :



Je vous salue, ô seigneur lama,

Bénissez le mendiant, qu’il reste au désert!



Si je pouvais mourir en ces montagnes

Sans que mes ennemis ne devinent ma misère,

Sans que mes proches ne devinent mon bonheur,

J’aurais achevé mon dessein de renonçant.



Si je pouvais mourir en ces montagnes

Sans que ma sœur ne me voie malade,

Sans que mes amis ne me voient vieillir,

J’aurais achevé mon dessein de renonçant.



Si je pouvais mourir en ces montagnes

Mon corps putréfié hors de vue des oiseaux,

Ma mort ignorée des humains,

J’aurais achevé mon dessein de renonçant.



Si je pouvais mourir en ces montagnes

Ma chair décomposée sucée par les mouches,

Mes veines et mes nerfs rongés par les vers,

J’aurais achevé mon dessein de renonçant.



Si je pouvais mourir en ces montagnes

Sans que l’homme ne laisse d’empreintes à ma porte,

Sans qu’il ne tache de sang le sol à l’intérieur*,

J’aurais achevé mon dessein de renonçant.



Si je pouvais mourir en ces montagnes

Sans personne pour demander où je suis,

Sans personne pour signaler ma retraite,

J’aurais achevé mon dessein de renonçant.



Voilà les souhaits du mendiant pour sa mort

Dans les grottes des vallées désertes.

Puissent-ils servir au bien des créatures!

Alors mes volontés seront accomplies.



«C’est merveilleux, dit Dzessé, vos paroles du début et vos actes présents restent en harmonie.

— Quoi qu’en dise mon frère, poursuivit Péta, je supporte très mal qu’il se passe complètement de nourriture et de vêtements. J’apporterai le nécessaire pour confectionner un habit. Bien nourri et bien vêtu, sa méditation ne s’échappera pas. Il n’a rien à craindre. Mon frère n’aura pas à demander l’aumône et, selon sa volonté, il mourra de misère dans ces montagnes désertes, sans personne pour l’entourer. Mais au cas où il ne périrait pas, j’apporterai tout ce qu’il faut pour l’habiller.»

Après leur départ, je mangeai les victuailles. Les accès de plaisir et de douleur physiques, les visions mentales tentatrices augmentèrent alors et je devins incapable de méditer. «Je ne connaîtrai pas de pire obstacle que l’impuissance à méditer», pensai-je. Puis je brisai le sceau du rouleau donné par mon maître et je le regardai.

À l’intérieur, se trouvaient des instructions essentielles pour transformer en qualités ce qui semblait douteux. Ainsi, à ce

* Dans les régions tibétaines sans arbres et sans nul bois disponible, les corps sont découpés et offerts aux vautours, oiseaux sacrés. Cette tradition remonte à l’Inde ancienne.

moment précis, il était écrit que je devais me soutenir à l’aide d’une bonne nourriture. La ténacité m’avait jusque-là rendu capable de méditer, mais, à cause de ma déplorable alimentation, les éléments internes de l’énergie ne réagissaient plus. La bière de Péta les ranima un peu. Les présents de Dzessé les rétablirent tout à fait. J’appliquai les conseils du parchemin et je m’efforçai sur les visualisations, le contrôle du souffle et la posture du corps. Les nœuds des petites artères se défirent. Un point se dénoua aussi au-dessous du nombril, sur l’artère centrale. Je ressentis une lucidité, une félicité, une confiance pareilles en théorie à ce que j’avais déjà expérimenté. Mais en fait, c’est tout le génie d’expériences et de réalisations différentes qui se manifesta avec puissance et stabilité. Libéré des obstacles, je reconnus que les défauts pouvaient être des qualités. Ce que j’avais pris pour des aberrations de l’esprit devenait le corps absolu de vérité.

De façon générale, je compris l’interdépendance de la totalité des phénomènes de samsara et nirvana, et je mesurai l’impartialité de l’esprit en son état de conscience primordiale. Avec une vue erronée sur la voie, certaines causes ont pour fruit le samsara. Avec la connaissance pénétrante, les mêmes causes conduisent au nirvana. Dans l’expérience du vide ouvert et lumineux, se trouvait la substance de ces deux vérités, je m’en convainquis. Cette fois-là, des talents m’étaient venus parce que j’avais déjà une expérience de la méditation, mais aussi parce qu’une succession d’enchaînements, les aliments et les instructions du lama, en avaient créé la cause. Je le compris.

La méthode tantrique conduisait à une connaissance décisive qui n’avait rien d’ordinaire, car l’on apportait sur la voie tous les objets du désir. Je compris aussi l’extrême gratitude que je devais à Péta et Dzessé. Je leur exprimai ma reconnaissance et dédiai ces vertus à leur éveil, puis je dis le Chant des Enchaînements de Causes à Effets :



Je me prosterne aux pieds de Marpa du Lhobrag.

Bénissez le mendiant, qu’il reste dans les montagnes!



Les dons et le mérite de mes bienfaiteurs

Donnent des résultats qui servent nos deux desseins.

Ce corps périssable si dur à obtenir,

Sa rencontre avec les aliments lui rend la santé.



La fertilité du sol de cette terre

Et la pluie, nectar de l’azur,

Se rencontrent au profit de tous les êtres.

Une loi divine est au cœur de ces enchaînements.



Ce corps d’illusion nourri par les parents

Et les instructions de l’excellent lama

Se rencontrent pour pratiquer la doctrine.

La persévérance est au cœur de ces enchaînements.



Les grottes des vallées désertes,

Associées à une dévotion sincère,

Créent les circonstances du succès.

La vacuité est au cœur de ces enchaînements.



La patience de Milarépa dans la méditation

Et la foi des créatures des trois mondes

Se rencontrent au profit de tous les êtres.

La compassion est au cœur de ces enchaînements.



L’ascète qui médite dans sa retraite

Et ceux qui assurent sa subsistance

Créent ensemble les circonstances de l’éveil.

La dédicace est au cœur de ces enchaînements*.



La miséricorde d’un sage lama

Et l’endurance d’un bon disciple

Se rencontrent pour maintenir l’enseignement bouddhique.

Le lien solennel est au cœur de ces enchaînements.



Le don fulgurant de l’initiation

Et les prières d’un amour fervent

Créent les circonstances d’une rencontre spirituelle.

La grâce est au cœur de ces enchaînements.

* Chacun dédiant les mérites acquis, au profit de la libération de toutes les créatures.

Ô seigneur Dordjé Tchang de nature immuable,

Vous connaissez les joies et les peines du mendiant!



Ainsi ai-je chanté.

Puis je persévérai et méditai encore. Durant le jour, mon corps se prêtait à toutes les métamorphoses, et je devins capable de me livrer à d’insolites et infinis miracles. Je pouvais flotter dans les airs. La nuit, dans mes rêves, je parcourais clairement tous les sommets et les fonds de l’univers, sans que rien m’arrête.

Je me manifestais en des centaines de corps et d’esprits, chacun d’eux allant écouter la doctrine dans les mondes des différents bouddhas, puis revenant l’enseigner à d’innombrables créatures. Mon corps s’enflammait, puis en eau se répandait, et ces expressions de prodiges inconcevables suscitèrent de la joie et de l’audace en moi.

Comme je méditais avec ardeur, je devins capable de voler dans les airs, en chair et en os. Une fois, je m’envolai vers la Forteresse des Éclairs d’Ombres et y restai en contemplation. J’éprouvai là une chaleur intérieure inimaginable, supérieure à celle que je connaissais jusqu’alors. Une fois que je rentrais de Drakar Tasso, je survolai Longda, un petit pays voisin. Le frère d’une belle-fille de mon oncle, qui était morte sous les décombres de la maison écroulée, labourait avec son fils. Celui-ci guidait l’attelage tandis que le père tenait le soc. Ils étaient en train de retourner leur champ quand le fils s’écria, me voyant voler :

«Père! Un homme qui vole! Regarde cette merveille!

— Pourquoi m’étonnerais-je de ce spectacle? Il s’agit du fils d’une hypocrite, la Nyangtsa Kargyen. Et ce dépenaillé au ventre vide s’appelle Mila le Rusé. C’est lui. Tire la charrue! Et que son ombre ne te touche pas au passage!»

Parce qu’il craignait lui-même que l’ombre ne l’atteigne, le père se contorsionnait en tous sens.

«Miséreux ou pas, reprit le fils, un homme qui sait voler offre un spectacle bien plus intéressant que ceux qui ne savent pas. Vois donc!»

Et il resta planté là à regarder.

Par la suite je pensai : «Si je veux maintenant me consacrer au bien d’autrui, il me faut pouvoir aider toutes les créatures.» Je reçus alors une prophétie de la déité tutélaire en personne à propos de ma tâche : «En cette vie, pratique la méditation avant toute autre chose et obéis ainsi au lama. Servir l’enseignement bouddhique et agir au profit d’autrui, il n’y a rien de plus grand.» Je réfléchis que si je méditais ma vie entière, cela deviendrait une excellente incitation pour que les êtres fortunés, à l’avenir, pratiquent la doctrine et abandonnent les plaisirs immédiats. Je compris que le profit en serait immense pour les créatures et pour l’enseignement. Je me décidai donc à m’attacher à la méditation en solitaire. Mais de nouveau je me dis : «Je suis déjà resté longtemps en ce lieu et je me suis beaucoup vanté à propos de la doctrine auprès de ceux qui sont passés. J’ai vécu des expériences exceptionnelles et des hommes m’ont même vu voler dans les cieux. En restant là désormais, je retournerais sous l’influence des êtres du monde, avec la nécessité de leur complaire. Mara, le dieu tentateur, et les huit préoccupations mondaines * m’opposeraient trop d’obstacles, je le crains. Je dois partir pour Tchoubar, le séjour que m’a indiqué mon maître.»

Je pris sur le dos le récipient de terre pour cuire l’ortie et quittai Drakar Tasso. Durant mes longues pratiques, je n’avais eu que de la nourriture et des vêtements misérables. Mes pieds, quant à eux, étaient couverts de corne. Je glissai sur une pierre tout près de ma grotte et roulai à terre. Retenue par une sangle, l’anse du vase de terre cuite se brisa. Il dévala la pente et je tentais de l’attraper quand, de l’intérieur du pot cassé, sortit une forme verte identique à celle du récipient et qui s’était solidifiée à partir des résidus d’orties agglutinés les uns aux autres. Cette vision me remit en mémoire l’impermanence de tous les phénomènes composés, et j’entendis cela comme une exhortation à méditer.

* Les huit préoccupations mondaines, ou lois qui régissent le monde (tib. : chos brgyad), sont les phénomènes que le moi accepte ou rejette puisqu’il les considère comme satisfaisants ou détestables. En fait, ces lois sont tout aussi nocives les unes que les autres, qu’elles soient perçues comme positives ou comme négatives, puisque l’individu y est soumis. Ce sont le profit et la perte, la gloire et la mauvaise réputation, l’éloge et le blâme, le plaisir et la douleur.

Émerveillé, délivré du monde matériel, je chantai :



J’avais un pot de terre, je ne l’ai plus.

Cet exemple vaut pour tous les phénomènes,

Il illustre justement la condition humaine.

Aussi, moi, Mila, qui suis un ascète,

Je m’efforcerai de méditer sans distraction.

Ce pot indispensable était toute ma richesse,

Il se brise et devient un maître.

Quelle admirable leçon sur l’impermanence!



Pendant que je chantais, quelques chasseurs s’étaient arrêtés là pour prendre un repas.

«Tu as une bien belle voix pour chanter, yogi, me dirent-ils. Maintenant que tu as cassé le pot de terre, que feras-tu de ce pot d’orties? Comment es-tu devenu si vert et si maigre?»

Je leur racontai comment j’étais venu au bout de mes réserves physiques.

«C’est vraiment étonnant. Bon, lève-toi et viens!» me dirent-ils. Tandis que je mangeais la nourriture chaude qu’ils m’avaient offerte, un jeune chasseur me tint ce discours :

«Tu es un homme aux yeux décidés. Plutôt que de t’imposer de telles souffrances, tu pourrais vivre comme les gens de ce monde. Pareil à un jeune lion, tu monterais alors un superbe cheval. Les armes te seraient accrochées comme des épines et tu soumettrais tes ennemis et tes rivaux. Avec tout ce bien-être matériel, tu te réjouirais de protéger une famille bien-aimée. En plus, tu ferais du commerce, tu te plairais à prendre des décisions. Au pire, si tu étais domestique, tu serais nourri et habillé, et ton esprit et ton corps en apprécieraient le plaisir. Tu ne l’avais pas compris jusque-là. Maintenant, agis au mieux.

— Il est du genre à pratiquer la doctrine bouddhique joyeusement, constata un vieil homme. Il reste silencieux et ne s’inquiète pas d’obéir aux êtres superficiels que nous sommes. Mais puisque vous avez une belle voix, me dit-il, chantez, pour nous mettre du baume au cœur.

— À vos yeux je semble très malheureux, mais vous n’avez pas compris qu’il n’y a personne en ce monde de plus heureux et de plus réfléchi que moi. Et comme je vis un bonheur qui s’accorde à ce que le vôtre a de meilleur, écoutez!»

Et je dis le Chant du Cheval de Course du Yogi :



Je me prosterne aux pieds de Marpa mon père.

Mon corps est un temple de montagne

Et l’autel se trouve dans ma poitrine.

Au sommet du triangle de mon cœur

L’esprit, tel un cavalier, chevauche le souffle créateur.

Avec quel lasso m’emparer de ce cheval *?

À quel piquet faut-il l’attacher?

S’il a faim, que lui donner à manger?

S’il a soif, à quelle eau le désaltérer?

S’il a froid, dans quel enclos le placer?



Je l’attrape avec le lasso de la non-discrimination.

Je l’attache au piquet de la profonde concentration.

Je le nourris des instructions du lama.

Je l’abreuve du flot continu de l’attention.

Je l’abrite dans l’enclos de la vacuité.

Avec la bride et la selle de sagesse et méthode,

Têtière et croupière de l’immuable fermeté,

J’arrange enfin les rênes de la force de vie.



L’esprit connaissant incarne le jeune cavalier.

Il porte le casque altruiste du grand véhicule,

L’armure de l’écoute, de la réflexion, de la méditation,

Et il charge sur son dos le bouclier de la patience.

Dans la main il brandit la lance de la vue juste,

L’épée de la sagesse est fixée à son flanc.

Il prend le bois souple de la nature de l’esprit,

En redresse les courbes sans irritation,

L’habille des plumes des quatre infinies vertus,

Et pose la pointe d’une connaissance acérée.

* L’énergie, le souffle créateur (tib. : dung, skt : prâna), est la monture de l’esprit, son cheval. L’esprit est ce qui est connaissant. Le souffle est l’énergie active qui donne support à la connaissance. Celui qui maîtrise le souffle créateur maîtrise l’esprit, et vice versa.

Avec l’arc de l’inconsistance des phénomènes,

Entaillé de la voie des moyens habiles,

L’archer tire ses flèches dans tout le royaume

Avec la tension d’une vaste fusion*.

Elles touchent ceux qui possèdent la foi,

Elles tuent le démon de l’égocentrisme.

Les passions ennemies sont vaincues,

Protégées les créatures des six mondes.



Le coursier, lui, file dans la plaine de la félicité.

Il est à la poursuite de la place victorieuse.

Il a coupé derrière lui les racines du samsara,

Au-devant se trouve la terre de l’éveil.

Ainsi je galope vers l’état de bouddha.

Voyez si cela ressemble à vos joies!

Je n’aspire en rien au bonheur mondain.



Voilà ce que je leur dis.

Pénétrés de foi, les chasseurs s’en retournèrent. Sur la route qui menait à Tchoubar, je passai par Pelkhü puis arrivai à Dingri. Tandis que j’étais allongé près du chemin, quelques jeunes filles joliment parées et habillées qui se rendaient à Nogmo vinrent à passer. En me voyant, le corps brûlé par les austérités, l’une d’elles dit :

«Regardez donc! Que de souffrances! Qu’il me soit donné de ne jamais renaître dans un corps pareil!

— Cette vision lève le cœur d’indignation», s’exclama une autre.

«Pitié pour les créatures ignorantes!» pensai-je. J’éprouvai pour elles de la compassion et, en me redressant, je leur dis :

«Filles, ne parlez pas ainsi! Votre affliction n’est pas nécessaire et vous ne renaîtrez pas comme moi, même si vous en formez le vœu. Votre pitié est admirable, mais elle est fausse et pleine de suffisance. Aussi, écoutez mon chant :



À vos pieds je supplie, seigneur bienveillant,

Marpa, accordez-moi la grâce!

Les créatures sous le poids de leur vil karma

* Toutes les fusions (tib. zung-jug) sont la réunion des apparences et de leur vacuité. Une reconnaissance spontanée de la vérité.

Dédaignent tout ce qu’elles ne sont pas.

Filles au noir destin qui ne croyez qu’au mariage,

Vos conceptions, votre suffisance vous brûlent,

Pitié pour les êtres aux idées dénaturées!



En cet âge de déclin et de vulgarité

Les escrocs sont honorés comme des dieux.

On se rue sur les intrigants encore plus que sur l’or,

Les gens de foi sont écartés comme les pierres du chemin.

Pitié pour les créatures ignorantes!



Vous, ravissantes jeunes filles mes sœurs,

Et moi, Milarépa du Goung Thang,

Nous avons dit notre honte réciproque

Et chacun a pris l’autre en pitié.

L’arme de la compassion est lancée,

Nous verrons finalement qui triomphera.



Milarépa répond par des instructions

À des discours délirants de confusion.

En retour de l’eau claire, il donne bonne bière,

Il a ainsi rendu le bien pour le mal.»



Ainsi leur ai-je dit.

«On l’appelle Milarépa. C’est lui, dit la jeune fille qui avait exprimé sa pitié. Par vanité excessive nous avons proféré des absurdités. Reconnaissons-le désormais.»

Ainsi exhortées par la jeune fille qui avait formulé cette prière et qui m’offrit sept petits coquillages, toutes se prosternèrent et avouèrent leurs torts.

«Nous vous prions de nous accorder encore un enseignement», demandèrent-elles.

Pour leur répondre, je chantai :



Je supplie le gracieux seigneur,

En ces courtes mélodies, j’exprime la noble loi.

Dans les palaces divins de Ganden, là-haut,

On délaisse la vérité pour se ruer sur le conventionnel.



En bas, dans les résidences des divinités de l’eau,

On évite la doctrine profonde pour se ruer sur le matériel.



Entre ces deux mondes, sur la terre des hommes,

On cherche des bonimenteurs plutôt que des érudits.



Dans les quatre districts de Ü et de Tsang,

On ne se presse pas de méditer, on veut des commentaires.



En cet âge de déclin et de vulgarité,

On ne veut pas des êtres bons, mais des faussaires.



L’œil des jeunes filles ravissantes

Évite les anachorètes pour se poser sur les gandins.



L’oreille des demoiselles

Évite la musique sacrée pour écouter des chansons.



Pour répondre à l’offrande des coquillages

J’ai donné des instructions en chantant.

Cette célébration scelle votre aveu.



Elles s’en retournèrent avec foi. Je m’en allai moi aussi. J’avais entendu parler de Kyipouk et de Tchoubar et je m’installai pour méditer à Kyipouk, la Grotte Plaisante de Nyima Dzong. Je passai là quelques mois, progressant dans mes exercices spirituels. Des gens de Drin vinrent, chaque fois deux par deux. Ils m’apportaient le nécessaire pour boire et manger. Comprenant que cela allait affecter ma concentration, je me dis : «Je suis resté ici assez longtemps et ce séjour a profité à mes dévotions. Si maintenant les visiteurs y viennent, ma méditation risque de s’en trouver bloquée. Je dois partir vers des vallées inhabitées. Je dois aussi me rendre à Latchi, comme mon lama l’a ordonné.»

Pendant ce temps, Péta avait rassemblé toutes sortes de poils de laine et elle vint à Drakar Tasso m’apporter le tissu qu’elle avait fabriqué, mais je n’y étais plus. Elle interrogea tout le monde et se mit à ma recherche. Dans le Haut-Goung Thang, elle entendit dire qu’un anachorète pareil à une chenille d’ortie était parti vers Lattid, au sud, depuis Pelkhü. Elle marcha en suivant ma trace et à Dingrielle vit le lama Bari le Traducteur. Vêtu de beaux habits de soie, il était sur un trône surélevé, abrité d’un parasol; ses moines disciples soufflaient dans des trompettes. Il était très entouré, les gens venant apporter du thé, de la bière, et lui présenter de nombreux cadeaux. «C’est ainsi que les autres honorent leur chapelain, pensa Péta, et ils n’ont que mépris pour la doctrine misérabiliste de mon frère. Ses proches eux-mêmes n’en éprouvent que de la honte. Si je le retrouve, je dois lui donner le conseil et le moyen d’entrer au service de ce lama.» Elle interrogea encore quelques personnes présentes.

«Il est à Drin», lui dit-on.

Elle continua de me chercher sur la route de Drin et parvint en mon séjour de la Grotte Plaisante.

«La doctrine de mon frère ne lui rapporte rien à manger, me dit-elle. Comme il n’a rien non plus pour se vêtir, son indécence me fait rougir. Qu’il se fasse une culotte dans ce lainage! Les autres ont un lama appelé Bari le Traducteur et pour lui un trône a été construit. Il est tout enveloppé de soie fine et, pendant qu’on l’abrite sous un dais, le thé et la bière prennent naturellement le chemin de sa bouche. Ses moines, eux, soufflent en chœur dans leurs trompettes et la foule se rassemble pour lui présenter des offrandes inimaginables. Ces dons aident sa famille et son entourage. C’est un homme de foi qui autorise la satisfaction des désirs. Te conduirais-je près de lui? Vois! Car, même en devenant le plus humble de ses serviteurs, tu en obtiendrais plus d’agrément qu’ici. Autrement, la loi de mon frère et mon peu d’importance aidant, notre vie à tous deux en sera abrégée d’autant.»

Et elle se mit à pleurer.

«Ne parle pas ainsi! lui dis-je. Cette coutume de ne point porter d’habit et de demeurer naturel vous offusque, mais, moi qui ai rencontré la doctrine bouddhique, je n’ai nulle honte et suis satisfait de ma condition. Je n’ai à rougir de rien puisque nu je suis sorti du ventre de ma mère. Prendre la nudité pour une faute serait offenser ses parents*. Ceux qui dérobent les biens du temple et du lama,

* “L’homme vrai est nu. C’est la religion hypocrite et pharisienne de la cité qui exige le vêtement. Shiva est nu. Le sage et le moine shivaïte errent par le monde nus et sans attaches. La nudité est synonyme de vertu, de vérité, de liberté, de sainteté, dans l’Inde” (A. Daniélou, Shiva et Dionysos, Paris, Fayard, 1979, p. 69).

ceux qui pour assouvir leurs désirs causent du tort aux créatures au moyen de viles astuces, ceux-là outragent tout le monde, eux et leur prochain. Ce sont eux qui rougiront durant leurs vies successives d’avoir choqué les dieux et les hommes justes. Mon corps te fait honte, mais toi, justement, tu portes des boursouflures sur la poitrine qui ne s’y trouvaient pas à l’origine. Cela est vraiment choquant. Si tu penses qu’une méditation qui n’assure que la pénurie prouve que je n’ai reçu aucune offrande matérielle, ton opinion est bien erronée. Je crains trop les souffrances infernales de la transmigration. Elles me terrorisent autant que l’idée d’être brûlé vif. Quand je vois l’agitation, le bruit, ce que l’on prend, ce que l’on refuse des phénomènes qui régissent le monde, je suis aussi dégoûté que le malade victime d’indigestion, et qui vomit. J’ai renoncé au monde, car il me désespère autant que le ferait la vue de la main sanglante qui aurait assassiné mon père.

De plus, Marpa du Lhobrag m’a ordonné : “Abandonne l’agitation bruyante des préoccupations mondaines! Assume le manque de vivres, d’habits, de paroles! Erre dans les solitudes sans t’assurer d’un séjour! Pratique avant tout la méditation, avec la ferme volonté de renoncer mentalement à l’existence présente!” En agissant selon les commandements de mon maître, j’œuvre non seulement au bonheur présent des quelques créatures de mon entourage, mais aussi à la perpétuelle félicité de tous les êtres vivants. Comme je n’ai aucune certitude quant à l’heure de ma mort, j’ai abandonné les méthodes de ce monde et les activités de cette vie. C’est pourquoi je pourrais être le plus humble serviteur du lama Bah, comme je pourrais aussi valoir autant que lui. Je désire obtenir l’éveil en cette existence et j’ai médité avec énergie et ténacité. Péta doit également renoncer aux huit lois mondaines. Viens méditer à Latchigang à la suite de ton frère. Si tu en es capable, après avoir quitté les soucis terrestres, le soleil de la joie se lèvera pour toi. Écoute donc le chant de ton frère!»

Et je chantai :



Ô seigneur bouddha des trois temps!

vous protecteur des êtres vivants!

Vous qui n’êtes pas touché par les lois de ce monde,

Accordez la grâce à votre descendance.

Je me prosterne aux pieds du Traducteur Marpa.

Toi qui souffres de tes désirs en cette vie,

Ô ma sœur Péta, écoute-moi!



L’éclat des dorures sur le parasol,

Les franges en soie de Chine qui le bordent,

L’ombre de sa voûte pareille au paon qui fait la roue,

La hampe dressée en bois d’acacia rouge,

S’il l’avait voulu, ton frère en disposerait.

Ce sont soucis mondains, ton frère les a fuis.

De ce renoncement vient un soleil de joie.

Aussi, renonce aux mondanités, ma sœur,

Abandonne les lois du monde et marche vers Latchigang,

Tous deux, frère et sœur, partons ensemble pour Latchigang.



L’écho lointain de la conque blanche,

Le souffle puissant de l’habile musicien,

Les rubans multicolores en soie de Chine,

L’assemblée des vénérables ecclésiastiques,

S’il l’avait voulu, ton frère en disposerait.

Ce sont soucis mondains, ton frère les a fuis.

De ce renoncement vient un soleil de joie.

Aussi, renonce aux mondanités, ma sœur,

Abandonne les lois du monde et marche vers Latchigang,

Tous deux, frère et sœur, partons ensemble pour Latchigang.



Le petit temple bicolore au-dessus du village,

La faconde des nouveaux enseignants,

Le superbe fourneau et le thé venu de Chine,

Le service empressé des jeunes novices,

S’il l’avait voulu, ton frère en disposerait.

Ce sont soucis mondains, ton frère les a fuis.

De ce renoncement vient un soleil de joie.

Aussi, renonce aux mondanités, ma sœur,

Abandonne les lois du monde et marche vers Latchigang,

Tous deux, frère et sœur, partons ensemble pour Latchigang.



Les professionnels de l’astrologie, des divinations, des rites bon,

L’hypocrisie du guide d’une assemblée de nonnes,

Les sacrifices rituels pour assouvir le seul désir de ripaille,

Les jolis chants pour séduire les laïcs,

S’il l’avait voulu, ton frère s’y livrerait.

Ce sont soucis mondains, ton frère les a fuis.

De ce renoncement vient un soleil de joie.

Aussi, renonce aux mondanités, ma sœur,

Abandonne les lois du monde et marche vers Latchigang,

Tous deux, frère et sœur, partons ensemble pour Latchigang.



Une maison fortifiée avec sa haute et fière tour,

La culture intensive du champ nourricier,

L’abondance des biens accumulés avec avidité,

Un entourage de serviteurs et d’assistants,

S’il l’avait voulu, ton frère en disposerait.

Ce sont soucis mondains, ton frère les a fuis.

De ce renoncement vient un soleil de joie.

Aussi, renonce aux mondanités, ma sœur,

Abandonne les lois du monde et marche vers Latchigang,

Tous deux, frère et sœur, partons ensemble pour Latchigang.



La haute encolure de l’étalon de Gyiling,

La selle et ses ornements de pierres précieuses,

Les trois cercles bariolés de l’escorte,

Le zèle à soumettre l’ennemi et à protéger ses amis,

S’il l’avait voulu, ton frère en disposerait.

Cc sont soucis mondains, ton frère les a fuis.

De ce renoncement vient un soleil de joie.

Aussi, renonce aux mondanités, ma sœur.

Abandonne les lois du monde et marche vers Latchigang,

Tous deux, frère et sœur, partons ensemble pour Latchigang.



Si tu ne venais pas aux Monts enneigés de Latchi

Et ne rejetais pas les huit lois de ce monde,

L’angoisse pour ton frère te dévorerait l’esprit,

Tandis que tes problèmes troubleraient ma dévotion.

Une fois né on ne sait jamais quand la mort viendra,

Je n’ai nulle envie de retarder la pratique.

Je m’efforce de méditer sans troubles,

Les instructions du lama mon père me profitent.

Après avoir médité ses bienfaisants conseils,

J’atteindrai à la bienheureuse délivrance.

Aussi, je pars pour les Monts enneigés de Latchi.



Que ma sœur accepte ou refuse les lois mondaines,

Qu’elle amasse quantité d’actions négatives,

Qu’elle demeure dans le tourbillon des trois mondes,

Qu’elle obtienne de gagner les séjours infernaux!

Au cas où elle craindrait la transmigration,

Qu’elle abandonne les préoccupations mondaines!

Tous deux, frère et sœur, partons ensemble pour Latchigang.

Frère et sœur fortunés, marchons de concert

Vers l’enclos des montagnes enneigées!



«Les considérations mondaines de mon frère, répondit Péta, c’est ce qu’on appelle le bonheur. Cela, nous n’avons plus besoin d’y renoncer, tous deux. En reconnaissant joliment qu’il ne ressemblera jamais au lama Bari le Traducteur, mon frère dit la vérité vraie, il énonce une évidence. Je n’irai pas à Latchi pour m’offrir la misère de vivre sans vêtements et sans rien à manger. Je ne sais mène pas où ça se trouve. Mon frère a fui comme une antilope poursuivie par les chiens, puis il a choisi de demeurer dans les montagnes rocheuses. Qu’il s’installe au moins en un lieu unique, cela profitera à sa pratique spirituelle et je retrouverai facilement sa trace! Puisqu’il semble que les gens du coin lui vouent un grand respect, ce serait parfait s’il restait toujours là. Sinon, qu’il y demeure au moins quelques jours pour se fabriquer un pantalon dans cette pièce de laine. Je reviendrai sans tarder.»

Je lui promis de rester là quelques jours. Pendant qu’elle mendiait du côté de Dingri, je taillai dans le tissu un chapeau qui me couvrait la tête entière, un fourreau pour chacun de mes doigts et pour mon sexe, et aussi des bottes pour mes pieds. Quand ma sœur revint, elle demanda :

«Mon frère a-t-il cousu le lainage?

— Je l’ai fait», dis-je.

J’habillai alors chacun de mes membres de leur fourreau et me montrai ainsi.

«Maintenant, mon frère n’est même plus un homme! s’exclama-t-elle. Pour couronner son indécence, il a rendu inutilisable ce tissu de laine qui m’a coûté tant de peines. Parfois, il semble n’avoir le temps de rien faire hormis méditer. Parfois aussi, on dirait qu’il n’a que trop de loisirs.

— Ce que l’homme porte en lui de sacré, je suis celui qui en a pris la substance dans ma pratique du yoga, lui dis-je. Je connais la décence et protège scrupuleusement mes vœux et mon engagement tantrique. Tu es seule, ma sœur, à rougir de honte à la vue de ma virilité. Même si je pensais l’amputer, j’en serais incapable. Alors que cela m’a détourné de mes dévotions, j’ai confectionné un habit décent pour plaire à ma sœur. En considérant qu’il n’existait aucune différence entre les parties du corps, qu’elles étaient toutes équivalentes, je leur ai cousu des enveloppes semblables. Je n’ai pas gaspillé ton tissu de laine, j’en ai fait l’objet de la bienséance. Mais comme tu es plus pudique que moi, si tu as honte de mes organes, rougis aussi des tiens et applique-toi à les faire disparaître. Car, plutôt que de conserver des biens honteux, il semble préférable de n’en pas avoir.»

Son visage s’assombrissait, mais je poursuivis :

«Les êtres de ce monde rougissent de ce qui n’est pas honteux. Ils gardent le sens de la pudeur sans s’émouvoir de la tromperie et des comportements vils. Puisqu’ils ne comprennent pas ce qui est indécent, écoute le chant de ton frère.»

Et je dis un chant pour distinguer les raisons de la honte :



Je salue les seigneurs lamas,

Bénissez le mendiant, qu’il comprenne la honte!

Ô ma sœur Péta, par pruderie ligotée,

Écoute un moment le chant de ton frère!



Toi que les préjugés aveuglent,

Tu rougis de ce qui n’a rien d’indécent.

Je suis un yogi qui connaît le sens de la honte.

Corps, parole et esprit simplement à l’aise,

Où juger du degré de la pudeur?



Né mâle ou femelle,

Chacun sait qu’il a un sexe distinct.

Les gardiens de la décence et du savoir-vivre,

On ne les trouve pas chez le commun des êtres mondains.

La honte, c’est d’acheter les filles un bon prix.

Honteux sont les fils qu’elles tiennent ensuite dans leurs bras.



La cupidité, la malfaisance, le mauvais esprit,

Le vol, la fraude, les vils comportements,

La confiance des proches que l’on trompe,

Là se trouve la honte, mais qui veut s’y soustraire?



Tous les ascètes qui ont renoncé à cette existence

Pratiquent des instructions essentielles.

Grâce à la conduite secrète de la voie adamantine,

Ils vouent leur vie à la doctrine,

Et la pudeur factice leur semble sans raison.

Aussi, Péta, ne crée pas ta propre affliction,

Laisse ta conscience en repos!



Ainsi lui ai-je dit.

Le visage sombre, elle m’offrit les provisions qu’elle avait mendiées et me dit :

«Mon frère n’agit pas comme je le voudrais, pourtant je ne l’abandonnerai pas. Qu’il mange ceci! Je rapporterai tout ce que je trouverai.»

Alors qu’elle était sur le point de partir, je me demandai : «Pourrais-je incliner l’esprit de Péta vers la doctrine?»

«Tant que ces vivres ne sont pas épuisés, lui dis-je, reste ici sans commettre de faute, même si tu ne pratiques pas.»

Au cours de ce séjour, je lui délivrai tout ce qu’elle pouvait entendre à propos de la loi des actes et de leurs fruits. Ses préjugés diminuèrent et je l’amenai à une confiance totale envers la doctrine.

Mon oncle paternel mourut pendant ce temps, et ma tante se sentit envahie d’un remords sincère. Après avoir chargé un dzo de provisions, elle s’enquit de moi jusqu’à Drin. Une fois là, elle fit garder l’animal et la plupart des effets, se chargeant de tout ce qu’elle pouvait transporter elle-même. Péta, qui se trouvait sur une hauteur, la vit arriver et, la reconnaissant, s’exclama :

«Il vaut mieux ne pas la revoir! La tante a infligé trop de misères à notre mère et à ses enfants.»

Et elle leva la passerelle qui donnait accès à la grotte, au-dessus de la pente. Parvenue à l’extrémité opposée, la tante cria :

«Ne relève pas le pont, ma nièce! C’est ta tante qui vient.

— C’est justement pour cela que je l’ai retiré.

— Tu as raison, ma nièce, mais j’éprouve maintenant de violents regrets et suis venue vous voir tous les deux. Replace cette passe. relie! Sinon, préviens ton frère de mon arrivée.»

J’étais allé m’asseoir sur une éminence rocheuse, en face. La tante me salua en se prosternant et me raconta combien elle désirait me rencontrer. Je me fis la réflexion qu’il ne convenait pas qu’un boud. dhiste refuse l’entrevue, mais je devais d’abord prononcer la sen. tence.

«J’ai renoncé à la famille en général, lui dis-je, et tout particulièrement à mon oncle et à ma tante. Au début, c’est vous qui nous avez jetés dans la misère, puis plus tard, quand je suis venu demander l’aumône pour pratiquer la doctrine, de nouveau vous m’avez molesté. Aussi ai-je abandonné l’idée de mon oncle et de ma tante. Écoutez le chant qui en rappelle les circonstances!»

Et je dis un chant de honte pour ma tante :



Ô père compatissant, aimant pour tous!

Je me prosterne à vos pieds, Marpa le Traducteur,

Soyez la parenté du mendiant sans famille!

Tante, te souviens-tu des actes que tu as commis?

Ce chant mettra en lumière tes oublis.

Le remords au cœur, écoute attentivement!



À Kortin de Kyanatsa

Notre bon père nous quitta, mère et enfants.

On nous ravit tous nos biens, nous jetant dans la misère.

Puis comme un tas de pois qu’un bâton éparpille,

Vous, l’oncle et la tante, nous avez renvoyés.

Je me suis alors détaché des liens de parenté.

Dans mes errances lointaines je me languissais,

Pour ma mère et ma sœur je rentrai au pays.

Ma mère était morte, ma sœur vagabondait.

Submergé de tristesse et d’indignation,

Je m’appliquai à la seule méditation.



Démuni un jour de toute subsistance,

Je vins mendier à la porte de ma tante.

Reconnaissant un ascète sans importance

Elle manifesta sa haine et sa malfaisance,

Excitant à dessein les chiens contre moi.

Puis avec un bâton fait d’un piquet de tente

Elle me roua de coups comme un tas d’épis.

Je tombai dans une mare face en avant.

Je restai presque sans vie

Mais elle m’insultait : «Marchand de chair!

Honte à toi!» criait-elle, empourprée.

Le cœur troué de ses injures,

Abattu, accablé de douleur,

Je ne respirais plus, ne pouvais parler.

Plus tard, avec toute sa ruse,

Contre mon gré elle me prit la maison et le champ.

Ma tante abrite en elle un esprit de démone.

De ce jour je me suis détaché d’elle.



Quand j’approchai du seuil de mon oncle,

Je reçus des insultes à la mesure de sa vulgarité.

«Le démon qui a ruiné le pays est arrivé!» cria-t-il.

Appelant les voisins à l’aide pour me tuer,

Des mots horribles sortirent de sa bouche.

Je reçus une pluie de pierres,

Des flèches acérées volaient autour de moi.

J’avais au cœur un mal intolérable,

Ce fut comme si je perdais la vie.

Mon oncle abrite en lui l’esprit d’un bourreau.

De ce jour je me suis détaché de lui.

Ma famille a repoussé un être sans défense.



Plus tard, quand je méditais dans la montagne,

Dzessé, qui me restait attachée,

Vint me voir avec de l’amour dans le cœur.

Elle trouva les mots pour dire sa pensée

Et me consola, moi qui souffrais.

Avec des aliments savoureux

Elle apaisa la faim et la soif du pauvre hère.

Je lui en garde grande reconnaissance.

Elle n’était pas adepte de la doctrine

Et je n’avais pas de raisons de revoir Dzessé.

J’en ai encore moins de revoir ma tante.

Vous devez rentrer maintenant,

C’est le bon moment, il est encore tôt.



Ainsi lui ai-je dit.

La tante versait un flot de larmes. Se prosternant à maintes

reprises, elle dit :

«Jusque-là c’était ainsi, et mon neveu a raison. Je le prie de me

pardonner.»

Et elle offrit une confession sincère.

«J’éprouve finalement de terribles regrets. Le désir de ma famille ne me quittait pas et je suis venue pour rencontrer mon neveu. Frère et sœur, vous devez absolument me recevoir. Si je n’arrivais pas à vous approcher, je me tuerais ici même.»

Tandis qu’elle parlait ainsi et que, sans plus résister, je me préparais à replacer la passerelle, Péta me souffla en aparté qu’il ne fallait pas. Mais, sans tenir compte de ses raisons, je lui dis :

«Si l’on boit la même eau qu’un homme qui a souillé son engagement solennel, on considère généralement que l’on sera aussi contaminé par sa fange. Mais il ne s’agit pas là de pollution de la doctrine, et, comme je suis un vrai bouddhiste, je la verrai.»

Je remis le pont en place et accordai l’entrevue, comme ma tante en avait exprimé le désir. Je lui expliquai longuement la loi du karma et son esprit s’ouvrit à la doctrine. Plus tard, elle médita les instructions personnelles et devint une yogini qui gagna la liberté pour elle-même.

Ensuite, Répa Shiwa Ôd interrogea le Jetsün Milarépa

* L’on se souvient que Milarépa, sur l’insistance de Rétchungpa, raconte l’histoire de sa vie à ses fils spirituels, bien des années après les événements évoqués.

– Quand le Vénérable demandait l’enseignement, comment montrait-il sa dévotion à son lama? Une fois instruit, lui a-t-il fallu du courage pour méditer dans la montagne? Quand nous réfléchissons à vos œuvres, notre intelligence les appréhende difficilement. Nous pratiquons tous cette même doctrine et nous ne sortons pas du cycle de la transmigration. Comment réussir? demanda-t-il en pleurant.

Le Jetsün répondit :

– Quand on pense à la souffrance des mondes inférieurs et au tourbillon des existences successives, l’excès de dévotion et de courage ne nuit point. Les personnes sensibles en sont totalement convaincues après avoir entendu la doctrine de la rétribution des actes, et deviennent capables d’une même énergie. Ceux qui ne croient pas en la doctrine restent dans le domaine de la théorie et ne quittent pas le niveau des préoccupations mondaines. Croire à la loi des actes et de leurs fruits se révèle d’une grande importance. Pour ceux qui, toujours, montrent des signes de défiance pour cette loi, malgré ses concordances avec les paroles du Bouddha et leurs commentaires, les explications sur la vacuité des phénomènes paraissent difficiles à comprendre et à accepter, car elles sont plus subtiles.

Celui qui s’est convaincu du vide plein et ouvert de toutes les apparences comprend que la vacuité pénètre la loi des causes et de leurs fruits. Son choix des actes, et donc de leurs effets, se manifestera dans la volonté d’accomplir le bien et de renoncer au mal. La conviction en la loi du karma est la base de la doctrine bouddhique. Aussi l’effort et la précision dans les exercices pour mettre en œuvre la vertu et laisser les fautes sont-ils capitaux.

Je n’ai pas, au début, réalisé le sens de la vacuité, mais comme je croyais à la loi des causes et de leurs fruits je pensais ne pas éviter de tomber dans les enfers après avoir accumulé d’aussi énormes fautes. J’étais terrifié. Ma dévotion pour le lama, mon endurance à méditer, je ne pouvais les réprimer. Selon mes paroles, vous aussi mettez en pratique les enseignements tantriques et, comme en ce moment, soyez capables de vivre solitaires dans les montagnes désertes. Le vieil homme que je suis en prend la responsabilité : ainsi vous échapperez au tourbillon des existences successives.

Bodhi Radza, l’enseignant de Ngen Dzong, demanda encore

– Jetsün rinpoché, il semble que vos œuvres aient été accomplies pour le bien de toutes les créatures vivantes. En cela vous incarnez le grand Dordjé Tchang. À tout le moins, depuis d’innombrables âges que vous accumulez des mérites, vous êtes un bodhisattva parvenu au stade de non-retour. C’est certain. Le Jetsün réunit en lui toutes les caractéristiques de l’ascète parfait qui, au mépris de sa vie, a pratiqué pour la doctrine. Quant à nous, qui ne sommes pas ainsi, vos œuvres de foi et d’amour près de votre maître, votre façon d’endurer les privations, nous n’en avons pas la même perception que vous. Qui pourrait se livrer à ces expériences? Si quelqu’un voulait les assumer, il n’en supporterait même pas les conséquences physiques. Il est évident que le Vénérable était dès le début un être éveillé, un bouddha. Aussi, malgré ma propre incapacité, puisque j’ai entendu la voix et vu le visage du Jetsün, je pense qu’il libère du samsara les créatures vivantes. Nous vous prions de nous dire quel bodhisattva ou quel bouddha vous incarnez ? Est-ce Dordjé Tchang?

Le vénérable Milarépa répondit :

– De qui je suis l’incarnation? Je ne le sais pas. Même si j’étais l’émanation des trois mondes infernaux, voyez partout Dordjé Tchang, montrez-lui de l’adoration, et sa grâce vous pénétrera. Cette pensée que je suis l’incarnation d’un être pleinement illuminé prouve votre foi pour moi, mais il n’y a pas de plus grande hérésie envers la doctrine bouddhique. Elle s’exprime parce que vous n’avez pas perçu la puissance d’une pratique du dharma absolument pure. Grâce à la puissance de cette noble doctrine, toute personne qui aurait commis autant de crimes que moi dans sa jeunesse, qui aurait ensuite compris les conséquences de ses actes, qui aurait renoncé à cette existence pour méditer par le corps, la parole et l’esprit, approcherait de l’état pleinement illuminé d’un bouddha.

Et, plus particulièrement, quelqu’un qui serait accepté comme disciple par un maître de qualité, qui saurait obtenir de lui et méditer les instructions et les initiations qui conduisent à une vision nue, débarrassée des ombres conventionnelles, du but profond des enseignements de la fulgurante voie tantrique, celui-ci ne douterait pas d’obtenir l’éveil en cette existence. Mais celui qui commet les dix actions impies et les dix crimes inexpiables ne s’interroge pas. Il sait que, aussitôt mort, il renaîtra dans les enfers du perpétuel tourment. Du manque de conviction pour la loi des actes et de leurs fruits résulte peu de persévérance.

Celui qui croit sincèrement à la loi du karma craint les souffrances endurées dans les mondes inférieurs. Avec le désir d’obtenir l’éveil, il prouve avant tout sa dévotion au lama, puis son énergie à méditer les instructions personnelles, enfin son courage pour préserver expériences et réalisations. Tout individu peut faire montre d’une persévérance aussi forte que la mienne. Ensuite, on prétend qu’il est l’incarnation d’un bodhisattva ou d’un bouddha. Cela révèle que l’on ne croit pas à la voie rapide et aux méthodes tantriques. Désormais, restez convaincus par la loi du karma. Appliquez-vous aux exercices du vajrayana et réfléchissez que l’heure de la mort vous reste inconnue. Pensez à la vie des sages du passé, aux résultats de vos actions et aux châtiments de l’existence mondaine.

Je me suis privé de nourriture, de vêtements, de paroles, je voulais être un brave. La souffrance physique que j’endurais, je l’ai méprisée et j’ai médité dans les montagnes désertes. Ainsi sont apparues les qualités de la réalisation.

Vous aussi, pratiquez en suivant mes traces, dit Milarépa.

Pour obéir aux ordres de son lama, il renonça en esprit à cette existence et médita sans quitter la montagne en prouvant son endurance dans les terribles austérités. Telle est la septième œuvre excellente.

CHAPITRE VIII L’ouverture aux Cent Mille Chants

Rétchungpa reprit :

– Les œuvres du Jetsün nous étonnent et nous émerveillent, mais elles ne prêtent pas à rire. En apparence, elles donnent seulement envie de pleurer. Nous vous prions de nous raconter vos actions sous un aspect souriant.

Le vénérable Milarépa répondit :

– Les fruits de méditations assidues donnent plutôt envie de se réjouir. Les hommes et les êtres non humains qu’il faut convertir et placer sur la voie de l’émancipation : c’est assurément utile pour l’enseignement bouddhique.

Quels furent les premiers que le Jetsün dut convaincre ? demanda Rétchungpa.

– Les êtres non humains sont d’abord venus me tourmenter. Ensuite, se rassemblèrent la plupart des disciples humains, suivis de la déesse Tséringma dont je subis les sortilèges. Après cela, d’autres fils encore se présentèrent. Gampopa, le maître venu de t) diffusera mon enseignement chez les hommes et Tséringma s’en chargera chez les êtres non humains.

Alors Séban Répa demanda :

– Les principaux ermitages du Jetsün se trouvent à Latchi et Tchoubar. Hormis ceux-là, et d’autres déjà mentionnés, quels sont les lieux où vous avez médité ?

– Il y eut les Monts Yôlmo Kangra du Népal, les six forts extérieurs partout connus, les six forts intérieurs inconnus et les six forts secrets, dix-huit en tout ; plus deux autres forts, ce qui fait vingt. Il y eut quatre grandes grottes partout renommées, et quatre qui étaient ignorées. Tous mes séjours anciens sont inclus en ces lieux. J’ai médité ailleurs aussi, dans la solitude de montagnes et de petites grottes qui m’apportaient des conditions favorables. Je ne connais plus la méditation, car son objet, le fait de méditer, et celui qui médite sont devenus inséparables.

Rétchungpa reprit :

– Avec sa compassion, le Jetsün accompagne tous les phénomènes jusqu’à leur terme naturel. Ses disciples ont acquis une expérience et une compréhension irréversibles. Nous vous sommes grandement reconnaissants de ce sentiment de bonheur. Afin que les disciples futurs puissent y accumuler des mérites, nous vous prions de donner les noms qui désignent chacune des grandes grottes ainsi que les forts de vos retraites.

Milarépa répondit :

– Les forts extérieurs partout connus sont le Fort Central Dra-kar Tasso, Dent de Cheval de Roche Blanche ; le Fort de l’Ombre des Sourcils ; le Fort de Roche Rouge de Lingba ; le Dzong de l’Éveil de Ragma ; le Fort du Ciel de Kyangpen ; le Fort Indestructible de Roche Grise*.

Les forts intérieurs inconnus sont : le Fort du Garuda de la Vallée de Tchong ; Nyima Dzong, le Fort Plaisant du Soleil ; le Fort des Solitudes du Coucou ; le Fort de la Grotte de Cristal ; le Dzong des Plaisirs de Bétsé ; le Fort Tsikpa Kangthil.

Les six forts secrets sont : le Fort d’Azur du Vaste Rocher ; le Fort du Lion et du Tigre, Tapouk Sengé Dzong ; le Fort Mamo de la

* La traduction française du nom des forts (tib. : rdzong) n’est sans doute pas juste au niveau de la pratique. Elle se justifie pourtant, car elle permet au lecteur français de pénétrer un univers duquel il serait exclu s’il devait lire une longue énumération de noms en tibétain. La traduction laisse aussi passer des images qui illustrent des lieux qui, sinon, resteraient sans vie aucune.

Caverne Cachée ; le Fort du Lotus de Lapouk ; le Fort du Naga de la Porte de l’Éléphant ; le Fort Dordjé du Roi Courroucé. Les dix autres forts sont le Dzong du Soleil de la Grotte Joyeuse ; le Dzong du Ciel de Potho.

Les quatre grandes grottes connues de tous sont : la Grotte Ventre de Nyanang ; la Grotte des Démons à Vaincre de Latchi ; la Grotte Langue de Di* de Drin ; la Grotte des Miracles du Mont Tisé. Les quatre grandes grottes inconnues sont : la Grotte à la Ferme Assise ; la Grotte de Lumière de Rôn ; la Grotte du Col des Chèvres, Ralai Zapouk ; la Grotte du Pigeon de Kouthang.

Ces lieux sauvages réunissent toutes les conditions favorables. Parce que la grâce de la lignée vous pénétrera, allez y méditer !

À ces mots, êtres humains et non humains, hommes et femmes, tous les disciples et les auditeurs rassemblés éprouvèrent de la tristesse et le désir du renoncement. Une foi et une compassion incommensurables naquirent en chacun d’eux. Tous se détournèrent alors des lois mondaines et des attachements présents pour pratiquer le noble dharma avec allégresse. Les fils spirituels aînés dédièrent leur corps, leur parole et leur esprit au profit de la doctrine et des créatures. Ils firent le vœu de méditer sans quitter la montagne, avec détermination et courage, et d’endurer misère et privations. Les plus avertis parmi les auditeurs abandonnèrent en esprit les plaisirs immédiats puis partirent à la suite du Jetsün pour le servir et méditer. Nombre d’entre eux, hommes et femmes, furent des yogis ayant perçu la vérité des choses en leur état naturel. Les laïcs d’un niveau moyen s’engagèrent à des pratiques mensuelles ou annuelles, et les plus simples, eux aussi, renoncèrent définitivement à un vice particulier. Il n’en manqua pas un pour jurer de pratiquer toujours une simple vertu, et tous absolument atteignirent leur but.

Jusque-là, ce sont les paroles de Jetsün Milarépa en personne qui ont été transcrites telles quelles. Ses œuvres bienfaisantes aux créatures et à l’enseignement bouddhique ont été énoncées de sa propre

* La dri (tib. :'bri) est la femelle du yak. C’est elle qui donne le lait, bien que l’on parle toujours en Occident de « lait de yak ».

bouche. Si l’on développe le corps de son exposé final, il se divise en trois parties principales : la partie qui raconte les mystifications des êtres non humains et leur soumission, celle où les fils spirituels prédestinés s’engagent sur la voie de la délivrance, celle enfin où le Jetsün fait tourner la roue de la doctrine pour toutes sortes de disciples et d’auditeurs sans liens entre eux.

Si l’on entre dans le détail, voici comment tout d’abord les êtres non humains furent liés par leurs vœux. Dans la vallée de Tchong, au Roc Rouge, Milarépa chante les Six Souvenirs du Lama, et soumet le roi des démons, Binayaka*. Puis, pour obéir aux ordres de son lama, il se rend à Latchi et dit le Chant de Latchi Tchouzang afin de lier par un serment le maître de l’assemblée des dieux violents.

L’année suivante, il pénètre au plus profond de Latchi et dit le célèbre Chant des Montagnes Enneigées. Puis, pour obéir aux ordres de son maître, il pense aller dans l’enceinte des Monts de Yitilmo au Népal et à Riwo Pelbar du Mangyül, mais, en passant par la plaine du Goung Thang, le Roc Lingba lui touche le cœur. Il y séjourne un temps et dit le Chant de l’Ogresse du Roc Lingba. Puis, sur un flanc du Mont Pelbar, au Fort de l’Éveil de Ragma, il chante et soumet le maître du sol ainsi qu’une déesse démoniaque. Il demeure ensuite au Fort du Ciel de Kyangpen et assiste nombre d’êtres humains et non humains. Après s’être rendu à Yôlmo Kangra, il reste au Fort du Lion dans la Grotte du Tigre de la forêt de Singala. Il œuvre là au bien des esprits et de quelques êtres. C’est là aussi qu’il reçoit la prophétie lui enjoignant de repartir au Tibet, méditer au profit de tous dans les lieux sauvages et les montagnes désertes. Ainsi, rentré au Tibet, il demeure dans une grotte de Goung Thang et chante pour les nymphes-pigeons.

La deuxième partie raconte les rencontres avec tous les fils spirituels. Le Jetsün Milarépa séjourne au Dzong Indestructible de Roche Grise et œuvre au profit des créatures quand la mère Vajra

* L’énumération qui suit, œuvre du rédacteur de l’ouvrage, est une introduction aux Cent Mille Chants, la table des matières des trois parties à venir, qui succèdent à la biographie, pour former l’œuvre complète. Les Cent Mille Chants racontent en détail toute la suite de la vie de Milarépa, jusqu’à sa mort.

Yogini lui prédit la venue de ses disciples. Elle lui révèle en particulier où se trouve Rétchung Dordjé Drakpa, le disciple qui recevra les instructions de la tradition orale secrète des dakinis. C’est alors qu’il réside au Goung Thang, dans la Grotte de la Soie du Col des Chèvres, qu’il rencontre Rétchungpa, le fils de son cœur, Rétchungpa part pour l’Inde afin de se défaire d’une maladie, puis le maître et le disciple se retrouvent. Dans la Grotte de Lumière du Haut-Rôn, le Jetsün rencontre Tsapou Répa. Il retourne ensuite au Fort de l’Éveil de Ragma et rencontre Répa Sangyé Kyab. Il part et tandis qu’il réside dans la Grotte-Ventre de Nyanang, il dispense conseils et initiations à l’enseignant Shakyagouna, qui déjà était croyant, et l’amène sur la voie de l’émancipation. Puis il marche vers la Porte du Cheval, au nord, et en chemin, à Guépa Legsoum (Ic Tchoung, il rencontre la jeune Peldarboum. Au retour, dans une auberge du Nord-Yérou, Séban Répa se présente. Il part méditer Shri Ri de Gyal, la glorieuse montagne du Latôd, et c’est Drigorn Répa qui vient à lui. En mendiant les aumônes de l’automne, il rencontre le Répa Shiwa ôd près de la source aux cent mille pièces d’argent.

Le chapitre du Bâton de Bambou raconte sa rencontre avec Ngen Dzong Répa dans la vallée de Tchim. Puis, pendant un séjour Litchi, les messagères célestes exhortent le Jetsün Milarépa à se souvenir d’une injonction de son maître, et sur la route qui le mène au Mont Tisé il rencontre Dampa Gyapouwa. En montant vers le Lowo, il rencontre Khar Tchoung Répa au sommet du Korréla, Il passe ensuite l’hiver sur les pentes du Mont Dritsé, dans le Pourang, et rencontre Répa Darma Wangchuk. Dès les beaux jours il part pour le Tisé. C’est là, dans le chapitre du Mont Tisé, qu’il soumet Faro Win Tchoung par l’éclat de ses miracles. Il redescend et séjourne à nouveau au Fort Indestructible de Roche Grise, où Rong Tchoung Répa se présente. De nouveau guidé par les dakinis, il voit sur sa route la Grotte Cachée du Fort Mamo et s’y installe quelques jours. Un berger se met à son service, qui deviendra un sage nommé Loukdzi Répa, l’ascète Gardeur de Troupeaux. Au Fort du Lotus de Lapon, ensuite, il rencontre Shengom Répa, qui viendra lui offrir de parfaits services à la Grotte Cachée et au Fort du Naga de Lango. Aux abords de Tchoro Drig, il rencontre Rétchungma. Tandis qu’il réside à Nyishang Gourta, dans le bas pays, il voit arriver le chasseur Khira Répa. C’est par ce dernier que la réputation du Jetsün se répand alors au Népal et que le roi de Khokhom, inspiré par une révélation de la déesse Dôlma, lui envoie ses hommages. Puis, invité par Rétchungpa et Shengom Répa, le Vénérable s’installe dans la Grotte Nyen Yin, dans le bas de Latchi, et, l’année suivante, il habite le Roc Rouge de la Vallée de Tchong. Il part ensuite pour Tchoubar, où il chante les trois épisodes de la déesse Tséringma.

Sur la route de Dring Dingma, il rencontre Répa Dordjé Wang — chuk. Quand il séjourne avec ses disciples dans la Grotte-Ventre de Nyanang, il rencontre l’Indien Dharma Bodhi au Dzong Pelpo. Ce dernier s’incline devant Milarépa et ce geste étend sa renommée. Par jalousie, Darlo, le maître de logique, lance un débat. C’est le chapitre où le Jetsün retourne les arguments et prouve ses capacités miraculeuses. Pour conclure, il chante pour Rétchung et Tipou. À cette époque, il rencontre Mesgom Répa à la Grotte-Ventre et Salé Ôd, une de ses filles ascètes, à Nagtra de Nyanang. Puis le Jetsün marche vers les Hauteurs du Roc Rouge et il y reste. Il voit Rétchungpa qui s’en revient depuis l’Inde et il part vers lui pour l’accueillir. Ils se retrouvent dans les chapitres de la Corne de Yak et du Chant des Hémiones. À Tchoubar, ensuite, il rencontre Lengom Répa, originaire du Dagpo. À Dodé Tashigang de Drin, il rencontre l’incomparable médecin du Dagpo, le moine détenteur du vajra, le grand esprit éveillé, le bodhisattva Dawo Sheunou qui prit un corps d’homme pour le bien des créatures. La venue de Gampopa avait jadis été annoncée par le Bouddha, et il devient le meilleur et le premier des fils spirituels du Jetsün Milarépa. Plus tard, tandis qu’il demeure dans une forêt de petits tamaris à Tchoubar, il accepte comme disciple Loteun Guendun, venu autrefois le provoquer verbalement. À la Grotte Plaisante du Fort du Soleil, il rencontre Dréteun Tashibar de Drin. Alors qu’il doit montrer ses pouvoirs à une assemblée de moines, il rencontre Likor Djarouwa, qui le suit et se met à son service.

Les messagères célestes avaient prédit au Jetsün très précieux que, parmi ses disciples humains, vingt-cinq deviendraient de parfaits accomplis de la voie tantrique. Pour chacun de ceux-ci, ses huit fils spirituels, ses treize fils proches et leurs quatre sœurs, un grand chapitre raconte comment il les rencontre.

La troisième partie regroupe diverses histoires, les Chants du Jetsün lors d’entrevues avec ses fils spirituels dans quelque fort secret sans qu’il y ait certitude de date. Des chapitres relatent les réponses qu’il donne à des auditeurs ou à des disciples moines. Le chapitre du Mont Bânpo date de l’époque où Gampopa séjourne près de lui, C’est à Nyanang que se passe l’épisode de l’initiation et de la consécdruati : à Tsarma qu’il chante pour Shendormo et Legséboum. Ensuite, chapitre raconte comment l’on répare les fuites d’eau pour être prêt à mourir. Quand Rétchungpa se trouve à Latchi avec son maître, us marchent ensemble vers la Grande Grotte de Conquête des Démons puis, lorsqu’ils remontent, se place le chapitre de la Caverne de Ramding. Invité ensuite par des auditeurs villageois, le vénérable Milarépa réside à la Grotte-Ventre de Nyanang et raconte lui-même l’histoire de sa vie. Dans ce chapitre aussi, Rétchung part en voyage pour la province de Û. Averti par une messagère à la tête de lionne, le Jetstin rencontre Dampa Sangyé à Thongla. À Lashing, avec sa compassion, il sauve un trépassé et chante sa dette de reconnaissance envers sa mère. Un chapitre dispense ses dernières volontés pour ceux de Nyanang et pour les fidèles de Tsarma. En route pour Tchoubar, il chante pour le médecin Yangné de Dingri. Une fois arrivé, un chapitre raconte le dernier départ de Rétchung pour le Ü. L’adresse au bienfaiteur Tashi Tsé se passe à Lhadro de Drin. Au château de Drin, il chante pour Kouyou et Dzesséboum, et pour tous les adeptes présents. Sur les Hauteurs du Roc Rouge, un épisode rapporte sa vie. toire sur les quatre démons et les réponses faites au Tantriste. Un chapitre, enfin, raconte ses transformations physiques miraculeuses et comment elles suscitent l’ardeur de ses disciples.

Des récits en nombre inconcevable, connus ou inconnus, disent comment le Jetsûn Milarépa tourna la roue de la doctrine. Il guida vers la délivrance complète d’innombrables êtres d’élection à la vive intelligence. Il fit mûrir les êtres aux capacités intellectuelles moyennes et leur montra la voie du salut. Les moins doués développèrent l’esprit de l’éveil et conçurent le dessein d’œuvrer au profit d’autrui. Même chez les plus infortunés, il imprima les marques de la vertu, et leurs actions les amenèrent au bonheur temporel des paradis humains. Grâce à sa compassion aussi vaste que le ciel, le Jetsün Milarépa révéla au grand jour l’enseignement du Bouddha et protégea les créatures vivantes des infinies souffrances des mondes inférieurs comme des misères du samsara. Ces faits se trouvent exposés et largement développés dans le Gourboum : les Cent Mille Chants.

Telle est la huitième œuvre, celle où, par le fruit de ses méditations, il dispense ses bienfaits aux créatures et à l’enseignement bouddhique*.

* Dans les éditions tibétaines de l’œuvre complète, aussitôt après cette huitième œuvre, suit le premier chapitre des Cent Mille Chants, « Le Chant des Six Souvenirs du Lama ». Ainsi, sans coupure aucune, le récit de la vie de Milarépa se poursuit. Il est seulement précédé d’une sorte de table des matières de l’œuvre à suivre.

[je joins le Quatrième de couverture de Milarépa Œuvres complètes […] Fayard, 2011 :]

« Avec La Vie et Les Cent Mille Chants, c’est l’ensemble des narrations, chroniques et poèmes attribués a l’ermite-poète tibétain (1040-1123) qui se trouvent ici rassemblés. Évocation minutieuse de l’un des parcours spirituels les plus singuliers et les plus foudroyants qu’ait jamais accomplis un esprit humain, ce livre s’apparente pourtant à un récit d’aventures, à une épopée, à un florilège. Pour tous les Tibétains, il s’agit d’une œuvre essentielle, qui relate et exalte le chemin vers l’Éveil d’un Bouddha à la mesure des hautes terres himalayennes.

« Dans sa traduction, Marie-Jose Lamothe a su restituer le rythme, ou mieux, la rumeur de la langue tibétaine, si bien accordée à l’espace de ce Haut-Pays qu’elle connaissait intimement. Aussi cette version française conserve-t-elle l’écho du souffle originel, son pouvoir d’arrachement au monde, de mise en altitude du corps et de l’esprit. Dès sa parution, elle fut unanimement saluée, notamment par Jacques Lacarrière : « Quelle vie, quelle énergie, quelle jouvence en ces chants ! Voilà Milarépa : un embraseur d’éveil au pays des glaciers » (Le Monde), par Claude Roy : « Un traité de renoncement où passe le souffle des grands espaces himalayens » (Le Nouvel Observateur), et par René Char : « L’œuvre de Milarépa fait mon enchantement. Ma reconnaissance à Marie-José Lamothe pour son fervent et brûlant présent bordé'de grâce au Pays affirmatif des neiges ».

« En postface, la traductrice, qui a mis ses pas dans ceux de Milarépa, propose un pèlerinage sur les traces du Maître de vie, occasion unique pour le lecteur de prendre la mesure du Tibet d’aujourd’hui. 









BRUG-PA

VIE ET CHANTS DE BRUG-PA KUN-LEGS LE YOGIN

TRADUIT DU TIBÉTAIN ET ANNOTÉ par R. A. STEIN

G.P. MAISONNEUVE ET LAROSE PARIS 1972



CHER LECTEUR,

Votre soif de connaître, votre curiosité vont vous entraîner vers un monde de pensée et d’expression poétique, très lointain et, totalement différent du nôtre. Le chemin qui y mène est un sentier à peine tracé dans la jungle de notre ignorance, et vous imaginez facilement qu’il n’est pas toujours aisé de le suivre. Le traducteur vous demande donc d’avoir un peu de patience. Il lui a bien fallu en avoir lui-même pour vous rendre accessible une œuvre oubliée de la pensée humaine et de la littérature mondiale qui vaut sans aucun doute la peine d’un petit effort.

Le Tibet du xve et du xvie siècle, monde de chevalerie, de féodalité et de puissante église, où la brutalité et l’obscurantisme côtoient la sainteté et l’esprit critique, est à la fois proche de notre propre civilisation de la même époque, et très différent par ses aspects proprement asiatiques. La philosophie extrêmement subtile et affinée du bouddhisme du Vajrayâna, qui est inséparable de pratiques psycho-physiologiques et de techniques très poussées de maniement de l’activité mentale et qui s’insère néanmoins dans une vie religieuse intense, profondément marquée par la foi, tout cela comporte beaucoup d’imprévu et d’étrangeté, mais tout cela peut aussi répondre remarquablement bien aux préoccupations de la pensée contemporaine.

Le traducteur avait d’abord pensé ne présenter qu’un choix des morceaux les plus faciles à assimiler par le lecteur moderne. Mais, sur une suggestion de M. Roger Caillois, il s’est finalement astreint à traduire cette autobiographie au complet, telle qu’elle se présente, malgré le travail et les difficultés qui en découlaient. Aussi est-il inévitable que tel ou tel passage pourra paraître difficile ou indigeste à l’un ou l’autre d’entre vous, selon ses préoccupations ou ses goûts.

Mais je vous prie, Cher Lecteur, n’abandonnez pas la lecture si de tels passages vous arrêtent. Vous serez récompensé de votre patience, j’en suis certain. Vous pouvez fort bien sauter quelques pages et reprendre la lecture plus loin. Ce livre-ci peut être lu en commençant n’importe où. En effet, ce n’est pas une autobiographie qui relate une vie du début à la fin dans un ordre strictement chronologique. Vous trouverez ici des anecdotes, des conversations, des chants ou poèmes, qui forment des morceaux finis dont chacun se suffit à lui-même. Partez donc à la recherche de l’imprévu ! Vous ne serez pas déçu.

Une petite difficulté vous attend aussi pour la prononciation des mots tibétains. Mais un conseil très simple vous permettra de la surmonter sans trop de mal. L’orthographe tibétaine est compliquée et fort différente de la prononciation. Pour ne pas vous tordre la langue, il suffit de retenir ceci. Les mots tibétains n’ont qu’une seule syllabe formée par une consonne au début (initiale), une voyelle et une consonne à la fin (finale), comme yum, ihag. Malheureusement, il arrive souvent qu’une ou deux consonnes précèdent l’initiale et suivent la finale. Elles ne se prononcent pas. Faites donc comme si elles n’existaient pas ! Pour les noms propres je vous ai facilité la tâche en écrivant l’initiale qui est prononcée avec une majuscule et en laissant en minuscules les consonnes préfixées qui restent muettes (p. ex. sNel, bsTan).

En vous remerciant d’avance de votre attention et de votre effort, je vous quitte dans l’espoir que vous serez satisfait.

Écrit à Me'u-gdon, l’année terre-oiseau, le quatrième jour de la onzième lune, par le traducteur Srid-brtan l.

(1) Prononcez Meudon et Stein.



INTRODUCTION

Brug-pa Kun-legs est connu de tous les Tibétains. Il est le héros de beaucoup d’historiettes, d’anecdotes, de bons mots. Il y joue le rôle d’un espiègle qui se moque, gentiment, des gens, les remet à leur place, dénonce les abus partout où ils sévissent, chez les nobles, dans le clergé, rabat l’orgueil et la suffisance des imbéciles, et enfin fait rire pour l’agrément du rire. Souvent ses plaisanteries sont un peu grossières, à la façon de Rabelais, scatologiques ou obscènes. De là le nom de gcog-gtam « histoires sales » par lequel on désigne ces anecdotes qui circulent oralement, mais dont il existe aussi quelques recueils manuscrits 1. Ce genre d’histoires fait la joie des Tibétains qui aiment le gros rire et qui sont sans le moindre complexe, même quand ils sont moines, et cela malgré leur foi inébranlable et leur soumission totale à l’église. La célébrité de ‘Brug-pa Kun-legs n’a d’égale que celle d’un autre plaisantin ou libertin, A-khu sTon-pa, « Oncle Magister ». Mais si ce dernier semble être un personnage purement fictif et légendaire, ‘Brug-pa Kun-legs a bien été un yogin du xve siècle, historiquement attesté. Il est vénéré comme un grand saint au Bhutan où sa lignée s’est implantée. Ce fut un grand mystique, un philosophe et un poète.

Et pourtant, jusqu’à tout récemment on ne savait rien de sa vie et de ses œuvres. Les ouvrages relatifs au Tibet, qu’ils soient populaires ou savants, l’ignorent presque totalement. Tout au plus trouve-t-on, très rarement, la mention isolée de son nom, sans plus. C’est que les documents faisaient défaut. On le verra un peu plus loin, c’est à peine si les chroniques tibétaines elles-mêmes lui consacrent quelques mots, même quand leurs auteurs se montrent par ailleurs très bien informés. Cela en dit long sur

(1) J’ai pu en consulter un grâce à l’obligeance de M. D. S. Ruegg. Il s’intitule Srug-bston Kun-dga’ legs-pa'i rnam-thar. L’éditeur déclare (2a) qu’il a réuni des fragments de logia et des ‘traditions de vieillards’ (rgan -po'i glam -dpe). Il se nomme plus loin (13 a) Che-dban bstan —’ jin de sPa-gro (voir la fin de cette introduction). Des “histoires sales” sont mentionnées dans notre biographie et au début du second volume des œuvres (cf. p. 84, n. 1).

la possibilité d’écrire l’histoire. Le mépris ou la négligence ont, sans doute suggéré aux historiens tibétains, tous ecclésiastiques, de passer sous silence ce grand personnage, alors qu’ils le connaissaient certainement, de même qu’ils se sont systématiquement, abstenus de dire ne fût-ce qu’un mot de la grande épopée tibétaine de Ge-sar dont ils ne pouvaient ignorer l’existence. Il m’a fallu de longs et, patients efforts pour, enfin entrer en possession des quatre volumes imprimés qui contiennent l’autobiographie de notre saint, des lettres, des poèmes, des logia. C’est que les exemplaires disponibles sont rares. C’est aussi, et surtout, parce que ‘Brug-pa Kun-legs lui-même a enjoint à ses disciples de ne point montrer ces histoires à des infidèles parce qu’ils pourraient arguer de leur caractère « sale » pour dénigrer la religion, c’est-à-dire le bouddhisme (Vol. Kha, 2a).

Pour nous, cette crainte est sans objet, et je pense que le lecteur trouvera notre héros plus sympathique, plus humain, plus proche de nous que s’il s’était donné un air austère de sainteté. J’ai déjà eu l’occasion de le présenter 1 et crois avoir bien fait de le tirer de l’oubli. Ce personnage curieux est d’une grande importance pour la connaissance de la civilisation tibétaine. Non pas seulement pour lui-même, en tant qu’individu unique — il n’y tenait pas du tout et a fait tout ce qu’il a pu pour effacer sa personne et les circonstances de sa vie. Mais en tant que représentant d’un certain type de saint dont on connaît, au Tibet et ailleurs dans le monde, d’autres exemples avant et après lui. Il est le non-conformiste par excellence. Aussi vit-il en marge de la société, et surtout de l’Église officielle, sans pourtant la quitter et même en utilisant à l’occasion l’énorme prestige dont jouissait ce genre de personnages pour intervenir en médiateur. Il se mêle au peuple, en imite les chants, vagabonde partout, chante et plaisante, sans prétention, tout en étant autant que d’autres instruit en textes et en dogmes philosophiques. On verra se profiler derrière lui la société tibétaine du xve et du xvie siècle, si perpétuellement déchirée de guerres, de haines et d’antagonismes, si pénétrée d’hypocrisie et d’avidité qu’on est confondu de voir ‘Brug-pa Kun-legs garder son calme et son rire.

Pour comprendre cette société et ce saint, il est nécessaire de connaître le bouddhisme qui les imbibait de part en part et les grandes lignes de l’histoire du Tibet. Il ne peut être question de

(1) Recherches sur l’épopée et le barde au Tibet, Paris, 1959 (voir l’index) ; La Civilisation tibétaine, Paris, 1962, p. 124-125 ; Un saint poète tibétain, dans Mercure de France, juillet-août 1964.

m’étendre ici sur ce vaste sujet, et je suis obligé de renvoyer le lecteur à d’autres ouvrages 1. Quelques remarques un peu schématiques doivent suffire.

Comme son nom l’indique, Kun-legs, abréviation de Kun — dga’ legs-pa, appartenait à l’ordre monastique de ‘Brug. Il y avait alors un assez grand nombre d’ordres, d’écoles de pensée et de pratiques dont voici un aperçu très bref.

I. Les Bon-po 2. Ils passaient pour représenter la religion primitive du Tibet qui aurait été antérieure à l’introduction du bouddhisme, mais aurait aussi prévalu en dehors des frontières politiques du Tibet ancien (vie et vne siècles), notamment au Zan-zun (Tibet, occidental). Ceci selon une tradition actuellement encore invérifiable. Quoi qu’il en soit, au xie siècle au plus tard, cette religion a largement assimilé les doctrines et les pratiques des rÑin-ma-pa tout en conservant des traditions légendaires et des rituels archaïques.

N. Les deux doctrines et pratiques Zi-byed, ‘Apaisement’, et gCod ou sPyod (deux mots de prononciation identique : tcheu), ‘Coupure’ ou ‘Action’. Ces deux techniques de méditation ont été introduites au Tibet par un yogin indien, Dam-pa Sans-rgyas, alias Pha Dam-pa (‘le père, le saint’), au début du xie siècle. Elles furent ensuite diffusées par sa disciple Ma-gcig (‘La Dame’) Lab — sgron-ma (1055-1145 ? ou 1153 ? ; selon d’autres, elle serait née en 1099 ou en 1102).

NI. Les rÑin-ma-pa ou ‘Anciens’ dont le saint patron est Padmasambhava (vnie siècle). Ils vont de pair avec l’école des rJogs-chen-pa ou ‘Tenants du Grand Achèvement’ qui se réclame plutôt de Vairocana (vni siècle).

IV. Les Sa-skya-pa, ainsi nommés d’après le monastère de Sa-skya, fondé en 1073 (à l’Ouest du Tibet). La branche des Nor-pa, également nommée d’après leur monastère fondé en 1429, s’en détache.

V. Les bKa’ — gdams-pa ou ‘Tenants des Enseignements’ qui remontent à Atisa, grand savant indien (né en 982, au Tibet en 1042 où il meurt en 1054). C’est à cet ordre que se rattache plus tard l’ordre des dGe-lugs-pa.

(1) G. Tucci, Tibetan painted scrolis, Rome, 1949; R. A. Stein, La civilisation tibétaine ; D. Snellgrove et H. Richardson, A cultural history or Tibet, London, 1968.

(2) La désinence — po ou — pa désigne l’appartenance à un ordre, une doctrine, un pays, etc.

VI. Les dGe -lugs -pa, ‘Tenants des CEuvres de Vertu’ ou dGa’ — ldan-pa, du nom de leur monastère, eurent pour fondateur Con-kha-pa (1357-1419). C’est à cet ordre, vulgairement appelé “Église Jaune”, qu’appartiennent les Dalailama.

VN. Les bKa’ — brgyud-pa ou « Tenants des Enseignements transmis » qui se réclament de Mar-pa (1012-1096). C’est à cet ordre que se rattache notre héros. Deux branches s’en détachent : celle de Çans et celle de Dags-po. La première tire son nom du lieu de naissance de son fondateur, le yogin de Khyun-po (xie siècle), à savoir la province de Çans au Sud-ouest du Tibet. De même la seconde. Son fondateur Dags-po lha-rje, alias sGam-po-pa (10 791 153) fut originaire du pays Dags-po, au Sud-est du Tibet. Nous n’avons pas à nous occuper de l’école de Çans, mais nous devons suivre un peu les destinées de celle de Dags-po. Voici quelle était sa filiation spirituelle, sa lignée de transmission de maître à disciple :

rDo-rje-chan (Vajradhara, buddha primordial) > Te-lo-pa

(Tilli, Tilo, yogin ou mahasiddha de l’Inde, 988-1069 ?) Nâropa

(Nâdapâda, Nârotapa, 1016-1100 ?) > Mar-pa de Lho — brag (Tibet, 1012-1096) > Mi-la ras-pa (le grand poète bien connu, 1040-1123 ou 1052-1135) Dags-po lha-rje (1079-1153). Ce dernier marque une étape importante du point de vue doctrinal. Tout en transmettant l’enseignement proprement bka'— brgyud-pa, il eut aussi des liens avec les bKa' — gdams-pa qui insistaient sur la nécessité de la discipline monastique et sur la préparation à la sainteté par une conduite conforme à la morale. Ce rapprochement était d’autant plus facile que les bKa'— gdams-pa ne rejetaient pas pour autant la tradition tantrique. Ils avaient avec les bKa'— brgyud-pa un ancêtre spirituel commun : Nâropa qui fut aussi le maître d’Atisa.

Quatre nouvelles écoles se partagèrent l’héritage de Dags-po lha-rje. Ce furent :

1. Karma bka'— brgyud qui tire son nom de l’un de leurs deux grands monastères, Karma Lha — steli fondé en 1185, le second étant celui de mChur-phu. Le fondateur fut Dus-gsum mkhyen-pa (1110-1193). Cet ordre a joué un très grand rôle religieux et politique. Il se divisa en deux branches : a) celle des Porteurs du Chapeau Noir (zva-nag) qui débute avec Karma Pag-çi (1204 ou 1206-1283) et b) celle des Porteurs du Chapeau Rouge (zva-dmar) dont le premier fut Grags-pa Seh-ge (1283-1349 ou 1350).

2. « Ba-ram bka » — brgyud, lignée de « Ba » — ram-pa ou « Bab-ram-pa Darma dBan-phyug, disciple de Dags-po lha-rje, qui fonda un monastère à “Bab-rom, dans le Nord. Cette école est très peu connue.

3. Chal-pa bKa” — brgyud qui tire son nom de Chal non loin à l’Est de Lhasa, où cette école exerça un rôle politique jusqu’au xive siècle.

4. Phag-mo bka » — brgyud, fondée par Phag-mo-gru-pa (alias « Gro-mgon rin-po-che ou « Précieux Protecteur des Êtres », 1110-1170) qui tire son nom de Phag-mo gru, « Le bac de la truie », sur le gCan-po, près de rCe-than. Cet ordre a également exercé une grande influence à la fois religieuse et politique. Les deux pouvoirs étaient en effet dans les mains d’une seule et même famille. Nous verrons plus loin les vicissitudes de son pouvoir politique. Ici nous devons d’abord suivre les ordres issus des Phag-mo-gru-pa. On en énumère huit, dont trois seulement doivent retenir notre attention.

[omission de pages 7 à 10, un tableau dépliant des filiations, les pages 11 et 12 qui détaillent les écoles et leurs ramifications ; reprise page 13 qui concerne de plus près Brug pa]

cette ambiguïté écartée, il reste que notre saint se rattache bien à Vanaratna en tant que maître d’un enseignement de Longue Vie sous l’égide de Padmasambhava (Padma che-khrid, 65b). C’est sans doute cet enseignement qui lui a valu le surnom « Roi de l’Initiation de Longue Vie », Che-dban rgyal-po (3 b) et à sa femme principale celui de « Riche en Initiation de Longue Vie », Che-dban-jom (76 b). Malheureusement la transmission de cet enseignement pose un problème de chronologie, car trois personnages s’intercalent entre Vanaratna et “Brug-pa Kun-legs, à savoir bSod-nams rgya-mcho (grand traducteur, 1424-1482) Byams-pa kun-dga > Rin-chen-bzan-po 8. Ces successeurs spirituels de Vanaratna devaient être plus ou moins contemporains (cf. fol. 65a). ‘Brug-pa Kun-legs évoque dans sa lignée (lb-2b) son maître rGyal-dban-rje (No XNI du Tableau, 1428-1476) ainsi que son successeur et neveu Ñag-dban chos-rgyal (alias ‘Brug-pa rin-po che, 1463-1538) et le fils de ce dernier, lHa-bcun Ñag-dban-grags (1506-1538, selon une indication de M. Gene Smith). Ainsi, ‘Brug-pa Kun-legs a bien vécu jusqu’au-delà de 1500. Il se dit élève de sÑug-la (chos) — rje (1458-1515) 4 en matière de doctrine bka’ — gdams-pa (32 a) et il fait des prières pour lui (Ga, 11 b, 25 b, 34 a) : était-ce à l’occasion de sa mort, en 1515 ? Il a aussi rencontré le Fou de dBus qui est né en 1457 (Ga, 8a, 9 b, 44 b, 46 b) et le Fou de gCan (Ga, 44 b) qui a vécu de 1452 à 1507. Notre saint rencontra encore la réincarnation de rGyal-dban-rje (67 b) et cite même les œuvres de ce dernier (8a, 13 b, 82 b) qui ont dû paraître après sa mort (en 1476). Un repère analogue est suggéré par la rencontre avec dGc — ’ dun rgya-mcho, le Deuxième Dalailama (1475-1543) à ‘Bras-spuns (Kha, 10 b). Il a aussi assisté à une guerre entre les dGe-lugs-pa et les ‘Bri-gun-pa qui pourrait être datée de 1537 (Ka, 133 b ; Kha, 52 b ; cf. p. 337, n. 3).

L’incertitude qui règne au sujet de ‘Brug-pa Kun-legs vaut aussi pour sa proche famille. Il est né à “Brug (110a). Son père Rin-chen bzan-po fut alors préfet (nan-so) et sa mère mGon-mo-skyid « femme de chef » (dpon-mo), mais nous ignorons le nom du château-fort qu’ils commandaient (3 b). Était-ce à ‘Brug ou à Ra-lun ? Dans ce dernier cas, le frère aurait pris sa place. En effet, lorsque “Brug-pa Kun-legs eut treize ans (125 a), son père fut assassiné par les gens de sNell à la suite d’une dispute suscitée par son oncle paternel (a-khu) qui s’érigea « représentant de la lignée » (gdun-chab, 3b) et épousa la femme de son frère assassiné, la mère de ‘Brug-pa Kun-legs (Kha, 24a). L’enfant fut alors conduit par le mari de sa tante A-rin-ma auprès du prince de Rin-spuns, Kun-tu bzan-po, qui le protégea (3 b). Or on nous dit (125 b) que le préfet (nan-so) de Lha-dban-pa, n’en fut pas content. Ce Lha-dbati-pa peut-il être identifié avec Lha'i dban-po du Tableau, non pas frère du père de ‘Brug-pa Kun-legs, mais son cousin ? Selon l’usage tibétain, on aurait pu le qualifier d’oncle paternel. C’est son fils qui succéda à Ra-lun, au détriment, sans doute, de ‘Brug-pa Kun-legs. Mais cette tentative de reconstruction de l’histoire est bien incertaine.

Brug-pa Kun-legs nous dit qu’il avait un frère et une sœur (Kha, 24a, 43 b) et qu’il était l’aîné (Ka, 3 b). Mes sources ne révèlent pas leur nom. M. M. Peissel qui a pu visiter le temple du saint au Bhutan (voir les photos) a obtenu l’information que la statue plus petite à sa droite représente son ‘frère’. Mais le nom qui lui a été indiqué, Ñag-dban chos-rgyal, appartient à son cousin (No XIV du Tableau). L’information provient d’une nouvelle biographie (voir ci-dessous) dont l’authenticité est douteuse. Quant à la sœur de ‘Brug-pa Kun-legs, elle devint nonne (82 a). Lui aussi fut ordonné moine selon les règles du vinaya du Mahâyâna (146 b). C’est à cette occasion qu’il a dû recevoir son nom de religieux dont la forme complète est Kun — dga’ legs-pa dpal —’ byor bzan-po (165 a). Malgré cela, il nous dit en passant qu’il a élevé une famille dans le monastère (50a). Il mentionne en effet sa ‘femme principale’ (yum-chen) Che-dban —’ jom (76 b). Cela impliquerait qu’il en eut une autre. Ce fut peut-être Nor-bu — ’ jom dont nous parlerons encore. Il a eu au moins un fils, ‘Brug-grags, qui porte toujours l’épithète « Protecteur du Champ » (zin-skyon, ksetrapala ; 48 a, 76a). Parfois il semble dire qu’il n’a eu que ce seul fils, yogin errant comme lui (94 a, 162 b), mais il mentionne aussi « ses enfants » (90 b) en évoquant sa vieillesse. Les deux déclarations se rapportent peut-être à des dates différentes.

En tant que yogin errant, ‘Brug-pa Kun-legs a eu des « amies », partenaires de certaines pratiques psycho-physiologiques. Bien que ces techniques d’union sexuelle prescrivent la rétention et interdisent toute émission, ‘Brug-pa Kun-legs semble admettre des inadvertances qui ont pu lui valoir des enfants. On verra (154 b) un chant adressé à l’une de ses amies, une « nièce » (dbon-mo, nonne libre ou yoginï) de « Ja » — chon-phug-pa. Elle a dû lui causer des ennuis qui en disent long sur l’atmosphère des petits cercles de yogin de cette époque. C’est du moins ce qu’on devine à travers une lettre de ‘Brug-pa Kun-legs à « Ja » — chon-phug-pa et de ce qui semble être la réponse, lettres conservées dans les Œuvres (Ga, 55b-57a). Il y est fait allusion à une rumeur selon laquelle « Ja » — chon-pa aurait empoisonné (dug Nati) le Seigneur de la Religion (lhos-rje) Çel-brag-pa3 ‘Brug-pa Kun-legs aurait à ce sujet écouté les insinuations des « mendiantes » (nonnes libres) de Çel — brag-pa. Quoi qu’il en soit des circonstances troubles qui me restent inconnues, ‘Brug-pa Kun-legs indique à cette occasion que la « nièce » de « Ja » — chon-pa avait bien été son amie (lied-raie gi zla-la yod-pa, Ga, 55 b), mais qu’il était alors un vieillard sans importance (rgan-la g.yas-ëhuti) et le gardien des enfants de cette amie ['Ja'-chon dbon-mo'i phrug-gu'i bu-brji]. Le nom de cette femme est malheureusement inconnu. Je ne sais donc pas si elle est identique ou différente d’une femme de ‘Brug-pa Kun-legs dont il est question dans la biographie d’un certain rpo-rje-gdan-pa4 et dont il a eu un autre fils.

Pour perpétuer sa lignée, “Brug-pa Kun-legs aurait eu de sa partenaire (mudrà) Nor-bu —” jom un fils qui naquit à Phral-sna, dans la région de sTod-lune. Ce fils, appelé lag-dbafl bstan —’ jin, fut considéré comme l’incarnation du yogin gSaft-bdag Gar — ston, fils de ‘Brug-sgom n&-po (op. cil., 6a-b) 2. Il étudia auprès de ‘Brug-pa rin-po-éhe Nag-gi dbali-phyug (fils de No XIV du Tableau) et auprès de son propre père. À l’âge de cinquante ans il fonda un grand monastère de yogin à l’ermitage de rTa-mgo (aussi appelé rDo-rje-gdan, 11 b) 8, lieu-saint de rTa-mgrin (Hayagriva), situé au Bhutan. Lui aussi eut le souci de perpétuer la lignée, ce qui lui valut une fille et un fils de sa partenaire (gsari-yum) bDe-èhen dpa’— mo (ou dpal-mo). Le fils fut considéré comme l’incarnation de « Brug-sgom ïig-po et reçut le nom Mi-pham Che-dban bstan — » jin, nom formé par la combinaison des noms de son père (eag-dbati bslan-'jin) et de son maître, le ‘Brug-pa rin-po-èhe Mi-pham Chos-kyi rgyal-po (No XVN du Tableau), alors que Che-dban rappelle sans doute l’épithète de son grand-père ‘Brug-pa Kun-legs. A cause de sa dévotion pour rTa-mgrin, il reçut aussi le nom rTa-mgrin rgyal-mchan (12 a, 20 b). A l’âge de dix-sept ans (dix-neuf selon la Chronique du Bhutan), à la mort de son père, il fut confié à l’abbé de Mi-pham ehos-kyirgyal-po. Parmi ses maîtres figure sTag-rce-pa Padma dkar-po (1527-1592, voir le Tableau), alors encore jeune. Il agrandit le monastère de sTag-chan et y invita ou accueillit le iabs-druft eag-dban. rnam-rgyal (No XVNI) en 1616. Ce dernier assista à sa mort (22 b), une année eau-mouton (sans doute 1643). Il avait alors soixante-dix ans, et serait donc né en 1574 (une année du chien, ce qui concorde avec une indication de la biographie, 11 b).

Voici donc le dilemme. Dans sa biographie, ‘Brug-pa Kun-legs ne parle que de sa « femme principale » Che-dbanijom et de son fils unique “Brug-grags, alors que les deux sources que nous venons d’utiliser ne mentionnent que sa femme Nor-bu —” jom, son fils eag-dban bstan-lin et son petit-fils, l’abbé de rDo-rje-gdan (alias rTa-mgo), Mi-pham Che-dban bstan —’ jin. Malgré mes efforts, je n’ai pu résoudre cette difficulté. Il reste qu’avec ce petit-fils, nous assistons au début de la branche méridionale de son ordre [Lho-’Brug] qui s’établit au Bhutan. C’est là aussi qu’il est encore vénéré dans un temple situé entre Punakha (la capitale ancienne) et Thimbu (la capitale nouvelle), le Khyi-med lha-khafi. (voir plus loin et les photographies de sa statue).

C’est à dessein que, pour retracer la vie de « Brug-pa Kun-legs, je n’ai utilisé jusqu’ici que les maigres données de ses Œuvres et des chroniques anciennes. Tout récemment des indications supplémentaires ont été fournies. Comme nous ignorons leurs sources je les donne ici à part.

Selon une chronique moderne, le rgiri-ma ëhosibyuri de bDud — » joms rin-po-èhe qui date de 1964 (2e éd., p. 797-798), ‘Brug-pa Kun-legs aurait vécu de 1455 à 1529. M. Gene Smith me signale qu’un autre ouvrage récent, Important evenis in libelan history de Dhongtog rinpoche, donne les mêmes dates. Les auteurs sont de grands érudits, mais ils n’indiquent pas leurs sources. L’une d’elles pourrait être une biographie du saint récemment rééditée au Bhutan (voir plus loin). Or plusieurs données de cette biographie sont en contradiction avec les sources anciennes.

Selon ce texte, le préfet Rin-èhen bzan-po et sa femme mGon-mo-skyid auraient eu deux fils, ‘Brug-pa Kun-legs, né en 1455, et son frère aîné, le glorieux abbé de Ra-luis, Aag-dbait êhos-kyi rgyal-po (No XIV du Tableau). Or selon les sources anciennes, celui-ci est né en 1463 et il n’est pas le frère aîné, mais le cousin de ‘Brug-pa Kun-legs. Le père serait mort lorsque le saint eut sept ans, alors que notre « autobiographie » dit treize ans. De plus, l’auteur de la nouvelle biographie ne souffle mot d’un assassinat. ‘Brug-pa Kun-legs aurait alors quitté le pays. Il aurait reçu les vœux de novice du lama gNas-rein êhos-rje, les vœux de moine de Zva-lu-rje mKhyen-rab-pa. Il aurait appris les tantra chez le moine bSod-nams mèhog-pa, les enseignements “Brug-pa chez rGyal-dban-rje et d’autres enseignements chez le « yogin illuminé » 1Ha-bcun èhen-po (fol. 4a-b). Il serait revenu dans son pays à l’âge de vingt-cinq ans, donc en 1479 (fol. 5 b). Après bien des voyages et une liaison avec Sum-mèhog, une jeune fille de quinze ans du Koà-po (fol. 11 a), il aurait rencontré à Ra-luà une nonne (a-ne) de seize ans, Che-dban dpal —” jom (u l’épouse principale » de l’autobiographie), dont il aurait eu son fils Zni-skyoit ‘Brug-sgra (fol. 55a-56b ; et non pas ‘Brug-grags comme dans l’autobiographie). Suivent de nouveaux voyages, notamment au Bhutan où il aurait construit le temple de Sribs lha-khaià (fol. 70 b) et où il aurait soumis des hérétiques et des démons.

Le récit suivant, relatif à un second fils, diverge beaucoup des données anciennes que nous avons résumées plus haut.

Une révélation au sujet de sa descendance future aurait amené ‘Brug-pa Kun-legs au pays de sTod-pa-lun, chez un certain sTod-pa Che-dban, descendant du riche pha-jo “Brug-sgom ïig-po (un yogin). Malgré les protestations du mari, “Brug-pa Kun-legs aurait couché avec sa femme dPal-bzafi bu-khrid et aurait eu d’elle un fils appelé Che-dbafi bstan —” jin (son petit-fils selon les sources anciennes). Ce dernier construira un temple à rDo-rje-gdan rTa-mgo au pays de Thim (Bhutan), se mariera et aura de sa femme deux fils (fol. 84a-85a, 117 b), Grub-maog sbyin-rgyal et rGyal-sras bsTan —” jin rab-rgyas (qui a vécu de 1638 à 1698 selon une indication que je dois à M. Gene Smith).

Brug-pa Kun-legs aurait ensuite œuvré au Bhutan. Ayant assuré le paradis à un vieillard simplet et illettré en lui faisant répéter des prières sur son penis, le vieillard aurait fait don de son pays, Log-than skya-mo, pour assurer le culte (rahod-eis) du saint. ‘Brug-pa Kun-legs lui aurait érigé un stûpa. Plus tard, le « roi » (sa'i bdag-po) du Bhutan eag-dbali rnam-rgyal (le premier iabs-drult) aurait placé ce stûpa dans un temple qu’on appelle “de nos jours” Khyi —’bur lha-khan ou Khyi-med lha-khan (« Sculpture de chien » ou « Sans chien » ; c’est le temple visité par M. Peissel qui contient la statue et des reliques du saint parmi lesquelles figure le penis). À la fin de sa vie, ‘Brug-pa Kun-legs serait retourné au Tibet et serait mort chez son fils « Brug-grags, au monastère Lam — » phar dgon de sTod-luil, à l’âge de cent quinze ans, l’année fer-cheval (1570), mais l’auteur a soin d’ajouter que l’âge n’est pas certain. Quelques-unes des reliques auraient été apportées au Bhutan par ‘Brug-grags. Elles sont « actuellement » (du temps de l’auteur) conservées à l’école monastique du Gouvernement (giuri grva-chari; fol. 125a-127a). […]

Nous ne savons donc que peu de choses de notre héros. Il a vécu à l’écart de la société contemporaine, tout en y étant mêlé par la force des choses, réalisant — si j’ose dire — la position fondamentale de sa doctrine : simultanéité paradoxale d’une pensée apaisée, demeurant spontanément à la fois concentrée et relâchée dans « l’absolu » ou le nouménal, et du flux constant et agité des phénomènes qui sont acceptés tels quels, et non pas rejetés ou évités. Cette société était alors secouée par des guerres et des rivalités de toutes sortes. ‘Brug-pa Kun-legs y fait souvent allusion. Et fidèle au concept de la simultanéité que je viens d’évoquer, qui est caractéristique de la présence du bodhisattva dans le monde et implique ainsi une participation aux événements grâce à l’engagement d’Amour et de Compassion, il est intervenu à plusieurs reprises comme médiateur. Des lettres aux grands abbés et aux seigneurs rivaux, qui sont d’un grand intérêt pour l’histoire, ont été conservées dans les trois derniers volumes de ses Œuvres Complètes (gsuri — ‘bum). Pour mieux comprendre les allusions qu’il fait aux événements, nous devons brièvement évoquer la situation politique à son époque. Elle est encore mal connue, et les auteurs, tant tibétains qu’européens, se contredisent parfois. Voici juste assez pour situer notre personnage.

Le siècle est dominé par le déclin du pouvoir des Phag-mo-gru-pa2. […]

Trois quarts de siècle plus tard, la situation se détériore et le pouvoir des Phag-mo-gru s’effrite. […]

Ce bref aperçu ne peut donner qu’une faible idée des luttes perpétuelles qui ont opposé les seigneurs et les dignitaires de l’église du temps de ‘Brug-pa Kun-legs. On les verra se profiler à l’arrière-plan en lisant sa biographie, car il y fait souvent allusion. Dans ses remarques, et plus encore dans ses lettres, les prières et les anecdotes publiées dans les autres volumes, il montre sa propre position. Il est fidèle au « Roi du Tibet » Phag-mo-gru (33 b, 113a, 126a). Mais par ailleurs, il s’efforce toujours de réconcilier les adversaires.

Ce désir de conciliation apparaît aussi dans sa position doctrinale. J’ai déjà dit plus haut comment non seulement lui-même, mais ses prédécesseurs et ses successeurs ont consciemment voulu combiner leur propre doctrine bka’ — brgyud-pa de Mahâmudrà, du Goût Uniforme, etc., qui implique en dernier ressort un Au-delà du Bien et du Mal, avec la doctrine bka’ — gdams-pa qui, certes, admet les mêmes vues et techniques (celles du Vajrayâna), mais insiste néanmoins sur une conduite morale. Bien que ‘Brug-pa Kun-legs se présente lui-même et soit présenté par d’autres comme appartenant à la catégorie des « fous », il ridiculise la “conduite de fous” (smyon-spyod), celle du moins qui prend des allures violentes pour marquer l’unité de l’absolu et du phénoménal (fol. 10a ; manger des excréments, fol. 143 b ; provoquer les divinités pour se donner en pâture selon le système du gCod). Il souligne le danger qu’il y a d’aller jusqu’aux conséquences ultimes (14 b, 21a-b). Comme dans tous les écrits du Mahàyâna tibétain, il considère peu et méprise même l’idéal du Hinayàna (“auditeurs” et “buddha pour soi”). Mais il souligne aussi la nécessité de la conduite morale, de la discipline monastique, de la vénération des Triratna, du Flinayàna même, dans la vie commune en société (44 b, 45 b, 60a, 62 b, 73 b, 80 a, 127 a, 148 a, 164 a). Bien sûr, cela vaut surtout pour les autres, pour l’homme ordinaire. Lui-même se comporte paradoxalement, spontanément, non pas, certes, comme un “fou” violent (malgré ses attributs d’arc et de flèches), mais comme le “fou” plaisantin et insouciant, comme l’inspiré aussi. Malgré, parfois, des critiques sévères des abus, l’expression tourne toujours au rire et au chant, c’est-à-dire au poème. Sa situation ambiguë, il la tourne doucement en dérision en parlant de ses élèves, y compris les attitudes par ailleurs si essentielles du “calme naturel et spontané” (so-ma ma-blos, fol. 52a).

Cette attitude est remarquable. Par son analogie assez marquée avec le Tch'an chinois (le Zen japonais), elle peut contribuer à mieux comprendre, rétroactivement, ce qui a dû préoccuper les Tibétains au moment de la célèbre controverse de bSam-yas, vers 775, entre les tenants chinois du Tch'an et les adeptes indiens de l’orthodoxie. M. Tucci a montré que les doctrines Tch'an se sont maintenues dans l’ordre des rJogs-êhen-pa. Comme on le verra, ‘Brug-pa Kun-legs exalte souvent ce « Grand Achèvement », mais si les termes philosophiques très particuliers qu’il ne se lasse pas de répéter (so-ma, ma-bbs, lhug-pa, gnug-ma) sont fréquents chez les Min-ma-pa, ils sont également courants ailleurs, et

(1) P. Demiéville, Le concile de Lhasa, Paris, 1952 ; G. Tucci, Minor Tibetan texts, N, Rome, 1958.

notamment chez sGam-po-pa, le fondateur de l’ordre des Dags-po bKa'— brgyud’. Une partie au moins de ce vocabulaire et des notions qu’il implique provient du milieu des mahâsiddha indiens qui ont exercé une si grande influence sur toutes les écoles tibétaines. Il n’est donc pas nécessaire de les chercher à tout prix, ou du moins exclusivement, dans le Tch'an chinois. De toute manière, qu’il s’agisse d’emprunt ou de développement parallèle, ces deux courants sont fort proches, on n’a pas manqué de l’observer et de le dire’. Bien que nous n’en sachions rien, des contacts entre ces milieux indiens de mahâsiddha et les maîtres chinois du Tch'an sont possibles. Mais à supposer qu’il n’y en ait jamais eu, les deux tendances découlent au fond des mêmes sources doctrinales. En ce qui concerne la biographie de ‘Brug-pa Kun-legs, on verra que mon collaborateur dGe-lugs-pa, le Dags-po qui a lu

le texte avec moi, qualifie volontiers certaines positions de « manière des ha-çari », c’est-à-dire du Tch'an (p. 81, n. 3 ; p. 192, n. 3). Et il n’a rien inventé. On trouve ce jugement dans l’exposé de la doctrine bka’ — brgyud-pa de Mahâmudrà par le lama de dPal-man, dKon-mèhog rgyal-mchan (xixe siècle ; chapitre NI de son Bya-gloti snan-sgron). Celui-ci cite sa source, le sDom-gsum rab-dbge de Sa-skya pal-Ana (1182-1251). ouvrage que ‘Brug-pa Kun-legs a bien connu (il le cite, fol. 69 b). Ce grand savant, célèbre pour sa science des doctrines indiennes et son talent d’argumentateur dans les controverses, qui était allé à Leang — tcheou et connaissait aussi fort bien les doctrines chinoises, avait qualifié la « Mahàmudrà de nos jours » de « Grand Achèvement à la façon chinoise » et de « doctrine chinoise » 3. Nous ne pouvons pas poursuivre ici ces questions à la fois passionnantes et difficiles. […]

Si j’ai décidé de traduire la biographie de ‘Brug-pa kun-legs, c’est que j’y fus attiré plutôt par la forme littéraire des poèmes de ce saint que par leur contenu philosophique, et aussi par l’intérêt de ce genre de personnage pour la civilisation tibétaine et même pour l’humanité. […]

Le vrai problème insoluble, celui qui a inspiré ce propos, concerne la traduction des termes de la philosophie et de la mystique bouddhiques. On ne peut l’éluder, car si, à mon sens, l’œuvre qu’on va lire a avant tout une valeur littéraire et humaine, elle n’en est pas moins entièrement imbibée de philosophie bouddhique, et, c’est même à elle seule que ‘Brug-pa Kun-legs devait tenir. Je suis d’autant plus conscient de ce problème que je ne fais nullement profession d’être un spécialiste du bouddhisme. Si je l’ai un peu fréquenté en tibétain, mon ignorance du sanscrit m’empêche de mieux le connaître en consultant les ouvrages indiens non encore traduits. Aussi vois-je très bien à l’avance les critiques des boud-dhologues auxquelles je m’expose. Si j’ai tenté l’aventure, c’est, qu’il m’a paru important de faire connaître au monde européen ce saint espiègle et poète, profond et sans prétentions, que j’ai appris à aimer. […]



Namo Guru (Salut au Maître!)

COMMENT S’EST PASSÉE LA VIE DE BRUG-PA KUN-LEGS

CONNU COMME LE YOGIN ABONDAMMENT RACONTÉ

GROSSO MODO PAR LE MENU ARRANGÉ CAHIN-CAHA

EN PRENANT PAR LE NEZ EN PRENANT PAR LES POILS : tel est le titre. Saluant les supérieurs, les grands siddha, je prends mon refuge en eux.

Dans le grand abîme du dharmakâya, dans l’infini de la lettre E [la Vacuité], maître de tous, aux huit vertus qui vainquent les démons, qui couvre tout et relie tous, solitaire, de forme bénigne ou bien maligne, Vajradhara [Divinité suprême, l’Absolu’] je te salue.

*

Siddha des Quatre Enseignements, Saraha et les autres,

en saisissant la seule Connaissance-en-Soi, du coup vous connaissez tout;

vous qui dirigez les prédestinés vers le Spontané°,

seigneurs des Quatre Fleuves de la concentration, je vous salue.

*

Donnant toutes les siddhi [pouvoirs surnaturels] aux êtres grâce à tes incarnations, réunissant en toi, au complet, les vertus de tous les Vainqueurs [les buddha],

comme le courant du Gange, jamais arrêté,

ta doctrine essentielle; Tilli, à tes pieds je m’incline.

2 a Nârotapa, meilleur des pandit,

parvenu aux confins de la mer des langues et des textes,

par l’intelligence du sens éclairant la nuit du Tibet,

gardien de la Porte du Nord, à tes pieds je m’incline.

*

Libre d’émettre les dharma, comme de les recueillir,

tu t’es incarné en un homme; et par la maltrise de l’esprit,

dans ce corps (obtenu) tu saisis le drapeau de doctrine;

rGya-ras, incarnation de Nâro, je te salue.

*

Détruisant le gibier des opposants hérétiques,

habitant la Montagne immuable de la Vacuité,

de la crinière des Cinq Corps chargés, vous êtes tout majesté;

Vous, nommés les Lions’, je vous salue.

*

Incarnations des Trois Protecteurs 5; et vous oncle et votre neveu,

rGyal-dbati nos-rje, deuxième Vainqueur,

eag-dban èhos-rgyal, continuant la lignée des bKa’ — brgyud;

vous tous, de précieuse lignée, je vous salue.

*

Vous dont les yeux ne connaissent point d’obstacle dans tous les mondes,

Vainqueur et ses fils, incarnés dans des corps humains,

Punyesvara, Lha-bcun eag-dban-grags,

guru de base, je vous salue.

*

2 b Infinis comme le ciel, vos miracles parfaits;

indépendantes des douze causes, les armes dont vous disposez;

ha-ha éclate votre rire de Félicité Suprême;

Samvara et les dieux tutélaires, je vous salue.

*

Bulles d’eau, les yeux; leur activité a cessé pour vous;

la mer de sang des passions spontanément purifiée;

par les quatre méthodes rituelles, les bons élèves vous suivent;

Seigneurs déambulant-dans-le-ciel, je vous salue.

*

Tu extirpes les Trois Poisons, les Trois Mondes tu opprimes;

des méchants démons-ennemis, des obstacles tu es le vainqueur;

au service de notre Doctrine, Bhairava Face-de-Corbeau,

toi, Mahâkâla, je te salue.

*

Arc et flèche tu saisis, pour ravir la vie de l’Ennemi;

chiens de chasse tu conduis, pour tuer le penchant pour l’Erreur;

portant bouclier de constance, d’Amour et de Miséricorde,

toi, Brug-pa Kun-legs, à tes pieds je prie!

***

À regarder ma Vie, par moi écrite ici,

elle est certes d’un homme qui n’a rien d’étonnant;

mais comme le monde ignore mes vertus et défauts,

vertus célées, défauts montrés, j’ai raconté ma Vie.

*

Que les Trois Joyaux la bénissent,

que les dieux protecteurs en écartent toutes les difficultés!

Si j’ai divulgué le Secret, je m’en confesse et repens;

si j’ai dit mille bêtises, qu’on veuille les trouver plaisantes!

Si j’expliquais maintenant un peu de quelle manière j’ai pris naissance, moi, Brug-pa Kun-legs, au milieu de nos âges actuels de cinq cents ans, c’était :



dans la joie, j’éclatais en pleurs,

dans le bonheur, tranquille et à l’aise,

quand j’étais riche, je m’émerveillais,

3 a quand je n’étais pas riche, je cherchais,

quand je pensais rester, je partais,

quand je pensais partir, je restais,

n’écoutant les paroles de personne,

avec personne je n’étais d’accord,

dès que tout s’accordait avec l’affaire (de ma vie),

d’innombrables affaires ne s’accordaient plus du tout.



De cet homme difficile à comprendre, le clan paternel était rGya. Ce clan, il y en a qui pensent qu’il était, au Tibet, de l’espèce royale parmi les quatre espèces de tribus anciennes. Mais quant à être, c’était d’abord un clan de nomades (éleveurs). De toute manière, même (ce clan) est apparu de lui-même, si c’est bien de lui qu’il s’agit.

À ce sujet, le glorieux Nâropa lui-même avait conçu cette pensée, tout en conservant son esprit en état d’immobilité : «si je n’œuvre pas pour le bien des êtres, l’entreprise de devenir buddha ne se fera point. Donc, si je prenais corps au Tibet, j’agirais dans l’intérêt de la Doctrine et des êtres.» Aussi naquit-il comme fils de Ma-sa dar-skyid, sa mère, et de Zur-po Chab-be de rGya (son père) : un nomade fort particulier, spontanément imbu de religion et peu dominé par les péchés. C’était dans une grande tribu de nomades qui, pour le boire et le manger, ne connaissait pas la misère; à un endroit très froid qui est la couronne des deux pays gCali et Rois, agréable en été, déprimant en hiver, où les hommes sont de la même couleur (bleu foncé) que (le dieu) Vajradhara et où règne en dieu protecteur (la montagne sacrée) Ha-bo bzan-po, le grand chef des yaksa.

(gCan-pa rGya-ras) était le plus jeune de sept fils, et ses incalculables vertus sont décrites dans sa biographie. Nous autres, nous sommes la lignée descendant du quatrième des sept frères. 3 b gCan-pa rGya-ras, lui, le Seigneur des êtres, étant demeuré en méditation dans le gCan, n’a pas eu de descendants continuant sa lignée.

Dans notre lignée, il y a eu neuf personnes portant le nom de «Lion», trois incarnations des Trois Protecteurs, et encore rGyal-dbafi-rje, célèbre comme incarnation de Nârotapa. Nombreux aussi furent ceux qui ont œuvré pour la Doctrine, tels que Nag-dban èhos-rgyal et d’autres, sortes de préfets et de chefs de camps militaires qui s’occupaient de (l’ordre) Brug-pa en propre. Il y en a eu aussi qui se sont passionnés pour ce monde. Et au milieu de ces gens (moi-même) :



aux allures spontanées, allant où bon lui semblait,

à l’aise partout, demeurant où il se plaisait,

libre d’agir à sa guise et, ne se souciant de rien,

celui qu’on appelle aussi Roi de la Longévité.



Le nom de son père? le préfet Rin-èhen bzah-po. Le nom de sa mère? la dame mGon-mo-skyid. Leur fils aîné (moi-même), dès son jeune âge, ne connut d’autres farces et jeux que d’imiter les ascètes; c’est du moins ce qu’on dit. Il eut une jeunesse très heureuse. Mais comme les domaines et les donations de l’ordre Brug-pa étaient alors, à cette première époque, très étendus et difficiles à tenir, on les convoitait. Aussi, du fait que son oncle paternel avait suscité des querelles, après s’être érigé en continuateur et représentant de la lignée, son vieux père fut assassiné par les gens de sNell.

Moi-même (car cet enfant, ce fut moi), je fus emmené par bZafi-po, l’échançon du seigneur de Goù — dkar, qui était le mari d’une de mes tantes, A-rin-ma. Et ainsi je devins le serviteur de Kun-tu bzan-po, le seigneur du domaine de Rin-spun, qui me prit en affection. Mais à cette époque, les gens du domaine (de Rin-spun) furent attaqués par les gens de Gon et de sNel, qui venaient d’en bas, et par ceux de rCe Çar-nub, qui venaient d’en haut. Pour cette raison, je ne fus jamais vraiment heureux, mais j’y demeurai comme serviteur pendant six ans. Puis je pensais : 4 a je n’ai maintenant plus goût à rien si ce n’est d’être capable d’une doctrine (ou pratique) religieuse.’ Et là-dessus je partis pour la province de dBus. À cette époque, ma mère était devenue la femme de mon oncle paternel. C’est pourquoi je donnai à ma sœur aînée (les bijoux) que j’avais : un collier de cinquante morceaux d’ambre que m’avait donné le gouverneur Kun-tu bzaft-po, et mon excellente turquoise de boucle d’oreille. Puis je donnai le cheval que j’avais, un beau Canard (Jaune), à l’échançon bZan-po et je me mis en route pour errer dans les royaumes. Mais alors je reçus un ordre du Précieux Neveu (l’abbé incarné) de Ra-luné, disant : si tu ne restes pas à ‘Brug4, reste au moins à Ra-lun! Je ferai quelque chose de bien (pour toi).’ Je lui dis : à notre époque de décadence s’occuper de domaines, qu’est-ce d’autre sinon des misères dans le présent et la chute en enfer à la fin? Déjà autrefois, c’est à cause des terres que mon vieux père a été assassiné. Je ne me chargerai pas de terres maintenant!”. Il ne fut pas content. Mais je pensai : il n’y a pas de mal. N’est-il pas dit dans les Cinquante Stances sur les Guru « quand on ne peut pas, on présente ses excuses »? De nos jours, les disciples prennent bien constamment des décisions, et moi aussi je ferai de la sorte; ce n’est pas proprement un manquement à la foi; je m’en vais ailleurs.’ Mais là-dessus (mon maître, l’abbé de Ra-lun) dit : si tu pratiques la religion, je te fournirai les provisions. Fixe-toi donc à sPos-skya!”. Et j’y demeurai. Mais les jours me paraissaient longs et insupportables. Je me mis à apprendre par cœur le texte du Hevajratantra. Tous les matins, bien avant l’aube, j’appris cinq pages par cœur en les récitant. Au bout d’un séjour de huit mois, je savais lire avec facilité et je me mis à regarder les sûtra et les tantra : tout était comme si je pouvois saisir de mes mains les enseignements profonds et infinis.

4 b, Mais la pensée me vint : de nos jours, la plupart des religieux délaissent les paroles du Buddha dans les livres canoniques et ne tiennent pour profonds que les enseignements d’un guru (maître, lama). Or quelque chose que le Buddha n’aurait pas dit ne serait pas bien merveilleux si le guru le disait; et cela ne devrait même pas être dit.’ (Mon maître) me dit en dehors (de ce que le Buddha a dit), l’excès de foi est une faute. Mais si l’on sait considérer le guru et le Buddha comme indissolublement un, ça va toujours et de toute manière. Inutile de postuler quelque chose en dehors des vertus du Buddha! Tu dois encore élargir tes études’. Je me mis à apprendre par cœur et en même temps à lire (le Hevajralantra). Là-dessus je rencontrai le grand illuminé’ Lha-bcun-pa qui était venu à Ra-lun. Je lui posai un grand nombre de questions sur les expressions symboliques et le sens essentiel (du Hevajratantra). Il me dit : tous les enseignements religieux doivent être médités. Sans la méditation, ce ne seront que doctrines en paroles, et l’enchaînement (de la pensée) sera indiscipliné. Ce ne sera aussi d’aucune utilité pour autrui. Joie ou chagrin, peu importe ce qui apparaît, c’est leur essence que tu dois regarder : ils n’ont pas de nature propre (existence-en-soi, svabhâva).’

Alors je me rendis auprès du grand moine bSod-nams mèhog-ldan-pa qui habitait près de Brag — dkar èhos-sdins, dans le Ron. Je lui demandai la nourriture complète des instructions sur la Mahâmudrâ (le Grand Sceau) et le Samarasa (Goût Uniforme) s. Pendant les quelque six mois de mon séjour je lui demandai aussi les instructions sur la Chaleur (psychophysiologique, glum-tno). Puis je l’accompagnai comme serviteur jusqu’à Zur-khan du (pays de) Çans, et je demandai aussi quelques enseignements religieux à (son) père bSod-nams bzan-po. Comme celui-ci était alors le maître de l’enseignement Méditations et culte (sevâsâ-dhana) d’Urgyan’, je lui demandai une discussion. Je lui demandai comment on pratiquait (en méditation) Corps, Parole et Pensée (de l’état de Buddha) en tant que trois Vajra, et si les corps, paroles et pensées, Corps, Parole et Pensée et les Trois Vajra étaient bien une seule et même chose.

5 a Il me dit : toutes les choses apparentes sont les corps, mais le fait que ces apparences n’ont pas de nature propre (existence-en-soi), c’est Le Corps, — et son immuabilité dans le Sens est le Vajra. Tout ce qui apparaît dans le son sont les paroles, mais le fait que cela ne se prononce pas, c’est La Parole, — et sa perpétuité est le Vajra. Ce qui n’existe pas en Pensée pure, ce sont les pensées des êtres vivants, mais une fois qu’elles sont exemptes de toute activité, c’est La Pensée de l’état de Buddha, — et son immuabilité en la Vérité est le Vajra. Quand on a lâché et laissé tout cela sans artifice (spontanément), alors le Maître qui enseigne surgit du dedans de la Vérité même : c’est celui (de notre ordre) des dKar-brgyud.’

Je me rendis (avec mon lama) à gNas-rnin. Puis, à Nin-ro sman-chu-kha, je demandai à entrer dans les ordres moyens et je devins de nouveau un novice. Après quoi je fis le pèlerinage des lieux-saints de Çaris. Je demandai au docteur en théologie Gram-pa les enseignements sur les Quatre Cachés et je lui posai la question comment ces Quatre Cachés s’intègrent dans la Mahâmudrâ. Il me dit : l’Artère (nâdi) est cachée dans le Filet d’Illusion, le Vent (vâyu) est caché dans la Roue de Gnose, la Goutte (bindu) est cachée dans le Palais de Grande Félicité, l’esprit conscient (vijñâna) est caché dans la Roue de Non-imagination.’

***

Je demandai encore les instructions sur (l’art de se nourrir de la quintessence)

des fleurs à un lama, expert en l’art d’extraire les quintessences [technique alchimiste], qui s’appelait Fleur de Rhododendron (Ba-lu me-tog). Nous eûmes alors (mon maître et moi) pour récitant de prières un homme agréable, le lama Gro-mgon kun-çe-ba («Protecteur des êtres, Omniscient») qui, malgré son nom, était fort peu instruit. Ces messieurs se saluèrent. Tous les quatre, nous nous rendîmes à Ra-luis. J’accompagnai ensuite comme serviteur le Maître (de Ra-luis) au pays de Bya. La route passait par Lho — brag. Nous arrivâmes ainsi à Chos-rgyal Thun-po. dKar-mo, la femme (du lama incarné de ce monastère), était autant douée en affaires religieuses qu’en affaires tout court. Tout ce que nous avions (à lui offrir), de quelque espèce que ce fut, elle n’en était point contente. Mais (le lama), Sa Précieuse Incarnation, était aussi peu heureux que difficile en quoi que ce fût, et il nous traita 5 b avec bienveillance. Le Seigneur de Ra-lun et ses serviteurs reçurent d’innombrables cadeaux. Nous autres, avec nos robes en loques, ne reçurent aucun don. Sur le chemin du retour, nous passâmes par le Yar-lun. Déjà en temps normal les gens de dBus (province dont dépend le Yar-lun) sont peu croyants, et en particulier la récolte avait été mauvaise. Pour cette raison nous arrivâmes à sNa-phu à moitié morts de faim. Comme je bus jusqu’au bout mon (infusion d’) herbes, le Précieux (mon maître, le lama de Ra-lun) daigna me blâmer en me reprochant ma gourmandise, etc. Je pensai en moi-même : vous autres éminents personnages, quand vous avez quelque chose à faire, vous vous servez neuf et neuf fois à chaque infusion de thé; vous croquez du sucre comme de vulgaires oignons. Évidemment, ça se comprend, ça dépend de la taille des estomacs. Et comme celle-ci dépend de l’importance des initiations (reçues) dans une vie précédente, vous avez bien raison (de manger beaucoup; excusez-moi).’

Ensuite nous arrivâmes à Brug. Nous échangeâmes des présents avec le Seigneur de la Religion, le continuateur de la lignée, mais ne furent guère traités grandement. Nous nous rendîmes auprès du Précieux de sTag-lun et écoutâmes ses discours religieux. Moi aussi, muni d’un petit chien comme présent, je me rendis ainsi chez sTag-lun : nous étions quatre, chef et serviteurs. Je demandai aussi au (Précieux) de sTag-lun d’avoir avec lui des liens spirituels. Ce lama était quelqu’un qui avait à la fois de la religion,… et des biens.

Sur le chemin du retour, j’arrivai à sGo-mo. Le Neveu de Ces-dbari-pa de Dvags-po était alors lama à sGo-mo., Je lui demandai un lien spirituel au sujet (de la doctrine) du Zi-byed («Apaisement»). Puis, comme j’avais abondance de nourriture, je me rendis à sTag-chan, dans le Mon (Bhutan), en me joignant au chef de dKar-ston. Certes, j’étais pourvu en nourriture, mais je n’augmentais point mes œuvres de vertu. Comme il y avait là 6a un fils spirituel du lama Ka-tog-pa, je lui demandai : que faire quand il n’y a pas d’accord entre (la satisfaction) des sens et la sainteté par les œuvres de vertu?’. Il me dit : quand tu traiteras les gens (qui te nourrissent) avec grossièreté, quand tu enlèveras ainsi à quelques-uns la foi (qu’ils ont en toi), tu auras peu de gens à convertir, et ta méditation s’améliorera.’ Et il dit encore : vous autres, de l’ordre des dKar-brgyud, vous êtes à bout de moyens. Vous considérez (la satisfaction) des sens comme un mal. Nous autres, de l’ordre des rRin-ma, nous disons que les trois mondes (des phénomènes) sont les champs des Trois Corps (du Buddha), et qu’on est délivré par l’emploi même (de la satisfaction) des sens. Vertu ou pas vertu, ce sont (toujours) des pensées (discursives). Mais la pensée (discursive), c’est Kun-tu bzati-po (Samantabhadra, l’Absolu). Qu’est-il besoin d’abandonner (l’un) ou de réaliser (l’autre)?’.

L’idée était excellente, mais difficile à réaliser. Je me mis donc à ne plus faire plaisir à personne en rien. Mais loin de leur faire perdre la foi, elle augmentait (chez eux). Alors j’abrutissais mon esprit, je buvais de la bière et je participais à des jeux de tir à l’arc. Cependant je faisais encore quelques bonnes œuvres, récitant le (om) ma-ni (padme ham), ne creusant pas de nids d’abeilles, ne tuant pas de poux, etc.

Ensuite je me rendis à nouveau à Ra-lun. Le Précieux Neveu était en train d’incinérer les restes du Précieux Vainqueur (rGyal-dbafi). Il daigna construire un stûpa assez grand, fait en or et en argent et orné de nombreuses pierres précieuses, pour loger le cœur, la langue et (la relique) Avalokitesvara. Je travaillai comme serviteur pour la consécration, etc. Comme j’avais appris en trois jours à peine le manuel du cours sur l’Éclaircissement du Sens, (le Précieux Neveu) me dit : «tu ne devrais pas vivre ainsi en mendiant. Habite donc à sPos-skya!». J’y habitai donc, mais il y avait des obstacles à mes pieuses dévotions : un fils du préfet Lha-dbali-pa était jaloux de moi et mit un cadenas à la porte 6 b de mes provisions. J’en parlai au noble (seigneur, le préfet), mais il ne m’écouta pas. Là-dessus il ouvrit son cellier et m’offrit quatre ballots de beurre pour les lampes du culte. De quelques couvertures de laine, je me fabriquai une tunique de moine et partis me promener du côté du Mon (Bhutan). Il faudra me payer (ces objets) plus tard’, me dit-il. Or, le Précieux Neveu et lui se haïssaient, et lorsque je lui dis qu’il fallait faire entrer dans le calcul (de ma dette) la célèbre turquoise d’oreille de mon père, qu’il détenait, il ne dit plus rien.

***

Dès lors j’allai au Kon (– po) où je rencontrai l’Omniscient Karma-pa.

Je lui demandai des instructions sur le Sens Intérieur Secrel et sur la Fusion Indissoluble de Vent (vâyu) et de Pensée (citta). Il me gratifia amplement à la fois d’enseignements religieux et de présents. Nous eûmes un entretien religieux au cours duquel il dit ceci : quand on dit Création de Pensée (cittotpâda), en Vérité Absolue (paramârtha), (cette Création) est-elle produite par le rite ou non?’. À ces paroles, le docteur en théologie de sPo-bo dit : «selon le système des Sa-skya-pa, la Création de Pensée en Vérité Absolue ne naît pas du rite; mais nous, maîtres, nous admettons aussi bien l’un que l’autre.» À cela je me permis de dire : la Création de Pensée en Vérité Absolue provient bien du rite. Mais c’est en se basant sur la quintessence du rite qu’elle est produite. Il est vrai que ce rite-là est tant soit peu plus difficile que les autres (rites ordinaires). Dans un tel rite, (cette Pensée) doit être produite grâce au pouvoir sacramentel (adisthâna) du maître (lama, guru). Et si vous disiez que le pouvoir sacramentel n’est pas un rite, alors il n’y aurait plus de rite véritable. Si l’on dit que (même) un rite parfaitement pur n’est pas le pouvoir sacramentel, où donc ailleurs serait le rite? Il est dit dans le Hevajra (tantra) (au sujet de la Vérité Absolue) : ‘elle ne peut être expliquée par autrui, elle est simultanément (sahaja)*; et nulle

* Sahaja a été souvent traduit par innée s. On doit à Guenther d’avoir indiqué le véritable sens et une traduction plus adéquate (co-emergent). Il s’agit de la simultanéité de la Vacuité et des phénomènes, d’un état ou d’une connaissance qui saisit directement cette situation en apparence paradoxale. Je crois qu’on peut suggérer au lecteur non prévenu de quoi il s’agit, en comparant cette situation à celle de structure et formes, de langue et parole, l’une ne pouvant être sans l’autre.

part on ne peut la chercher; on la connaîtra grâce à ses propres mérites et en se fiant aux expédients (employés par) son guru.’ 7 a Ainsi, quand on dit “secret”, “excellent secret”, “grand secret” ou “suprême”, cela s’applique aussi à l’officiant (lama). (Mais il y en a qui) appellent rite le sil-sil de la clochette, le khrol-khrol du petit tambour (damaru) et le rdin-rdin du grand tambour (que les Min-ma-pa emploient dans leur rituel). Alors comment se fait-il que vous ne comptez pas comme rite la méditation sur le Sens Profond? Ce qu’on appelle “rite”, c’est, le moyen (employé) pour saisir le Sens là où il est. Même dans les Règles de Discipline (Vinaya) il y a des rites. Alors, à force de parler beaucoup, on arrive à des rites dont la Base n’est pas réalisée.’

Dès le lendemain j’eus une forte vision religieuse et je dis (au lama Karmapa) : il ne faut pas confondre les rites qui visent la Création de Pensée en Vérité Absolue et les rites (exécutés) pour (gagner notre) nourriture. Les rites pour la nourriture, c’est quand nous sommes réunis en groupe, sans motif, dans une circonstance favorable, arriver à manger en satisfaisant le donateur…’. Il fut content.

Je rencontrai alors Son Excellence Chos-bzah-pa et lui demandai au complet les chapitres sur les sevâ-sâdhana (méditations du culte). Je lui demandai aussi : quand le vénérable rGod-chan parle de circonstances où, tout en étant sûrement devenu buddha, on erre aussi sûrement dans le samseira, il n’y pense (sans doute) pas autrement qu’à l’avenir? Qu’en pensez-vous, Excellence?’. Il répondit : c’est ici même (et maintenant) qu’on est buddha, car la Pensée est non-produite (anutpâda), et qu’on erre dans le samsâra, car elle est sans arrêt (anirodha).’

Là-dessus je rencontrai encore Sans-rgyas dpal-ba de Kori-po. Comme je lui demandai les Traités du Miroir du méditant lCer-sgom, ce vénérable me dit : vous autres illuminés de nos jours, vous prenez prétexte d’aller en pèlerinage aux lieux-saints pour ne faire autre chose que de mendier de la tsampa. Ce que vous avez mendié pour manger en automne, c’est sous le prétexte des offrandes à faire en hiver, lors du dix (du mois) et lors de la fête du lama; mais cette nourriture et, cette boisson, vous les avez alors déjà épuisées. Ne faites donc pas comme ces marchands avides de commerce qui accourent plus nombreux que fourmis 7 b après l’offrande de fleurs (à la fête) de Gun-than! Surveillez plutôt votre pensée dans un ermitage!’.

Justement je pensai faire un pèlerinage à Ça-ri. Mais en fait de provisions je n’avais même pas d’eau. Ayant bien réfléchi, cette pensée me vint :  il ne suffit pas de se rendre à un lieu-saint, encore faut-il bien des bonnes œuvres, a-t-il expliqué. Faire simplement le tour des montagnes et des lacs, sans de telles œuvres, et ainsi se laver des péchés, une telle façon de voir équivaut presque l’opinion des doctrines des hérétiques (hindouistes). Saraha a bien dit : ‘en parcourant les pays, on a beau souffrir des tourments, si on ne trouve pas l’état de simultanéité (sahaja), on est pris dans le péché. Plutôt que cela, il vaudrait mieux rester à un même endroit en récitant mâni; le mérite paraît en être plus grand.’

Là-dessus je fis le pèlerinage de Cig — êhar et de gNas-nan. Au pays de Bya, je rencontrai le Précieux Incarné. Puis j’allai du côté de dBus. J’y rencontrai le vénérable Brag-sgo-pa qui avait été invité par le Gouverneur. Je lui demandai des sevâ-sâdhana, ensemble avec le gouverneur. Après les avoir pratiqués pendant un an, j’avais l’air d’en recueillir les fruits, et je partis à nouveau pour le pays de Mon (Bhutan). Je ne faisais pas beaucoup d’économies en biens et en provisions. A part la récitation de mâni et le renoncement au péché, je commettais toutes sortes d’actions qui n’avaient rien de religieux. Puis je vins au pays de dBus où je rencontrai le préfet (nan-so) Don-yod rdo-rje rgyal-po dpal-bzan-po. Il me dit : « fais-moi quelque discours religieux! », et je répondis : ‘si l’on n’est pas libéré des œuvres (karman), (même) la Vacuité (sûnyatâ) est sans utilité, n’est-ce pas! ». Le gouverneur ne fut pas content et dit : ‘il est devenu désagréable, celui-là! ».

Alors je compris à quoi il pensait et je dis : ‘pour les illuminés 8a et ceux qu’on appelle rNiti-ma-pa, il s’agit de la non-activité (et de l’indifférence) devant les causes et effets aussi bien que devant la Vacuité. (Pour eux), le Buddha ne confère aucun bien; et aucun mal ne provient des êtres. Les myriades et myriades de troupes de l’enfer ne peuvent rien à une telle connaissance. C’est (dans ce sens et) pour cette raison que Mi-la ras-pa a dit : “la pensée fluctuante, vide et sans réalité — je ne la vois pas plus que je ne vois vous autres, démons”.’ Cette réponse contenta le gouverneur. Il fut heureux en réfléchissant à ces paroles des rNin-ma-pa : ‘tous les êtres sont l’incarnation de Samantabhadra (le plan de l’Absolu) ils n’ont jamais existé ab origine et sont purs ab aeternitate.’ Et il fut encore content lorsque je lui dis : « que les savants et les siddha examinent en quoi consiste la pensée intime de ces gens! Et pour le reste, moi aussi, j’en suis tout hébété. »

Je restai encore quelques mois au stûpa de Mon-rdo. Il y avait là les ouvrages de rGyal-dban-rje. En les regardant, j’y trouvai un passage où le yogin « Khrul-ïig Nam-mkha'i rnal- » byor (lui) dit ceci : ‘si tu réussis à ne point laisser s’interrompre cette lignée (spirituelle) qui est la tienne, que ta pensée ne devienne pas l’esclave des huit dharma’! Pour ce qui est des offrandes, fais avant tout des offrandes au lama (guru); pour ce qui est des méditations, médite avant tout le lama; pour ce qui est des pratiques, fais avant tout des prières! Si tu fais ainsi, tous les phénomènes (de ton esprit, tes pensées) apparaîtront en tant que force du Grand Sceau, (étant tous) vénération (pour le lama).» J’y réfléchis ardemment : il n’y a pas de doute, ce qu’il faut, c’est un lama (guru) distingué par des signes (particuliers, authentique). S’il ne les avait pas, ce serait en effet comme Anguli Mâlâ* qui fut trompé par son maître. Et je pensai encore : quand il est dit 8 b (dans l’ouvrage de rGyal-dbati-rje) : «cette lignée qui est la tienne», il ne s’agit pas de celle qui mène à la génération actuelle; il s’agit de ne point interrompre la filiation des saints lama (guru) des bKa'— brgyud-pa. «La pensée, esclave des huit dharma», ce serait la ruine de soi-même et d’autrui. «Faire des offrandes au lama» n’implique pas qu’il faut tuer des êtres vivants (comme fit Anguli Mâlà); alors que les mots exécuter (les ordres

* Son maître lui a dit de tuer mille personnes. Il exécute cet ordre, mais ne trouve pas la millième personne. Il pense tuer sa mère. Pour l’en empêcher, le Buddha se présente devant lui, mais l’autre ne réussit jamais à l’attraper, comprend que c’est le Buddha et, se convertit.

du lama» veulent dire qu’il ne faut pas agir selon les instructions du lama si celui-ci n’a pas les signes distinctifs (n’est pas un maître authentique); car ce serait comme deux veaux attachés l’un à l’autre : si l’un d’eux tombe dans le ravin, (il y entraîne l’autre). Quant aux paroles «pour pratique, faire des prières», cela ne veut pas dire qu’on doit proférer des paroles tant et plus, mais qu’il faut placer son lama (guru) dans son cœur, regarder comment est sa Pensée et la mêler à sa propre Pensée.

Alors je contemplai et pensai si ma propre Pensée est pure, le lama sera bénéfique pour moi-même, même s’il est un (pécheur destiné) à l’enfer. Et si ma Pensée n’est pas pure, je ne serais pas associé à ses mérites, même s’il était Buddha. C’est comme le moine Legs-pa'i skar-ma (Sunaksatra) qui vit le Bhagavât (le Buddha Gautama). Personne ne peut vous faire faire des progrès si vous ne le faites pas vous-même. Aussi, si l’on ne pratique pas soi-même, personne ne peut vous aider, aussi excellent qu’il soit. Il y a une chanson des Mon :



‘Qui prend pour arc pensée d’autrui,

a dû tendre la corde de sa propre pensée.

Pour avoir eu la chance de naître homme,

on a dû garder sa pensée par bonne morale.

Qui a acquis richesses à satiété,

a dû faire des aumônes la vie d’avant.

Celui que tout le monde vénère maintenant

a dû naguère réaliser patience.

9 a Pour toutes choses il en est ainsi,

mais avant tout, celui qui veut

directement saisir le Dharma-en-Soi (dharmatâ)

doit rendre sa pensée calme et égales.’



Ainsi, c’est bien vrai ce que (rGyal-dban-rje) dit «si cela se produit par soi-même, on est buddha en soi-même; et si cela ne se produit pas par soi-même, personne n’y pourra rien.» Et quand il dit, : la vénération (pour le lama) apparaît en tant que force du Grand Sceau (Mahâmudrâ)’, cela signifie l’espoir de saisir la Mahàmudràdans sa propre pensée en vénérant son maître, et cela sans reprocher à son maître la crainte de ses propres misères. Cette crainte de la misère, en effet, n’est autre que celle de tout perdre soi-même, parce qu’on n’a servi son maître que dans l’idée de devenir puissant et d’obtenir des terres, qu’on ne lui a fourni le service militaire que pour rehausser sa propre gloire et qu’on ne lui a payé les impôts que dans l’idée qu’il pourvoira à sa nourriture.

En adressant des prières au lama, la pensée n’erre pas dans le samsâra. Si cela est profitable aux six espèces d’êtres vivants, c’est, bien le prix de l’appui pris sur le lama. Car le lama ne pourrait rien s’il ne pense pas de tout cœur (à être profitable) aux êtres. De même, un disciple qui, dans son cœur, ne penserait pas au lama, ne pourrait rien.

Moi, le yogin Kun-legs, si je ne prêche pas la religion, ce n’est pas que je ne le veuille pas, ce n’est pas que je ne le sache pas, ce n’est pas non plus qu’il n’y ait personne pour m’écouter. Mais tous ces gens qui, de nos jours, prêchent la religion la vendent pour gagner des richesses. Quiconque ne prêche la religion que pour gagner nourriture et vêtement, sans pensée pour le bien (des autres), enfreint la loi de Sâkyamuni, et je prie que sa bonté le protège dans la vie future.

Si l’on ne fait pas tout ce que dit son lama — pourvu qu’il soit authentique —, la pensée n’est pas illuminée. Si la pensée n’est pas illuminée, on ne fait de bien ni à soi-même, ni aux autres.

Ainsi, si les phénomènes apparaissent comme des signes 9 b (paraboles)*, ils sont tous le Grand Sceau (Mahâmudrâ). Si ma propre pensée n’apparaissait pas comme la divinité tutélaire et le lama (réunis), un lama (purement) extérieur aurait (déjà) beaucoup à faire pour lui-même, il lui serait difficile d’être utile (même) à moi tout seul. Il n’y aurait pas grand-chose à faire. Moi, Brug-pas Kun-legs, j’en veux à moi-même, je n’en veux pas aux autres! Comment serait-il possible de ne pas être trompé quand on place son espoir en autrui ! Ils sont vraiment nombreux, ceux qui trompent les autres. C’est ainsi qu’il importe de comprendre. Et puisque, de nos jours, on ne comprend pas, je demeure silencieux.

***

Il y avait une déesse que le (lama) Zan du monastère de Si-lun avait (domptée et) liée par serment. Elle avait conçu une passion

* exemples, comme la chute des feuilles en automne, signe de l’impermanence.

pour moi, et j’avais réussi à lui faire exécuter quelques travaux. Mais je me demandai s’il n’était pas plus nocif que profitable de se vouer au culte d’une divinité (lha — ‘dre) du monde. Je demeurai alors dans une grotte de la montagne sacrée gnan-pa dkar-leb, et j’eus pas mal de rêves où la déesse Jo-mo mkha’ — ri m’aida à me procurer le nécessaire.

Le lama (de cet endroit) me dit alors : «fais-moi une chanson! ». Je lui dis que je ne serais guère capable de faire même une imitation de l’illumination des (lamas) supérieurs. Mais il me dit : «imitation pour imitation, fais-en donc une de nos lamas éminents, ça sera bien!». Alors je fis ceci :



‘Entouré des hauts glaciers des bKa'— brgyud,

au milieu des nuages de pluie de siddha prédestinés,

dans le bruit de tonnerre des enseignements transmis,

le vieil athlète des bKa' — brgyud, Kun-legs, vous parle.

*

Si l’on s’écarte du sens des paroles des tathâgata,

à quoi servirait d’être fort en enseignements mineurs?

Si l’on n’a pas fini les études d’un moine érudit,

à quoi servirait d’être fort en sagesse fabriquée par soi-même?

*

10 a Si l’on n’aime pas tout être vivant comme son propre fils,

serait-on savant en rites et prières, à quoi bon?

Si l’on ignore que les trois vœux* ont un seul et même sens,

observer l’un et rejeter l’autre, que peut-on ainsi?

*

Si l’on ignore que buddha est en soi-même,

jongleur cherchant la fortune, que peut-on bien faire?

Si l’on ignore la méditation, faite de repos continu,

à quoi peut mener une méditation obstruée de pensées ?

*

Sans observer jour et nuit une conduite de moine,

qui sont ces gens qui prétendent se conduire en «fous»**?

* Vœu de tout bouddhiste (Hinayâna) : obtenir son propre salut ; vœu du bodhisattva (Mahàyàna) obtenir le salut de tous les êtres ; vœu du tantriste (Vajrayâna)

* Conduite affranchie des règles du religieux et même de l’homme ordinaire, propre à celui qui a réalisé la Vacuité dans tous les phénomènes, le Goût Uniforme, le Grand Sceau.

S’il ignore l’absence de partialité dans la contemplation,

que ferait-il, celui qui dirige sa pensée vers une vue partiale?

Celui qui ne pense qu’à manger, sans discipline monacale et rempli de pensées discursives,

qui paiera ses dettes dans sa vie future?

*

Celui qui, dès maintenant, veut goûter à l’enfer froid en s’habillant de coton,

qu’adviendra-t-il de lui,

s’il ne sait produire la Chaleur de Félicité?

Celui qui s’épuise en efforts,

sans avoir reçu des préceptes,

que peut-il bien achever,

fourmi escaladant une montagne?

*

Accumuler du savoir, sans méditer la Façon d’Être* (des choses),

est comme mourir de faim au milieu de biens et richesses.

Être un moine savant, sans prêcher ni discuter,

est comme le serpent venimeux, à quoi lui sert de porter un joyau sur la tête**?

(1) En méditant sur un point particulier, en imaginant quelque chose (dmigs-glad); cf. fol. 10 b. Cf. p. 112, n. 2).

(2) Procédé psycho-physiologique (glum-mo). Pour des exemples, voir la biographie de Milarépa. Cf. p. 200, n. 6.

* gnas-lugs, à savoir la Vacuité, à la fois sorte d’Absolue (tathatâ) et nature illusoire des phénomènes. […] Les deux aspects sont à la fois solidaires et distincts [comme dharmadhâtu, « espace des dharma », mais aussi « Espace du Dharma » du moins dans le Vajrayâna tibétain]. ‘Brug-pa Kun-legs (109 a) associe “Façon d’Être” au Spontané, Naturel (gnug-ma). […] Cela ressemble beaucoup à l’emploi du mot Tao en chinois.

** Les serpents, et surtout les nâga, sont censés être munis d’un joyau sur la tête.

Celui qui, imbécile, parle selon son ignorance,

lui-même, en vérité, proclame ses propres défauts.

Concentrer tous les dharma en Un seul et unique,

voilà ce que je voudrais que vous fassiez!’

***

J’allai à nouveau au Mon (Bhutan).

Wa-lufi-pa, un lama de l’ordre rJogs-èhen (Grand Achèvement) me dit : vous autres, adeptes de l’école Mahâmudrâ (Grand Sceau, Symbole, Empreinte), vous ne comprenez pas même une parcelle de notre doctrine rJogs-èhen’. Alors je fis :

‘A en juger par ta façon de parler, il est tout de suite apparent 10 b que tu n’y as pas réfléchi. En laissant de côté les diverses doctrines, Mahâmudrâ, Mâdhyamika, Li-byed ou d’autres, que peut-on bien «achever»? La doctrine rJogs-èlen que nous connaissons se résume en trois sections, celle de Pensée (sems, cilla), celle de l’Espace Abyssal (klori = dharmadhalu ou t-iriyala) et celle des Préceptes (man-riag) 1. Or l’explication de la section Pensée se résume en trois points : la Quintessence (sribi-po), l’Ornement (rgyan) et la Manifestation miraculeuse (rol-pa). La section Espace Abyssal s’explique ensemble avec la Nature Propre (rani-bnn, svabhava) et l’Être-en-Soi (bdag-nid, et avec la Section des Préceptes, elle est résumée dans le sgiri-lhig (la Goutte quintessentielle) bien que ces préceptes soient très nombreux. Ce sgiti-lhig, à son tour, se résume dans les trois termes : Essence (Être, no-bo, bheiva ou svabheiva), Nature Propre (rati-bnn, svabhava) et Compassion (lhugs-rje, karund). L’essence est «pure ab inilio» 4, la Nature Propre est «spontanément formée» et la Compassion est la «Gnose qui couvre tout». Pour le Sens, ces trois (notions) Essence, Nature Propre et Compassion, sont indissolubles et une seule et même chose : la Grande Infinitude.

Quant à Mahâmudrâ, il ne s’agit pas d’accumuler le mauvais karman du rejet de la religion en s’en tenant avec partialité à cette seule doctrine. Quand la méditation de tous les dharma «s’achève» en la perfection (rjogs-pa) dans le Dharma-en-soi (ehos-nid,

dharmatâ), alors c’est là le «Grand Achèvement» (rJogs-êhen). Quand il n’y a plus de quoi diriger sa méditation sur un point particulier, alors c’est là la Voie Moyenne (Mâdhyamika). Quand les pensées discursives sont spontanément* «apaisées» alors c’est là la «Méthode d’Apaisement» (i'i-byed). Quand elles sont «coupées» (gêod) dès qu’elles surgissent, alors c’est là la «Méthode du eod». Quand la Façon d’Étre transcende l’intellect, alors c’est là le «Grand Sceau» (Mahâmudrâ). Il ne s’agit là que de noms différents pour une seule et même chose.

Vous êtes quelques-uns à vous dire adeptes du «Grand Achèvement» (de l’école rJogs-èhen), mais au lieu de parler de la contemplation et de la méditation profondes, pures ab initio, vous vous délectez avant tout de petits exploits miraculeux d’un moment (comme marcher au ciel, etc.). Et vous dites : «ô, un arc-en-ciel devant mes yeux! Un bruit retentissant dans mon oreille! Une odeur de pet devant mon nez!» Il ne semble pas que 11 a vous ayez réfléchi au sens de la religion!»

***

Je m’en fus alors de nouveau au Tibet.

À Çol-po ko-brag, j’allai rendre visite à Son excellence (le lama) bSod-nams mèhog-ldan qui y habitait. Je portais alors les cheveux longs comme les laïcs. Il me dit que (l’ancêtre de mon ordre) gCan-pa rGya-ras, le Protecteur des Etres, avait vécu en moine et me cita lesparoles de rGyal-dball-rje Les trois vêtements religieux et le chapeau, couronne des (cinq) familles (des âdi-buddha), (qui distinguent le moine), il faut s’y tenir avec leur nom et leur sens!’. Et comme il me dit de raser mes cheveux, je les rasai. Il me donna aussi un chapeau de méditation et une tunique de moine. Lorsqu’il m’eût donné ce que j’avais demandé, il me demanda : Comment faut-il pratiquer dans sa pensée les Six Techniques** (de Nâropa)?’

*Traduction insuffisante. Rah-sar, s (sont apaisées) à leur propre place #, implique bien le caractère spontané du processus, mais aussi l’idée de laisser les choses a à leur place s, sans intervenir (cf. fol. llb et fol. 121 b rah-sor lhod-de “log). Il ne s’agit pas de lutter contre ces pensées, de les supprimer par un effort de volonté. Cf. p. 138, n. 2 et p. 358.

** lhos-drug, s chaleur psycho-physiologique s (gtum-mo), • corps illusoire # (sgyu-lus), • rêve # (rmi-lam), • lumière claire s (“od-gsal), s état intermédiaire (entre mort et vie) • (bar-do) et # transfert (de l’esprit conscient en un autre être) e [» pho-ba].

À cela je répondis : Quand on a laissé Connaissance-en-Soi (svasamveda ou svasartivitti) posément en son état naturel et quand, de ce fait, le “Vent” du (mauvais) karman est spontanément arrêté [ne circule plus dans les « artères » mystiques du corps], alors c’est la “chaleur mystique” (glum-mo, la première technique). Quand, le “Vent” du (mauvais) karman étant ainsi arrêté, le corps apparaît comme une image dans un miroir, alors c’est le “corps illusoire” (sgyu-lus, la deuxième technique). Quand (cette image dans le miroir, le corps) n’est pas réellement formée bien qu’elle apparaisse, alors c’est le “rêve” (rmi-lam, troisième technique). Quand (le corps) est alors d’une luminosité sans obstacle qui demeure concentrée, c’est la “lumière” (‘od-gsal, quatrième technique). Quand il n’est ainsi réellement formé ni dans le samsàra, ni dans le nirvàpa, alors c’est “l’état intermédiaire” (bar-do, anlaràbhava, cinquième technique). Quand on l’a ainsi : “transporté” [» phos] là où il n’y a plus ni objet de pensée, ni sujet qui pense [ni « saisi », ni “saisissant”, gràhaka et gràhya], alors c’est “le transfert” (‘pho-ba, sixième technique).’

Il dit alors : Même l’enchaînement et l’interdépendance des phénomènes (pratilyasamulptida) est exactement ainsi : quand chacun apparaît séparément, sans être mêlé à un autre, dans la seule et même essence (no-bo, svabhâva) qui s’étend à tout.’

Je rendis aussi visite au vénérable Lha-bcun-pa. Il me demanda :

«As-tu fait des progrès spirituels?», et je répondis : «J’ai voulu en faire, mais ne me rends pas compte si j’en ai fait ou non.» Alors il me dit :



‘Quand la compassion naît sans effort,

11 b c’est le signe qu’on a fait des progrès spirituels.

Quand la force de vénération est grande,

c’est le signe qu’on a fait des progrès spirituels.

Quand on se tient fermement sur les pieds de l’équanimité,

c’est le signe qu’on a fait des progrès spirituels.

Quand un violent sentiment d’aversion (pour le monde) s’est levé,

c’est le signe qu’on a fait des progrès spirituels.

Quand la virilité du courage est grande,

c’est le signe qu’on a fait des progrès spirituels.

Quand la (notion de) pureté pénètre tout phénomène,

c’est le signe qu’on a fait des progrès spirituels.’



Je lui demandai : «Comment faire en matière de bonnes actions» Et il répondit : Regarde avec attention l’essence (véritable) de ta propre (pensée); relâche et laisse-la sans effort à sa place; et ne t’attache à rien de particulier!’

Ensuite je rencontrai, à Zur-khan de Çafis, Son Excellence (le lama) bSod (– nams) mèhog (– ldan) qui y habitait. J’y fus allé pour lui remettre une lettre de Sa Précieuse Incarnation (un autre lama). Mais Son Excellence me dit de courir au monastère de méditation de Brug. Je n’avais encore jamais enfreint l’ordre d’un supérieur. En fait, je devais examiner à Zur-khan les notices sur la méditation rituelle (sevàstidhana) d’Orgyan. Mais comme ces livres appartenaient au précieux lama et qu’il m’avait dit d’aller à Brug, je m’en fus là-bas. Les gens de Brug m’accueillirent bien (en m’offrant) des grenades, du ram-bu4, des potentilles, etc. (Je constatai que) le monastère de méditation s’était bien développé.

Puis je me rendis du côté du Kon-po où je fis le pèlerinage des lieux-saints de Bu-chu, grand secret, lieu de Victoire complète sur le Démon, de Félicité Suprême (mahasukha), éclat de rire, forêt où tout (ce qu’on désire) est réuni.

12a Au pays de Bya, je rencontrai Sa Précieuse Incarnation et j’y restai environ un mois. Je demandai aussi au Seigneur de la Religion Rin-éhen rnam-rgyals sa transmission de la lecture*

*Traduction insuffisante. Lun (normalement âgama, précepte, instruction) désigne chez les Tibétains, en plus, un rite qui consiste en une simple lecture (sans explication) d’un texte canonique par le maître devant le disciple. Il vise l’authentification de la transmission de ce texte censé remonter au Buddha historique. Il confère un pouvoir religieux et donne au disciple l’autorisation de transmettre le texte à son tour. Après la lecture, le maître dit les noms des maîtres de sa lignée ; le disciple devra les transmettre à son tour. Il peut y avoir différents lun, de différentes lignées de transmission, pour le même texte.

(lun) du Bhadrakalpa-sûtra. Puis j’arrivai à Brug. Le préfet bSam-sde daigna me recevoir avec bonté. J’y rencontrai aussi le Seigneur de la Religion Byan-èhub sdnis-pa et lui demandai sa transmission de la lecture (lun) du Dohâ (— kosa).

‘Il semble’, lui dis-je, «qu’en dehors du Dohâ, il n’y ait point d’autre texte qui comportât, à lui seul, au complet, les sens, menus et développés, de tous les dharma?». À cela il me répondit : Eh bien, il y est dit à propos de la façon de se placer spontanément dans l’état d’équanimité : méditer (les dharma) comme réels, c’est (être) comme du bétail, et les méditer comme irréels est encore beaucoup plus stupide. Cela concorde avec ce que dit le (sûtra) sDud-pa, le meilleur en sens et paroles de (tous les textes compris) dans la littérature de la Prajñâparamitâ :



‘Bien qu’il pense que le corps est “vide” (irréel),

le bodhisattva agit dans les signes distinctifs (les phénomènes).

Il ne s’attache pas au Non-produit (la Vacuité).’



Alors je dis : «Pourvu qu’on ne soit pas en contradiction, mais en accord, avec les paroles du Buddha, il est bon d’être en contradiction avec d’autres doctrines.» Et il dit : «C’est ainsi qu’on comprend la doctrine. Beaucoup d’autres gens se plaisent à des enseignements mineurs.»

Passant par Brug, vadrouillant à Lhasa, m’en fus mendier dans le Roi et le gCan. À ce moment (le seigneur) du fief de Rin-spuns daigna mener une grande armée contre le préfet de sNel, et il y alla même très fort. Moi aussi, j’allai comme serviteur du Précieux de Ra-lui qui me traita avec bonté. Fis* alors ce chant en parlant à tort et à travers :



12 b Dansant ses pas, l’athlète danseurs, il danse la danse des Trois grands mondes.

* L’auteur omet volontairement le pronom de la première personne. Style du saint s fou. qui veut éliminer la notion d’un « moi ».

N’allant nulle part, il va aux dix orients; il ne voit rien du tout, et pourtant il voit tout.

Allant lentement, il court et va; les trois étages du monde, d’un seul pas il franchit.

N’allez pas, a-t-il dit, mais tous disent qu’ils y vont; en compagnie ils vont, lui-même reste seul.

Ne faites pas, a-t-il dit, ferons répondent-ils; quand il s’agit de faire, il n’y a pas de quoi faire.

Ajoutant profond à profond, on dit que c’est très profond; il n’y a pas de quoi devenir profond, pourtant le non-profond est devenu profond.

Par force activité, il trouve le non-agir; la (notion) même de non-agir, il l’a tout oubliée.

Le chant de joie n’est point fini; la force innée de la pensée reste insouciante, à l’aise, à l’aise.

Dans l’espace du Sens, il n’y a plus rien à dire; et tout ce qu’on dit, pourtant, du Sens est bien issu.’

***

Encore une autre fois le Seigneur de la Religion sKal-bzari-pa daigna dire :

«Les enseignements des “Brug-pa sont tous profonds, chacun de son côté; mais il semble qu’il n’y ait aucun grand enseignement qui les résolve tous.» Je dis ceci : Autant il y a (différentes) dispositions d’êtres vivants, autant le Buddha a dit de doctrines en conformité avec elles. Cela, vous autres savants le savez fort bien. Certes, le Buddha n’a dit qu’une seule doctrine, mais il a aussi parlé de 84 000 portes. Le sens (est toujours) le même. Dans nos enseignements Brug-pa aussi, il y a le Goût Uniforme (Samarasa, ro-snoms) qui en comporte six, les Six Doctrines (de Nâropa?), le Grand Enseignement (khrid-êhen) où sont réunis huit, et la Doctrine de Base (gn-êhos) où il y en a 13 a cinq (?). Tous sont nécessaires et liés entre eux. Veuillez consulter nos manuels en détail!’

*

Et je m’en fus encore mendier. Un donateur me chercha querelle en disant : N’es-tu pas voleur, pirate ou mendiant? N’es-tu pas un faux religieux plein de concupiscence? Ne confonds-tu pas le corps et, l’esprit? Es-tu un champ où s’accumulent les mérites de bonnes actions? Ou es-tu un pirate qui poursuit la rétribution des mauvaises actions?” Ne parle pas ainsi”, lui dis-je, j’ai quelque chose à dire”. Eh bien”, dit-il, puisque tu es un yogin, fais donc un chant sur tout le monde en commençant par les lamas en haut!”. Alors je chantai :



‘Vous, lamas, quelle est votre religion?

Aux autres vous prêchez profonds secrets,

Sans en avoir vous-mêmes! Merveille!

Vantards qui n’y pensez même pas!

*

Vous, moines, quelle est votre ferveur?

Vous joignez les paumes, fermez les yeux,

mais elle n’est pas dans votre esprit, Merveille!

Vantards qui trompez vos lamas!

*

Et vous, tantristes, quels sont vos dieux?

Vous excitez démons, ennemis,

Sans réussir la transe, Merveille!

Vantards, fiers de lancer vos dieux* sur l’ennemi!

*

Vous, théologiens, et votre religion divine?

Aux autres vous donnez la connaissance,

sans en avoir vous-mêmes, Merveille!

Vantards cherchant à prendre en défaut!

*

Vous, illuminés, quelles sont vos pratiques?

Vous donnez aux autres haine et dégoût

sans supporter vous-mêmes (aucune injure), Merveille!

Vantards qui vous croyez autant de Heruka**!

*

13 b Vous, méditants, quelles sont vos réussites?

Dormant et mangeant en cachette, vous êtes

*Dieux protecteurs (sruh-ma), divinités terribles qui soumettent des démons. Ces s tantristes (sitags-pa) font fonction de sorciers. Leur s transe’ (lhugs-sgrub) est un état de méditation dans lequel ils ont mentalement créé la divinité et se sont identifiés avec elle.

** Divinité suprême qui incarne e l’Absolu s. Plusieurs saints “fous” s’appellent Heruka.

Sans équanimité, Merveille!

Vantards qui affichez des preuves de réussite*!

*

Vous, assistants, combien sont vos biens?

Pour le trésor du lama affairés,

vous devenez des preta, ô Merveille!

Vantards qui croyez : le lama nous sauvera!

*

Et vous, seigneurs, quelle est votre justice?

Vous l’appliquez aux autres gaiement,

sans qu’elle vaille pour vous-mêmes, Merveille!

Vantards fiers de vos preuves et jugements!

*

Vous, serviteurs, vous avez de l’amour pour votre chef?

Vous dites que d’autres n’en ont point,

sans en avoir vous-mêmes, Merveille!

Vantards pensant que vous l’avez!

*

Vous, donateurs, quels sont vos dons?

C’est dans l’espoir d’une récompense

que vous donnez aux autres, ô Merveille!

Vantards pensant devenir buddha**!

*

Et vous, Neveux, munis de fiefs,

vous n’observez pas un seul vœu;

vous croyez pourtant être des moines, Merveille!

Vantards qui usurpez l’habit de moine!

*

Moi, yogin Kun-legs, j’erre dans les royaumes,

patrie quittée, que me reste-t-il?

Je n’ai pas quitté les désirs, Merveille!

Vantard disant : j’ai renoncé au monde!’

*

Content de ces paroles, l’autre me fit beaucoup d’aumônes. De plus, pour m’honorer, il fit cuire des légumes verts et rôtir deux poissons : c’était me traiter avec soin et politesse!

* Accomplissement du sâdhana, création mentale de la divinité. Une telle « preuve » est par exemple le fait que la foule voit la divinité ainsi créée ou suscitée. C’est un « miracle ».

** Grâce aux mérites acquis par le don, dans une existence future.

***

Ensuite, je rencontrai le Seigneur de la Religion sKyabs-se.

Il daigna me dire : Vous autres de l’ordre “Brug-pa, vous semblez ne point admettre que la Base soit pure ab initio; et pourtant il est dit dans les Œuvres complètes de « Brug-pa Kun-dga » dpal —” byor' que la Base est simultanée (sahaja). Quelle est ton opinion?’ 14 a Moi, n’ayant pas étudié beaucoup, ne connaissant pas grand-chose, je dis :

‘Le mélange de pur et impur est comme le sésame et l’huile de sésame. Ça c’est la Base*. Quand celui qui écrase le sésame sépare (le grain et l’huile), c’est là la Voie (le Moyen). Quant au Fruit (le Résultat), il est dans le fait que sésame et huile de sésame sont de même nature, comme il est dit dans le Doha : quant à la Voie du Grand Véhicule, qui est celle de la Quintessence du Non-produit, on demeure (déjà) ab initie dans le Fruit lorsqu’on s’est engagé sur la Voie de ce Fruit.’ Le fait que sésame et huile de sésame sont de même nature forme le Fruit. Dans le premier cas, aucune métaphore ne désigne la totalité (des phénomènes), et dans le second cas, c’est une métaphore d’unicité (de nature). Le Seigneur de la Religion, (lama) de Lhun-grub bde-Zhen, instructeur de la religion à Thel, a cité (à ce propos) un passage du Grand Commentaire au Kâlacakra : Si la Base est depuis toujours sans Égarement-erreur, cette Base devient le Fruit lui-même. Et si l’on dit que l’Égarement vient de la Voie, cette Voie devient le début du samsâra. (Enfin), si l’Égarement n’y était pas avant, mais s’est produit ensuite, on est même dans l’Égarement depuis qu’on est devenu buddha.’ Comme elles sont vraies, ces paroles! Il n’y a pas au Tibet de «mantra secret» (= tantra) plus profond que le glorieux Kâlacakra. C’est le Kâlacakra qui a tous (les aspects), exotérique, ésotérique, secret

* On distingue trois états : 1) « la base », notre monde phénoménal ou bien la Pensée avant qu’on n’ait entrepris la méditation ; 2) « la voie » ou la méthode, le travail méditatif ; 3) « le fruit », le résultat de la méditation, la réalisation.

et l’autre. (Moi) Brug-pa Kun-legs, il y a trois doctrines que j’aime, l’une est la Pensée-de-Bodhi (bodhicitta), la seconde est l’équilibre mesuré de l’équanimité et la troisième est le mantra secret” qui ne nie pas Cause et Fruit (la rétribution des actes). Ce sont ces trois que j’aime. Tous ces gens qui disent que tout est religion, quoi qu’on fasse, qu’on peut tuer, battre ou lier autrui, 14 b il y a des exemples que ce fut vrai pour certains, mais il est sûr que ce n’est pas vrai pour tous les autres!’

L’autre reprit : Mais n’est-ce pas pareil à (l’identité de) pensée discursive et Dharmakâya (“Absolu”, identité enseignée par l’ordre bKa'— brgyud)?’ Je répondis : Même dans les paroles du Buddha, dans le Suvarnaprabhâsa-sûtra, il est dit : “Je ne dis pas que feu et eau sont une seule et même matière, je dis que la nature des deux est pareillement vide (ou : je dis que les deux sont identiques dans la Vacuité de leur nature).” Regardez-y si vous savez lire. Que d’autres, qui ne savent même pas lire, aient fait de telles explications (orales) des sûtra et des tantra cela relève du développement tardif de (notre) époque.’ J’ajoutai : «Par conséquent, une fois qu’on comprend que pensée discursive et Dharmakâya sont identiques par la Vacuité de leur nature, on peut dire que la pensée discursive est le Dharmakâya aussi bien que le Dharmakâya est la pensée discursive. Du moment qu’on ne se trompe pas sur le but ultime, on peut dire ce qu’on voudra.» — «C’est vrai», dit-il.

Il y avait là bLa-ma Thar-pa, docteur en théologie du monastère Zva-lu et vieil élève du Seigneur de la Religion Lha-bcun-pa. Comme il me dit : «Ça t’irait bien de faire le protecteur des gens aux petites tentes*», je fis ceci :

‘N’étant même pas son propre protecteur, comment pourrait-on être le protecteur des autres? Ceux qui font profession de Religion n’ont pas eux-mêmes toutes les habitudes qui font qu’on est religieux; à part quelques différences dans la façon de manger leur nourriture, ils n’ont pas (même) l’odeur de la Religion. Pour les docteurs en philosophie, elle est toute dans l’odeur des pets des petits moinillons. Pour les grands méditants, elle est toute dans l’odeur de bouc, la puanteur du derrière des nonnes. Du moment que de tels gens font proprement de la sorte, ce n’est

* Les yogin errants portent avec eux do petites tentes, juste assez grandes pour contenir une personne (Jog-bu).

point en accord avec le Buddha. Une telle conduite rend triste et fait rire parmi les hommes comme parmi les dieux!’ Comme ce lama avait d’abord été docteur en philosophie, puis grand 15 a méditant, avant de devenir finalement lama seigneur, il rit, et il fut triste.

Je fis alors : Ces religieux qui brillent par leur pompe sont plus forts en péchés qu’en religion! Qu’est-il dit dans les paroles du Buddha? Il a dit : «On prétend qu’on sera mon auditeur à l’avenir, mais on fait beaucoup de mal à la Doctrine. Ces gens-là ne sont pas mes auditeurs et je ne suis point leur maître.» Et lorsqu’on lui demanda comment on pouvait illustrer cela, il dit :

“Les chevaux, gent à crinière, les oiseaux, gent ailée, les chiens, gent à griffes, et le bétail, gent à sabots, les champs, les maisons et les céréales non cuites, les serviteurs, les chevelures (femmes) et les gérants, sont l’une des huit choses inférieures.”

Du Buddha, en effet, on dit seulement qu’il allait mendier, le matin, dans la grande ville de Srâvastî, revêtu (de la robe du) religieux, tenant à la main le bol à aumônes et le bâton; on ne dit pas qu’il chargeait des bagages sur des mulets, qu’il exigeait des corvées de transport* (ula) ou qu’il montait un bon cheval. Lui, que dieux et hommes vénéraient, il était certes capable (digne) de quelques vaches et chevaux, mais il n’en fit rien. Il est vrai qu’il est difficile de s’abstenir de causes infimes qui entraînent leurs effets. Innombrables sont (les êtres vivants) qui meurent écrasés par les vaches ou les chevaux, sous nos mains et nos pieds ou dans le bois de chauffage**. Aussi, même les pieuses actions, puisque mêlées de péchés, n’en ont que le nom : bien qu’elles en aient l’apparence, par rapport au Sens, ce sont des péchés. C’est comme l’a dit Po-to-pa : Si l’on invitait une mère à un repas en faisant cuire devant elle la chair de son fils, croyez-vous qu’elle serait contente? Or c’est bien la même chose quand on présente 15 b des animaux tués en offrande au Buddha. Le Champ, la Pensée et les Objets doivent être réunis. Le Champ, ce sont les Triratna***; la Pensée, c’est la Pensée-de-Bodhi (bodhicitta). Il leur faut un Objet (d’offrande) auquel ne soit point mêlé ni vol, ni meurtre. Des offrandes contraires à ce (principe), on en parle

* Transport gratuit que le peuple devait fournir aux lamas et aux seigneurs.

** Des vers, des insectes, etc.

*** Les Trois Joyaux, le Buddha, le Dharma (la doctrine) et, le Sarpgha, les religieux.

bien à propos des hérétiques d’autrefois : viande et bière amoncelées en océan. Mais comment cela serait-il possible à des bouddhistes?” À cela (le lama) remarqua : Il y a des deux (dans ce que tu dis), apparence et vérité!”

Je rencontrai, prés des Sources Chaudes (Chu-chan-kha), un maître (rnin-ma-pa) du (monastère) Thar-pa-glin. Il me dit : Puisque tu es un yogin, fais donc un exposé sur le Sens Certain (nitârtha)” Et je répondis : L’Espace de la Loi (dharmadhâtu), non composé (asamskrta), il n’y a pas de mot qui le désigne et le définisse. Il est donc indicible. L’intellect ne le pense pas, et rien ne peut le désigner si ce n’est le Son-en-Soi de Nâda. Sans qu’on le prononce plus que cela, il devient un océan de paroles. C’est comme le dit (le Manjusrînâmasamgîti-tantra) : «Rejetant ce qui se dit en paroles, cause excellente de toutes les paroles.» Le maître remarqua : «Voilà qui est vraiment parfait!»

*

Moi, je partis à nouveau du côté de Mon (Bhutan). Je rencontrai un lama de l’ordre du Grand Achèvement (rJogs-chen) appelé dBan-phyug. «Le sommet le plus élevé de tous les véhicules, c’est le Grand Achèvement», me dit-il, et là-dedans le plus grand est le A-ti (yoga)’. À cela je répliquait ceci : Selon la méthode (rñin-ma-pa) Na-rag don-sprug, le Rituel de réparation pour un manquement à l’un des vœux (monastiques) de Corps, Parole et Pensée (stipule) : ‘la réparation pour un manquement à un vœu du Corps c’est de savoir que le corps, ab aeternitate n’a jamais été produit, n’est jamais né, est une grande apparition spontanée (svayambhu)’; et ainsi de même pour la parole et la pensée. J’aurais pensé que le A-ti (yoga) n’est pas autre chose, ni plus que cela!’ Il reprit : «Si, si, il y a quelque chose de plus!» 16a Ayant entendu le recueil de chants de Yan-dgon-pa, je pensais qu’il n’y avait rien de plus profond que cela pour la méthode même de se mettre en méditation. Car voici ce que dit (l’un de ces chants) :



«Pour la méditation ab aeternitate, ne médite point avec ton intellect!

Pour le calme spontané*, laisse-le là et ne le crée pas avec artifice!

Si l’on veut méditer, que ce soit comme s’il n’y avait pas de méditation!

Ne coupe pas la méditation en morceaux, laisse-la entière!»

* Traduction inadéquate de ran-babs « laisser choir tout seul, spontanément » correspond à équanimité (mñam-bzag) ; cf. fol. 10 b et 1 lb : laisser les phénomènes spontanément « à leur place » (ran-sar zog), un peu comme dans les expressions « laissez-le tranquille, let him atone, lassen sie ihn sein. » Cf. p. 58, n. 1.

Cela veut dire qu’on médite la Nature-Propre (En-soi, svabhâva), pure ab aeternitate, sans l’intervention artificielle de l’intellect. Ce n’est point là absence de méditation, mais c’est la laisser sans artifice et sans bornes. Est-il possible de méditer en s’y efforçant? je l’ignore, mais l’essentiel est de saisir le point fondamental.

*

Un docteur en théologie appelé Ol-kha-ba dit : On lit dans une de vos prières “Brug-pa :



‘Sans faire fond sur les mots, que les doutes soient tranchés du dedans!

Sans faire fond sur les points essentiels, que l’obscurcissement (de l’esprit) soit dissout en lui-même!

Sans faire fond sur la méthode, que Félicité Suprême ne cesse jamais!

(Je m’incline aux) pieds de ‘Brug-pa, le glorieux, qui est parvenu aux limites de l’expérience mystique.’



Veuillez me développer ces paroles!” Je fis :

‘Ceci ne veut pas direque dès le début même on ne fait pas fond sur les mots; Ce qu’il faut, c’est mêler sens et parole de (la formule) «Je prends refuge, etc.» On dit ainsi : saisir dans l’intellect l’enseignement des mots, expérimenter dans la pensée l’enseignement de l’expérience et faire naître l’enseignement du Sens dans la chaîne (des instants de la pensée, samtâna). Il est vrai qu’il faut d’abord l’enseignement des mots. Mais pour qu’une pure compréhension (directe) se produise, on prie pour le pouvoir sacramentel du lama en le vénérant comme Corps-de-la-Loi (dharmakâya). Alors, sans qu’il soit besoin de faire fond sur les paroles, les doutes seront tranchés du dedans.

C’est comme Tillipa qui produisit la compréhension (directe) 16 b chez Nâropa en lui jetant sa botte à la figure. Ne regardez même pas le point essentiel! Ne pensez à aucun des trois (aspects) : extérieur, intérieur et secret! Si vous ne pensez pas, comment y aurait-il obscurcissement (de la pensée)? Ce n’est que s’il y a pensée, si elle n’est pas claire et si l’on n’y demeure pas immobile, qu’il y aura obscurcissement.

Yan-dgon-pa l’a dit :

‘S’il y a obscurcissement, c’est là la façon d’être du Corps-de-la-Loi (dharmakâya);

s’il y a stupidité, c’est là l’aspect-même de la Connaissance (samvid).’



Tout est dans la méditation. Quand on dit de ne pas faire fond sur la méthode, cela veut dire de ne pas faire attention à la «femme de gnose» (vidyâ) ou de semblables supports (aides), mais de demeurer ab aeternitate jamais séparé de Félicité Suprême!

Yon-rdor, l’illuminé bleu, a dit :

‘A l’extérieur, regarde avec attention les objets

et sache que les phénomènes sont la grande étendue du Corps-de-la-Loi (dharmakâya)!

À l’intérieur, regarde avec attention la pensée

et sache qu’elle est la Pensée-même, sans fond ni base!’



Même l’obscurcissement fait partie de la méditation. Comme le disait Mi-la (ras-pa) à Dvags-po (lha-rje, alias sGam-po-pa) : «Si c’est vraiment un méditant, qu’il n’élimine pas le défaut de l’obscurcissement! Si le méditant élimine ce défaut, n’est-ce pas comme allumer une lampe en plein jour, maître Lha-rje?»

Cela revient à dire que si on a la compréhension (directe) de Pensée, on est éveillé (buddha), et alors on n’a pas à chercher le buddha ailleurs. Un «Brug-pa, c’est justement quelqu’un qui aime cette expérience de la méditation.»

*

Une autre fois encore, le Seigneur de la religion Ug-pa lun-pa dit : Dans un de vos rituels ‘Brug-pa de réconfort (des divinités), on lit :



‘Ne point penser au Sens profond n’existe pas;

ne point observer serment et discipline n’existe pas.’

Aussi beaucoup de gens n’observent pas serment et discipline et ne pensent pas au Sens profond.”

17 a Là-dessus je fis : C’est là un exemple erroné. Il faut dire :

« Il n’y a rien qui ne soit profond dans le Sens profond; il n’y a rien qui ne soit prise d’appui sur serment et discipline. » Il est impossible que Façon d’Être ne soit pas profonde. Même si l’on a brisé le serment, on a (d’abord) dû prêter serment.’

*

Je partis encore pour le Mon (Bhutan). Les lamas docteurs en théologie s’y abstenaient de manger de la viande de porc, etc. Mais ils permettaient de planter les semences, péché de la tête à la queue*. Après trois mois de séjour au Mon, c’est à moi qu’incombai la responsabilité de voir ces gens aller en enfer quels qu’ils fussent. À voir leur bonheur du moment et leur satisfaction (en nourriture et en habillement), c’était (comme dit le proverbe) : Du moment qu’il y a à manger dans la bouche, un boulet (de catapulte) a beau heurter le nez, qu’il heurte!’**. Même le pèlerinage est un grand péché. Comment pourrait-on compter (les petites bêtes) écrasées sous le pied ou tuées à l’endroit où l’on a planté la petite tente? Si l’on pense à la religion, il faut méditer en demeurant au même endroit. Il avait raison, Gro-mgon gCah-pa, en disant :



“On a beau méditer par-ci et par-là, à tort et à travers,

sur les montagnes hantées par des dieux terribles,

au bord des lacs hantés par des nâga terribles,

dans des cavernes hantées par des divinités (rgyal bsen),

sans discipline de la pensée il n’y aura jamais aucun éveil (état de buddha)!’



Même moi, sans même avoir, dans ma pensée, la moindre vertu notable d’un homme ordinaire, j’ai pourtant pratiqué les mantra.

* Pour planter du riz on fait des trous dans le sol et on tue ainsi des vers.

** Je m’en moque.

Ayant ôté le vêtement de la honte, je suis resté au milieu de la pluie des péchés. Il est dit dans le Hevajratantra : Si l’on a 17 b obtenu tant soit peu de « chaleur* », pourvu qu’on veuille l’employer…’ Ce qui veut dire : pratiquez les mantra secrets (= les tantra) si vous avez obtenu une vertu particulière. Je veux bien l’admettre ainsi quand, de nos jours, les religieux se vantent de n’avoir point besoin de vertus.

*

Une autre fois encore, on avait dit qu’au monastère dGa’ — ldan, on ne donnait pas les restes de nourriture des moines aux chiens…, pas plus qu’aux mendiants. S’il en était ainsi, les moines ne pourraient pas non plus jeter les offrandes (su-rû**, aux preta). Si un tel péché s’attache (vraiment) aux restes de nourriture, on imagine ce que ça sera pour les (offrandes de) prémices. Certes on dit d’une façon générale que les Triratna sont un domaine dangereusement sacré, mais on pourrait demander la permission à la communauté des moines. Si on ne pouvait rien faire, même quand on a demandé la permission, alors on ne pourrait même pas :



«Tous les jours, aux six moments***,

donner toujours les quatre formes de dons****»,



comme il est dit. Si c’était vraiment comme ça, seuls les laïcs pourraient faire des dons, les moines ne le pourraient pas. C’est vraiment très exagéré.

*

J’étais une fois allé à Lhasa. Il y avait là tant de gens qui disaient être des adeptes des pratiques secrètes que je demeurai silencieux. Il y avait là un docteur en théologie du (monastère) rDo-rje-gdan qui dit : Quand il est question des pratiques secrètes dans les tantra, il est dit :

“On appellera bons méditants (ceux qui demeurent) dans des ermitages ou des terrains vagues.”

* La “chaleur” est le premier stage (il y en a quatre) de la deuxième des quatre ou cinq étapes sur la voie du bodhisattva : 1) chogs-lam (voie préparatoire, sambhâra mârga), 2) sbyor-lam (d’application, prayoga°), 3) mthon-lam (de vue, darsana.) et 4) sgom-lam (de pratique de méditation, bhâvanâ). Cf. 47 b.

**Farine de tsampa avec divers ingrédients de pharmacopée (sman) qu’on jette dans le feu pour soulager la souffrance des prela (R).

** Sans doute les six périodes de deux heures qui occupent la journée.

**** Don de biens, d’instructions, de protection et d’amour.

Comment çà irait-il avec ces gens qui cherchent leurs provisions de route dans les villes?’

‘Rester silencieux provoque la haine. Nulle part il n’y a de demeure pure. Les lamas se font seigneurs. Les tantristes chantent des « mantra secrets » (à la manière) des Bon-po. Les docteurs en théologie font du commerce profitable et aiment des moinillons. Les yogin, pour leur part, ont des pratiques (placées) sous le 18 a pouvoir sacramentel de dPe-ha-ra*. Tout cela n’est pas comme autrefois, au début!’

*

Une autre fois, un grand nombre de gens se disputaient. L’un dit : Ce qui ne convient pas à tout le monde ne convient pas (non plus) à moi tout seul.’ Là-dessus un centurion répliqua : «Si chacun de vous trouve que cela ne convient pas, il n’y aura plus personne pour qu’on parle de tout le monde. C’est la réunion de la foule des chacuns qui produit le tout le monde. Si chacun à son tour n’est plus, c’en sera fini avec tout le monde.»

À mon avis, c’est comme l’a dit le Seigneur de la religion rGyal-dban. Même dans un art comme celui des danseurs (où la chorégraphie impose à chacun de s’insérer dans l’ensemble), chacun doit penser : c’est moi qui l’ai fait (en accord avec les autres).’ Que ce soit dans le domaine religieux ou dans le monde, il faut que tous s’accordent pour une seule affaire. Même quand quelqu’un mange, il aura du mal s’il ne mange pas en utilisant tous les organes, bouche, mains, etc. Pour manger un seul petit morceau, langue, dents, bouche, pensée, toutes y sont occupées. Si elles ne s’appliquent pas, il arrivera souvent qu’on se morde la langue, qu’on s’étrangle le gosier, etc. Il en est de même avec la religion : écouter, réfléchir et méditer, cela doit se faire comme les gens de dBus quand ils mangent des nouilles. Vous allez me demander comment les gens de dBus mangent les nouilles. Eh bien, fixant une nouille des yeux, mettant une autre dans la bouche et enroulant une troisième à la pointe des baguettes, ils gobent en même temps des légumes en une longue lampée, ça-ra-ra. Il en va de même pour la religion. Tout en écoutant avec les oreilles, en réfléchissant avec la pensée et en méditant sur le Sens, on doit en même temps accomplir les pratiques religieuses. Les lamas qui ne sont pas ainsi, ne font que prêche stérile. Les moines qui ne font qu’écouter sont comme les gardiens de prison qui trouvent la journée bien longue (ils s’ennuient).

* Pehar, divinité terrible, protectrice de bSam-yas, qui prend possession des gens et les rend fous.

*

18 b Une autre fois encore, sNug-la-rje proféra ces paroles :

‘Vous autres ascètes, vous dites qu’il suffit que la pensée demeure en (l’état) Sans-artifice. Mais selon le grand siddha Orgyan-pa L’une des trois choses les plus faciles, c’est de demeurer en (l’état) Sans-artifice. Prendre refuge dans la Religion suffit tout seul, mais il faut connaître l’objet du refuge, le sujet qui prend refuge et les multiples significations particulières. Comme objet de refuge il faut savoir reconnaître le Buddha. Même quand on le sait, il faut encore le savoir selon le Sens Certain (nitârtha). Ce n’est pas le corps (du Buddha historique) qui est le buddha.’ C’est ce que (la Vajracchedika) exprime par les mots :



‘Les gens me voient comme un corps,

les gens me perçoivent comme son;

mais ainsi ils prennent le faux chemin,

ces hommes-là ne me voient point.’



Pour l’illustrer, il est dit :

«Le double aspect du Dharma (Vérité relative et absolue) et l’assemblée des saints (le samgha)

ne sont pas le meilleur des refuges sûrs*.

Pourquoi les rejeter? parce que ce sont des dharma trompeurs; pourquoi ne sont-ils pas (le refuge sûr)?, parce qu’ils sont encore empreints de crainte.»



Et encore :

«Parce que le Buddha a le Corps-de-la-Loi (Dharmakâya) et que même le samgha y trouve son but final.»



C’est pourquoi on dit que, pour but final, il faut un refuge dans lequel on soit libéré de la crainte. Le Révérend Phag — gru disait au Seigneur-du-Monde de «Bri-khun : «Pratique tous les dharma en les concentrant dans la (Doctrine) Quintuple!» «Bri-khun-pa lui ayant dit : Je ne médite que la Mahâmudrâ’, Phag-mo-gru-pa lui répondit : Eh bien, la base du Mahâyâna n’est-elle pas de méditer la Pensée-de-Bodhi? La base du pouvoir sacramentel (adisthâna) n’est-elle pas de méditer le guru (lama)? La base de la siddhi n’est-elle pas de méditer la divinité tutélaire (yi-dam)? 19 a La racine de (l’unité de) samsâra-nirvâna n’est-elle pas de méditer la Mahâmudrâ? Puisque dans tous les cas, il faut produire le vœu agissant de devenir bodhisattva, cette formulation du vœu agissant (appuyée sur la force de vertu) n’est-elle donc pas nécessaire?’ Il s’agit d’offrir l’engagement de faire tout cela!»

À ces paroles (de sNug-la-rje) je fis cette remarque D’une manière générale, il a raison. Mais par ailleurs, cette Mahâmudrâ est le Sens caché de la Mère Prajnâparamitâ. À ce sujet il est dit : (dans le sûtra bsDus-pa) :



‘Sur la voie où le cakravartin marche toujours,

sur cette voie il marche accompagné des sept joyaux.

Quiconque marche dans la voie de la Prajñâparamitâ du Vainqueur,

marchera dans toutes les sciences et vertus.’



Partout où il y a la Mahâmudrâ, dieux, lamas et de nombreux bons présages seront réunis. Si cela est fait par quelqu’un qui sait, il n’a plus besoin de la (Doctrine) Quintuple; il en aura une de Centuple. Et si c’est quelqu’un qui ne sait pas, il aura beau en faire une de Dix-mille, il n’en aura pas une seule.”

“C’est bien comme ça”, dit-il. Lorsque le Seigneur (Atisa) vint au Tibet et qu’il eût posé sa (fameuse) question au Grand Traducteur (Rin-èhen bzan-po)*, celui-ci avait dit : Je réjouis (notre) maître, le Buddha en méditants séparément les différentes divinités, mais il n’en est pas de même si je les réalise tous ensemble.” Alors (Atisa) s’était exclamé : Oh la la, il était bien nécessaire que je vienne au Tibet! Il est nécessaire de pratiquer toutes les formes en la seule et unique Réalité (Nature, Essence, svabhâva)!”, et il avait donné les enseignements. Comme (le traducteur) lui avait demandé : Réunir la multitude en un seul, est-ce que cela peut aussi aller?”, Atisa avait dit : Cela aussi est bien!”.»

*Le traducteur avait construit une grande maison à plusieurs étages, chacun comportant beaucoup de pièces. Dans chacune d’elles il y avait une divinité différente, chacune propre à la méthode de l’un ou l’autre des divers sûtra et tantra. Il méditait chacune de ces divinités dans la pièce correspondante. Étonné, Atisa dit : « je n’avais pas besoin de venir au Tibet (car tous les rites y sont connus). Mais ensuite il eut des doutes et il demanda où le Traducteur méditait toutes les divinités ensemble. Rin-Zhen bzati-po répondit qu’il en était incapable. Alors Atisa dit : e le traducteur est pourri (rul) ; il fallait bien que je vienne au Tibet » (R).

Une autre fois, un yogin dit : «Quelle serait la méthode la 19 b plus efficace d’expulser purement et simplement la misère morale de notre chaîne (de pensée)?»

D’une manière générale, il y a beaucoup de façon d’expulser, mais à mon avis, la plus efficace est celle qui viendrait à bout de ce qu’il y a de plus difficile. Or ce qui est difficile, c’est de vaincre en même temps les Trois Poisons (désirs, haine, ignorance). Pour les dompter, il faut une (méthode) qui ne laisse rien d’ordinaire (vulgaire) dans la triade corps, parole et pensée. Pour cela il faut quelque chose comme (dans l’axiome de) «Brom -ston-pa rGyal-ba'i : «Profits et gains donnés aux autres, pertes et dommages pris sur soi-même.» Que pourrait faire un religieux qui agirait contrairement à ce (principe) et, qui ne pratiquerait (la religion) qu’en paroles? Des docteurs en théologie comme Khu (— ston) et compagnie sont d’une science vaste comme l’océan, mais il est dit : Si l’on n’a pas la religion qui fait baisser la tête et (fait abandonner) le contentement de soi, on ne trouve pas la moindre religion jusqu’à sa vieillesse.” Pour rencontrer Brom, (Khu) avait chargé des offrandes et des provisions de route sur un âne, et il avait fait ainsi une longue route en emmenant comme serviteur un moinillon. Mais lui («Brom), n’était nullement gâté de chevaux, mulets et moines. Si l’on n’a pas la Pensée-de-Bodhi, on a beau savoir les paroles de la religion par cœur, et après, quoi pour le reste? On dit que Devadatta savait par cœur quelques charges d’éléphants de livres canoniques. Se faire moine et savoir un seul texte canonique, c’est bien grande merveille! Mais ne point jouer au moine et négliger les attributs extérieurs d’entrée dans les ordres, voilà qui ne diminue point la Doctrine. Dans les ouvrages des bKa” — gdams-pa, il est dit : «Même les hérétiques aux longs cheveux ne peuvent pas faire de mal à la doctrine du Buddha. Par contre, si l’on commet des actes non religieux en empruntant 20 a l’aspect d’un moine, on nuira inutilement à la Doctrine, en général et en particulier.»

*

Quelques pratiquants du Domaine de l’Action (spyod-yul = gêod) dirent : «Il faut vraiment un grand courage pour cette pratique religieuse!» À cela je fis cette réflexion : Il est dit dans (le Suvarnaprabhâsa-sûtra) :

“Soyez courageux et forts, soyez instruits et lucides!

Agissez toujours ainsi en vue de la Bodhi!”

Donc, le courage est bon quand on agit en vue de la Bodhi. Il n’en est point ainsi (chez ces tenants de l’école gcod) qui transportent des pierres de la montagne au bord du fleuve et des pierres du fleuve sur la montagne, qui troublent des lacs et, coupent des arbres hantés : serait-ce là la voie menant à l’état de buddha? Autrefois les lamas (guru) excellents du Domaine d’Action devaient parfois aussi agir ainsi, mais de nos jours, il ne reste des monastères (de l’ordre) du Domaine d’Action que des murs (en ruines*) pareils à des oreilles d’âne (car les lamas actuels sont impuissants) comme quand on dit : ‘n’étant pas capable de (manger) du grain sec, on se délecte de grain grillé’.

Je prends un exemple : à quoi bon avoir été un préfet, chef de camp militaire, qui a battu tout le monde, si à présent ses descendants sont accablés de difficultés? Même dans le Petit Véhicule (hînayâna) on enseigne qu’il faut s’abstenir de nuire aux êtres vivants. Pour quelqu’un du Grand Véhicule (mahâyâna), c’est (même comme si) l’on battait ses propres parents. Pour un maître des mantra (tantriste), ce serait battre sa divinité tutélaire (yi-dam). Pour un tenant de la Mahâmudrâ, ce serait verser dans (la faute de) s’attacher à un objet particulier. Si l’on prétend être un tenant du Domaine d’Action, c’est en dedans qu’il faut couper l’attachement au (concept d’un) Moi. Dit-on qu’on craint d’avoir avec les divinités des liens karmiques? Du moment qu’on a de la compassion, œuvrer pour le bien des êtres c’est rendre heureux tous les êtres vivants, où qu’ils demeurent, y compris les trois catégories : dieux, démons et hommes. Si c’est faire le bien des êtres que de faire du mal à autrui, alors c’est un grand bien pour

* Autrefois les maîtres étaient assez puissants pour pouvoir provoquer les divinités des rochers, des arbres, etc., sans que celles-ci puissent leur nuire. Mais les maîtres actuels n’ont plus cette puissance. Les divinités se vengent en détruisant leur monastère (cf. p. 164, n. 3). Les divinités en question habitent les rochers, les arbres, les lacs, etc. (Nu, grlan et autres). Des pagodons carrés (léog, sku-mkhar) leur sont dédiés. Quand elles causent des malheurs à la population, les maîtres (stlags-pa et géod-pa) peuvent aller jusqu’à la destruction de ces pagodons (R). Ce sont là des aspects populaires. La véritable doctrine et pratique du geod est tout autre.

les êtres que de tomber dans les trois catégories de mauvaises 20 b réincarnations*. Ce n’est pas ce qu’on appelle le bien des êtres. Il est dit dans un chant du siddha :



“Dans le cimetière des pensées du samsâra,

que hantent les vetâla* *des huit affaires du monde,

c’est là que gît le lieu terrifiant,

c’est là que tu dois accomplir le Goût Uniforme!”



Ceux-là ont profondément compris le Domaine d’Action”

*

Lorsque je demeurai un jour dans une auberge, les gens qui y étaient réunis me dirent : Il y a tellement de doctrines différentes (dans le bouddhisme)! Quelle école est donc la vraie?” Je fis ceci : Il est dit (dans un sûtra) que le roi Kri-kri (Krkî râjâ)*** fit ce rêve : il divisa une pièce de tissu en morceaux et les distribua; mais alors chacun de ces morceaux devint à son tour la (même) pièce de tissu. Cela signifie que les paroles du Buddha, dont l’intention était comme une seule et, même pièce de tissu, devint pour les dix-huit écoles des Auditeurs (srâvaka) autant de façons de comprendre, chacun ayant la sienne, comme autant de morceaux du tissu. Mais pour le Sens, chaque (morceau) était pareil à la pièce de tissu (entière). Les paroles profondes de Sâkyamuni, c’est la Religion profonde expliquée par un maître (guru) authentique à un disciple digne de la recevoir; ce n’est pas celle des autres, produite par celui-ci ou celui-là. Des lamas qui n’ont pas la moindre instruction, qui parlent à tort et à travers, qui se rappellent tantôt ci tantôt ça et n’ont pas (accepté) le moindre vœu monastique ni le moindre lien sacramentel (vœu tantrique, samaya), siègent à la tête des rangs. Et des disciples qui n’ont pas le moins du monde Sapience (prajña), Foi et Détermination de se délivrer, passent leurs jours à accepter (la Religion) quand ça se trouve, et à la rejeter quand ça ne convient pas! Ils sont pleins de (ces) trois (sortes) de doctrines, celles qui sont inconnues dans le pays des sages de l’Inde, celles que les traducteurs

* Enfer, preta et animaux.

** Cadavres enchantés.

*** Donateur du buddha KAgyapa. Dix-huit hommes déchirèrent un morceau de tissu. Ce fut le présage qu’il y aura dix-huit écoles du temps du buddha suivant, Gautama (R).

savants n’ont pas traduit (en tibétain) et celles que les lamas savants du Tibet ne pratiquent point. Sur le moment, c’est quelque chose qui ressemble à la joie (de goûter à) bière, bouillie, œufs, 21 a viande, poisson, ail et oignon, mais, à la fin, cela rend bien malheureux. Quelques-uns disent qu’ils ont une Religion qui ne dépend pas des instructions et du savoir. Ce sont des gens qui n’ont pas compris les Six Extrêmes et les Quatre Manières. Il y en a, certes, qui disent que le Dharma-en-Soi (dharmatâ) n’a pas d’écriture! Par ailleurs, Yan-dgon-pa a dit :



‘Si l’on s’oppose au règne des snira et des lanira, paroles (du Buddha),

quand on ne fait pas appel, pour la Voie, à l’armée des qualités morales,

c’est une chose bien difficile que de gagner la bataille du samsâra, ô yogin, décide-le toi-même!’

S’il vous arrive tant soit peu (de saisir) l’intention véritable des paroles (du Buddha), sûtra ou tantra, faites (selon elles)!”



Une fois, un ascète qui faisait le tour du Népal, était en train de boire en disant : «On peut boire de l’alcool pourvu qu’on soit dans l’état de non-attachement.» Je fis ceci : Celui qui n’entre pas dans l’attachement (au Moi et aux choses) est un yogin exceptionnellement saint. Mais alors, qu’adviendra-t-il si, dans cet état de non-attachement, on tue, on vole, on trompe ou qu’on prépare et administre des poisons? Que signifierait alors le non-attachement? Mais vous me direz que les divinités tutélaires et les dieux protecteurs de la religion boivent de l’amrla (du nectar, en réalité de l’alcool). Est-ce qu’ils achèteraient de l’alcool? Est-ce qu’ils en chaufferaient? Quel serait le matériau de cet alcool? Est-ce qu’un corps pareil à l’arc-en-ciel aurait besoin d’alcool? On trouve dans les sûtra l’histoire que le Buddha, bien qu’il ait pris un corps pour le bien des êtres, n’a jamais pris de nourriture. Mais il arrive effectivement qu’il soit nécessaire de fabriquer de l’alcool excellent alors qu’on ne s’y attache pas par 21 b la pensée. Même si on n’en fabrique pas parce qu’on sait que c’est un péché, du moment qu’on y pense, c’est encore une pensée. La meilleure (façon) de ne pas être distrait (agité), c’est de laisser aller dans un état sans artifice (spontané), clair, pur, nu. Dans cet état-là, il n’y a point de pensée discursive (distinguant) entre alcool et eau. Et si l’on n’a pas de ces (pensées discursives), on n’aura pas soif. Si pas la moindre pensée discursive n’implique un attachement à la réalité, il n’y aura pas de grande cause d’événements. Si l’on a envie de boire de la bière, mieux vaut encore admettre qu’on n’est pas capable d’y apporter un remède. Parmi les dicts de rGod-chafi-pa on trouve les mots : “Il convient de se mouvoir sans entrer dans l’attachement; c’est ce qu’on appelle l’apparition méditative des pensées discursives.” Je crains que vous n’y ayez pas réfléchi le moins du monde. Ne pas entrer dans l’attachement était tout de même une qualité du Buddha, et même de grands pandit et siddha comme Atisa et d’autres l’ont eue. Or ils n’ont pas conseillé de fabriquer de l’alcool, que je sache. Dans l’ouvrage De -ñid shiri-po du vénérable Bo — doli-pa, il est dit : ‘Ne pas avoir d’activité en pensée, être naturel, relâché, non artificiel, méditer sans pensée discursive, tout cela ne peut qu’aboutir à naître comme dieu immortel pour 80 000 grands kalpa, mais pas à devenir buddha (obtenir l’état de buddha).’ Il pouvait sans doute parler ainsi, puisqu’il avait lu beaucoup d’ouvrages. Mais cela est en contradiction avec les mots du Grand Sage Sâkyamuni) :



‘Bien qu’il pense que le corps est vide,

le bodhisattva agit dans les signes distinctifs (les phénomènes).

Il ne s’attache pas au Non-produit (la Vacuité).’



Sa manière à lui consiste à dire qu’on exprime en paroles et qu’on pense en pensée que tous les dharma sont sans base ni racine. S’il en est bien ainsi et que cela est vrai, les gens aux doctrines profondes d’absence de pensée devraient être prêts à changer de place et à se rendre aux paradis Akanistha et Alakavatî.” 22 a (Mon interlocuteur) dit alors : «Pour ce qui est du Sens Certain (prouvé, nîtârtha), il y a assez de place dans le cœur de Manjusrî. Quant au reste, nombreuses (divinités?) brillantes, cela finira (?). Car il est dit dans le sacra sDud-pa : “Si un auditeur peu intelligent abandonne cela, il n’aura plus de refuge et ira en enfer”.»

(Et je conclus) : «Ne point agir en quoi que ce soit, c’est là pratiquer la Mère Prajñâparamitâ.»

*

Une autre fois, un ascète et un docteur en théologie dirent : «Qui est, de nos jours, en accord avec le Vinaya (la discipline monastique)? é A quoi je répliquai : Le Buddha, les (Saints appelés) Six Ornements et Deux Excellents, le Seigneur (Atisa) et ses fils (spirituels) peuvent passer pour y être conformes. Ceux qui écrivent le Vinaya n’ont que l’accord de papier et d’encre. D’autres ont l’air d’être en accord dans leur aspect extérieur. Mais on n’a pas encore vu qu’on s’y conforme selon le Sens!”

«Mais alors que faut-il pour y être conforme?» (dirent-ils). Je fis : «La Discipline consiste à abandonner les vices du corps en le munissant des trois vêtements religieux, à abandonner les vices de la parole en parlant avec douceur et honnêteté et à abandonner les vices de la pensée en la rendant propre à l’œuvre (de la méditation). La discipline des règlements (monastiques) est celle adoptée par l’école du Seigneur (Atisa) et de ses fils (spirituels). Quant à la Discipline selon le Sens, c’est celle adoptée par l’école des dKar-brgyud-pa. Il y a aussi une (école) qui semble combiner les deux : ce sont les Sa-skya-pa. Enfin les rNni-ma-pa sont célèbres pour leur doctrine profonde et du coup ils semblent ne pas avoir besoin de s’attacher (croire) à la doctrine même de la Cause et du Fruit (de la rétribution des actes) qui est inhérente au Vinaya : il y a des exemples que cela existe.»

Certains disent aussi qu’un lama (guru) ne devrait pas être 22 b Chef de Conseil, ni gouverner des communautés. Je fis (à ce propos) la remarque suivante :

«Il est vrai que, d’une manière générale, chacun a son lot assigné et sa propre place. Mais (le Buddha) a dit : “Toutes les actions d’Anguli Mâlâ n’étaient aussi que des apparences”, alors qu’il est dit dans le sûtra (en faisant allusion au Buddha historique qui est une incarnation de ce personnage) : “Après des paradis de buddha aussi nombreux que le sable de soixante-deux Ganges du Pays du Sud (l’Inde), il y aura dans le monde appelé Orné-de-Tous-les-Joyaux le Saint véritable appelé Grande-Endurance, aimé de tous les mondes dès qu’ils le voient, buddha entièrement achevé, tathâgata et arhat.”

Par conséquent, du moment que je ne sais pas qui est qui, du moment que je n’ai point de prescience, je conseille de ne point agir de la sorte. Il est dit dans le (sûtra) sDud-pa :

“Ces êtres vivants, ces gens doués de lois, contreviennent (seulement) aux lois;

mais ceux qui attachent leurs pensées à la diversité contreviennent grandement aux règles monastiques.”

Ainsi, du moment qu’il y a pensée discursive (et doute), on ne doit pas agir (de la sorte). Même si quelqu’un a obtenu le renom d’être un lama, il doit quand même accumuler beaucoup de vertus. Il est bien difficile que tout le monde soit des saints à notre époque de déclin. Eh bien, j’appelle ça assaisonner la farine de condiments, apprêter la friture avec de l’ail.»

*

Quelqu’un me demanda aussi d’exposer un sujet religieux. Je lui dis ceci :



«Laisser profits et gains à autrui,

prendre pertes et devoirs sur soi-même,

faire ainsi c’est être un religieux.

Sinon, on n’est qu’un laïc en habit de moine.»



Mais il me dit à nouveau : «Qu’en est-il de vous-même?» Je répondis «Il en est de moi que j’ai l’habitude de vouloir comprendre (tout), depuis le Buddha jusqu’à l’enfer. Je sais aussi 23a lire assez facilement. En matière de pratique, je suis depuis longtemps fort bien habitué aux huit espèces d’affaires de ce monde.»

*

Une autre fois, quelques moines étaient en train de discuter. Ils disaient : «Comme on nous a ravi nos domaines monastiques, nous n’avons pas d’autre ressource, cette fois-ci, que de lever une armée de moines dans l’intérêt de la religion.» Je fis ceci : «Un sûtra enseigne que la seule vue d’un endroit où des monastères se battent et où des moines font la guerre suffit pour qu’un homme aille en enfer. Lorsque le Démon (Mâra) fit tomber une pluie de projectiles de catapulte et d’autres armes sur le Buddha, les auditeurs (ses disciples, srâvaka) pensèrent lever une armée de moines, et Maugdalyâyana* fut battu comme des roseaux (écrasés par un éléphant) par les disciples (du maître hérétique) Kun-tu-rgyu (Maskari). Quiconque fait le moine guerrier ne tient à la religion que par le nom, mais en réalité il détruit la religion. Ces gens qui n’ont de moines que l’apparence sont ceux-là même qui détruisent jusqu’aux trois espèces de supports religieux (les statues, les livres et les stûpa)!»

*

Une autre fois encore, quelques-uns de l’espèce des écrivains me dirent : «Tu es un bon écrivain. Enseigne-nous quelque chose sur la composition!» Je fis : «De toute manière, d’abord, comment pourrait-on être un ami de la vertu (kalyânamitra, conseiller spirituel) si l’on n’avait pas les trois (arts) du prêche, de la disputation et de la composition. Dans l’hymne de Bde-ba'i blo-gros de Gun-than au lama Coin-ston-pa, il est dit :

“Lourd de l’eau des enseignements et des sciences,

où tonne le tonnerre de prêche et de disputation,

* Maudgalyâyana était allé en enfer pour chercher et sauver sa mère. Il y trouva le mattre hérétique Maskarl. Celui-ci lui demanda de dire à ses disciples qu’il souffrait en enfer et qu’ils devaient s’abstenir de tuer des animaux pour faire des sacrifices. De retour au monde, Maudgalyâyana fit la commission, mais les disciples, furieux, le battirent violemment comme des éléphants écrasant des roseaux. Malgré cet acte d’hostilité, les disciples de Maudgalyâyana se sont bornés à emporter leur maître — qui avait des os cassés — et ne leur ont pas fait la guerre (B).

où courent les éclairs de la composition,

Errant partout dans le ciel des connaissances,

Saint lama pareil au (nuage) gros d’eau de l’été !”

23 b C’est ainsi qu’il faut faire. (Vasubandhu) a dit à propos de la composition à l’intention d’autrui :

Sâstra de non-sens, de contre-sens ou de sens, ceux qui (répètent simplement) ce qu’on a entendu dire,

ceux qui (ne servent qu’) à la disputation, ou qui s’appliquent à

réaliser (la compréhension),

sâstra mauvais et trompeurs, sans amour, ceux qui extirpent (au

contraire) le chagrin,

six je rejette et trois j’adopte.”

Ainsi donc, ces sâstra de non-sens et de contre-sens, les mauvais et trompeurs, ceux qui sont sans amour, etc. ne conviennent pas à la composition. Mais les paroles poétiques, même si elles ont d’abord l’air d’histoires sales 1, du moment qu’elles ont un beau contenu qui mènera finalement à la religion, celles-là ne font pas de mal.» Mais quelqu’un me dit : «Quand il est question de catapultes, de fusils, etc., dans le chapitre sur le Monde du Kâlacakra (tantra), cela ne donne-t-il pas l’impression d’être mauvais et trompeur ou sans amour?» Je fis cette réponse : «Nullement. Ce sont des symboles de la victoire sur le système des “artères” (qui commandent) les pensées discursives, (système) qui s’appuie sur les différentes parties du corps. Ce que dit le Kâlacakra, c’est ceci : “C’est en vue du salut des êtres vivants et par la plus grande des miséricordes (du Buddha) que diverses méthodes (se trouvent) dans le corps.” Ce sont des métaphores qui ne s’appliquent pas à des archers ou à des porteurs de flèches.»

Quelqu’un me dit encore : «Quelle est la prière que tu préfères?» «La prière que je préfère, c’est que je puisse, dans toutes mes vies, défendre la doctrine du Buddha, que je puisse donner du bonheur aux êtres vivants et que, quoique je fasse, ce soit dans l’intérêt des êtres. Quant aux paroles (de prière), j’aime le Chapitre Quatrième qui provient de la prière du bodhisattva Ruciraketu dans le Suvarnaprabhâsa-sûtra2.» On me demanda encore : «Quelles sont donc les paroles que tu estimes le plus dans des prières dites

(1) gcog-glam, allusion aux anecdotes “rabelaisiennes” qui circulent sous le nom de “Brug-pa Kun-legs. Cf. l’Introduction.

(2) Ruciraketu ; cf. J. Nobel, Suvarpaprabhâsottamasûtra, das Leiden, 1944, p. 20–34.

par d’autres?” Je dis : Je me réjouis par ailleurs de tout ce qui a été dit par le Buddha. Et j’aime vraiment ces paroles de l’hymne à Manjusrî appelé Çes-bya'i mkha'— dbyins-ma (l’espace infini des connaissances) :

‘Prépare-moi, Manjusrî! les signes précurseurs 1

qui me feront obtenir corps humain dans une vie future,

corps béni des beautés des sept qualités excellentes 2,

qui me feront trouver un mentor ami, de religion dignement

pénétré.’

Si un lama est authentique, il est sûr que c’est un buddha. L’essentiel est d’en rencontrer un.”

Alors je me rendis à nouveau au pays de Bya. Le préfet sTag-rce-nas, pieux donateur, et son chapelain, le Précieux Incarné, étaient partis au (lieu-saint de) Câ-ri, alors que la femme (de l’Incarné), dKar-mo-nas, demeurait au monastère de méditation gSal-rje. Ayant invité le maître, le Précieux (l’incarné) de Ra-lun, elle écoutait son enseignement religieux. Je m’y arrêtai aussi quelques jours. Je rencontrai le chiliarque bKra-çis dar-rgyas qui était un véritable océan de mérites. Lorsque tout le monde fut au complet au (monastère de) Chos-rgyal lhun-po 3, lors du pèlerinage de Câ-ri, il reçut pour lui-même quelque huit cents chevaux, vêtements et autres contributions obligatoires, alors que le Précieux Seigneur (l’abbé incarné) reçut d’innombrables offrandes. Je me rendis au Kon-po. Les gens riches comme ceux-là emportèrent des vêtements, de la nourriture, des flèches, des carquois et des armes offensives, produits du Kon-po. Allant tantôt en haut, tantôt en bas, ils demeurèrent par-ci et par-là. Près d’une meule à eau, il y avait une vieille. Elle me dit : a Fais-moi un chant prenant pour modèle cette meule à eau 4!» Je fis :

«Moyen et Sapience, en s’engrenant,

réduisent en farine le grain de la dualité;

(1) Et causes agissantes. Le terme technique désigne les douze nidâna de la chaîne de “production en consécution” (pratityasamutpâda), mais dans l’usage tibétain il a pris l’acception de “présages” ou vœux formulées en vue d’une réalisation future. Cf. p. 126, n. 2 et p. 280, n. 4.

(2) Bonne famille, etc.

(3) Cf. Roerich, The Blue Annals, p. 838 et 1091 où ce “palais” est situé dans le pays de dMyal, alors que p. 1092 il s’agit du monastère de Chos-rjon.

(4) Elle est formée de deux pierres qui symbolisent ici Moyen (masculin) et Sapience (féminin).

24 b tournant la Roue de la Loi (le prêche) selon la Lignée Maternelle 1, Roi des moulins à eau, à tes pieds je salue!»

Et je prolongeai ces paroles en les mettant au diapason d’une mélodie (un air, littér. «cheval de mélodie»).

Puis je courus encore et, dans une auberge (de pèlerins) où l’on servait de la bière, un vieillard me demanda de lui faire une prière. Je fis 2 :

«Au lama qui (comme le ciel) couvre tout sans limitations,

par le respect qui résume tout, à lui seul suffisant,

prière issue du Fonds-de-Tout 3 spontané :

puissé-je réaliser la Vacuité qui renferme tout 4!

*

Cette grande Goutte 5 du Corps que jamais rien ne détruit, inséparable de moi depuis l’éternité,

que ma Pensée-même apparaisse dans le guru, par le rite de l’évocation,

que le dieu évoqué, soit le Corps du guru et de moi-même 6!

*

Tambour religieux à mille résonances, Parole jamais arrêtée,

(1) Ma-rgyud. La transmission des tantra se fait par deux lignées, celle de la Mère (qui insiste davantage sur le côté Prajnâ, la Mère) et celle du Père (qui s’attache davantage à Upâya). La première prévaut chez les rNin-ma-pa et autres ordres anciens la seconde chez les dGe-lugs-pa. Les procédés d’évocation et d’achèvement (utpattikrama et nispannao) et les divinités évoquées diffèrent dans les deux lignées. Celle de la Mère est transmise à partir de Cakrasamvara et Hevajra (Kâlacakra), celle du Père à partir de Bhairava (Guhyasamâja). Cf. p. 121, n. 4.

(2) Les strophes sont construites en répétant, chacune, un mot essentiel que j’ai souligné : kun “tout”, sku “Corps”, gsun “Parole”, thugs “Pensée”.

(3) kun-gzi, âlaya. Dans le système des sûtra, c’est l’âlayavijnâna, sorte de réceptacle subconscient contenant les germes de tous les phénomènes. Dans le système des tantra, ce Fonds-de-Pensée équivaut Vacuité (sûnyatâ), plan nouménal ou absolu. Ici, ce Fonds-de-Pensée est qualifié de spontané (ran — » babs) qui qualifie l’état d’équanimité (cf. p. 69, n. 2). L’expression se trouve dans le Hevajratantra (R). Mais le Fonds-de-Tout englobe aussi le plan phénoménal.

(4) La sûnyatâ qui renferme à la fois Moyen (upâya) et Sapience (prajnâ).

(5) Dans les tantra, cette Goutte (thig-le = bindu ou tilaka) désigne le Corps d’un buddha, réalisé à travers la figure du lama (R.).

(6) Traduction qui ne peut pas rendre tout. L’expression ran-sems signifie à la fois la pensée du méditant et la Pensée-en-Soi. C’est d’elle et d’Elle que le méditant tire la divinité par le procédé de l’utpattikrama. La divinité émerge de la Vacuité d’abord sous forme de syllabe, puis avec tous ses attributs. Le méditant ne doit s’y fondre qu’à travers la figure de son maître auquel elle s’identifie d’abord. Bien que (kyan) cette opération soit provoquée par le procédé méditatif, l’unité des trois est au fond assurée depuis toujours (cf. fol. 27a et 38 b).

née avec 1 ma parole depuis le premier début,

que le mantra que je récite 2 soit la Parole de mon guru et de moi-même, que chaque son prononcé, quel qu’il soit, soit ce mantra et seulement lui.

Ce Dharmakâya sans action, Pensée vaste et profonde,

de ma pensée jamais séparé depuis le début,

que ma pensée soit celle de mon guru, quand elle est toute concentrée 3,

puissé-je spontanément réaliser Félicité Suprême 4!»

*

Puis, je me mis à errer de nouveau.

[page 87 de l’édition]


A partir d’ici un choix!

*** 99

J’arrivai au pays de Bya. Le préfet «Gril-nen, originaire de Bya, avait quelques docteurs en théologie (comme conseillers spirituels). Ils me dirent : Ô Kun-legs, Seigneur de la Religion! Tu ne t’habilles ni comme un moine, ni comme un illuminé (yogin errant). Cette façon que tu as de te conduire n’importe comment, de toutes les manières et d’aucune, est nuisible aux gens ordinaires qui te voient. Qu’est-ce que tu en penses?” Je fis cette réponse : Pour être moine, il faut quelqu’un qui soit en harmonie avec la discipline monastique, et c’est une chose en vérité difficile à réaliser. Ces gens 25a qui n’ont du moine que l’habit, mais qui n’observent pas les vœux, me donnent une invincible nausée et je n’en voudrais point. Quant à être un illuminé (yogin), il faut avoir réalisé (l’intuition) de Façon d’Être (gnas-lugs). Ces gens qui n’ont de cette intuition que l’apparence sont pareils à un âne revêtu d’une peau de panthère. Enfin, s’habiller en yogin alors qu’on n’en a pas en soi-même les qualités (?) 5, je n’en serais pas capable pour ma part, par pudeur. Que ma conduite soit un spectacle nuisible ou non, cela dépend de la disposition d’esprit

(1) sahaja, équivalent de l’expression « indestructible » appliquée au Corps (à la Goutte). Les deux plans sont simultanés.

(2) Ici aussi il y a kyan ‘bien que « , comme p. 86 n. 6.

(3) hrig-hrig, comparable au hrig-ge ‘clair, pur » de p. 80, n. 1.

(4) Vacuité sous son aspect d’union indissoluble de Sapience et Moyen, ce qui renvoie au début du poème (p. 86, n. 4).

(5) bsdu-zums. S’agit-il des bsdu-ba bzi (fol. 69 a, 151 b, 1581) ou quatre méthodes pour amener d’autres que soi à l’état de buddha ?

des gens. Si quelqu’un a envie d’aller en enfer, je n’ai pas besoin de lui enseigner d’imiter mes mauvaises habitudes pour qu’il les sache. Et si quelqu’un a envie de devenir buddha, il imitera le Buddha. Ma meilleure qualité, c’est de ne point avoir de mauvaise pensée ni de visées extérieures. Demeurer longtemps au même endroit, ce n’est pas se conduire comme un religieux.

[…]

***

26 a Une fois, j’eus une conversation sur la religion avec un moine.

Il dit : «De la religion et du monde, la religion n’est pas difficile, les vues du monde sont faciles.» Je fis ceci : Le monde n’est pas facile, c’est la religion qui est facile. Réciter cent fois par jour (la prière de) Târâ est assurément facile. Mais quand il faut trouver cent charges d’or, c’est bien difficile. Battre autrui est difficile, supporter d’être vaincu est facile. Méditer avec concentration de manière à rester dans un état tranquille d’équanimité, ça c’est difficile. Mais pour le reste, la religion est vraiment facile.’ Mais un serviteur dit : «Moi, je serais bien content d’être un seigneur!» À cela je fis ceci : Tu n’as sans doute encore jamais été seigneur. Si c’est un seigneur qui a la bonne fortune d’écraser les ennemis, ça ira. Mais sinon, le travail d’un seigneur n’est pas agréable. S’il est trop fort, l’arc se brisera; s’il est trop faible, il ne pourra pas tirer la flèche. Si ses lois sont sévères, tout le monde le haïra; s’il n’applique pas la loi, il n’obtiendra même pas un sac de farine pour lui-même. Pour les champs publics en friche, il doit même briser sa propre charrue 1. S’il prend (les gens) par la bonté, ils prendront de mauvaises habitudes; s’il les blâme, ils l’abandonneront, déçus. S’il leur donne des terres, ils ne paieront pas l’impôt; s’il ne leur en donne pas, ils (lui en demanderont) en lui offrant en présent jusqu’aux murs en pisé de leur oncle paternel 2. Il a beau être seigneur, il n’en est pas moins un contribuable. Tu seras bien plus heureux de rester serviteur moyen!’ Il dit : «Tu as raison.»

*

Un petit seigneur dit aussi : «Moi, je serais bien content d’être un serviteur.» Je fis ceci : Ne parle pas ainsi! Malgré les ennuis, 26 b c’est encore le seigneur qui a le meilleur lot. Si le serviteur est obéissant et dévoué, il n’aura même pas le temps de manger ce qui est dans sa bouche. En disant : « puisque tu es dévoué… », on ne lui laisse point de repos de corps, parole et esprit. S’il n’est pas dévoué et obéissant, on dira : “ne m’envoyez pas celui-là!” Dès ce moment (tout le monde) le méprisera, même les villageois. S’il est fort et brave, on l’enverra au château-fort le plus dangereux ou le plus puissant à abattre. S’il n’est pas fort et brave, il sera battu même par la femme (du seigneur). S’il possède des biens, tout le monde dira qu’il les doit au profit, et (tous), jusqu’aux voleurs, le regarderont fixement. S’il n’a pas de biens, on dira que c’est un mendiant, un affamé, et il aura cette (mauvaise) réputation chez beaucoup de gens. Ne désire donc pas être serviteur!’ — «Tu as raison», dit-il.

[…]

(1) La terre en friche étant dure, la charrue peut se casser.

(2) Toute demande devait être accompagnée d’un présent qui en est « le support » (zu-rten). Selon mon informateur, les murs en pisé désignent des maisons en ruine dont il ne reste que les murs.

*

«Eh bien», dit l’autre, «fais une chanson»! Je me mis à chanter ainsi :

‘Comme guru la Pensée-en-Soi 1; pour pratique l’Apparence-même 2 :

que tout peut se faire de soi-même, c’est ma joie, c’est ma joie, c’est ma joie!

Qu’y a-t-il de plus heureux? doucement, doucement, oh bien doux!

Le Dharma lui-même est En-Soi; le monde des dharma, Apparition-en-Soi 3.

Universel, sans rien de partiel, c’est ma joie, c’est ma joie, c’est ma joie!

*

Tous les moyens, tous les signes sont la sainte religion,

À Pensée-en-Soi mêlés, c’est ça la pratique!

Le Fruit 4 est là, pur depuis l’éternité, c’est ma joie, c’est ma joie, c’est ma joie!

[…]

*

Prières! Offrandes! Grands prêtres bon -po des dieux 1,

Au lieu de chanter seulement, veuillez aussi méditer!

Prières! Offrandes! Offrandes aux dieux dans mon corps 2!

Bénissez-moi de sorte que j’en fasse le Corps en vajra 3!

Prières! Offrandes! Offrandes aux dieux dans ma gorge,

Bénissez-moi de sorte que j’obtienne la Parole en vajra!

Prières! Offrandes à la Façon d’Être 4 de ma propre pensée 5,

Bénissez-moi de sorte que j’obtienne la Pensée en vajra!’

À ces paroles, (le donateur) se mit à éclater de rire de ce que ce chant imitait ceux qui ont reçu la bénédiction (qui parlent sous l’emprise d’un pouvoir sacramentel) 6. Il me dit : Les gens trouvent que votre conduite, Seigneur de la Religion, est vraiment dangereuse. Mais à mon avis, il n’y a guère de mal à ce que vous soyez même à l’occasion d’humeur joyeuse, du moment que vous vous abstenez de vous salir. Même dans vos chants, vous ne faites que rejeter l’orgueil (d’être un grand saint). Cette 39 a fois, faites-en un qui soit plein de face (prétention à la sainteté)!’

Pour être dans mes intentions, ça ne l’était pas, mais puisqu’il m’avait dit de le faire et qu’il n’est pas défendu d’être poète, j’entonnai ce chant :

Namo guru!

À l’âge où j’étais petit poisson, je n’ai pas été pris.

Comme grand poisson, malgré les nasses, personne ne m’a dompté.

(1) lha-bon, bonpo qui invoquent des divinités par des chants.

(2) ran-lus kyi lha-chogs. Pendant la méditation, différents dieux résident dans les différentes parties du corps (yeux, nez, etc. et aussi dans les “artères”). Ce sont diverses formes (sprul-pa) de la divinité tutélaire (yi-dam) qu’on évoque ou réalise en soi par la méditation. Chacune de ces formes donne un pouvoir sacramentel (byin-rlabs) à l’endroit du corps qu’elle occupe, ce qui renforce le bénéfice retiré de la méditation. Difficiles à réaliser, les formes de ces divinités peuvent être remplacées par des syllabes qui sont plus faciles à fixer : om sur le sinciput, â sur la gorge, hûm dans le cœur, etc. (so au nombril, ha dans le sexe). Le corps forme ainsi un mandala (lus-dkyil) comportant soixante-quatre divinités (gco — ‘khor, la divinité principale et son entourage).

(3) Indestructible corps e nouménal’ (sku, honorifique, dharmakâya, jnânakâya) se substituant au corps phénoménal ordinaire (lus).

(4) Voir p. 56, n. 3.

(5) Cf. p. 86, n. 6 (propre pensée et Pensée-en-Soi).

(6) byin-rlabs yod-pa, des gens s inspirés e par un dieu qui descend sur eux.

Mon nom, à moi, est Œil-d’Or 1 Rond.

Maintenant je vagabonde dans l’océan immense.

*

Quand, jeune, j’étais au ventre de ma mère, personne ne m’a

dompté.

Et une fois grand, nul piège ne m’opprima.

Mon nom, à moi, est Bariolé, le tigre royal.

Maintenant je vagabonde dans les forêts de santal.

*

À peine sorti de l’œuf, tout jeune, je déployai mes ailes.

Grand, aucune trappe ne m’a saisi.

Mon nom, à moi, est Aigle, Roi d’Oiseaux.

Maintenant je m’élève au plus haut du ciel.

*

[…]

Jeune, dans les ermitages, je méditais l’Unique-qui-seul-Suffit 5. Grand, errant partout, je pratiquais le Goût Uniforme.

(1) gser-mig, épithète courante du petit poisson (p. ex. dans l’épopée). Il en est de même pour les épithètes des strophes suivantes.

(5) geig-dhog, l’Absolu, la Vacuité.

Mon nom, à moi, est Yogin illuminé.

En ce moment, je suis dans l’état de l’Égalité 1.

D’abord, au rite d’évocation, je méditai (moi-même comme) Corps

[de dieu.

Ensuite, au rite d’achèvement, je fus Infinitude 2.

39 b Mon nom, Union indissoluble des deux (rites) 3.

En ce moment, je suis dans l’état qui transcende l’intellect.

*

Aux temps premiers, depuis toujours, pure de Propre Nature.

Maintenant, quand on l’expérimente, au-delà de tout intellect.

Mon nom est Contemplation ultime.

En ce moment, je suis dans l’espace abyssal sans limite.

*

D’abord en méditation fraîchement acquise, je domptai les machines 4 (du corps).

Mais lorsque, ensuite, j’y fus habitué, je rejetai toute contrainte 5.

Mon nom est Compassion sans pensée 6.

(1) mham-nid, samata = tous les phénomènes sont égaux entre eux (cf. p. 96, n. 5), mais aussi égalité ou simultanéité du plan nouménal et du plan phénoménal. La « Gnose » de l’Égalité (samatâ-jnâna) est celle de la conscience de l’identité ou de la simultanéité de samsâra et de nirvâna (Guenther, Nâropa, p. 73).

(2) mtha' (dan) bral « sans limites » est une épithète de l’espace. L’Espace métaphysique des rJogs-èhen-pa (klon) comprend Être, Nature Propre et Compassion (cf. fol. 10 b).

(3) Pour les deux méditations, utpanna-krama et nispannao, cf. p. 86, n. 6. Dans la première, on « évoque », suscite ou crée une divinité en la faisant émerger de l’Espace, puis on s’identifie à elle (bdag-bskyed), à moins qu’on ne se contente de la produire devant soi comme une personne indépendante et réelle et lui rendre un culte (mdun-bskyed). Dans la seconde, on « achève » toutes les possibilités du corps (les trois « artères » et les points essentiels, gnad ; cf. p. 69, n. 4) tout en « achevant » l’état de buddha, aboutissant ainsi à un « Corps de Vajra » ou d’arc-en-ciel qui est à la fois phénoménal et nouménal (cf. Guenther, Nâropa, p. 138–141 et Tibetan buddhism without mystification, Leiden, 1966, p. 103, texte, fol. 21), cf. aussi ci-dessus fol. 19a.

(4) Technique utilisant les « artères » et autres possibilités du corps, comme pour la Chaleur (gtum-mo) ou les techniques sexuelles. Cf. fol. 47 b, 60a et 155 b.

(5) Traduction libre, selon R., de phyal-ba. Mais cf. p. 69, n. 3.

(6) dmigs-med snin-rJe, compassion qui ne s’attache pas à un être en particulier, mais représente un état. Elle est identique à la ston snin-rje (cf. p. 167, n. 2), Vacuité-cum-Compassion, conçue comme prajnâ (féminin) et upâya (masculin), en tibétain Père et Mère (Hadano Hakuyu, Mikkyôja toshite no Atisa, in Shûkyôkenkyû, vol. 23, 1, NO 160, 1959, p. 152). Cf. P. Demiéville, La Yogâcârabhumi, in BEFEO XLIV, 2, 1959, p. 424: le yogâcâra cultive Bienveillance et Compassion « en les concevant comme “vides” ; il sera sans attachement, mais aussi sans détachement ». A mon humble avis, cette façon canonique de s’exprimer ne suggère pas bien de quoi il s’agit. De même, la façon dont les auteurs européens caractérisent en général le bodhisattva me semble insuffisante. On dit toujours que c’est un buddha en puissance qui renonce à cet état par Compassion pour les êtres, pour œuvrer à leur salut dans le monde, et on insiste sur le côté moral de Bonté et d’abnégation. Mais je crois qu’il faut dire au lecteur que ce concept comprend un aspect métaphysique bien plus important, du moins chez les Tibétains. La Compassion, aspect Père, est l’upâya, le moyen d’action dans le monde phénoménal. Elle reste inséparable de Vacuité, aspect Mère, qui est prajnâ et correspond au plan nouménal. L’idéal du bodhisattva est ainsi à la base des vues du Vajrayâna sur l’unicité ou la simultanéité des deux plans, de samsâra et de nirvâna. D’où les techniques et les théories qui, loin d’écarter le monde des phénomènes (y compris les passions), le trouve nécessaire (cf. fol. 49a). D’où aussi, je pense, l’acception nouvelle de bodhicitta (qui caractérise le bodhisattva) : « sperme » (cf. p. 166, n. 1). Cet aspect philosophique de la Compassion (Pensée-de-Bodhi) a été bien souligné par Guenther (Tibetan Buddhism without mystification, Leiden, 1966, texte tibétain, p. 31, traduction, p. 110, n. 1). Il y a deux Pensées-de-Bodhi : l’une, ordinaire, qui est la résolution d’œuvrer dans le monde pour sauver les autres ; l’autre, la meilleure, qui est la réalisation de la non-réalité des choses (la Vacuité) avec l’implication de leur « existence apparitionnelle ». C’est en cela que réside le passage du Hinayâna au Mahâyâna (ibid., p. 112, n. 1).

(1) bya-bral désigne aussi l’ascète.



En ce moment, je suis dans l’état originel.

*

Dans ma jeunesse, je soignais ma conduite.

À l’âge adulte, je fais ce que je veux.

Mon nom est Délivré d’Action 1.

En ce moment il n’y a plus de «Ferai ceci».

*

Dans les années de ma jeunesse, je fus enfant chéri.

Quand j’eus grandi, je fus chassé de mon pays.

Mon nom est Roi de Longue Vie.

En ce moment je suis un pirate dans les royaumes.»

*

Ayant chanté ainsi, (le bienfaiteur) s’en alla content.

***

Ensuite, pendant de longues années, j’allais dans une infinité de pays. De ma bouche, j’entonnais des chants, de mes pieds je dansais et sautais et de mes mains je formais des gestes de danse. Usant ainsi de tous les moyens possibles et imaginables de remplir mon ventre, je trouvais de quoi manger et de me vêtir suffisamment. Quelqu’un me dit alors : «Vous aimez prendre les riches en pitié, et les lamas aussi. Faites donc un (chant) qui exalte aussi et prenne en pitié les gens affamés! Ils sont aussi dignes de pitié.»

[…]

[p.132]

La «Pensée au repos» est pure comme le cercle du ciel, et pourtant : miséricorde sans limite s’amoncelle en nuages.

*

L’«État de lumière» 2 est chaud comme rayons de soleil, et pourtant :

les causes s’enchaînant en présages 3 tombent si -li-li en pluie douce.

*

L’existence pour soi apaisée, telle un jardin de lotus, et pourtant : L’existence pour autrui 4, claire et profonde, tel un chant qui résonne.

*

L’amour d’autrui plus que de moi est né, et pourtant :

45 b La compréhension 5 en moi-même devient ainsi manifeste.

*

En dehors agréable par une conduite d’auditeur 6, et pourtant : En dedans je tiens ferme le vajra des mantra secrets.

*

Ma conduite est conforme à ce que tout le monde fait, et pourtant : en moi-même, j’ai abandonné toute action 7.

J’ai rejeté tout entier les péchés de corps, parole et pensée 8, et pourtant :

pour faire du bien à autrui, j’agis n’importe comment.

*

Ab aeternitate, le Fruit 9 est et reste manifeste, et pourtant :

on enlève fautes et péchés comme la poussière sur les yeux.

*

En moi il n’y a plus personne qui bénit ni personne à bénir, et pourtant :

la bénédiction 1 se fait pour l’Espace sans limites du Dharma.»

(1) L’équanimité (mnam-gzag). Miséricorde ou Compassion est propre au bodhisattva : elle pousse à l’action dans les phénomènes. Mais cette « activité » (upâya) va de pair avec une pensée jamais ébranlée et « pure » comme l’espace (prajnâ ou Vacuité) ; cf. p. 118, n. 6.

(2) Quatrième des six doctrines ou pratiques de Nâropa (cf. p. 58, n. 6). Mais ici sans doute simplement un état de la méditation sans but ni objet, qui est conscience pure.

(3) rten-brel. Toujours la même notion de simultanéité paradoxale du nouménal et du phénoménal. Cf. p. 85, n. 1.

(4) Ran-don est gzan-don (parârtha) s’opposent aussi (et coexistent) comme Réalité (Absolu) et Phénomènes (cf. Guenther, Nâropa, p. 122). Ran-don est construit comme ran-sems (Pensée-en-Soi), etc.

(5) Illumination, saisie directe (rtogs-pa).

(6) srâvaka, fidèle du hînayâna.

(7) Allusion à bya-bral, « libéré d’action », l’ascète.

(8) Littér. « des trois portes » (sgo-gsum).

(9) Cf. p. 65, n. 2. Le fruit, à savoir l’état de buddha, est là depuis toujours, mais tout se passe (dans la durée du monde phénoménal) comme si on ne l’obtenait qu’après avoir éliminé les péchés qui tiennent l’homme dans l’égarement.

(1) Vœu agissant (parinâma) qui provoque le résultat désiré par le transfert à autrui des mérites karmiques acquis par celui qui le prononce.

***

[…]

[p.134]

[…] Ceux-là n’ont pas eu une excellente idée. Mais il y en a d’autres qui ne sont pas de la sorte. Ce sont les ermites qui, à la limite 46a des rochers et des glaciers, où n’errent que cerfs et hémiones, se nourrissent de n’importe quelle nourriture possible et pratiquent n’importe quelle posture (de yoga) nécessaire sur un petit siège de bois de tamaris. De cette manière, examinant leurs pensées pour mettre en évidence (toute faute), prenant à cœur tous les êtres vivants, aussi innombrables que l’étendue du ciel, et méditant leur lama aimé 1 comme l’essence même de tous les buddha, ceux-là lui adressent leur prière du fond du cœur et sans artifice 2, s’en tiennent à la Tathatâ au-delà de toute pensée discursive 4, qui n’est rien d’autre que la Nature-même 5 de ce lama, et profèrent ainsi une prière pure et parfaite et un vœu agissant qui provoque la bénédiction. C’est cela le véritable principe essentiel de la Religion.»

(1) Traduction insuffisante. Drin-che-ba « de grande bonté » (grâce), appliqué au lama, implique que le disciple qui en a reçu les bienfaits lui voue en retour un sentiment de reconnaissance et d’amour. L’adjectif en question s’applique généralement aux parents.

(2) ma -bcos, spontané, naturel.

(3) Ainsité, quiddité.

(4) Littér. « exempt de toute activité s (spros brai, nisprapanca).

(5) Ran-bzin, svabhâva. La traduction de cette incidente reste douteuse.

[…]

Une autre fois, un yogin dit : «Des gens qui ont produit en eux une méditation 1 pure et simple, quelle pratique auront-ils maintenant et plus tard?» Les autres prirent un air entendu, mais moi je fis ceci : Ne divisons pas en morceaux ou par deux les incarnations respectives des buddha ou des bodhisattva 2! Pour le reste, un homme en la pensée de qui la compréhension (spontanée) s’est produite, n’attache (que) peu d’importance à quoi que ce soit; par conséquent, il n’attache pas (non plus) d’importance aux huit dharma du monde 3. Il respecte tout le monde et ne fait pas de grande différence entre ennemis et amis. Où qu’il demeure, (son hôte) est son ami intime; où qu’il aille, il n’a guère ni attachement ni crainte; ami avec tout le monde, il s’adapte à qui que ce soit, mais ne se soumet au pouvoir de personne; sans renoncer aux signes extérieurs de ce monde 4, il n’y attache pas une importance capitale; tout ce qui arrive, quoi que ce soit, il ne le considère que comme des phénomènes, pareils à la neige qui tomberait sur des pierres chaudes, en se disant qu’ils ne font qu’apparaître dans le jeu du Dharma-en-Soi (dharmatâ) 5; plus économe qu’un pauvre, même pour la moindre aiguille, il amasse les objets utiles plus qu’un riche; jaloux, d’un œil jaune, plus qu’un étalon, personne ne le dépasse en absence d’envie proprement dite; en paroles plus doux qu’un chat, en son cœur plus noir que charbon; faisant des discours religieux pareils au grondement de mille tonnerres, en son for intérieur il n’a pas de quoi se concentrer sur un seul sujet (de méditation); prêchant la religion aux autres, il ne la pratique même pas lui-même; disant aux gens qu’il faut faire ceci ou cela, il commet en même temps lui-même les actions les plus 47 a mauvaises. À tous ceux qui disent : “D’abord j’ai fait ceci”, à ceux-là la compréhension (spontanée de la méditation) proprement dite ne convient pas. Comment auraient-ils cette expérience spirituelle? Je ne pense pas qu’ils aient seulement une intelligence authentique 6.”

(1) thugs-dam (forme honorifique de yi-dam), non pas — comme souvent — la divinité tutélaire de chacun (istadevata), objet de culte et de vénération (parfois même un temple), mais l’objet de la méditation (bodhi, sûnyata, etc.) et la qualité même de cette méditation.

(2) Traduction douteuse. Pour R., “diviser (ou éparpiller) par morceaux” (lhus mi-thins) signifierait quelque chose comme « on ne sait pas trop bien ».

(3) Cf. p. 52, n. 3.

(4) Littér. « les choses ou affaires composées » (“dus -byas kyi chos), à savoir salutations, offrandes et autres comportements (R).

(5) Phrase qui joue sur l’opposition chos-can (dharmin), « les phénomènes » et (dharmatâ), « l’Absolu ».

(6) Malgré l’expression “un homme “, au début, et malgré l’absence de pronom personnel, “Brug-pa Kun-legs parle sans doute ironiquement de lui-même.

***

[…]

[p.145]

Alors je fis : «Eh bien, je ferai aussi un sauf-conduit pour mes élèves», et je donnai le message suivant à tous ceux qui sont en tête pour la diffusion de la religion et la pureté de la vertu.

Om! ordre de notre vénérable Dame Târâ; À! intention de Pensée non-produite; Hum! dict de (Vacuité) 6 sans arrêt comprenant tout et couvrant tout; ! lettre du moine marié qui pérégrine sans but dans les royaumes, le Fou de Brug.

Message adressé à tous ceux qui sont établis depuis le Ti-se (Kailâsa), lieu-saint du grand arhat Angaja, et La-phyi, palais des Cinq Sœurs de Longue Vie, jusqu’à Câ-ri, lieu-saint où (la déesse) furieuse Tête-de-Truie soumet en esclavage les huit espèces de démons : patrons bienfaiteurs, (propriétaires) de grandes terres et de petites terres, à moi attachés, intendants chargés des affaires, chefs de châteaux-forts, préfets, nobles puissants, seigneurs 52a laïcs, contribuables supportant leur misère, combattants à l’arc et à la lame, éclaireurs des confins, messagers, gardiens de gués et de bacs, pirates itinérants, marchands sans prix (fixés)

(6) Ou Pensée, car les deux épithètes anutpnda et anirodha s’appliquent aux deux (cf. fol. 7a).

qui contournent les lois, pêcheurs et chasseurs qui, pour une mesure de grains même pas pleine se vouent à l’enfer Avîci, ainsi que tous les autres qui prétendent faussement négliger leur propre intérêt pour vivre aux dépens des intérêts d’autrui : villages dépendant du clergé et villages laïcs, Tibétains et nomades éleveurs 1, foule du peuple de laïcs et de moines!

Mes élèves ne sont ni laïcs ni moines; ils fondent des familles de moines mariés dans des monastères grands et petits, établissements de passions et de haines; ils guettent la nourriture sur les grandes routes; ils attentent à la vie dans les cimetières; ils élèvent des mendiantes en feignant la pitié; ils font des enfants naturels par négligence; ils considèrent comme un acte religieux d’avoir tué quelqu’un; ils colportent le mensonge en guise de marchandise; ils se coiffent du chapeau de méditation pour remplir leur ventre, bien qu’ils ne soient nullement de l’ordre des ‘Brug-pa ; ils adoptent la posture des yeux écarquillés (comme en méditation) 2 bien qu’ils n’aient nullement atteint l’équanimité; ils donnent des explications sur les sûtra et les tantra bien qu’ils ne sachent pas lire le moindre mot; ils donnent des initiations à d’autres bien qu’ils n’aient eux-mêmes aucun pouvoir sacramentel; négligeant pratique et rituel, ils expliquent à autrui l’expérience méditative sans avoir eux-mêmes médité; disant que tout est vide 3, ils jettent un phat (méprisant) sur (le principe) de cause et de fruit; portant dans la bouche la compassion (réalisée dans la méditation) sans (objet de) pensée 4, ils ne pensent en rien à la vie des êtres vivants; ils sont engagés dans les œuvres du monde tout en empruntant extérieurement l’aspect d’un religieux; ils mendient les (produits) blancs en été et la (bière) aigre 5 en hiver; sous prétexte des (enseignements rnni-ma-pa) sur la relaxation dans la spontanéité et le naturel, ils expliquent la pensée des tantra à 52 b l’envers; ils sont allés sans but dans les divers royaumes pour s’adonner à des pratiques qui n’ont aucun rapport avec celle (de la méditation perpétuelle) de jour et de nuit 6. (Si vous en rencontrez), veillez à ce qu’ils trouvent un gîte à l’étape, donnez-leur tout de suite un peu de tsampa à la porte, laissez-les passer partout où ils passent à gué; s’ils sont capables de demeurer dans

(1) Bod ‘brog ; sur cette curieuse classification qui exclut du nom « Tibet » (Bod) les grandes étendues “sauvages” (‘brog, « désertes ») où vivent les Tibétains nomades avec leurs troupeaux, cf. R. A. Stein, La Civilisation tibétaine, p. 83.

(2) Cf. p. 97, n. 4.

(3) Ston-pa yin, et non pas Vacuité (ston-pa-nid), cf. p. 138, n. 2.

(4) Cf. p. 118, n. 6.

(5) Les “blancs” sont le lait, le beurre, etc. Pour l’aigre, cf. p. 95, n. 2.

(6) Littér. « des quatre moments de la journée ».

un ermitage, ne les y dérangez pas Que ceux d’entre vous qui sont pleins de miséricorde leur donnent à manger; que ceux de vous qui sont pleins de distinction ne se confient pas (à eux); que les nonnes, aussi bien celles qui ont élevé leur bébé que celles qui l’ont tué 1, ne soient pas chassées! Par ailleurs, ne fréquentez pas tous ceux dont vous ne savez pas qui a trompé qui, et laissez-les aller où ils voudront!’ La lettre (de sauf-conduit) fut envoyée 2. (Et encore) :

(1) Avec un jeu de mots : gso-ba « élever », gsod-pa « tuer ».

(2) 11 va de soi qu’elle est écrite sur un ton ironique et comme parodie du sauf-conduit « sérieux » du Fou de gCan dont chaque phrase est reprise et contrefaite en plaisanterie.

[…]

[p.168]

***

Un jour, en route pour Cel-gron 1, le peuple me demanda un lien religieux 2. Je fis ceci : C’est une chose difficile et importante que de créer un lien religieux. Quand on a fait en sorte d’être soi-même sans défaut, on doit prêcher aux gens. Mais si je prêchais la religion, moi qui ai une femme et un enfant, le Buddha en aurait honte. Des gens comme le traducteur Mar-pas étaient (le dieu) Hevajra en personne, et ses fils étaient en réalité des créations illusoires : comment auraient-ils été les fruits d’une émission de “jasmin” 1. Aussi, où voyez-vous de nos jours des gens qui se diraient descendants des fils de Mar-pa et qui, affichant leur notoriété, se battraient entre eux? Pour prêcher la religion, il faut ou quelqu’un qui soit lui-même absolument sans faute ou bien quelqu’un qui, sans pudeur, couvre de ses mains ses propres 61b fautes tout en cherchant de l’index les fautes dans le nez des autres. Comme je ne suis ni l’un ni l’autre, je ne prêcherai pas la religion. Écoutez plutôt l’histoire que je vais vous raconter!’ Là-dessus quelques docteurs en théologie s’étaient joints aux autres.

‘Quand je fus arrivé au (monastère de) Srin-po ri 1 je trouvai les trois Dharma parfaits devant la statue du (dieu) Samvara. «Que faites-vous ici?» leur demandai-je. «Nous sommes ici», dirent-ils, parce que, nous, trois frères, nous ne trouvons nulle part de demeure; nous nous sommes établis près (du dieu) Cakrasamvara.’ Je demandai : «quels sont vos noms, ô trois frères?» Ils répondirent : le frère aîné s’appelle Équilibre non-créé (de pensée, samatâ), ce qui est l’un des (trente-sept) acquis qu’on distingue dans la bodhi; le second s’appelle Livre-d’apprentissage-de-la-conduite-de-la-bodhi; et le cadet s’appelle Les-dix-actions-religieuses.’ «Eh bien» fis-je, «comment se fait-il que vous ne trouvez pas de demeure ailleurs, dans un pays plus remarquable?» — «Grand frère, là-bas, est si large et si profond qu’il n’y a pas de place pour lui dans l’esprit des religieux de nos jours; le second ne trouve pas d’endroit où passions et Pensée-de-bodhi demeurent ensemble; quant à moi, je n’ai pas trouvé de domicile parce que je ne suis pas du même esprit que les gens qui disent des sottises», me dit (le cadet). — «Eh bien», dis-je, «si je vous offrais une demeure?» — Ils répondirent : même vous, Seigneur de la religion, vous vous donneriez beaucoup de peine et, sans trouver aucune joie, vous seriez sans doute bien fatigué à courir nulle part et partout (à neuf endroits différents)!’

(1) Village au Sud-ouest de Lhasa (R).

(2) chos — ‘brel, cas particulier d’un s lien karmique a (las —'brel, ex. fol. 49a). Le fidèle cherche à établir un tel lien avec un lama en lui demandant « de la religion » (chos fus). Si le lama accepte, il doit prêcher la religion à ce fidèle.

(3) Chos — kyi blo-gros (1012-1096), le maître de Mi-la ras-pa (bka' — brgyud-pa). Il avait huit femmes et un fils.

(4) kunda (ainsi dans le texte), le sperme en « langage intentionnel » (cf. p. 94, n. 4 et p. 391). Mais le Hevajratantra a kunduru, « oliban ». L’auteur plaisante un peu en faisant allusion à l’interdiction d’éjaculer (cf. p. 166, n. 1). Si ces maîtres avaient maîtrisé la technique sexuelle, ils n’auraient pas dû avoir d’enfants. Supposons donc que ceux-ci ne furent que des illusions (sprul-pa).

(1) « Montagne des demons ». Peut-être une plaisanterie s’attache-t elle à ce récit. Selon Ft., le monastère serait situé près de Chu-bo-ri et aurait été fondé par Kha-che pan-chen Çàkya-Sri (1127-1225) qui aurait aussi offert la très grande statue (cf. Roerich, The Blue Annals, p. 1069).

[…]

***

[p.172]

Il y eut une fois un lama qui, (jouant le rôle de) «héros» (danseur-athlète dans les danses masquées), (se distingua par) un chant religieux très beau. Profitant de cette circonstance, j’entonnai ce chant religieux de danse, en imitant la forme, mais avec des paroles différentes :

‘Tant que je tiens à sortir (du samsâra) et n’ai pas le temps (de m’y attacher),

je ne tiens pas aux pieuses pratiques du dehors? peu importe, 63 b pourvu que je tienne à une pure conduite.

*

Tant que je tiens à la pensée de faire du bien à autrui,

je ne tiens pas à l’attachement à moi-même? peu importe,

pourvu que je tienne à la Pensée-de-Bodhi!

*

Tant que je tiens à la méditation d’évocation et d’achèvement,

je ne tiens pas aux statues des dieux? peu importe,

pourvu que je tienne à la vertu de l’équanimité!

Une posture grimaçante à droite : le Corps d’un dieu,

un pas de danse à gauche : la Lumière claire,

ainsi je connais Grande Félicité égale, Espace abyssal,

ainsi je connais Nature spontanée, celle qui se meut d’elle-même 1.

*

Tant que je tiens à un lama, vrai, authentique,

je ne tiens pas aux faux qui vous trompent? peu importe,

pourvu que je tienne à une vénération sans limites!

Tant que je tiens à des disciples dignes de ce nom,

je ne tiens pas aux enflés dehors et vides en dedans? peu importe,

pourvu que je tienne à ceux qui font tout ce que le lama dit!

(1) Dans les deux techniques successives de la méditation (utpattikrama et nispannao.) qui doivent accompagner la danse masquée (mais se pratiquent aussi sans danse, bien entendu), la première étape (« évocation ») aboutit d’abord à identifier son corps avec le corps de la divinité méditée ; on devient Corps d’un dieu (lha-sku). Et l’auteur joue ici sur une autre acception de ce terme, « statue d’une divinité ». Dans la seconde étape (« achèvement »), ce corps d’un dieu devient un « corps illusoire » (sgyu-lus), analogue au corps « astral » des théosophes, un corps éthéré et invisible qu’on garde ensemble avec son corps « reel » (ordinaire) à moins qu’on ne quitte ce dernier (p. ex. à la mort). Parallèlement à cette création d’un corps nouveau (qui reste un corps), la Pensée qui y correspond est « Lumière Claire » (‘od-gsal), ces deux techniques faisant partie des « Six enseignements » de Nâropa (cf. p. 58, n. 6). Dans les tantras « pères » on insiste surtout sur Méthode (masculin, upâya) et « corps illusoire ». Dans les tantra « mères » sur Sapience (féminin, prajnâ) et « lumière Claire » (cf. p. 86, n. 1). Mais le système est le même. L’union indissoluble des deux principes fait l’état de Buddha (Vajradhara), Grande Félicité, « Espace abyssal ».



Tant que je tiens à l’enseignement qui se suffit à lui seul,

je ne tiens pas à l’engouement pour de petites doctrines? peu importe,

pourvu que je tienne à la sainte religion du Buddha!

Une posture grimaçante à droite : le Corps d’un dieu,

un pas de danse à gauche : la Lumière claire,

ainsi je connais Grande Félicité égale, Espace abyssal,

ainsi je connais Nature spontanée, celle qui se meut d’elle-même.

*

Tant que je tiens au monastère solitaire des montagnes,

je ne tiens pas aux petits monastères des villages? Peu importe,

pourvu que je tienne à la calme solitude 1 de ma Pensée-en-Soi!

*

Tant que je tiens à la contemplation sans limites,

je ne tiens pas aux vues partiales? Peu importe,

pourvu que je tienne à la grande (vue) qui transcende l’intellect!

Une posture grimaçante à droite : le Corps d’un dieu,

un pas de danse à gauche : la Lumière claire,

ainsi je connais Grande Félicité égale, Espace abyssal,

ainsi je connais Nature spontanée, celle qui se meut d’elle-même.

Tant que je tiens à la méditation depuis toujours continue, 64 a je ne tiens pas à l’intelligence des objets mentaux? Peu [importe, pourvu que je tienne à la méditation éternelle transcendant [l’intellect!

*

Tant que je tiens à la production spontanée qui se meut d’elle-même,

je ne tiens pas aux jeux plaisantins d’artifices? Peu importe, pourvu que je tienne à vaincre tous les défauts.

*

Tant que je tiens au fruit des Trois Corps 2,

je ne tiens pas à l’espoir d’une évocation' du moment? Peu importe,

pourvu que je tienne à l’état de buddha achevé!

Une posture grimaçante à droite : le Corps d’un dieu,

(1) Cf. p. 210, n. 8.

(2) L’état de buddha, simultanéité des trois « corps » (dharmakâya, etc.).

(3) sâdhana, réalisation en méditation.

un pas de danse à gauche : la Lumière claire,

ainsi je connais Grande Félicité égale, Espace abyssal,

ainsi je connais Nature spontanée, celle qui se meut d’elle-même.

***

Une fois, certaines personnes me dirent : «Vous tous, de l’ordre des “Brug-pa, vous êtes vraiment très occupés à faire vivre femme et enfants.» À cela je remarquai ceci : Sa précieuse (incarnation), le Neveu (chef des ‘Brug-pa) est obligé de s’occuper des grands sièges (monastiques), ‘Brug et Ra-lun en tête; et en particulier, de crainte que la lignée des siddha ne s’interrompe, il n’a pas d’autre choix que de faire des enfants, et cela dans l’intérêt même des êtres vivants. C’est de cela qu’il s’agit quand il est dit (dans l’Abhisamayâlankara) : Dans l’intérêt des êtres (le bodhisattva) cherchera une matrice (pour naître sur terre).’ Nous autres, nous n’avons pas l’espoir de nous occuper de grands sièges (monastiques) et de terres, et nous n’avons pas non plus la charge de la religion et (du bien) des êtres. Nous ne sommes pas obligés de payer des taxes au seigneur et nous pouvons faire ce que bon nous semble. Aussi, pour prendre l’exemple du jeune cerf qui, par sa puissance de mâle, brame comme s’il était un yak sauvage, il nous arrive évidemment d’avoir des enfants naturels, de par notre puissance…! Et une fois que nous les avons faits, nous aurions honte devant les gens si nous ne nous donnions pas la peine de les élever. D’ailleurs, même pour faire vivre femme et enfants, il faut vraiment avoir au complet les cinq (vertus, pâramitâ), charité, etc. Et par-dessus le marché, il y faut même (la sixième), la Sapience. D’abord, (1) (pour faire des charités), il faut bien qu’on jouisse de richesses, celles-ci étant (à leur tour) le fruit de la charité (faite dans une vie antérieure). (2) Pour ne pas trahir la promesse faite à son épouse, on ne vole pas la femme d’un autre, on ne boit pas 64b de bière, etc. : on doit donc avoir une conduite pure. (3) Il faut aussi avoir une ferme patience pour ne pas se mettre en colère quels que soient les désirs que femme et enfants aient pu manifester. (4) Il faut aussi la concentration pour ne penser à rien d’autre qu’à femme et enfants. (5) Et enfin il faut aussi la sapience de savoir qu’il y aura tel avantage ou dommage (pour la famille) si on faisait ceci ou cela 1! À bien réfléchir, il est vraiment fort difficile de faire vivre femme et enfants!

  1. Entre nos 3 et 4, il manque ‘effort s (vîrya). Cf. p. 202, n. 1.

[…]

[p.191]

Et encore :

Si l’on pense qu’on mourra ce jour même, on ne saurait plus être distrait par des actions de ce monde.

Si l’on se rappelle toujours la misère des êtres vivants, comment serait-on encore auditeur ou buddha-pour-soi?

Si cette pensée constante continue en un flot permanent, saurait-on [encore courir après l’illusion d’un rêve?

Si toute activité est rejetée par l’intellect, on ne saurait plus former même une seule action (de ce monde).

Si l’on est délivré de tout concept et désir, comment y aurait-il encore péché contre la religion?»

[…]







[p.199]

Ayant ainsi parlé, ils me dirent : Et maintenant fais-nous un (chant) sur un “cheval” (un air) de Kon-po ayant pour sujet l’effort continu!’ Sur quoi je fis ceci :

Aho nog-khyan !

J’ai rencontré le Buddha, le lama parfait :

73 b à moi, respect sans limites!

Que sa Pensée 2 et la mienne 3 se mélangent, c’est ça que j’aime,

de savoir qu’il est en ma propre pensée 3, c’est ça qui me rend heureux.

*

D’abord je demande la « délivrance » 4 du Grand Véhicule :

à moi, triple robe pure du moine 5!

Revêtir cette robe brune, c’est ça que j’aime,

être chaste et discipliné, c’est ça qui me rend heureux.

*

Ensuite j’arrive à produire la pensée — (de — Bodhi) 6 du Grand Véhicule :

à moi, amour du prochain plus grand que de moi!

Faire ce qui est bon pour autrui, c’est ça que j’aime,

faire cesser tout désir pour moi-même, c’est ça qui me rend heureux.

*

Enfin je demande les quatre consécrations qui font mûrir 7 :

à moi, Évocation-Achèvement, voie de libération!

(2) Cf. p. 193, n. 3.

(3) Ou qu’elle (sa Pensée) est la Pensée-en-Soi (rah-sems), avec l’ambiguïté habituelle.

(4) Cf. p. 130, n. 2.

(5) Cf. p. 54, n. 4.

(6) Cittotpâda.

(7) Cf. p. 130, n. 7. “Consécration” (ou initiation) porte l’épithète “qui fait mûrir” (smin-byed). Les quatre servent de préparation (snon — ‘gro) à l’acte principal (nos -gzi) qui est la méditation (R), ici utpattikrama et nispanna. (cf. p. 118, n. 3).

Recevoir les consécrations en ma pensée, c’est ça que j’aime, achever (l’état de buddha) en une seule séance 1, c’est ça qui me rend heureux.

*

J’ai la contemplation sans limites de Façon d’être :

à moi, méditation sans (objet) de pensée 2

Agir ainsi sans limitation, c’est ça que j’aime,

obtenir les Trois Corps 3 comme fruit, c’est ça qui me rend heureux.

*

Sachant que le meilleur des vœux 4 est celui ab aeternitate gardé :

à moi, vœu dont l’observation est sans réalité!

Quand rien n’est à observer, c’est ça que j’aime,

quand il n’y a plus ni péché, ni faute, c’est ça qui me rend heureux.

*

Ma pratique à moi, ce sont les pâramitâ 5 :

à moi, absence de concepts conscients!

Achever la pâramitâ de Sapience, c’est ça que j’aime,

n’avoir plus de vœux agissants, c’est ça qui me rend heureux.

*

Ma patrie est partout et nulle part dans les royaumes :

à moi, pensée qui rejette le monde!

désirer peu et se contenter, c’est ça que j’aime,

va bene quoiqu’il arrive, c’est ça qui me rend heureux.

*

Ma maison paternelle est la hutte, juste assez grande pour moi :

à moi, attitudes du corps et regard de la méditation!

Se dompter en corps, parole et esprit, c’est ça que j’aime, 74 a

poursuivre la seule Connaissance, c’est ça qui me rend heureux.

*

Pour robe unique je revêts la robe de coton :

à moi, chaleur de Félicité de Candalî 6

(1) Littér. ‘en une seule fois, sans quitter le tapis (de méditation)’, une fois pour toutes, en une seule vie.

(2) Sans rien prendre pour réel, pas même la Vacuité, sans s’attacher à la réalité d’aucun objet de pensée.

(3) Cf. p. 48, n. 1.

(4) Du tantrisme, samaya, mot qui implique l’acception “lien sacramentel, état de grâce”.

(5) Cf. p. 175, n. 1.

(6) glum-mo, “violente”, équivaut à skr. candali, femme de basse caste. C’est une déesse et aussi une “artère”. Mais le mot désigne surtout une technique psychophysiologique (cf. p. 56, n. 2). Avec la “lumière Claire”, elle fait partie des Six Enseignements de Nâropa (cf. p. 59). La chaleur est telle qu’une robe de coton suffit même dans la neige.



Amasser ce feu de Gnose, c’est ça que j’aime,

demeurer en la claire Lumière, c’est ça qui me rend heureux.

*

Pour nourriture, je prends celle qu’on offre aux dieux 1. :

à moi, nourriture de la concentration dhyâna!

Être libre de toute nourriture de péché, c’est ça que j’aime,

faire effort, réussir : désormais inutile, c’est ça qui me rend heureux.

*

Pour activité, je choisis de faire ce qui me passe par la tête :

à moi, actions, quelles que vous soyez!

Quand on n’a plus besoin de se croire beaucoup, c’est ça que j’aime,

quand tout ce qui arrive vous convient, c’est ça qui me rend heureux.

*

Mes amis sont les (lamas) supérieurs qui pratiquent la religion :

à moi, affectueuse amitié et lien sacramentel 2!

Être libre de mauvais amis, c’est ça que j’aime,

renoncer aux amis pécheurs, c’est ça qui me rend heureux.

Au-dessus des phénomènes, j’évolue en une danse :

à moi, Connaissance-en-Soi spontanée en elle-même!

Ne croire l’existence éternelle ou finie 3, c’est ça que j’aime,

lâcher, sans rien prendre pour réalité 4, c’est ça qui me rend

heureux.’

Une autre fois, le Précieux (Incarné), «Neveu» de Ra-lun daigna laisser tomber ces paroles sur moi Il conviendrait que vous occupiez ce lieu, (le monastère) BHD-chen-sbug du Sud 16.” Je répondis : «Cela m’est impossible puisqu’il n’y a aucune apparence que je vivrai toujours au pays des Mon.» — Qu’as-tu

(1) gon-ma « supérieurs ». Selon R., il s’agit de Khams gon-ma « le monde supérieur » des formes (rûpadâtu), « le monde inférieur » (Khams « og-ma) étant le monde des désirs (kâmadhâtu).

(2) samaya.

(3) Les deux opinions extrêmes, cf. p. 172, n. 1.

(4) Ou sans s’attacher à rien (» jin-med).

(5) Peut-être le monastère bDe-chen des ‘Brug-pa, au Sud du gCan-po, près de son confluent avec le sKyid-chu. C’est sans doute de ce monastère qu’un des disciples de “Brug-pa Kun-legs tire son nom : le Seigneur de la religion (chos-rje) ou “tantriste” (shags — ‘chan) bDe-sbug (ou : phug) — pa, nomade (» brog-pa) qui connaissait les chants de Kni-po (Œuvres, Ga, 63b-64a). Mais Mon désigne souvent le Bhutan.

besoin d’y vivre toujours?”, me dit-il, «choisis un homme qui ait suffisamment de vertus, et toi-même, tu viendrais de temps en temps!» Voici ce qui me vint à l’esprit (à ce propos) et ce que je lui dis : Un homme qui ait des vertus? Veuillez le chercher 74 b vous-même, Seigneur! Un homme plein de vertus doit être un assemblage de contraires analogue au fameux «canal d’irrigation sur la crête d’une colline de sable» dont parle gCan-pa rGya-ras-pa. En particulier, pour diriger un monastère et pour gouverner des moines et des élèves, il faut quelqu’un qui soit capable de ramasser par avarice jusqu’à une aiguille ou un fil, tout en ayant une générosité 1 qui ne désire rien. Il faut quelqu’un qui ait assez de conduite morale 1 pour renoncer au bien d’autrui comme à un poison, tout en ayant assez de courage et de persévérance 1 pour ne sentir que sa propre odeur et non celle des autres 2. Il faut quelqu’un qui ait assez de patience 1 pour supporter même d’être battu par une nonne, tout en ayant assez de concentration méditative 1 pour renoncer à la duplicité qui consiste à penser : toi, tu verras plus tard! Et il faut quelqu’un qui ait assez de Sapience 1 pour comprendre tout, religion comme affaires mondaines, présent et futur. Il faut quelqu’un qui s’entende à présent même avec ses enfants et qui, cependant, n’ait pas peur d’affronter même le Dieu de la Mort une fois qu’il sera en détresse (sans secours). Il faut quelqu’un qui plaise aux gens en peinant pour gagner son manger et couvert, tout en ayant le cœur assez large pour être content quand on ne les lui donne pas. Il faut quelqu’un à la fois entreprenant et posé, affairé et soigneux. Il faut quelqu’un qui soit plus doux qu’un chat en paroles, tout en étant, dans son for intérieur, plus difficile à tordre que le cou d’un vieux yak. Il faut quelqu’un qui analyse et examine tout ce que les gens lui soufflent à l’oreille, tout en n’écoutant les paroles de personne, en faisant la part du bien et du mal, de face et de dos. Il faut quelqu’un qui ne tombe pas dans la partialité, tout en ne rompant pas les liens avec ses parents et proches. Il faut quelqu’un qui ne se fie pas à un maître trompeur, tout en obéissant aux ordres d’un lama authentique. Il faut quelqu’un qui tienne à tout moment bonne table parce qu’il doit rendre la pareille pour avoir été invité, tout en s’abstenant de l’enchaînement des causes 75a et effets parce qu’il sait que les péchés de mauvaises actions sont la cause d’une naissance future dans une des voies mauvaises (de réincarnation). Il faut quelqu’un qui ait une conduite vertueuse

(1) Ces phrases utilisent la série des six pâramitâ (dâna, sîla, ksânti, virya, prajnâ). Cf. p. 175, n. 1.

(2) Ne pas se fier aux autres pour réussir, ne compter que sur soi-même.

sans que les gens s’aperçoivent qu’il a aussi, dans son for intérieur, la véritable vertu acquise en méditation 1. Il faut quelqu’un qui n’oublie ni maintenant ni jamais que le mal répond au mal et le bien au bien.

[…]

***

Un jour, ma femme principale Che-dban — jom me dit : Les autres lamas disent toujours : « Que les riches fassent des dons! Qu’on soit bon pour les faibles vieillards! » Vous, par contre, Seigneur de la Religion Kun-legs, vous dites : “Que les riches ne fassent pas de dons! Que les pauvres mangent tout ce qu’ils trouvent! Qu’on ne soit pas bon pour les faibles vieillards!” La postérité saisira difficilement l’intention de ces paroles, et dans l’immédiat il y a aussi le danger que les gens perdent leur foi. Alors, quelle est donc l’intention de votre pensée?”

Je lui répondis ceci : D’une manière générale, il suffit qu’on dise aux gens de faire quelque chose pour qu’ils ne le fassent pas et qu’on leur dise de ne pas faire telle chose pour qu’ils le fassent. La plupart des gens sont comme cela. En particulier, si je dis à un riche de faire des dons, il n’aura pas la faculté de comprendre qu’il n’est devenu riche maintenant que parce qu’il a accumulé des vertus dans une vie antérieure. Il ne comprendra pas que je pense utile pour lui qu’il renonce au pouvoir alors qu’il en a. Il est même possible qu’il ait la fausse idée qu’il devrait donner à celui qui lui dit de faire des dons. C’est pourquoi j’ai dit que les riches ne doivent pas faire des dons. D’ailleurs, je suis moi-même bien content qu’il y ait des riches dans un pays. Suppose, en effet, qu’un incendie éclate aujourd’hui dans la maison d’un riche : l’odeur de brûlé (beurre, farine, etc., entassés dans sa maison) sera encore douce aux preta 1. Il n’en est pas de même si la maison d’un pauvre brûlait. Si la maison d’un pauvre brûlait, l’odeur de brûlé (souillant le foyer) ferait même fuir le dieu tutélaire (pho-lha). Ainsi le Seigneur des Êtres gCan-pa a dit dans son rituel d’Offrandes Collectives 2 : « Celui qui est capable d’économiser une poignée d’orge dans chaque boisseau, celui-là jette les bases d’un présage 3 f° 77a de richesse! » On dit aussi : « Même les yaksa, dieux des richesses, confient leurs richesses à l’homme avare. »

Quand je dis : que les pauvres mangent ce qu’ils peuvent, c’est aussi parce qu’il leur arrive aujourd’hui ce qu’ils ont fait autrefois, comme dit (le proverbe) : « Qui chante en sifflant, fait jaser les gens. » Comme ils n’ont pas fait de dons dans une vie antérieure, il ne leur arrivera pas d’avoir de quoi économiser maintenant. Et même s’ils économisaient, d’autres le leur voleraient. L’esprit de ces gens affamés n’est pas comme celui des autres. Même s’ils n’ont pas une seule pinte d’orge à la maison, ils achèteront une portion de viande (valant) neuf poignées 4 (d’orge). Bien qu’ils n’aient même pas de quoi attraper un pou, ils décideront d’aller chasser le yak sauvage dans le Nord. Qu’on dise à ces gens de faire quelque chose ou qu’on leur dise de ne pas le faire, c’est pareil. C’est pourquoi j’ai dit qu’ils fassent ce qu’ils veulent.

Quand je dis : qu’on ne soit pas bon pour les faibles vieillards, j’entends aussi qu’en général il leur est difficile de vivre heureux et contents. Pour prendre un exemple, c’est comme les chevaux et les ânes qui auraient besoin d’une nourriture riche 5. Un fils obéissant dira aux faibles vieillards : ‘vous avez atteint un grand âge, mon père (et ma mère), et comme je suis adulte, (je peux travailler et) je m’occuperai de tout sans me tromper dans les affaires. Si vous le pouvez, faites de bonnes œuvres et des dévotions, mangez ce qu’il y a à manger et restez (tranquilles) sans donner des ordres! ». Mais eux, quand même ils auraient quatre-vingt-dix ans, ils diront : « de nos jours vous ne comprenez rien aux affaires »,

(1) C’est naturellement une plaisanterie. Les preta, êtres affamés de l’au-delà, recevront ainsi des offrandes… involontaires.

(2) Chogs-chos mno — ‘kher.

(3) Signe précurseur, agissant, provoquant ce qu’il présage (rten — ‘brel).

(4) Une « pinte » (bre) contient cinq ou six « poignées » (phul). Cf. p. 326. n. 2.

(5) Chags, non pas de l’herbe, mais de l’orge, des petits pois, des haricots, des lentilles, de la tsampa, en y ajoutant du thé sec, pour leur donner de la force. Mais une nourriture trop riche les rend mauvais, trop fougueux, difficiles (R).

et ils iront jusqu’à brûler un méchant démon à tête de chèvre 1. Au pire, ils empêcheront même (les moines) de mendier sur les aires à battre les céréales. Voilà comme ils sont, les faibles vieillards. C’est parce que les faibles vieillards ne sont pas accessibles à l’affection que j’ai dit de les laisser faire ce qui est en accord avec 77 b leur esprit. Mais d’autre part, je n’ai pas dit de battre les faibles vieillards.»

(1) Faire le travail le plus humble (R).

***

[p.236]

Une nuit se produisit une apparition illusoire, ni phya ni phyo, n’importe comment. Cela m’inspira sur le coup la pensée que tout n’était que fausse apparence : maintenant que j’étais devenu vieux, mes enfants n’étaient qu’une occasion de me distraire d’une conduite vertueuse. Quoi que je fasse, je ne serai jamais heureux si je n’obtenais pas l’état de buddha. Et j’exprimai ma pensée par ce chant :

Namo bhi-na 1 ho!

Ils s’entourent de nombreux serviteurs, sans souci pour les biens (du culte),

ils gouvernent des couvents, en lutte avec tout le monde,

et sans pratique religieuse, ils apprennent le calcul et les contes.

Ma façon de vivre', à moi, est d’errer sans but!

*

Inutiles à autrui, ils errent au samsâra eux-mêmes;

contents de parler de mantra, de mudrâ, de concentration

aux gens qui en sont indignes, tout le monde les adore.

Ma façon est de rejeter ces rites de village!

*

Sans laisser à autrui profits et gains,

c’est pour la renommée qu’ils prêchent d’une voie de tonnerre,

qu’ils érigent des statues et font charités aux vivants.

Ma façon est de rejeter tout désir pour moi-même!

*

Ils vivent de péchés, ne cherchant que profit et gain,

les dettes qu’ils contractent ici sont remises à une autre vie,

même en mourant ils ne pensent qu’aux affaires du monde de cette vie.

Ma façon à moi est de savoir me contenter!

*

Mes fils et mes serviteurs que le Karman m’a désignés,

91 a si, pour leur faire du bien, je leur dis franchement ce que je pense

(1) Probablement allusion à vinâyaka (bgegs), ‘obstacles “personnifiés comme démons.

(2) rnam-thar, la manière de parvenir au salut, la vie qu’on mène, la biographie. Il faut souligner que le texte tibétain n’emploie pas le pronom personnel ou possessif, mais Kun-legs.

(3) En me mettant en colère.

je trouble du coup le vœu qui me lie 1.

Ma façon à moi est de contempler moi-même 2!

*

Au lieu de porter des offrandes aux Triratna et aux statues,

je rejette le monde et vis dans les solitudes,

et pourtant toujours plein de passions, le péché me suit par derrière.

Ma façon à moi est d’en avoir du regret.

*

Comme qui prend le miel sur la pointe des épines,

on parle durement aux gens pour leur faire du bien,

on lève la voix par amour, mais les gens vous haïssent pour cela.

Ma façon à moi est de parler doucement.

*

Quand tout va bien, on supporte autrui, sinon on est dégoûté;

discuter? fort bien, ça nettoie et balaie la doctrine,

mais ce faisant on commet des péchés en manquant à la religion.

Ma façon, à moi, est la vue 3 des sûtra et des tantra.

*

Les Sa-skya, les dGa'— ldan 4, les bKa' — brgyud et coedera

attaquent les autres par leurs propres doctrines

au lieu de scruter leurs propres fautes et les abandonner.

Ma façon à moi est d’aimer tout le monde 5.

*

Beaucoup négligent le (principe des) causes et des fruits, quelle faute pour la Vacuité!

Même s’ils sont libres de constructions mentales 6, acquis à Mahâmudrâ,

la vue qui rejette les deux acquis 7 les induit en erreur.

Ma façon est de méditer l’union mystique des deux.

*

(1) samaya, aussi état sacramentel.

(2) Et voir mes propres défauts.

(3) De m’en tenir aux doctrines des sûtra, etc.

(4) Ou dGe-lugs-pa.

(5) Avec un jeu d’assonances : Kun-legs (tout bon) et kun-la (tous, tout le monde).

(6) amanskâra, absence de pensées discursives.

(7) Cf. p. 126, n. 3. Ils croient pouvoir renoncer aux mérites (bonne conduite, etc.) et s’en tenir seulement à la Sapience (la Vacuité).

(8) L’une des quatre initiations ou consécrations (prajnâvijnâna) qui implique une union sexuelle. Le moine ordinaire ne doit la pratiquer qu’en méditation. Seul le siddha peut l’accomplir avec une femme.

[…]

*

Ils construisent ermitages et couvents, complets

en beaux ornements, chambres et hall d’assemblée,

mais ils n’ont pas le temps d’y séjourner à demeure.

Ma façon est d’être pressé (de penser à la mort prochaine)!

*

Ils ont beau connaître toutes les sciences ordinaires,

du coup ils ruinent l’essentiel, leur propre concentration;

inutile ce qui est difficile à apprendre, sans limites les choses à savoir!

Ma façon, à moi, est la vue du Sens profond!

*

Dans les villes ou dehors, quel que soit l’endroit où j’habite,

sans aimer beaucoup, ni sans beaucoup haïr,

sans m’attacher, d’accord avec tout le monde.

C’est ma façon, à moi, de connaître le monde!

*

[…]

[p.253]

***

Lorsque j’habitai à sNe'u-gdon-rce 1, quelqu’un me dit : «Précieux Seigneur de la Religion, comment se fait-il qu’en tant que maître vous ne fassiez pas beaucoup de disciples?» À cela je répondis ceci : Je suis entouré de beaucoup de gens, mais comme ils sont de toute sorte, les uns en accord avec la Religion, les autres non, je les renvoie avec des conseils (divers) :

Que ceux qui sont de ma lignée,

de Dus-gsum (mkhyen-pa) 2, buddha, et ses fils,

soient bénis de manière à trouver à la fin

un lama doué des signes authentiques!

*

Ceux qui craignent (le samsâra) et ne peuvent supporter

le triple monde qu’ils voient comme un abîme de feu,

qui cherchent à bien se séparer de la misère,

je les envoie méditer dans les ermitages et les solitudes.

*

Ceux qui trouvent du charme à la misère 3,

dont le désir le plus cher va aux biens de ce monde,

qui s’affairent pour gagner nourriture et richesses,

je les envoie auprès des gens affairés.

*

Ceux qui, dès maintenant, tiennent à un sûr refuge,

qui ne gaspillent pas en vain et sans but

la chance précieuse d’être né dans un corps humain,

je les envoie auprès d’un lama bien authentique.

*

Ceux qui sont fiers de leur force et courage,

qui, dès maintenant, ne font que manger et manger,

sans penser d’aucune façon à plus tard,

je les envoie aider un chef militaire puissant.

*

98 b Ceux qui pratiquent les trois manières douces

de vénérer leur lama, meilleur des services,

(1) La capitale des Phag-mo-gru-pa, cf. p. 43, n. 1.

(2) Cf. p. 6.

(3) Toujours la misère morale, la douleur inhérente au samsâra.

qui réalisent au complet ses intentions,

je les envoie aux rochers et glaciers Sans Désir.

*

[…]

Et quant à moi, yogin Kun-legs,

j’ai des enfants, dette à payer d’une autre vie;

n’ayant pas trouvé un endroit où je puisse les envoyer,

je laisse les fruits des causes me suivre par derrière.

*

Beaucoup d’élèves vous font brûler de colère et désir, quand on en a besoin, rare est qu’ils soient utiles.’

***

Un jour, un docteur en théologie me dit : Fais-moi une parabole sur les trois (éléments de la méditation), la contemplation, la méditation et la “pratique” en prenant pour modèle la 99 a conduite des oiseaux et des animaux des montagnes!’ Je lui fis ceci :

Namo Guru!

L’ermite, cet aigle à poitrine blanche,

étend ses plumes au plus haut de la voûte du ciel.

Il mange la chair sanglante, triplement pure,

et fait son nid dans l’espace des rochers :

modèle de la Contemplation de Façon d’Être!

*

Cette Contemplation-là, de grande Égalité,

plane dans le ciel de Vacuité, de savoir illuminé.

Pour tous elle crée la nourriture de grande miséricorde.

Égalité (de pensée) dort au rocher de Grande Félicité.

*

Perdrix des neiges, oiseau des dieux qui nous ravit,

chante doucement du fond des brumes des prés.

Au milieu des alpages, il cherche de l’herbe, de l’eau,

et fait sa couche à la limite des rocs et des glaciers :

modèle de la Méditation sans objet de pensée.

*

Cette Méditation-là, sans égarement-erreur ni méditation,

est spontanément 1 en repos, méditation qui a toujours été.

Des phénomènes de toute espèce se lèvent dans la méditation,

samsâra et nirvâna sont saisis dans la propre Pensée-en-Soi.

*

Le daim, le cerf et l’antilope, ces trois de la montagne,

éclaireurs lointains des sommets trois fois hauts,

ils jouent à faire des courses du côté des prairies

et cherchent un refuge sûr sur les falaises abruptes :

Modèle de la Pratique 2de l’effort spontané.

(1) Ran-babs, cf. p. 69, n. 2. Le mot méditation (sgom) est précédé de ye (ab aeternitate, depuis toujours) comme plus loin le Fruit ; ni passé, ni futur. Cf. p. 69, n. 1.

(2) Dernière étape de la méditation (cf. p. 215, n. 2).

[…]

***

Une fois, lorsque je fus allé me détendre au sommet d’une haute montagne, je pensai : ne dompterait-on pas l’orgueil de la suffisance en évitant toute erreur dans la contemplation, la méditation et la «pratique», de la même manière qu’on domine toutes les plaines quand on les contemple du haut d’une montagne élevée? Et je lançai ce chant où chaque sens correspond à un exemple 1 :

Namo!

Moi yogin, je goûte en toute circonstance la joie de l’expérience mystique,

je cultive la pensée de me réjouir de l’avantage d’autrui.

Si les êtres des six espèces gagnaient l’état de buddha,

je supporterais d’errer moi-même dans la prison du samsâra.

*

Une telle pensée est bien bonne, mais hélas!

Les autres, chacun poussé par son karman de misère 2,

usent leur vie en démons de l’amour pour soi-même :

du fait de ce tas énorme de l’égarement-erreur, il faut les dompter de force.

Comme je vois tout cela, j’élève ce chant :

*

La planète Râhu, pleine de force et magie,

elle n’a pas peur des autres planètes et étoiles.

100 a Jamais opprimée par d’autres armées de démons,

elle patrouille partout dans le ciel élevé.

Elle dévore la lumière de soleil et lune

et domine de sa gloire les nombreuses petites étoiles.

*

Le Mâdhyamaka : doctrine aussi vaste que le ciel;

elle n’est pas adultérée par des pensées partiales.

Jamais opprimée par des preuves 3 qui ne sont que des mots,

elle couvre partout le ciel de l’Éternel Pur.

(1) Comme ci-dessus « modèle », exemplum (dpe signifie tout cela, ainsi que « proverbe, axiome, métaphore »).

(2) R. propose de corriger le khra-rgyag du texte en phra-rgyas (= non-mons).

(3) Logique (mchan-ma).

Elle décore la pensée de sujet et objet, artères de droite et de gauche 1,

et domine le vent du karman qui les parcourt.

*

La conque blanche qui s’enroule à droite

demeure immobile 2 au plus profond de la mer.

Jamais opprimée par de vulgaires animaux,

elle n’est jamais agitée par les vagues de l’océan.

Elle dévore la pensée des méchants monstres marins 3

et domine les pensées de péchés 4 de la mer.

*

La conque blanche de la méditation sans arrêt

scintille au sein du grand lac (de l’état) sans objet de pensée.

Tout ce qui y apparaît flotte sur les vagues sans erreur;

la racine de l’erreur sans méditation est coupée.

Elle dévore la pensée de ceux qui s’accrochent à leurs pensées

et domine la méditation imbécile fabriquée par soi-même 5.

*

[…]







[p.272]

Moi, Science qui ignore (ces misères), je les lie dans l’Espace,

je n’erre pas dans les recoins des pensées discursives,

je cours dans les plaines de lumière sans égarement-erreur.

Les passions issues des mirages de l’attachement à soi,

j’ai accepté sans passion qu’elles ne sont qu’égarement.

Je couche sur le rocher des Trois Corps, de Grande Félicité,

Pure Connaissance, Seigneur, vous êtes témoin

*

Dans le ciel dont le fond n’a ni centre ni extrémités

se nouent les nuages des pensées partiales

et tonne le tonnerre de l’orgueil du moi;

la pluie incessante des pensées discursives en tombe,

elle remue la boue de l’ignorance indélébile,

et fait pousser les herbes d’un samsâra sans fin.

*

Moi, Science de la Vue de la Vérité (Vacuité 1,

mon soleil révèle la Lumière Claire de toujours;

connaissance de sa propre nature, le vent qui hurle

chasse les nuages de sujet et objet dans l’espace;

le tonnerre de partialité s’évanouit en lui-même

et la grêle du samsâra est coupée à la base.

Le soleil assèche la boue d’ignorance,

les graines de samsâra, au sec, ne germent plus,

les herbes de la paix égoïste 2 sont emportées desséchées.

Pure Connaissance, Seigneur, vous êtes témoin!

*

L’étalon de l’Union des deux acquis 3,

libéré des entraves de la dissociation de cette paire,

la bride lâchée en l’état où il n’y a point de dualité,

gagne la course dans la plaine de Félicité Suprême.

*

Moine renonçant à l’action pour qui toute pensée devient buddha,

libère-toi des chaînes de sujet-et-objet,

sauve-toi de la prison de dualité

et rejoins la course dans la plaine Sans-Égarement!

Pure Connaissance, Seigneur, vous êtes témoin

*

107 a Le roi des oiseaux 4, Contemplation sans Erreur,

est fait pour planer dans le ciel de l’Achèvement Total :

sans crever d’envie pour la nourriture du contentement de soi-même,

il ne tombe jamais dans l’abîme d’abandon de la religion.

Quand tout phénomène de ma propre pensée 5 est devenu Espace,

rien ne subsiste des phénomènes (illusoires) d’ailleurs 5 :

la lumière du lotus brille dans la boue.

Héros valeureux en pays ennemi, la méditation

de bodhicitta (vainc l’attachement au moi).

Pure Connaissance, Seigneur, vous êtes témoin!

(1) satya-darsana.

(2) Le calme confortable du bonheur pour soi-même qui ne convient pas au bodhisattva.

(3) De sapience et de mérite.

(4) Le vautour ou l’aigle.

(5) Cf. p. 139, n. 1.

[…]

[p.279]

Je n’appelle pas siddha celui qui sait créer toutes sortes d’illusions,

je l’appelle siddha s’il perçoit la Façon d’Être, le Spontané.

Je n’appelle pas bodhisattva quiconque fixe les yeux ou les ferme (comme en méditation),

je l’appelle bodhisattva s’il a totalement rejeté désir et notion de soi-même.

Je n’appelle pas tantriste quiconque a un peu de barbe,

je l’appelle tantriste s’il saisit le monde apparent comme le corps d’un dieu.

Je n’appelle pas grand méditant quiconque vit dans un ermitage de montagne,

j’appelle grand méditant celui qui est à jamais devenu Lumière Claire.

Je n’appelle pas «illuminé» quiconque se comporte d’une façon bizarre,

je l’appelle illuminé s’il reste toujours dans le Spontané.

Je ne parle pas de contemplation quand on s’attache au vide avec partialité,

109 b je parle de contemplation quand elle est large et sans partialité.

Je ne parle pas de méditation quand elle a un objet partiel [et déterminé, fût-il bon,

je parle de contemplation quand, sans rien évoquer, elle rejette toute définition.

[…]

***

[p. 281]

Oh, oh! je suis allé, content simplement d’aller, a-ho!

N’être pas obligé d’obéir à quiconque, c’est ça que j’aime.

*

Au début, j’ai cultivé pratimoksa 1 et bodhicitta,

ensuite, j’ai placé la Nature Propre 2 (des choses) en état naturel,

à la fin, j’ai tout mêlé en une seule et même chose.

Oh, oh! je suis allé, content simplement d’aller, a-ho!

Garder la capacité de relâchement du non-agir, c’est ça que j’aime.

*

D’abord, j’ai médité mon lama de fabrication (de Vérité Relative),

ensuite, une vénération sans mesure m’a remué,

à la fin, mon lama m’est apparu comme étant ma Pensée.

Oh oh! je suis allé, content simplement d’aller, a-ho

Savoir que tout phénomène est une force du lama, c’est ça que j’aime.

*

D’abord, j’ai médité les apparitions 3 comme des dieux,

ensuite, j’ai su que la foule des dieux était ma Pensée,

à la fin, cette dualité 4 apparente s’est fondue en unicité.

Oh, oh! je suis allé, content simplement d’aller, a-ho!

Qu’évocation et achèvements soient toujours ma propre Pensée-en-Soi, c’est ça que j’aime.

*

D’abord, je me suis exercé à supprimer les pensées discursives,

ensuite, j’ai contemplé la propre Nature des pensées discursives,

à la fin, j’ai saisi la méditation de toujours en sa propre place.6

Oh, oh! je suis allé, content simplement d’aller, a-ho!

Que la nature des pensées discursives est la non-production 7, c’est ça que j’aime.

*

D’abord, je n’ai fait le vœu d’obtenir la bodhi que par l’intellect,

ensuite, j’ai réussi l’Union des deux acquis,

110 b à la fin, il n’y avait plus ni objet de vœu, ni sujet pour le formuler.

Oh, oh! je suis allé, content simplement d’aller, a-ho!

Transmuter les vœux qu’on peut définir en Absolu 8, c’est ça que j’aime.

(1) Le salut d’évasion de la misère par l’observance des vœux et règles monastiques.

(2) Ran — mdans, litt. « L’Aspect -même » (?) ; selon R. c’est ran-bzin (svabhâva), mot qui s’applique aussi bien à la nature propre des choses qu’à l’Absolu. Cf. p. 91, n. 4 et p. 381.

(3) Phénomènes ou pensées (snan-ba).

(4) Cf. p. 190, n. 9.

(5) Les deux procédés de méditation (ulpattikrama et nispannakrama).

(6) J’ai compris la nature propre de Pensée qui est méditation ab aeternitate et je l’ai laissée telle quelle (ran-sa, cf. p. 58, n. 1, etc.).

(7) anutpâda (= aniroddha), non-production (et non arrêt).

(8) dharmakaya.

[…]

[p. 291]

***

Un jour, il y avait quelques grands méditants aux sources chaudes de Sga — ‘dra. Je leur dis cette plaisanterie de l’eau qui fait monter le souffle 1 :

«Eh oui!

Ceux qui ont accumulé beaucoup sont nombreux,

mais d’authentiques lamas, il est rare d’en trouver.

Quand on en trouve, c’est un roi en mérites :

qu’on fasse alors tout ce qu’il dit, selon ses paroles!

Il n’est pas à craindre que ceux-là vous enseignent n’importe quoi.

Et s’ils vous l’enseignent, c’est la preuve qu’ils ne sont pas de vrais lamas.

*

Les façons de pratiques religieuses sont nombreuses,

mais produire la Pensée-de-Bodhi, c’est rare.

Quand elle se produit, c’est un joyau dans la foule des doctrines :

qu’on protège alors tout le monde comme on aime ses fils!

Même quand la bonté n’est payée en retour que par méchanceté, c’est une bonne occasion d’exercer la patience 2,

que ceux-là soient aimés tout spécialement!

*

Les façons de pieuses dévotions sont nombreuses,

mais poser la pensée au repos, sans défaut, c’est rare.

Sans artifice et sans attachement, c’est l’essentiel :

qu’on l’exerce alors sans la fixer sur un but!

Si elle ne reste pas et se manifeste, qu’on la laisse se manifester,

mais qu’on saisisse, en serrant, la nature de ce qui se manifestes 3!

*

Les gens qui demeurent aux lieux-saints sont nombreux, mais savoir son propre corps comme solitude 4, c’est rare.

Quand on le sait, tout est ermitage, quel que soit le séjour : que, jamais distrait, on renonce à l’intellect!

Sans intellect, comment y aurait-il encore des entraves !

(1) Selon R., ‘le souffle monte (ou se lève)’ signifie ‘être (ou devenir) nerveux’ En chinois, exactement la même expression signifie ‘être (ou se mettre) en colère’. (cheng k' i).

(2) Une des six pâramitâ.

(3) La véritable nature des pensées discursives qui émergent (R).

(4) Vacuité.

114 b C’est là l’enseignement vraiment profond qui délie des entraves.

*

Ceux qui travaillent pour le bien d’autrui sont nombreux,

mais être exempt de l’attachement à soi-même est fort rare.

Quand on a fini avec son Moi, on est un bodhisattva :

qu’on soit utile à autrui en traitant tout de manière égale!

Les gens adonnés à des vues hérétiques

sont fort terribles, c’est eux qu’il faut convertir.

*

Bref, pour me résumer, qu’on médite la mort!

Sans penser à la mort du fond de son cœur,

tout n’est que prétexte à gagner sa vie.

*

Qu’on rejette toute affaire de haine ou désir I

Qu’en général, les moines cultivent la vertu en secret,

qu’en particulier, les grands méditants se taisent et fassent peu d’éclat!

*

[…]

[p. 300]

Un jour, étant allé à un ermitage solitaire, ses grands méditants me dirent : «Si vous résidiez dans un ermitage, Seigneur de la Religion, comment aimeriez-vous que soit la solitude? Puisque nous y résidons, veuillez nous faire un hymne sur le lieu tel qu’il vous le faudrait!» Je leur fis ceci :

119 a «Blanc et pur, couleur du joyau cristal,

majestueux à voir, roi au nombril de la terre,

roi des montagnes, Meru sacré dans le ciel.

*

Étendue infinie, sur la largeur de la terre,

cascades à douce voix et rivières,

des colliers de perles, gouttelettes,

en nuages s’enroulent, comme des jeunes filles.

*

Éprises du seigneur des forêts, on dirait qu’elles l’embrassent,

les fleurs de toute sorte, guirlandes toutes bariolées;

dans le feuillage touffu des arbres, les oiseaux

pincent la guitare de leur gorge sans se lasser;

oiseaux aux belles plumes et autre gent de forêt

font entendre leurs voix harmonieuses comme un discours religieux.

*

Le vent dans les arbres disperse leurs fruits et leurs fleurs;

sur le collier de ces arbres, filles du printemps,

les becs des oiseaux s’acharnent en éclats de rire;

les gazelles, cou mince, beaux jarrets, et sans crainte,

telles des ermites sous les abris de roches,

soumises et à l’aise, font les honneurs.

*

Non loin de là, par ailleurs, de tous côtés

entouré de beaux lotus bleus et de nénuphars,

un grand lac pareil au lapis-lazuli fondu,

exempt de vagues; dans ce palais :

toutes sortes d’oiseaux, canards sauvages et grues,

rouges comme corail, leurs doigts dispersant des gouttes.

*

Paons, perroquets, grues et moineaux,

ravissants de partout, ils dansent, chantent, disent des hymnes;

alors que les abeilles chantent et bourdonnent,

les troupeaux d’oies, blanches comme jasmin,

les accompagnent de cris divers, tambours de leur gorge;

119 b sous l’abri des roches empilés comme des volumes,

ermites et ascètes occupés du sens de Bodhi

gardent la Pensée immobile, concentrée dans l’équanimité.

Un tel endroit me réjouit, Kun-legs!»

[…]

[p. 304]

“Ma pensée m’emporte là-bas, m’emporte aux glaciers blancs du Ti-se,

ma pensée m’emporte par ici, m’emporte, oh oui, aux cinq cents arhat,

mais de quoi je ne puis me séparer, c’est l’infini du dhyana, a'o!

Alors que je garde l’équanimité, que j’en aie à mon aise, que j’en aie!

[…]

Ma pensée m’emporte là-bas, m’emporte vers les phénomènes dans leur variété,

ma pensée m’emporte par ici, m’emporte, oh oui, à l’état spontané de propre Pensée,

mais de quoi je ne puis me séparer, c’est le Naturel sans aucun artifice, a'o!

Alors que je porte tout ce qui apparaît dans la voie (de la méditation), qu’elle se fasse à mon aise, qu’elle se fasse!”

Ainsi je chantai en dansant et en sautillant.

[…]

[p. 310]

122 b Plein de respect, en secret aussi bien qu’en public,

offre (au guru) le service qui consiste à accomplir (ce qu’il dit),

ta propre Pensée indissolublement liée (à la sienne),

pour vénérer un guru, fais ainsi!

*

Sache toi-même lever les obstacles et faire des progrès,

aie dhyâna et expérience (mystique) pour amis de consolation,

puissant en courage et en abnégation :

pour hanter les ermitages solitaires, fais ainsi!

*

[…]

Sans attacher d’importance aux dires des gens,

laisse aller, que ce soit comme ils disent!

mais ne sois pas d’accord (avec eux) pour t’attacher à cette vie :

pour renoncer (à ce monde), fais ainsi!

*

[…]

Fixement lumineux, sans activité d’intellect,

acceptant sans effort que rien n’est à méditer,

que les pensées surgissent à leur guise (peu importe), leur racine est perdue :

pour méditer en pensée équanime, fais ainsi!

*

[…]

[p. 313]

Alors qu’on dit contemplation, rien n’est à contempler,

qu’y aurait-il à voir quand on a contemplé

ce qui est au-delà des extrêmes d’être ou de n’être pas?

S’il y avait à voir quelque chose, ce ne serait pas le Sens Profond.

Mais le chef lui-même, ce Grand Porteur-du-Vajra 1,

123 b est bien le sommet suprême de la Contemplation, hein!

*

Quand on dit méditation, c’est éminemment profond,

est-ce avoir un objet de pensée ou ne point en avoir?

S’il n’y a pas d’objet de pensée, rien n’est à méditer;

s’il y a objet de pensée, on tombe dans la partialité.

Mais le chef lui-même, l’étendue infinie sans partialité,

est bien le sommet suprême de la méditation, hein!

(1) Vajradhara, divinité suprême = Absolu.

[…]

[p. 317]

Si votre religion et vos enseignements sont profonds, contentez-vous en et ne rabaissez pas les autres! Mais s’ils sont imparfaits, ne couvrez-pas d’une main vos propres défauts, mais rejetez-les! À l’heure actuelle, je suis à la tête des vieux de la génération 125 b actuelle de notre lignée et à la queue de BrugRa-lun, mobilier occasionnel. Quand j’eus treize ans, lorsque mon vieux père fut assassiné par certains alors qu’il n’avait fait aucun mal, lorsque Kun-tu bzan-po, le souverain du fief de Rin-spuns, eut à cœur de me sauver la vie, le préfet de Ra-lun, Lha-dban-pas, n’en fut pas content et le Neveu Nag-gi dban-po eut toute sorte d’intentions… Mais par la force magique de la vérité des Triratna, le bdag-Men (Magnanime) de rGyal-mkhar-rce (Gyantse), Sog-po Phags-pa, déplaça le préfet et son fils dans le fioul et fit venir le Précieux Neveu du pays des Mon du Sud (à Ra-lun). Bien que celui-ci représentât ainsi un nouveau foyer, il garda de l’amour et eut de la bonté pour le clan de mon père Rin-chen bzn-po et ne se mit pas en colère contre (le préfet) et son fils. Tout le monde doit comprendre qu’il a accepté de porter le grand fardeau des affaires de Brug Ra-lun.

Quant à notre doctrine, c’est la Voie Moyenne (Mâdhyamaka), car elle est exempte de toute extrémité, c’est le Grand Sceau (Mahâmudrâ), car elle dépasse l’intellect, c’est l’Apaisement (zi-byed), car elle apaise les misères morales dans l’Espace (– du-Dharma), c’est le Grand Achèvement (rJogs-chen), car tous (les dharma) sont achevés (terminés) dans la Pensée-en-Soi, c’est le Domaine de l’Amputation (gCod-yul), car on ampute le penchant pour objet (pensée) et sujet (pensant) : vous pouvez la prendre pour l’un ou l’autre, peu importe comment (on la nomme). Coupez seulement toute partialité et tout particularisme et, même en méditation, ne vous attachez pas à quelque chose à méditer ou à une activité intellectuelle de définition. Le Buddha l’a dit :

«Même le bodhisattva, s’il pense ce corps comme vide, s’adonne à des définitions et ne s’attache pas au Non-produit.»

Du moment que notre intellect est dompté par la méditation du Buddha, il ne convient pas de s’enticher d’enseignements 126a mineurs, la méditation dût-elle être excellente, si celle-ci est dirigée sur un signe défini, un point particulier. Pour l’action aussi beaucoup voudraient bien être au-delà de tout rejet (de péché) comme de toute acceptation (de vertu), mais pour que cela soit admissible, il faut auparavant avoir rejeté les péchés et achevé les vertus. Il est dit, en effet, que (la loi de) cause et fruit est la base de la religion. À condition d’avoir accumulé les deux acquis et de s’être purifié des deux souillures $, le Fruit est en nous-mêmes et vous n’avez pas à le chercher ailleurs. Tout cela est mon conseil intime en ce qui concerne la religion.

En ce qui concerne le monde, il est bien difficile d’avoir de quoi manger et se vêtir si l’on ne sait pas tant soit peu s’en occuper. Il est vrai qu’il faudrait avoir renoncé à tout attachement, au fait même de se nourrir, de se vêtir, etc., et qu’il ne faudrait espérer en personne.

[…]

[p.342]

Le moine Jam-çe me dit : Veuille me donner un conseil sur l’évocation en méditation [sâdhana].” Voici ce que je fis en réponse :

135 b Namo guru!

Être exempt de toute pensée s’appelle Mahâmudrâ, les savants résolus hissent le drapeau,

les auditeurs et buddha-pour-soi ont chaud aux fesses [ont peur],

en matière de divinités évoquées, la quantité importe peu.

Demeure silencieux,

pense à la mort,

médite la Pensée-de-Bodhi,

observe les trois vœux,

rejette les désirs,

tiens-toi au séjour en montagne,

ne fais pas comme les autres, singes qui volent l’orge grillé 2,

exerce-toi à ne voir partout que le bien a;

ne t’occupe pas de l’opinion des autres 4,

peu importe la doctrine, pourvu que tu en aies une;

perpétue (patiemment) l’effort,

mais ne te presse pas de vouloir (quelque chose);

ne te désespère pas,

mais n’éclate pas de rire;

ne fais pas de zèle,

mais ne perds pas ton application;

ne sois pas dégoûté,

mais ne t’obstine pas;

ne réfléchis pas à une seule chose,

et ne pense pas beaucoup;

ne monte pas à cheval

et ne marche pas à pied;

sans monter à cheval sur les fesses (des femmes),

ne perds pas (non plus) ta «félicité» (le sperme);

sans achever l’état de buddha,

n’erre pas (non plus) dans le samsâra!

Voilà ce que je dis, voilà le conseil désœuvré de Brug-pa Kun-legs. Tel fut mon enseignement.

[…]

[p.345]

Quelques personnes me dirent à un moment : Seigneur de la Religion, vous n’êtes pas quelqu’un qui fait fi de son équipement. Quand vous étiez jeune, étiez-vous déjà un homme si séduisant (que maintenant avec votre) équipement de yogin?’

‘Quand j’étais jeune, certaines gens, tourmentés d’impôts et d’esprit accablé, furent séduits en me regardant et me dirent qu’ils auraient voulu avoir l’esprit facile et heureux comme moi. Comme j’avais un pouvoir de souffle facile, je ne m’habillais que d’un simple vêtement de coton mince. Je m’étais fait une culotte courte en pa-ca-rag brun-rouge et je chaussais des bottes de peau de daim contre lesquelles les chiens ne pouvaient rien. Je portais une petite tente juste assez étroite pour ne contenir que moi. Dans un filet triangulaire je mettais de beaux accessoires du rituel d’offrandes, un fer à briquet bien aiguisé, deux alènes, une grosse et une fine, quatre ou cinq aiguilles grosses et fines, un petit sac de coton capable de contenir quelque cinq pintes de tsampa, quatre semelles de cuir environ, une pelote de fil de cuir et un petit livre d’enseignements. J’étendais un petit tapis carré sur le filet, et je portais un beau bâton rituel khatamga 6. J’attachais un damaru 7 en bois rouge à mes côtés, je me laissais pousser une grosse chevelure en désordre dans laquelle je fixais des

(6) Bâton à crânes superposés comme en porte Padmasambhava.

(7) Petit tambour en forme de sablier.

anneaux de conque grands et petits. Je saisissais le filet par le grand côté, là où il y a des anneaux (sur une corde pour le fermer). Je ne prenais pas de nourriture pour plus de trois jours au maximum. Je m’entendais avec des compagnons tant qu’il n’y 137a avait pas plus de quatre. Je partais en pèlerinage aux lieux saints à partir du moment où on avait fait les binages (des champs). Plantant ma tente en route, près d’un canal d’irrigation où il y avait des fleurs fraîches et multicolores, j’y restais chaque fois le temps de me reposer et je me liais alors avec les filles (qui entretenaient le) canal d’irrigation pour leur demander à manger. Alors, lorsque je fis une chanson pareille à des chants religieux, elles me dirent, en jouant des yeux et en me fixant du regard : «D’où venez-vous, lamas yogin? Ne pourriez-vous pas nous emmener comme servantes pour votre agrément?» Alors je leur dis : «Ne parlez pas ainsi! Comment une fille de bonne famille irait-elle comme compagne d’un moine mendiant? Vous parlez comme ça, bien sûr, mais quelle histoire!» Comment pourrions-nous parler comme ça (pour rien), c’est un prétexte de ne pas nous emmener comme servantes. Veuillez au moins nous donner un chant à garder en notre cœur’ Comme elles en furent tout essouflées2 et déçues, je fis ce chant :

‘Au lama pourvu des quatre signes d’authenticité

j’adresse une prière sans objet de pensée.

Dans l’état sans partialité, Pensée et pensée se mêlent. Je vénère de mon front ce sommet de toutes les vertus.

*

Les sept chevaux du cristal de feu qui chauffe

et le lièvre du cristal d’eau qui donne froid,

ces deux ont beau être différents au toucher,

je fais le vœu qu’ils s’unissent pour quand les ténèbres se dissiperont!

*

Les grands fleuves Ganga et Paksu,

ces deux qui coulent chacun de son côté,

ont beau être séparés par la nature des pays,

je fais le vœu qu’ils ne fassent qu’un dans le grand océan!

*

La pensée discursive, tantôt émise et tantôt recueillie, et la gnose de concentration, exempte de pensées discursives,

ces deux ont beau être différentes, l’une étant Égarement et l’autre Libération,

137 b je fais le vœu qu’elles ne fassent qu’un dans le grand Espace-du-Dharma!

*

La clochette, Claire Connaissance qui connaît,

et le (foudre) Vajra, concentration sans pensées discursives,

ces deux ont beau être différents par les désignations,

je fais le vœu qu’ils ne fassent qu’un en l’état d’union mystique!

*

Le yogin qui fait le tour des lieux-saints

et les filles auxquelles il se lie pour la nourriture,

ces deux ont beau être différents par la force des actions,

je fais le vœu qu’ils ne fassent qu’un en l’état de Pensée parfaite -

[ment pure!»

À ces paroles, elles dirent : «Alors ça, vraiment, si telle est votre pensée, pour nous aussi cette rencontre aura vraiment été d’un grand intérêt!» (Et elles étaient si étonnées) qu’elles restèrent sans cligner de l’œil jusqu’à ce que je fus à une distance de deux portées de flèche. Vous voyez, j’ai aussi fait des choses de ce genre!

[…]

[page 355]

*

Quand le dragon de turquoise [le tonnerre] rugit, l’oreille l’entend bien,

Quand la pluie de miel 1 tombe, les yeux le voient bien,

quand mois et années passent encore et encore, le chagrin en est fort.

Votre lettre est déjà confiée au coucou bleu,

c’est encore le présent, mais où trouver le moyen de faire mûrir le fruit?

*

Qu’on a obtenu un corps d’homme, les yeux le voient bien,

qu’on n’a point la religion des dieux 2, la pensée le perçoit bien,

que la vie humaine s’épuise toujours et toujours, le chagrin en est fort.

Votre lettre est déjà transmise au Protecteur Vie-Infinie 3,

c’est encore le présent, mais où trouver le moyen de vivre cent ans?

*

Moi, Kun-legs, moine qui n’ai pas de religion,

cette vie humaine-ci, je l’ai passée en vain,

qu’en ce temps mauvais du déclin les êtres s’épuisent, le chagrin en est fort.

*

Votre lettre est déjà transmise au grand Vajradhara,

c’est encore le présent, mais y aurait-il un jour où le fruit de l’état de buddha sera obtenu?

Pense à cela!

Comme tu en es à (dire) «Om est bon», veuille continuer par ma-ni padme! 4» I

(1) Pluie venant à temps.

(2) Le bouddhisme.

(3) Amitâyus.

(4) Le mantra : om ma-ni padme hûm, devenu une prière populaire, sert aussi à se donner du courage en travaillant en équipe pour se passer des objets lourds en chaîne.

[…]

[p. 357]

***

J’improvisai aussi sur ce «cheval» du Kon-po :

Phya-mo de a-lo! La-mo de la-mo!

Sur la route où j’entraîne ce cheval de la mélodie,

c’est çà justement qui me rend heureux aho! aho!

J’ai obtenu un corps humain, j’ai trouvé la religion;

avoir planté le drapeau de victoire du sâdhaka, c’est çà que j’aime, aho! aho!

Qu’il soit dès maintenant, le bon augure de prolonger encore et encore le sadhana! Gu-ye ! Gu-ye

*

J’ai trouvé un lama authentique, j’ai reçu les instructions; avoir obtenu le ferme (pouvoir) en compréhension, en expérience et en pensée illuminée, c’est çà que j’aime, aho! aho!

Qu’il soit dès maintenant, le bon augure de pratiquer encore et encore la Pensée-de-Bodhi! Gu-ye ! Gu-ye !

*

143a

Relâche si tu es distrait, la faute est de trop serrer.

Serre si tu es assoupi, la faute est de trop relâcher.

Si tu as des vertus, ne le divulgue pas :

le bonhomme des affaires du monde sera là 2.

Si tu as des fautes, ne les cache pas :

l’attachement-à-soi sera là à la fine.

Quoique tu fasses, ne quitte jamais la Pensée-de-Bodhi,

il n’y a rien d’autre à dire, retiens bien cela!’

Telles furent les paroles de Brug-pa Kun-legs.

***



À un certain moment, Son Honneur (le méditant) Thos-grol ras-chen3 me dit : Puisque le Goût Uniforme est une (doctrine) particulièrement profonde (de l’ordre) des ‘Brug, je vous demande (de m’exposer) au complet les six catégories de pratiques qui s’appliquent à la Connaissance instantanée.’ Je lui répondis ceci :

‘La Pensée claire et nue, et sans activité,

laissée ainsi sans artifice : c’est le Dharmakâya.

Brusquement une pensée discursive? c’est encore Elle,

laisse-la (tranquille) à sa propre place, c’est la première (pratique).

*

place-les dans le cercle de pensée égale au repos! C’est là l’essentiel pour entrer dans la voie [deuxième pratique].

*

Les démons des phantasmes de ta propre Pensée-en-Soi,

sans prendre tes pensées pour des démons, médite

que tout ce qui paraît, c’est la Pensée qui l’a fait.

Que tout est non-produit, c’est cela l’objet de ton culte [troisième pratique]

*

Les six espèces d’êtres vivants, autant qu’ils sont,

aies le courage de pouvoir supporter leur misère,

décide de ne faire aucune différence entre moi et autrui!

Ainsi leur misère apparaîtra dépourvue de Propre Nature [quatrième pratique].

*

La maladie résulte du karman d’antan,

ne t’efforce pas de rejeter, relâche et, laisse donc tranquille 1 143 b C’est cela le balai qui nettoie la pollution du péché 4, aucune différence entre Misère et Félicités.

Doit-on laisser ou prendre la pensée (discursive) de la mort? Regarde donc s’il y a ou non quelque chose à mourir! Laisse donc la Connaissance pénétrante de toute part dans le cercle de Claire Lumière sans activité [sixième pratique]!

[…]



[p. 372]

Je regarde en haut et ne vois aucun objet de vénération conforme à la religion,

la corde de mon élan de faire des offrandes est coupée,

tu n’as pas besoin de me tirer en haut, mais ne me tires pas en bas, n’oublie pas cela!

En bas je regarde les êtres vivants errant dans les trois mondes, je n’en vois pas un seul qui ne soit sans fin accueilli et escorté de misères.

Que ceux qui méditent Amour et Miséricorde ne l’oublient point!

Qu’aucun n’est jamais sauvé du mûrissement de ses actes, n’oublie pas cela!

[…]

Pour la consoler, ‘Brug-pa Kun-legs lui adressa ce chant :

« Comme les buddha des trois temps sont partis dans un paradis pur, il est vrai qu’il est difficile de trouver un objet de vénération.

Face au mûrissement du karman des êtres, il est certes difficile qu’il y ait (à la fois) Buddha, Dharma et Samgha.

Veuille donc manger en proportion de ta bouche et laisse-moi finir de parler,

*

Face au mûrissement du karman dans l’océan de misère du samsara,

la Miséricorde des Buddha des trois temps s’est usée,

mais les bodhisattva qui ont voulu leur propre misère,

qu’ils acceptent sur leur front le moxa de pauvreté!

Comment y aurait-il à voir quelque chose dans l’Espace-du-Dharma sans limites?

S’il y avait quelque chose à voir, tout le monde le comprendrait.

Le fait même que personne ne l’appréhende est la caractéristique de l’Espace-du-Dharma.

La compréhension littérale des Paroles (du Buddha), que ceux qui se connaissent en paroles l’emportent avec eux!

Les gens qui aiment s’attacher à la Pensée (seule), que les grands méditants des montagnes les emportent!

Les gens qui mettent leur espoir dans le courage de la religion divine, que les (yogin) illuminés les emportent!

Le Seigneur de la Religion Kun-legs n’est d’aucun de ces genres d’hommes, aussi, jeune femme, ne sois donc pas triste, va donc (chez toi) à [l’Est, au Koh-po!

Je fais le vœu que donateur et lama à vénérer se rencontrent quand ils seront heureux!

*

[…]

[p. 408]

‘N’ayant pas moi-même où aller, je ne guide pas la foule par des instructions et je ne suis pas non plus le chef d’une foule; c’est pourquoi j’ai l’esprit en paix. Je ne mendie pas non plus sous le prétexte que (l’argent collecté servira à) restaurer (un temple) détruit ou à installer un bac ou un pont; c’est pourquoi j’ai l’esprit en paix. A part quelques mensonges pour rire, je ne fais pas de mensonges qui trompent profondément; c’est pourquoi j’ai l’esprit en paix. Tout en ayant eu beaucoup de femmes-de-Gnose, je n’ai eu qu’un fils, mais pas de fille ou autre ennui d’enfant (?); c’est pourquoi j’ai l’esprit en paix. Tout en errant seulement dans les royaumes, je ne vole ni ne trompe personne où que j’aille; c’est pourquoi j’ai l’esprit en paix. Tout en participant aux querelles intestines de mon clan paternel, je ne vais pas jusqu’à verser le sang de souillure (d’une telle lutte intestine) et me contente de faire peur; c’est pourquoi j’ai l’esprit en paix. Tout en ne me vantant pas de servir le Précieux Neveu, je ne le vilipende pas non plus; c’est pourquoi j’ai l’esprit en paix. Je n’ai pas érigé beaucoup de supports extérieurs 1, mais j’ai médité mon propre corps comme un Corps de divinité; c’est pourquoi j’ai l’esprit en 163 a paix. Je n’ai pas copié beaucoup de livres sacrés, mais j’ai médité la parole comme un écho; c’est pourquoi j’ai l’esprit en paix. Je n’ai pas davantage érigé des “vases” 2, mais j’ai médité la Pensée comme exempte d’activité; c’est pourquoi j’ai l’esprit en paix. Je n’ai pas demandé beaucoup d’initiations, mais j’ai un peu saisi le sens de l’abhisinca 3; c’est pourquoi j’ai l’esprit en paix. Je n’ai pas beaucoup étudié, mais j’ai trouvé partout quelque chose à comprendre; c’est pourquoi j’ai l’esprit en paix. Je me suis bien battu un peu pour manger, mais par la méditation sur (la vertu de) Patience, j’ai accepté d’être vaincu; c’est pourquoi j’ai l’esprit en paix. J’ai eu un enfant, et comme ce fut un fils, j’ai l’esprit en paix. Bien que je ne sois pas capable de voir en tous les êtres mes père et mère, du moins je ne considère pas les phénomènes comme des ennemis; c’est pourquoi j’ai l’esprit en paix. Bien que je n’aie pas développé une vénération impartiale 4, du moins je n’adhère pas à un lama de parti pris; c’est pourquoi j’ai l’esprit en paix.

Mais hélas! j’ai aussi souvent l’esprit malheureux. Alors que les lamas authentiques disent qu’il ne faut rien faire de non religieux, j’ai commis beaucoup d’actions de ce monde plutôt que d’agir au moins moitié-moitié 5; c’est pourquoi j’ai l’esprit malheureux. Il est vrai que j’ai quitté mon pays natal, mais partout où j’ai séjourné, j’ai accumulé (des biens) par tas et monceaux; aussi, même si je suis heureux pour le moment, j’aurai plus tard l’esprit malheureux 6. Par ailleurs, j’ai analysé quelque peu les vies des lamas et j’ai vu qu’il y avait là-dedans des choses en accord et des choses en désaccord avec la religion; c’est pourquoi j’ai l’esprit malheureux.

Ceci étant, et autre chose de ce genre, mon esprit a donc été souvent en activité, heureux ou malheureux; et ça c’est signe que je n’ai pas acquis l’équanimité.’

(1) C’est-à-dire statues, images, etc.

(2) stûpa ; les statues sont les supports (rten) du Corps, les livres les supports de la Parole, les stûpa les supports de la Pensée (des buddha).

(3) En sanscrit dans le texte. Le verbe abhi-sic signifie 1) oindre, consacrer (cf. abhiseka) et 2) verbe réflexif : se consacrer soi-même. L’impératif de la deuxième personne du singulier est abhisincasva (Dictionnaire de Monnier-Williams). ‘Brug-pa Kun-legs semble plaisanter : je n’ai pas reçu beaucoup de consécrations (abhiseka) d’autres lamas, mais je me suis consacré moi-même.

(4) Pour tous les lamas.

(5) Littéralement : parmi les (actions) mélangées (mi-religieuses mi-laïques), j’ai fait beaucoup…

(6) Après la mort (karman).

[…]

Comme l’enseigne le Mahâyâna, tu as renoncé au défaut [caractéristique du Hînayâna]

de se libérer de ce monde en pensant seulement à soi-même,

tu as placé les êtres au milieu de ton cœur.

[…]

Tu as vu comme illusion irréelle les dharma fabriqués,

tu as réalisé le Dharma unique, ab initio non-fabriqué.

Pour convertir des êtres de toutes espèces, tu les as instruits de maintes manières.

À ceux qui manquaient d’eau tu as donné de l’eau, des richesses à ceux qui n’en avaient pas.

À ceux qui étaient sans religion tu as donné de la religion, des fils à ceux qui n’en avaient pas.

De telles bonnes qualités, et quelques autres encore,

seraient à raconter, mais resteront cachées.

Mais comme tu es muni de qualités pareilles,

je te vénère comme le meilleur des lamas et te salue de ma pensée.

[…]

***

167 b Face aux faiseurs de mots, de subtilités et vaines affirmations,

tu as la superbe d’une doctrine large et profonde,

tu domptes l’orgueil de ceux qui tiennent au Bien et au Mal,

je te salue, (bouffon) dont le rire démolit.

*

Ayant vécu en famille dans cette maison

qui est la base de toutes les misères et douleurs,

craignant de voir la faute même des substances ou objets,

tu t’es enfui dans l’Espace de la Vacuité, je te salue.

*

Ce corps humain qu’on doit aux vertus accumulées naguère,

alors qu’il est impermanent, je l’ai espéré permanent.

Maintenant c’est trop tard, je ne l’avais pas compris.

Amène ma pensée à la Religion, par Compassion!

*

Bien que j’aie fait semblant d’apprendre, de penser, de méditer,

déçu, las, paresseux, je me suis appuyé sur autrui.

Maintenant c’est passé, je ne l’avais pas compris.

Donne-moi la vigueur de l’effort sans chagrin, par Compassion!

*

Ces mots pour l’ermite Kun-legs,

inutiles pour les imbéciles, mais une joie pour les sages.

Pour sGog-mkhar-ba qui m’a demandé cet hymne

je l’ai écrit, moi Pad-dkar, à Ra-lun Thel.









… fin des extraits de chants de ‘Brug-pa.

Bouddhistes modernes

Le bouddhisme a continué son chemin bien au-delà de l’Inde (en Chine et au Japon, v. tome suivant). Il a aujourd’hui des adeptes en occident. Pour souligner la vitalité d’une ancienne « religion » sans dogmes ouverte à toutes pensées, je termine le volume sur deux textes ni religieux ni mystiques.

Ils furent édigés par le russe Theodore Stcherbatsky qui inspira Lilian Silburn – celle-ci présente supra donc non reprise ici – puis par le chilien franco-américain Francisco Varela malheureusement disparu trop tôt, biologiste expert en neurosciences.



F. Th. STCHERBATSKY ~1930

100



§ 1. BUDDHIST LOGIC WHAT.

Under Buddhist Logic we understand a system of logic and epistemology created in India in the VI—VIIth century A. D. by two great lustres of Buddhist science, the Masters Dignaga and Dharmakirti. The very insufficiently known Buddhist logical literature which prepared their creation and the enormous literature of commentaries which followed it in all northern Buddhist countries must be referred to the same class of writings. It contains, first of all, a doctrine on the forms of syllogism 1101 and for that reason alone deserves the name of logic. A theory on the essence of judgment, on the import of names and on inference is in India, just as it is in Europe, a natural corollary from the theory of syllogism.

But the logic of the Buddhists contains more. It contains also a theory of sense perception or, more precisely, a theory on the part of pure sensation in the whole content of our knowledge, a theory on the reliability of our knowledge and on the reality of the external world as cognized by us in sensations and images. These problems are usually treated under the heading of epistemology. Therefore we may be justified in calling the Buddhist system a system of epistemological logic. It starts with a theory of sensation as the most indubitable voucher for the existence of an external world. It then proceeds to a theory of a coordination between that external world and the repre-2102 sentation of it as constructed by our understanding in images and concepts. Next comes a theory of judgment, of inference and of syllogism.

Finally a theory on the art of conducting philosophic disputations in public is appended. It thus embraces the whole area of human knowledge, beginning with rudimentary sensation and ending with the complicated apparatus of a public debate.

The Buddhists themselves call this their science a doctrine of logical reasons or a doctrine of the sources of right knowledge or, simply, an investigation of right knowledge. It is a doctrine of truth and error.

In the intention of its promotors the system had apparently no special connection with Buddhism as a religion, i. e., as the teaching of a path towards Salvation. It claims to be the natural and general logic of the human understanding. However, it claims also to be critical. Entities whose existence is not sufficiently warranted by the laws of logic are mercilessly repudiated, and in this point Buddhist logic only keeps faithful to the ideas with which Buddhism started. It then denied a God, it denied the Soul, it denied Eternity. It admitted nothing but the transient flow of evanescent events and their final eternal quiescence in Nirvana. Reality according to Buddhists is kinetic, not static, but logic, on the other hand, imagines a reality stabilized in concepts and names. The ultimate aim of Buddhist logic is to explain the relation between a moving reality and the static constructions of thoughts. It is opposed to the logic of the Realists, the logic of the schools of Nyaya, Vaisesika and Mimamsa for whom reality is static and adequate to the concepts of our knowledge. By the champions of all other established religions in India the Buddhists were generally regarded as arrogant nihilists, and they, in their turn, called their opponents «outsiders» and «pagans». In that sense only is the logical doctrine created by the Buddhists a Buddhist logic.

§ 2. THE PLACE OF LOGIC IN THE HISTORY OF BUDDHISM.

Buddhist logic has its place in the history of Buddhism in India, and it has also its place in the general history of Indian logic and philosophy. In the broad field of Indian logic it constitutes an intermediate Buddhist period, while in the domain of Buddhist philosophy logic constitutes a remarkable feature of the third, concluding phase of Indian Buddhism.

The history of Buddhism in India may be divided, and is divided by the Buddhists themselves, into three periods which they call the three «Swingings of the Wheel of the Law». During all of them Buddhism remains faithful to its central conception of a dynamic impersonal flow of existence. But twice in its history — in the 1st and in the V th centuries A. D. — the interpretation of that principle was radically changed, so that every period has its own new central conception. Roughly speaking, if we reckon, beginning with 500 B. C., 1500 years of an actual existence of Buddhism in the land of its birth, this duration is equally distributed into three periods, each having a duration of about 500 years.

Let us briefly recall the results of two previous works devoted to the first and the second period. The present work, devoted to its third and concluding period, must be regarded as their continuation.

§ 3. FIRST PERIOD OF BUDDHIST PHILOSOPHY.

At the time of Buddha India was seething with philosophic speculation and thirsty of the ideal of Final Deliverance. Buddhism started with a very minute analysis of the human Personality into the elements of which it is composed. The leading idea of this analysis was a moral one. The elements of a personality were, first of all, 4 divided into good and bad, purifying and defiling, propitious to salvation and averse to it. The whole doctrine was called a doctrine of defilement and purification. Salvation was imagined and cherished as a state of absolute quiescence. Therefore life, ordinary life, was considered as a condition of degradation and misery. Thus the purifying elements were those moral features, or forces, that led to quiescence, the defiling ones those that led to, and encouraged, the turmoil of life. Apart of these two classes of conflicting elements, some general, neutral, fundamental elements were also found at the bottom of every mental life, but nothing in the shape of a common receptacle of them could be detected: hence no Ego, no Soul, no Personality. The so called personality consists of a congeries of ever changing elements, of a flow of them, without any perdurable and stable element at all.

This is the first main feature of early Buddhism, its Soul-denial. The No-Soul theory is another name for Buddhism.

The external world was also analysed in its component elements. It was the dependent part of the personality, its sense-data. There were other systems of philosophy which preceded Buddhism and which envisaged the sense-data as changing manifestations of a compact, substantial and eternal principle, the Matter. Buddhism brushed this principle away and the physical elements became just as changing, impermanent and flowing, as the mental were found to be. This constitutes the second characteristic feature of early Buddhism: no Matter, no Substance," only separate elements," momentary flashes of 5 efficient energy without any substance in them, perpetual becoming, a flow of existential moments.

However, instead of the abandoned principles of a Soul and of a Matter, something must have come to replace them and to explain how the separate elements of the process of becoming are holding together, so as to produce the illusion of a stable material world and of perdurable personalities living in it. The were in fact substituted by causal laws, laws of physical and moral causation. The flow of the evanescent elements was not a haphazard process. Every element, although appearing for a moment, was a «dependently originating element ». According to the formula «this being, that arises» it appeared in conformity with strict causal laws. The idea of moral causation, or retribution, the main interest of the system, was thus receiving a broad philosophic foundation in a general theory of Causality. This is the third characteristic feature of early Buddhism. It is a theory of Causation.

A further feature consists in the fact that the elements of existence were regarded as something more similar to energies than to substantial elements. The mental elements were naturally moral, immoral or neutral forces. The elements of matter were imagined as something capable to appear as if it were matter, rather than matter in itself. Since the energies never worked in isolation, but always in mutual interdependence according to causal laws, they were called <synergies>, or cooperators.

Thus it is that the analysis of early Buddhism discovered a world consisting of a flow of innumerable particulars, consisting on the one side of what we see, what we hear, what we smell, what we taste and what we touch; and on the other side — of simple awareness accompanied by feelings, ideas, volitions, whether good volitions or bad ones, but no Soul, no God and no Matter, nothing endurable and substantial in general. 6

However, this flow of interconnected elements in which there were no real personalities was steering towards a definite aim. The steers-men were not personalities or souls, but causal laws. The port of destination was Salvation in the sense of eternal Quiescence of every vestige of life, the absolutely inactive condition of the Universe, where all elements or all «synergies» will loose there force of energy and will become eternally quiescent. The analysis into elements and energies had no other aim than to investigate the conditions of their activity, to devise a method of reducing and stopping that activity, and so to approach and enter into the state of absolute Quiescence, or Nirvana. The ontological analysis was carried in order to clear the ground for a theory of the Path towards Moral Perfection and Final Deliverance, to the perfection of the Saint and to the absolute condition of a Buddha. In this we have a further feature of Buddhism, a feature which it shares with all other Indian philosophic systems, with the only exception of the extreme Materialists. It is a doctrine of Salvation. In the teaching of a path towards this goal the Buddhists had predecessors in early Indian mysticism. All India was divided at the time of Buddha in opponents and supporters of mysticism, in the followers of the Brahmans and those who followed the Shramans, in, so to speak, an open High Church and in popular sects strongly inclined to mysticism. The main idea of this mysticism consisted in the belief that through practice of concentrated meditation a condition of trance could be attained which conferred upon the meditator extraordinary powers and converted him into a superman. Buddhism adapted this teaching to its ontology. Transit meditation became the ultimate member of the Path towards Quiescence, the special means through which, first of all, wrong views and evil inclinations could be eradicated, and then the highest mystic worlds could be reached. The superman, the Yogi, became the Saint, the man or, more precisely, the assemblage of elements, where the element of Immaculate Wisdom 9 becomes the central and predominant principle of a holy life. This gives us the last feature of primitive Buddhism. It is a doctrine of the Saint.

Accordingly the whole doctrine is summarized in the formula of the so called four «truths» or four principles of the Saint, viz. 1) life is a disquieting struggle, 2) its origin are evil passions, 3) eternal Quiescence is the final goal and 4) there is a Path where all the energies cooperating in the formation of life become gradually extinct.

These are the main ideas of Buddhism during the first period of its history, the first «Swinging of the Wheel of the Law». It can hardly be said to represent a religion. Its more religious side, the teaching of a path, is utterly human. Man reaches salvation by his own effort, through moral and intellectual perfection. Nor was there, for ought we know, very much of a worship in the Buddhism of that time. The community consisted of recluses possessing neither family, nor property, assembling twice a month for open confession of their sins and engaged in the practice of austerity, meditation and philosophic discussions.

The Buddhism of this period, i.e., after Asoka, was divided into 18 schools on points of minor importance. The acceptance of a shadowy, semi-real personality by the school of the Vatsiputrîyas was the only important departure from the original scheme of that philosophy.

§ 4. SECOND PERIOD OF BUDDHIST PHILOSOPHY.

At the verge of the fifth century of its history a radical change supervened in Buddhism, in its philosophy and in its character as a religion. It forsook the ideal of a human Buddha who disappears completely in a lifeless Nirvana and replaced it by the ideal of a divine Buddha enthroned in a Nirvana full of life. It forsook the egoistic ideal of a personal Salvation and replaced it by the Universal Salvation of every life. It changed at the same time its philosophy from a radical Pluralism into as radical a Monism. This change seems to have been contemporaneous with a development in the brahmanic religions of India where at the same epoch the great national Gods, Shiva and Vishnu, began to be worshipped and established on the background of a monistic philosophy.

The fundamental philosophic conception with which the new Buddhism started was the idea of a real, genuine, ultimate existence, 8 or ultimate reality, a reality shorn of all relations, reality in itself, independent, unrelated reality. Since all the physical and mental elements established by the pluralism of early Buddhism were admittedly interrelated elements, or cooperating forces, none of them could be viewed as ultimately real. They were interrelated, dependent and therefore unreal. Nothing short of the whole of these elements, the whole of the wholes, the Universe itself viewed as a Unity, as the unique real Substance, could be admitted as ultimately real. This whole assemblage of elements, this Elementness as a Untity, was then identified with Buddha's Cosmical Body, with his aspect as the unique substance of the Universe. The elements established in the previous period, their classifications into five groups, twelve bases of our cognition and eighteen component parts of individual lives were not totally repudiated, but allowed only a shadowy existence as elements not real in themselves, elements «devoid » of any ultimate reality. In the former period all personalities, all enduring substances, Souls and Matter were denied ultimate reality. In the new Buddhism their elements, the sense data and the fundamental data of consciousness, nay even all moral forces, followed the Souls in a process of dialectical destruction. The early doctrine receives the name of a No-Soul and No-Substance doctrine. The new Buddhism receives the name of a No-Elements doctrine, a doctrine of the relativity and consequent 9 unreality of all elementary data into which existence has been analysed.

This is the first outstanding feature of the new Buddhism. It denies the ultimate reality of the elements accepted as real in early Buddhism.

The doctrine of Causality, causality as functional interdependence of every element upon all the others not as production of something out of other things, this doctrine so characteristic of Buddhism from its beginning, is not only retained in the new Buddhism, but it is declared to be the foundation-stone of the whole edifice. However, its meaning is slightly changed. In primitive Buddhism all elements are interdependent and real, in the new Buddhism, in accordance with the new definition of reality, they are unreal because interdependent103. Of the principle of «Interdependent Origination» the first part is emphasized, the second is dropped altogether. From the point of view of ultimate reality the universe is one motionless whole where nothing originates and nothing disappears. Neither does something originate out of the same stuff, as the Sankhyas think, nor do the things originate from other things as the Vaisesikas maintain, nor do the elements flash into existence for a moment only as the early Buddhists think. There is no origination altogether. This is the second feature of the new Buddhism, it repudiates real causality altogether by merging reality in one motionless Whole.

However, the new Buddhism did not repudiate the reality of the empirical world absolutely, it only maintained that the empirical reality was not the ultimate one. There were thus two realities, one on the surface the other under the surface. One is the illusive aspect of reality, the other is reality as it ultimately is. These two realities or « two truths » superseded in the new Buddhism the «four truths» of the early doctrine. 10

A further feature of the new Buddhism was the doctrine of complete equipollency between the empirical world and the Absolute, between Samsara and Nirvana. All elements which were in early Buddhism dormant only in Nirvana, but active energies in ordinary life, were declared to be eternally dormant, their activity only an illusion. Since the empirical world is thus only an illusory appearance under which the Absolute manifests itself to the limited comprehension of ordinary men, there is at the bottom no substantial difference between them. The Absolute, or Nirvana, is nothing but the world viewed sub specie aeternitatis. Nor can this aspect of the absolutely Real be cognized through the ordinary means of empirical cognition. The methods and results of discursive thought are therefore condemned as quite useless for the cognition of the Absolute. Therefore all logic as well as all constructions of early Buddhism, its Buddhology, its Nirvana, its four truths etc. are unflinchingly condemned as spurious and contradictory constructions. The only source of true knowledge is the mystic intuition of the Saint and the revelation of the new Buddhist Scriptures, in which the monistic view of the universe is the unique subject.. This is a further outstanding feature of the new Buddhism, its merciless condemnation of all logic, and the predominance given to mysticism and revelation.

Subsequently a school of more moderate tendencies broke off from the main stock of these Relativists, the so called Svatantrika school. It admitted some logic for the argumentative defense of its standpoint which nevertheless consisted in a dialectical destruction of all the fundamental principles on which cognition is based.

The Path towards Salvation was changed into the Grand Vehicle in that sense that the ideal of the former period, of the Small Vehicle, was declared to be egoistic, and another ideal, not personal Salvation, but the Salvation of mankind, nay of all the Universe of the living creatures, was declared to harmonise with the monistic tendency of speculation. The empirical world was allowed a shadow of reality only in that sense that as a field for the practise of transcendental altruistic virtues, of the Universal Love, it was a preparation for the realisation of the Absolute. The Immaculate Wisdom which was 11 one of the elements of the Saint, became now, under the name of the Climax of Wisdom, identified with one aspect of Buddha's Cosmical Body, his other aspect being the world sub specie aeternitatis. Buddha ceased to be human. Under the name of his Body of Highest Bliss he became a real God. He however was not the Creator of the World. This feature the new buddhology retained from the preceding period. He was still subject to the law of causation or, according to the new interpretation, to illusion. Only the Cosmical Body, in its twofold aspect, was beyond illusion and causation. Buddhism in this period becomes a religion, a High Church. Just as Hinduism it gives expression to an esoteric Pantheism behind a kind of exoteric Polytheism. For its forms of worship it made borrowings in the current, thaumaturgic, so called « tantristic » rites. For the sculptural realisation of its ideals it made use, at the beginning, of the mastership of Greek artists.

Such were the deep changes which supervened in Buddhism in the second period of its history.

The new or High Church did not mean, however, an exclusion from the former or Low Church. The theory was developped that every man, according to his natural inclination, according to the «seed» of Buddhahood which is in his heart, will either choose the Grand Vehicle or the Small one as a the proper means for his Salvation. Both churches continued to live under the roof of the same monasteries.

§ 5. THE THIRD PERIOD OF BUDDHIST PHILOSOPHY.

After another quinquentenary, at the verge of the first millennium of the history of Buddhism in India, a further important change supervened in the orientation of its philosophy. The following development became contemporaneous with the golden age of Indian civilization, when a great part of India was united under the prosperous rule of the national dynasty of the Guptas. Arts and sciences flourished and the Buddhists took a prominent part in this revival. The new direction was finally given to Buddhist philosophy 12 by two great men, natives of Peshaver, the brothers Saint Asanga and Master Vasubandhu. Evidently in accordance with the spirit of the new age, the condemnation of all logic which characterized the preceding period, was forsaken, and Buddhists began to take a very keen interest in logical problems. This is the first outstanding feature of that period, a keen interest in logic, which towards the end of the period becomes overwhelming and supersedes all the former theoretical part of Buddhism.

The starting point of the new departure seems to have been something in the kind of an Indian „Cogito, ergo sum". «We cannot dent the validity of Introspection, the Buddhists now declared, as against the school of total Illusionism, because, if we deny introspection, we must deny consciousness itself, the whole universe will then be reduced to the condition of absolute cecity ». «If we do not really know that we cognize a patch of blue, we will never cognize the blue itself. Therefore introspection must be admitted as a valid source of knowledge The problem of Introspection afterwards divided all India as well as the Buddhists into two camps, its advocates and its opponents, but originally the theory, seems to have been directed against the extreme skepticism of the Madhyamikas. It constitutes the second feature of Buddhist philosophy in its third period.

A further feature, a feature which gave its stamp to the whole period, consists in the fact that the skepticism of the preceding period was fully maintained, regarding the existence of an external world. Buddhism became idealistic. It maintained that all existence is necessarily mental and that our ideas have no support in a corresponding external reality. However, not all ideas were admitted as equally real; degrees of reality were established. Ideas were divided in absolutely fanciful, relatively real and absolutely real. The second and the third category 13 were considered as real. Two realities were admitted, the relatively and the absolutely real, whereas, in the preceding period, all ideas were declared to be unreal,' because they were relative.' This is the third feature of the last phase of Buddhist philosophy, it became a system of Idealism.

Finally, a prominent feature of the new Buddhism is also its theory of a «store-house consciousness », a theory which is predominant in the first half of the period and dropped towards its end. There being no external world and no cognition apprehending it, but only a cognition which is introspective, which apprehends, so to say, its own self, the Universe, the real world, was assumed to consist of an infinity of possible ideas which lay dormant in a «storehouse» of consciousness. Reality becomes then cogitability, and the Universe is only the maximum of compossible reality. A Biotic Force was assumed as a necessary complement to the stored consciousness, a force which pushes into efficient existence the series of facts constituting actual reality. Just as the rationalists in Europe assumed that an infinity of possible things are included in God's Intellect and that he chooses and gives reality to those of them which together constitute the maximum of compossible reality, just so was it in Buddhism, with that difference that God's Intellect was replaced by a «store-house consciousness» and his will by a Biotic Force. This is the last outstanding feature of the concluding phase of Buddhist philosophy.

Just as the two preceding periods it is divided in an extreme, and a moderate school. The latter, as will appear in the sequel of this work, dropped the extreme idealism of the beginning and assumed a critical or transcendental idealism. It also dropped the theory of a «store house consciousness », as being nothing but a Soul in disguise.

As a religion Buddhism remained in this period much the same as it has been in the preceding one. Some changes were introduced in the theory of Nirvana, of the Buddha and of the Absolute in order to bring it in line with the idealistic principles of the system. The 14 greatest men of this period seem to have been free thinkers. The elucidation of their system of philosophy is the object of the present work. [Schema omis]

§ 6. THE PLACE OP BUDDHIST LOGIC IN THE HISTORY OF INDIAN PHILOSOPHY.

Such was the state of affairs which the first Buddhist logicians have found in their own Buddhist home when they first took up the study of logic. They found there three different systems. But in the wider purview of All India the variety of philosophic opinion was still greater. It was really infinite. However, out of all this infinite variety seven philosophic systems seem to have exercised some traceable, either positive or negative, influence upon the formation of the different phases of Buddhist philosophy.' They were, 1) the Materialists, (Cârvâka-Bârhaspatya), 2) the Jains with their doctrine of universal animation, 3) the evolutionism of Sânkhya, 4) the mysticism of Yoga, 5) the Monism of Aupanisada-Vedanta, 6) the realism of the ortodox Mîmâmsakas and 7) the realism of Nyaya-Vaisesika.



1) The Materialists.

The Indian Materialists denied the existence of any spiritual substances, as all Materialists indeed are doing. Therefore no Soul, no God. The spirit only a product of certain material stuffs, just as wine-spirit is the product of fermentation. They therefore, first of all, admitted of no other source of our knowledge than sense-perception. Knowledge consists for them, so to speak, in physiological reflexes. They, next to that, denied every established order in the Uniyerse, other than a haphazard order. They admitted of no a priori, binding, eternal moral law. “The stick", they maintained, i. e. the penal code is the law. They therefore denied retribution, other than a haphazard retribution from the wordly power. To speak Indian, they denied the law of karma. It is a noticeable fact that materialism was fostered and studied in India especially in schools of political thought. Political 16 men, having thus freed their conscience from every moral tie, preached a businesslike macchiavelism in politics. They supported the established order and the religion upon which it was founded, without caring to be religious themselves. But not only did materialism flourish, so to speak, among the governing class of the Hindu society, it also had its votaries among the popular circles. From among the six successful popular preachers who were wandering through the villages of Hindustan during the life-time of Buddha, two at least were materialists.

A further feature of Indian materialism, which is but a consequence of the foregoing one, is that it denied every higher aim in life other. than personal interest. The idea of a self-sacrifice, of a sacrifice of one's interests and even of one's life for a higher aim, this so prominent a feature of Buddhism, seemed ridiculous to them. To speak Indian, they denied Nirvana. «Your death is your Nirvana» they maintained,' there is no other!

In the denial of a Soul and of a God Buddhism fell in line with the Materialists. It diverged from them in maintaining Karma and Nirvana.

[...]





§8 THE LIMITS OF COGNITION. DOGMATISME AND CRITICISM.

It is clear from what has been already stated, and it will be proved by the whole of our subsequent analysis, that Buddhist philosophy had a decidedly critical, anti-dogmatic tendency. Philosophy started 75 in India, just as in other countries, by semipoetical flights of fancy embracing the whole of the Universe. During its infancy it is filled with dogmatical glib assertions regarding the sum total of existing things. Such was the character of Indian philosophy in the period of the Upanishads. Early Buddhism, in opposing their monistic tendency, manifested a spirit of criticism which resulted in a pluralistic system of existence dissected in its elements of Matter, Mind and Forces. Later Buddhism continued this critical spirit with the result that the ontology and psychology of the preceding period were entirely superseded by a system of logic and epistemology. It forsook the dogmatical method of mere assertions and turned its face to an investigation of the sources and limits of cognition. The sources, we have seen, are only two, and the limit which they cannot transcend, we have also seen, is experience, i. e., sensuous experience. What is super-sensuous, what transcends the limits of the empirical world is uncognizable.

It is true, we are in possession of an unsensuous source of knowledge, it is our understanding. But this source is not direct, not independent, it cannot go beyond sensuous experience. Therefore all super-sensuous objects, all objects which are «unattainable as to the place where they exist, as to the time when they exist, as to the sensible qualities which they possess » are uncognizable. Consequently all metaphysics is doomed. Such objects are « unascertainable » Our understanding, or our productive imagination, may indulge in different kinds of constructions in the super-sensuous domain, but all such constructions will be dialectical, that is to say, self-contradictory. Non-contradiction is the ultimate test of reality and truth.

It cannot but strike the historian that the dogma of Buddha's Omniscience, which is so firmly established in another part, in the religious part, of Buddhism, is emphatically declared to be dialectical, it is an object regarding which we can « ascertain », nothing, neither in the way of an affirmation nor in the way of a denial. The same applies, e. g., to the dogmatic idea of the Vaisesika school regarding the reality of the Universals. It is dialectical, since the reasons which are adduced in order to establish this objective reality are counterbalanced by other reasons of equal strength which may be adduced for its repudiation. 76

We find in Dharmottara's work the following very characteristic statement. «When an inference, says he, and the logical construction, on which it is founded, are dogmatically believed, the foundation of the argument is dogma». Such arguments «are not naturally evolved out of (an unprejudiced consideration of real facts, but) they are produced under the influence of illusive (dialectical) ideas... » « There are subjects which are the proper place for such arguments, viz, metaphysical (super-sensuous) problems, problems unaccessible neither to direct observation nor to correct ratiocination, as, for instance, the problem of the reality of the Universals. When the investigation of these problems is tackled, dogmatical argumentation flourishes...» «It often happens that promotors of scientific doctrines, being mistaken as to the real nature of things, ascribe to them features that are contradictory... » «But when the argument is founded on the properly observed real nature of real things, when either a case of necessary succession or of necessary coexistence or of the absence (of an ascertainable object) is thus established, there is no room for contradiction ». «Facts are established as logical reasons not by any (arbitrary) arrangement, but by their real nature. Therefore when the facts of coexistence, succession or absence are established as the real condition of real things, there can be no contradiction. An established fact is an ultimately real fact. Properly established is a fact which is established without trespassing (into the domain of fancy)... Such facts are not founded on imagination, but they stand as stands reality itself ». An example of such a dogmatic assertion is the theory of the objective reality of Universals.

Kamalasîla delivers himself to the same effect in the following remarkable passage. « Buddha himself was pleased to make the following statement: „O Brethren! he exclaimed, never do accept my words 77 from sheer reverential feelings! Let learned scholars test them (as goldsmiths are doing by all the three methods) of fire, of breaking (the golden object into pieces) and of the touching stone"). In these words the Buddha has declared that there are only two (ultimate sources) of our knowledge, they constitute the essential principles of sense-perception and inference (i. e., sensibility and understanding). This he has intimated by the character of the examples chosen to illustrate (the methods of testing his own words). Sense-perception is suggested by the example of fire with which it is similar (by being a direct proof). Inference is suggested by the example of the touching stone with which it is similar (by being an indirect proof). The ultimate test is the absence of contradiction. This has been suggested (by the example of the jeweller whose ultimate test requires) the breaking up (of the golden object into pieces). This (last method), however, is (not an ultimately different third source of knowledge, it is nothing but a kind of) inference (114. b. 4). In accordance (with these three sources of knowledge) the objects cognized are also of three different kinds, viz, the present, the absent and the transcendental. Thus when an object spoken of by Buddha is present, it must be tested by direct perception, just as the purity of gold is tested by fire. If the object is hidden (but its mark is present), it must be tested by a (sound) inference, just as the purity of gold when tested by the touching stone. But if the object is transcendental, it must be tested by the absence of contradiction, just as a jewel (when fire and touching stone are not appropriate) must be broken (in order to establish the purity of its gold). Thus even in those cases when we have a perfectly reliable sacred (Buddhist) text dealing with a transcendental subject of discourse, we will proceed (not by believing in the text), but by believing (in reason as the only) source of theoretical knowledge

The examples of objects transcendental are, first of all, Moral Duty and Final Deliverance, the laws of karma and of nirvana. These objects are not experimentally known, but they are not contradictory, therefore Buddha's revelation of them can be accepted.

Morality and Final Deliverance, indeed, cannot be founded on experience. The law of karma as the mainspring regulating the world process 78 and the law of nirvana as the ultimate aim of that process are assertions which regard the sum total of existence, but they are not dialectical, not contradictory, not « unascertainable as to place, time and quality », they are non-empirical, transcendental reality which a critical theory of cognition must nevertheless assume.

Besides, although all our knowledge is limited to the domain of possible experience, we must distinguish between this empirical knowledge itself and the a priori conditions of its possibility. The sharp distinction between sensibility and understanding as the two unique sources of knowledge leads directly to the assumption of pure sensibility, of pure object and of pure reason (or understanding). These are things that are not given in experience, but they are not contradictory, they are even necessary as the a priori conditions of the whole of our knowledge, without which it would collapse. We must therefore distinguish between the metaphysical and transcendental objects. The first are objects « unascertainable neither in regard of the place where they are situated, nor in regard of the time when they exist, nor in regard of the sensible properties which they possess». The second are, on the contrary, ascertainable as to their presence in every bit of our knowledge, since they are the necessary condition of the possibility of empirical knowledge in general, but they by themselves cannot be represented in a sensuous image, they are, as Dharmottara says, .« unattainable by (knowledge)». Thus it is that metaphysical or transcendent things are constructed concepts, but they are illusions, dialectical and contradictory. Transcendental, or a priori things, as e. g., the ultimate particular, the ultimate thing as it is in itself, are not only real, but they are reality itself, although not given in a concept, since by its very essence it is a non-concept. More will be said on this subject at several places in the course of the progress of our investigation.



PART II. THE SENSIBLE WORLD.



CHAPTER I. THE THEORY OF INSTANTANEOUS BEING (KSANIKA-VADA).

§ 1. THE PROBLEM STATED.

In the preceding chapter the importance has been pointed out which the Buddhists attach to their fundamental principle that there are two, and only two sources of knowledge, the senses and the understanding, and to the fact that they are utterly heterogeneous, so as to be the one the negation of the other. We thus have a sensuous and non-sensuous, or a non-intelligible and an intelligible source of knowledge.

In the opening words of his great treaty Dignaga makes the statement that in strict conformity with this double source of knowledge the external world is also double, it is either the particular or the general; the particular is the object corresponding to sensuous cognition, the general, or universal, is the object corresponding to the understanding or the reason. We thus have a double world, in India just as in Europe, a sensible one and an intelligible one, a mundus sensibilis and a mundus intelligibilis, a [en grec]. We will now proceed to examine the Buddhist ideas of the one and of the other.

The sensible world consists of sensibilia which are but momentary flashes of energy. The perdurable, eternal, pervasive Matter which is imagined as their support or substratum is a fiction of the Sankhyas and other schools. All things without exception are nothing but strings of momentary events. «This their character of being instantaneous, of being 80 split in discrete moments, says Kamalasila, pervades everything. By proving this our fundamental thesis alone, we could have repudiated at one single stroke the God (of the theists), the eternal Matter (of the Srinkyas) and all the wealth of (metaphysical) entities imagined by our opponents. To examine them one by one, and to compose elaborate refutations at great length was a perfectly useless trouble, since the same could have been done quite easily. Indeed, no one of our opponents will admit that these entities are instantaneous, that they disappear as soon as they appear, that their essence is to disappear without leaving any trace behind. We, indeed, are perfectly aware that by prooving the instantaneous character of Being in general, these (metaphysical) entities would have been eo ipso repudiated. We, therefore, will proceed to expatiate upon the arguments in proof of this theory in order (once more) to repudiate those entities which have already been examined, viz God, Matter (Nature, the Soul as it is established in different schools), up to the (half-permanent) «personality» of the Vatsiputriya-Buddhists; and in order also to support the repudiation of those (enduring) entities which will be examined in the sequel, viz the Universals, Substance, Quality, Motion, Inherence, up to the (instantaneous) elements existing in «the three times» (as they are admitted by the Sarvatistivada-Buddhists), the (eternal) Matter as admitted by the Materialists, the eternal Scriptures as admitted by the brahmins. Thus (no vestige of an enduring entity will be left) and the theory of Instantaneous Being will be clearly established. A critical examination of the (supposed) stability of existence contains therefore the final outcome of all Buddhist philosophy». Such is the leading idea of Buddhism — there is no other ultimate reality than separate, instantaneous bits of existence. Not only eternal entities, be it God or be it Matter, are denied reality, because they are assumed to be enduring and eternal, but even the simple stability of empirical objects is something constructed by our imagination. Ultimate reality is instantaneous.

§ 2. REALITY IS KINETIC.

« It is natural, says the same Kamalasila, on the part of a normal human being who is engaged in the pursuit of his daily aims to enquire about the existence or non-existence of everything (he wants)... Not to do it would be abnormal. Therefore, anything a man avails himself of, whether directly or indirectly, in whatsoever a place, at whatsoever a time, is called by him real... Now, we (Buddhists) prove that such (real) things, viz things that are objects of some purposive actions, are instantaneous, (they have a momentary duration). There is no exception to the rule that the capacity of being the object of a purposive action is the essential feature establishing reality. It is a feature conterminous with existence. But a thing cannot be the object of a_purposive action and cannot be efficient otherwise than by its last moment. Its former moments cannot overlap the moment of efficiency in order to produce the effect, still less can its future moments produce the preceding effect. «We maintain, says the same author, that an object can produce something only when it has reached the last moment of its existence (which is also its unique real moment), its other moments are non efficient». When a seed is turned into a sprout, this is done by the last moment of the seed, not by those moments when it lay placidly in the granary. [...]



§ 3. ARGUMENT FROM THE IDEALITY OF TIME AND SPACE.

[...]

It is clear that. the Indian realists, just as some European rationalists. considered Time and Space as two all embracing receptacles containing each of them the entire Universe.

The separate reality of these two receptacles is denied by the Buddhists. Real, we have seen, is a thing possessing a separate efficiency of its own. The receptacles of the things have no separate efficiency. Time and Space cannot be separated from the things that exist in them. Hence they are no separate entities. Owing to our capacity of productive imagination we can take different views of the same object and distinguish between the thing and its receptacle, but this is only imagination. Every point-instant may be viewed as a particle of Time, as a particle of Space and as a sensible quality, but this difference is only a difference of our mental attitude' towards that point-instant. The point-instant itself, the ultimate reality cut loose from all imagination is qualityless, timeless and indivisible.

[...]

§ 7. ARGUMENTS FROM AN ANALYSIS OF THE NOTION OF EXISTENCE.

[...]

The first argument consists in deducing analytically the fact of constant change from the conception of existence. Existence, real existence, we have seen, means efficiency, and efficiency means change. What is absolutely changeless is also absolutely unefficient; what is absolutely unefficient does not exist. For instance, the Cosmical Ether, even in the opinion of those who admit that it is a stuff, it is supposed to be motionless. But for the Buddhists, the motionless is causally unefficient and therefore does not exist. Motionless and unexistent are convertible terms, since there is no other means to prove one's existence than to produce some effect. If something exists without any effect at all, its existence is negligible. The Buddhists conclude that whatsoever does not change, does not exist.

The argument is thrown into the form of the following syllo-gism.5

Major premise. Whatsoever exists is subject to momentary change.

Example. As, e. g., a jar (whose ultimate reality is but a point-instant of efficiency).

Minor premise. But the Cosmical Ether is supposed to be motionless.

Conclusion. It does not exist.

That all existing objects are changing every moment is proved by a dilemma. Existing means efficient. The question then arises, is this efficiency perdurable or is it momentary? If it is perdurable, then all the moments the object is supposed to last must participate in the production of the effect. But that is impossible. The preceding moments cannot overlap the last moment in order to participate in the production of the effect. Perdurable means static and static means non efficient, i. e., not producing at the time any effect; unefficient means non existing. Every real object is efficient in producing the next following moment of its duration. The object must therefore produce its effect at once or it will never produce it. There is nothing intermediate between being static and not being static. To be static means to be motionless and eternally unchanging, as the Cosmical Ether was supposed to be (by Indian realists as well as by some modern scientists). Not to be static means to move and to change every moment. Things cannot stop and after taking rest begin to move again, as the naive realism of common life and realistic philosophy assumes. There is motion always going on in living reality, but of this motion we notice only some special moments which we stabilize in imagination.

[...]



CHAPTER IV. ULTIMATE REALITY (PARAMARTHA-SAT).

§ 1. WHAT IS ULTIMATELY REAL.

The two preceding chapters and the introduction must have elicited with sufficient clearness the manner in which the Buddhists of the logical school have tackled the problem of Ultimate Reality. Positively the real is the efficient, negatively the real is the non-ideal. The ideal is the constructed, the imagined, the workmanship of our understanding. The non-constructed is the real. The empirical thing is a thing constructed by the synthesis of our productive imagination on the basis of a sensation. The ultimately real is that which strictly corresponds to pure sensation alone. Although mixed together in the empirical object, the elements of sensation and imagination must be separated in order to determine the parts of pure reality 5 and of pure reasons in our cognition. After this separation has been achieved it has appeared that we can realize in thought and express in speech only that part of our cognition which has been constructed by imagination. We can cognize only the imagined superstructure of reality, but not reality itself.

[...]



§ 3. REALITY IS UNUTTERABLE.

Ideality or thought-construction, being by its very definition something that can be expressed in a name, it is clear that reality, as pure reality, the contradictorily opposed thing to ideality, must be something that cannot be expressed in speech. A reality which is stripped off from every relation and every construction, which has neither any position in time and space nor any characterizing quality, cannot be expressed, because there is in it nothing to be expressed, except the fact that it has produced a quite indefinite sensation. If a patch of blue has produced a visual sensation, we must distinguish in this mental occurrence two radically different facts.

[...]



506

PART V. REALITY OF THE EXTERNAL WORLD.

§ 1. WHAT IS REAL.

What reality is according to Buddhist logicians has been stated at the beginning. It has also been stated that reality is double, direct and indirect. Direct reality is the reality of sensation, indirect is the reality of a concept referred to a sensation.

There is a pure reality, that is the reality of pure sensation, and there is a pure ideality, or pure reason. Pure ideality is the non-reality of a concept which is not referred to a sensation. The real is moreover called particular, and the ideal is called universal. The real is also the thing, and the ideal is the idea, the non-thing. Absolutely real is the thing as it is «in itself », it is pure affirmation. Unreal is the thing as it is «in the other», or differentiated from the other, it is therefore negation (or dialectical). We thus have a general dichotomy of which the one side is called 1) reality, 2) sensation, 3) particular, 4) thing «in itself» or 5) affirmation; and the other side is respectively called by the five names of 1) ideality, 2) conception, 3) universal, 4) the thing «in the other », 5) negation.

Now the second side of this dichotomy is monolithic, it is entirely internal, there are no universals nor any negations in the external world. But the first side does not seem to be so monolithic; it is split in two parts, an internal and external one. The internal is sensation the external is the thing, that thing which is the thing « in itself».

The definition of reality is a capital issue between Hinayana and Mahayana. The early schools are champions of the principle «e v er y-thing exists ». This slogan is explained as meaning that the Elements 507 exist. They are arranged in 75 kinds or in 12 categories. They include the subject and the object, internal as well as external items. A unit of a feeling, of an idea, of a volition, is as much an Element of reality as a unit of colour, of sound or of a tactile sense-datum, i. e., of matter. There is no difference in respect of existence between materiality and ideality. Everything is equally real. There is therefore no difference in the degree of reality between a thing and its qualities. « Whatsoever is found to exist is a thing ». The reality of a jar is the reality of a patch of colour (one thing), of a shape (another thing), of something hard (a third thing), of an image (a thing again) etc.; but there is absolutely no such real thing as their unity in a jar. The jar is imagination. Just as the Ego is imagination, althoug all its Elements, the five skandhas are «things», i. e., Elements. The eternal items, Nirvana and Empty Space, are also Elements, ergo things. Element, reality, existence, thing are convertible terms.

In Mahayana this is radically changed. In the first period of Mahayana nothing but the motionless whole is declared to be absolutely real. For the logicians Reality is opposed to Ideality. Not only every idea, feeling and volition, but everything constructed by the intellect, every Universal, every quality, every duration and every extension is ideal, not real. Real is only the thing in its strictest sense, that which contains not «the slightest bit.. of intelligible construction. Such a thing is reality itself, it is the Thing-in-Itself. It is just the Kantian Realiteit, Sachheit, the thing which corresponds to pure sensation.

This radical difference in the view of Reality culminated in the different conception of Nirvana or Eternity. In Hinayana it is an Element, a thing, just as Empty Space is also a thing. In Mahayana it is not a separate Element, not a separate thing.

Thus it is that in the logical school Reality is not put on the same level as Ideality. Real is only the mundus sensitilis. The concepts have a merely functional reality. In accord with this double character of its subject-matter, logic is also double. There is a logic of consistency and a logic of reality. The first is the logic of interdependence between two concepts, the second is the logic of referring these concepts 508 to reality. The first is the logic embodied in the major premise of the syllogism, the second is the logic embodied in the minor premise or in the perceptual judgment. Our analysis of sense-perception, judgment, inference, syllogism and the logical fallacies must have sufficiently elicited this double character of logic. Just as the logical fallacies, or error, is distinguished into error against consistency (or error in the major premise) and error against reality (or error in the minor premise); just so is truth also divided in a truth of consistency (or truth of the major premise) and truth of reality, (or truth of the minor premise and of the perceptual judgment).

§ 2. WHAT IS EXTERNAL.

To be external means to be beyond. To be external to cognition means to be beyond cognition, to transcend cognition, to be the object residing outwards from cognition. If reality is external, the real and the external would then be convertible terms. But the object does not lie absolutely beyond cognition. Hegel accused the Kantian Thing-in-Itself of lying absolutely beyond cognition and being absolutely incognizable. But there is no dire necessity of splitting reality into two parts, sensation and the particular thing. The thing can be reduced to sensation.

The relative terms subject-object, internal-external are apt to give rise to misunderstandings, if their different meanings are not taken into consideration. Our ideas, feelings and volitions are apprehended by introspection.2 They are the «objects» of introspection, but they are not external. Ideas are themselves introspective, that is, self-conscious. There is in this case that identity between subject and object which Hegel extended to the subject-object relation in general. Quite different is the subject-object relation between the external material world and the internal mental domain. The external is real and effi-cient,3 the, internal is ideal and imagined.4 The fire which burns and cooks is real, the fire which I imagine in my head is ideal. But ideal does not mean altogether unreal. The real and the ideal are two 509 heterogeneous realities causally connected, the external object is the cause of the internal image. They are connected by causality, not by identity of reference. There is identity between them only from the standpoint of the Idealist who confounds reality with ideality. The external thing is a particular, it is moving, instantaneous and positive. The internal image is universal, immutable and negative.

The necessity of assuming an external object corresponding to sensation is psychological, it is not logical, not absolute.

§ 3. THE THREE WORLDS.

Independently from the path of logic which leads into either a world of things or a world of ideas, there is the path of Mysticism, which leads into the metalogical intuition of the Universe as a Whole. There are thus three different worlds, or three different planes of existence, each existing in its own right. There is the ultimate metaphysical plane where the Universe represents a motionless Unity of the One-without-a-Second. There is the logical plane where it represents a pluralistic reality of Matter and Ideas cognized in sensations and conceptions. And there is a third, intermediate plane where there is no Matter at all, there are only Ideas. Matter itself is an idea. Besides the world of P armenid es there is the world of Aristotle, and in the middle between them there is the Platonic world of ideas. Far from excluding one another these three worlds exist every one in its own right and in its own respective plane, they mutually supplement the one the other and it depends upon where we start to arrive in the one or the other of them. If we start with logic, and its «law of all laws », the law of Contradiction, we will arrive into a pluralistic world, whether it be the world of the naive realist or of the critical one. If we start with metalogic and neglect the law of Contradiction, we will plunge straight off into Monism. If we start with Introspection, which apprehends a double world of things and ideas, and if we cancel the logically superfluous duplicate of the things and admit the objectivity of ideas only, we will be in full Idealism. Dignaga has written his Prajñâpârmitâ-pindartha from the standpoint of the Monist, his Alambana-pariksâ in defence of Idealism, and he has established the mighty edifice of his logic, his chief concern, on a foundation of critical realism. He has eschewed naive realism, that realism which cancels both introspection and images and remains by the direct perception of the external things alone (as the Mîmamsakas and Vaisesikas have done).

[...]







F. VARELA ~1990



104



« Ceux qui croient en la substantialité ne

sont guère plus que des vaches ;

Ceux qui croient en la vacuité sont pires. »

Saraha (ca. ixe siècle après J.-C.)



Chapitre 10 La voie moyenne

Évocations de l'absence de fondements

Notre parcours nous a conduits à constater que ce que nous prenions pour un sol ferme ressemble bien plus à du sable mouvant. Nous sommes partis de notre sens commun de chercheurs en sciences cognitives et nous avons découvert que notre cognition émerge de l'arrière-plan d'un monde qui s'étend au-delà de nous, mais qui ne peut être saisi hors de notre corporéité. Quand nous avons détourné notre attention de cette circularité fondamentale pour suivre le mouvement de la seule cognition, nous avons découvert que nous ne pouvions y discerner de fondement subjectif, de soi permanent et stable. Lorsque nous avons tenté de trouver le fondement objectif dont nous pensions encore qu'il était indispensable, nous avons découvert un monde enacté par l'histoire de nos couplages structurels. Finalement, nous avons vu que ces diverses formes d'absence de fondements n'en forment qu'une : l'organisme et l'environnement s'enveloppent et se dévoilent mutuellement dans la circularité fondamentale qui est la vie même.

Notre discussion de la cognition dans la perspective de l'enac-tion indique sans détour ce qui sera au coeur de nos préoccupations dans ce chapitre et dans celui qui suit. Les mondes enactés par différentes histoires de couplage structurel sont accessibles à une investigation scientifique détaillée, mais ils ne possèdent pas de substrat ou de fondement permanent ; de ce fait, ils sont en dernière instance dépourvus de fondements. Nous devons à présent affronter de plein fouet cette absence de fondements dont nous avons rencontré de multiples évocations. Si notre monde est sans fondements, comment devons-nous comprendre notre expérience quotidienne en lui ? Nous avons le sentiment que notre expérience est donnée, inébranlable et inchangeable. Comment pourrions-nous ne pas éprouver le monde comme indépendant et bien fondé ? De quelle autre signification l'expérience du monde pourrait-elle être porteuse ?

La science et la philosophie occidentales nous ont contraints à affronter, selon les termes du philosophe Hilary Putnam, « l'impossibilité d'imaginer à quoi pourraient ressembler des "fondements" crédibles 1 », mais elles ne nous ont apporté aucun moyen de développer une perception directe et personnelle de l'absence de fondements de notre propre expérience. Les philosophes peuvent penser que cette tâche n'est pas indispensable ; mais s'il en est ainsi, c'est dans une large mesure parce que la philosophie occidentale s'est davantage préoccupée de la compréhension rationnelle de la vie et de l'esprit que de la pertinence d'une méthode pratique visant à transformer l'expérience humaine.

En effet, le débat philosophique contemporain accrédite fortement l'idée que la question de savoir si le monde dépend ou non de l'esprit change peu de chose — à supposer qu'elle change quoi que ce soit — à notr?, expérience quotidienne. Penser autrement reviendrait à refuser non seulement le « réalisme métaphysique », mais aussi le réalisme empirique, celui du sens commun quotidien, ce qui est absurde. Mais ce présupposé philosophique courant confond les deux sens très différents que peut revêtir l'expression « réalisme empirique ». D'une part, cette expression peut signifier que notre monde continuera à nous être familier, avec ses objets et ses événements porteurs de diverses qualités, même si nous découvrons que ce monde n'est pas prédonné et bien fondé. D'autre part, cette expression peut vouloir dire que nous ferons toujours l'expérience de ce monde familier comme s'il possédait des fondements ultimes, que nous sommes « condamnés » à vivre le monde comme s'il avait des fondements, même si nous savons philosophiquement et scientifiquement qu'il n'en a pas. Cette dernière supposition n'est pas innocente, car elle impose une limite a priori aux possibilités humaines de développement et de transformation. Il est essentiel de comprendre que nous pouvons contester cette supposition

1. Hilary Putnam (1987), p. 29.



sans mettre en question le premier sens selon lequel on peut dire que les choses ont une existence réelle et indépendante.

La raison pour laquelle ce point est capital est que notre situation historique exige non seulement que nous abandonnions le projet philosophique de trouver des fondements, mais que nous apprenions à vivre dans un monde sans fondements. Laissée à elle-même, la science — c'est-à-dire la science dépourvue de tout lien avec l'expérience humaine quotidienne — est incapable d'accomplir cette tâche. Comme Hilary Putnam le remarque de manière incisive dans un ouvrage récent :

«La science est extraordinaire quand il s'agit de détruire les réponses métaphysiques, mais elle est incapable de leur apporter des substituts. La science déracine les fondements sans procurer de solution de remplacement. Que nous le voulions ou non, la science nous a placés dans la situation consistant à devoir vivre sans fondements. Cela heurta quand Nietzsche le dit, mais c'est aujourd'hui un lieu commun ; notre position historique — et l'on n'en voit pas la fin — est de devoir philosopher sans "fondements" 2. »

Bien qu'il soit vrai que notre situation historique est originale, nous ne devons pas en conclure que nous sommes les seuls à apprendre à vivre sans fondements. Cette interprétation de notre situation nous empêcherait immédiatement de reconnaître que d'autres traditions ont affronté, avec leurs propres méthodes, ce même problème de l'absence de fondements. En fait, la problématique de l'absence de fondements est au coeur de la tradition Madhyamika. A une ou deux exceptions près, les philosophes occidentaux ont encore à puiser dans les ressources de cette tradition. En effet, on a souvent l'impression qu'ils ne sont pas seulement étrangers au Madhyamika, mais qu'ils supposent a priori que notre situation est si particulière qu'aucune autre tradition philosophique ne peut l'éclairer de manière pertinente. Par exemple, Richard Rorty, dans L'Homme spéculaire, après avoir radicalement critiqué le projet de trouver des fondements, propose pour le remplacer le concept d'une « philosophie édifiante » dont l'idéal directeur serait de « poursuivre la conversation occidentale »3. Rorty ne prend

2. Ibid.

3. Richard Rorty (1979 ; tr. fi: 1990), p. 432.



même pas la peine d'examiner la possibilité que d'autres traditions philosophiques aient traité de ses propres préoccupations. Or c'est l'une des plus importantes de ces importantes traditions, le Madhyamika, qui a servi-de base à notre pensée dans ce livre 4.

Nagarjuna et la tradition Madhyamika

Jusqu'à présent, nous avons parlé de la tradition bouddhique de la présence/conscience comme si elle constituait un tout unifié. De fait, les enseignements du non-soi — les cinq agrégats, une certaine forme d'analyse des facteurs mentaux, ainsi que le karma et l'idée de l'avènement codépendant — sont communs à toutes les principales traditions bouddhiques. Toutefois, nous arrivons à ce stade à une différenciation. L'enseignement de l'absence de fondements (sunyata*) que nous sommes sur le point d'explorer n'apparut, selon la tradition bouddhique elle-même aussi bien que d'après les spécialistes, qu'environ cinq cents ans après la mort du Bouddha, époque à laquelle la Prajnaparamita et d'autres textes exposant cette doctrine commencèrent à fleurir. Pendant ces cinq cents ans, la tradition de l'Abhidharma s'était élaborée en dix-huit écoles différentes qui débattaient entre elles de plusieurs points subtils et qui questionnaient les nombreuses écoles non bouddhiques de l'hindouisme et du jaïnisme. Ceux qui adoptèrent les nouveaux enseignements se désignèrent eux-mêmes sous le nom de Grand Véhicule (Mahayana) et attribuèrent à ceux qui conti-

4. Jeffrey Hopkins (1983); Kenneth K. Inada (1970); S. Iida (1980); D. Kalupahana (1986). Nous attirons l'attention du lecteur sur le fait que l'interprétation donnée par Kalupahana n'est partagée par personne d'autre, ni dans les communautés bouddhiques, ni parmi les spécialistes. K. T. Gyamtso (1986); T. R. V. Murti (1955); M. Sprung (1979); R. A. E Thurman (1984). Une discussion étonnamment bonne du Madhyamika figure dans un ouvrage consacré à d'autres sujets : S. Beyer (s.d.).

* Dans le texte anglais, le terne sunyata est rendu par emptiness. Dans cette traduction française, nous avons préféré utiliser l'expression « absence de fondements » plutôt que le mot « vacuité », en raison du malentendu que peut susciter la connotation nihiliste de ce dernier terme. De même, nous traduisons empty par « dénué de » plutôt que par « vide ».



nuaient à adhérer aux enseignements antérieurs l'appellation de Petit Véhicule (Hinayana) — épithète encore largement détestée aujourd'hui par les non-mahayanistes. L'une de ces dix-huit écoles originelles, le Theravada (la parole des anciens), a vigoureusement survécu dans le monde moderne ; elle constitue la forme incontestée du bouddhisme dans les pays d'Asie du Sud-Est — Burma, Sri Lanka, Cambodge, Laos et Thailande. Le bouddhisme Theravada n'enseigne pas le sunyata, qui est pourtant le fondement du bouddhisme mahayaniste — forme qui s'étendit à la Chine, à la Corée et au Japon — et du Vajrayana, le bouddhisme du Tibet.

Au cours de la première moitié du He siècle environ de l'ère chrétienne, les enseignements de la Prajnaparamita furent exposés sous la forme d'une discussion philosophique par Nagarjuna (selon ce qu'affirment certaines écoles Mahayana et de nombreux spécialistes occidentaux, quoique pas tous5). La stature de Nagarjuna dans le bouddhisme Mahayana et Vajrayana est imposante. Sa méthode devait fonctionner uniquement au moyen de la réfutation des positions et des assertions des autres. Ses successeurs se divisèrent rapidement entre ceux qui poursuivirent cette méthode très exigeante pour l'auditeur comme pour le locuteur (Prasangikas), et ceux qui formulèrent des arguments positifs en faveur de l'absence de fondements (Svatantrikas).

Quoiqu'elle se régale de débat et d'argumentation logique, la tradition Madhyamika ne doit pas être considérée comme une philosophie abstraite au sens moderne. D'une part, le débat était considéré comme tellement significatif dans les cours et les universités indiennes anciennes que l'on attendait de la partie perdante dans une discussion qu'elle se convertît. Fait plus important, la philosophie ne devait jamais être séparée de la pratique de la méditation ou des activités quotidiennes de la vie. L'objectif était que l'individu réalise l'absence de moi dans sa propre expérience et qu'il la manifeste dans ses actions envers les autres. Les textes traitant de philosophie comprenaient aussi des manuels de méditation concernant la manière de contempler, de méditer et d'agir sur ce thème.

On ne peut présenter Nagarjuna à l'heure actuelle sans évoquer la scission qui divise les pratiquants bouddhistes (y compris les érudits pratiquants formés de manière traditionnelle) et les spécia-

5. Voir les références de la note 4. Toutes traitent de Nagarjuna.



listes universitaires occidentaux. Les pratiquants considèrent que les spécialistes occidentaux créent de toutes pièces des problèmes, des interprétations et des confusions qui n'ont rien à voir avec les textes ou avec le bouddhisme. Les spécialistes occidentaux estiment que les opinions (et les enseignements) des « croyants » ne constituent pas une source appropriée d'exégèse textuelle. Puisque, dans ce livre, c'est la tradition vivante de méditation présente /consciente que nous souhaitons mettre en contact avec la tradition vivante de la phénoménologie et des sciences cognitives, nous appuierons notre exposé du Madhyamika sur le versant pratique autant que sur l'aspect savant de cette intéressante configuration sociologique.

Sunyata signifie « absence de fondements absolus » (ce terme est parfois abusivement traduit par « vide » ou « vacuité »). Dans la tradition tibétaine, il est dit que le sunyata peut être exposé selon trois perspectives : par rapport à l'émergence codépendante, par rapport à la compassion et par rapport à la naturalité. C'est la première de ces perspectives, le sunyata en rapport avec l'émergence codépendante, qui correspond le plus naturellement à la logique que nous avons explorée dans la découverte de l'absence de fondements et dans la relation que celle-ci entretient avec les sciences cognitives et le concept d'enaction.

L'ouvrage le plus célèbre de Nagarjuna s'intitule Les Strophes de la Voie Moyenne (Mulamadhyamikakarikas). Du point de vue que nous allons à présent examiner, cet ouvrage porte jusqu'à sa conclusion logique la notion d'émergence codépendante.

Comme nous l'avons déjà indiqué, dans l'analyse de la conscience proposée par l'Abhidharma, chaque moment de l'expérience prend la forme d'une conscience particulière ayant un objet particulier auquel elle est attachée par des relations particulières. Par exemple, un moment de conscience visuelle est composé d'un être voyant (le sujet) qui voit (la relation) une image (l'objet) ; un moment de conscience auditive est composé d'un auditeur (le sujet) qui entend (la relation) un son (l'objet); dans un moment de conscience caractérisé par la colère, celui qui est fâché (le sujet) fait l'expérience (la relation) de la colère (l'objet). (C'est ce que nous avons appelé « proto-intentionnalité ».) La force de l'analyse consistait à montrer qu'il n'y a pas de sujet véritablement existant (de soi) qui persiste de manière inchangée à travers une série de moments. Mais qu'en est-il des objets de conscience ? Et des relations ? Les écoles Abhidharma avaient supposé qu'il existait des propriétés matérielles que cinq des sens — la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût et le toucher — adoptaient comme objets, et qu'il y avait des pensées que la conscience mentale prenait pour objets. Cette analyse était encore partiellement subjectiviste / objectiviste parce que (1) de nombreuses écoles, telle l'analyse en éléments primitifs discutée dans les chapitres 4 et 6, voyaient dans les moments de conscience des réalités ultimes, et que (2) le monde extérieur avait été laissé dans un état relativement non problématique, objectiviste, indépendant.

La tradition Mahayana évoque non seulement un, mais deux sens du moi : le moi du soi et le moi des phénomènes (dharma). Le moi du soi est l'avidité habituelle à l'égard d'un soi que nous avons discutée tout au long de ce livre. Les mahayanistes affirment que les traditions antérieures critiquèrent seulement ce premier sens du soi, mais ne mirent pas en question l'appui sur un monde existant indépendamment ou sur les relations (momentanées) à ce monde. Nagarjuna critique l'existence indépendante des trois termes — le sujet, la relation et l'objet. Ce qui suit est un exemple (construit synthétiquement) du genre de raisonnement élaboré par Nagarjuna 6.

Que voulons-nous dire quand nous affirmons que celui qui entend existe indépendamment de ce qui est entendu ? Assurément, nous signifions par là que celui qui entend existe même quand il n'entend pas le son; il existe avant et/ou après l'avoir entendu. Et de la même manière, nous voulons dire que le son existe avant et /ou après avoir été entendu par l'auditeur. En d'autres termes, si je suis l'auditeur d'un son et si j'existe véritablement, cela signifie que je peux m'en aller et ne pas entendre ce son — je peux, au lieu de cela, m'employer à toucher ou à penser quelque chose. Et si le son existe réellement, il devrait pouvoir rester là même quand je ne l'entends pas — par exemple, quelqu'un d'autre pourrait l'entendre à un moment ultérieur.

6. Cet exemple est construit à partir de beaucoup d'autres. Il est conçu pour montrer la force, la clarté et la pertinence potentielle du raisonnement de Nagarjuna pour la personne. Nous trouvons remarquable la manière dont les spécialistes occidentaux sont généralement passés à côté de la compréhension du sunyata par rapport à la codépendance ; nous espérons que cette discussion pourra apporter davantage d'éclaircissements.



Un examen plus détaillé, cependant — fait remarquer Nagarjuna montre que cela n'a pas de sens. Comment pouvons-nous parler d'un auditeur qui n'entend pas ? Inversement, il n'y a pas de sens non plus à parler d'un son qui ne serait pas entendu par un auditeur. Et il serait encore moins sensé de parler d'une audition qui se déroulerait quelque part sans auditeur et sans son. L'idée même d'un auditeur ne peut être séparée des sons qu'il entend. Et vice versa, comment le son entendu peut-il être séparé de l'auditeur qui l'entend ?

Nous pourrions tenter une riposte négative et répliquer que ceci est vrai et que l'auditeur n'existe pas avant le son et son audition. Mais alors, comment un auditeur inexistant peut-il donner lieu à une audition existante et à un son existant ? Ou, si nous essayons de raisonner en sens inverse, et si nous disons que le son n'existe pas avant que l'auditeur l'entende, la réplique est : comment un son inexistant peut-il être entendu par un auditeur ?

Examinons l'argument suivant lequel l'auditeur et le son émergent simultanément. Dans ce cas, ils sont soit une seule et même chose, soit des choses différentes. S'ils sont une seule et même chose, alors cela ne peut être un cas d'audition, puisque entendre exige qu'il y ait un auditeur, une audition et un son. Nous ne disons pas que l'oreille s'entend elle-même. Ils doivent donc être deux choses séparées, indépendantes. Mais dans ce cas, s'ils sont véritablement des choses indépendantes, chacun existant de plein droit indépendamment des relations dans lesquelles il se manifeste, il pourrait y avoir entre eux de nombreuses relations autres que l'audition. Mais il n'y a pas de sens à dire qu'un auditeur voit un son; seul un être voyant peut voir une image.

Nous pourrions céder et convenir qu'il n'y a pas réellement d'auditeur, de son et d'audition existant indépendamment, mais affirmer que tous les trois pris ensemble forment un moment de conscience existant indépendamment, et que telle est la réalité ultime. Mais si l'on ajoute une chose inexistante à une autre chose inexistante, comment peut-on dire que cela produit une chose existant réellement ? En effet, comment peut-on soutenir qu'un moment du temps est une chose véritablement existante alors que, pour exister vraiment, il devrait exister indépendamment d'autres moments dans le passé et l'avenir? En outre, puisqu'un moment n'est qu'un aspect du temps lui-même, ce moment devrait exister indépendamment du temps ; et celui-ci devrait exister indépendamment de ce moment précis (ce qui serait contraire à la codépen-dance des choses et de leurs attributs).

A ce stade, nous pourrions être saisis par le sentiment effrayant qu'en effet ces choses n'existent pas. Mais il y a sûrement encore moins de sens à dire qu'un individu voyant non existant ou bien voit, ou bien ne voit pas une vue non existante à un moment non existant, qu'à poser ces assertions à propos d'un individu voyant existant. (Une plaisanterie israélienne illustre comme suit la force psychologique de cet argument : Homme numéro un : « Les choses vont de plus en plus mal ; il vaudrait mieux ne jamais avoir existé du tout. » Homme numéro deux : « C'est vrai ! Mais qui pourrait avoir cette chance ? — un sur dix mille ! ») L'intention de Nagarjuna n'est pas plus de dire que les choses sont inexistantes dans un sens absolu que d'affirmer qu'elles sont existantes. Les choses sont créées de manière codépendante ; elles sont complètement dénuées de fondements.

Les arguments de Nagarjuna en faveur de la complète codépen-dance (ou plus exactement ses arguments contre tout point de vue concevable autre que la codépendance) sont appliqués à trois classes principales de thèmes : les sujets et leurs objets, les choses et leurs attributs, et les causes et leurs effets 7. Par ce moyen, il se débarrasse de l'idée d'une existence non codépendante pour quasiment tout — le sujet et l'objet pour chacun des sens; les objets matériels ; les éléments primitifs (la terre, l'eau, le feu, l'air et l'espace); la passion, l'agression et l'ignorance ; l'espace, le temps et le mouvement ; l'agent, son action et ce qu'il fait ; les conditions et les résultats ; le soi en tant que sujet percevant, agissant ou toute autre chose ; la souffrance ; les causes de la souffrance, la cessation de la souffrance et la voie vers cet arrêt (connues sous le nom des Quatre Nobles Vérités); le Bouddha; et le nirvana. Nagarjuna conclut finalement : « Rien ne peut être trouvé qui n'ait émergé de manière dépendante. De ce fait, rien ne peut être découvert qui ne soit dénué de fondements 8.»

Il est essentiel de se rappeler le contexte dans lequel ces argu-

7. On trouvera une discussion de l'application aux sciences cognitives de l'attaque Madhyamika contre la causalité dans E. Rosch (1988).

8. Kalapuhana (1986), XXIX, p. 18-19.



ments sont employés. Les arguments de Nagarjuna s'attachent à des habitudes mentales réelles et démontrent leur absence de fondements au sein du contexte de la méditation orientée vers l'atten-tion/vigilance et de la psychologie de l'Abhidharma. Un philosophe moderne pourrait croire qu'il peut trouver des erreurs dans la logique de Nagarjuna. Cependant, même si tel était le cas, cela ne détruirait pas la force épistémologique et psychologique de l'argumentation de Nagarjuna à l'intérieur du contexte de ses préoccupations. En fait, on peut résumer les arguments de Nagarjuna de manière à mettre ce point en lumière :



1. Si les sujets et leurs objets, les choses et leurs attributs, et les causes et leurs effets existent indépendamment comme nous le pensons habituellement, ou s'ils existent intrinsèquement et absolument comme le veut l'analyse en éléments primitifs, ils ne doivent dépendre d'aucune espèce de condition ou de relation. Ce point se ramène pour l'essentiel à une insistance philosophique sur les significations des termes indépendant, intrinsèque et absolu. Par définition, quelque chose est indépendant, intrinsèque ou absolu seulement s'il ne dépend de rien d'autre ; il doit avoir une identité qui transcende ses relations.

2. Rien ne peut être identifié dans notre expérience qui satisfasse ce critère d'indépendance absolue. La tradition antérieure de l'Abhidharma avait exprimé cette idée dans les termes d'une émergence codépendante : rien ne peut être saisi en dehors de ses conditions d'émergence, de formation et de déclin. Dans notre contexte moderne, cette idée est assez évidente si l'on considère les causes et les conditions du monde matériel, et elle s'exprime dans notre tradition scientifique. Mais la conception de Nagarjuna a porté beaucoup plus loin la compréhension de la codépendance. Les causes et leurs effets, les choses et leurs attributs, ainsi que l'esprit même du sujet de l'investigation et les objets de l'esprit sont également codépendants les uns des autres. La logique de Nagarjuna questionne de manière pénétrante l'esprit du sujet de l'investigation (rappelons notre circularité fondamentale), les modes suivant lesquels ce qui constitue des facteurs indépendants est appréhendé par ce sujet en tant que socle ultime d'une prétendue réalité objective et d'une prétendue réalité subjective.

3. De ce fait, on ne peut rien trouver qui possède une existence ultime ou indépendante. Ou bien, pour utiliser le langage bouddhique, tout est « dénué » d'existence indépendante parce que tout se produit de manière codépendante.



Nous disposons à présent d'un contexte pour comprendre l'absence de fondements du point de vue de la création codépen-dante : toutes les choses sont dénuées d'une quelconque nature indépendante intrinsèque. Ceci peut sembler une assertion abstraite, mais comporte des implications profondes pour l'expérience.

Nous avons expliqué dans le chapitre 4 que les catégories de la tradition Abhidharma étaient à la fois des descriptions et des directives de contemplation visant à permettre l'expérience concrète d'attention à l'esprit. Il est capital de réaliser que Nagarjuna ne rejette pas l'Abhidharma, comme l'affirment parfois les spécialistes occidentaux 9. Son analyse tout entière est basée sur les catégories de l'Abhidharma : quel sens auraient des arguments tels que celui de l'auditeur, de l'audition et du son hors de ce contexte ? (Si le lecteur pense que le raisonnement de Nagarjuna est purement linguistique, c'est qu'il n'a pas vu la pertinence de l'Abhidharma.) L'analyse de Nagarjuna est un raisonnement très précis, non une simple indication générale suivant laquelle tout est dépendant de tout. Nagarjuna élargit l'Abhidharma, mais cet élargissement produit une différence considérable pour l'expérience.

Pourquoi cela devrait-il introduire une quelconque différence dans l'expérience ? On pourrait se demander : qu'importe si le monde et le soi changent d'un moment à l'autre — quel que soit celui qui les croyait permanents ? Et qu'importe s'ils sont mutuellement dépendants l'un de l'autre — quel que soit celui qui les croyait séparés ? La réponse à cette question (comme nous l'avons vu tout au long de cet ouvrage) est que, à mesure que l'on devient attentif à sa propre expérience, on prend conscience de la force du besoin de s'accrocher à des fondements — de s'agripper au sentiment que le soi repose sur un fondement réel et séparé, à l'impression que le monde possède un authentique fondement distinct, et à l'idée que la relation entre le soi et le monde s'appuie sur une assise véritable.

La tradition enseigne que l'absence de fondements est une découverte naturelle, mais choquante, que l'on fait soi-même quand

9. Ce point devrait aller de soi à la suite de notre exposition de la tradition de l'Abhidharma dans les chapitres 4 et 6. Il est toutefois controversé dans la mesure où des spécialistes occidentaux considèrent que Nagarjuna rejette l'Abhidharma. Nous sommes sur ce point en accord avec D. Kalupahana (1986).



on dispose d'une présence suffisante. Nous avons évoqué plus haut l'examen de l'esprit par la méditation. Il se peut qu'il n'y ait pas de soi, mais qu'il y ait encore un esprit qui s'étudie lui-même, même s'il s'agit d'un esprit transitoire. Mais nous découvrons à présent que nous n'avons pas d'esprit ; après tout, un esprit doit être quelque chose de séparé du monde et qui connaît le monde. Nous n'avons pas non plus de monde. Il n'y a ni pôle objectif, ni pôle subjectif. Il n'y a pas non plus d'acte de connaissance, parce que rien n'est caché. La connaissance du sunyata (plus précisément, la connaissance du monde en tant que sunyata) n'est sûrement pas un acte intentionnel. Elle est plutôt (pour utiliser l'imagerie traditionnelle) une sorte de réflexion dans un miroir — brillante, mais sans autre réalité qu'elle-même. A mesure que l'esprit / le monde poursuit sa propre production dans sa continuité interdépendante, rien d'autre, du côté de l'esprit ou du côté du monde, ne demande à connaître ou à être connu plus avant. Toute expérience qui survient est ouverte (les maîtres bouddhistes emploient le mot exposée), parfaitement révélée pour ce qu'elle est.

Nous pouvons comprendre à présent pourquoi le Madhyamika est qualifié de voie moyenne. Il évite les extrêmes tant de l'objectivisme que du subjectivisme, de l'absolutisme que du nihilisme. Comme le disent les commentateurs tibétains :



« En se rendant à l'évidence que tous les phénomènes sont des émergences dépendantes, on évite l'écueil du nihilisme et on prend conscience de l'émergence codépendante des causes et des effets. En s'inclinant devant le fait que tous les phénomènes sont dépourvus d'existence intrinsèque, on évite l'écueil de l'absolutisme et on prend conscience de l'inanité de tous les phénomènes I°. »



Mais que signifie tout ceci pour le monde quotidien ? Je continue d'avoir un nom, un emploi, des souvenirs et des projets. Le soleil continue de se lever le matin, et les scientifiques de travailler à expliquer ce phénomène. Qu'est-ce que tout cela veut dire ?

10. Jeffrey Hopkins (1983), p. 168.



Les deux vérités

L'analyse de l'esprit en éléments primitifs et en facteurs mentaux développée par la tradition de l'Abhidharma contenait déjà en elle-même la distinction entre deux sortes de vérité : la vérité ultime qui consistait en les éléments primitifs de l'existence dans lesquels l'expérience pouvait être analysée, et la vérité relative ou conventionnelle qui constituait notre vécu ordinaire, composé (d'éléments primitifs). Nagarjuna fit appel à cette distinction, lui donna une nouvelle signification, et insista sur son importance.



« L'enseignement de la doctrine par le Bouddha repose sur deux vérités : la vérité des conventions mondaines (samvrti) et la vérité ultime, suprême (paramartha).

Ceux qui ne discernent pas la distinction entre ces deux vérités ne comprennent pas la nature profonde de l'enseignement du Bouddha » (XXIV, 8-9).



La vérité relative (samvrti — ce qui signifie littéralement couvert ou caché) est le monde phénoménal tel qu'il apparaît — avec des chaises, des gens, des espèces, et leur persistance au cours du temps. La vérité ultime (paramartha) est l'absence de fondements de ce même monde de la vérité relative. Le terme tibétain désignant la vérité relative, kundzop, capte de manière imagée la relation entre les deux ; kundzop signifie bien habillé, équipé ou costumé —c'est-à-dire que la vérité relative est la vérité absolue (sunyata) déguisée dans les brillantes couleurs du monde phénoménal.

Il devrait être évident à présent que la distinction entre les deux vérités, tout comme l'analyse de la tradition Abhidharma, n'était pas comprise au sens d'une théorie métaphysique de la vérité. Elle consiste en une description du vécu du pratiquant qui fait l'expérience de son esprit, de ses objets et de leur relation en tant qu'ils sont produits de manière codépendante et sont donc dénués de toute existence réelle, indépendante ou contraignante. De même que les catégories Abidharma, cette description fonctionne aussi comme recommandation et à titre de soutien lors de la contemplation. Ceci s'observe très clairement dans le discours des communautés bouddhiques. Par exemple, un grand nombre des formes que les Occidentaux prennent pour de la poésie ou de l'irrationalité dans le Zen sont en fait des exercices contemplatifs dirigeant l'esprit vers l'absence de fondements codépendante.

Le terme qui désigne la vérité relative, samvrti, est également souvent traduit par « convention » (à l'intérieur du bouddhisme aussi bien que par les spécialistes universitaires), ce qui est à l'origine d'une grande confusion interprétative. Il importe de comprendre dans quel sens « convention » est entendu. « Relatif » ou « conventionnel » ne doit pas être pris dans un sens superficiel. « Convention » ne signifie pas subjectif, arbitraire ou non légitime. Et « relatif » ne signifie pas culturellement relatif. On a toujours considéré que le monde phénoménal relatif opère selon des lois très claires — telles les lois karmiques de la cause et de l'effet —, quelles que soient les conventions qui régissent le comportement d'un individu ou d'une société particuliers.

Il faut en outre comprendre que cet usage du terme convention n'est pas une invitation à décentrer le soi et /ou le monde dans le langage, comme on le fait si couramment dans certaines écoles aujourd'hui. Comme le dit le fondateur de la lignée Gelugpa du bouddhisme tibétain :



« ... puisque les choses désignées nominalement sont artificielles, c'est-à-dire établies comme existant dans des mots conventionnels, il n'y a pas de référent auquel les noms sont attachés qui ne soit (lui-même) établi en tant qu'existant de manière purement conventionnelle. Et puisque ceci ne veut pas dire qu'il n'y ait pas, en général, de support phénoménal à l'utilisation des noms, l'affirmation de l'existence de ce (référent conventionnel) et l'assertion selon laquelle (toutes choses) sont de simples désignations nominales ne sont pas contradictoires 11. »

On peut donc parfaitement, dans le bouddhisme, opérer des distinctions dans le monde relatif entre des énoncés vrais et des énoncés faux, et il est recommandé d'en établir de vrais.

Le sens dans lequel les choses désignées, tout comme les désignations, sont seulement conventionnelles peut être illustré par un exemple : quand j'appelle quelqu'un Jean, j'ai la ferme conviction que je désigne par là une chose indépendante, mais l'analyse

11. Robert A. F. Thurrnan (1984), p. 357.

Madhyamika montre qu'il n'y a pas de telle chose existant vraiment. Jean, pourtant, continue d'agir exactement de la manière dont est censé le faire un référent parfaitement conçu ; c'est pourquoi, dans la vérité relative ou conventionnelle, il est, en effet, Jean. Il se peut que cette affirmation rappelle au lecteur notre discussion de la couleur. Quoique l'on puisse montrer que l'expérience de la couleur n'a pas de fondement absolu ni dans le monde physique ni chez l'observateur visuel, la couleur est néanmoins parfaitement commensurable et concevable. Cette analyse scientifique peut donc parfaitement être rejointe par la présentation, de loin plus radicale, de l'absence de fondements dans le Madhyamika.

Parce que ce monde relatif, conventionnel, codépendamment produit est doué de régularités, la science est possible — tout comme la vie quotidienne. En fait, une science et une ingénierie pragmatiques parfaitement fonctionnelles sont possibles même quand elles reposent sur des théories contenant des présupposés métaphysiques injustifiables — tout comme la vie quotidienne se poursuit de manière cohérente quand on croit à la réalité effective de soi-même. Notre proposition d'envisager les sciences cognitives dans la perspective de l'enaction et l'évolution comme dérive naturelle n'implique ni que ce soit la seule manière dont on puisse faire de la science, ni que ce soit exactement la même chose que le Madhyamika. Des concepts tels que la corporéité et le couplage structurel sont des concepts et, comme tels, sont toujours historiques. Ils n'impliquent pas qu'en ce moment précis l'on n'ait pas — personnellement — d'esprit existant indépendamment et de monde doué d'une existence indépendante.

Ce point est en fait d'une extrême importance. Il y a une raison profonde à ce que certaines écoles Madhyamika fonctionnent seulement par la réfutation des arguments des autres et refusent de formuler des assertions. Toute position conceptuelle peut devenir un fondement (un point d'appui, une niche) altérant la force du Madhyamika. Tout particulièrement, la conception de la cognition comme enaction, cependant qu'elle insiste sur l'interdépendance de l'esprit et du monde, tend à traiter leur relation (l'interaction elle-même, l'enaction) comme si elle possédait une forme d'existence concrète indépendante. Quand l'esprit saisit le concept d'enaction comme quelque chose de réel et de solide, cela donne automatiquement un sens aux deux autres termes du débat, le sujet et l'objet de l'action incarnée. (Comme nous le verrons bientôt, c'est la raison pour laquelle le pragmatisme, lui non plus, n'est pas la même chose que la voie moyenne du Madhyamika.) Nous rendrions un très mauvais service à toutes les parties concernées — les pratiquants de la méditation, les scientifiques, les philosophes et toutes les autres personnes intéressées — si nous induisions quiconque à penser que faire des assertions sur les sciences cognitives envisagées sous l'angle de l'enaction est la même chose que de permettre à son esprit d'être traité dans l'expérience par la dialectique Madhyamika, particulièrement quand ceci se combine avec une formation à l'attention /vigilance. Mais tout comme la dialectique Madhyamika, en tant qu'activité provisoire et conventionnelle du monde relatif, indique quelque chose au-delà d'elle-même, ainsi sommes-nous autorisés à espérer que notre concept d'enaction puisse, du moins pour certains chercheurs en sciences cognitives et peut-être pour le milieu plus général de la pensée scientifique, désigner au-delà de lui-même une compréhension plus vraie de l'absence de fondements.



L'absence de fondements dans la pensée contemporaine

Nous avons commencé ce chapitre en évoquant le sens de la perte des fondements dans la science et la philosophie contemporaines. Nous avons en particulier cité un courant important dans la pensée anglo-américaine, basé sur une reviviscence de la philosophie pragmatique 12. En Europe — particulièrement en France, en Allemagne et en Italie —, une critique analogue des fondements a été poursuivie ; résultant dans une large mesure de l'influence ininterrompue de Nietzsche et de Heidegger; ce courant inclut la pensée poststructuraliste n et postmoderne 14. Le philosophe italien Gianni Vattimo 15 décrit cette tendance comme « pensée "faible" »

12. Hilary Pumam (1987) ; R. Rorty (1979, tr. ft 1990; 1982) ; Joseph Margolis (1986).

13. Voir Jacques Derrida (1967a, 1967b et 1972); Michel Foucault (1966 et 1975) ; Hubert Dreyfus et Paul Rabinow (1983 ; tr. ft 1984).

14. Jean-François Lyotard (1979), Gianni Vattimo (1987).

15. G. Vattimo (1987).



(pensiero debole), c'est-à-dire un type de pensée qui abandonne la quête moderne de fondements, sans pour autant critiquer cette quête au nom d'un autre fondement plus vrai. Vattimo défend les possibilités positives de cette tendance dans l'introduction d'un ouvrage récent :

« La signification d'une telle référence théorique à ces auteurs [Nietzsche et Heidegger] [...] tient dans la possibilité ainsi offerte d'un passage de la description purement critico-négative de la condition postmoderne [...], à sa prise en compte comme possibilité et chance positives. Bien que d'une façon un peu obscure, c'est là ce que Nietzsche avait en vue dans sa théorie d'un possible nihilisme actif et positif ; et c'est encore ce que Heidegger évoquait par l'idée d'une Verwindung de la métaphysique qui n'en serait plus un dépassement critique au sens "moderne" du terme [....] Pour eux, ce qui peut aider la pensée à se situer de manière constructive dans la condition postmoderne entretient quelque rapport essentiel à ce que j'ai qualifié ailleurs d'affaiblissement de l'être. L'accès aux chances positives, qui, de par l'essence même de l'homme, se manifestent dans les conditions postmodernes d'existence, n'est ouvert que si l'on prend sérieusement en compte les résultats de la "destruction de l'ontologie" opérée par Heidegger et, avant lui, par Nietzsche. Tant que l'homme et l'être seront pensés métaphysiquement, c'est-à-dire sur un mode platonicien, et en termes de structures stables qui imposent à la pensée comme à l'existence le devoir de se "fonder" et de s'établir (par la logique et par l'éthique) dans le domaine du non-devenant, le tout se réfléchissant dans une mythologie de structures fortes étendues à tout le champ de l'expérience, la pensée ne pourra vivre en aucune façon la positivité de cette véritable ère postmétaphysique qu'est la postmoder-nité. Ce qui ne signifie pas qu'en cette dernière tout serait acceptable en vue d'une promotion de l'humain ; mais la capacité de choix et de discrimination entre les possibles offerts par la condition postmoderne ne se développe que sur la base d'une analyse qui la saisisse dans ses traits propres, qui la reconnaisse comme champ de possibles et ne la pense plus simplement comme l'enfer négateur de l'humain 16 »

16. Ibid., p. 17-18.



Il est donc clair que, pour toute une série de raisons, notre monde contemporain s'est hautement sensibilisé au problème de l'absence de fondements dans les domaines de l'histoire, de la politique, de l'art, de la science et de la réflexion philosophique. Nous ne pouvons certes pas nous étendre ici sur ces développements. Nous trouvons cependant remarquable la convergence de la tradition occidentale, basée sur le raisonnement philosophique et sur les pratiques scientifiques, avec la tradition et la pensée bouddhiques, reposant sur l'expérience. Il se pourrait toutefois que cette convergence soit un trompe-l'oeil ; en effet, de nombreux pratiquants soutiendraient que cette apparence même de similarité entre les deux traditions est fallacieuse. A cet égard, nous voulons souligner ce que nous pensons être trois différences majeures entre le sens contemporain de l'absence de fondements et celui du Madhya-mika. Nous envisagerons alors, dans le prochain et dernier chapitre, les dimensions éthiques de l'absence de fondements.



L'absence d'un entre-deux

En premier lieu, les considérations occidentales contemporaines ont été incapables d'articuler l'une à l'autre la perte de fondement du soi et celle du monde. Elles ne donnent pas de place à la base méthodologique indispensable pour une voie moyenne entre l'objectivisme et le subjectivisme (tous deux formes d'absolutisme). Dans les sciences cognitives et la psychologie expérimentale, la fragmentation du soi se produit parce que ce champ s'efforce d'être scientifiquement objectif. C'est parce que le soi est appréhendé comme un objet analogue à tout objet extérieur dans le monde, comme un objet d'investigation scientifique — c'est précisément pour cette raison qu'il disparaît du champ de vision. En d'autres termes, les raisons mêmes qui autorisent à mettre en cause le subjectif laissent intact l'objectif comme fondement. De manière exactement analogue, les questionnements mêmes du statut objectif du monde dépendent de ce que le subjectif soit maintenu non problématique. L'adoption de l'idée que la perception d'un organisme (ou d'un scientifique) n'est jamais entièrement objective parce qu'elle est toujours influencée par ses expériences passées et par ses buts — la démarche holistique du scientifique — résulte précisément du fait que l'on considère un sujet indépendant comme donné et, dès lors, que l'on procède à la découverte et au raisonnement à partir de la nature subjective de ses représentations.

Le glissement subreptice entre l'intérieur et l'extérieur n'est nulle part plus apparent que dans l'oeuvre de David Hume, dont nous avons déjà noté le passage classique sur son incapacité à observer un soi. Hume a aussi noté qu'il y avait une contradiction entre son idée suivant laquelle les corps extérieurs (le monde extérieur) ont une « existence continue et distincte » et ses propres perceptions sensorielles de corps discontinus. Quand il traite de ce problème, il suggère que l'idée d'un monde extérieur continu (comme celle d'un soi continu) est une construction psychologique :

« [...] étant donné qu'il y a opposition entre la notion d'identité des perceptions ressemblantes et l'interruption de leur manifestation, l'esprit est nécessairement mal à l'aise dans cette situation, et il cherchera naturellement un remède à ce malaise [...] Dans le but de nous délivrer de cette difficulté, nous voilons autant que possible l'interruption, ou plutôt nous l'écartons entièrement en supposant que ces perceptions interrompues sont reliées par une existence réelle à laquelle nous sommes insensibles 17. »



Le point qui nous intéresse ici est qu'il n'y a aucune preuve que Hume ait jamais pensé à relier ses doutes empiriques concernant le soi à ceux qu'il avait développés à propos du monde. Il disposait de tous les moyens intellectuels requis pour un entre-deux mais, sans tradition intellectuelle pour le suggérer ni méthode expérien-tielle pour le découvrir, il n'en envisagea jamais la possibilité.

Notre dernier exemple est particulièrement évocateur dans la mesure où il est issu du coeur des sciences cognitives elles-mêmes. Que fait un chercheur moderne en sciences cognitives si son vécu l'amène à approcher l'entre-deux — le fait que l'expérience du monde se situe en fait entre ce que nous considérons être le monde et ce que nous tenons pour être l'esprit ? Il décolle en direction de la théorie, le milieu scientifique actuel ne lui octroyant aucune autre option. Nous pensons à Jackendoff, phénoménologue doué

17. David Hume (1964), p. 199, 206.



d'une grande sensibilité, qui semble avoir été conduit à construire l'essentiel de son livre, la théorie d'un niveau intermédiaire de conscience, à partir de sa perception de l'entre-deux de l'esprit phénoménologique :



« [...] d'une part, l'intuition suggère que la conscience révèle ce qui se produit dans l'esprit, y compris la pensée. D'autre part, l'intuition suggère que la conscience révèle ce qui se passe dans le monde extérieur; c'est-à-dire le résultat de la sensation ou de la perception. Or, d'après la théorie du niveau intermédiaire, elle ne dévoile ni l'un ni l'autre. La conscience reflète plutôt un curieux amalgame des effets exercés par l'esprit sur la pensée et le monde réel tout à la fois, cependant qu'elle maintient dans une opacité totale les moyens par lesquels ces effets se produisent. C'est seulement en développant une théorie formelle des niveaux de représentation que nous aurions pu être amenés à soupçonner l'existence d'une partie de l'esprit computationnel possédant ces caractéristiques » [c'est nous qui soulignons] 18.



L'interprétationnisme

L'une des formes les plus séduisantes du subjectivisme dans la pensée contemporaine est l'usage des concepts d'interprétation, soit par les pragmatistes, soit par les herméneutes. Portons à son crédit que l'interprétationnisme développe une critique pénétrante de l'objectivisme qui mérite d'être retracée en détail. Pour être objectif, souligne l'interprétatioimiste, on devrait disposer d'un ensemble d'objets indépendants désignés par le langage ou connus par la science. Mais peut-on trouver de tels objets ? Penchons-nous sur un exemple développé par le philosophe Nelson Goodman.

Un point dans l'espace semble être quelque chose de parfaitement objectif. Mais comment devons-nous définir les points de notre monde quotidien ? Les points peuvent être considérés soit comme des éléments primitifs, soit comme une intersection de lignes, soit comme des triplets de plans en intersection, soit encore comme des classes de volumes entremêlés. Toutes ces définitions sont également adéquates, et pourtant, elles sont incompatibles : ce qu'est un point variera avec chaque forme de description.

18. Ray Jackendoff (1987), p. 300.



Par exemple, c'est seulement dans la première « version », pour employer le terme de Goodman, qu'un point sera un élément primitif. L'objectiviste demande néanmoins : « Que sont réellement les points ? » La réponse de Goodman à cette question mérite d'être citée dans son intégralité :



« En tout cas, si la composition des points à partir des droites, ou des droites à partir des points, est plus affaire de convention que de fait, les points et les droites ne le sont pas moins [...] Sous l'hypothèse que notre espace-type est une combinaison de points, de droites ou de régions, ou une combinaison de toutes ces choses en même temps, ou encore qu'il est en un seul morceau, alors, puisque chacune de ces choses est différente des autres, nous dormons une des innombrables descriptions rivales et conflictuelles de ce qu'est l'espace. Ainsi pouvons-nous considérer les désaccords, non comme portant sur les faits, mais comme dus à des différences dans les conventions — droites, points, régions et modes de combinaison — adoptées pour organiser ou décrire l'espace. Quel est alors le fait ou la chose neutre que décrivent ces termes différents ? Ni l'espace comme (a) tout indivis, ni l'espace comme (b) combinaison de tout ce qui intervient dans les différentes prises en compte; car (a) et (b) ne sont que deux des différentes manières de l'organiser. Mais qu'est-ce qui est ainsi organisé? Quand nous enlevons une à une les différentes manières de le décrire comme autant de couches de convention, qu'est-ce qui reste? L'oignon est pelé jusqu'à son coeur vide 19. »



L'apparition du mot vide (empty) dans ce contexte est intéressante. La philosophie contemporaine regorge de tels exemples de la manière dont les choses sont dénuées de toute identité intrinsèque parce qu'elles dépendent de formes de désignation. Hilary Putnam a même conçu un théorème en sémantique formelle pour montrer qu'il ne peut y avoir de coïncidence unique entre les mots et le monde : même si nous connaissons les conditions dans lesquelles les phrases sont vraies, nous ne pouvons établir la manière dont leurs termes réfèrent n. Putnam en conclut que nous ne pouvons

19. Nelson Goodman (tt fr. 1992), p. 151.

20. Voir Hilary Putnam (1981; tr. fr. 1984), chapitre 2. Pour une discussion du théorème de Putnam dans le contexte des sciences cognitives, voir George Lakoff (1987), chapitre 15.



comprendre la signification si nous nous accrochons à l'idée qu'il existe un ensemble privilégié d'objets indépendants de l'esprit auxquels le langage se réfère. S'opposant à ce point de vue, il écrit : « Les "objets" n'existent pas indépendamment de nos cadres conceptuels. C'est nous qui découpons le monde en objets lorsque nous introduisons tel ou tel cadre descriptif. Puisque les objets et les signes sont tous deux internes au cadre descriptif, il est possible de dire ce qui correspond à quoi 21. »

Fait intéressant, Putnam n'affirme pas seulement que nous ne pouvons pas comprendre la signification si nous supposons que le langage se réfère à des objets indépendants de l'esprit ; il s'attaque également à l'idée même que des propriétés existent indépendamment (c'est-à-dire de manière non dépendante), idée qui est à la base de l'objectivisme : « le problème posé par la vision "objectiviste" du monde [...] [1]a racine systémique profonde du malaise, je tiens à le suggérer, réside dans la notion de propriété "intrinsèque", propriété que quelque chose possède "en soi", à l'écart de toute contribution du langage ou de l'esprit 22. » Putnam déclare que cette idée classique, combinée avec le réalisme scientifique contemporain, conduit à une dévalorisation complète de l'expérience, car pratiquement toutes les caractéristiques de notre monde vécu deviennent de simples « projections » de l'esprit. L'ironie de cette position — à laquelle nous devons toutefois nous attendre à la suite de notre discussion de l'angoisse cartésienne — consiste en ce qu'elle devient indiscernable de l'idéalisme, car elle fait du monde vécu le résultat de la représentation subjective.

Mais en dépit de cette critique radicale de l'objectivisme, l'argument n'est jamais retourné dans le sens inverse. Les objets indépendants de l'esprit sont mis en question, mais jamais les esprits indépendants des objets. (Il est, en fait, plus évident et psychologiquement plus facile d'attaquer l'indépendance des objets que celle des esprits.) Les interprétationnistes — pragmatistes ou autres — ne remettent pas non plus en cause le caractère fondé des concepts et des interprétations eux-mêmes ; ils adoptent au contraire ceux-ci comme sol sur lequel se dresser. Cela est bien éloigné d'un entre-deux, et du Madhyamika.

21. Hilary Putnam (1981 ; tr. fr. 1984), p. 64.

22. Hilary Putnam (1987), p. 8.



Le potentiel de transformation

Quand les traditions contemporaines de pensée découvrent l'absence de fondements, elles la voient comme négative, comme l'effondrement d'un idéal régissant la manière de faire de la science, d'établir la vérité philosophique par la raison ou de vivre une vie empreinte de signification. L'approche enactive des sciences cognitives (et, dans un certain sens, le pragmatisme occidental contemporain) nous invite à regarder en face l'absence de fondements ultimes. Tous deux, en remettant en question les fondements théoriques, visent à affirmer le monde quotidien vécu. L'approche enactive et le pragmatisme sont cependant tous deux théoriques ; ni l'une, ni l'autre n'offre de compréhension de la manière dont nous avons à vivre dans un monde dépourvu de fondements. En revanche, dans la tradition Madhyamika comme dans tout le bouddhisme, la notification de l'absence de soi est accueillie comme une grande bénédiction; elle ouvre le monde vécu comme chemin, comme lieu de réalisation. Nagarjuna écrit ainsi :

« La vérité ultime ne peut être enseignée séparément des pratiques quotidiennes. Sans compréhension de la vérité ultime, la liberté (nirvana) ne peut être atteinte » (XXIV, 10).

Selon la voie bouddhique, il est indispensable d'avoir un corps pour atteindre la réalisation. La présence, la conscience et l'absence de fondements ne sont pas des abstractions ; il doit exister quelque chose à quoi il faut être attentif, de quoi il convient d'être conscient et dont il faut réaliser l'absence de fondements. (Et, comme nous le verrons dans le chapitre 11, dont il faut réaliser le bien intrinsèque et envers quoi il convient d'avoir de la compassion.) Les habitudes individuelles d'avidité, l'angoisse et la frustration sont elles-mêmes les contenus de la conscience. Quand on réalise qu'elles sont dépourvues de toute existence réelle, cela se manifeste sur le plan du vécu comme une ouverture et une non-fixation sans cesse grandissantes. Un intérêt et une ouverture envers les autres peuvent remplacer l'angoisse et l'irritation constantes des préoccupations autocentrées.

Dans le bouddhisme des origines, la liberté était assimilée à la fuite hors du samsara (le monde vécu quotidien de crispation, d'habitude et de souffrance) au profit du royaume inconditionnel du nirvana. L'enseignement de l'absence de fondements dans le Mahayana introduisit un changement radical. Comme Nagarjuna le dit :



«Il n'y a aucune distinction du tout entre le monde quotidien (samsara) et la liberté (nirvana). Il n'existe strictement aucune différence entre la liberté et le monde ordinaire.

Le champ du monde quotidien est le champ de la liberté. On ne peut trouver entre eux aucune différence, même la plus subtile » (XXV, 19, 20).



La liberté ne consiste pas à vivre dans le monde ordinaire conditionné par l'ignorance et la confusion ; elle consiste à y vivre et à y agir en toute réalisation. La liberté ne signifie pas fuir le monde ; elle signifie transformer notre manière d'être tout entière, notre cor-poréité, au sein du monde vécu lui-même.

Cette position n'est facile à comprendre pour personne — ni dans les cultures où le bouddhisme s'est épanoui, ni a fortiori dans le monde moderne. Nous pensons que le déni de fondement ultime équivaut à la négation du fait que notre monde et notre expérience recèlent une vérité ou une qualité ultime. La raison pour laquelle nous dégageons presque automatiquement cette conclusion est que nous n'avons pas pu nous dépêtrer des extrêmes de l'absolutisme et du nihilisme, non plus que prendre au sérieux les possibilités inhérentes à une position attentive et ouverte à l'égard de l'expérience humaine. Ces extrêmes de l'absolutisme et du nihilisme nous écartent tous deux du monde vécu; dans le cas de l'absolutisme, nous tentons d'échapper à l'expérience concrète en invoquant des fondements pour procurer à nos vies un sens de justification et d'utilité ; dans le cas du nihilisme, échouant dans cette recherche, nous nions la possibilité de fonctionner dans notre expérience quotidienne d'une manière libératrice et transformatrice.





Table des matières

MYSTIQUES BOUDDHISTES I DE L’INDE ET DU TIBET 3

Le Bouddhisme ancien 5

Aperçu sur la vie et la mort du Buddha 5

Le parinirvāna du Buddha 12

L’enseignement 13

Le sermon de Bénarès 16

Le dhamma : les quatre vérités mystiques 17

Première vérité : la douleur universelle 18

Deuxième vérité : la cause de la douleur 21

Troisième vérité : le chemin du milieu 28

Les quatre absorptions (dhyāna) 30

Les quatre ravissements (samāpatti) 33

Le samādhi 40

Sur la faculté d’absorption du Buddha 41

Prajna, sapience 44

Vigilance et chemins de la libération 45

Quatrième vérité : le nirvāna 46

L’arhat et sa libre activité 47

Sur la grande extinction 48

Dhammapada, VII, Arahantavagga, p. 90-99. 49

VIMALAKIRTI 53

CHAPITRE IV CONSOLATIONS AU MALADE 53

[Acceptation de Mañjusri.] 53

[Mañjuri chez Vimalakirti.] 54

[La maison vide.] 54

[Salutations réciproques.] 54

[La maladie de Vimalakirti.] 55

[Le vide universel.] 55

[Nature de la maladie.] 56

[Comment consoler un bodhisattva malade] 57

[Réflexions proposées au malade.] 57

[Lien et délivrance.] 60

[Sagesse et moyens salvifiques.] 60

[Le domaine du Bodhisattva.] 61

LE MADHYAMAKA ou école de la Voie du milieu 65

CHAPITRE V. Le Madhyamaka, ou école de la voie du milieu 65

Introduction 65

Rien n’apparaît, rien ne disparaît. 65

[…] 75

Examen du Nirvâna 76

Les quatre hymnes de Nagarjuna 84

Hymne à la Réalité absolue 85

Hymne à l’Incomparable 87

La perfection de sapience 91

Astasahasrikaprajñaparamita (extraits) 91

Aide et grâce des Buddha 93

Conquête sans réalisation 94

Rêves d’un bodhisattva sans recul 97

Le plus subtil détachement 99

Vacuité et espace 102

Le LIVRE DES MORTS Tibétain 105

Une autre vision de la vie et de la mort 105

La Libération naturelle par la vision nue, la Présentation de la Présence éveillée 109

L’intention d’obtenir le parfait Éveil afin d’œuvrer au bien de tous les êtres 129

MILAREPA 131

CHAPITRE PREMIER La naissance 131

CHAPITRE N Réalité de la douleur 138

CHAPITRE NI Les ennemis anéantis 144

DEUXIÈME PARTIE Les œuvres excellentes 159

CHAPITRE PREMIER La rencontre avec le maître spirituel 159

CHAPITRE N La purification 165

CHAPITRE NI Instructions et initiations 190

CHAPITRE IV Premières expériences, premières réalisations 194

CHAPITRE V Le retour au pays 209

CHAPITRE VI Le serment de méditation 221

CHAPITRE VII La méditation dans la montagne 228

CHAPITRE VIII L’ouverture aux Cent Mille Chants 271

BRUG-PA 281

CHER LECTEUR, 281

INTRODUCTION 282

Namo Guru (Salut au Maître !) 296

COMMENT S’EST PASSÉE LA VIE DE ‘BRUG-PA KUN-LEGS 296

À regarder ma Vie, par moi écrite ici, 298

Je demandai encore les instructions sur (l’art de se nourrir de la quintessence) 302

Dès lors j’allai au Kon (– po) où je rencontrai l’Omniscient Karma-pa. 304

J’allai à nouveau au Mon (Bhutan). 311

Je m’en fus alors de nouveau au Tibet. 313

Encore une autre fois le Seigneur de la Religion sKal-bzari-pa daigna dire : 316

Ensuite, je rencontrai le Seigneur de la Religion sKyabs-se. 319

A partir d’ici un choix ! 342

fin des extraits de chants de ‘Brug-pa. 394

Bouddhistes modernes 395

F. Th. STCHERBATSKY ~1930 395

§ 1. BUDDHIST LOGIC WHAT. 395

§ 2. THE PLACE OF LOGIC IN THE HISTORY OF BUDDHISM. 396

§ 3. FIRST PERIOD OF BUDDHIST PHILOSOPHY. 397

§ 4. SECOND PERIOD OF BUDDHIST PHILOSOPHY. 400

§ 5. THE THIRD PERIOD OF BUDDHIST PHILOSOPHY. 403

§ 6. THE PLACE OP BUDDHIST LOGIC IN THE HISTORY OF INDIAN PHILOSOPHY. 405

§8 THE LIMITS OF COGNITION. DOGMATISME AND CRITICISM. 407

PART II. THE SENSIBLE WORLD. 410

CHAPTER I. THE THEORY OF INSTANTANEOUS BEING (KSANIKA-VADA). 410

§ 1. THE PROBLEM STATED. 410

§ 2. REALITY IS KINETIC. 411

§ 3. ARGUMENT FROM THE IDEALITY OF TIME AND SPACE. 412

§ 7. ARGUMENTS FROM AN ANALYSIS OF THE NOTION OF EXISTENCE. 412

CHAPTER IV. ULTIMATE REALITY (PARAMARTHA-SAT). 414

§ 1. WHAT IS ULTIMATELY REAL. 414

§ 3. REALITY IS UNUTTERABLE. 414

PART V. REALITY OF THE EXTERNAL WORLD. 415

§ 1. WHAT IS REAL. 415

§ 2. WHAT IS EXTERNAL. 416

§ 3. THE THREE WORLDS. 417

F. VARELA ~1990 419

Chapitre 10 La voie moyenne 419

Évocations de l'absence de fondements 419

Nagarjuna et la tradition Madhyamika 422

Les deux vérités 430

L'absence de fondements dans la pensée contemporaine 433

Table réduite aux entrées thématiques ou par auteur. 447

fin 448











Table réduite aux entrées thématiques ou par auteur.



Table des matières

MYSTIQUES BOUDDHISTES I DE L’INDE ET DU TIBET 3

Le Bouddhisme ancien 5

VIMALAKIRTI 53

LE MADHYAMAKA ou école de la Voie du milieu 65

Le LIVRE DES MORTS Tibétain 105

MILAREPA 131

BRUG-PA 281

Bouddhistes modernes 395

fin 448



fin

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1On le nomme en outre Gotama Sakyamuni (le Silencieux issu du clan des Sakya) et, après l’Éveil : le Buddha ou l’Eveillé, Bhagavant ou le Bienheureux, Jina ou le Victorieux.

2En pali : nibbana.

3Sur ces deux ravissements, cf. ici p. 54.

4M.N., I, 163-164, résumé.

5M.N., 240-246.

6Le roi, au moment des labours, trace le premier sillon.

7Sur les quatre dhyāna, cf. ici p. 51.

8Yogaksema, conserver à jamais ce que l’on a acquis, et c’est, nous dit-on, la quête mystique (ariya).

9M.N., I, 161.

10Arya, ou voie sublime.

11Sutra des Douze Articles, traduit du tibétain par Léon FEER, Paris, Leroux, 1878, § XII.

12En sanskrit dharma.

13M. N., I, 167-171, condensé.

14Titre honorifique d’un Éveillé. Cf. ici p. 31.

15Fin du chapitre XXVI du M.N., 175. C’est à ce moment que le Buddha prononça son premier sermon sur les Quatre Vérités mystiques. Cf. ici p. 37.

16Selon l’étymologie, tatha : ainsi, gara : allé. Cf. ici p. 76, 117.

17D.N., II, p. 143-144, trad. G. MARTINI.

18Cf. ici p. 44.

19D.N., II, p. 156.

20Mannati.

21Le nirvāna.

22Na paramasati, il n’en prend pas conscience, n’en traite pas. Le Buddha suggère ici ce que le bouddhisme plus tardif se plaira à développer. Cf. ici p. 203 et p. 212.

23M. V., 1, 6, 19 sqq.

24S.N., II, 178, III, 151.

25Cf. L. SILBURN : Instant et cause : le discontinu dans la pensée philosophique de l’Inde, p. 97-116, 148-153, sur le problème que pose la croyance en la transmigration malgré le refus du Soi, et p. 117 quant à Yajnavalkya, qui joue un rôle éminent dans la Brhadaranyakopanisad.

26En sanskrit, le pratityasamutpada ou production en dépendance.

27Trad. G. MARTINI.

28Vinnana et vijnana en sanskrit. Cf. ici p. 221-224.



291. Trad. G. MARTINI.

30Abhoga et dutthulla ou dausthulya en sanskrit. Cf. ici p. 234 et 246.

31Bhav — . Sur la pratique mystique, cf. ici p. 242.

32Les redites ont été supprimées de cette traduction.

33D’où le caractère positif de dhyāna.

34Potthapadasutta, également I, 71, et xv, 36.

35Il n’accomplit aucun acte portant sur la perception de la diversité. D.N., xv, § 36.

36D.N., xv, 36 ; II, 72.

37D.N., IX, p. 184.

38D.N., XV, § 36.



39Pure, continente.

40Glose sur les dhyāna, vol. 1, 115-118, 141-143 et 164-176, condensé.

41P. 142-143. Au premier dhyāna, ces opérations mentales sont pures, car elles se réverbèrent sur un fond de conscience mystique ; elles appartien­nent aux samādhi qui précèdent le samādhi indifférencié (nirvikalpa), les savi­tarka et savicarasamādhi des Yogasatra, mais ici elles doivent disparaître, car elles troublent encore la conscience.



42Atthasalini, p. 276-277, condensé.

43Mais comme des tendances inconscientes (samskāra) peuvent encore demeurer assoupies dans ce samādhi d’arrêt, il ne faut pas le confondre avec le nirvāna qui n’en comporte pas.

44Cf. ici p. 224 la conscience indifférenciée des Vijnanavadin.

45Sur citta et acitta, cf. ici p. 267-268.

46D.N., II, p. 130-132. Même récit dans le M. p. p. s., p. 1350, avec une variante intéressante : Étiez-vous entré dans le recueillement d’inconscien­ce ? — Non ! J’avais conscience et j’étais seulement entré en samādhi. — Admirable [s’écria l’interlocuteur], les extases et recueillements du Buddha sont grands et profonds. Se trouvant en samādhi, avec sa pleine conscience et tout éveillé, il n’a pas entendu ce grand bruit. Trad. É. LAMOTTE.

47Paccatta ou pratyatma en sanskrit.

48Ekodibhava.

49Supatividdham pannaya.

50Cf. le couperet de diamant qu’elle deviendra dans le Mahâyana. Ici, P. 247.

51Sn., V, 10, trad. A. BAREAU : Bouddha, Éd. Seghers, 1962, p. 144.

52DmP., 25, trad. G. MARTINI.

53DmP., 259.

54Trad. G. MARTINI, à l’exception des stances 170, 187, 197, 198, 334, 336, et 369, qui sont traduites par L. SILBURN.

55Sorte d’oie sauvage.

56L’anutpadadharma, conception centrale du Mahayana.

57V.M.K., NI, § 26, p. 166-167.

58Prapanca, tout le déploiement différencié qui n’est que discours.

59M.vr., p. 351.

60M. p. p. s., p. 1381 et 1368.

61Sutra du nuage des joyaux, cit. M.vr., p. 225.

62Cf. ici p. [202] sq.

63L., p. 188, 197.

64Catuhsataka et Samādhirajasutra, cités dans sa M.vr., p. 128.

65Paramartho « hy dryanam tusnim, M.vr., p. 57.

66M. p. p.s., p. 1203.

67Mahayanavindika, st. 9, 10, 15.

68Madhyamakavatara, d’après la libre trad. de L.V.P., Le Museon, 1910, p. 274-276.

69Bala, prabhava, vibhati, rddhi, etc.

70Sans ses ailes, sans un espace vide et sans le courage de quitter tout support, l’oiseau ne pourrait voler. Dans la paix de toutes choses réside éternellement le nirvāna.



71Auteur du Catuhstavasamasartha (Éd. Tucci). Cette glose, dont nous nous inspirons, éclaire les hymnes à la lumière des Dasabhumikasatra. Elle distingue quatre niveaux spirituels : au premier hymne, le bodhisattva semble résider à la septième terre ; au deuxième, d’après le commentateur, il se trouve à la huitième terre, car il n’infléchit plus sa conscience vers l’absence de signe distinctif ; rien ne peut plus le troubler désormais. Au troisième hymne, le bodhisattva a atteint la neuvième terre où il jouit d’une intelligence parfaite ; dès lors, prêt à l’Éveil, il accède à la dixième terre. Au dernier chant, il recouvre ses assises éternelles dans la terre des Buddha ; c’est l’Éveil parfait, fruit sans égal. Sur les terres, cf. ici p. [242].

72Ou « en tant que maître », selon une autre version.

73Ou séjour.

74Ou « puisse le monde parcourir la voie des Bien-Allés ».

75Samādhirajasatra, II, 2, p. 360-362, cité dans M.vr., p. 111.

76Ibid., p. 108.

77Ibid., fin du chap. 1.

78Vajracchedikastitra, chap. XXIX.

79Textuellement « les êtres à convertir, les fidèles ».

80Textuellement « sur aucun des dharma ».

81Afin de conduire les êtres selon leurs tendances diverses.

82Cf. ici p. [205, 213].

83Cf. ici p. [226].

84Asta, xxvii, p. 444-445.

85Qualifié de grand secret à ne pas révéler à un débutant, car il perdrait cœur.

86Au sens absolu, on ne peut s’établir dans l’Ainsité, mais au sens relatif, il faut pour s’y établir écarter toute prise à double pôle (vikalpa).

87Asta, XXVII, p. 453, 455.

88Asta, XXVII, p. 447-448, 450, 452.

89Cf ici p. [101].


90Asta, résumé des p. 310, 311, 370.

91Vacuité, sans-signe-distinctif et non-prise en considération.

92L’efficience pour autrui est le critère de la purification.

93Selon le Bienheureux (p. 357), rêves et veille sont indiscernables ; si le bodhisattva procède dans la parfaite sapience, il ne s’en départ pas jusque dans ses rêves et la développe alors abondamment.

94Satyavacana.

95Cf. le M.N., I, 4, où le Buddha dit clairement qu’il ne faut rien concevoir (na mannati) au sujet du nirvāna ni se complaire en lui. Si le sage en tous lieux cherche la sapience et ne la trouve pas, ce n’est pas qu’elle n’existe pas et qu’il n’y a rien à trouver, mais qu’elle ne doit pas être « cherchée ». Elle jaillit spontanément.

96V.M.K., introd. p. 59. Le texte a : « pensée ».

97Id., p. 225, chap. I, V, § 8.

98Cf. ici p. [269].

99 Les astérisques respectent celles du texte original, soit pages 87-422 !

100 F.Th. Stcherbatsky, Buddhist logic, vol. I, ~1930, Dover, New York, 1962, 1-16, 75-80, 81,85,89-90,92-93,181,185,506-509.

101 Les notes seront omises. Elles donnent le vocabulaire sanskrit.

102 Pagination Dover.

103 NDE : +, « inversion mystique ».

104 Francisco Varela /Evan Thomson Eleanor Roscjh, L'inscription corporelle de l'esprit / Sciences cognitives et expérience humaine, trad. de l’anglais, Seuil, 1993. - Ici chapitre 10 (sur 11).


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