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Copyright 2020 Dominique Tronc

MYSTIQUES DE L’ANTIQUITE  AC-3E SIECLE

















MYSTIQUES DE L’ANTIQUITÉ JUDÉO-CHRÉTIENNE & GRECQUE

Des origines au troisième siècle



Textes réunis par Dominique Tronc, 2020.









Livre de Job 

PLATON 

PHILON d’ALEXANDRIE

MATHIEU L’ÉVANGÉLISTE

PAUL de TARSE

CLÉMENT d’ALEXANDRIE

PLOTIN









Série «  Mystiques  du Monde »



I. Antiquité judéo-chrétienne et grecque

Des origines au troisième siècle

II. Antiquité chrétienne

Du cinquième au dixième siècle

III. Moyen Âge chrétien

Du douzième au quatorzième siècle

IV. Chrétiens à la Renaissance

Quinzième et seizièmes siècles

V. Chrétiens à l’âge classique

Dix-septième siècle

VI. Figures européennes

Du dix-huitième au vingtième siècle



VII. Sufis en terres d’Islam

Du neuvième au treizième siècle

VIII. Sufis en terres d’Islam

Du quatorzième au vingtième siècle



IX. Figures de l’Inde traditionnelle

X. Mystiques bouddhistes de l’Inde et du Tibet

XI. Mystiques bouddhistes de la Chine et du Japon

XII. Mystiques taoïstes et confucianistes de Chine



XIII. Poèmes de Chine, Corée, Japon

XIV-XVI Poèmes d’Occident





Après des florilèges chronologiques, je propose dans cette série une dizaine de figures mystiques par tome en livrant des textes majeurs non coupés.



Avant-propos : Pour introduire des mystiques de toutes cultures



Les recherches d’un sens orientant vers la vie intérieure convergent sur des systèmes anciennement exprimés sous des formes religieuses et plus récemment sous des idéologies. Ces dernières n’ont pas résisté aux expériences traumatisantes du XXe siècle tandis que les traditions religieuses souffrent d’une inadaptation à un monde qui change sur la durée d’une génération. Les ambitions totalitaires des unes et des autres se heurtent.

Recherche d’une vérité ? La science prend le relais dans la mesure où elle repose sur un socle commun dont témoigne une forme écrite universelle (dont la notation mathématique). Inhumaine.

Recherche de la beauté ? Depuis Lascaux des « voyants » nous la montrent dans sa plus grande diversité. Aveugles !

Recherche de la bonté ? Les hommes bons sont actifs depuis toujours, mais sans apporter une réponse convaincante au mal. Mal ?

Certains témoignent d’une « Rencontre » inopinée, mais sans pouvoir énoncer un contenu. C’est le domaine des poètes, des artistes et des mystiques.

Je rassemble ici les témoignages de mystiques. Tous expriment la même chose. Cela en devient monotone.

Apprécier des figures ayant parcouru le chemin intérieur incite à les imiter. Certaines furent influentes dans l’histoire des civilisations. Ce sont des créateurs de langues (Ruusbroec, Eckhart, Jean de la Croix), de sagesses (Socrate, taoïstes), et, sans le vouloir, de religions (Bouddha, Jésus, Mohammed).

Les cultures du monde entier se mêlent aujourd’hui, mais la reconnaissance d’une unité autour d’un essentiel caché « mystique » n’est pas accomplie. Pour ne pas partir de formes extérieures dépendantes des cultures humaines, les témoignages de figures individuelles sont préférables aux croyances et aux théories.



Lisez directement des écrits traditionnels «datés». Laissez de côté les ouvrages historiques ou explicatifs qui s’interposent entre ces figures et nous. Chassez les fantômes  d’un « terrible» Jean de la Croix qui serait perdu dans sa nuit, d’une Jeanne Guyon assez « déraisonnable » pour assumer la réalité d’une transmission de cœur à cœur.

Choisissez un auteur sur une centaine de mystiques de toutes cultures. Chacun mérite une lecture étendue pour en faire éventuellement un ami. Ses œuvres sont souvent accessibles en ligne1 ou en édition papier.

Entre des brindilles assemblées en florilège et des œuvres restituées dans leur intégralité, il y a place pour se limiter par figure exemplaire entre quelques dizaines et la centaine de pages. Entre brindilles et opus la place est étonnamment vide — libre ! Car la remplir suppose liberté vis-à-vis de différences culturelles parce qu’elles sont jugées secondes, demande adaptation à des modes d’expression caduque (tel le dialogue qui s’établit entre «Raison» et «Amour» chez la béguine Marguerite Porete). Il s’agit de garder les témoignages d’individus en faisant fi de systèmes collectifs qui se les approprient (religions ou sciences  humaines)2.

§

Douze tomes de l’Antiquité à nos jours, de l’Occident aux deux Orients, pour s’en tenir « seulement » à une centaine parmi des milliers de figures. De manière surprenante leur choix s’impose le plus souvent sans alternative, car le tri opéré au tamis des siècles est raisonnable. Plus quatre tomes ouverts à l’expression poétique.

Un florilège respectant le seul ordre chronologique fut précédemment établi3.

Ici je propose des textes parfois entiers, généralement sans opérer de coupure. Il s’agira d’une œuvre complète (ici en ouverture chronologique Job et son commentaire) ou d’un « segment » prélevé au sein d’une œuvre plus vaste (ici la seconde moitié du livre VII de la République de Platon incluant le « mythe de la caverne » ; plus tard le tiers central des Noces de Ruusbroec). Même si l’idiotisme reste localement limité, demeure la responsabilité du choix de l’œuvre ...Ou d’un auteur inattendu (ici Les Thérapeutes de Philon et son introduction, plus tard des figures méconnues d’un dix-septième siècle chrétien).



Thesaurus mystique.

La recherche de textes mystiques met en évidence plusieurs vagues successives qui se produisirent en de mêmes lieux, chaque vague propre à des cultures s’appuyant sur des visions uniques du monde (mythes, religions, croyances). Apparaît une répartition temporelle autant que géographique autour des grands fleuves de l’Asie (Indus, fleuve Jaune) et du proche orient (Nil, Tigre-Euphrate).

Les plus nombreux témoignages entre le Ve siècle AC et le début de l’ère commune proviennent de l’Inde et de la Chine où la continuité culturelle a été mieux maintenue qu’en Europe où seule la Bible assure continuité4.

En occident le relais est assuré entre Ier et Ve siècles antiques autour du « lac Méditerranée »; puis au Moyen-Orient islamisé entre le IXe et le XIIe; enfin l’Europe chrétienne prend son tour le entre le XIIIe et le XVIIe; du XVIIIe au XXe la culture devient plurielle. On répartit ses témoignages en six tomes :



Tome I et II Antiquité autour du bassin méditerranéen.

Tomes III, IV et V Terres chrétiennes

Tome VI Europe (la référence chrétienne n’est plus totale)



Pour le reste du monde — largement plus vaste, mais ici moins bien représenté — six autres tomes :



Tomes VII et VIII Terres musulmanes

Tome IX Inde traditionnelle

Tomes X et XI Bouddhismes (« d’origine » puis marqué par le Taoïsme)

Tomes XII Chine traditionnelle



On élargit enfin à ce qui est vécu « par le cœur plutôt que par l’esprit » en s’orientant vers un « blanc de la cible » mystique :



Tome XIII Poèmes de Chine, Corée, Japon

Tomes XIV à XVI Poèmes d’Occident



Y ajouter des témoignages récents hors Traditions ? Ils ne sont plus adossés aux religieux comme nous le reconnaissons dans les tomes précédents.

Le travail d’assemblage devient impossible à notre époque où la quantité d’informations a été accrue d’un facteur dix mille : dix fois par la diversité des cultures, dix fois par la naissance des imprimés, et aujourd’hui cent fois sur réseaux électroniques. Plus personne ne peut proposer quelque synthèse. Demeure la possibilité de choix ciblés en attente du tri des siècles.



§

Il est extraordinaire de ne trouver aucun assemblage des textes mystiques essentiels de toutes origines culturelles.

Si l’on regarde les études (Underhill, Bremond, Maréchal, Bastide, etc.) on les admire pour leur intelligence, mais elles regardent « de l’extérieur » soit pour défendre soit pour comprendre « la mystique » comme forme culturelle religieuse ; on se borne à constater une diversité d’habits, car les croyances et les théologies sont diverses et ignorent l’intime vécu unique.

Je m’en tiens ici pour donne un exemple parmi d’autres possibles à citer Bastide  qui prend en 1931 la suite des Underhill, von Hügel, Bremond, Maréchal, Baruzi, etc. Tous se sont intéressés à la mystique inscrite dans les Traditions avant leur effondrement (diminuant de nos jours nombre et qualité de spécialistes avec expérience).

Je le cite longuement — en corps maigre — parce qu’il résume ses prédécesseurs ; et en appréciant sa liberté vis-à-vis de « systèmes suggestionnaires », religions ou idéologies :

Bastide admet une « identique expérience psychologique » et s’en tient «  aux mystiques d’origine religieuse » 5 :

« Pour nous, partant de cette idée que le mysticisme classique, tel qu’il est décrit dans les manuels catholiques, est le fruit d’une longue tradition, nous nous attacherons d’abord à découvrir les étapes de cette tradition, depuis le mysticisme spontané et orgiastique des primitifs jusqu’à son organisation actuelle : non pas histoire des doctrines mystiques, bien que doctrine et expérience se pénètrent étroitement, mais plutôt histoire de l’expérience mystique.

[…]

“[On trouve] dans tout mysticisme, quel qu’il soit, une même, une identique expérience psychologique.

“Je le pense ; et je ne serais pas loin de la faire consister dans un double sentiment, celui d’une part d’une dépersonnalisation, d’une désappropriation du moi : l’être se vide de toute pensée, de toute émotion ordinaire ; il cesse de mener son existence habituelle. Mais, d’autre part, il ne se perd pas pour cela dans une inconscience absolue. D’autres émotions, d’autres pensées surgissent ; seulement le mystique ne les sent plus comme siennes, elles lui apparaissent étrangères ; il les subit passivement. Il n’est plus lui ; il est autre. Il se dit déifié.

“Certains (Schopenhauer, MM. Maurice Blondel, Delacroix, etc.) ont cru retrouver un pareil état d’esprit dans l’intuition esthétique, dans la contemplation de la nature, telle que la décrivent Rousseau dans ses rêveries, Maine de Biran, Amiel dans leurs Journaux, enfin ils ont cru le retrouver dans certaines philosophies qui, comme celle de Plotin, font consister la connaissance dans une identification du sujet et de l’objet. Mais d’autres (R. P. Poulain, M. de Montmorand, M. Pierre Janet) n’acceptent pas de pareils rapprochements.

“Par contre, tout le monde est d’accord pour reconnaître que c’est dans le domaine religieux que s’épanouit le plus splendidement la fleur mystique.

“Le mysticisme, en effet, est à l’origine de la religion. Les peuples dits primitifs n’ignorent pas l’extase et la prophétie ; ils se livrent à de singulières frénésies par lesquelles ils pensent se séparer du monde profane et pénétrer dans le domaine du sacré. Presque toutes les Églises sont la concrétisation d’un élan mystique le bouddhisme suit la prédication de celui qui connut l’extase salvatrice sous l’arbre vénéré ; l’Ièlam est sorti d’une révélation angélique faite à Mahomet ; le Christianisme est né de l’effusion de l’esprit à la Pentecôte, avec tout son cortège de phénomènes mystiques : vision des langues de feu, glossolalie, etc.

“Mais si la religion naît du mysticisme, elle s’effraie ensuite de sa violence ; elle veut le régulariser, le canaliser ; le Koran devient la norme de toute extase et saint Paul lutte dans les jeunes communautés chrétiennes contre la pratique excessive des charismes. Seulement, en voulant ainsi enfermer dans des règles trop étroites ce qui est spontanéité créatrice, on finit par tuer cette spontanéité elle-même. À la religion vécue succède la religion pensée, parfois même jouée. Le mysticisme qui avait à peu près disparu depuis les origines de l’Église reparaît alors ; il se présente maintenant comme une revanche de l’individu contre toutes ces barrières ecclésiastiques où se brise la fougue de son élan. C’est donc la conscience individuelle saisissant Dieu, en dehors de tout intermédiaire.

[…]

‘Concluons : le mysticisme est chose complexe. Et c’est pourquoi nous devons essayer de le saisir à l’aide de toutes les méthodes qui ont fait leurs preuves. Quand il s’agit d’un phénomène aussi riche que celui-ci, ce n’est pas trop de diriger sur lui les feux croisés de toutes les sciences : médecine, psychologie, ethnographie, histoire et sociologie.

[…]

Ce qu’il faudrait, pour porter sur le mysticisme un jugement juste, ce serait une série de monographies laïques faites sur des contemporains par des contemporains ayant une solide culture scientifique et un sens critique averti. Ceci mirait été en partie réalisé par Dom Joseph Sauton pour Mme Bruyère, abbesse de Solesmes, qui a vécu de 1845 à 1909 (mémoire édité par Albert Houtin). Sans doute Dom Sauton est un religieux ; mais, avant son entrée dans les ordres, il a fait des études de médecine, particulièrement de pathologie mentale et, comme il l’écrit lui-même : “le médecin, habitué par des études spéciales à l’analyse des divers états psychologiques, initié à l’art d’en découvrir les déviations, ce médecin analysait le moine qui lui était intimement uni…” Malheureusement toute une partie de ce mémoire, la partie médico-psychologique, a été retranchée par M. A. Houtin, ce qui diminue dans une très grande mesure l’intérêt de cet ouvrage. Reste alors l’étude d’une malade atteinte de délire religieux faite à la Salpêtrière par M. Pierre Janet, qui l’a suivie de longues années et a pu l’examiner méthodiquement, en suivant les règles les plus assurées de la médecine expérimentale. Ainsi, et ainsi seulement, _pourra s’amorcer, d’après certains, une étude positive du mysticisme.

‘Cette méthode, certes, ne manque pas d’intérêt. Mais, si on se borne à des monographies de malades,, sous prétexte qu’ils sont plus facilement étudiables, elle comporte aussi un grand danger : celui de confondre ensemble des phénomènes disparates. Il y a une extase physiologique, une hypnotique, une cataleptique, une hystérique et une mystique, qui se ressemblent extérieurement peut-être, mais qui, cependant, dans leur fond n’ont rien de commun d’après M. de Montmorand ; nous ne pouvons donc nous contenter de ce procédé d’observations personnelles, et le psychologue qui se préoccupe du problème mystique doit se doubler nécessairement d’un historien : il lui faut utiliser de toute évidence les témoignages des écrivains anciens, quitte à. les critiquer, bien entendu.

‘Mais parmi ces témoignages, lesquels choisir ? Tous sont-ils également intéressants, évidemment non. Il y a des faits qui sont révélateurs parce qu’ils contiennent virtuellement en eux une extrême généralité et d’autres, au contraire, qui sont exceptionnels et simplement curieux. Il faut donc chercher les cas typiques. Or ceux-ci, nous ne les trouverons pas parmi les petits mystiques, parce que ce sont des malades ou bien des mystiques d’imitation, donc des êtres sans originalité et sans action féconde ; nous ne les trouverons pas non plus chez les primitifs ou les mystiques de l’antiquité, voire même du moyen âge, parce que chez eux la pratique de la contemplation n’est qu’ébauchée et qu’il vaut mieux étudier le mysticisme sous sa forme la plus achevée, douée de tous ses caractères essentiels, tel qu’il résulte enfin d’une longue tradition à chaque moment perfectionnée : “Pour comprendre le mysticisme chrétien, il faut aller d’emblée aux grands mystiques, sinon on risque de ne voir que ses caractères mineurs”, et de le confondre avec “les accidents nerveux qui le compliquent, l’hystérie ou la folie religieuse”, dit M. Delacroix, et de même M. Jean Baruzi “Il importe que l’exemple choisi soit complexe et de subtile qualité”. Telle est la méthode la plus souvent employée, par MM. H. Delacroix (Ste Thérèse, Mme Guyon, Suso), J. Baruzi (St Jean de la Croix), Von Hügel (Ste Catherine de Gênes), Mme J. Ancelet-Hustache (Mechtilde de Magdebourg) pour le christianisme, et, pour l’Islam, par M. L. Massignon (Al Hallâj). Parfois aussi on étudie un courant mystique, bien individualisé, la vie d’un monastère par exemple (Mme Ancelet-Hustache), ou encore une école de mystiques, école allemande du XIVe siècle, école française du XVIIe (MM. H. Delacroix. H. Brémond). Parfois, enfin, on essaie de grouper, peut-être un peu arbitrairement, dans un même objet d’étude, un certain nombre de mystiques unis par la reconnaissance d’une même dogmatique (M. de Montmorand et le mysticisme catholique orthodoxe).

‘Nous utiliserons tous ces travaux, non pour les recommencer, pour refaire une nouvelle fois ces monographies, un saint par chapitre et une conclusion générale, mais pour confronter les résultats auxquels sont arrivés tous ces écrivains, de culture et de tempérament très divers. Et nous verrons alors de cette confrontation quelques idées assez générales et assez sûres se dégager peu à peu.

‘Seulement, en ne partant ainsi que d’un très petit nombre de monographies, aussi bien choisies — soient-elles, il manquera toujours, pour établir les lois de la vie mystique, la certitude et la généralité nécessaires. Il ne faut pas craindre de le dire : la méthode comparative reste et restera toujours, pour l’objet que nous nous proposons, la meilleure des méthodes. Il faudrait multiplier les coups de sonde dans les milieux les plus divers, dans les pays les plus éloignés, aux époques les plus différentes. Il faudrait aussi, à l’aide d’une bibliographie précise, d’une linguistique exacte, suivre les influences d’un livre, d’une traduction à travers les monastères et les groupes de laïcs ; il faudrait retrouver les grandes routes idéologiques qui rayonnent à partir de saints ou de saintes. Et de cette façon, on pourrait arriver à séparer ce qui est tradition morte, ce qui est imitation ou autosuggestion, de ce qui est expérience vivante. Alors on pourrait voir ce qu’il y a de commun dans toutes ces expériences personnelles. Au-delà de tout relatif, on atteindrait le permanent. Malheureusement toutes ces questions d’influences, de rapports, tout ce commerce des idées, cet établissement des aires d’imitation, tous ces problèmes d’histoire, et de géographie du mysticisme n’ont pas encore le plus souvent reçu de solution. M. L. Massignon s’y est essayé, à l’aide de la linguistique, dans son “Essai sur les origines du lexique technique de la mystique musulmane”.

‘Quand le mystique déclare ineffables les impressions psychologiques, il veut dire par là qu’elles ne peuvent s’exprimer à l’aide du langage courant. D’où une tentative pour se créer un langage spécial plus adéquat, d’où la glossolalie. Mais ; en général, au lieu d’inventer de toutes pièces sa langue, le mystique préfère se servir de mots déjà connus, seulement en transposant les valeurs. Ainsi les mystiques musulmans se sont servis des termes coraniques et ce sont eux qui marquent, comme des jalons posés de place en place, les linéaments de leurs expériences internes. La méthode philologique permet ainsi de résoudre le problème des origines du mysticisme musulman, de prouver qu’il n’y a eu qu’accessoirement influences étrangères, mais que ce mysticisme est né de la méditation fervente du Koran.

La méthode est délicate et demande de nombreuses précautions. Il peut arriver que l’on retrouve des idées analogues par simple coïncidence naturelle ; par exemple, la thèse de la soumission absolue au directeur, le perinde ac cadaver, chez les Sémites bien avant Loyola. Il peut arriver aussi que deux philosophies d’intention semblable aboutissent par convergence de pensées à un même développement littéraire : par exemple, l’argument du pari se retrouve chez Ghazali et chez Pascal sans qu’il y ait eu probablement influence de l’un sur l’autre. Dès lors révéler les coïncidences, même littérales, ne suffit pas ; il faut “démontrer qu’il y a eu en effet un apparentement généalogique entre les pensées que ces textes véhiculent” ; il faut retrouver “les relations didactiques”, de maître à disciple, d’écrivain à lecteur, etc. La critique littéraire observe bien cette règle pour ne pas confondre les rencontres fortuites avec les plagiats ; à plus forte raison l’historien du mysticisme. M. L. Massignon le dit fort bien : il ne suffit pas de classer les termes techniques, de comparer les structures des phrases ; il faut refaire en soi, par un effort d’intuition sympathique, l’expérimentation de l’ascète.

‘Tout ceci est fort juste : et nous nous rendrons compte de l’intérêt de cette méthode en étudiant dans un chapitre ultérieur le langage amoureux — des mystiques. Seulement nous ne pouvons encore pousser très loin nos recherches de ce côté-là. En effet, avant de comparer les lexiques, il faudrait d’abord, ce qui n’a pas été fait, en dresser un par auteur.

Concluons : le mysticisme est chose complexe. Et c’est pourquoi nous devons essayer de le saisir à l’aide de toutes les méthodes qui ont fait leurs preuves. Quand il s’agit d’un phénomène aussi riche que celui-ci, ce n’est pas trop de diriger sur lui les feux croisés de toutes les sciences : médecine, psychologie, ethnographie, histoire et sociologie. Seulement, comme, de toutes ces disciplines, rares sont celles qui ont été utilisées avec de complets résultats, il nous faut bien nous pénétrer de cette idée, en ouvrant notre travail, que nos conclusions, si elles nous paraissent suffisamment approchées, restent cependant relatives et forcément lacunaires.’



Précisons le sens du mot si ambigu « mystique » tel que nous lui donnons sens par mon choix de textes tout au long de ces douze tomes. Je reprends une présentation parallèle6 :

Mystique.

...ce qui ne peut être défini qu’en creux, comme un « ni ceci, ni cela ». Le terme « mystique » a été galvaudé : dérivé du grec mustes « initié », il en est arrivé à désigner toutes sortes de phénomènes incompréhensibles, bizarres, voire pathologiques (on parlera de « délire mystique »). On y mêle les transes chamaniques ou les expériences dues aux substances hallucinogènes. On le confond souvent avec le paranormal ou avec le miraculeux, domaine de tout ce qui contredit les lois habituelles de la matière ou du biologique. Rien de tout cela n’a intéressé nos auteurs.

La mystique n’est pas non plus le simple prolongement des expériences humaines les plus hautes comme l’amour, la beauté de la musique ou de la nature, les compréhensions fulgurantes, la ferveur religieuse… Elle n’est pas non plus vécue dans les méditations de « pleine conscience » qui font tant de bien par la paix qu’elles apportent, mais qui appartiennent au développement personnel, corporel et psychologique : il y a là un repos parfait de toutes les facultés, mais c’est en soi que l’on repose, dans sa propre nature.

Le domaine mystique fait partie de ce qu’on appelle le « spirituel », il en est même le cœur. La spiritualité est à la fois plus large et beaucoup plus vague : elle englobe tous les écrits où l’on s’oriente vers « Dieu ». L’intellect, l’imaginaire, le sentiment tournent autour du divin : on est souvent dans une rêverie autour de, une « réflexion sur ». Dans le meilleur des cas, il s’agit d’un élan, d’une tension vers Dieu, qui prépare l’être à être attentif à l’évènement inouï qui peut se produire.

Face à l’immensité du champ spirituel, nous nous concentrons sur les témoignages d’expérience du divin. Des textes racontent l’irruption dans l’humain d’une dimension verticale, d’une autre nature, que les hommes sont forcés d’appeler « divine », car elle ne peut être fabriquée par les facultés humaines : l’Énergie impersonnelle qui sous-tend l’univers se manifeste à l’homme. C’est ce face-à-face entre l’humain minuscule et « Dieu », qui forme le domaine propre à la mystique : l’homme rencontre sa source et la source de toutes choses. Des hommes et des femmes ont vécu cette irruption du divin en eux depuis l’aube de l’humanité, et cette expérience est universelle. Ils attestent la présence au centre d’eux-mêmes d’une Réalité expérimentée au-delà du corps, du psychologique, de l’intellect ou de l’imaginaire, qui existe au-delà de l’humain, mais qui envahit l’humain.

Cette expérience est ressentie au centre, au « cœur » de l’être : c’est pourquoi elle est souvent appelée « intériorité ». Une fois vécue, on ne peut plus la nier, quelles que soient les contraintes extérieures. On ne peut que s’incliner devant elle, la vénérer et l’aimer. Cette Présence comble le vide de la nature humaine. En comparaison, tout ce qui a été vécu avant n’est rien que transitoire, illusoire, préoccupation d’enfants ou de fous : le capucin Benoît de Canfield parle du Tout de Dieu et du rien de la créature. Pour Pascal, cette expérience est si importante qu’il la transcrit sur un papier qu’il garde toujours sur sa poitrine : « Joie, pleurs de joie ».

Les manifestations du début sont diverses, mais universelles : vibration du cœur, coulées d’amour, de béatitude, de silence, de paix, qui envahissent la personne et l’émerveillent. Le mystique les recherche, les attend, les favorise ; il les pleure lors de sécheresses, de « nuits », lorsque la Présence semble disparaître. Même si elle est recherchée volontairement, cette Présence se manifeste librement : c’est pourquoi bien des textes l’appellent la « grâce ». Si les préparatifs qui veulent faire remonter vers Dieu par l’effort humain sont parfois récompensés, ils sont bien entendu sans commune mesure avec cette liberté : « L’Esprit souffle où il veut », dit l’apôtre Jean (Évangile 3, 8).

Cette présence peut au début recevoir des qualificatifs : paix, amour… Mais certains mystiques sont amenés à prendre conscience que ce ne sont que des effets de cette Présence et désirent davantage. Un double mouvement s’opère : par amour, dans un abandon total, le mystique se donne au divin pour qu’il fasse ce qu’il veut, en réponse le divin l’envahit de plus en plus et nettoie tout ce qui n’est pas lui. Le mystique perd toute projection vers l’objet Dieu. Un grand retournement s’opère où le divin prend la place au cœur de l’homme, où s’opère l’union entre Dieu et l’homme : [l’âme] « ouvre la capacité de tout son esprit pour engloutir cet abîme, mais au contraire s’en trouve être heureusement absorbée et engloutie…7 » Ceci au prix d’un profond dénuement et d’une grande obscurité, car le divin est incompréhensible aux facultés humaines8 : c’est le « Nuage d’inconnaissance », titre d’un profond texte mystique9. La vie humaine parvient là à son accomplissement parfait où le mystique participe au grand courant de la Vie universelle. Saint Paul s’écrie : « Je vis, non plus moi, mais Jésus-Christ vit en moi10. »

Il ne reste plus que le grand Rien, le grand Vide. Ce vécu s’exprime souvent en termes religieux, mais il n’est pas le produit de la religion : la mystique est première.  Les religions sont les expressions particulières à chaque civilisation d’une expérience universelle : à partir de l’expérience de Jésus, du Buddha, de François d’Assise s’organise une communauté qui espère recréer les conditions où elle peut se manifester (croyances, prières, règles, méditations, ascèse…). L’organisation nécessaire pour le grand nombre fossilise l’élan créateur, naissent les lois et la théologie. « La mystique » en tant que corpus textuel ne fait pas partie du champ intellectuel, n’élabore pas de champ conceptuel ou de problématique : elle tente péniblement d’exprimer l’indicible par des mots.



Après ces précisions empruntées à un érudit puis nôtres, ouvrons sur les « Mystiques de l’Antiquité » soit les deux premiers tomes d’une série qui en comportera douze...



Mystiques ayant vécu en Occident « avant l’an mil ».

Chaque texte est présenté largement et éclairé grâce à des commentaires associés empruntés aux traducteurs.

Il s’agit soit d’« œuvres» complètes (Livre de Job ; le bref De Vita contemplativa de Philon), soit de «segments » d’œuvres trop amples pour être livrées complètes (Commentaire de Jean ou La Trinité de saint Augustin), soit d’une correspondance de direction adressée à un même destinataire (Lettres de Barsanuphe à Jean de Gaza).

Le continu textuel est respecté autant que possible, couvrant de quelques dizaines à une centaine de pages (le cas du Livre de Job que l’on va rencontrer en premier lieu reste exceptionnel : il couvre 134 pages parce son commentaire moderne permet d’apprécier ce texte si ancien).

Ce choix intermédiaire entre des relevés de brefs passages voire de simples « brindilles mystiques» et des éditions amples a été très rarement assumé — ceci à notre grande surprise. Il convient pourtant au lecteur face à l’« océan des textes » lorsqu’il se propose de les aborder en profondeur. Il doit se limiter à des incontournables : ici une bibliothèque mystique choisie de douze fois huit auteurs soit une centaine de figures11.



§

Vers ~580 AC, au retour de l’exil assyrien, le livre de Job tente de répondre au problème éternel du mal face à un Créateur. S’il ne nous convainc guère, sa géniale restitution du mal reste actuelle : rien n’a changé, sinon un affrontement de nos jours perçu avec des puissances humaines devenues purement « horizontales».

Platon (~420 AC) invoque beauté et vérité intemporelle comme les «preuves» non intellectuelles d’une continuité possible au-delà du vécu personnel.

Job et Platon représentent ainsi les deux grandes traditions antiques venant de l’ancien orient et de la Grèce indo-européenne. Elles influent sur le juif Philon (~50 AC) et sur le grec Clément (~50), deux alexandrins.

Jésus et Paul ouvrent une nouvelle ère, à la fois intérieurement mystiquement et extérieurement historiquement. Il en naîtra des conflits entre «aînés» juifs et fondateurs «cadets» d’une nouvelle religion.

Plotin (~250) arrive tard, mais couronne l’ordre grec. Presque sept cents ans le séparent de Platon ce qui lui permet de proposer une géniale réflexion et de nombreuses questions. Il n’impose guère de réponse intellectuelle ou mythique puisque tout repose chez lui sur une expérience mystique sans intermédiaire. Il s’oppose ainsi aux imaginations gnostiques de son siècle.

Il marque profondément saint Augustin (~400) et Denys l’Aréopagite (~500), deux chrétiens donc des autorités reconnues et il influa peut-être sur la pensée juive (des séphiroth du Zohar à Spinoza).

À ces figures d’immense influence, j’adjoins deux « orientaux» méconnus qui nous mènent jusqu’à l’an mille : le «Jean de la Croix» nestorien Dalyatha (~700) fut connu de penseurs vivant en terres récemment islamisées ; le « Nouveau théologien» orthodoxe Syméon (~1000) sera le maître de mystiques grecs et russes.



§

Voici la «constellation» mystique proposée dans ce tome et le suivant, suite ordonnée chronologiquement :



Job  ~ 600 AC ou -600

Platon ~ -400

Philon, Jésus & Paul, Clément d’Alexandrie ~ -50 à ~120

Plotin ~ 250

Augustin ~ 430, Denys, ~500

Barsanuphe  & Jean de Gaza~400

Isaac le Syrien ~ 660

Jean de Dalyatha ~ 750

Syméon le Nouveau Théologien ~ 1000







Les regards portent sur l’expérience mystique et ineffable. C’est ce qui les rassemble.

Les présences juive et grecque s’entrecroisent.

§

Nombreux sont des sufis et des «hommes du blâme» ayant vécu avant l’an mil ! Ra’bia, Junaid, Bistami, jusqu’à Sulami… Ils seront présentés au début du premier volume de textes rédigés en terres d’Islam.



Livre de JOB

Présentations

Job aborde le problème du mal qu’il décrit de façon saisissante aux deux premiers tiers du dialogue. Il n’y répond pas puisque personne ne peut le faire sinon mystiquement !

J’utilise La Bible, Ancien Testament, II : c’est Le Livre” traduit et expliqué par Édouard Dhorme. Le volume de la «Bibliothèque de la Pléiade» fut publié aux Éditions Gallimard en 1977.

J’intercale les notes en petit corps à la suite des groupes de distiques concernés ce qui assure enfin une lecture aisée. L’édition d’origine décourageait l’appréciation de notes qui s’avèrent indispensables : elles étaient regroupées en bas de pages et très souvent scindées d’une page à la suivante ; on évitera ici ce parcours du comabattant. Ces notes sont autant de petites synthèses opérées sur des versets groupés [comparable au travail très utile de découpage des sourates du Coran opéré par Régis Blachère].

J’allège mon travail de transcripteur autant que possible, mais sans introduire d’ambiguïté. Je n’ai donc pas mis en exposant les numéros de versets et les numérotations latines de références au sein des notes figurent tantôt en capitales tantôt en minuscules (III ou iii) laissant ainsi place pour un toilettage futur.

Jje garde l’intégralité de toutes les notes — souvent longues — avec transcriptions latines en italiques de termes anciens. Elles nous font revivre Job — distiques du «poème» à méditer lentement — en restituant son milieu pastoral et agraire. Elles soulignent le travail ardu de restitution du texte — souvent incertain — et la proximité de l’hébreu avec les langues anciennes du croissant fertile.

L’idéal est bien sûr de disposer des tomes Pléiade I & II pour “naviguer” et se perdre heureusement au gré de renvois suggérés aux textes bibliques parallèles. On peut ainsi découvrir “toute la série d’ouvrages” assemblés comme “une” Bible [une bibliothèque] hébraïque. J’ajoute souvent entre crochets le texte parallèle de bon choix proposé.

Je fais précéder Job d’extraits de présentations. Premier texte mystique long, mais ne pas se décourager : on sera bref pour Platon et les autres !





La Bible, tome II , Gallimard, 1959, sous la direction d’Édouard Dhorme, Introduction, II. Le livre de Job

Le livre de Job est sans contredit l’un des plus beaux et des plus émouvants non seulement de la littérature hébraïque, mais encore de la littérature mondiale. Dans un style paré de tous les ornements de la poésie orientale, l’auteur, profond penseur et moraliste religieux, traite du problème du mal - qui a hanté durant des siècles —, la conscience juive et dont l’écho nous est parvenu dans certains passages des Prophètes ou des Psaumes. Le juste souffrant et le méchant heureux sont les deux constatations qui s’opposent à la conception traditionnelle de la relation entre le bien et le bonheur, le mal et le malheur. C’est à résoudre cette antinomie que le livre poétique s’emploiera, en recourant à la forme du dialogue entre Job, le patient, et ses trois amis, présentés dans le prologue en prose.

Le dialogue va du chapitre ni au chapitre xxxi inclus. À noter que le chapitre xxxi se termine par l’indication « Les paroles de Job sont finies », pour marquer la fin du livre poétique. Les chapitres XXXII-XXXVII qui font intervenir un quatrième interlocuteur de Job, l’intarissable Élihou, ni prévu dans le prologue, ni mentionné dans l’épilogue, sont reconnus par la majorité des critiques comme ayant été incorporés au texte primitif, qui laissait sans solution le problème posé par les malheurs de Job, l’homme « parfait et droit » du prologue. La suite du dialogue entre Job et ses trois amis est à chercher dans le discours de Iahvé (xxxviii, 1 ss.), continué dans le chapitre xxxix. Un bref échange de réflexions entre Job et Iahvé (XL, 1-14) formait la conclusion du livre poétique auquel un appendice sur Béhémoth, l’hippopotame (XL, 15-24), et Léviathan, le crocodile (XL, 25-XLr, 26), a été ajouté par un poète ayant probablement vécu en Égypte. Cet appendice a nécessité une nouvelle conclusion, à savoir XLII, 1-6, parallèle à XL, 4-5. […]



Jean Steinmann, LE LIVRE DE JOB, Les Éditions du CERF, 1955, Chapitre premier

Par la majesté de son sujet, la noblesse de ses personnages, l’admirable beauté de sa langue, la puissance de sa poésie, l’harmonie de sa composition, le drame de Job est sans conteste l’un des chefs-d’œuvre de la Bible. Mais, outre la forme, c’est aussi la hardiesse de la pensée, la profondeur de la théologie qui élèvent Job au-dessus des Psaumes et de tous les écrits des Sages. L’auteur s’égale aux plus grands prophètes. Hors de la Bible, on ne saurait lui désigner comme pairs qu’Eschyle, Dante, Shakespeare, ou Pascal.

Leur grandeur n’arrache pas les plus puissants génies à l’ambiance de leur siècle. Eschyle a écrit entre Phrynichos et Sophocle. Par sa place dans la Bible et même par un aussi infime détail que son système de ponctuation, le livre de Job se rattache à un ensemble auquel appartiennent les Psaumes et les Proverbes. Les rabbins, qui n’hésitaient pas à attribuer les Psaumes à David et les Proverbes à Salomon, ont eu l’idée naïve et charmante de proposer Moïse lui-même, leur troisième grand homme, comme auteur du livre de Job… Au nom des mêmes principes, les Grecs eussent aussi bien pu faire d’Homère l’auteur de Prométhée enchaîné.

Comme la tragédie de Job est anonyme, les critiques modernes cherchent à la situer dans le courant de la littérature juive post-exilienne. Ils doivent se contenter d’une très large approximation. Généralement, ils datent Job de la période qui va de 400 à 200 avant J.-C. Cette dernière date paraît cependant trop tardive, étant donnée l’excellence de l’hébreu de Job. On pourrait donc suggérer la première moitié du IVe siècle.

Dans l’histoire du monde, le Ve siècle avait été marqué par l’apogée de la culture classique des Grecs. Le siècle des victoires qui mirent fin aux guerres médiques avait vu la gloire de Périclès à Athènes et paraître les œuvres de Pindare, d’Eschyle, de Sophocle, d’Euripide et d’Aristophane. Socrate était mort en 399. L’Acropole est déjà couverte des grands monuments de Phidias et de ses élèves, dont subsistent encore les majestueuses reliques blessées.

Au IVe siècle, où l’auteur de Job semble avoir écrit l’unique « tragédie » de la Bible, l’Occident est dominé dans les lettres par le nom de Platon. La philosophie se développe et se diversifie. C’est l’époque des grands orateurs : Isocrate, Eschine et Démosthène ; du charmant Xénophon. Mais la sculpture se dégrade dans le maniérisme voluptueux de Praxitèle, secoué tout à la fin par le grand élan de la victoire de Samothrace.

En Orient, ce ive siècle av. J.-C. est un siècle de grand déclin politique. Sans parler de l’Égypte, qui prolonge depuis si longtemps sa longue agonie, l’Empire perse se lézarde et commence à se décomposer. Le long règne d’Artaxerxès II Mnémon (424-358) est marqué par d’innombrables révoltes intérieures. La retraite des Grecs, racontée par Xénophon dans l’Anabase, se déroule à partir de 401. Le Proche-Orient est l’objet d’une longue lutte d’influence entre l’Égypte révoltée et les généraux du Grand Roi. La cour de Perse est le théâtre des plus sanglants complots de harem. Artaxerxès III Ochos, qui règne vingt ans, se montre un conquérant cruel de l’Égypte et de la Palestine. Il périt, empoisonné par l’eunuque Bagoas. Après les cinq ans du règne de Darios Codoman, les Macédoniens se saisissent de l’empire des Achéménides.

Si c’est à cette date que la merveilleuse culture des Grecs commence à se vulgariser en Orient, rien ne permet de croire qu’elle ait attendu les Diadoques pour être partiellement accessible aux scribes les plus cultivés de Syrie et de Palestine. L’aventure de Xénophon prouvait jusqu’où les Grecs avaient pénétré à l’intérieur des territoires de l’Empire perse avant d’y exercer la suprématie politique. Et la permanence des colonies ioniennes avait habitué les sujets du Grand Roi au dialogue avec l’Occident.

[…]

Si le drame de Job reflète bien son époque par ce goût de la l’archaïsme poussé jusque dans la langue, il témoigne aussi de crise intellectuelle, religieuse et morale, que subissaient quantité d’âmes dans le Judaïsme post-exilien. Cette crise était provoquée par l’avènement de l’individualisme religieux, par celui d’un pessimisme plus incisif et, sinon du scepticisme, du moins d’une hardiesse extraordinaire mise à scruter les problèmes moraux.

Longtemps le Iahvisme était resté une religion surtout collective et nationale. Ce caractère n’excluait nullement la piété personnelle, mais empêchait celle-ci de prendre la première place dans l’expression du sentiment religieux. Avec le drame de Job, le souci de la communauté, de la race, du peuple, a diminué. Jérémie est l’un des premiers qui aient osé faire intervenir son cas personnel dans son message prophétique. Le pessimisme qui s’accroît dans les derniers écrits de l’Ancien Testament a un tout autre son que les malédictions des prophètes de la Monarchie. On y discute de la valeur de la vie humaine. L’auteur de Job ne craint pas de mettre en question l’existence de la providence divine. Il s’interroge sur le sens du monde et de la destinée. En quoi il ressemble aux philosophes de la Grèce, et s’il n’a pas subi leur influence directe, il a du moins respiré l’air de leur siècle. […]

Job

CHAPITRE PREMIER

1 IL y avait au pays de Ous un homme du nom de Job. Cet homme était parfait et droit, craignant Élohim et se détournant du mal : 2 il lui naquit sept fils et trois filles; 3 son troupeau était de sept mille brebis et trois mille chameaux, cinq cents paires de bœufs et cinq cents ânesses; il avait aussi un très nombreux personnel.

Et cet homme était plus grand que tous les fils de l’Orient.

I 1-3. Le pays de Ous, en hébreu `ûs, entre l’Arabie et l’Idumée : voir Genèse, x, 23; xxii, 21; xxxvi, 28. Le nom de Job, hébreu iyyôb ne reparaît que dans Ézéchiel, xiv, 14, 20. Dans les lettres d’el-Amarna on rencontre un homonyme sous la forme cananéenne Ayab. La description de Job sera répétée par Iahvé au verset 8. Les sept fils représentant la fécondité idéale : I Samuel, II, 5; Ruth, iv, 15. Noter la proportion sept-trois dans le nombre de fils et de filles, comme dans celui des brebis (7000) et des chameaux (3000) : comparer 700 et 300 dans I Rois, xi, 3. Plus grand, au sens de «plus riche» : Genèse, xxvi, 13-14. Les fils de l’Orient, les Orientaux par rapport à la Palestine : Genèse, xxv, 6; xxix, 1; Juges, vi, 3, 33, etc.



4 Or ses fils avaient coutume d’aller faire un festin à la maison de chacun d’eux, à son jour, et ils envoyaient inviter leurs trois sœurs à manger et à boire avec eux. Sitôt qu’ils avaient terminé les jours de festin, Job les envoyait mander; puis il se levait de grand matin et offrait des holocaustes, d’après leur nombre à tous, car Job se disait : «Peut-être mes fils ont-ils péché et ont-ils maudit Élohim en leur cœur!» Ainsi faisait Job toujours.

4-5. Festin chaque jour de la semaine, puisqu’il y a sept fils ayant chacun son jour. Job craint quelque excès de la part des convives. Nous sommes en dehors d’Israël. Le père de famille exerce les fonctions de prêtre. Pour éviter le contact entre le verbe «maudire» et le nom divin, le narrateur a employé l’euphémisme «bénir» dans le texte hébreu; mais les versions ont bien traduit par «maudire», hormis Aquila et la Vulgate benedixerint. Comparer I Samuel, III, 13.



6 Il advint un jour que les fils d’Élohim vinrent se présenter devant Iahvé et Satan vint aussi parmi eux. 7 Et Iahvé dit à Satan : «D’où viens-tu?» Et Satan répondit à Iahvé et dit : «De rôder sur la terre et d’y circuler!» 8 Et Iahvé dit à Satan : «As-tu porté ton attention sur mon serviteur Job? Il n’y a personne comme lui sur la terre : c’est un homme parfait et droit, craignant Élohim et se détournant du mal!» 9 Et Satan répondit à Iahvé et dit : «Est-ce gratuitement que Job craint Élohim? 10 Ne l’as-tu pas entouré d’une haie, ainsi que sa maison et tout ce qui est à lui, à la ronde? L’œuvre de ses mains, tu l’as bénie, et son troupeau a surabondé dans le pays. 11, Mais veuille étendre ta main et frapper tout ce qui est à lui! À coup sûr il te maudira à ta face!» 12 Et Iahvé dit à Satan : «Voici que tout ce qui est à lui est à ta discrétion! Sur lui, seulement n’étends pas ta main!» Et Satan sortit de devant Iahvé.

6-12. La scène se passe dans les cieux. Iahvé est entouré de sa cour, que composent les fils d’Élohim ou fils de Dieu, qui seront identifiés avec les Anges : voir xxxviii, 7; Psaumes xxix, I; lxxxix, 7, etc. Parmi eux se trouve Satan, l’Accusateur par excellence, substitué à Iahvé quand il s’agit d’inciter l’homme à mal faire : I Chroniques, xxi, 1 [“Satan se dressa contre Israël...”], comparé à II Samuel, xxiv, i. On retrouve Satan en présence de Iahvé dans Zacharie, III, 1-2 [“Et [l’Ange de] Iahvé dit au Satan : ‘Que Iahvé te réprime … lui qui a élu Jérusalem !”] . Iahvé présente Job dans les termes du verset 1. Mais Satan objecte le caractère intéressé de la vertu. Il s’en prend à la morale courante selon laquelle le bien amène le bonheur, le mal, le malheur. La vertu de Job tiendra-t-elle devant les coups du sort? Au verset 11, comme au verset 5, euphémisme «bénir», au lieu de «maudire» dans le texte hébreu. Première concession de Iahvé : Satan peut atteindre Job dans ses biens.



13 Il advint un jour que ses fils et ses filles étaient en train de manger et de boire du vin dans la maison de leur frère aîné. 14 Et un messager vint vers Job et dit : «Les bœufs étaient en train de labourer et les ânesses paissaient à leurs côtés; 15 lors firent irruption les Sabéens, ils les prirent et ils passèrent les serviteurs au fil de l’épée. Et je me suis échappé, moi tout seul, pour te l’annoncer!»

13-15. Première catastrophe : une razzia des Sabéens. Il ne s’agit pas des sabéens de l’Arabie méridionale, mais de ceux de l’Arabie du Nord-ouest : Genèse, x, 7; xxv, 3.



16 Comme il parlait encore, un autre arriva et dit : «Le feu d’Élohim est tombé des cieux; il a brûlé les brebis et les serviteurs, et il les a dévorés. Et je me suis échappé, moi tout seul, pour te l’annoncer!»

16. Deuxième catastrophe : la foudre, qui est le feu d’Élohim comme dans II Rois, I, 10-12. Les serviteurs sont parmi les victimes.



17 Comme il parlait encore, un autre arriva et dit : «Les Chaldéens ont formé trois têtes, se sont jetés sur les chameaux, les ont pris et ont passé les serviteurs au fil de l’épée. Et je me suis échappé, moi tout seul, pour te l’annoncer!»

17. Troisième catastrophe : razzia des Chaldéens qui viennent de Syrie, comme dans II Rois, xxiv, 2. Répartition en trois têtes, c’est-à-dire en trois corps de troupe : Juges, vii, 16, 20; I Samuel, xi, ii; xiii, 17. Les chameliers parmi les victimes.



18 Comme il parlait encore, un autre arriva et dit : «Tes fils et tes filles étaient en train de manger et de boire du vin dans la maison de leur frère aîné. 19 Et voici qu’un grand vent arriva du côté du désert et frappa les quatre coins de la maison : elle tomba sur les enfants et ils moururent. Et je me suis échappé, moi tout seul, pour te l’annoncer!»

18-19. Quatrième catastrophe : un vent du désert qui abat la maison où sont réunis les enfants de Job. Aucun d’eux n’échappe. On remarquera le caractère progressif des coups qui frappent le saint homme.



20 Alors Job se leva et déchira son manteau. Puis il se rasa la tête, s’affaissa à terre et se prosterna. 21 Et il dit : «Nu je suis sorti du ventre de ma mère et nu j’y retournerai! Iahvé a donné et Iahvé a repris : que le nom de Iahvé soit béni!»

20-21. Signes de la douleur : vêtements déchirés, comme dans Genèse, xxxvii, 34; Josué, vii, 6, etc.; tête rasée, comme dans Michée, I, 16. Résignation de Job exprimée en termes lapidaires. Nu j’y retournerai, c’est-à-dire dans le sein de la terre mère. Comparer Ecclésiaste, v, 14 [“Comme il est sorti du sein de sa mère, / nu il s’en retournera, tel qu’il est venu…”] La bénédiction finale dans Psaume cxiii, 2.



22 En tout cela Job ne pécha point et il ne proféra point de sottise à l’adresse d’Élohim.

22. Satan a perdu la première phase de son défi à Dieu.



CHAPITRE II

1 IL advint un jour que les fils d’Élohim vinrent se présenter devant Iahvé et Satan vint aussi parmi eux, pour se présenter devant Iahvé. 2 Et Iahvé dit à Satan : « D’où viens-tu ? » Et Satan répondit à Iahvé et dit : « De rôder sur la terre et d’y circuler ! » 3 Et Iahvé dit à Satan : « As-tu porté ton attention sur mon serviteur Job ? Il n’y a personne comme lui sur la terre : c’est un homme parfait et droit, craignant Élohim et se détournant du mal. Il s’attache encore à sa perfection et c’est sans raison que tu m’as excité contre lui pour le ruiner. » 4 Satan répondit à Iahvé et dit : « Peau pour peau ! tout ce qui est à l’homme, il le donne pour sa vie.5, Mais veuille étendre ta main et touche à son os et àsa chair ! À coup sûr, il te maudira à ta face ! »

II 1-5. Même scène que dans I, 6-8. Iahvé triomphe; mais Satan a sa réponse toute prête : «Peau pour peau!» Ce proverbe sur lequel on a beaucoup épilogué est éclairé par la suite : «Tout ce qui est à l’homme, il le donne pour sa vie. Mais veuille étendre ta main et touche à son os et à sa chair!» La peau superficielle s’oppose à l’os et à la chair qui sont la structure même du corps. C’est dans son être même et non plus seulement dans ses biens et sa famille que Job doit être frappé. Au verset 5, comme dans I, 11, «il te maudira», au lieu de l’euphémisme du texte massorétique.



6 Et Iahvé dit à Satan : «Le voici à ta discrétion! Sauvegarde seulement sa vie!» 7 Alors Satan sortit de devant Iahvé et il frappa Job d’un ulcère malin de la plante du pied au sommet de la tête.

7. D’après la tradition juive, syrienne et grecque, attestée par les versions, y compris la Vulgate, c’est un ulcère malin que représente l’hébreu shehin ra.



8 Lors il prit un tesson pour se gratter et il était assis au milieu de la cendre.

8. Job assis sur la cendre, c’est-à-dire sur le tas de cendres d’ordures, de poussière, qui se trouvait autrefois à l’entrée des bourgades de Palestine et que les Arabes appellent mazbaleh «fumier». Comparer Isaïe, XLVII, 1 [“Descends et assieds-toi dans la poussière / vierge, fille de Babel ! Assieds-toi à terre, sans trône...”]; Jérémie, vi, 26; Jonas, iii, 6.



9 Et sa femme lui dit : «Tu t’attaches encore à ta perfection? Maudis Élohim et meurs!»

9. La femme joue le rôle de tentatrice, comme dans la chute originelle. Au verset 9, on a encore l’euphémisme «bénis!» au lieu de «maudis!» qu’il faut restituer : voir verset 5 et I, 11. À la suite du verset 9, la version des Septante contient une amplification du discours de la femme qui n’appartient pas au texte primitif, mais provient d’une source grecque.



10 Et il lui dit : «Comme parlerait une des femmes folles, tu parles! Si d’Élohim nous acceptons le bien, n’accepterons-nous pas aussi le mal?» En tout cela Job ne pécha point par ses lèvres.

10. Résignation de Job et éloge de sa conduite : comparer I, 21-22.



11 Or trois amis de Job apprirent tout ce malheur qui avait fondu sur lui et ils vinrent chacun de son pays.

C’était Éliphaz de Teyman, Bildad de Shouakh et Sophar de Naamah. Ils convinrent donc ensemble de venir le plaindre et le consoler. 12 Ils levèrent leurs yeux de loin et ne le reconnurent point. Alors ils élevèrent leur voix et pleurèrent; ils déchirèrent chacun son manteau et répandirent de la poussière sur leur tête. [ ]12 13 Puis ils s’assirent à terre avec lui, sept jours et sept nuits. Et aucun ne lui disait mot, car ils voyaient que très grande était la douleur.

11-13. Présentation des personnages du drame. La ville de Teyman en Idumée : Genèse, xxxvI, I I; Jérémie, xux, 7. Éliphaz porte un nom édomite : Genèse, xxxvi, ii. Shouakh dans la descendance de Quetourah, pays de l’encens, Arabie, d’après Genèse, xxv, 2. Le nom de Bildad pourrait provenir de l’arabe balad «ville, région». Sophar, hébreu sôphâr, même racine que sippôr «passereau». Naamah est le nom de la sœur de Tubal-Caïn dans Genèse, IV, 22. Le pays pourrait se situer au djebel-el-Na`ameh en Arabie nord occidental. À la fin du verset 12, omettre «vers les cieux» qui est une variante de «sur leur tête». L’extrême douleur est muette. Elle se manifeste par les pleurs, les habits déchirés, la poussière ou la cendre sur la tête : Josué, vii, 6; II Samuel, xiii, 19, etc. Le silence de 7 jours et 7 nuits précède l’explosion de la plainte de Job.



CHAPITRE III

1 APRÈS cela, Job ouvrit sa bouche et maudit son jour.

2 Et Job prit la parole et dit :

IlI 1-2. Double introduction à la plainte de Job, l’une inspirée du verset 3, l’autre usant de la formule habituelle : IV, 1 ; VI, I; VIII, I, etc.



3 Périsse le jour où je fus enfanté!

Et la nuit qui dit : «Un mâle a été conçu!»

3. Ce vers annonce une double malédiction, celle du jour de la naissance et celle de la nuit de la conception. Nous le laissons à part, car le jour sera maudit dans les versets 4-5, la nuit dans 6-10. Le passage tout entier, du verset 3 au verset 16, semble une adaptation poétique de la malédiction du jour de la naissance de Jérémie, xx, 14-18. La nuit qui dit, et non pas «la nuit où l’on dit», car il n’y a pas de témoin de la conception. Un mâle, plutôt qu’un homme : Jérémie, xx, 15.



4 Ce jour-là, qu’il soit ténèbres :

que n’en ait cure Éloah de là-haut

et que sur lui point ne brille la lumière!

5 Que le souillent ténèbres et ombres :

que sur lui se pose une nuée,

que l’épouvantent des brouillards!

4-5. Malédiction du jour. C’est Dieu qui le prive de lumière, puisque c’est lui qui a appelé la lumière Jour, et les ténèbres Nuit (Genèse, 1, 3-5). Le nom d’Eloah, singulier d’Élohim, apparaît 40 fois dans le livre de Job. Le prologue en prose employait tantôt Élohim, tantôt Iahvé. Ici, comme dans le reste du livre, vocalisation salmâvêth «ombre de la mort», au lieu de l’abstrait salmûth «ombre» : x, 21; XII, 22, etc.



6 Cette nuit-là, que s’en empare l’obscurité :

qu’elle ne s’ajoute point aux jours de l’année,

qu’elle n’entre point dans le comput des mois!



7 Oui, que cette nuit-là soit lugubre,

que n’y pénètre point l’allégresse!

8 Que l’exècrent ceux qui maudissent le jour,

ceux qui sont prêts à réveiller Léviathan!

Que s’obscurcissent les étoiles de son aube :

qu’elle espère la lumière, et rien!

Et qu’elle ne voie point les paupières de l’aurore!

10, Car elle n’a pas fermé les portes du ventre où j’étais

et n’a pas caché la peine à mes yeux!

6-10. Malédiction de la nuit. La nuit maudite doit rester dans les ténèbres et ne pas connaître le jour. Par conséquent point d’aube ni d’aurore. Vocaliser yêhad «s’ajoute», d’après les versions, au verset 6. Ceux qui sont prêts à réveiller Léviathan (verset 8) : ceux qui désirent la fin du monde caractérisée par le retour au chaos, personnifié par le monstre Léviathan : Isaïe, xxvii, I; Psaume civ, 26. Dans la description de Job, xl, 25, le nom de Léviathan est décerné au crocodile, dont les yeux sont comme les paupières de l’aurore de notre verset 6. Le ventre où j’étais, en hébreu simplement «mon ventre», le ventre de ma mère. C’est Dieu qui ouvre ou qui ferme la matrice : Genèse, xx, 18; xxix, 31 s.; xxx, 2 2; I Samuel, I, 5, etc.



11 Pourquoi ne suis-je pas mort au sortir du sein

et n’ai-je pas expiré quand je sortais du ventre?

12 Pourquoi deux genoux m’ont-ils accueilli

et pourquoi deux mamelles à sucer?

16 Ou pourquoi n’ai-je pas été comme un avorton caché,

comme les petits qui n’ont pas vu la lumière?

11-12-16. Le verset 16, déplacé de son contexte normal, se situe après le verset 12, tandis que le verset 13 commence une nouvelle strophe. La conception a eu lieu (verset 1), mais l’enfant aurait pu mourir au sortir du sein, n’être pas accueilli sur les genoux de la mère pour l’allaitement, ou même n’être qu’un avorton (verset 16 après le verset 12). Tout plutôt que la vie malheureuse.



13, Car maintenant je serais couché et calme,

je dormirais et alors ce serait repos pour moi!

14 Avec les rois et les conseillers du pays,

ceux qui se bâtissent des solitudes;

15 ou avec les princes qui ont de l’or,

qui remplissent d’argent leurs maisons!

13-15. Le sommeil de la mort préférable à la vie. La mort éveille l’idée de la tombe et du Sheol, rendez-vous de toute l’humanité (xxx, 23). Les solitudes du verset 14 sont les mausolées que les grands, en particulier en Égypte, élevaient dans des lieux déserts. Les maisons du verset 15 sont «les demeures d’éternité» des Pharaons, où s’entassaient des trésors comme ceux de Tout-ankh-Amon.



17 Là les méchants cessent toute agitation

et là se reposent ceux qui sont à bout de force;

18 de même, les prisonniers sont en paix :

ils n’entendent plus la voix du surveillant;

19 petit et grand, là c’est tout un,

et le serviteur est délivré de son maître!

17-19. Terre de repos, de liberté, d’égalité, ainsi apparaît le Sheol à celui qui souffre de la misère, de la prison, de l’esclavage.



20 Pourquoi donne-t-il la lumière à un malheureux

et la vie à ceux dont l’âme est amère?

21 À ceux qui attendent la mort et elle ne vient pas,

et qui fouillent à sa recherche plus que pour des trésors,

22 eux qui se réjouissent jusqu’à jubilation,

qui exultent parce qu’ils trouvent une tombe,

23 à un homme dont la route est cachée,

et qu’a enclos Éloah!

20-23. La vie vaut-elle la peine d’être vécue? Parallélisme entre la lumière et la vie (verset 16). Le verset 21 inspire Apocalypse, ix, 6 [“En ces jours-là, les hommes chercheront la mort et ne la trouveront pas…” TOB]; Le malheureux est semblable au fouilleur qui, au lieu de trésors, recherche la mort et se réjouit à l’extrême pour avoir trouvé une tombe. Avec le verset 23 comparer xix, 8; Lamentations, 7, 9. C’est Dieu qui enferme l’homme dans un lieu obscur pour l’empêcher de retrouver sa route. Éloah comme au verset 4.



24 C’est qu’en guise de mon pain vient mon gémissement

et comme l’eau coule mes rugissements;

25, car si j’ai peur d’une chose, elle m’arrive

et ce que je crains me survient :

26 je ne suis ni tranquille, ni calme,

je ne me repose pas : c’est l’agitation qui vient!

24-26. La douleur est le pain quotidien du malheureux : Psaumes XLII, 4; LXXX, 6. La perpétuelle angoisse de Job est bien décrite au verset 25. Rien de bon à attendre de l’avenir. D’où l’absence de repos, les nuits d’insomnie, l’agitation exprimée par le même mot qu’au verset 17.



CHAPITRE IV

1 ELIPHAZ de Teyman prit la parole et dit :

IV 1. Premier discours d’Éliphaz.



2 T’adresserons-nous la parole? Tu es déprimé!

Mais qui pourrait retenir ses mots?

3 Voilà que tu faisais la leçon à bien des gens

et que tu fortifiais les mains flasques :

4 tes paroles redressaient le chancelant

et tu raffermissais les genoux fléchissants!

5 Maintenant qu’il t’en arrive autant, tu es déprimé,

maintenant que le coup te frappe, tu es effrayé!

2-5. L’ami de Job devrait se taire, mais il ne peut retenir ses paroles. Lire nissâ «adresserons», d’après les auteurs hexaplaires et la Vulgate, au lieu de nissâh «tenterons» au verset 2. L’entrée en matière est ironique. Il est facile de faire la leçon aux autres quand tout va bien. Les mains flasques, symbole de la faiblesse : Il Samuel, iv, 1. Comparer les expressions de Siracide (Ecclésiastique), xxv, 23.



6 Ta piété n’est-elle pas ta confiance

et la perfection de tes voies ton espoir?

7 Souviens-toi donc! Quel est l’innocent qui a péri

et où les hommes droits ont-ils été extirpés?

8 Comme je l’ai vu, ceux qui cultivent l’iniquité

et qui sèment la peine les récoltent!

9 Sous l’haleine d’Éloah ils périssent

et au souffle de sa narine ils disparaissent :

10 le rugissement du lion et la voix du léopard,

et les dents des lionceaux sont brisées;

11 le lion périt faute de proie

et les petits de la lionne se dispersent.

6-11. La thèse d’Éliphaz est conforme à la morale traditionnelle en Israël, comme en Babylonie et en Assyrie. Le malheur est la conséquence de la faute, l’innocence et la droiture préservent de la catastrophe (verset 7), tandis que la peine est le fruit de l’iniquité (verset 8). Les images se succèdent pour montrer que les méchants périssent «sous l’haleine d’Éloah» et «au souffle de sa narine», c’est-à-dire de sa colère (versets 9-11). La comparaison du verset 8 se retrouve dans Osée, x, 12-13; Proverbes, xxii, 8. Les lions symbolisent les méchants qui dévorent les justes : Psaume xvii, 12; Proverbes, XXVIII, 15, etc.



12 Or à moi une parole fut dite furtivement

et mon oreille en a saisi quelque chose :

13 dans les cauchemars provenant des visions de nuit,

alors que tombe une torpeur sur les hommes,

14 un tremblement me survint — et un frisson! —

et il fit trembler tous mes os.



15 Lors un souffle glisse sur ma face,

il hérisse le poil de ma chair.

16 Quelqu’un est debout…

Et je ne reconnais pas son aspect;

une image est devant mes yeux

et j’entends une voix légère :

17 Un homme est-il juste devant Éloah,

un humain est-il pur devant son auteur?

18 Si à ses serviteurs il ne se fie pas

et si à ses anges il impute de la folie,

combien plus aux habitants de maisons d’argile,

dont le fondement est dans la poussière!

On les écrase comme une mite,

20 d’un matin à un soir ils sont réduits en poudre,

faute d’un sauveur ils périssent à jamais,

21 [] ils meurent et ce n’et point de sagesse,

V, 2, car c’est le chagrin qui tue un insensé

et la colère qui fait mourir un imbécile!

IV, 12-V, 2. Éliphaz va faire appel à une vision personnelle qui lui a été accordée durant les cauchemars de la nuit. La torpeur du verset 13 désigne souvent un sommeil surnaturel : Genèse, II, 21; xv, 12. L’être mystérieux du verset 16 n’est pas défini. Il manque peut-être le sujet du verbe «est debout», c’est pourquoi nous suppléons « quelqu’un». Le message communiqué à Éliphaz est intéressant, car il montre que devant Dieu tout homme est coupable, puisque même les Anges peuvent être taxés de folie, c’est-à-dire d’acte coupable. Les habitants de maisons d’argile dont les fondations sont dans la poussière représentent les hommes : Genèse, III, 19; Isaïe, lxiv, 7; Sagesse, ix, 15. Transporter le premier hémistiche du verset ai à l’intérieur de v, 5, car «leur superflu ne leur a-t -il pas été arraché?», qui détonne dans notre verset 21, fournit le pendant au dernier hémistiche de v, 5. La conclusion du message nocturne est donné dans v, 2, tandis que v, 1 retrouve sa place normale devant v, 8. La mort de l’homme n’est pas le fruit de sa sagesse, mais de son chagrin et de sa colère.



CHAPITRE V MOI, j’ai vu un insensé prenant racine…

3 MOI, j’ai vu un insensé prenant racine

et aussitôt j’ai maudit sa demeure :

4 Que ses fils soient loin de tout salut!

Soient écrasés à la Porte et point de libérateur!

5 Ce qu’ils ont récolté, un affamé le mange

et vers des cachettes il en emporte;

IV 21 a leur superflu ne leur a-t-il pas été arraché

5 c et des assoiffés n’ont-ils pas englouti leur fortune?

3-5, Suite du discours d’Éliphaz, qui aime à en appeler à son expérience personnelle : iv, 8, 1 2. Fidèle à sa conception de la prospérité du juste, il montre d’abord l’instabilité du bonheur de l’insensé, c’est-à-dire de l’impie qui est puni en la personne de ses descendants. La Porte, au verset 4, c’est-à-dire le forum, le tribunal, à la porte de la cité : Deutéronome, xxI, 19; xxii, 15; xxv, 7, etc. Lire maspunim «cachettes», au lieu de misannim «hors des épines» qui ne se comprend pas après la préposition «vers», au verset 5. Compléter le dernier vers, en plaçant iv, 21 a devant le dernier hémistiche du verset 5. D’après les versions, le mot sammîm est dû à une écriture défective de semê’îm «assoiffés». Comparer xxii, 20. Les assoiffés, pour dépeindre l’avidité de ceux qui dépouillent de leurs biens les héritiers de l’impie.

6 C’est que l’iniquité ne sort pas du sol

et la peine ne germe pas de la terre,

7, mais c’est l’homme qui engendre la peine,

comme les fils de l’éclair élèvent leur vol.

6-7. L’iniquité et la peine qui en découle ne sont pas un produit spontané du sol : iv, 8; xv, 35. C’est l’homme qui engendre la peine. Lire yôlîd «engendre», plutôt que yullad ou yiwwâlêd «est enfanté». Les fils de l’éclair sont les aigles, considérés par les anciens comme les oiseaux de la foudre qu’ils bravent par leur vol audacieux.

1 Appelle donc! Y a-t-il quelqu’un qui te réponde?

Et vers lequel des Saints te tourneras-tu?

8 Quant à moi, je m’adresse à Dieu

et c’est à Élohim que j’expose ma cause.

1-8. Transposer ici le verset 1 qui amène une strophe nouvelle. C’est à Dieu que s’adresse Éliphaz plutôt qu’à ses saints, qui sont les Anges : iv, 18; xv, 15. Au lieu d’Éloah (iv, 9, 17), le nom divin et rendu par le terme générique «êl «Dieu» et par élôhîm, pluriel d’Éloah, pour varier le style.

9 Lui qui fait de grandes choses, et insondables!

Des merveilles innombrables!

10 Lui qui répand la pluie sur la face de la terre

et qui envoie les eaux sur la face des campagnes.

11 Pour mettre les abaissés sur la hauteur

et pour que les affligés se haussent au salut,

12 il rompt les pensées des astucieux

et leurs mains ne réalisent pas leur prévision!

13 Il attrape les sages dans leur astuce

et le conseil des retors devient irréfléchi :

14 en plein jour ils rencontrent des ténèbres

et comme dans la nuit ils tâtonnent en plein midi!

15 Et il sauve de leur bouche l’homme ruiné

et de la main du fort l’indigent :

16 ainsi le pauvre a de l’espoir

et l’injustice ferme sa bouche.

9-16. Doxologie commençant par un participe comme dans ix, 10 ss. ; XII, 17 ss. Le verset 10 est répété dans IX, 10 (discours de Job). La pluie est l’une des manifestations de la puissance et de la bonté du créateur, de même que les sources : Psaumes lxv, 10, 11; CXLVII, 8, etc. Action de Dieu dans les bouleversements sociaux : élévation des faibles, déception des fourbes et des astucieux, qui tâtonnent dans les ténèbres en plein jour. L’homme ruiné, l’indigent, le pauvre sont sauvés de la main du riche : Ainsi le pauvre a de l’espoir et l’injustice ferme sa bouche”. Comparer les contrastes signalés dans I Samuel, II, 7-8; Psaume vii, 6. Le tâtonnement en plein midi dans Deutéronome, xxviii, 29. Avec le verset 16 comparer Psaume cvii, 42. Vocaliser mâhorâb ruiné” au verset 15, au lieu de mêhéréb du glaive”, qui ne concorde pas avec le contexte.



17 Donc, heureux l’homme que corrige Éloah

et ne méprise point la leçon de Shaddaï,

18, car c’est lui qui blesse et qui panse,

il frappe et ses mains guérissent.

19 En six calamités il te délivrera

et en sept le mal ne t’atteindra pas :

20 dans une famine il t’affranchira de la mort

et, dans un combat, des mains du glaive;

21 du fouet de la langue, tu seras à couvert

et tu ne craindras pas la dévastation, quand elle arrivera;

22 de la dévastation et de la famine tu te riras

et tu ne craindras pas les bêtes de la terre.

23, Car avec les pierres du champ tu auras un page

et la bête sauvage sera en paix avec toi.

24 Tu sauras que sauve est ta tente

et, quand tu visiteras ta demeure, tu ne seras point déçu.

25 Tu sauras que nombreuse est ta postérité

et que tes rejetons sont comme l’herbe de la terre.

26 Tu arriveras en pleine vieillesse au tombeau,

comme s’élève une meule en son temps!

17-26. Exhortation à reconnaître la main de Dieu dans l’épreuve qui atteint Job et qui est une correction, une leçon dont il faut profiter. Comparer Psaume xciv, 12. Noter la réapparition du nom divin Éloah en parallélisme avec Shaddaï, considéré comme le Dieu des patriarches par l’une des sources du Pentateuque : Exode, vi, 3; Genèse, xvii, 1, etc. Le nom de Shaddaï sera employé concurremment avec El Dieu” et avec Éloah, dans le but d’éviter la répétition du même vocable : voir xxvii, 2-4, 8-11. C’est Dieu qui frappe et qui guérit (verset 18) : Deutéronome, xxxii, 39; Osée, vi, 1. Au verset 19, exemple de progression numérique dans le style. Nous retrouverons cette figure dans xxxiii, 29; xl, 5. Comparer Proverbes, vi, 16 pour le passage de six à sept. Dieu guérit de tous les maux : famine, guerre, calomnie, désastre, bêtes sauvages, mauvaise récolte. À Dieu aussi il appartient de donner à son protégé une famille nombreuse. Ainsi l’homme arrive à la tombe en pleine vieillesse, comme la meule s’élève dans le champ au temps de la moisson. La thèse de la connexion entre le bien et le bonheur est étayée par le fait que la grâce divine est accordée au juste et refusée au méchant. On remarquera les images qui se succèdent : les mains du glaive (Jérémie, xviii, 21); le fouet de la langue, c’est-à-dire la calomnie, comme dans Siracide (Ecclésiastique), xxvi, 6, 9 dans la Vulgate; le pacte avec les pierres qui devront respecter le champ, comme le respecteront les bêtes sauvages.

27 Voilà ce que nous avons scruté! C’est ainsi!

Écoute-le et sache-le pour toi!

27. Ce verset est la conclusion de tout le discours d’Éliphaz, dont le ton doctoral contraste avec la véhémence de la plainte de Job. Les idées énoncées sont le fruit de longues réflexions, elles n’admettent pas la discussion. À Job d’en faire son profit.



CHAPITRE VI

1 JOB prit la parole et dit :

VI 1. Job reprend sa plainte : chapitres vi-vii.



2 Ah! si mon chagrin pouvait être pesé

et si l’on portait aussi mon malheur sur une balance!

3, Mais parce qu’il est plus lourd que le sable des mers,

c’est pour cela que mes paroles sont bégayées!

4, Car les flèches de Shaddaï sont en moi,

c’est leur venin que boit mon esprit :

les terreurs d’Éloah sont alignées contre moi!

2-4. La douleur de Job est trop lourde pour qu’elle puisse être pesée. Comparer Proverbes, xxvii, 3. Le sable des mers, symbole de ce qui est incommensurable : Genèse, xxii, 17; xxxii, 13, etc. Les flèches de Shaddaî sont les calamités ou les maladies envoyées par Dieu : Psaume xxxviii, 3. Les anciens ont connu l’usage des flèches empoisonnées, comme l’attestent Virgile (Enéide, ix, 773) et Ovide (Pontiques, 1, 2, 17 s.). Éloah et Shaddaï : v, 17.



5 Un onagre brait-il près du gazon?

Un bœuf mugit-il près de son fourrage?

6 Ce qui est fade se mange-t-il sans sel?

Y a-t-il du goût dans la glaire d’œuf?

7 Mon âme a refusé d’y toucher,

mon cœur a été dégoûté de mon pain.

5-7. Série de locutions proverbiales pour justifier la plainte de Job. L’animal bien repu ne pousse pas de cris, qu’il s’agisse d’un âne sauvage (xxxix, 5-8) ou d’un animal domestique comme le bœuf. La vie du malheureux n’offre plus pour lui aucun attrait, elle est comme un aliment qui n’a plus de saveur. Job en est dégoûté. C’est ainsi qu’il faut comprendre le verset 7, dont le dernier hémistiche peut être corrigé d’après les Septante : lire Zihamâh a été dégoûté” au lieu de hêmmâh eux”, et kebodî mon foie, mon cœur” au lieu de kidwêy comme les souffrances de” mon pain! Comparer xxxiii, 20.



8 Qui donnera que se réalise ma prière

et qu’Éloah accorde ce que j’espère,

9 et qu’Éloah consente à m’écraser,

qu’il délie sa main et me supprime!

10 Et il y aura encore une consolation pour moi,

et j’exulterai, malgré une frayeur impitoyable,

parce que je n’aurai pas caché les décrets du Saint.

8-10. Émouvant appel à la mort. Que Dieu consente à supprimer Job et à mettre ainsi un terme à ses maux! L’idée du suicide n’effleure pas la conscience du malheureux. Les décrets du Saint sont les décisions divines, le Saint par excellence étant Dieu lui-même : Isaïe, VI, 3; Habacuc, III, 3, etc. Par sa mort Job aura manifesté l’efficacité de sa prière et de son espérance (verset 8). Comparer Psaume cxix, 50.



11 Qu’est-ce que ma force pour que j’attende

Et mon avenir pour que je prolonge ma vie?

12 Ma force est-elle la force des pierres,

Ma chair est-elle d’airain?

13 N’est-ce pas un néant que mon aide en moi

et toute assistance n’a-t-elle pas été bannie loin de moi? 14 [ ]13

11-14. À quoi bon vivre encore? Job est à bout de forces. Il n’a pas la résistance de la pierre ou de l’airain. Il ne trouve plus de secours en lui-même, il n’en trouvera pas davantage dans son entourage. Lire halo mê'ayin «n’est-ce pas néant?», d’après les Septante, au lieu de ha'im'êyn «est-ce que sinon?», mauvaise coupure. Le verset 14 «son compagnon a méprisé la pitié et abandonné la crainte de Shaddaï» semble une glose marginale dessinée à introduire la strophe suivante.



15 Mes frères ont été trompeurs comme un torrent,

comme le lit des torrents qui passent :

16 ils étaient couverts de glace,

sur eux s’amoncelait la neige;

17 dès qu’elles fondent, ils sont taris,

dès qu’il fait chaud, ils se dessèchent sur place.

18 Des caravanes détournent leur route,

elles s’avancent dans le désert et s’égarent;

19 les caravanes de Teima guettent,

les convois de Sheba espèrent en eux;

20 ils sont confus d’avoir eu confiance,

quand ils y arrivent, ils sont confondus.

15-20. Job va-t-il trouver consolation auprès de ses amis, de ses frères? Hélas! Ils sont comparables aux torrents qui passent, et dont les eaux sont trompeuses (Jérémie, xv, 18). Description de ces eaux mensongères qui disparaissent sitôt après la fonte des neiges. Les caravanes venues d’Arabie s’égarent dans le désert à la poursuite de ce mirage. Sur Teima et Sheba, voir Genèse, x, 7; xxv, 15; I Chroniques, 1, 31-32; Jérémie, xxv, 23-24. Allusion aux caravanes du pays des Arabes dans Isaïe, xxi, 13-17.



21 Ainsi maintenant avez-vous été pour moi :

vous éprouvez de l’effroi et vous avez peur!

22 Est-ce que j’ai dit : «Donnez-moi!

Et sur votre fortune faites des largesses en ma faveur!

23 Et délivrez-moi de la main d’un ennemi,

et de la main des tyrans rachetez-moi»?

21-23. Application aux amis de Job de la comparaison sur laquelle insistait la strophe précédente. Ils sont saisis d’effroi à sa vue. D’après les versions, lire kên «ainsi», au lieu de «parce que» et il «pour moi», au lieu de «pour lui». Job n’a rien demandé. Les autres n’ont donc pas à craindre d’être mis à contribution.



24 Ineruisez-moi et, moi, je me tairai;

ce en quoi j’ai erré, expliquez-le-moi!

25 Combien sont douces des paroles de droiture!

Mais que critique une critique venant de vous?

26 Est-ce à critiquer des mots que vous songez?

Mais au vent les paroles d’un désespéré!

27 Même sur un orphelin vous jetez le sort

et vous spéculez sur votre ami.

24-27. Ce que Job demande, c’est qu’on l’éclaire sur son cas. Que peut-on lui reprocher? Peut-être des excès de langage. Autant en emporte le vent! Ce que veulent les amis, c’est spéculer sur un malheureux, dont le sort est comparable à celui d’un orphelin, puisqu’il n’a personne pour le défendre.

28, Mais maintenant veuillez vous tourner vers moi

et à votre face je ne mentirai pas!

29 Revenez donc! Il n’y a point de fausseté!

Revenez! Ma justice est encore là!

30 Y a-t-il sur ma langue de la fausseté?

Mon palais ne discerne-t-il pas les choses mauvaises?

28-30. Job sollicite l’attention de ses interlocuteurs. Il est juste non seulement dans sa conduite, mais encore dans ses paroles, car son palais sait discerner ce qui est mal et éviter à sa langue de proférer des choses fausses. Comparer xx, 12-13.

CHAPITRE VII



1 N’est-ce pas un service militaire que fait l’homme sur terre

et ses jours ne sont-ils pas comme les jours d’un mercenaire?

2 Tel un esclave qui aspire après l’ombre

et un mercenaire qui espère son salaire!

VII 1-2. Job va exposer ses idées sur la vie en général et la sienne en particulier. La vie de l’homme est semblable à celle du militaire, du mercenaire, de l’esclave. Dans Isaïe, XL, 2, le mot sâbâ' «armée» est pris, comme ici, au sens de service militaire. Voir ci-dessous, xiv, 14. C’est généralement à la fin de la journée que le mercenaire touche son salaire (Deutéronome, xxxv, 15). L’heure du repos est celle où l’ombre s’étend sur la terre. Ainsi l’homme aspire au repos de la mort.



3 Ainsi ai-je hérité des mois de déception

Et ce sont des nuits de peine qu’on m’a assignées.

4 Si je me couche, je dis : « À quand le jour?»

Si je me lève : « À quand le soir?»

Et je suis envahi par des divagations jusqu’au crépuscule.

5 Ma chair s’est revêtue de vers et de croûtes terreuses,

ma peau s’est fendillée et a coulé;

6 mes jours ont été plus rapides que la navette

et ils ont cessé, faute de fil.

3-6. Des mois de déception, une vie de déception dans Siracide (Ecclésiastique), xxx, 17, texte hébreu. Les nuits de peine sont expliquées au verset 4. D’après les Septante ajouter yôm «le jour» après mâthay «à quand?» et remplacer l’inexplicable middad par un second mâthay «à quand?». Cette correction est justifiée par le passage parallèle de Deutéronome, xxviii, 67. Aux angoisses qui hantent les nuits et les jours du patient correspond l’état misérable de son corps qui tombe en pourriture comme celui d’un lépreux. Comparer la description de la maladie qui frappe Antiochos Épiphane dans II Maccabées, IX, 9. Au verset 6, le mot tiqwâh n’a pas son sens ordinaire d’«espoir», mais celui de «fil» (Josué, 18, 2,1), dérivé de la même racine que qâw, «fil, cordeau, etc.». L’homme tisse sa vie lui-même, les jours cessent quand le fil vient à manquer.



7 Souviens-toi que ma vie et un vent,

que mon œil ne recommencera plus à voir le bonheur :

8 il ne m’apercevra plus, l’œil de celui qui me voyait,

tes yeux seront sur moi et je ne serai plus!

7-8. Brièveté de la vie humaine. C’est à Dieu que Job s’adresse, comme on le voit à partir du verset 11. Ma vie est un vent, un Souffle au verset 16. Même comparaison dans Psaume lxxviii, 39. Job n’a plus le temps de revoir le bonheur passé. Il va disparaître même aux yeux de Dieu (verset 8). Comparer xx, 9.



9 Une nuée se dissipe et s’en va,

ainsi qui descend au Sheol ne remonte pas,

10 il ne revient plus à sa maison

et l’endroit où il était ne le revoit plus.

9-10. Le terme de la vie est le Sheol d’où l’on ne revient pas : X, 21-22. Voir Genèse, xxxvii, 35; XLII, 38; xliv, 29, 31, etc. La nuée, comme la rosée, symbole de ce qui ne dure pas : Osée, xiii, 3. Le 2e hémistiche du verset 10 dans Psaume, ciii, 16.



11 Aussi, moi, ne retiendrai-je point ma bouche,

je parlerai dans l’angoisse de mon esprit,

je me plaindrai dans l’amertume de mon âme :

12 «Suis-je la Mer, moi, ou le Dragon,

pour que tu postes une garde contre moi?»

11-12. Job ne peut plus contenir son amertume. Il interpelle Dieu qui ne lui laisse pas de répit. Suis-je la Mer, moi, ou le Dragon? La Mer, élément toujours prêt à déborder, a été enfermée par le créateur dans ses limites infranchissables : xxxviii, 8-11. Le Dragon, tannîn en hébreu, monstre chaotique, de la même nature que Rahab (IX, 13; XXVI, 12; Psaume LXXXIX, 11), terrassé par Dieu à l’origine des temps : Isaïe, LI, 9.



13 Si je dis : «Mon lit me consolera,

ma couche participera à ma plainte!»

14 Alors tu m’effrayes par des songes

et par des visions tu m’épouvantes,

15 et mon âme préférerait l’étranglement,

la mort plutôt que mes souffrances!

16 Je dépéris! Je ne vivrai pas toujours,

Laisse-moi puisque mes jours sont un souffle!

13-16. Le patient revient sur ses insomnies et ses cauchemars : versets 3-4. Le sommeil est la grande ressource des malheureux. Celui de Job est hanté par des songes alarmants. Au lieu de asmothay «mes os», lire assebothay «mes souffrances» au verset 15. On ne comprendrait pas très bien «la mort plutôt que mes os». Au verset 16, «je dépéris», littéralement «je fonds», d’après le sens du verbe ma'as au verset 5. Job demande à Dieu de le laisser tranquille puisque sa vie touche à son terme. Ses jours ne sont qu’un souffle, un vent au verset 7. Comparer Psaume cxliv, 4. [“l’homme est semblable à un souffle, / ses jours sont comme l’ombr qui passe”].

17 Qu’est-ce qu’un homme pour que tu en fasses tant de cas

et pour que sur lui tu portes ton attention,

18 pour que tu l’inspectes chaque matin,

pour que, à chaque instant, tu le scrutes?

19 Jusqu’à quand ne détourneras-tu pas de moi ton regard,

ne me lâcheras-tu point le temps d’avaler ma salive?

17-19. La condition humaine. L’homme n’est pas digne de l’intérêt que lui porte le créateur qui a toujours les yeux fixés sur lui. Même idée dans Psaume cxliv, 3, que nous venons de citer. Comparer le style de Psaume viii, 5 : «Qu’est-ce que l’homme pour que tu t’en souviennes, etc.». Que Dieu détourne son regard, qu’il laisse Job en paix, ne serait-ce que le temps d’avaler sa salive ou, comme dans ix, 18, de reprendre son souffle.



20 Si je pèche, que te fais-je?

O gardien de l’homme!

Pourquoi m’as-tu pris pour ta cible

et pourquoi te suis-je à charge?

21 Et pourquoi ne tolères-tu pas ma transgression

et ne laisses-tu point passer ma faute?

Maintenant que dans la poussière je me couche

et que tu auras beau me chercher, je ne serai plus!

20-21. Dieu, gardien de l’homme, ne devrait pas être atteint par le péché dont l’homme seul est victime : xxxv, 3, 6. Job est la cible contre laquelle Dieu lance ses flèches : vi, 4; xvi, 12. Le texte actuel « et pourquoi me suis-je à charge?» provient d’une correction des scribes qui ont remplacé (âleyka «à toi» par «alay « à moi », pour éviter une expression choquante. Les Septante ont gardé le texte original. Au verset 21, Job revient sur la vision de la mort toute proche (versets 15-16). Il va se coucher dans la poussière du tombeau ou du Sheol : xvii, 16; xx, 11; xxi, 26. Même s’il était coupable, Dieu devrait fermer les yeux, puisque le dénouement est proche. L’allusion à la mort, à la tombe, au Sheol termine fréquemment les discours de Job : x, 21-22; XIV, 20-22; XVII, 13-16; XXI, 32-33.



CHAPITRE VIII

1 BILDAD de Shouakh prit la parole et dit :

VIII I. Premier discours de Bildad.



2 Jusqu’à quand énonceras-tu de telles choses

et les paroles de ta bouche seront-elles un grand vent?

3 Dieu fait-il fléchir le droit

et Shaddaï fait-il dévier la justice?

4 Si tes fils ont péché contre lui,

il les a livrés à la main de leur transgression.

5 Si toi, tu recours à Dieu

et que tu implores Shaddaï,

6 [ ] dès maintenant il veillera sur toi

et rétablira ta demeure de justice,

7 et ton ancienne condition aura été peu de chose,

tant la surpassera ta condition nouvelle!

2-7. Bildad s’impatiente. Les paroles de Job sont violentes, mais elles ne sont qu’un grand vent qui n’a pas de consistance : xvi, 3. Au fond, c’est la justice divine qui est mise en cause dans les récriminations de Job : VII, 11 ss. ; VIII, 20-21. Comparer les expressions d’Élihou dans xxxiv, 10, 12. Au lieu du second ye’awwêth « fait fléchir », lire ye`awwéh « fait dévier ». Le péché porte en lui son châtiment. Si donc les fils de Job ont été frappés (1, 18-19), c’est qu’ils ont péché contre Dieu. Job doit séparer sa cause de la leur et sa ressource est de recourir à Dieu, pour être justifié et retrouver le bonheur. Noter le parallélisme entre Dieu (au lieu d’Éloah) et Shaddaï : xiii, 3; xxi, 14-15. « Si tu es pur et droit », au début du verset 6, semble une glose destinée à introduire le sentiment de la pureté personnelle comme condition de l’efficacité de la prière. La suite du verset 5 commence à « dès maintenant ». Ta demeure de justice, celle qui est habitée par un juste ou par des justes : Jérémie, xxxi, 23; L, 7. En hébreu, pour définir l’ancienne et la nouvelle condition, on emploie l’expression « le commencement et la fin » : xlii, 12.



8, Car demande à la génération précédente,

et sois attentif à l’expérience de leurs pères,

9 puisque nous sommes d’hier et ne savons pas,

puisque nos jours sur terre sont une ombre,

10 n’est-ce pas eux qui instruiront, qui te parleront,

et qui de leur cœur extrairont des mots?

11 Le papyrus pousse-t-il sans marais?

Le jonc croît-il sans eaux?

12 Il est encore en sa fleur, il n’est pas cueilli,

et avant toute verdure il se dessèche!

8-12. Bildad va invoquer la tradition des ancêtres. Comparer Deutéronome, iv, 32 [“Demande donc aux premiers jours qui t’on précédé, depuis le jour où Élohim créa un homme sur la terre … est-ce qu’il a existé quelque chose comme cette grande chose...”]; xxxii, 7. L’homme n’a pas le temps d’acquérir l’expérience nécessaire à la science de la vie. Ses jours sont fugitifs comme l’ombre : xiv, 2; Psaume cxliv, 4; I Chroniques, xxix, 15. L’enseignement des anciens vient du cœur, siège des facultés intellectuelles et morales. On opposera à ces mots extraits du cœur ceux qui sortent uniquement de la bouche : xv, 13. C’est par des proverbes que s’exprime la sagesse des anciens. Tour interrogatif comme dans vi, 5-6. Le papyrus et le jonc exigent un sol marécageux : Isaïe, xxxv, 7. Le jonc, même mot que pour la jonchaie dans Genèse, XLI, 2, 18. Application du proverbe à l’impie au verset 13, pour montrer la fragilité du bonheur de ceux qui oublient Dieu.



13 Telles sont les destinées de tous ceux qui oublient Dieu et ainsi l’espoir du mécréant périt,

14 lui dont la confiance est une besace

et la sécurité une maison d’araignée :

15 il s’appuie sur sa maison et elle ne tient pas,

il s’y accroche et elle ne résiste pas!

13-15. Comparer Proverbes, I, .19. Ceux qui oublient Dieu : Psaume L, 22. L’ 20 hémistiche du verset 13 dans Proverbes, x, z8, avec les ((méchants» au lieu du mécréant. Le mot yâqôt du verset 14 n’apparaît pas ailleurs et il a été traduit de bien des façons différentes. Nous proposons timidement de le lire yalkût «sacoche, besace» (I Samuel, xvii, 40) et d’y voir une besace vide comme symbole de vaine confiance. La maison d’araignée, c’est-à-dire sa toile, comme en arabe. Nous gardons le mot «maison», à cause du verset 15, où se prolonge la comparaison. Rien de plus fragile qu’une toile d’araignée : Isaïe, lix, 5-6. [“Ils font éclore des oeufs de basilic / et tissent des fils d’araignées … Leur fil ne donnera pas de vêtement / et ils ne pourront se draper dans leurs oeuvres.”]



16 Il est arrosé avant le soleil

et, sur le jardin où il est, apparaît son surgeon;

17 contre un monceau s’entrelacent ses racines,

dans une maison de pierres il vit!

18 Si on l’ôte de sa place,

celle-ci le renie : «Je ne t’ai jamais vu!»

19 Le voilà pourri sur un chemin

et du sol d’autres germent!

16-19. Nouveau symbole du peu de consistances de la prospérité du méchant assimilé à une plante (v, 3). Le surgeon comme dans XIV, 7; xv, 30. La maison de pierres au verset 17 est le monceau dans lequel s’entrelacent les racines. Lire yiltyéh «il vit», d’après les Septante, plutôt que yélzézéh «il voit». Avec le verset 18 comparer vii, 10; Psaume ciii, 16 [“qu’un souffle passe sur lui, il n’est plus / et la place où il était ne le revoit plus”]. La plante pourrit sur le chemin et d’autres poussent à l’endroit qu’elle occupait.



20 Non, Dieu ne méprise pas le parfait

et il n’empoigne pas la main des malfaisants!

21 Ta bouche s’emplira encore de rire

et tes lèvres d’allégresse;

22 ceux qui te haïssent seront vêtus de honte

et la tente des méchants ne sera plus!

20-22. La justice de Dieu éclate par sa façon de traiter les bons et les méchants. Les premiers ne sont pas oubliés par lui, les seconds n’obtiennent pas son concours, il ne les empoigne pas par la main pour les soutenir. Lire od «encore», au verset 21, au lieu de ‘ad « jusqu’à ». Si Job est juste, il peut espérer dans l’avenir une vie riante et joyeuse. Mêmes images dans Psaume cxxvi, 2 [“Alors notre bouche était pleine de rires...”]. Le style des Psaumes apparaît encore au verset 22 : Psaumes xxxv, 26; LXXXIV 11; CXXXII, 18, etc.



CHAPITRE IX

1 Job prit la parole et dit :

IX—1. Troisième discours de Job.



2 En vérité je sais qu’il en est ainsi;

et comment un homme serait-il juste devant Dieu?

3 S’il veut disputer avec lui,

il ne lui répondra pas une fois sur mille.

2-3. Job connaît bien les vérités banales énoncées par ses amis. Au lieu de répondre directement à Bildad, il cite presque textuellement Éliphaz : «Un homme est-il juste devant Éloah?», ci-dessus, iv, 17. La question sera posée de nouveau dans xxv, 4. Dieu ne daigne pas répondre à l’homme. Tel et le sens du verset 3 d’après xxxiii, 13-14, contrairement à l’avis de la plupart des commentateurs.



4 Il est sage de cœur et robuste en force,

qui lui a tenu tête et est resté sauf?

5 Lui qui déplace les montagnes et elles ne connaissent point

celui qui les a bouleversées dans sa colère!

6 Lui qui ébranle la terre de sa place

en sorte que ses colonnes tremblent!

7 Lui qui commande au soleil et il ne se lève pas,

et qui sur les étoiles pose un sceau!

4-7. Début d’une longue doxologie, pour vanter la sagesse et la force de Dieu. Sage de cœur : xxxvii, 24. Bouleversement des montagnes pour manifester l’action divine sur la nature : Psaumes xviii, 8 ss.; xlvi, 3-4; cxiv, 4-6, etc. Les colonnes de la terre dans Psaume lxxv, 4. Comparer Isaïe, xiii, 13, pour les tremblements de terre [“C’est pourquoi je ferai trembler le ciel / et la terre remuera de sa place...”]. Au verset 7, le soleil est désigné par l’hébreu hérés, nom du dieu égyptien Horus : voir Juges, I, 35; II, 9; viii, 13; Isaïe, xix, 18. Pour l’obscurcissement miraculeux du soleil et des étoiles : Isaïe, xiii, 10[“...le soleil sera obscurci à son lever / et la lune ne fera plus luire sa lumière;”]; Ëzéchiel, xxxii, 7-8; Matthieu, xxiv, 29; Marc, xiii, 24-25. Dieu tient les étoiles sous scellés.



8 Il étend les cieux, lui seul,

et il marche sur les hauteurs de la mer.

9 Il crée l’Ourse, Orion,

et les Pléiades et les Chambres du sud :

10 il fait de grandes choses, insondables,

et des merveilles innombrables!

11 S’il passe près de moi, je ne le vois pas,

et s’il glisse, je ne l’aperçois pas.

12 S’il pille, qui l’en empêchera?

Qui lui dira : que fais-tu?

13 Éloah ne retient pas sa colère :

sous lui sont prosternés les auxiliaires de Rahab!

8-13. Action créatrice de Dieu. Description analogue à celle d’Isaïe, XL, 22[“Il siège au-dessus du cercle de la terre, dont les habitants sont comme des sauterelles, / Il a étendu les cieux comme un voile / Il les a déployés comme une tente pour siéger”]; Psaume clv, 2. Les cieux se déploient comme une tente ou un pavillon. Le créateur marche sur les hauteurs de la mer ou de la terre (Amos, iv, 13; Michée, I, 3). Les constellations comme dans xxxviii, 31-32; Amos, v, 8. Nous avons identifié les termes hébreux dans notre commentaire du Livre de Job (1926), p. 118-120. Le verset 10 répète l’exclamation d’Éliphaz dans v, 9. Les Chambres du sud sont une constellation australe qu’on ne peut préciser. Dieu échappe à la vue et au jugement de l’homme (versets 11-12). Nul n’a le droit de lui dire : Que fais-tu? Mêmes expressions dans Daniel, iv, 32 et dans le texte hébreu de Siracide (Ecclésiastique), xxxvi, 10. Les auxiliaires de Rahab (verset 13) sont les monstres qui font partie de l’armée du Dragon que doit dompter le créateur à l’origine du monde : note sur VII, 12.



14 Combien moins lui répliquerai-je, moi,

et choisirai-je les paroles à lui dire!

15 Moi qui, si j’ai raison, ne reçois point de réponse,

quand j’implore mon juge.

19 Si j’appelle et qu’il me répond,

je ne croirai pas qu’il écoute ma voix!

17 Lui qui me broie pour un cheveu

et qui multiplie mes blessures sans raison,

18 il ne me laisse pas reprendre mon souffle,

tant il m’abreuve d’amertumes!

14-18. Job ne peut donc pas discuter avec le souverain juge. Il ne recevra pas même de réponse : lire, d’après les Septante et la version syriaque, é’ânéh au lieu de é’énéh qui se traduirait «je ne répondrai pas». Même s’il y avait une réponse, Job n’en croirait pas ses oreilles. Pour un cheveu, au verset 17, préférable à «dans un tourbillon». Corriger la vocalisation d’après le Targum et la version syriaque qui ont lu sa’arâh «cheveu». Dieu se comporte en bourreau plutôt qu’en juge. Job demande à respirer : vii, 19. Le 2e hémistiche du verset 18 dans Lamentations, III, 15.



19 S’agit-il de force, c’est lui le robuste;

s’agit-il de jugement, qui l’assignera?

20 Si je suis juste, ma bouche me condamne

et, si je suis parfait, elle me déclare pervers.

21 Suis-je parfait? Je ne me connais pas moi-même!

Je méprise ma vie!

19-21. Dieu est «robuste en force», d’après le verset 4. Au lieu de « qui m’assignera?», la leçon «qui l’assignera?», soutenue par les Septante et la version syriaque, semble préférable, car il s’agit de Dieu au-dessus de tout jugement. Nous laissons «ma bouche» au verset 20, d’après xv, 6. Devant la justice de Dieu nul n’ose se proclamer innocent. D’ailleurs, Job ne se connaît pas lui-même. Littéralement «je ne connais pas mon âme». Mépris de la vie malheureuse : VII, 15; x, 1.



22 C’est pourquoi j’ai dit : «C’est tout un!

Il extermine parfait et méchant!»

23 Si un fléau jette soudain la mort,

du désespoir des innocents il se moque!

24 Un pays a-t-il été livré à la main d’un méchant,

il voile la face de ses juges!

Si ce n’est pas lui, qui est-ce donc?

22-24. Job constate qu’un même sort est réservé au juste et au méchant. Dans les catastrophes soudaines, l’innocent partage le désespoir des coupables. En temps d’oppression, les juges condamnent sans discernement. Ici encore, Job vise les théories d’Éliphaz : V, 19-23.



25 Et mes jours ont été plus rapides qu’un coureur,

ils ont fui sans voir le bonheur,

26 ils ont glissé comme des vaisseaux de jonc,

comme un aigle qui fond sur sa pâture.

25-26. Retour sur la rapidité de la vie : vii, 6. Avec les vaisseaux de jonc comparer les «nacelles de papyrus» dans Isaïe, xviii, 2 [“lui {le pays du tintement des ailes, qui est au delà les fleuves de Coush} qui envoie par mer des courriers : dans des nacelles de papyrus sur la face des eaux.”]. L’aigle, symbole de la rapidité : II Samuel, I, 23; Jérémie, iv, 13 [“...ses chars sont comme l’ouragan, / ses chevaux sont plus rapide que des aigles.”]; Lamentations, IV, 19.



27 Si je dis : «J’oublierai ma plainte,

je changerai de figure et serai gai!»

28 je redoute toutes les souffrances,

car je sais que tu ne m’innocentes pas!

29 Si je suis coupable,

pourquoi me fatiguerais-je en vain?

30 Si je me lave avec de la neige

et si je purifie mes mains avec du savon,

31 alors tu me plonges dans des immondices

et mes vêtements ont horreur de moi!

27-31. Impossible d’avoir un moment de gaieté : III, 25-26; vii, 13-14. Dieu trouve toujours de quoi punir même l’innocent. C’est lui qui plonge dans les immondices l’homme qui vient de se laver avec de la neige et du savon. La pureté des mains (xxii, 30) est le symbole des bonnes actions. L’hébreu bor «pureté» est employé ici comme dans Isaïe, I, 25, au sens de «savon», le dérivé borîth désignant la potasse dans Jérémie, II, 22; Malachie, III, 2. Lire suhôth «immondices», avec les Septante et la Vulgate, au lieu de shahath «fosse» au verset 31. Mes vêtements ont horreur de moi, hyperbole admirable qu’on affaiblit singulièrement en remplaçant «mes vêtements» par «mes amis», au détriment du texte original.



32 C’est qu’il n’est pas un homme comme moi pour que je lui réponde,

pour que nous allions ensemble en justice :

33 il n’y a pas entre nous d’arbitre

qui place sa main sur nous deux,

34 qui écarte sa verge de dessus moi,

en sorte que sa terreur ne m’épouvante point!

35 b Puisqu’il n’en est pas ainsi, moi avec moi-même

je parlerai et ne le craindrai pas.

32-35. Job ne peut se présenter en justice avec Dieu : xxii, 4. Pas d’arbitre entre les deux parties, personne qui les prenne sous sa main en signe de contrôle juridique. Personne non plus qui écarte la terreur que Dieu inspire à sa créature : XIII, 21. Comparer xxxiii, 6-7. Le verset 35, dont il faut intervertir les deux hémistiches, est continué par X, 1, où Job annonce qu’il va exhaler sa plainte et parler dans l’amertume de son âme.



CHAPITRE X

X—1. Reprise de vii, 11, qui excuse par avance les excès de langage de Job.



1 MON âme est dégoûtée de ma vie!

J’exhalerai sur moi ma plainte,

je parlerai dans l’amertume de mon âme!

2 Je dirai à Éloah : Ne me condamne pas!

Fais-moi savoir à propos de quoi tu me querelles!

3 Est-ce un bien pour toi d’être violent,

de mépriser l’œuvre de tes mains

et de sourire au conseil des méchants?

4 As-tu des yeux de chair?

Vois-tu comme voit un homme?

5 Tes jours sont-ils comme les jours d’un homme?

Tes années comme les jours d’un humain?

6 Pour que tu recherches ma faute

et que de mon péché tu t’enquières,

7 bien que tu saches que je ne suis pas coupable

et que nul ne délivre de ta main!

2-7. Comme dans VII, 12, Job s’adresse directement à Dieu. Quel plaisir peut éprouver Éloah à traiter ainsi l’œuvre de ses mains? N’est-ce pas faire le jeu du conseil des méchants qui reparaîtra dans xxi, 16? La réponse au verset 4 est donnée dans I Samuel, xvi, 7, où « Dieu ne voit pas comme voit l’homme». À poursuivre Job de ses investigations, Dieu se comporte comme un enquêteur à la recherche des méfaits d’autrui, alors qu’il devrait savoir que Job n’est pas coupable et que, s’il l’était, il n’échapperait pas au châtiment. Comparer vii, 17-19.



8 Tes mains m’ont façonné et fabriqué,

et ensuite tu me détruiras complètement!

9 Souviens-toi donc que tu m’as fait comme avec de l’argile

et qu’en poussière tu me feras retourner!

10 Ne m’as-tu pas versé comme du lait?

Et comme le fromage ne m’as-tu point caillé?

11 De peau et de chair tu me vêtis,

et d’os et de nerfs tu me tissas;

12 puis de la vie tu m’accordas la grâce

et ta sollicitude sauvegarda mon souffle!

8-12. C’est Dieu qui est l’auteur de l’homme, «œuvre de ses mains» (verset 3; xiv, 15). Au lieu de yahad «en un, ensemble», au verset 8, lire ahar «ensuite», d’après les Septante. L’homme, fait d’argile, doit retomber en poussière : iv, 19; xxxxiii, 6; Genèse, III, 19. L’embryon dans le sein maternel est formé par Dieu lui-même dans le mystère : II Maccabées, VII, 22 [“Aussi le Créateur du monde, qui a façonné l’homme à sa naissance, inventé toutes choses lors de leur genèse, vous rendra-t-Il, dans sa miséricorde, le souffle et la vie, puisque vous vous méprisez vous-même à cause de Ses lois”]. Le corps de l’homme est comme un vêtement dont les os et les nerfs forment le tissu. Comparer Psaume cxxxix, 13. La vie est due au souffle qui vient aussi de Dieu : Genèse, 11, 7; II Maccabées, vii, 23, où vont de pair le souffle et la vie. Le développement du fœtus dans le sein de la mère est décrit avec précision dans le livre de la Sagesse, VII, 1-2 [“...j’ai été façonné de chair, ayant pris consistance dans le sang, dix mois durant, de la semence d’un homme et du plaisir compagnon du sommeil.”]



13, Mais voici ce que tu as caché en ton cœur,

je sais que ceci est dans ta pensée :

14 si je pèche, tu me surveilles

et de ma faute tu ne m’innocentes pas!

15 Si je suis coupable, malheur à moi!

Et si je suis juste, je ne lève pas ma tête!

Moi qui suis rassasié d’ignominie, abreuvé d’affliction,

16 et épuisé, tu me fais la chasse, tel le léopard,

et tu ne cesses de te distinguer grâce à moi.

17 Tu renouvelles ton hostilité contre moi 

et tu augmentes ta colère contre moi :

des troupes de relève luttent contre moi!

13-17. Dieu a créé l’homme dans le sein de la mère. Il ne l’abandonne pas après la naissance; mais il surveille sa conduite. Ceci est dans ta pensée (verset 13), littéralement : «ceci est avec toi» (xxvii, 1). Dieu est un gardien sévère qui cherche à prendre l’homme en défaut : versets 3-7; vii, 17-20. Juste ou coupable, l’homme est passible de châtiment, d’après lx, 22-24. Au lieu de re'êh «voyant, témoin», lire rewêh «abreuvé», parallèle à «rassasié», au verset 15. Nous proposons ensuite de lire yâgêa’ «épuisé» plutôt que yig’eh «il s’élève» au début du verset 16. Dieu est représenté comme un léopard qui poursuit sa proie, puis comme un ennemi qui attaque et qui dispose de troupes de relève : xix, 12. Ton hostilité, au verset 17, en lisant édyéka au lieu de êdéyka «tes témoins».



18 Pourquoi donc m’as-tu fait sortir du sein?

J’aurais expiré et aucun œil ne m’aurait vu :

19 j’aurais été comme n’ayant pas été,

j’aurais été conduit du ventre à la tombe!

20 N’est-ce pas peu de chose que les jours de mon existence?

21 Retire-toi de moi pour que je sois un peu gai,

avant que j’aille, pour n’en plus revenir,

22 à la terre de ténèbres et d’ombre,

terre de noirceur [ ] et de désordres,

où la clarté est comme l’obscurité!

18-22. Retour à la plainte initiale de Job dans le chapitre iii. Mieux eût valu pour lui expirer dès la naissance : iii, 11 ss. Le verset 20 est parallèle à vii, 16. Lire héldi «mon existence» au lieu de yhdl (kethîb) ou whdl (qerê), du verbe hadal «cesser». La correction est soutenue par les Septante et la version syriaque. Avec les versets 20-21 comparer Psaume xxxix, 14. Le souhait de la mort amène une description du Sheol : note sur vii, 9. Au verset 22, omettre la glose «comme obscurité, ombre», qui affecte la terre de noirceur et anticipe «comme l’obscurité» de la fin. Le Sheol est essentiellement le pays de la nuit sans fin. Chez les Babyloniens et les Assyriens, le monde infernal est «la maison de ténèbres» où l’on ne voit plus la lumière. Comparer Psaume LXXXVIII, 12-13 [“Mes amis, mes compagnons se tiennent à l’écart de ma plaie / et mes proches se tiennent au loin...”].



CHAPITRE XI

1 SOPHAR de Naamah prit la parole et dit :

XI—1. Premier discours de Sophar.



2 Le grand parleur ne recevra-t-il point de réponse?

Et est-ce l’homme verbeux qui aura raison?

3 Tes bavardages feront-ils taire les hommes

et te moqueras-tu sans que personne ne blâme?

2-3. Job est accusé de verbiage. Avec les versions, lire rab « abondant» au lieu de rob «abondance», car il s’agit de Job « abondant en paroles», c’est-à-dire «grand parleur». Homme verbeux, littéralement «homme de lèvres», les lèvres étant l’organe de la parole (viii, 21; xv, 6; xvi, 5).



4 Or tu dis : «Pure et ma doctrine

et je suis net à tes yeux!»

5, Mais qui donnera qu’Éloah parle,

qu’il ouvre ses lèvres avec toi

6 et qu’il te révèle les secrets de la sagesse

(car ils sont ambigus à l’entendement)!

Tu saurais alors qu’Éloah te demande compte de ta faute!

4-6. Job s’est adressé à Dieu, d’où l’emploi de «à tes yeux». Il s’est plaint de ce que Dieu ne lui réponde pas (ix, 15-16). Parallélisme entre «parler» et «ouvrir les lèvres» xxxix, 20. Nous rendons par « ambigus» l’hébreu kiphlayim qui signifie proprement «doubles», à double sens. Parenthèse explicative des «secrets de la sagesse». Au lieu de yashshéh lekâ «il te fait oublier», dû à une mauvaise coupure, lire yish'alkâ «te demande compte» de ta faute. La thèse des amis de Job est que les malheurs de leur ami sont la punition de ses fautes.



7 Trouveras-tu la nature d’Éloah?

Jusqu’à la perfection de Shaddaï parviendras-tu?

8 Elle est plus haute que les Cieux : que feras-tu?

Plus profonde que le Sheol : que sauras-tu?

9 Plus longue que la Terre est sa dimension

et plus large que la Mer!

7-9. Les secrets de Dieu sont hors de notre portée. Il est impossible à l’homme d’atteindre la nature d’Éloah, la perfection de Shaddaï. Les noms divins comme dans V, 17; VI, 4. Les cieux, les enfers, la terre, la mer sont choisis comme symboles de la hauteur, de la profondeur, de la longueur, de la largeur. Comparer Siracide (Ecclésiastique), I, 3 [“Le haut du ciel et le bout de la terre / Et l’abîme et la sagesse, qui les atteindra?”]; Épître aux Éphésiens, III, 18 [“vous aurez ainsi la force de comprendre, avec tous les saints, ce qu’est la largeur, la longueur, la hauteur, la profondeur…”] où nous avons les quatre dimensions. Sur le Sheol voir vii, 9. Avec la Vulgate, lire gebohâh mishshâmayim «plus haute que les cieux», au lieu de gobhêy shâmayim «hauteurs des cieux» au verset 8.



10 S’il passe et s’il tient caché,

et s’il divulgue, qui l’en empêchera

11, Car c’est lui qui connaît les hommes de tromperie,

il voit l’iniquité et il l’observe.

12 Ainsi un homme creux s’assagit,

comme un ânon devient un maître onagre!

10-12. Dieu est libre d’agir à sa guise. Nul ne peut l’empêcher de divulguer ce qui d’abord était caché. Il sait reconnaître les hommes du tromperie, parallèles aux dissimulés dans Psaume xxvi, 4 [“je ne siège pas avec les hommes trompeurs /et je ne vais pas avec les hommes dissimulés”]. Lire 16, préposition et suffixe pronominal, au lieu de la négation lo' au verset 11. C’est le texte que lisait la version syriaque. Le verset 12 a l’allure d’un proverbe. L’homme creux, c’est-à-dire celui qui a la tête vide, s’assagit, littéralement «est doué de cœur», le cœur étant le siège de la sagesse. À la fin, un maître onagre, littéralement «un onagre homme», c’est-à-dire un onagre arrivé à maturité : Genèse, xvi, 12.



13 Quant à toi, si tu as un cœur fidèle

et si tu étends tes mains vers lui,

14 si l’iniquité qui est en ta main, tu l’éloignes,

et si tu ne laisses pas habiter l’injustice en tes tentes,

16 alors tu lèveras ta face sans tache,

tu seras solide et tu ne craindras pas!

16, Car tu oublieras la peine;

comme des eaux qui ont passé, tu t’en souviendras!

17 Et plus belle que le midi surgira l’existence,

l’obscurité sera comme le matin.

18 Lors tu seras en sécurité, puisqu’il y aura espoir,

et tu seras protégé, tu te coucheras en sécurité,

19 tu t’étendras sans qu’on te dérange,

et beaucoup caresseront ton visage!

13-19. Exhortation à la pratique du bien et à la fuite du mal en vue de la récompense ici-bas. Si tu as le cœur fidèle, littéralement «si tu fixes ton cœur» : Psaume LXXVIII, 8. Le geste de la prière est d’étendre les mains, mais il faut que les mains soient pures : Exode, ix, 29, 33; I Rois, VIII, 22, 38; Isaïe, I, 15-16. Les tentes, à cause du milieu nomade où est située la scène. Au verset 15, allusion à X, 15, où Job n’osait lever la face. Les eaux qui ont passé, symbole de ce qu’on oublie : VI, 15. Avec le verset 17 comparer Isaïe, lviii, 10 [“si tu offres à l’affamé ce que tu désires pour toi-même / et que tu rassasies l’appétit de l’opprimé, / ta lumière se lèvera dans les ténèbres, / ton obscurité sera comme la clarté du midi.”]. Lire uppartâ «tu seras protégé» (d’après la racine arabe), au lieu de hâpartâ «tu inspecteras» au verset 18. Se coucher en sécurité, même formule que dans Osée, II, 20, pour marquer l’absence d’inquiétude. L’image reparaît au verset 19 dans les termes qui se retrouvent dans Isaïe, XVII, 2; Sophonie, III, 13. Caresser le visage de quelqu’un, littéralement «adoucir sa face», c’est le flatter par des promesses ou des présents : Psaume xlv, 13; Proverbes xix, 6.



20, Mais les yeux des méchants languissent

et tout refuge leur fait défaut :

leur espoir, c’est de rendre l’âme!

20. Comme à la fin du discours de Bildad (viii, 20-22) opposition entre le malheur des méchants et le bonheur des justes. Comparer Jérémie, xxv, 35; Amos, II, 14; Psaume CXLII, 5. Leur espoir, c’est de rendre l’âme, comme était l’espoir de Job dans vi, 8-9.



CHAPITRE XII

1 Job prit la parole et dit :

XII—1. Quatrième discours de Job.



2 Vraiment vous êtes le Peuple

et avec vous mourra la Sagesse!

3, Mais, moi aussi, j’ai un cœur comme vous [ ]

et de qui sont ignorées pareilles choses?

2-3. Job débute, comme dans lx, 2, par l’affirmation qu’il en sait autant que ses amis. Le verset 2 est ironique. Vous êtes le Peuple, c’est-à-dire «vous incarnez la sagesse des nations», d’où la suite : et avec vous mourra la Sagesse. Le verset 3 a un hémistiche de trop «je ne vous suis pas inférieur», emprunté à xiii, 2. J’ai un cœur comme vous, le cœur étant le siège de la sagesse : VIII, 10; lx, 4, etc.



4 Un objet de risée pour son ami, je le suis,

moi qui appelle Éloah et à qui il répond.

Il et objet de risée, le juste parfait!

5 À l’infortune mépris (ainsi pense l’heureux),

un coup pour ceux qui trébuchent du pied!

6 Bien tranquilles sont les tentes des pillards,

et ils ont pleine confiance, ceux qui irritent Dieu,

celui qui a amené Éloah dans sa main!

4-6. Voici les constatations que fait Job à la suite des réflexions de ses amis. Il est un objet de risée, quand il s’adresse à Éloah et en attend une réponse. Et cela, bien qu’il soit un juste parfait, tel Noé d’après Genèse, VI, 9, où nous trouvons les mêmes épithètes. Les heureux du monde n’ont que mépris pour le malheur. Le mot nâkôn «coup», dérivé de nâkâh «frapper», au verset 5, est à distinguer de l’homonyme nâkôn, participe niphal [voix passive ou réflexive] de la racine k w n «être ferme, prêt, etc.». Ceux qui irritent Dieu sont les méchants. Le péché provoque la colère divine, mais on n’en voit pas immédiatement les effets. Celui qui a amené Éloah dans sa main, expression proverbiale pour montrer que le méchant n’a d’autre dieu que la force de ses mains.



7, Mais interroge donc les bêtes []

et les oiseaux des cieux, ils te renseigneront;

8 ou les reptiles de la terre et ils t’instruiront,

les poissons de la mer et ils te raconteront!

7-8. L’ironie continue. Au verset 7, omettre we-thoré-kâ «et ils t’instruiront», qui provient du verset 8. Les bêtes de la terre et les oiseaux du ciel en savent autant que les prétendus sages. Au lieu de sîah lâ «adresse-toi à», au verset 8, lire zôhalêy «reptiles de» la terre, d’après Michée, vii, 17. Le règne animal comprend les bêtes qui circulent sur le sol, les oiseaux des cieux, les reptiles et les poissons : Genèse, 1, 26.



11 L’oreille ne discerne-t-elle pas les paroles,

comme le palais goûte la nourriture?

12 N’est-ce pas chez les vieillards que se trouve la sagesse,

et dans le grand âge l’intelligence?

9 Qui ne sait, dans l’univers,

que c’est la main d’Éloah qui a fait ceci?

10 Lui qui a dans sa main l’âme de tout vivant

et l’esprit de toute chair d’homme!

9-12. Les versets 11-12 se rattachant directement au verset 8, nous les traduisons avant les versets 9-10, qui se continuent par le verset 13. Le verset 11 est répété presque textuellement dans xxxiv, 3. Le palais est l’organe du goût, l’oreille l’organe du discernement. Job insiste sur le fait que les vérités énoncées par ses interlocuteurs sont à la portée de tous, mais en particulier des vieillards, de ceux qui ont atteint un âge avancé, littéralement «la longueur des jours» : Deutéronome, xxx, 20; Psaume xxi, 5, etc. Au verset 9, le sens de «toutes ces choses» est l’univers, comme dans Isaïe, LXVI, 2. Le 2e hémistiche s’inspire d’Isaïe, XLI, 20, d’où la présence anormale de Iahvé dans le texte poétique de Job, qui omet délibérément ce nom divin. Lire Éloah, avec quelques manuscrits, pour ne pas aller à l’encontre de la règle admise par l’auteur. Le verset 10 explique la fin du verset 9. Non seulement la main d’Éloah est cause de tout, mais encore elle détient l’âme de tout vivant et l’esprit de toute chair d’homme. L’âme et l’esprit sont principes de vie et en même temps sièges des facultés intellectuelles. Dieu leur inspire les connaissances utiles à la conduite de l’homme.



13 Chez lui sagesse et puissance,

à lui conseil et intelligence!

14 S’il démolit, on ne peut rebâtir,

s’il enferme quelqu’un, on ne peut ouvrir;

15 s’il retient les eaux, elles se dessèchent,

et s’il les lâche, elles bouleversent la terre.

13-15. Les versets 9-10 amorcent une doxologie qui se poursuivra jusqu’à la fin du chapitre. Les attributs divins, comme dans Isaïe, XI, 2. Les antithèses des versets 14-15, pour marquer la puissance divine. Comparer ix, 11-12; XI, 10.



16 Chez lui force et prudence,

à lui l’égaré et celui qui égare :

17 il fait marcher nu-pieds les conseillers,

et les juges, il les rend fous,

18 il a dénoué le lien des rois

et il a lié une ceinture à leurs reins.

19 Il fait marcher nu-pieds les prêtres,

et les potentats, il les renverse;

20 il retire la parole aux sincères,

et le discernement des vieillards, il le dérobe;

21 il répand le mépris sur les nobles,

et le ceinturon des forts, il le relâche! 22 [ ]

16-22. Action de Dieu dans les vicissitudes de la vie sociale. Sa force et sa prudence s’imposent aussi bien à l’égaré qu’à celui qui égare. Il fait marcher nu-pieds les conseillers qui vont de pair avec les rois dans III, 14. Les prêtres auront le même sort au verset 19. Les pieds nus sont le signe d’un extrême dénuement : II Samuel, xv, 30 [“David montait par la montée des Oliviers, il montait en pleurant, la tête voilée, et il marchait nu-pieds...”]; Isaïe, xx, 2-4; Michée, I, 8. Les juges sont rendus fous, alors que, dans IX, 24, Dieu leur voilait la face. Le verset 18 montre que Dieu se joue des rois en les délivrant, s’ils sont captifs, en les emprisonnant, s’ils sont libres. D’après xxxix, 5, lire môsêr «lien», avec le Targum, plutôt que mûsar «correction», dû à une mauvaise vocalisation. Au verset 19 nous rendons par «potentats» l’hébreu êythânim dont le sens propre est «durables, permanents» : ceux dont l’autorité dure toute la vie. Le verset 20 marque la façon dont Dieu contrarie la volonté des hommes. Ceux qui sont sincères, il leur retire la parole, littéralement «la lèvre». Il ne leur permet pas de s’exprimer. Les vieillards, dépositaires de la sagesse (verset 12), il les prive de discernement, littéralement «de goût». Le verset 21 s’inspire de Psaume cvii, 40 [“Celui qui répand le mépris sur les nobles / et les fait errer dans un désert sans route, / c’est lui qui relève l’indigent...”]. Le ceinturon des forts, symbole de la force qui réside dans les reins. Comparer Isaïe, xlv, <4> 5 [“...Je t’ai ceint, alors que tu ne me connaissais pas...”]. Le verset 22 «il dépouille de leurs ténèbres les profondeurs et il fait jaillir l’ombre à la lumière» n’appartient pas au contexte.



23 Il grandit les nations et les fait périr,

il étend les peuples et les supprime;

24 il enlève le cœur des chefs [] du pays

et les fait errer dans un désert sans route :

25 ils tâtonnent dans des ténèbres sans lumière

et ils titubent comme l’ivrogne.

23-25. Action de Dieu sur les nations. Au lieu du deuxième gôyim « nations», au verset 23, lire «ammîm «peuples», le mot `am étant passé par erreur au verset 24, où il est inutile. Une légère correction permet de lire yimhêm «il les supprime», plutôt que yanhêm «il les conduit», peu conforme au parallélisme. Au verset 24, le mot `am «peuple», transporté par nous au verset 23, ne figure pas dans les Septante. Il enlève le cœur, au sens de «priver de sagesse». Le dernier hémistiche provient du Psaume cvii, 40, cité au verset 21. Les ténèbres sans lumière : Amos, v, 18, 20; Lamentations, III, 2. Au lieu de yathe’êm «il les fait tituber», lire yittâ’û «ils titubent», d’après les Septante, et comparer Isaïe, xix, 14; XXVIII, 7 [“Iavhé a répandu au sein du pays / un esprit d’égarement / qui a fait errer l’Égypte dans toute son activité, / comme est saisi d’aberration l’ivrogne en train d vomir”.].



CHAPITRE XIII

1 Oui, tout cela mon œil l’a vu,

mon oreille l’a entendu et l’a compris :

2 ce que vous savez, je le sais, moi aussi,

je ne vous suis pas inférieur, moi !

3, Mais moi, c’est à Shaddaï que je parle

et je veux récriminer contre Dieu!

XIII 1-3. Job reprend le thème qu’il a déjà développé, à savoir qu’il en sait autant que ses amis : IX, 2 ss. et XII, 2 ss. L’œil et l’oreille, organes de la connaissance : xxix, 11. L’oreille entend et comprend, la compréhension étant synonyme d’entendement. Le 2e hémistiche du verset 2, anticipé dans XII, 3, est ici parfaitement en place. C’est à Dieu que Job veut avoir affaire. Éloah et Shaddaï en parallélisme : v, 17; vi, 4; XI, 7.



4 Quant à vous, vous êtes des inventeurs de mensonge,

des médecins de néant, vous tous!

5 Qui donnera que vous fassiez silence

et que ce soit pour vous sagesse!

6 Écoutez donc ma récrimination

et aux discussions de mes lèvres soyez attentifs!

4-6. Job et dur pour ses amis, qui sont des «inventeurs de mensonge» : Siracide (Ecclésiastique), LI, 5, dans le texte hébreu. Comparer xvi, 2. L’expression «qui donnera?» est du style de Job : vi, 8; xi, 5. Dans Proverbes, xvii, 28, l’insensé qui se tait est réputé sage [“Le sot lui-même, quand il se tait, est réputé sage. / et celui qui clôt ses lèvres est intelligent”]. Les amis n’ont qu’à prêter l’oreille au débat qui s’engage entre Dieu et l’accusé.



7 Est-ce pour Dieu que vous dites chose fausse

et pour lui que vous dites chose mensongère?

8 Est-ce son parti que vous prenez?

Est-ce pour Dieu que vous plaidez?

9 Est-il bon qu’il vous examine?

Comme on se joue d’un homme, vous jouerez-vous de lui?

7-9. Inutile de plaider pour Dieu et de soutenir sa cause par de mauvais arguments. Au verset 8, prendre parti, littéralement «lever le visage» : xxxii, 21; xxxiv, 19. On relève la face de celui qu’on favorise. Double interrogatif au verset 9. Racine t — l — l au sens de «se jouer» : Genèse, xxxi, 7; Juges, xvi, 10, 13, 15.



10 Il vous infligera une correction,

si en cachette vous prenez le parti de quelqu’un.

11 Sa majesté ne vous épouvantera-t-elle pas

et la peur qu’il inspire ne tombera-t-elle point sur vous?

12 Vos sentences ne sont-elles pas maximes de cendre?

Vos réponses ne deviennent-elles pas réponses d’argile?

10-12. Le plaideur doit être impartial, sinon il risque le châtiment infligé par le souverain juge. Prendre le parti, même tournure qu’au verset 8. Impossible de tenir devant la majesté divine : xxxi, 23. La peur qu’il inspire, pour rendre «sa peur» de l’hébreu. La peur « tombe» sur quelqu’un : Exode, xv, 16. Le verset 12 montre l’inanité des arguments invoqués par les amis de Job. Le mot gabbîm, au sens de «réponses» d’après l’arabe et le syriaque.



13 Abstenez-vous de me parler et je parlerai, moi,

et m’advienne que voudra!

14 [ ] J’emporte ma chair dans mes dents,

et mon âme, je l’expose dans ma main!

15 S’il me tue, je ne tremble pas,

pourvu qu’à sa face je débatte mes affaires!

16 Ceci, d’ailleurs, sera pour moi salut,

c’est que devant lui un mécréant ne se présente pas!

13-16. Job demande la parole, quoi qu’il advienne, même tournure que dans II Samuel, xviii, 22-23. Au début du verset 14, omettre, avec les Septante, la question âl mâh «sur quoi?», due à une dittographie [écriture deux fois] de la fin du verset 13. J’emporte ma chair dans mes dents, comme le fauve emporte sa proie, locution proverbiale pour signifier qu’on risque sa vie. De même, j’expose mon âme dans ma main, je dispose de ma vie : Juges, XII, 3; 1 Samuel, xix, 5; xxviii, 21. Au lieu du kethîb lo' «ne pas», le qerê et les versions lisent , pour traduire «j’espère en lui». Il vaut mieux remplacer ayahêl «j’espère» par âhîl «je tremble» et conserver la négation. Job affronte même la mort, pour défendre sa juste cause. Mes affaires, en hébreu «mes voies», comme dans Isaïe, LVIII, 13. Un mécréant, hébreu hânêph, comme ci-dessus, viii, 13.



17 Écoutez bien ma parole

et que mon explication soit en vos oreilles!

18 Voilà que j’ai arrangé un procès :

je sais que c’est moi qui ai raison!

19 Qui est-ce qui contestera avec moi?

Aussitôt je me tairai et j’expirerai!

17-19. Job attire l’attention de ses auditeurs comme dans xxi, 2. Mon explication, d’après le sens du verbe araméen employé dans xv, 17. L’expression «arranger un procès» reparaît dans xxiii, 4. Racine s-d-q «être juste» au sens d’«avoir raison», comme dans IX, 15; XI, 2. Avec le verset 19 comparer Isaïe, L, 8. [“Il est proche, celui qui me justifie; / qui veut débattre avec moi? : Comparaissons ensemble ! …”].Si Job est confondu par ses adversaires, il n’a plus qu’à se taire et mourir.



20 Épargne-moi seulement deux choses :

alors devant toi je ne me cacherai pas!

21 Éloigne ta main de dessus moi

et que ta terreur ne m’épouvante point!

22 Puis appelle et, moi, je répondrai,

ou bien je parlerai et tu me répliqueras.

20-22. Job s’adresse maintenant à Dieu. Les deux choses dont Dieu doit s’abstenir sont mentionnées au verset 21, à comparer avec lx, 34. Il faut que Job ne soit pas terrifié par Dieu pour pouvoir parler librement. Alors seulement il répondra à l’appel de Dieu ou il prendra lui-même la parole.



23 Combien ai-je de fautes et de péchés?

Ma transgression et mon péché, fais-les-moi connaître!

24 Pourquoi voiles-tu ta face

et me considères-tu comme un ennemi pour toi?

25 Veux-tu effrayer une feuille qu’emporte le vent

et poursuivre une paille sèche?

26 Pour que tu écrives contre moi des choses amères

et que tu m’imputes mes fautes de jeunesse,

27 pour que tu mettes mes pieds dans les ceps,

ou que tu surveilles tous mes pas,

en étudiant les traces de mes pieds! 28 [ ]

23-27. Job veut connaître le nombre et la nature de ses péchés, d’où le pluriel dans le premier hémistiche, le singulier dans le 2e. Péché, transgression, faute dans xiv, 16-17. Dieu voile sa face en signe d’irritation ou d’indifférence : Psaumes xxvii, 9; xxx, 8; civ, 29, etc. Le 20 hémistiche du verset 24 sera repris dans xxxiii, 10 comme occasion de grief contre Job. La feuille emportée par le vent dans Lévitique, xxvi, 36. La feuille, comme la paille, s’envolent d’elles-mêmes. Les poursuivre et indigne de Dieu. Et pourtant Dieu a l’air d’écrire un réquisitoire contre Job (verset 26). Les péchés de jeunesse doivent être oubliés : Psaume xxv, 7. Dieu se conduit vis-à-vis de Job à la façon d’un tortionnaire qui met les pieds du patient dans les ceps, du latin cippus «souche», instrument de bois où sont introduits les pieds du prisonnier et qui étaient encore en usage en Arabie saoudite avant la dernière guerre. Comparer Jérémie, xx, 2; Actes des Apôtres, xvi, 24. Le verset 27 sera répété dans xxxiii, xi. Si le prisonnier est en liberté, Dieu continue de le surveiller et de le suivre à la trace.

28. Le verset 28 «et il s’use comme une chose pourrie, comme un vêtement qu’ont mangé les mites» et déplacé de son contexte normal. Nous le transposons entre les versets 2 et 3 du chapitre xiv.



CHAPITRE XIV

1 L’HOMME, né d’une femme,

vivant peu de jours et en proie à l’agitation,

2 comme une fleur germe et se fane

et fuit comme l’ombre dans s’arrêter!

XIII 28 Il s’use comme une chose pourrie, comme un vêtement

qu’ont mangé les mites!

XIV 1-2 + XIII, 28. Job passe de son cas personnel à la condition humaine en général, exactement comme dans vii, 1-2. Nous ne voyons pas la nécessité de considérer le beau poème du chapitre xiv comme une composition indépendante qui aurait été insérée dans le discours de Job, dont l’accent reparaît dans les versets 13-17. La première strophe se terminait probablement par xiii, 28, qui a été déplacé de son contexte et que nous replaçons entre xiv, 2 et xiv, 3.

L’homme, né d’une femme, pour marquer sa fragilité et son impureté, d’après xv, 14 et xxv, 4. En proie à l’agitation, littéralement «rassasié d’agitation» : III, 17, 26. Symboles de la vie éphémère, la fleur (Psaume ciii, 15) et l’ombre (Ecclésiaste, VI, 12; Psaume cxliv, 4). Les images de xiii, 28, dans Isaïe, L, 9; Psaume cii, 27.



XIV 3 Et c’est sur lui que tu ouvres ton œil

et c’est lui que tu amènes en justice avec toi!

4 Qui tirera le pur de l’impur?

Personne!

5 Puisque ses jours sont décrétés,

puisque le nombre de ses mois est connu de toi,

puisque tu as fixé sa limite et qu’il ne la franchira pas,

6 détourne de lui ton regard et laisse-le,

jusqu’à ce que, comme un mercenaire, il s’acquitte de sa journée!

3-6. Même mouvement d’idées que dans vii, 17-19. Au lieu de othî « moi», lire ôthô «lui», avec les versions, au verset 3. À quoi bon traîner l’homme en justice, puisqu’il est impur de par sa naissance (verset 1). Le 2e hémistiche est réduit à «pas un, personne», dans le verset 4. C’est un effet voulu. L’impureté originelle de l’homme dans Psaume LI, 7. Les versets 5-6 sont soudés l’un à l’autre, la proposition principale étant donnée au verset 6. Dieu a décrété le nombre des jours que doit vivre chaque homme, il n’a qu’à prendre patience jusqu’à ce que «comme un mercenaire, il s’acquitte de sa journée». Dans vii, 1-2 Job a comparé les jours de l’homme aux jours d’un mercenaire.



7, Car il est à l’arbre un espoir :

s’il est coupé, il peut encore se rénover

et son surgeon ne manquera pas;

8 si sa racine vieillit dans la terre

et si dans le sol meurt son tronc,

9 à l’odeur de l’eau il refleurit

et se fait une ramure comme un jeune plant!

7-9. La condition humaine comparée à celle de l’arbre qui renaît dans ses rejetons, alors qu’on le croit mort. Belle image «à l’odeur de l’eau» comme on a «dès qu’il sent le feu», en parlant d’un fil d’étoupe dans Juges, xvi, 9.



10, Mais l’homme meurt et reste inanimé,

l’humain expire et où est-il?

11 Les eaux auront disparu de la mer,

et un fleuve sera tari et desséché,

12 cependant que l’homme restera couché et ne se lèvera pas :

jusqu’à la disparition des cieux ils ne s’éveilleront pas

et point ne se réveilleront de leur sommeil!

10-12. Contraste entre la mort de l’homme et la survie de l’arbre. L’homme «reste inanimé», d’après le sens de la racine h — l-sh «être débilité, défait». L’humain, pour rendre gébér, synonyme d’homme dans iv, 17; x, 5; xvi, 21. Comparer les Morts de Lamennais : «Où sont-ils? Qui nous le dira?» Le verset 11 est calqué sur Isaïe, xix, 5. Les eaux de la mer et des fleuves persisteront jusqu’à la fin des temps, tandis que le cadavre reste gisant «jusqu’à la disparition des cieux». Aucune allusion à l’éventualité d’un retour à la vie. On insiste sur le fait que les hommes ne s’éveillent plus de l’éternel sommeil. Passage du singulier au pluriel pour marquer le sort commun de l’humanité.



13 Qui donnera que dans le Sheol tu me caches

et me dissimules jusqu’à ce que cesse ta colère!

Tu me fixerais un terme où tu te souviendrais de moi :

14 [ ] tous les jours de mon service, j’attendrais

jusqu’à ce que vienne ma relève.

15 Tu appellerais et, moi, je te répondrais,

l’œuvre de tes mains, tu la réclamerais;

16 au lieu que maintenant tu comptes mes pas,

tu ne prendrais plus garde à mon péché :

17 scellée dans un sachet serait ma transgression

et tu blanchirais ma faute!

13-17. L’idée de la mort amène celle du Sheol : III, 11 ss. ; VII, 9; xi, 8. Pour échapper à la surveillance de Dieu (versets 3-6), Job consent à être enfermé dans le Sheol jusqu’à la fin de ses jours. Il serait comme un militaire qui attend sa relève : VII, I; x, 17. Dieu fait ensuite l’appel et Job répond : verset 15. Le début du verset 14 : «Si un humain meurt, est-ce qu’il vivra?» n’appartient pas à ce contexte. Sa place est à la fin du verset 19, où il sert d’introduction au verset 20. Le verset 16 oppose l’attitude actuelle de Dieu qui compte les pas de son serviteur (xiii, 27) à celle qu’il adopterait dans l’hypothèse envisagée au verset 13. Dieu ne s’inquiéterait plus du péché, de la transgression, de la faute, suivant la nomenclature de xiii, 23. Comparer les images d’Isaïe, I, 18 [“Venez et débattons, / dit Yahvé: / Si vos péchés sont comme des étoffes écarlates, / ils devront blanchir comme de la neige /...”]



18, Mais une montagne finira par tomber

et un rocher se transportera de sa place,

19 les eaux useront les pierres,

une averse inondera le sol de la terre,

tandis que l’espoir de l’homme, tu le fais périr :

14 a Si un humain meurt, est-ce qu’il vivra?

20 Tu l’attaques et pour toujours il s’en va,

il change de figure et tu l’expédies !

21 Ses fils sont-ils honorés, il n’en sait rien,

sont-ils méprisés, il ne les aperçoit pas :

22 rien que sur lui-même s’afflige sa chair

et rien que sur lui-même se lamente son âme!

18-22. Job énumère des phénomènes d’une durée exceptionnelle, pour montrer que l’homme n’a guère d’espoir d’échapper à son sort. Au verset 18, lire yippol «tombera», avec Théodotion et la version syriaque, au lieu de yibbol «succombera» et remplacer le participe nôphêl «tombant» par l’infinitif nâphôl, pour aboutir à l’expression courante «finira par tomber». Un rocher se transportera de sa place, XVIII, 4. Au verset 19, lire sehîphâh «averse», au lieu de sephîhéyhâ « ses regains», qui ne donne pas de sens. Placer après le verset 19 le début du verset 14 : «Si un humain meurt, est-ce qu’il vivra?» explication de la phrase «tandis que l’espoir de l’homme, tu le fais périr». La mort est due à l’attaque de Dieu. Nul n’y résiste et c’est le départ pour l’au-delà, sans espoir de retour. Le visage du mort se transforme, en même temps que ses sens et ses facultés l’abandonnent (verset 21). Comparer Ecclésiaste, IX, 5-6 [“Les vivants, en effet, savent qu’ils mourront, /, mais les morts ne savent rien du tout...”]. S’il reste au mort l’ombre d’un sentiment, c’est pour se lamenter sur son sort (verset 22).



CHAPITRE XV

1 ELIPHAZ de Teyman prit la parole et dit :

XV-1. Ici commence le deuxième cycle de discussions entre Job et ses amis. C’est naturellement Éliphaz qui reprend le premier la parole.



2 Un sage répond-il par une science de vent

et emplit-il son ventre de vent d’et,

3 en critiquant par une parole sans utilité

et par des mots dans lesquels il n’y a point de profit?

2-3. Éliphaz tourne en dérision les allusions que Job a faites à sa propre sagesse. La science de ce dernier n’a pas plus de consistances que le vent : viii, 2; xvi, 3. Le vent d’est, parallèle au vent en général dans Osée, xii, 2. Le ventre est, comme le cœur et les reins, le siège du souffle intérieur qui se manifeste par les paroles : xxxii, 18. Les critiques de Job sont vides de sens, elles sont inutiles : verset 3.



4 Tu vas même jusqu’à rompre la piété

et abolir la méditation devant Dieu!

5 Puisque ta faute inspire ta bouche

et que tu adoptes le langage des astucieux,

6 c’est ta bouche qui te condamne, et non moi,

et ce sont tes lèvres qui témoignent contre toi!

4-6. La piété, littéralement «la crainte» de Dieu. Le mot sîah au sens de «méditation» appartient au vocabulaire des Psaumes. La relation entre les versets 5 et 6 est établie par «puisque». Le langage de Job est dicté par sa faute, c’est-à-dire par le souci de dissimuler le péché que dénoncent ses malheurs. Il parle le langage des astucieux. C’est sa bouche qui le condamne. Comparer II Samuel, I, 16[“David lui dit : ‘que ton sang retombe sur ta tête’...”]; Jérémie, xiv, 7[“Si nos fautes témoignent contre nous…”] ; Matthieu, xxvi, 59-65 [“Or les grands prêtres et tout le Sanhédrin cherchaient un faux témoignage …. vous venez d’entendre le blasphème.”]



7 Es-tu né le premier homme

et as-tu été enfanté avant les collines?

8 Est-ce que tu entends la confidence d’Éloah

et accapares-tu la sagesse?

9 Que sais-tu que nous ne sachions?

Que comprends-tu qui ne soit compris de nous?

10 Parmi nous aussi se trouve l’ancien, le vieillard,

plus avancé en âge que ton père!

7-10. Le verset 7 est une allusion directe à Proverbes, viii, 25, où nous voyons que la Sagesse préexiste aux montagnes et aux collines, qui elles-mêmes sont antérieures au premier homme [“Avant que les montagnes ne fussent immergées, / avant les collines, j’ai été enfantée”]. Pour la posséder, Job aurait dû être le confident d’Éloah à l’origine des temps : Proverbes, viii, 30-31 [“alors j’étais à son côté, comme architecte …. mes délices sont avec les fils d’homme.”]. Éliphaz répète ironiquement les questions de Job : xii, 3, 12.



11 Est-ce trop peu pour toi les consolations de Dieu

et la parole qui t’est dite en douceur?

12 Pourquoi ton cœur t’emporte-t-il

et pourquoi tes yeux clignotent-ils,

13 quand tu tournes contre Dieu ton animosité

et que de ta bouche tu fais sortir des mots?

11-13. Les consolations de Dieu, telles qu’elles ont été révélées à Éliphaz : iv, 12 ss. Job se laisse emporter par son cœur, siège de la colère : assyro-babylonien libbâtu «colère» de libbu «cœur». Clignotement des yeux, manifestation d’un état d’âme : Siracide (Ecclésiastique), xxvii, 22. Ton animosité, au verset 13, littéralement «ton souffle, ton esprit», comme dans Juges, VIII, 3 : animosité du latin anima, animus «souffle, esprit, etc.». Les mots qui sortent de la bouche s’opposent à ceux qui viennent du cœur : VIII, 10; xi, 2.



14 Qu’est-ce qu’un homme pour qu’il soit pur,

et l’enfant d’une femme pour qu’il soit juste?

15 Si à ses saints il ne se fie pas

et si les cieux ne sont pas purs à ses yeux,

16 combien moins un être abominable et corrompu,

l’homme qui boit l’iniquité comme l’eau!

14-16. Éliphaz reprend son argumentation de iv, 17-19. Le verset 14 sera repris dans xxv, 4. Job a lui-même insisté sur le fait qu’un homme ne saurait être justifié devant Dieu : ix, 2-3. L’enfant d’une femme : xiv, I, 4. Au verset 15, ses saints, au lieu de ses serviteurs, c’est-à-dire les Anges, dans iv, 18. Les cieux, remplacés par les étoiles dans xxv, 5, symbole de pureté : Exode, xxiv, 10 [“Ils virent le Dieu d’Israël. Sous ses pieds il y avait comme un ouvrage en plaque de saphir et d’une pureté pareille à la substance des cieux”.].. L’image de l’homme qui boit l’iniquité comme l’eau reparaît dans XXXIV, 7.



17 Je vais t’expliquer, écoute-moi,

et ce que j’ai vu, je vais le raconter,

18 ce qu’annoncent les sages,

sans en rien cacher, d’après leurs pères,

19 eux à qui seuls fut donné le pays

et parmi lesquels n’était point passé d’étranger.

17-19. Je vais t’expliquer : verbe de la racine araméenne h — w-y, d’où venait le mot ahwâh «explication» dans xiii, 17. Éliphaz fait appel à son expérience personnelle, mais aussi à la tradition des pères, qui n’avaient pas encore subi d’influence étrangère.



20 Tous les jours de sa vie, le méchant se tourmente,

et durant les années ménagées au tyran,

21 des voix effrayantes sonnent à ses oreilles,

en pleine paix un brigand fond sur lui.

22 Il ne compte pas échapper aux ténèbres

et il se sent désigné pour le glaive,

23 il est jeté en pâture au vautour,

il sait que son infortune est imminente;

24 le jour des ténèbres l’épouvante,

l’anxiété et l’angoisse l’attaquent,

tel un roi prompt à l’assaut!

20-24. Doctrine traditionnelle. La prospérité du méchant ou du tyran n’est qu’apparente. Il vit dans une perpétuelle appréhension. Il entend des voix effrayantes, littéralement «la voix des peurs». Il redoute la razzia, alors que tout est en paix. Au verset 22, les ténèbres symbolisent la fin malheureuse comme dans I Samuel, II, 9. La conscience du coupable lui représente les malheurs qui l’attendent : la mort par le glaive, le cadavre devenant la pâture des oiseaux de proie. Tel qu’il est actuellement, le texte hébreu, au premier hémistiche du verset 23, se traduirait «il erre pour du pain, où?». Les Septante lisaient ayyâh «vautour», au lieu de ayyêh «?», ce qui permet de retrouver le texte primitif : il est jeté en pâture au vautour”. Dans le 2e hémistiche, lire pîdô son infortune”, d’après les Septante, au lieu de be-yâdô en sa main” et rattacher au verset 24 le jour des ténèbres” qui termine le verset 23. Comparer avec le verset 24 Sophonie, I, 15. La fin tel un roi prompt à l’assaut” symbolise la violence de l’attaque à laquelle se sent exposé le méchant.



25 C’est qu’il étendait sa main contre Dieu

et contre Shaddaï il faisait le brave,

26 il courait contre lui, le cou tendu,

avec la masse de ses rondaches!

27 C’est qu’il avait le visage caché dans sa graisse,

il s’était fait du lard autour des lombes,

28 et il habitait des villes détruites,

des maisons où l’on ne demeure plus,

parce qu’elles menacent de tomber en ruines.

25-28. Description du méchant. C’est contre Dieu lui-même qu’il a levé la main. Parallélisme entre Dieu et Shaddaï : viii, 3, 5; xiii, 3. Au verset 26, les bosses de ses boucliers”, pour désigner des boucliers bombés, analogues aux rondaches et déjà connus des Assyriens. Ce qui donne tant de hardiesse au méchant, c’est sa corpulence, son embonpoint : Jérémie, V, 28; Psaume LXIII, 7. Le méchant est en même temps un tyran comme nous l’avons vu au verset 20. Rien d’étonnant s’il habite en des endroits où il a fait le vide et où personne n’ose s’installer : verset 28.



29 Il ne s’enrichira pas et sa fortune ne durera pas,

son ombre ne s’étendra pas sur la terre,

30 [ ] une flamme desséchera son surgeon

et par le vent sera emportée sa fleur.

31 Qu’il ne se fie pas à sa taille!

Nous savons que c’est vanité :

32 son sarment avant son jour sera flétri

et son rameau ne reverdira pas;

38 il laissera tomber, telle la vigne, son verjus

et il rejettera, tel l’olivier, sa floraison!

34 C’est que la bande du mécréant est stérile

et un feu dévore les tentes de vénalité!

35 On conçoit le mal et on enfante l’iniquité,

mais le ventre élabore une duperie!

29-35. On revient au châtiment du méchant. Sa fortune est éphémère. Lire salmô son ombre”, d’après les Septante, au lieu de l’incompréhensible minlâm du verset 29. Comparaison avec l’arbre dont l’ombre devrait s’étendre sur la terre : Psaume LXXX, 11.

Au verset 30, il ne s’écarte pas des ténèbres” est une paraphrase du verset 22. Lire pirhô sa fleur”, d’après les Septante, au lieu de pîu, sa bouche”, au verset 30. Comparer Isaïe, XL, 24 [“à peine ont-ils été plantés, à peine ont-ils été semés, / à peine leur tige a-t-elle pris racine dans la terre, / qu’Il souffle sur eux : ils sèchent / et le tourbillon les emporte comme de la paille.”].

Le verset 31, pour être intelligible, doit subir, lui aussi, de légères corrections : be-si'ô à sa taille”, pour remplacer ba-shâw, et nêdâ’ nous savons”, plutôt que nith’âh il est égaré”. À la fin, temûrâthô son prix” est une déformation de zemorâthô son sarment” qui, d’après les Septante, commande la phrase du verset 32, où il faut lire timmâl sera flétri”, avec les versions, et non pas timmâlê «sera rempli». Le verset 33 poursuit la comparaison avec l’arbre, en spécifiant qu’il s’agit de la vigne ou de l’olivier.

La conclusion est donnée dans les versets 34-35, où nous voyons que la bande des mécréants n’a pas de postérité et que les tentes, c’est-à-dire les habitations de ceux qui reçoivent des présents corrupteurs, sont passibles du feu du ciel : verset 30 et I, 16. Le dernier verset reprend le thème de iv, 8; v, 6-7. Comparer Osée, x, 12-13; Proverbes, xiv, 22. Le pécheur conçoit et enfante l’iniquité en vue de son bonheur, mais c’est une duperie, car il n’en peut résulter que du mal, la faute portant en elle-même son châtiment.



CHAPITRE XVI

1 Job prit la parole et dit :

XVI 1. Cinquième discours de Job.



2 J’ai entendu bien des choses comme celles-là!

Vous êtes tous de pénibles consolateurs!

3 Y aura-t-il un terme aux paroles de vent?

Ou qu’est-ce qui te tourmente pour que tu répondes?

4 Moi aussi je parlerais comme vous,

si votre âme était à la place de mon âme :

je multiplierais des mots à vos dépens

et je hocherais la tête sur vous!

5 Je vous raffermirais avec ma bouche

et ne retiendrais pas le mouvement de mes lèvres!

2-5. Allusion à la banalité des propos tenus par les amis de Job : XII, 3, 9; xiii, 1. Paroles de vent, paroles en l’air : VIII, 2. Le dernier interlocuteur est pris à partie à la fin du verset 3, d’où passage de la 2e personne du pluriel à la 2e du singulier. Votre âme et mon âme, pour signifier «vous-même» et «moi-même». Je multiplierais, en lisant akbirâh au verset 4 (comparer xxxv, 16), devenu ahbîrâh par erreur d’audition. Hocher la tête, en signe de moquerie ou de mépris : Psaume xxii, 8; Siracide (Ecclésiastique), xxi, 18; Matthieu, xxvii, 39. Au verset 5 lire, d’après les Septante et la version syriaque, lo’éhsok «je ne retiendrais pas», au lieu de yahsok «retiendrait».



6, Mais si je parle, ma douleur ne se modère pas,

et si je m’abstiens, elle ne s’en va pas loin de moi.

7 C’est que maintenant m’a exténué l’envieux,

toute sa bande s’empare de moi,

8 il est devenu témoin et s’est dressé contre moi,

mon calomniateur dépose contre moi!

9 Sa colère a trouvé une proie et il me persécute,

il a grincé des dents contre moi,

mon adversaire aiguise ses yeux contre moi!

10 Ils ont ouvert leur bouche contre moi,

par mode d’outrage ils ont frappé mes joues,

ensemble contre moi ils se pressent!

6-10. Au verset 6, interrogatif , au sens de la négation, comme en arabe . Les difficultés du texte des versets 7-8 sont résolues par de légères corrections : ha-shimmôth «l’envieux», au lieu de hashimmôthâ «tu as ravagé». Nous avons ainsi le sujet du verbe «m’a exténué». Lire ensuite cahcithô «sa bande», au lieu de cahcithi «ma bande», et rattacher au verset 7 le verbe «elle s’est emparée» qui commence le verset 8, où nous lisons kabashî «mon calomniateur», qui montre l’envieux déposant au tribunal. Comparer Psaume XXVII, 12. Aiguiser les yeux contre quelqu’un, diriger sur lui des regards perçants. Au verset 10, c’est toute la bande du verset 7 qui est en scène. Comparer Psaume xxii, 13-14. Les soufflets sur la joue sont un suprême outrage : Psaume III, 8; Lamentations, 30; Matthieu, xxvi, 67-68 [“alors ils lui crachèrent au visage et lui donnèrent des coups; d’autres le giflèrent. / Pour ,nous, dirent-ils, fais le prophète, Messie: qui est-ce qui t’a frappé?”].



11 Dieu me livre à des injustes

et aux mains des méchants il me jette :

12 j’étais tranquille et il m’a rompu,

il m’a pris par la nuque et m’a mis en pièces!

Il m’a dressé pour sa cible :

13 autour de moi tournoient ses traits,

il transperce mes reins sans pitié,

il répand à terre mon fiel,

14 il m’ébrèche, brèche sur brèche,

il court sur moi, tel un guerrier!

11-14. Cette fois c’est Dieu qui entre en scène. D’après xxvii, 7 et les versions, vocaliser awwâl «injuste», collectif, au lieu de «gamin». Avec le verset 12 comparer VII, 20, où Dieu prend Job pour sa cible. L’image de l’archer se continue au verset 13. Comparer vi, 4 et Lamentations, II, 11. Noter la figure étymologique «il m’ébrèche, brèche sur brèche», où le verbe a pour compléments les substantifs de la même racine. La fin du verset 14 évoque xv, 25-26.



15 J’ai cousu un sac sur ma peau

et enfoncé ma corne dans la poussière,

16 mon visage est rougi par les pleurs

et sur mes paupières c’est l’ombre,

17 bien qu’il n’y ait point de violence en mes mains

et que ma prière soit pure!

15-17. Effets de l’attaque. Job a cousu un sac sur sa peau, en signe de deuil et de profonde douleur : Genèse, XXXVII, 34; I Rois, xxi, 27; Jérémie, XLVIII, 37. La corne, symbole de force, de fierté, d’orgueil : I Samuel, II, 1; Psaume lxxv, 11, etc. L’enfoncer dans la poussière, c’est perdre toute résistance morale. L’ombre, au verset 16, et non pas l’ombre de la mort, comme le suggère la vocalisation massorétique : voir III, 5; X, 21. Le verset 17 met une relation entre la pureté des mains et la pureté de la prière : xi, 13-14.



18 Terre ne cache pas mon sang!

et qu’il n’y ait point de lieu secret pour mon cri!

19 Maintenant encore c’est dans les cieux qu’est mon témoin

et celui qui témoigne pour moi est dans les hauteurs :

20 ma clameur est arrivée jusqu’à Éloah,

devant lui a coulé mon œil :

21 Ah! s’il était arbitre entre un homme et Éloah,

comme entre un homme et son prochain!

18-21. Prosopopée émouvante, car c’est la terre qui crie vengeance contre le sang répandu : Genèse, iv, 10-11; Isaïe, xxvi, 21; Ézéchiel, xxiv, 7. Au verset 19, le témoin dans les cieux n’est autre que Dieu lui-même. D’après les Septante, rattacher «jusqu’à Éloah» au premier hémistiche dans le verset 20, ce qui permet de remplacer par mâsâ l’inexplicable melîsay «mes interprètes» du début et de lire rê’î «ma clameur» au lieu de rê’ây «mes amis». Le 2e hémistiche est complété, d’après les Septante, par lephanâyw «devant lui», tombé par homoeoteleuton [répétition de mots à la fin de phrases] devant êyni «mon œil». Le souhait du verset 21 évoque IX, 32-33, où l’on voit qu’il n’y a pas d’arbitre entre Dieu et Job. L’arbitrage de Dieu ne s’exerce qu’entre un homme et un autre homme. Lire naturellement bêyn «entre», au lieu de bén «fils» dans le 2e hémistiche du verset 21.



CHAPITRE XVII

XVI 22 C’EST qu’elles sont peu nombreuses les années à venir

et par la route d’où je ne reviendrai pas je m’en irai!

22. Le verset 22 ouvre la description qui commence au chapitre XVII.

22. Avec l’édition de Bomberg (1524-1525) nous commençons le chapitre xvii par le dernier verset du chapitre xvi. C’est le début de la vision funèbre qui se prolongera jusqu’à la fin du chapitre xvii. La route d’où je ne reviendrai pas, celle qui conduit au Sheol : VII, 9-10; X, 21. Chez les Assyriens et les Babyloniens, on se rend aux enfers « par la route dont l’aller n’a pas de retour».



XVII 1 Mon souffle est épuisé, mes jours se sont éteints :

le cimetière, c’est ce qu’il me faut!

2 Ne suis-je point objet de raillerie

et n’est-ce point dans l’amertume que mon œil passe les nuits?

XVII 1-2. Nous laissons intact le verset 1, qui a été soumis à de multiples modifications. Le vers est composé de trois membres de phrase juxtaposés. Les jours s’éteignent, quand on arrive au soir de la vie, quand on passe de la lumière aux ténèbres : xviii, 18. Le cimetière, c’est ce qu’il me faut, littéralement «des tombeaux pour moi!» Au verset 2, lire tamrûrîm «amertumes» au lieu de hammerothâm «leurs querelles».



3 Dépose donc ma caution près de toi :

qui est-ce qui voudrait frapper dans ma main?

4 Parce que tu as privé leur cœur de raison,

c’est pour cela que leur main ne se lève point :

5 tel annonce un partage aux amis,

alors que les yeux de ses fils languissent!

3-5. Vocaliser êrboni «ma caution» (Targum, Syriaque), au lieu de orbênî «sois ma caution!», pléonasme. On frappe dans la main de quelqu’un, pour se porter garant : Proverbes, vi, 1; xvii, 18; xxii, 26. Le cœur est le siège des facultés intellectuelles et morales, en particulier de la raison : Isaïe, xliv, 18. Leur main ne se lève point : lire târûm yâdâm, au lieu de terômêm «tu élèveras». Le verset 5, sous forme de proverbe, montre les amis s’occupant des affaires des autres, alors que chez eux c’est la misère et la faim.



6 Et l’on m’a tourné en proverbe pour les gens,

je suis celui à qui l’on crache au visage!

7 Et de chagrin s’est obscurci mon œil,

mes membres comme l’ombre disparaissent!

6-7. Avec les versions, vocaliser le -mâshâl «en proverbe», au lieu de li-meshôl «pour dominer». Comparer xxx, 9-10. Celui à qui l’on crache au visage, littéralement «un crachat au visage» : Isaïe, LIII, 3. Au verset 7, vocaliser kôlîm «disparaissant», au lieu de kullâm «eux tous». L’ombre, symbole de ce qui fuit avec le temps : VIII, 9; XIV, 2.



8 Les hommes droits sont stupéfaits de cela

et l’innocent contre le mécréant s’indigne,

9 le juste tient sa voie

et l’homme aux mains pures redouble d’énergie!

10 Par contre, vous tous, revenez et arrivez donc :

je ne trouverai point un sage parmi vous!

8-10. Job expose l’attitude des justes devant le malheur de l’innocent. C’est contre le mécréant que s’exerce son indignation. Pas de scandale pour lui, mais persévérance dans la voie qu’il a choisie. Or les amis de Job, interpellés au verset 10 dans des termes semblables à ceux de vi, 28-29, n’ont rien compris au cas de leur ami : «Je ne trouverai point un sage parmi vous!».



11 Mes jours ont passé, mes plans ont été brisés,

les désirs de mon cœur

12 changent la nuit en jour :

la lumière approche avant les ténèbres.

11-12. Rétablir le rythme, en faisant des «désirs de mon cœur» du verset 11 le sujet de la phrase continuée au verset 12. Comparer VII, 3-4, 13-15. Le 2e hémistiche du verset 12 peut se traduire littéralement «la lumière est proche en avant des ténèbres», pour signifier que le jour arrive à la place des ténèbres de la nuit. L’insomnie fait partie des souffrances de Job.



13 Puis-je espérer? Le Sheol est ma maison!

C’est dans les ténèbres que j’ai étendu ma couche.

14 À la fosse j’ai crié : «Tu es mon père!»

«Ma mère et mes sœurs!» aux vers.

15 Et où donc est mon espoir?

Et mon bonheur, qui l’aperçoit?

16 À mon côté descendront-ils au Sheol?

Nous enfoncerons-nous ensemble dans la poussière?

13-16. Plus d’espoir. Vision du Sheol, demeure ténébreuse : III, 15; VII, 9-10; x, 21-22. La fosse du verset 14 est le tombeau, vers lequel se tourne le patient comme vers un père. Les vers, qui sont exprimés par un collectif féminin en hébreu, deviennent la famille du mort, d’où «ma mère et mes sœurs!» Rien à changer dans l’admirable apostrophe du verset 14. Au lieu de la répétition de tiqwâthi «mon espoir», au verset 15, lire, dans le second cas, tôbâthî «mon bonheur» d’après les Septante. Au début du verset 16, l’hébreu baddêy «les barres», du Sheol, provient de ha-beyâdî «et-ce qu’à côté de moi?», leçon des Septante. D’après cette version, vocaliser nêhâth «nous nous enfoncerons», à la fin, au lieu de nâhath «elle repose». Comparer vii, 21; Psaume xxii, 30 [“Devant lui seul se prosternent tous ceux qui dorment dans la terre / devant lui s’agenouillent tous ceux qui descendent dans la poussière. /, Mais pour lui vit mon âme”].



CHAPITRE XVIII

1 BILDAD de Shouakh prit la parole et dit :

XVIII 1. Deuxième discours de Bildad.



2 Jusqu’à quand mettrez-vous des entraves aux paroles?

Prêtez l’oreille et alors nous parlerons.

3 Pourquoi passerions-nous pour des bêtes?

Pourquoi serions-nous assimilés à des brutes à vos yeux?

4 O toi qui te déchires dans ta colère,

est-ce que, à cause de toi, un pays sera abandonné

et un rocher se transportera-t-il de sa place?

2-4. Bildad s’adresse d’abord aux amis qui se taisent. Il interpellera Job au verset 4. Entrée en matière comme dans viii, 2 et XIX, 2. Prêtez l’oreille, plutôt que «comprenez», en lisant tazinû, de la racine — z-n, au lieu de tâbînû, ce qui donne un sens excellent. Au verset 3, lire nidmînû «nous serions assimilés», leçon suggérée par les Septante, et restituer kabba’ar «comme des brutes», tombé par haplographie. Au verset 4, Bildad se moque de Job qui, dans xiv, 18, a parlé de la montagne qui finit par tomber, et du rocher qui se déplace. Noter le complément naphshô «son âme» pour signifier «soi-même» et, au vocatif, «toi-même, te» dans le premier hémistiche.



5 Oui, la lumière des méchants s’éteint

et sa flamme de feu ne brille plus,

6 la lumière s’obscurcit dans sa tente

et sa lampe s’éteint au-dessus de lui.

5-6. Reprise du thème général, le malheur des méchants. Au verset 5 on passe du général au particulier, d’où «sa flamme», au lieu de «leur flamme». La lumière symbole du bonheur dans xi, 16-17.



7 Ses pas vigoureux se rétrécissent

et son propre conseil le fait trébucher.

8 C’est qu’il a été jeté dans un filet, par les pieds,

et c’est sur un réseau qu’il se promène,

9 un lacet le saisit au talon,

un collet l’étreint,

10 en terre est cachée la corde pour le prendre

et le piège pour l’attraper est sur le sentier.

7-10. L’hébreu recourt à tous les synonymes de pièges, lacets, lacs, collets, pour marquer comment les pas du méchant se rétrécissent. Il n’ose plus avancer. D’après les Septante, lire takshîl «fait trébucher», au lieu de tashlîk «précipite», au verset 7. Sur la route et sous la route, partout le méchant flaire quelque embûche.



11 De toutes parts des terreurs l’épouvantent

et elles le pourchassent sur ses pas.

12 Il est affamé parmi ses biens

et le malheur et debout à son côté.

13 Sa peau est mangée par une maladie,

le premier-né de la mort mange ses membres.

14 Il est arraché de sa tente où il était en sécurité

et tu peux l’emmener au roi des terreurs!

15 Tu peux habiter en sa tente qui n’est plus à lui,

sur sa demeure est répandu du soufre!

11-15. Alarmes du méchant. Comparer xv, 20-24. Les maux envisagés sont successivement la faim, la maladie, la mort. D’après les Septante, lire yê'âkêl bi-dway «est mangé par la maladie», au lieu de yo'kal baddêy «on mange les lambeaux» de sa peau. Le premier-né de la mort est le messager des enfers, le fléau qui conduit à une mort inévitable. Le roi des terreurs, rex tremendus de Virgile (Géorgiques, iv, 469), est le souverain du royaume infernal auquel on envoie des messagers jusque dans le Sheol : Isaïe, LVII, 33. C’est le Nergal des Babyloniens et des Assyriens, le Moloch «Roi» des Sémites de l’Ouest. L’indication «qui n’est plus à lui» se comprend très bien au verset 15, puisque le mort ne possède plus rien. Inutile de faire intervenir la goule Lilith, en remplaçant par lîlîth un élément de mibbelî lô «qui n’est plus à lui». Le soufre n’est pas ici l’instrument des vengeances divines (Genèse, xix, 24; Deutéronome, XXIX, 22), mais un désinfectant qu’on répand sur la demeure du mort : Odyssée, XXII, 481 s.



16 Au-dessous ses racines se dessèchent

et au-dessus se fane sa ramure;

17 son souvenir a disparu de la terre

et il n’a plus de nom sur la face du désert.

18 On le pousse de la lumière aux ténèbres,

et du monde on l’expulse;

10 point de lignée ni de postérité pour lui, parmi son peuple,

et point de survivant en ses lieux de séjour!

20 De son destin sont stupéfaits les Occidentaux

et les Orientaux en éprouvent un frisson.

21 Rien que cela les demeures de l’injuste

et telle est la place de qui n’a pas connu Dieu!

16-21. Comparaison avec l’arbre : viii, 16-19; Amos, II, 9 [“Or moi, j’avais exterminé l’Amorrhéen de devant eux, / lui dont la hauteur était comme la hauteur des cèdres, / et qui était fort comme les chênes...”].

Au verset 17, hûs est un collectif «campagnes». Comparer v, 10. La lumière et les ténèbres s’opposent, au verset 18, comme la vie et la mort : III, 20; xvii, 13. Le méchant n’a point de postérité ou, s’il en a une, elle est engloutie dans la catastrophe qui l’emporte, d’où «point de survivant en ses lieux de séjour». Au verset 20, son destin, littéralement «son jour», marqué par le destin. On peut voir dans le verset 21 une réflexion de ceux qui sont témoins de la chute du méchant. Les demeures de l’injuste ou du méchant dans xxi, 28, où Job va réfuter la doctrine de ses amis.



CHAPITRE XIX

1 Job prit la parole et dit :

XIX I. Sixième discours de Job.



2 Jusques à quand affligerez-vous mon âme

et m’écraserez-vous avec des mots?

3 Voilà dix fois que vous m’outragez,

que vous n’avez point honte de me maltraiter!

4, Mais même s’il était vrai que j’aie erré,

c’est avec moi qu’habiterait mon erreur!

2-4. Job est excédé par les réflexions de ses amis. Voilà dix fois, pour marquer un grand nombre, comme dans Nombres, XIV, 22. Sens de « maltraiter» pour la racine h-k-r, au verset 3, d’après l’arabe h-k-r. C’est avec moi qu’habiterait mon erreur, c’est moi seul qu’elle concerne.



5 Si vraiment vous voulez me traiter insolemment

et me reprocher mon opprobre,

6 sachez donc que c’est Éloah qui m’a fait du tort

et qui de son filet m’a enveloppé!

Si je crie à la violence, je ne reçois point de réponse,

j’ai beau clamer : il n’y a point de jugement!

5-7. Job s’en prend à Dieu qui l’a enveloppé de son filet : Lamentations, I, 13 [“De là-haut il a lancé un feu, / dans mes os il l’a fait descendre, / il a tendu un filet sous mes pieds...”]. Avec le verset 7 comparer IX, 15; XXX, 20; Proverbes, XXI, 13 [“Celui qui ferme l’oreille à la supplication du faible, / lui aussi il appellera et on ne lui répondra pas”]..



8 Il a muré ma route pour que je ne passe pas

et sur mes sentiers il a mis des ténèbres;

9 de ma gloire il m’a dévêtu

et il a enlevé la couronne de ma tête!

10 Il me démolit de toutes parts et je trépasse,

il déracine, comme un arbre, mon espoir,

11 il enflamme contre moi sa colère

et il me considère comme son adversaire.

12 Ensemble arrivent ses bandes,

elles remblaient contre moi leur chemin

et elles campent autour de ma tente.

8-12. Job poursuit ses récriminations. C’est Dieu qui a muré sa route : III, 23; Lamentations, III, 7, 9. Les ténèbres sur les sentiers : Lamentations, III, 2. La gloire et un vêtement, comme la honte dans VIII, 22. Elle et aussi une couronne : Psaume VIII, 6. Comparer Lamentations, V, 16. Je trépasse, au verset 10, littéralement «je m’en vais» : XIV, 20. Son adversaire, avec les versions, au verset 11, plutôt que «ses adversaires» de l’hébreu. Dieu est pareil à un chef d’armée qui mobilise «ses bandes» : xxv, 3.



13 Mes frères, il les a éloignés de moi

et mes connaissances ne font que se détourner de moi.

14 Ils ont disparu, mes proches et mes familiers,

ils m’ont oublié, 15 les hôtes de ma maison!

Et mes servantes me considèrent comme un étranger,

je suis un barbare à leurs yeux.

16 J’appelle mon serviteur et il ne répond pas,

quand de ma propre bouche je l’implore.

17 Mon haleine répugne à ma femme

et je suis devenu fétide aux fils de mes entrailles.

18 Même les gamins m’ont témoigné du mépris,

quand je me lève, ils déblatèrent contre moi.

19 Ils ont horreur de moi, tous mes confidents,

et ceux que j’aimais se sont tournés contre moi!

13-19. Job dans sa famille et son entourage. Mes frères, comme dans VI, 15 ss. Comparer XLII, II, où l’on retrouve les frères, les sœurs, les connaissances d’antan. Les hôtes de ma maison du verset 15 doivent se rattacher au verset 14. Les fils de mes entrailles, non pas les frères déjà mentionnés au verset 13, mais les propres fils de Job. En assyrien et en babylonien, Sît libbi «issu du cœur» s’emploie pour désigner le fils du père aussi bien que le fils de la mère. Avec le verset 18 comparer XXX, 1. Trahison des confidents : Psaume LV, 14-15.



20 Dans ma peau ma chair a pourri

et j’ai rongé mes os [ ] avec mes dents.

21 Ayez pitié de moi, ayez pitié de moi, vous, mes amis! Car la main d’Éloah m’a frappé.

22 Pourquoi me poursuivez-vous, comme Dieu, et pourquoi de ma chair n’êtes-vous jamais rassasiés?

20-22. Le verset 20 se traduirait tant bien que mal «à ma peau et à ma chair est collé mon os et je me sauve avec la peau de mes dents». D’après les Septante lire râqebâh «a pourri» au lieu de dâbeqâh «est collé», ce qui donne comme premier hémistiche «dans ma peau ma chair a pourri». Rattacher «mon os» au 2e hémistiche et omettre la dittographie be’or «avec la peau». D’où le 2e hémistiche «et j’ai rongé mes os avec mes dents». Le verset 21 est pathétique. La répétition « ayez pitié de moi!», comme dans Psaume cxxiii, 3. Au verset 22, se rassasier de la chair de quelqu’un, c’est-à-dire le dévorer par le mensonge ou la calomnie : Psaume xxvii, 2; Daniel, iii, 8; vi, 25.



23 Qui donnera que soient écrites mes paroles!

Qui donnera que sur l’airain elles soient gravées,

24 qu’avec un burin de fer et de plomb,

pour toujours sur le roc elles soient sculptées!

25 Moi, je sais que mon défenseur et vivant

et que, le dernier sur la terre, il se lèvera

26 et derrière ma peau je me tiendrai debout

et de ma chair je verrai Éloah,

27 lui que, moi, je verrai, moi,

et que mes yeux regarderont, et non un autre :

mes reins languissent dans mon sein!

23-27. Job attire l’attention sur les paroles solennelles qu’il va prononcer. Le mot sêphér, au verset 23, n’est pas à prendre au sens de «livre», mais au sens d’«airain», assyro-babylonien siparru voir Juges, v, 14; Isaïe, xxx, 8. Le plomb figure comme élément d’alliage dans Ézéchiel, XXII, 20, ce qui permet de conserver «un burin de fer et de plomb», au verset 24. Le défenseur, au verset 25, en hébreu gô'él «vengeur» du sang (II Samuel, xiv, ii), puis «défenseur» des droits de l’opprimé (Proverbes, xxiii, 10-11). Dans Isaïe, xliv, 6, Iahvé, le roi d’Israël, est en même temps son gô'él, et il se déclare «le premier et le dernier». C’est Dieu qui figure ici,. sous ce titre, et qui apparaîtra en fin de compte pour justifier Job aux yeux de ses amis. Noter l’hébreu âphâr «poussière» au sens de «terre» : XXXIX, 14; XII, 25.

Le verset 26 a été l’objet de nombre d’interprétations et les versions ne sont point d’accord entre elles sur son sens littéral. L’élément troublant est niqqephû zo’th «ils ont entouré ceci» ou «ils ont abattu ceci». Nous proposons nizqaphtî «je me tiendrai debout», derrière ma peau, comme derrière un rideau. De ma chair, c’est-à-dire «de ma propre personne», moi en chair et en os. Le verset 27 insiste sur cette vision personnelle. Les reins, comme le cœur, sont le siège du sentiment et des émotions : Jérémie, XI, 20; XVII, 10; XX, 12, etc.



28 Que si vous dites : «Comment le poursuivrons-nous et quel prétexte à procès trouverons-nous en lui?»

29 Craignez pour vous-mêmes le glaive,

quand le courroux s’enflammera contre les fautes,

en sorte que vous sachiez qu’il y a un jugement!

28-29. Au verset 28, lire «en lui» avec les versions, au lieu de « en moi». Job n’a rien à craindre du jugement envisagé à partir du verset 25. Ce sont ses amis qui doivent redouter le glaive de la justice divine. Remplacer awônôth héréb «fautes du glaive» du 2e hémistiche par ba`awônôth tihar «contre les fautes s’enflammera», correction qui repose sur la locution courante «la colère s’enflamme», avec aph «colère» au lieu de hêmâh «courroux». Les versets 26-29 sont, depuis toujours, des cruces interpretum que nous avons essayé de résoudre avec le minimum de changements au texte. Un coup d’œil sur la 3e édition de la Bible de Kittel fera reconnaître les hésitations des exégètes devant ce passage qui a été interprété de la résurrection des corps dans la Vulgate.



CHAPITRE XX

1 SOPHAR de Naamah prit la parole et dit :

XX 1. Deuxième discours de Sophar.



2 Voici pourquoi mes réflexions me ramènent :

c’est à cause de la sensation que j’éprouve en moi,

3 quand j’entends une leçon qui m’outrage :

lors l’inspiration de mon intelligence me fait répondre!

2-3. Au verset 2, rattacher hûshî à la racine h-sh-sh et h-s-s, commune aux langues sémitiques, pour signifier «sentir», d’où «ma sensation en moi», celle que j’éprouve en moi. L’inspiration de mon intelligence, littéralement «un souffle issu de mon intelligence».



4 Sais-tu bien que, depuis toujours,

depuis que l’homme fut mis sur la terre,

5 l’allégresse des méchants est de courte durée

et la joie du mécréant n’est que d’un instant?

6 Même si sa taille s’élève jusqu’aux cieux

et si sa tête touche à la nue,

7 comme un fantôme il périt à jamais,

ceux qui le voyaient disent : «Où est-il?»

8 Comme un songe, il s’envole et on ne le trouve plus,

il est mis en fuite comme une vision nocturne.

9 L’œil qui l’avait remarqué ne le voit plus

et l’endroit où il était ne l’aperçoit plus.

11 Ses os étaient remplis de sa juvénilité

et avec lui elle se couche dans la poussière!

4-11. Sophar fait appel à des vérités éternelles : depuis toujours. Comparer la formule de Deutéronome, iv, 32 [“Demande donc aux premiers jours qui t’on précédé…”]. Le peu de durée du bonheur des méchants est le thème commun de la littérature religieuse. Comparer viii, 16-19; xv, 29-33, etc. Le méchant et assimilé à un arbre dont la tête touche à la nue : Psaume xxxvii, 35-36 [“J’ai vu le méchant tyrannique, / se dressant comme un cèdre du Liban, / puis je suis repassé, voilà qu’il n’était plu,s /je l’ai cherché, on ne le trouvait plus!”]. Nous rattachons gellô du verset 7 à l’assyro-babylonien gallû d’où est tiré le grec moderne gello «spectre, fantôme, etc.». Cette interprétation nous semble préférable à celle généralement admise, « comme son ordure», d’après I Rois, xiv, 10. Comparaison avec un songe, une vision nocturne : Isaïe, xxxx, 7. Le verset 9 s’inspire de vii, 10. Transporter le verset 10 après le verset 19, dont il est la suite logique. Le verset 11 clôt la description par le spectacle du méchant couché dans la tombe en pleine jeunesse. L’expression «se coucher dans la poussière», comme dans vii, 21; xx, 11.



12 Si le mal et doux à sa bouche,

s’il le cache sous sa langue,

13 s’il le conserve et ne le lâche pas,

et s’il le retient au milieu de son palais,

14 sa nourriture en ses entrailles s’altère,

c’est un venin d’aspics en son intestin.

15 La fortune qu’il a avalée, il la vomit,

Dieu la fait sortir de son ventre;

16 c’est un venin d’aspics qu’il suçait,

c’est une langue de vipère qui le tue!

12-16. Le méchant savoure sa malice, il la tient sous sa langue, comme du miel : Cantique des Cantiques, iv, 11. Le palais et l’organe du goût. Le verset 13 dépeint la délectation morose. Les versets 14-16 montrent l’effet produit par le mal que vient de déguster le méchant. Il devient un poison violent qui oblige le coupable à cracher ce qu’il a avalé. Comparer Jérémie, LI, 44 [“Je ferai sortir de sa bouche ce qu’il a avalé, / les notions n’afflueront plus vers lui”]. Noter l’emploi de ro'sh «tête» au sens de «venin» au verset 16 : Deutéronome, xxxii, 32-33.



17 Il ne verra point les ruisseaux d’huile fraîche,

les torrents de miel et de beurre :

18 il rend son gain et ne l’avale pas,

du fruit de son commerce il ne jouit pas.

19 Parce qu’il a pressuré, avec force, les pauvres,

qu’il a volé une maison, au lieu de la bâtir,

10 ses fils indemniseront les pauvres

et ses propres mains restitueront sa richesse.

17-19. Il s’agit surtout de celui qui commet l’injustice, dans l’espoir d’augmenter sa fortune. Au lieu de naharêy «rivières de…», qui fait double emploi avec «ruisseaux de…», qui suit, lire yishâr «d’huile fraîche» et rattacher au premier hémistiche. L’huile, le miel, le beurre, symboles de fertilité et de richesse : xxix, 6; Exode, III, 8, 17; XIII, 5, etc. Le fruit de son commerce, au verset 18, d’après le sens de hêyl «force, vigueur» dans Joël, 11, 22. Au verset 19, remplacer âzab «il a abandonné» par be`oz «avec force» : transposition du bêth. Le verset 10 fournit la proposition principale. Il s’agit de réparer les injustices commises. Les fils du coupable indemnisent les pauvres et le coupable lui-même restitue le bien mal acquis. Comparer V, 3-5.



20 C’est qu’il n’a point connu l’apaisement en son ventre,

à son appétit on ne pouvait se soustraire,

21 personne n’échappait à son repas,

voilà pourquoi ne dure point son bonheur!

22 Quand est comble sa richesse, il devient anxieux,

tous les coups du malheur fondent sur lui!

23 Quand il est en train d’emplir son ventre,

[Dieu] déchaîne sur lui l’ardeur de sa colère

et fait pleuvoir ses flèches sur sa chair.

24 S’il fuit devant l’armure de fer,

c’est l’arc d’airain qui le transperce,

25 et un trait sort de son dos,

un foudre ressort de son foie.

Sur lui tombent des terreurs,

20-25. Le verset 20 montre les désirs insatiables du méchant. Nous rendons shâlêw «tranquille, calme» par l’abstrait «apaisement», au sens d’«apaiser la faim». La pensée se continue au verset 21, dont le 2e hémistiche tire la conclusion de ce qui précède : voilà pourquoi ne dure point son bonheur. Les versets 22-25 montrent le malheur fondant sur le coupable. Tous les coups, littéralement «toute main». Restitution de Dieu comme sujet des verbes au verset 23. L’expression «l’ardeur de sa colère» se dit généralement de la colère divine. Nous lisons olmâyw «ses flèches», d’après l’assyro-babylonien ulmu, au lieu de âlêymo «sur lui». Le complément indirect est représenté par le mot rare lehum «chair, viande» qui ne reparaît que dans Sophonie, i, 17. Dieu est un guerrier, armé de pied en cap : Deutéronome, xxxii, 41-42. Le dernier hémistiche du verset 25 commence une nouvelle strophe.



26 toutes ténèbres [ ] lui sont réservées.

Un feu qui n’a pas été allumé le dévore

et broute quiconque survit dans sa tente.

28 Une inondation emporte sa maison :

eaux qui coulent, au jour de la colère divine!

27 Les cieux révèlent sa faute

et la terre se dresse contre lui :

29 telle est la part de l’homme méchant, de par Élohim,

et tel est le lot que sa personne reçoit de Dieu!

26-29. Commencer la strophe par sur lui (tombent) des terreurs’ du verset 25. Nous restituons le verbe d’après Genèse, xv, 12; Exode, xv, 16. Le début du verset 26 «toutes ténèbres sont cachées pour ses choses secrètes» est difficile à comprendre. Les Septante avaient, à la fin, lô sâphûn «lui sont réservées», au lieu de lisephûniâyw «pour ses choses secrètes», ce qui donne un sens excellent et permet d’omettre tâmûn, synonyme de sâphûn. Avec le feu qui dévore comparer le châtiment des partisans de Coré : Nombres, xvi, 35 [“Alors un feu sortit de la part de Iavhé et il dévora les deux cent cinquante hommes qui offraient l’encens”.]; xxvi, 10. Placer le verset 28 avant le verset 27.

Châtiment par l’eau après le châtiment par le feu. Comparer Isaïe, xxx, 27-28 [“Voici que le nom de Iahvé vient d’une région lointaine, /sa colère brûle, sa pesanteur est écrasante …. / Son souffle est comme un torrent en crue / qui atteint jusqu’au cou...”]. Le mot yebûl, au verset 28, a le sens d’inondation, d’après la racine w b-l en assyro-babylonien. Le jour de la colère divine, en hébreu « jour de sa colère», la colère de Dieu du verset 23. Les versets 27 et 29 forment la conclusion de tout le chapitre. Les cieux et la terre dénoncent le coupable. La terre crie vengeance (Genèse, iv, 10), elle engloutit le criminel (Nombres, xvi, 30-34). Parallélisme entre «la part» et «le lot» dans xxvii, 13; xxxi, 2, qui expriment la même idée que le verset 29, avec des noms divins différents. Nous interprétons imrô «sa parole» dans le sens de «sa personne» d’après l’usage du Targum et du grec moderne : tou logou tou «de la parole de lui», pour signifier simplement «de lui».



CHAPITRE XXI

1 JOB prit la parole et dit :

XXI 1. Septième discours de Job.



2 Écoutez bien ma parole

et que là se bornent vos consolations!

3 Supportez-moi et, moi, je parlerai,

et, après que j’aurai parlé, tu te moqueras.

2-3. Job reprend son objurgation de xiii, 17. Passage du pluriel au singulier, Job parlant d’abord aux trois amis, puis au dernier interlocuteur : xvi, 2-3.



4 Est-ce contre un homme que j’élève ma plainte?

Et alors, pourquoi ne serais-je pas impatient!

5 Tournez-vous vers moi et soyez stupéfaits,

et mettez la main sur la bouche,

6, car, quand j’y songe, je suis effrayé

et ma chair en ressent une secousse.

4-6. Comme dans XIII, 3, Job élève sa plainte contre Dieu. C’est ce qui le rend impatient. Pour dépeindre l’impatience, «mon souffle est court» : Nombres, xxi, 4; Juges, xvi, 16; Michée, II, 7. On met la main sur la bouche pour garder le silence : xxix, 9; xl, 4. Le verset 6 dépeint bien le frisson de Job devant le problème du mal qui sera nettement posé à partir du verset 7.



7 Pourquoi les méchants vivent-ils,

vieillissent-ils, et même grandissent-ils en puissance?

8 Leur postérité tient ferme devant eux et leurs rejetons subsistent sous leurs yeux.

9 Leurs maisons sont sauves, sans peur,

et point de verge d’Eloah sur eux!

10 Leur taureau féconde et ne rate pas,

leur vache met bas et n’avorte pas.

11 Ils laissent courir leurs gamins, comme les brebis,

et leurs enfants se livrent à la danse,

12 ils chantent avec tambourin et cithare

et ils s’ébattent au son du chalumeau.

7-12. Bonheur des méchants. Job réfute Sophar qui a insisté sur la courte durée de l’allégresse des méchants et de la joie des mécréants (xx, 4-11). Comparer les réflexions de Jérémie, XII, 1-2 [“Tu es trop juste, Iahvé, / pour que je récrimine contre toi, / et pourtant je parlerai de jugements avec toi : / pourquoi la voie des méchants réussit-elle...”].

Au verset 8, lire omedîm «subsistant» plutôt que immâm «avec eux» et comparer Isaïe, LXVI, 22. La thèse des amis de Job est que la postérité des méchants est sans avenir : xv, 33-34; XVIII, 19; xx, 26. La verge, instrument des châtiments divins : IX, 34. Au verset 10, nous rendons «son taureau» et «sa vache» par «leur taureau, leur vache», à cause du contexte. Ne rate pas, littéralement «ne souille pas» par une émission de semence inutile, inféconde. Avec le verset 11 comparer Zacharie, VIII, 5. Ils chantent, au verset 12, littéralement «ils élèvent» la voix : Isaïe, XLII, 11. Dans Matthieu, XI, 16-17, les enfants jouent de la flûte sur la place publique.



13 Ils achèvent leurs jours dans le bonheur

et en paix au Sheol ils descendent.

14 Or ils disaient à Dieu : «Détourne-toi de nous :

Nous ne voulons point connaître tes voies!

15 Qu’est-ce que Shaddaï pour que nous le servions?

Et quel profit aurions-nous à le supplier?»

16 N’est-ce pas dans leur main qu’est leur bonheur?

Le conseil des méchants n’est-il pas loin de Lui?

17 Combien de fois la lampe des méchants s’éteint-elle

et leur malheur fond-il sur eux?

Combien de fois fait-il périr les malfaisants par sa colère

18 et sont-ils comme paille devant le vent,

comme la bale qu’enlève un tourbillon?

13-18. Le bonheur des méchants les accompagne jusqu’à la tombe. Pas de mort prématurée. Le premier hémistiche du verset 13 est répété dans xxxvi, 11, où il s’agit de ceux qui écoutent l’avertissement divin. Éliphaz reprendra les propos des versets 14-15, pour montrer le châtiment des mécréants : XXII, 17. Parallèle entre Dieu et Shaddaï : VIII, 3-5; XIII, 3; xv, 25. Les méchants ne veulent pas connaître les voies de Dieu, c’est-à-dire les règles qu’il impose par sa Loi.

Le verset 15 est dans la note de Malachie, III, 15 [“Maintenant donc nous félicitons les arrogants : / même ceux qui font le mal sont bien établis / et même s’ils tentent Dieu, ils échappent!”]. D’après les Septante, lire mimménnû «de Lui» c’est-à-dire de Dieu, au lieu de minnî «de moi», à la fin du verset 16. Le conseil des méchants dans Psaume, I, 1. La lampe des méchants, leur bonheur, qui ne devrait pas durer d’après Bildad, XVIII, 5-6. Au verset 17 nous rattachons habâlîm à une racine h-b-l qui reparaît dans xxxiv, 31, avec le sens de « malfaire», assyro-babylonien habâlu. Le verset 18 vise direaement Psaume I, 4, qui déclare que les méchants sont «comme la bale que chasse le vent».



19 Éloah réserve pour ses fils son iniquité?

Qu’il le punisse lui-même, pour qu’il apprenne!

20 Que ses propres yeux voient son infortune

et qu’il boive du courroux de Shaddaï!

21, Car quel intérêt prend-il à sa maison, après sa mort,

lorsque le nombre de ses mois a été brisé?

19-21. L’opinion courante est que l’iniquité des pères retombe sur la tête des enfants : v, 4; Exode, xx, 5; Deutéronome, v, 9. Mais si la punition doit avoir quelque efficacité, c’est le méchant lui-même qu’il faudrait punir. Avec les versions, lire pîdô «son malheur», au verset 20, au lieu de kîdô inconnu par ailleurs. Alternance Éloah et Shaddaï : vil, 3-5. Boire du courroux de Shaddaï, c’est s’abreuver à la coupe de la colère divine : Isaïe, LI, 17; Jérémie, xxv, 15; Apocalypse, xvi, 19. Le sort de sa postérité n’intéresse plus le mort : XIV, 21. Le nombre des mois, le temps de la vie humaine, comme dans xiv, 5. Nous rendons «après lui» du verset 21 par «après sa mort», suivant le sens de l’expression dans le code de Hammourabi, où «après son père» signifie «après la mort de son père».



22 Est-ce à Dieu qu’on enseigne la science?

Mais c’est lui qui juge les êtres supérieurs!

23 Celui-ci meurt en sa pleine perfection,

quand il est tout heureux et tranquille,

24 quand ses flancs sont pleins de graisse

et que la moelle de ses os est bien fraîche!

25 Et celui-là meurt, l’amertume dans l’âme,

sans avoir goûté au bonheur :

26 ensemble dans la poussière ils se couchent

et les vers les recouvrent!

22-26. Job s’élève contre la prétention de ses amis d’en remontrer à Dieu : XIII, 7-10. Or c’est Dieu qui est le juge suprême. De lui dépendent les êtres supérieurs, en hébreu «les élevés», qui habitent les hauteurs célestes : xvi, 19. La mort frappe indistinctement tous les humains. Au verset 24, lire atmâyw «ses flancs» (araméen), au lieu de atinâyw «ses seaux», et vocaliser hêléb «graisse», avec les versions, au lieu de hâlâb «lait». Contraste entre la mort du riche tout reluisant de graisse et celle du malheureux qui n’a pas connu un instant de bonheur. Ensemble ils se couchent dans la poussière : vii, 2I; xvii, 16; xx, II. Les vers les recouvrent : Isaïe, xiv, 11 [“Au Sheol ont été déposés ta magnificence / et le murmure de tes harpes, / Sous toi ont été disposées des larves / et les vers sont ton revêtement.”].



27 Oui, je connais vos pensées

et les idées que sur moi vous vous forgez :

28 vous vous dites : Où est la maison du noble

et où la tente qu’habitaient les méchants?

20 N’avez-vous pas interrogé ceux qui passent sur le chemin,

et leurs signes, ne les avez-vous pas reconnus?

30 À savoir qu’au jour du malheur le méchant est préservé,

au jour des fureurs il est gai!

31 Qui dénonce sa conduite à sa face,

et ce qu’il a fait, qui le lui rend?

32 Quand au cimetière il est mené,

sur un tumulus il veille :

33 douces lui sont les mottes du torrent!

Derrière lui tout le monde s’avance

et devant lui une foule sans nombre!

34 Comment donc me consolez-vous si vainement!

De vos réponses il ne reste que tromperie!

27-34. Job prévoit l’objection de ses amis. Il devine leurs pensées, ce qu’ils se disent dans leur for intérieur : xix, 28. Le noble du verset 28 est celui qui, enrichi par ses exactions, s’est élevé une demeure somptueuse. Comme celle des méchants, son habitation a disparu : XVIII, 20-21. Aux constatations de ses amis Job, oppose l’expérience des voyageurs, dont les inscriptions, les signes, jalonnent les grandes routes. Les fureurs du verset 30 sont les fureurs divines : xx, 23, 28. Il est gai, en lisant yablig au lieu de yûbâlû «ils sont emmenés», qui ne s’accorde pas avec le contexte. Nul n’ose tenir tête au méchant qui ne craint pas la loi du talion : verset 31. Le sort du méchant n’est pas moins enviable au moment de la mort que durant la vie. Les versets 32-33 dépeignent le convoi et la sépulture. Le cimetière, en hébreu «les tombes». Le tumulus où l’on dépose le corps est surmonté, comme chez les Égyptiens et les Palmyréniens, d’un buste ou d’une statue qui semble «veiller» sur le tombeau. Le verset 33 ne fait pas allusion aux générations qui ont précédé ou qui suivront le mort, mais bien aux foules qui s’avancent derrière et devant le mort, au jour des funérailles. Job conclut à l’inanité des consolations qui lui sont prodiguées : verset 2; XVI, 2.



CHAPITRE XXII

1 ELIPHAZ de Teyman prit la parole et dit :

XXII 1. Troisième discours d’Éliphaz.



2 Est-ce à Dieu qu’un homme est utile?

C’est à lui-même qu’est utile l’homme raisonnable!

3 Y a-t-il un intérêt pour Shaddaï à ce que tu sois juste

et un gain à ce que tu perfeaionnes tes voies?

4 Est-ce à cause de ta piété qu’il te corrige,

qu’il ira avec toi en justice?

2-4. Éliphaz est l’apôtre de la morale utilitaire. L’homme raisonnable est le premier à profiter de ses vertus qui ne présentent aucun intérêt pour Dieu. Comparer xxxix, 7-8; Proverbes, IX, 12 : «Si tu es sage, c’est pour toi que tu es sage!». Alternance de Dieu et de Shaddaï XIII, 3; xv, 25; xxi, 14-15. Perfectionner ses voies, avoir une conduite parfaite : iv, 6. Ta piété, au verset 4, littéralement «ta crainte» de Dieu, parallèle à la perfection de tes voies dans iv, 6. Dans lx, 32, Job a reconnu qu’il ne pouvait aller en justice avec Dieu.



5 N’est-ce pas que ta malice est grande

et qu’il n’y a point de limite à tes fautes?

6 C’est que sans raison tu prenais des gages de tes frères

et tu arrachais les vêtements de ceux qui sont nus.

7 tu n’abreuvais point d’eau l’assoiffé

et à l’affamé tu refusais du pain!

8 L’homme à poigne, à lui le pays!

Et le favori s’y installait!

9 Tu as renvoyé les veuves les mains vides,

et les bras des orphelins, tu les broyais!

5-9. La correction dont Job est l’objet (verset 4) suppose qu’il est coupable, et coupable de grandes fautes. Éliphaz va suggérer à son ami une sorte de confession, en énumérant les méfaits qu’il a pu commettre. D’abord les gages, en particulier les vêtements, qu’on ne pouvait garder à la nuit tombante : Exode, xxii, 25-26. Ceux qui sont nus, parce qu’on ne leur a pas rendu leurs vêtements pris en gage. Après le vêtement, la nourriture et la boisson : Isaïe, LVIII, 7; Ézéchiel, XVIII, 7; Matthieu, xxv, 42-43. Ce sont des préceptes de charité plutôt que de justice que Job et censé avoir violé. Au verset 8, l’homme à poigne, en hébreu «l’homme de bras», celui qui compte sur la force de ses bras. Le favori, littéralement «élevé de visage», celui qui peut lever les yeux vers son maître : II Rois, V, 1; Isaïe, III, 3; IX, 14. Job s’est incliné devant les tyrans qui favorisent leurs créatures. En revanche, il aurait renvoyé les veuves les mains vides et molesté les orphelins. Au lieu de yedukkâ' «étaient broyés», lire tedakkê' «tu broyais», d’après les versions et le Targum. La veuve et l’orphelin sont l’objet d’une sollicitude spéciale dans l’ancienne Loi : Exode, XXII, 21; Deutéronome, xxiv, 17; Isaïe, 1, 17, etc.



10 Voilà pourquoi autour de toi il y a des lacets

et une peur soudaine t’épouvante,

11 la lumière s’est obscurcie, tu n’y vois plus,

une inondation te submerge!

10-11. L’une ou l’autre des fautes énumérées a été la cause des malheurs de Job. Les lacets sont les pièges sur lesquels a insisté Bildad : xviii, 8-10. La peur soudaine : Proverbes, III, 25. Au début du verset 11, le bon texte et conservé par les Septante : «or hâshak «la lumière s’est obscurcie» (xviii, 6). La chute du rêsh a donné ô hôshék «ou ténèbres». Une inondation, en hébreu «une inondation d’eaux». Le 2e hémistiche du verset 11 est reproduit dans xxxviii, 34. Les ténèbres s’opposent à la lumière comme le malheur au bonheur : xviii, 5-6; xxi, 17. Le débordement des eaux symbolise la détresse et le désespoir : Psaumes lxix, 2-3; cxxiv, 4-5, etc.



12 Éloah n’est-il pas au haut des cieux?

Vois la tête des étoiles, comme elles sont élevées!

13 Tu en as conclu : «Que connaît Dieu?

Est-ce que, derrière la nuée, il juge?

14 Les nuages lui sont un voile et il ne voit pas,

au pourtour des cieux il se promène!»

12-14. Éliphaz attire l’attention de Job sur la présence de Dieu au plus haut des cieux et il lui reproche d’en conclure à l’indifférence de Dieu pour les créatures d’ici-bas. Comparer Isaïe, XL, 26-27 [“Levez vos yeux en haut / et voyez : qui a créé celles-ci...”]. Ainsi le souverain juge serait relégué derrière la nue, comme derrière un voile. Raisonnement des méchants ou des impies : Isaïe, XXIX, 15; Ézéchiel, VIII, 12; Psaumes LXXIII, 11; xciv, 7. Le pourtour des cieux ou de la terre (Isaïe, XL, 22) est l’horizon où se rejoignent la terre et les cieux.



15 Suis-tu la voie de jadis,

celle qu’ont foulée les hommes d’iniquité,

16 qui furent raflés avant le temps,

quand un fleuve se répandait sur leurs fondations?

17 Eux qui disaient à Dieu : «Détourne-toi de nous!

Et que nous fera Shaddaï?»

18 Or, c’est lui qui avait empli leurs maisons de bonheur,

mais le conseil des méchants se tenait loin de lui!

19 Les juntes le voient et se réjouissent,

et l’innocent se moque d’eux :

20 «N’a-t-il pas été anéanti, leur avoir?

Et un feu n’a-t-il pas dévoré leur superflu?»

15-20. Les hommes d’iniquité auxquels il et fait allusion sont probablement, d’après le verset 16, les victimes du Déluge. La voie de jadis est celle qu’ils avaient pervertie (Genèse, VI, 12) [“Élohim vit la terre et voici qu’elle s’était corrompue… 13. Élohim dit à Noé...”].

Le fleuve qui se répand sur leurs fondations, ce sont les eaux du Déluge. Le verset 17 s’inspire de xxi, 14-15. Alternance de Dieu et de Shaddaï : versets 2-3. Au lieu de lâmô «à eux», lire, avec les versions, lânû «à nous». Le verset 18 s’inspire de xxi, 16, où nous lisions «de lui», au lieu de «de moi». Même changement ici, d’après les versions. La réaction des justes devant les malheurs du coupable, comme dans Psaumes LII, 8; Lxix, 33; cvii, 42. Le verset 20 exprime la réflexion de l’innocent devant la catastrophe où et engloutie la fortune de ceux qui ont méprisé la justice de Dieu. Lire yequmâm «leur avoir», avec les versions, au lieu de qîmânû «notre hostilité».



21 Réconcilie-toi donc avec lui et fais la paix :

par ce moyen ton revenu sera bon!

22 Reçois de sa bouche l’enseignement

et place ses paroles en ton cœur.

23 Si tu reviens à Shaddaï et t’humilies,

si tu éloignes l’injustice de ta tente,

24 alors tu estimeras l’or comme poussière

et comme caillou des torrents l’Ophir,

25, Car ce sera Shaddaï qui sera tes lingots,

et de l’argent en monceaux pour toi!

21-25. Éliphaz exhorte Job à faire la paix avec Dieu. La raison qu’il donne et toujours la même : retour de la prospérité matérielle représentée par le prosaïque tebû’âth-kâ «ton revenu», devenu tebô'âth-kâ «te reviendra» (?) dans le texte actuel. Au verset 22, « l’enseignement» traduit l’hébreu tôrâh, qui se dit spécifiquement de la Loi. Le cœur et le siège de la mémoire et de l’intelligence : Psaume cxix, 11. La conversion est décrite au verset 23, où les Septante permettent de lire tê`ânéh «tu t’humilies», au lieu de tibbânéh «tu seras restauré». Comparer xi, 14, pour la formule «si tu éloignes l’injustice de ta tente». Avec les versions, lire shattâ lé’âphâr «tu estimeras comme poussière», au lieu de «place dans la poussière», et ke-sûr «comme caillou», au lieu de be-sûr «dans les cailloux», au verset 24. L’or d’Ophir, ici simplement l’Ophir : Genèse, x, 29; I Rois, IX, 28 ss., etc.; ici-dessous, xxviii, 16. Le converti peut mépriser les richesses, puisqu’il a Shaddaï pour trésor : verset 25.



26 Alors en Shaddaï tu te délecteras

et tu lèveras ta face vers Éloah.

27 Tu l’invoqueras et il t’exaucera,

et tu t’acquitteras de tes vœux.

28 Quand tu décideras une chose, elle te réussira,

et sur tes chemins brillera la lumière!

29 C’est qu’il abaisse [ ] l’orgueil

et sauve celui qui baisse les yeux;

30 il délivre l’homme innocent

et tu seras sauvé par la pureté de tes mains!

26-30. Développement de l’idée contenue dans le verset 25. En Shaddaï tu te délecteras : Isaïe, LVIII, 14; Psaume xxxvii, 4. Alternance d’Éloah et Shaddaï : V, 17; xi, 7. Exhortation à la prière qui entraîne l’accomplissement des vœux, dès qu’elle a été exaucée : Psaumes xxii, 25-26; LXI, 9; LXV, 2. La lumière du bonheur, verset 28, par opposition aux ténèbres du malheur : xviii, 5-6. Pour rendre intelligible le verset 29, omettre les consonnes m r, provenant du verset 28, et lire éth, particule de l’accusatif, au lieu de w w t qui précède. Celui qui baisse les yeux est l’homme humble, par opposition à l’orgueilleux qui lève les yeux : Psaume CI, 5. Le verset 30 applique à Job la théorie commune, à savoir que l’homme se sauve par sa conduite irréprochable, c’est-à-dire «par la pureté de ses mains». Lire îsh «homme», au lieu de l’inexplicable î, négation. La leçon nimlat «il sera délivré» est un reste de nissaltâ «tu seras sauvé». Ces légères modifications évitent les tours de force des exégètes qui cherchent à sauvegarder le texte massorétique.



CHAPITRE XXIII

1 Job prit la parole et dit :

XXIII 1. Huitième discours de Job.



2 Aujourd’hui encore ma plainte est rebelle,

ma main pèse sur mon gémissement!

3 Qui donnera que je sache où Le trouver,

que j’arrive jusqu’à sa résidence!

4 J’arrangerais devant lui un procès

et j’emplirais ma bouche de récriminations,

5 je saurais les paroles qu’il me répondrait

et je comprendrais ce qu’il me dirait!

6 Lui faudrait-il une grande force pour disputer avec moi?

Non! il n’aurait qu’à m’écouter!

7 Il remarquerait l’homme droit qui discute avec lui

et je me délivrerais pour toujours de mon juge!

2-7. Aujourd’hui encore. On peut supposer une pause dans la discussion. Job revient à la charge, il ne peut contenir sa plainte et sa main pèse trop lourd sur la bouche qu’elle essaye de comprimer. Ce qu’il voudrait, c’est se trouver face à face avec Lui, c’est-à-dire avec Dieu. Il a son procès tout prêt : xiii, 18. Au verset 6, lire yishma’ «il écouterait», au lieu de yâs'im «il placerait». Nous lisons yishmor «il regarderait», au lieu de shâm «», au début du verset 7. Dieu reconnaît la droiture de son client et cesse toute procédure.



8 Si je vais à l’orient, il n’y est pas,

et à l’occident, je ne l’aperçois pas;

9 au nord je l’ai cherché et je ne l’ai point vu,

je reviens au midi et ne le vois pas davantage!

8-9. C’est en vain que Job cherche Dieu aux quatre points cardinaux. Au lieu de ba`asôthô «quand il fait», lire biqqashtî «j’ai cherché», avec la version syriaque. La leçon é'étoph «je reviens», soutenue par la Vulgate et la version syriaque, est préférable à la 3e personne du texte hébreu. Le parallélisme est excellent et les changements insignifiants.



10 Or il me connaît, quand je marche et quand je m’arrête,

s’il me passe au creuset, j’en sors comme l’or :

11 à son pas s’est attaché mon pied,

j’ai gardé sa voie et n’ai point dévié;

12 le précepte de ses lèvres, je ne m’en écartais pas,

j’avais caché dans mon sein les paroles de sa bouche.



13, Mais il a opté et qui l’en empêchera?

Ce que son âme a désiré, il le fera,

14, car il accomplit son décret

et il a en tête bien des choses comme celles-là.

10-14. Au verset 10, lire darkî we — omdi «ma marche et mon arrêt», au lieu de dérék immâdî «la marche avec moi» : simple changement de vocalisation soutenu par la version syriaque. Le sens de l’expression est bien clair d’après Psaume cxxix, 1-3, où le début et la fin des actions sont rendus par des termes équivalents à la marche et au repos. Job suit le chemin tracé par Dieu : verset 1. Avec les versions traduire «dans mon sein» au lieu de «de mon sein» au verset 12. La leçon be — ‘éhad «en un», au verset 13, et due probablement à une confusion du rêsh et du daleth : lire bâhar «il a choisi, opté». Le choix de Dieu et déterminant. Ce que son âme a désiré : Michée, vii, 1; Proverbes, xxx, 10. Au verset 14, «son décret», avec la Vulgate et le syriaque, plutôt que «mon décret». Il a en tête, littéralement «avec lui, chez lui». Bien des choses comme celles-là : xvi, 2.



15 Voilà pourquoi, à cause de lui, je suis effrayé;

je réfléchis et j’ai peur de lui!

16 Dieu a amolli mon cœur

et Shaddaï m’a effrayé,

17 parce que je ne me suis pas tu à cause des ténèbres

et à cause de l’obscurité qui a voilé ma face!

15-17. Effroi de Job devant le mystère de l’action divine. Comparer xxi, 6. Au verset 16, Êloah et Shaddaï : V, 17; vi, 4; XI, 7; xxii, 26. Pour obtenir un sens acceptable au verset 17, nous donnons à nismattî le sens de «je me suis tu», d’après la signification de la racine e-m-t en syriaque et en arabe. Au deuxième hémistiche du verset 17, le sens littéral est : «et à cause de ma face qu’a voilée l’obscurité», hypallage [construction de mots où deux termes sont liés syntaxiquement alors qu’on s’attendrait à voir l’un des deux rattaché à un troisième] pour « à cause de l’obscurité qui a voilé ma face». Les ténèbres symbolisent le malheur, la ruine : V, 14; XII, 25; xv, 22, etc.



CHAPITRE XXIV

1 Pourquoi à Shaddaï [ ] les temps sont-ils cachés

et ceux qui le connaissent ne voient-ils pas ses jours?

XXIV I. Suite du discours de Job. Avec les Septante, retrancher la première négation qui anticipe celle du 2e hémistiche. Shaddaï se comporte comme s’il ne connaissait pas les temps, c’est-à-dire ce qui se passe dans le temps. Ceux qui connaissent Dieu, les justes, par opposition à ceux qui ne connaissent pas Dieu : XVIII, 21. Les fidèles voudraient voir «les jours» où Dieu manifestera sa présence. Comparer Jean, VIII, 56 [“Abraham, votre père, a exulté à la pensée de voir mon Jour : il l’a vu et a été transporté de joie.’”].



2 Des méchants reculent les bornes,

ils dérobent le troupeau et son pasteur,

3 ils emmènent l’âne des orphelins,

ils prennent en gage le bœuf de la veuve,

9 ils arrachent l’orphelin à la mamelle

et ils prennent en gage le nourrisson du pauvre.

2-3, 9. Le verset 9, qui fait la transition naturelle entre la description de 2-3 et celle de 4-8, a été déplacé de son contexte normal. Job montre comment Dieu semble se désintéresser de ce qui se passe ici-bas. Le texte des Septante, au verset 2, permet de rétablir le sujet absent «les méchants» et de lire we-ro’ô «et son pasteur», au lieu de wa-yir’û «et font paître». Reculer les bornes, pour agrandir son domaine, faute rigoureusement interdite : Deutéronome, XIX, 14; xxvii, 17; Osée, V, 10; Proverbes, xxii, 28; xxiii, 10. L’orphelin et la veuve ont droit à des égards spéciaux : Exode, xxii, 21; Deutéronome, XXIV, 17, etc. Dans Deutéronome, xxiv, 17, il est défendu de prendre en gage le vêtement de la veuve. L’orphelin reparaît au verset 9, qui probablement se rattachait aux versets 2-3. Après les animaux, les hommes. L’orphelin est arraché à la mamelle pour être réduit à l’esclavage. Lire ul «nourrisson», au lieu de al «sur» dans le 2e hémistiche du verset 9.



4 Les indigents s’écartent de la route,

ensemble les pauvres du pays doivent se dissimuler.

5 Comme des onagres dans le désert,

ils sortent recherchant la proie;

alors qu’ils travaillent jusqu’au soir,

pas de pain pour les enfants!

6 Dans les champs, durant la nuit, ils moissonnent

ct ils vendangent la vigne du méchant!

7 Nus ils passent la nuit, faute de vêtement,

et point d’habit contre le froid!

8 Par l’averse des montagnes, ils sont trempés

et, faute d’abri, ils étreignent le rocher!

10 Nus ils marchent, sans vêtement,

et affamés ils apportent une gerbe;

11 entre deux meules, ils expriment l’huile,

ils foulent les cuves et ils ont soif!

4-11. Sort des pauvres sous l’oppression des riches. Pas de place pour eux sur la route que foulent leurs tyrans. Le verset 5 est une crux interpretum. D’après les Septante, lire hêk «comme», au lieu de hên «voici», au début. Déplacer be-po’olâm «alors qu’ils travaillent» et donner à cette proposition le complément normal ad’éréb «jusqu’au soir», devenu arâbâh dans le texte massorétique. Lire enfin lo' «pas de…» plutôt que «à lui», ce qui donne, à la fin «pas de pain pour les enfants», malgré le travail des parents. Au lieu de belîlô, son fourrage)), lire ballaylâh «durant la nuit» au verset 6. Travail de nuit comme suite au travail de jour du verset 5.

En Palestine, durant les nuits d’été, il est parfois d’usage de faire la moisson ou la vendange pour éviter les fortes chaleurs du jour. Les malheureux sont nus et n’ont rien pour se protéger contre la froideur de la nuit : verset 7. On les trouve, pendant l’hiver, trempés sous la pluie, étreignant le rocher pour se mettre à l’abri. Le verset 10 reprend l’idée du verset 7, en ajoutant une nuance, celle de la faim du moissonneur qui apporte sa gerbe. Contraste entre le travail et la condition du travailleur, accentué encore au verset 11, où celui qui exprime l’huile ou foule le raisin est sujet à la soif. Nous lisons shûrôtayim «deux meules», au lieu de shûrôtâm «leurs rangées».



12 De la ville, les mourants se lamentent

et l’âme des blessés crie au secours,

mais Éloah n’entend pas la prière!

14 Au petit jour se lève l’assassin,

il tue le pauvre et l’indigent [ ]

15 et l’œil de l’adultère épie le crépuscule,

il se dit : Un œil ne m’aperçoit point!’

Et il met un voile sur sa face.

14 c Et dans la nuit marche le voleur,

16 il perfore, dans les ténèbres, les maisons

qu’il a repérées le jour.

12-16. Autre spectacle affligeant, que tolère Éloah. Nous ne sommes plus à la campagne, mais en ville. Les mourants et les blessés appellent au secours, ils sont victimes des assassins, qui apparaissent au verset 14. Éloah n’entend pas la prière, d’après la vocalisation du syriaque : tephillâh «prière», au lieu de tiphlâh «sottise». Lire yishma’ «entend», au lieu de yasîm «place», comme dans XXIII, 6. Dieu reste sourd aux prières des mourants et des blessés. Le verset 13 commence par «ceux-là», qui englobent toute une catégorie de délinquants, à savoir les assassins (verset 14), les adultères (verset 15), les voleurs (fin du verset 14 et verset 16). On remédie au désordre actuel, en transportant le verset 13 devant le verset 17, et le dernier hémistiche du verset 14 devant le verset 16, tandis que le dernier hémistiche du verset 16 s’intercale dans le verset 17.

Nous avons ainsi la série des méfaits dans l’ordre du Décalogue d’Exode, xx, 13-15 : meurtre, adultère, vol. L’assassin tue le pauvre, l’indigent, pour le plaisir de tuer. L’adultère songe avant tout à se dissimuler : Siracide (Ecclésiastique), XXIII, 18. Le voleur est, comme l’adultère, un noctambule. Lire yeballêk «il marche», au lieu de yehî ke… «il est comme…», dans le dernier hémistiche du verset 14 qui sert de préambule au verset 16, où l’on peut, avec la version syriaque, lire hittam «a repérées», au lieu du pluriel.



13 Ceux-là font partie des rebelles à la lumière :

ils n’en ont pas connu les chemins

et ils ne sont point revenus par ses sentiers.

17, Car ensemble 16c ils ne connaissent pas la lumière;

17 le matin, c’est l’ombre pour eux :

quand il brille, des terreurs fondent sur eux!

13-17. Le verset 13 met en scène les criminels énumérés dans les versets 12, 14-16. Il les définit comme «rebelles à la lumière», c’est-à-dire agissant de préférence la nuit. Ils ne connaissent pas la lumière, proposition explicative que nous recueillons du verset 16, où elle donnait un hémistiche de longueur démesurée.

Les méchants ont la faculté de changer la lumière en ténèbres et les ténèbres en lumière : Isaïe, v, 20 [“Malheur à ceux qui disent pour ce qui est mal : Bien! Et pour ce qui est bien: Mal! / qui rendent les ténèbres lumineuses et la lumière ténébreuse! / qui rendent ce qui est amer doux et ce qui est doux amer!”]. D’où le verset 17 : «le matin, c’est l’ombre pour eux». Lire salmûth «ombre» comme dans III, 5; XII, 22, etc. Au lieu de yakkîr «il reconnaît», lire yâ'ir «il brille», qui a pour sujet «le matin». Nous proposons de remplacer le second salmûth par âlêymô «sur eux» d’après xxi, 17.



(18-24 entre XXVII, I3 et XXVII, 14)

18-24. Ces versets n’appartiennent plus au discours de Job, la conclusion est donnée au verset 25. On les retrouvera à leur place naturelle entre le verset 13 et le verset 14 du chapitre xxvii, dans le discours de Sophar.



25 S’il n’en est pas ainsi, qui me convaincra de mensonge

et réduira à néant ma parole?



CHAPITRES XXV-XXVI

XXV

1 BILDAD de Shouakh prit la parole et dit :

XXV 1. Troisième discours de Bildad.



2 Chez Lui domination et redoutable force :

il établit la paix dans ses hauteurs;

3 peut-on nombrer ses bandes?

Et contre qui ne surgit pas son embuscade?

4 Et comment un homme serait-il juste devant Dieu?

Comment serait-il pur, l’enfant d’une femme?

5 Si même la lune ne brille pas

et si les étoiles ne sont pas pures à ses yeux,

6 combien moins un homme, cette vermine,

et un fils de l’homme, ce vermisseau!

2-6. Doxologie entonnée à brûle-pourpoint par Bildad. Nous n’avons pas le début du discours. Dieu apparaît comme un dominateur puissant auquel nul ne résiste, même parmi les êtres célestes. Il a à sa disposition des bandes armées : xix, 12. Son embuscade, au verset 3, d’après les Septante ôrebô, au lieu de ôrêhû «sa lumière». Les versets 4-6 s’inspirent de iv, 17-19 et xv, 14-16. Noter aussi la citation de ix, 2 au verset 4. Au lieu de ya'ahîl, vocaliser yâhêl «brille», d’après les versions, au verset 5. L’homme est une vermine, un vermisseau : Psaume xxii, 7. Le chapitre xxv s’arrête brusquement au verset 6. Mais la doxologie de Bildad se poursuit dans xxvi, 5-14, qui, par un accident de pagination, a passé dans le discours de job.



XXVI

5 LES Mânes tremblent sous terre,

les eaux et leurs habitants s’effraient,

6 le Sheol est nu devant lui

et point de voile à l’Abaddon!

7 Il étend le Septentrion sur le vide,

il suspend la terre sur le néant.

8 Il enserre les eaux dans ses nuages

et la nuée ne crève pas sous elles;

9 il recouvre la face de la pleine lune,

en déployant sur elle sa nuée.

10 Il a tracé un cercle sur la face des eaux

jusqu’à la limite entre la lumière et les ténèbres.

11 Les colonnes des cieux sont secouées

et elles sont stupéfaites à sa menace;

12 par sa force, il a fendu la mer

et par son intelligence il a frappé Rahab;

13 son souffle a balayé les cieux,

sa main a percé le serpent fuyard!

14 Si tels sont les contours de ses œuvres,

combien peu de choses nous en entendons!

Et le tonnerre de sa puissance, qui le comprendra?

XXVI 5-14. Suite normale de la doxologie de Bildad. Après les êtres célestes et les humains, voici maintenant les Rephaïm, c’est-à-dire les Mânes, les habitants du Sheol mentionné au verset 6. Dans Proverbes, xv, 11, allusion au Sheol et à l’Abaddon, de la racine — b-d «être perdu, périr, etc.». Les deux termes sont presque synonymes : Proverbes, xxvii, 20. Nous suppléons yêhattû s’effraient” disparu par haplographie [faute d’écriture qui consiste à ne mettre qu’une seule fois une lettre (ou un groupe de lettres) qui devrait être doublé]. après mittâhath sous terre”, qui appartient au premier hémistiche du verset 5.

Le Septentrion, au verset 7, est la partie du ciel autour de laquelle semblent pivoter les étoiles. Dieu l’a étendu, comme les cieux, sur le vide : ix, 7. Les nuages retiennent les eaux comme dans des outres : XXXVIII, 37. La pleine lune, au verset 9, en vocalisant késéh le mot kissêh qu’on traduit généralement par trône”. Forme parshêz, combinaison des racines p-r-sh et p-r-z, toutes deux signifiant déployer”. Vocaliser haq hug il a tracé un cercle”, d’après Proverbes, VIII, 27, au lieu de hoq hâg au début du verset 10, où il s’agit du cercle qui limite l’horizon au-delà duquel est la zone ténébreuse.

Les colonnes des cieux sont les montagnes sur lesquelles est censée reposer la voûte céleste. On avait les colonnes de la terre dans ix, 6. La menace de Iahvé stupéfait les éléments : Psaume XVIII, 16. Rahab, personnification de la mer déchaînée, au verset 12, est pourfendue par le Créateur : ix, 13. Omettre la consonne bêth, dittographie [redoublement fautif d'une lettre ou d'une syllabe] au début du verset 13. C’est d’après l’arabe que nous postulons le sens de balayer” les nuages pour le verbe shiphrâh. Le serpent fuyard est un monstre marin comme Léviathan (iii, 8).

Dans Isaïe, XXVII, 1 Léviathan est le serpent fuyard et le serpent tortueux qu’on retrouve dans la mythologie de Ras Shamra-Ougarit.[“En ce jour-là, Iahvé sévira / avec sa dure, grande et forte épée / contre Léviathan, le serpent fuyard, / contre Léviathan, le serpent tortueux, / et il tuera le dragon qui est dans la mer.”] Les contours de ses œuvres, au verset 14, littéralement les extrémités de ses voies”, ce que nous apercevons des agissements de Dieu. Le tonnerre de sa puissance : Psaumes lxxvii, 19; civ, 7, etc.



CHAPITRES XXVI-XXVII

XXVI

1 Job prit la parole et dit :

XXVI I. Neuvième discours de Job.



2 Comme tu as assisté le faible,

secouru le bras invalide!

8 Comme tu as conseillé l’ignorant

et bien manifesté la prudence!

4 Pour qui as-tu énoncé des mots

et de qui et l’esprit issu de toi?

2-4. Réflexions ironiques de Job à l’adresse de son dernier interlocuteur Bildad, dont le discours était une longue doxologie comprenant xxv, 2-6; xxvi, 5-14. Job en sait autant que ses amis : xii, 3; xiii, z. Le verset 4 signifie que les paroles de Bildad sont sans objet et qu’on ne sait qui les inspire. Le discours de Job est interrompu par les versets 5-14 que nous avons rattachés à xxv, 6. Il reprend au chapitre xxvii, dont le verset 1 Job continua à prononcer son poème et dit” est un raccord destiné à rendre la parole à Job après l’interruption des versets 5-14 (ci-dessus).



XXVII

2 PAR la vie de Dieu qui a écarté mon droit

et par Shaddaï qui a aigri mon âme!

3 Tant que tout mon esprit sera encore en moi

et le souffle d’Éloah dans ma narine,

4 mes lèvres ne diront point de fausseté

et ma langue ne débitera point de mensonge.

XXVII 2-4. Par la vie de Dieu, formule de serment : I Samuel, xiv, 39, 45; II Samuel, II, 27. Noter l’emploi successif de Dieu, Shaddaï, Eloah, comme aux versets 8-11. C’est Dieu qui plonge l’âme dans l’amertume : vii, 11 ss. ; x, 1 ss. Dans xxxiv, 5, Élihou reprochera sévèrement à Job l’accusation portée contre Dieu. L’esprit de l’homme est insufflé dans la narine où il devient principe d’animation : Genèse, II, 7; vii, 22; Isaïe, ii, 22. Au verset 4, la négation est imposée par la formule imprécatoire du verset 2. Tant que Job vivra, il soutiendra la cause de son innocence.



5 Loin de moi que je vous donne raison :

jusqu’à ce que j’expire, je revendiquerai ma perfection!

6 À ma justice je me suis attaché et ne la lâcherai point,

mon cœur n’a pas honte de mes jours.

7 Que mon ennemi ait le sort du méchant

et mon adversaire celui de l’injuste!

8, Car quel est l’espoir d’un mécréant, quand il supplie,

quand il élève vers Éloah son âme?

9 Est-ce que Dieu entend son cri,

lorsque fond sur lui une calamité?

10 Est-ce qu’en Shaddaï il se délecte?

Invoque-t-il Éloah en tout temps?

11 Je vous enseigne la conduite de Dieu,

ce qui est dans la pensée de Shaddaï, je ne le cache pas

12 si, vous tous, vous l’avez constaté,

pourquoi donc faites-vous vainement chose vaine?

5-12. Je revendiquerai, au verset 5, littéralement je n’écarterai pas de moi”. La perfection de Job se manifeste dans sa justice, il fait partie des justes. Lire yéhpar a honte”, au lieu de yéhéraph insulte” transposition de consonnes. À partir du verset 7, Job détourne sur la tête des méchants, ses ennemis, les malheurs qui l’accablent. Remarquer la succession Éloah — Dieu — Shaddaï — Éloah — Dieu — Shaddaï dans les versets 8-11. Lire yiphga’ supplie” plutôt que yibsa’ profite” et couper yêshêl en yissâ’ lé… il élève vers…”, au verset 8. Comparer xiii, 16. Job s’en prend à Éliphaz : xxii, 26. S’il était coupable, il aurait le sort du mécréant, il ne pourrait se délecter en Shaddaï” et invoquer Éloah en tout temps”. Il connaît mieux que ses amis la conduite et la pensée de Dieu. Que le discours doive bien appartenir à Job, c’est ce que prouvent je vous enseigne” et vous tous” du verset 12.



CHAPITRES XXVII-XXIV

[Sophar de Naamah prit la parole et dit] :

XXVII

13 Voici la part de l’homme méchant de par Dieu et le lot que les tyrans reçoivent de Shaddaï!

XXVII 13. Le discours de Job s’achève au verset 12. Le verset 13 reprend presque textuellement xx, 29 et amène la suite du discours de Sophar qui a été déplacé. C’est dans xxiv, 18-24 que nous trouvons la part de l’homme méchant de par Dieu et le lot que les tyrans reçoivent de Shaddaï”. L’alternance du singulier celui-là” et du pluriel ceux — ci” dans xxxv, 18 correspond au singulier et au pluriel de xxvii, 13. Ce n’est qu’après la punition des méchants qu’interviendront les malheurs de leurs fils et les vicissitudes de leur héritage, dont la description est donnée dans xxvii, 14-23.



XXIV

18 CELUI-LÀ est chose légère à la surface de l’eau,

de ceux-ci le domaine est maudit dans le pays,

point ne se tourne le fouleur vers leur vigne.

19 La sécheresse, la chaleur emportent les eaux de la neige,

ainsi le Sheol emporte le pécheur;

20 le sein qui l’a formé l’oublie,

son nom n’est plus mentionné

et comme un arbre, est brisée l’injustice!

XXIV 18-20. Au verset 18, vocaliser dôrêk karmâm le fouleur vers leur vigne”, d’après les Septante, au lieu de dérék kerâmim la route des vignes”.

Le méchant et comme un bâton flottant à la surface de l’eau. Quant aux tyrans, on n’ose approcher de leur domaine. Pour équilibrer les 2 hémistiches du verset 19, transporter yigzol emporte” (singulier au lieu du pluriel) devant she’ôl. À la fin, hôtê’ le pécheur” au lieu de hâta'û ils ont péché”. Ainsi le pécheur et emporté comme la neige par un dégel subit. Le Sheol : III, 11 ss. ; vii, 9; xi, 8; xiv, 13, etc.

Le mort est oublié des vivants. Au lieu de methâqô le suce”, lire pethâqô qui l’a formé”, d’après l’assyro-babylonien patâqu. Son nom, au verset 20, en lisant shemô, au lieu de rimmâh vermine” qui ne donne pas de sens. Correction appuyée par Psaume lxxxiii, 5.



21 Il a maltraité la stérile qui n’enfante point

et n’a pas bien traité la veuve,

22, mais celui qui, par sa force, attrape les potentats

se lève et l’autre ne compte plus sur la vie!

23 Il le laissait s’appuyer avec sécurité,

mais ses yeux surveillaient ses voies.

24 Il s’élevait un peu, mais il n’est plus,

il s’est affaissé comme l’arroche qu’on cueille

et comme une tête d’épi il s’est fané!

XXIV 21-24. D’après le Targum, lire hêra’ il a maltraité” au lieu de ’ » éh «pasteur» : transposition de consonnes. La stérile qui n’enfante point : Isaïe, LIV, 1. Elle n’a pas de fils pour la défendre. De même, la veuve n’a plus de mari pour la protéger. Au verset 22, changement de sujet dans le 2e hémistiche, d’où notre traduction «et l’autre». Ne plus compter sur la vie est l’un des châtiments prévus dans Deutéronome, xxviii, 66. La sécurité du méchant est trompeuse, car les yeux de Dieu surveillent ses voies. Lire «ses voies», avec la Vulgate, au lieu de «leurs voies». D’où yârûm «il s’élevait», pour remplacer rommû au début du verset 24. Les autres verbes doivent être également au singulier. Les Septante ont lu ke-mallûah «comme l’arroche» (xxx, 4) préférable à kakkol «comme tout». Images du méchant qui est fauché par la main de Dieu. L’arroche, en hébreu mallûah «salée», de la famille des épinards.



XXVII

14 SI ses fils sont nombreux, c’est pour le glaive,

et ses rejetons n’ont pas de pain à satiété.

15 Ceux qui lui survivent sont enterrés par la Mort

et ses veuves ne pleurent pas.

16 S’il amasse de l’argent comme de la poussière,

et s’il entasse des vêtements comme de la boue,

17 il entasse, mais un juste s’en revêt

et c’est un innocent qui hérite de l’argent!

18 Il a bâti sa maison comme un nid

et comme une hutte qu’a faite un gardien.

19 Riche il se couche et il ne recommencera pas,

il a ouvert les yeux et il n’est plus!

20 Des terreurs l’atteignent en plein jour;

la nuit, un tourbillon l’enlève;

21 le vent d’est l’emporte, et il s’en va,

il le chasse de l’endroit où il est.

22 Et l’on jette sur lui sans merci,

devant la main qui le frappe il cherche à fuir;

23 on bat des mains sur lui

et on le siffle de partout où il est!

XXVII 14-23. Après le châtiment du méchant, celui de sa famille. La guerre et la famine sont les fléaux qui déciment ses descendants. Vient ensuite la peste, personnifiée par la Mort, mûtu chez les Babyloniens : verset 15. Le 2e hémistiche s’inspire de Psaume lxxviii, 64, où il s’agit des veuves d’Israël. Noter le parallélisme croisé des versets 16-17. L’argent et les vêtements entassés par le riche passent aux mains du juste et de l’innocent. Comparer Proverbes, XIII, 22, où les richesses du pécheur vont au juste, tandis que l’homme de bien a pour héritiers les fils de ses fils. Au verset 18, «comme un nid», en considérant «âsh, homonyme de âshsh «nid d’oiseau» et de l’assyrien ashashu «demeure, nid». La maison, ou plutôt la famille du méchant, n’a pas plus de consistances qu’un nid ou qu’une hutte. D’après les Septante et le Syriaque, lire yôsiph «recommencera», variante de yê'âsêph «sera recueilli», au verset 19. C’est pour la dernière fois que le riche se couche. D’après v, 14, il est clair que kammayim «comme de l’eau» a pris la place de yômâm «en plein jour» au verset 21. Les versets 21-23 montrent le méchant prenant la fuite, comme emporté par le vent. Il est livré à la vindicte publique. On le lapide, on applaudit à son exécution, on le siffle de partout : Jérémie, xlix, 17; Sophonie, ii, 15.



CHAPITRE XXVIII

1 CERTES l’argent a un lieu d’origine

et l’or un endroit où on l’épure,

2 le fer est extrait du sol

et une pierre fondue devient du cuivre.

3 On a mis un terme aux ténèbres

et jusqu’à l’extrême limite on fouille

la pierre obscure et sombre.

4 Un peuple étranger a percé des galeries,

qui sont oubliées du pied;

ils oscillent, ils se balancent loin de l’homme!

5 Terre d’où sort le pain

et sous laquelle c’est bouleversé comme par le feu!

6 Lieu dont les pierres sont du saphir

et qui contient des poussières d’or!



7 Sentier que n’a point connu l’oiseau de proie

et que n’a point remarqué l’œil du vautour!

8 Point ne l’ont foulé les bêtes féroces,

point n’y est passé le léopard!

XXVIII 1-8. Le chapitre xxviii n’appartient pas à la rédaction primitive du livre de Job. Admirable poème sur la Sagesse dans le ton de Proverbes, viii, 22-31 [“Iavhé m’a créée, principe de sa voie, antérieurement à ses oeuvres …. et mes délices sont avec les fils d’homme.”]. Il ne s’agit plus du problème du mal, mais de la Sagesse introuvable dans la nature et perceptible à Dieu seul : «Et la Sagesse, d’où sort-elle et quel et le lieu de l’intelligence?». La description commence par l’exploitation des mines qui fournissent l’argent, l’or, le fer, le cuivre. Les fameuses mines du Sinaï où les Égyptiens recueillaient les pierres précieuses sont envisagées dans les versets 4-11. Au verset 2, souvenir du site cuprifère de Feinan : Nombres, xxi, 8; xxxiii, 42. Comparer Deutéronome, VIII, 9, pour le fer et le cuivre extraits du sol.

Au verset 3, le fouilleur pénètre dans l’obscurité du sous-sol et met un terme aux ténèbres, en faisant pénétrer la lumière dans «la pierre obscure et sombre». Pour donner un sens au premier hémistiche du verset 4, lire nehâlim `am gêr «des galeries un peuple étranger» à la suite du verbe pâras «a percé». Les consonnes du texte restent inchangées.

Les galeries oubliées du pied sont celles où l’on n’ose pas s’aventurer. On voit de loin les étrangers suspendus à des cordes pour exploiter tel ou tel filon. Contraste entre la terre d’où sort le pain et le sous-sol où couve le feu souterrain. Le saphir, en hébreu sappîr, en grec sapphiros, l’une des pierres précieuses les plus estimées des Juifs : Exode, xxiv, 10. Les hyperboles des versets 7-8, pour montrer combien est inaccessible l’endroit où le saphir et l’or sont recherchés, sont bien en place dans cette description poétique. Les bêtes féroces sont, en hébreu, «les fils de l’orgueil», comme dans XLI, 26.



9 Sur le silex on a porté la main,

on a bouleversé les montagnes par la base;

10 dans les roches on a creusé des Nils,

et tout ce qui eft précieux, l’œil l’a vu;

11 on a exploré les sources des fleuves,

et ce qui était caché, on l’a fait paraître à la lumière.

9-11. Reprise de l’idée générale. Bouleversement des montagnes qui, elles aussi, contiennent du minerai : Deutéronome, VIII, 9. Par la base, littéralement «par la racine». Des Nils, au verset 10, pour signifier des canaux. Vocaliser mabbekêi «sources de», avec les Septante et la Vulgate, au verset 11, où hibbêsh «a lié» est erreur d’audition pour hippês «a exploré». Ainsi rien n’échappe à l’œil de l’homme.



12 Et la Sagesse, d’où sort-elle

et quel est le lieu de l’Intelligence?

13 L’homme n’en connaît pas le chemin

et elle ne se trouve pas dans la terre des vivants.

14 L’Abîme a dit : «Elle n’est pas en moi!»

Et la Mer a dit : «Elle n’est pas chez moi!»

15 L’or massif n’est pas échangé contre elle

et l’argent n’est pas pesé pour la payer.

16 Elle n’et pas évaluée avec l’or d’Ophir,

ni avec l’onyx précieux, ni avec le saphir!

17 Point ne lui sont comparés l’or, ni le verre,

et un vase d’or fin n’est pas son prix.

18 Des coraux et du cristal il n’est même pas fait mention,

et l’extraction de la Sagesse dépasse celle des perles.

19 Point ne lui et comparée la topaze d’Éthiopie,

avec l’or pur elle n’est pas évaluée!

12-19. Le verset 12 repris avec une légère variante au verset 20, est le nœud du poème. On sait d’où proviennent les richesses de l’homme, qu’il s’agisse des métaux ou des pierres précieuses. Mais la Sagesse, le bien suprême, et l’Intelligence, sa compagne? Lire têsê «sort-elle», plutôt que timmâsê’ «se trouve-t-elle», moins en harmonie avec l’interrogatif «d’où? ». Comparer le verset 1. Lire darkâh «son chemin», d’après les Septante, au lieu de arkâh «son prix» au verset 13. La terre des vivants, par opposition à la terre des morts, le Sheol. Comparer Baruch, iii, 15, 20-23, 27-31, où l’on reconnaît les développements de la description de notre chapitre. L’Abîme, en hébreu tehôm, et la Mer, en parallèle, comme dans xxxviii, 16. Après la terre, les mers, suivant la répartition primordiale des éléments dans Genèse, I, 9-10.

Au verset 15, segôr «or massif» ou encore «or fin», d’après le sens de sâgar «enfermer» : I Rois, VI, 20-2I, etc. Comparer Proverbes, III, 14; VIII, 10; Sagesse, vii, 7-10. L’or d’Ophir, au verset 16, comme dans xxii, 24. L’onyx : Genèse, 11-12; Exode, xxv, 7, etc. Noter la rime entre ophir et saphir, en hébreu. Le verre avait beaucoup plus de valeur dans l’antiquité qu’aujourd’hui, ce qui permet de le mentionner avec les différentes qualités d’or et les différentes sortes de pierres précieuses.

Les versets 18-19 continuent l’énumération des trésors qui n’entrent pas en ligne de compte avec la Sagesse : coraux, d’après le sens traditionnel de râmôth; cristal, gâbîsh et élgâbish, à la fois grêle et cristal, comme le grec krustallos; perles, penînîm, dont le sens est parfois nuancé en celui de «coraux» (Lamentations, IV, 7); la topaze d’Éthiopie, pitdâ, de même souche que le grec topazion; l’or pur, remplaçant l’or d’Ophir du verset 16.



20 Et la Sagesse, d’où vient-elle

et quel et le lieu de l’Intelligence?

21 Elle a été cachée aux yeux de tout vivant

et à l’oiseau des cieux elle a été dissimulée!

22 L’Abaddon et la Mort ont dit :

«De nos oreilles nous en avons ouï parler!»

23 Élohim en a discerné le chemin

et c’et lui qui a su où elle était,

24 lorsqu’aux confins de la terre il regardait

et qu’il voyait tout ce qui et sous les cieux,

25 pour donner au vent un poids

et jauger les eaux avec une mesure,

26 quand il imposait à la pluie une limite

et une route au roulement de tonnerre!

27 C’est alors qu’il la vit et la supputa,

qu’il l’examina et même la scruta!

20-27. Nouvelle interrogation, avec «vient-elle», au lieu de «sort-elle» du verset 20. Tout vivant, homme ou animal : xxx, 23; Genèse, III, 20. Avec le verset 21 comparer 7-8. Au verset 22, prosopopée comme au verset 14. C’est la Mort qui, au lieu du Sheol, fait ici pendant à l’Abaddon : voir xxvi, 6. Au verset 13, l’homme ne connaissait pas le chemin de la Sagesse; mais Dieu le connaît : verset 23. Où elle était, littéralement «sa place».

Rattacher le verset 25 au verset 24, pour montrer le rôle de la Sagesse dans l’organisation du monde : Proverbes, iii, 19. C’est au commencement de la création que Dieu donne du poids au vent, c’est-à-dire à la chose la plus légère, mais qui pour Dieu n’est pas impondérable. De même, Dieu mesure les eaux de la pluie et les arrête à point nommé, pour éviter un second Déluge. Le 2e hémistiche du verset 26 est reproduit littéralement dans xxxviii, 25, où il s’agit de pluies accompagnées d’orage.

La conclusion, au verset 27, nous montre Dieu discernant la Sagesse et l’appréciant à sa juste valeur. Il la supputa, d’après le sens propre du verbe sippêr «compter, nombrer». Il l’examina, d’après la variante hébînâh, soutenue par le verset 23 et préférable à la leçon courante hékinâh «il la fonda». Progression entre «examiner» et «scruter», rendue par l’adverbe «et même».



28 [ ]

28. Le verset 28 «et il dit à l’homme : Voici que la crainte d’Adonaï est la Sagesse et se détourner du mal est l’intelligence» a été ajouté au chapitre xxviii pour transformer en sagesse pratique la sagesse métaphysique de toute la description. Les formules sont empruntées à la théologie courante qui ramène tout à la crainte de Dieu et à la fuite du mal. La présence du nom divin Adonaï qui n’apparaît pas une seule fois dans le livre de Job est, à elle seule, un indice du caractère adventice de notre verset.



CHAPITRE XXIX

1 Job continua de prononcer son poème et dit :

XXIX 1. Dixième discours de Job, amené par une formule plus solennelle que le simple «Job prit la parole et dit». Cette formule a été anticipée dans xxvii, 1.



2 Qui me rendra tel qu’aux mois d’antan,

aux jours où Éloah me sauvegardait,

3 alors qu’il faisait briller sa lampe sur ma tête

et qu’à sa lumière je traversais les ténèbres!

4 Tel que j’étais aux jours de mon automne,

quand Éloah protégeait ma tente,

5 quand Shaddaï était encore avec moi

et qu’autour de moi se tenaient mes garçons,

6 quand mes pieds baignaient dans du beurre

et que la roche fondait en ruisseaux d’huile!

2-6. Regard sur le passé, les mois d’antan, les jours de la protection divine. La lampe et la lumière, symboles du bonheur : xviii, 5-6; xxi, 17. La lumière vient de Dieu : «Par ta lumière nous voyons la lumière» (Psaume xxxvi, 10). Au verset 4, mon automne, pour signifier «ma maturité», l’automne étant la saison des fruits mûrs. Au lieu de sôd «familiarité», lire sôk «protéger», d’après les versions : même verbe que dans I, 10; III, 23. Noter la juxtaposition d’Éloah et de Shaddaï, versets 4-5, comme dans V, 17; VI, 4; XI, 7, etc. Restituer âmedû «se tenaient» au verset 5, le mot étant passé sous la forme immâdî au verset 6. Le comble de l’opulence «quand mes pieds baignaient dans du beurre», de même qu’on dit d’Aser qu’il plonge son pied dans l’huile : Deutéronome, xxxiii, 24. Le mot yâsûq « fondu», comme dans xxviii, 2.

Comparer Deutéronome, xxxii, 13 [“Il {Iavhé} le fait monter sur les hauteurs de la terre / et il mange les produits des champs; / il lui donne à sucer le miel de la roche / et l’huile du caillou du rocher”]. L’élément immâdî «chez moi» est dû à une transposition de âmedû «se tenaient» du verset 5.



7 Lorsque je sortais à la porte qui domine la cité

et que sur la place j’installais mon siège,

8 les jeunes gens me voyaient et se cachaient,

les vieillards se levaient et restaient debout;

9 les princes retenaient leurs paroles

et mettaient la main sur leur bouche;

10 la voix des chefs se voilait

et leur langue adhérait à leur palais.

7-10. La porte de la ville, plus exactement la place qui se trouve à la porte, sert de lieu de réunion pour les anciens et les magistrats : V, 4; xxxi, 21; Néhémie, VIII, 1-3. Le respect dont Job est entouré est bien exprimé par l’attitude des jeunes gens qui s’effacent et des vieillards qui se lèvent. Les princes, c’est-à-dire les dignitaires. La main sur la bouche, pour contenir les paroles : xxi, 5; Proverbes, xxx, 32; Sagesse, VIII, 12. La langue adhère au palais dans la soif ou le mutisme absolu : Psaume cxxxvii, 6; Ëzéchiel, III, 26; Lamentations, IV, 4. La suite normale de la description est dans les versets 21-25 que nous plaçons ici, tandis que les versets 11-20 formeront la conclusion du discours de Job.



(11-20 après 21-25)



21 Ils m’écoutaient et restaient cois,

et ils attendaient mon avis;

22 après que j’avais parlé, ils ne répliquaient pas,

et sur eux goutte à goutte tombait ma parole!

23 Ils m’attendaient comme on attend la pluie

et ils ouvraient leur bouche comme pour l’ondée tardive;

24 si je leur souriais, ils n’osaient y croire,

ils ne laissaient pas perdre mon sourire!

25 Je leur désignais la route et je siégeais en tête,

et je m’installais comme un roi dans la troupe;

où je les conduisais ils se laissaient mener!

21-25. Il s’agit des chefs mentionnés au verset 10. Ils se taisent devant Job. Transposer les verbes «ils restaient cois» et «ils attendaient» pour obtenir le sens exigé par le contexte. Après que j’avais parlé, littéralement «après ma parole», au verset 22. L’ondée tardive, pour rendre l’hébreu malqôsh, la dernière pluie, celle qui annonce le printemps : Deutéronome, XI, 14; Jérémie, V, 24, etc. Mon sourire, au verset 24, littéralement «la lumière de ma face» : Psaumes IV, 7; xliv, 4; lxxxix, 16. Après le conseil sur la place publique, c’est le départ qui s’annonce au verset 25. Job passe le premier, il sert de guide, il prend la tête de la troupe «comme un roi». La fin se traduirait «comme celui qui console les affligés», sans liaison avec le contexte. En lisant ôbîlâm yinnahû au lieu de abêlîm yennâhêm on obtient un sens excellent : «où je les conduisais ils se laissaient conduire».



11 L’oreille qui l’entendait me félicitait

et l’œil qui le voyait me rendait témoignage,

12, car je délivrais le pauvre qui crie,

l’orphelin et celui que nul n’assiste;

13 la bénédiction du miséreux montait vers moi

et je réjouissais le cœur de la veuve.

14 J’avais revêtu la justice et elle me revêtait,

mon droit était comme un manteau et une tiare :

15 j’étais des yeux pour l’aveugle

et j’étais des pieds pour le boiteux;

16 j’étais un père pour les indigents,

Et la cause de l’inconnu, je l’étudiais;



11 je brisais les crocs de l’injuste

et de ses dents je faisais tomber la proie.

18 Et je me disais : «J’expirerai vieux,

j’aurai des jours nombreux comme le sable;

19 ma racine et ouverte aux eaux

et la rosée se dépose la nuit sur ma ramure :

20 ma gloire sera toujours neuve en moi

et mon arc se renouvellera en ma main!»

11-20. Job reprend le thème de sa grandeur passée. L’oreille qui entend et l’œil qui voit, les deux sources de la connaissance : XIII, 1. On rend témoignage à la bienfaisance de Job. Le verset 12 figure presque littéralement dans Psaume lxxii, 12, qui décrit les œuvres du Messie. L’orphelin et la veuve parmi les bénéficiaires de la charité de Job, contrairement aux allégations d’Éliphaz dans xxii, 9.

Pour les images du verset 14, comparer Isaïe, lix, 17 [Il a revêtu la justice comme une cuirasse, / avec le casque du salut en tête, / il a revêtu les vêtements de la vengance en guise de tunique / et s’est enveloppé de jalousie comme dans un manteau.”]. L’homme vertueux se couvre de la justice comme d’un vêtement : Psaume cxxxii, 9.

Les versets 15-16 montrent les sentiments de Job pour les infirmes, les pauvres, les inconnus. Il supplée aux défaillances de la nature et de la société. Il lutte contre les injustices. L’oppresseur est assimilé à une bête fauve dont on brise les crocs pour lui enlever sa proie.

Au verset 18, lire, d’après les Septante, immî zâqên «avec moi, vieux» au lieu de im qinnî «avec mon nid» difficilement explicable. Il est facile de comprendre «je disais avec moi, je me disais». La longévité est une récompense de la vertu. Le sable est le point de comparaison ordinaire pour le grand nombre : Genèse, xxxi, 17; xxxii, 13; xli, 49, etc. Les Septante ont lu nahal au lieu de hôl «sable», d’où «comme le tronc du palmier», Vulgate : sicut palma. Le verset 19 pourrait favoriser cette interprétation. Comparaison de l’homme avec un arbre dont on mentionne la racine et la ramure : XVIII, 16. Au verset 20, l’arc est l’emblème de la force : Genèse, xlix, 24. Les illusions de Job sont démenties par sa situation présente : chapitre xxx. Les versets 21-25, déplacés de leur contexte normal, sont à replacer entre le verset 10 et le verset 11 : ci-dessus.



(21-25 après le verset 10 du début de chapitre)





CHAPITRE XXX

1 Et maintenant ils se rient de moi,

ceux qui sont plus jeunes que moi,

eux dont je méprisais trop les pères

pour les mettre avec les chiens de mon troupeau!

2 Même la force de leurs mains, à quoi m’eût-elle servi?

Leur vigueur avait péri tout entière,

3 par suite de la disette et de la famine lugubre!

Ils rongeaient les racines de la steppe,

leur mère était la terre de dévastation et de désolation

4 ils cueillaient l’arroche au buisson

et la racine des genêts était leur pain!

5 De la société ils étaient expulsés,

on hurlait après eux comme après le voleur,

6 en sorte qu’ils habitaient au flanc des torrents,

dans les trous du sol et les rochers;

7 entre des buissons ils brayaient,

sous le chardon ils étaient entassés.

8 Fils d’homme vil, fils d’homme sans nom,

ils étaient retranchés du pays!

XXX 1-8. Suite de xxix, 20. Contraste de la situation de Job avec ce qu’il espérait. Noter la répétition «et maintenant» : versets 1, 9,16. Job est la risée des jeunes gens qui le respectaient autrefois : xxix, 8. Ils sont de basse extraction. Leurs pères n’auraient pu figurer parmi les chiens qui gardent le troupeau : Isaïe, LVI, 10-11 [“ses guetteurs sont aveugles,/ tous ils sont dépourvus de sens, /ils sont tous comme des chiens muets, / ils ne parviennent pas à aboyer...”].

Gens faibles et sans vigueur par suite de la famine : versets 2-3. Lire osmô «leur vigueur», au lieu de âlêymô «sur eux», et kulloh «elle toute» au lieu de kélah «maturité», au verset 2. On n’aboutit pas à un sens dans l’état actuel du texte. Le mot iqqârêy «racines de…» a disparu par haplographie après ôreqîm «rongeant» du verset 3. Lire ensuite immâm «leur mère» au lieu de émésh «hier soir».

Le texte redevient normal au verset 4, qui montre la vie des proscrits dans le désert. Nous retrouvons ici l’arroche [plante] de XXIV, 24. Le genêt, dans le désert : I Rois, xix, 4-5. Les versets 5-7 montrent l’habitat des proscrits «dans les trous du sol et les rochers». Le verbe employé pour exprimer leurs cris est le même qui indiquait le braiment de l’âne dans VI, 5. Lire nikretû «ils étaient retranchés» au lieu de nikke'û «ils étaient frappés» (?), au verset 8.



9 Et maintenant je suis leur chanson,

je suis devenu leur fable.

10 Ils ont horreur de moi, ils se sont éloignés de moi

et à mon visage ils n’ont pas épargné le crachat!

11 Celui qui a dénoué sa corde me maltraite,

et aussi celui qui de sa face a rejeté le mors!

12 À droite se lèvent des témoins,

dans un lacet ils ont jeté mes pieds

et ils ont remblayé des routes contre moi.

13 Ils ont démoli mon sentier en vue de me perdre,

ils montent, personne ne les arrête;

14 comme par une large brèche ils arrivent,

sous les décombres ils se sont roulés.

15 Des terreurs se sont tournées contre moi,

comme le vent elles chassent ma noblesse

et comme un nuage a passé mon salut!

9-15. Nouveau couplet commençant par «et maintenant» comme au verset I. Au verset 9, leur chanson : Lamentations, III, 14. Le crachat au visage dans xvix, 6. À la fin du verset 11, lire mippânâyw shillah «de sa face a rejeté», au lieu de mippânay shillêhû «de ma face ils ont rejeté» : simple transposition du waw final. Il s’agit de ceux que, Job tenait en esclavage comme des animaux domestiques : verset I.

Le verset 12 est une crux interpretum, dont les traductions sont innombrables. Nous considérons eydâm «leur perte» de la fin comme une corruption de êdîm «témoins», qui prend la place de pirhah «engeance», à lire bappah «dans le lacet» et à transposer au début du 2e hémistiche. Nous obtenons ainsi : « À droite se lèvent des témoins, dans un lacet ils ont jeté mes pieds». La suite comme dans XIX, 12. Remblayer des routes contre quelqu’un, pour l’atteindre et lui faire du mal.

Job se considère comme une ville assiégée, il ne peut échapper aux assaillants qui détruisent les murailles et pénètrent par les brèches : versets 13-14. Comparer xix, 12. Nous retrouvons, au verset 15, les terreurs personnifiées de xviii, 11 et xxvii, 20. La noblesse d’âme, parallèle au salut dans Psaume, LI, 14.



16 Et maintenant sur moi s’épanche mon âme,

des jours d’affliction me saisissent :

17 la nuit, mes os sont percés

et mes veines ne dorment pas.

18 Avec une grande force Il tient mon vêtement,

comme le col de ma tunique il me serre.

19 Il m’a jeté dans la boue,

je ressemble à la poussière et à la cendre!

16-19. Et maintenant : versets 1, 9. S’épanche mon âme : Psaume XLII, 5. Les jours d’affliction et les nuits d’insomnie. D’après les Septante, lire simplement niqârîm «percés», au lieu de niqqar mê’alây, «percé de dessus moi». Mes veines, au verset 17, interprétation de l’hébreu ôreqay « mes rongeurs » d’après l’arabe ‘urûq « veines ». Les Septante ont traduit ‘mes nerfs’. Les veines ne dorment pas, à cause des afflux de sang dans l’appareil circulatoire. Au verset 18, lire yithpos ‘il tient’, d’après les Septante, plutôt que yithhappês ‘il se déguise’. C’est Dieu qui intervient, comme le suggère l’expression ‘avec une grande force’ : xxiii, 6. Il tient Job au collet. Avec le verset 19 comparer lx, 31.



20 Je crie vers toi et tu ne me réponds pas,

je me tiens debout et tu ne me prêtes pas attention,

21 tu es devenu cruel pour moi,

de toute la vigueur de ta main tu me persécutes.

22 Tu m’emportes sur le vent, tu me fais chevaucher, et un orage me fait fondre en eau.

23 Je sais que tu m’emmènes à la Mort

et au rendez-vous de tout vivant!

20-23. Job interpelle directement son persécuteur. Suppléer la négation dans le 2e hémistiche du verset 20, elle existe dans la Vulgate. Dieu se joue du patient. Il l’emporte aux nues et le laisse fondre comme un nuage : verset 22. La mort, au verset 23, où le Sheol est le rendez-vous de tous les vivants : III, 17 ss. ; VII, 9 ss., etc.



24 Pourtant contre le pauvre je ne portais pas la main,

si, dans son infortune, il criait vers moi!

25 N’avais-je point pleuré avec celui qui a la vie dure?

Mon âme ne s’était-elle point attristée sur l’indigent?

26 C’est le bonheur que j’espérais et le malheur est venu,

j’attendais la lumière et l’obscurité est venue!

27 Mes entrailles ont bouillonné sans arrêt,

des jours d’affliction se sont présentés à moi!

28 J’ai marché tout bruni sans qu’il y ait de soleil,

je me suis levé dans l’assemblée, je criais;

29 j’ai été un frère pour les chacals

et un compagnon pour les autruches!

30 ma peau a noirci sur moi

et mes os ont été brûlés par la fièvre.

31 À la lamentation a servi ma cithare

et mon chalumeau à la voix des pleureurs!

24-31. Apologie de Job pour montrer l’injustice des malheurs qui l’accablent. Comparer XXIX, 12-20. Au verset 24, intraduisible en son état actuel, lire be`ânî ‘contre le pauvre’, au lieu de be’î, et la première personne ‘je portais’, d’après les Septante : ‘Pourtant contre le pauvre je ne portais pas la main’. Lire, à la fin, lî yeshawwêa” “il criait vers moi”, au lieu de lâhén shûa «à elles un cri».

La compassion de Job continue de s’exprimer au verset 25. Celui qui a la vie dure pour rendre l’hébreu «dur de jour». Bonheur et malheur s’opposent comme la lumière et les ténèbres : XVIII, 5-6; xxi, 17. D’où la désillusion du verset 26. Les entrailles sont le siège de la douleur : Lamentations, I, 20; II, 11. Les jours d’affliction, comme au verset 16.

L’effet du chagrin sur le visage est marqué par la couleur sombre qui ne vient pas du hâle : verset 28. Job se lève au milieu d’un groupe et se met à crier. C’est en cela qu’il devient un frère pour les chacals et un compagnon pour les autruches, les uns et les autres étant renommés pour leurs cris lugubres. Le verset 30 étend à toute la peau la noirceur du visage du verset 28. Les os brûlés par la fièvre : Psaume CII, 4-6. La cithare et le chalumeau, comme dans xxi, 12. La lamentation, en hébreu êbél «deuil, chant de deuil», comme dans Michée, I, 8, où nous avons la comparaison avec les chacals et les autruches du verset 29.



CHAPITRE XXXI

1 J’AVAIS conclu un pacte avec mes yeux

et je ne faisais pas attention à une vierge!

2 Quelle est donc la part qu’envoie Éloah de là-haut

et le lot qu’envoie Shaddaï des hauteurs?

3 Ne serait-ce point malheur pour l’injuste

et tribulation pour les fauteurs d’iniquité?

4 Est-ce qu’il ne voit pas mes voies

et ne compte point tous mes pas?

5 Est-ce que j’ai marché avec le mensonge

et est-ce vers la tromperie que s’est hâté mon pied?

6 Qu’il me pèse dans la balance de justice

et qu’Éloah connaisse ma perfection!

XXXI 1-6. Job continue de faire l’apologie de sa conduite. Il a fait un pacte avec ses yeux, par lesquels pénètre la tentation : Matthieu, V, 28. Il pratique la recommandation de Siracide (Ecclésiastique), ix, 5, au sujet de la vierge qu’il ne faut pas regarder trop attentivement. Les versets 2-3 se répondent. La part qu’on attend de Dieu, c’est le malheur pour l’injuste, la tribulation pour les fauteurs d’iniquité. Eloah et Shaddaï V, 17; VI, 4; xi, 7; xxii, 26; xxiii, 17; xxix, 4-5. La conduite de Job est comparable à un chemin battu par les pas du voyageur : iv, 6; XIII, 15; xiv, 16. La métaphore se poursuit au verset 5, où l’on voit que Job n’a pas le mensonge pour compagnon de route, ni la tromperie comme but de ses pas. La balance de justice, au verset 6, celle qui ne trompe pas : Lévitique, xix, 36. Ma perfection comme dans xxvii, 5.



7 Si mon pas déviait de la route

et qu’à la suite de mes yeux marchait mon cœur,

si à mes mains adhérait une souillure,

8 que je sème et qu’un autre mange!

Que mes rejetons soient déracinés!

7-8. Le verset 7 s’inspire des idées exprimées aux versets 1 et 5. La route et celle que Dieu a tracée et que Job a suivie : XXIII, 11. Le mot me'ûm est pour mûm «tache, souillure», comme dans xi, 15. Les mains sont les organes de l’action, ce sont elles qui sont souillées par le péché : xi, 14; xvi, 17. L’imprécation porte sur les fruits de la terre : «Que je sème et qu’un autre mange!» Comparer Isaïe, LXV, 22 [“...ils ne planteront plus pour qu’un autre mange...”]. Mes rejetons, au sens propre de «jeunes pousses».



9 Si mon cœur a été séduit par une femme

et qu’à la porte de mon prochain j’ai fait le guet,

10 que pour un autre ma femme tourne la meule

et que sur elle d’autres se couchent! 11 [ ]

12, Car c’est un feu qui dévore jusqu’à l’Abaddon,

et toute ma récolte, il la consumerait!

9-12. Continuation des hypothèses. La femme dont il s’agit est celle du prochain, la faute envisagée est l’adultère. Le coupable fait le guet pour constater l’absence du mari : Proverbes, vii, 19-20. Inutile de donner un sens obscène à l’expression «tourner la meule» du verset 10, comme font le Targum et la Vulgate. Le sens propre est confirmé par Exode, xi, 5 [...et mourra tout premier-né au pays d’Égypte, depuis le premier-né de Pharaon qui est assis sur son trône jusqu’au premier-né de la servante qui est derrière la double meule et jusqu’à tout premier-né de bête.”;] .

Le verset 11 «car c’est une impudicité et c’est une faute criminelle» a l’aspect d’une glose. C’est au verset 12 qu’est stigmatisée la faute, feu qui dévore jusqu’à l’Abaddon, c’est-à-dire jusqu’au Sheol : xxvi, 6; xxviii, 22. Comparer Deutéronome, xxxii, 22 [“Car un feu s’est allumé dans ma narine...”], où le feu, qui flambe jusqu’au Sheol d’en bas, dévore la terre et ses produits. D’après ce passage, lire tisroph «consumerait», au lieu de teshârêsh «déracinerait».



13 Si je méprisais le droit de mon serviteur

et de ma servante, dans leur litige avec moi,

14 qu’est-ce que je ferai quand Dieu se lèvera

et lorsqu’il inspectera, que lui répliquerai-je?

15 Celui qui m’a fait dans le ventre, ne l’a-t-il pas fait aussi

et n’est-ce pas lui seul qui nous a organisés dans le sein?

13-15. Conduite de Job vis-à-vis de son personnel, dont il a constaté l’insolence dans xix, 14-16. Le droit du serviteur et de la servante dans Lévitique, xxv, 39-46. C’est Dieu qui surveille les agissements de l’homme dans sa propre maison, tel un inspecteur qui demande des comptes : verset 14. Le ventre, au verset 15, est synonyme du sein de la mère : III, 10; x, 19; xv, 35. Un seul auteur pour l’esclave et son maître, un seul organisateur du corps dans la matrice, à savoir le Dieu créateur : x, 8-12; Psaume cxix, 73.



16 Est-ce que je refusais aux pauvres ce qu’ils désirent

et laissais-je languir les yeux de la veuve?

17 Est-ce que je mangeais seul mon morceau de pain

et l’orphelin n’en mangeait-il pas?

18 Au contraire, dès mon enfance, j’élevais celui-ci comme un père

et dès le ventre de ma mère je guidais celle-là!

19 Si je voyais un miséreux sans vêtement

et qu’un indigent n’avait point d’habit,

28 est-ce que ses reins ne me bénissaient pas

et de la toison de mes agneaux ne se réchauffait-il pas?

21 Si j’ai brandi ma main contre un orphelin,

parce que je voyais qu’à la Porte j’avais un appui,

22 que mon épaule tombe de sa nuque

et que mon bras se détache de son humérus!

16-22. Nous considérons la conjonction du début comme un interrogatif : «si», au sens de «et-ce que?», verset 5. Les pauvres, en particulier la veuve et l’orphelin, ont droit à des égards de la part des heureux. Éliphaz a suggéré que Job aurait pu manquer à ce devoir de charité : 9. Les versets 16-18 montrent que, depuis son enfance, Job a pratiqué la bienfaisance. Au verset 18, lire agaddelénnû «je l’élevais», au lieu de gedêlanî «il a grandi pour moi». Les préceptes de charité se continuent dans les versets 19-20, où il s’agit de vêtir ceux qui sont nus. Comparer Isaïe, LVIII, 7 [“...Les miséreux sans foyer, tu les feras pénétrer dans ta maison. : Quand tu verras quelqu’un nu, tu le couvriras, /et tu ne te déroberas pas devant celui qui est ta chair.”]; même qu’au verset 20 la bénédiction venait des reins qui avaient bénéficié de la chaleur.



23 C’est que la peur de Dieu me survenait

et devant sa Majesté je ne pouvais tenir!

24 Ai-je fait de l’or ma confiance

et ai-je dit à l’or pur : «Ma sécurité!»

26 Est-ce que je me réjouissais de ce que grande était ma fortune

et de ce que ma main avait beaucoup gagné?

26 Est-ce que, quand je voyais le soleil qui brillait

et la lune s’avançant avec splendeur,

27 mon cœur était séduit clandestinement

et ma main baisait ma bouche?

28 Cela aussi eût été une faute criminelle,

puisque j’aurais renié le Dieu d’en haut!

29 Est-ce que je me réjouissais de l’infortune de mon ennemi

et exultais parce qu’un mal l’avait frappé?

30 Je n’ai même pas permis à mon palais de pécher,

en réclamant sa vie dans une imprécation!

23-30. D’après les versions, intervertir êl «Dieu» et êlay «à moi», au premier hémistiche du verset 23, ce qui oblige à lire yê'éthâ « survenait», au lieu de êyd «malheur». Même tournure que dans III, 25. C’est par un motif religieux que Job accomplit ses bonnes actions. Il ne met pas sa confiance dans l’or, ni dans les profits de son labeur : versets 24-25. Comparer Psaumes xlix, 7-8; lii, 9.

Le culte des astres apparaît dans les versets 26-27, après celui de l’or. Le soleil et rendu par ôr «lumière» par excellence : Habacuc, III, 4. Inutile d’insister sur l’astrolâtrie dans les anciennes religions orientales et même en Israël, surtout depuis Manassé : II Rois, xxi, 3 ss. Ma main baisait ma bouche, geste d’adoration qui consiste à porter la main à la bouche, comme chez les Assyriens et les Babyloniens où la prière est représentée par le signe de la main sur la bouche.

Le verset 28 stigmatise le culte des astres comme négation du vrai Dieu. Le Dieu d’en haut ou de là-haut : verset 2; III, 4.

Le verset 29 condamne la Schadenfreude, joie devant le malheur d’un ennemi. Comparer Proverbes, xxiv, 17. Le palais, organe du goût, discerne aussi la qualité des paroles : VI, 30. Réclamer la vie de quelqu’un, c’est lui souhaiter la mort : I Rois, xix, 4; Jonas, IV, 8.



31 N’ont-ils pas dit, les gens de ma tente :

«Qui présentera quelqu’un qui de sa viande ne soit rassasié?»

32 Un étranger ne passait point la nuit dehors,

j’ouvrais mes portes au passant.

31-32. L’expression «de sa chair», au verset 31, signifie «de sa viande». Il s’agit du devoir de l’hospitalité, car les gens de la tente sont ceux qui fréquentent la demeure de Job. La ressemblance est fortuite entre notre verset et xix, 22, ou il s’agit de la chair de Job. D’après les versions, lire orêah «passant», au lieu de orah, «route», au verset 32, où il s’agit encore de l’hospitalité.



(33-37 après 38-40)



38 Si contre moi criait ma terre

et avec elle pleuraient mes sillons,

39 parce que j’avais mangé son fruit sans argent

et que j’avais fait rendre l’âme à ses maîtres,

40 qu’au lieu de froment germe l’épine

et au lieu d’orge l’herbe puante!

38-40. Les versets 38-40, qui continuent les hypothèses et imprécations de Job, sont la suite naturelle des versets 25-32. La terre et les sillons crient vengeance, parce que leur propriétaire a disparu et que celui qui les possède ne les a pas acquis honnêtement. L’injustice provoque leur réclamation, comme le sang répandu : Genèse, IV, 10; Isaïe, XXVI, 21; Ezéchiel, xxiv, 7. L’herbe puante, au verset 40, est la mercuriale qui pousse dans les terres incultes. Naturellement il faut laisser à la fin du chapitre la mention «les paroles de Job sont finies» qui terminent le verset 40.



33 Est-ce que j’ai vulgairement voilé mes transgressions,

en cachant dans mon sein ma faute,

34 parce que je redoutais la rumeur de la capitale,

que le mépris des familles m’effrayait

et qu’alors je renais coi, je ne sortais pas à la porte?

33-34. Les versets 33-34 montrent Job vivant au grand jour et ne cherchant pas à dissimuler ses imperfections. Vulgairement, en hébreu «comme un homme», c’est-à-dire à la façon des autres hommes. Job n’a pas mené la vie des pécheurs qui craignent de paraître en public.



35 Qui me donnera quelqu’un qui m’écoute?

Voici ma signature! Que Shaddaï me réponde!

Quant au libelle qu’a écrit ma partie adverse,

36 est-ce que je ne le porterai pas sur mon épaule,

ne le nouerai-je pas en couronnes pour moi?

37 Le nombre de mes pas, je le lui ferai connaître;

tel un chef, je me présenterai à lui!

35-37. Job achève son plaidoyer par un recours à Dieu lui-même. Voici ma signature, en hébreu «mon taw», dernière lettre de l’alphabet, en forme de croix, qui servait de signature aux illettrés. C’est Shaddaï qui est en cause : XIII, 3, 22-23. Le libelle qu’a écrit ma partie adverse, au verset 35, est à raccorder au verset 36, où l’on voit que Job est prêt à s’en faire un titre de gloire, à le porter sur son épaule (Isaïe, xxii, 22), à en faire des couronnes pour sa tête, ce qui convient bien au rouleau sur lequel est inscrit le procès. Au verset 37, Job exprime sa foi en son innocence, puisqu’il fait connaître à Dieu le nombre de ses pas et se présente à lui «tel un chef».

C’est ici qu’il faut placer la formule finale du verset 40, analogue à celle du Psaume LXXII, 20 et de Jérémie, LI, 64.

40 c Les paroles de Job sont finies.



CHAPITRE XXXII

1 Et ces trois hommes cessèrent de répondre à Job, car il était juste à leurs yeux.

XXXII 1. La discussion entre Job et ses amis est terminée : xxxi, 40. Il semble que ceux-ci n’ont plus rien à répondre. D’après les versions, lire «à leurs yeux», plutôt qu’«à ses yeux» du texte massorétique et de la Vulgate. Job s’est toujours considéré comme juste.



2 Alors s’enflamma la colère d’Élihou, fils de Barakel, le Bouzite, de la famille de Ram. Contre Job s’enflamma sa colère, parce qu’il se justifiait devant Élohim, 3 et contre ses trois amis s’enflamma sa colère, parce qu’ils n’avaient point trouvé de réponse et ainsi avaient condamné Élohim. 4 Or, Élihou avait attendu, pendant qu’ils parlaient avec Job, car ils étaient plus vieux que lui en jours. 5 Et Élihou s’aperçut qu’il n’y avait plus de réponse dans la bouche des trois hommes et sa colère s’enflamma.

2-5. Un nouvel interlocuteur entre en scène. Sa présence n’a pas été signalée dans le prologue. Le nom d’Élihou est celui d’un Éphraïmite dans I Samuel, I, 1. Ici on en fait un Bouzite, c’est-à-dire un habitant de Bouz en Arabie nord-occidentale : Genèse, xxii, 21; Jérémie, xxv, 23. Le nom de Barakel, qui ne reparaît pas ailleurs, correspond à Karabel «El a béni» des inscriptions de l’Arabie du Sud. Il est curieux de rencontrer le nom de Ram dans la généalogie de David : Ruth, IV, 19. Les versets 2-5 font ressortir la colère d’Élihou, provoquée par le silence des amis de Job et par la prétention de Job d’être juste devant Dieu. Cet arrêt dans la discussion est une condamnation de Dieu. Les scribes ont remplacé Dieu par Job, au verset 3, pour éviter la rencontre du nom divin avec le verbe «condamner». Lire be-dabberâm «durant leur parler», plutôt que bi-debârîm «en paroles» au verset 4, ce qui explique «avec Job». Plus vieux que lui en jours, et non en sagesse : versets 6-7.



6 Et Élihou, fils de Barakel, le Bouzite, prit la parole et dit :

Je suis petit par l’âge

et vous êtes des vieux,

c’est pourquoi j’ai eu peur et j’ai craint

de vous manifester mon savoir.

7 Je me disais : «L’âge parlera

et le grand nombre d’ans fera connaître la sagesse!»

8, Mais c’est un souffle dans l’homme

et un esprit de Shaddaï qui rend intelligent;

9 ce ne sont pas les anciens qui sont sages,

ni les vieillards qui comprennent ce qui et juste.

10 C’est pourquoi j’ai dit : «Écoute-moi!

Je manifesterai mon savoir, moi aussi!»

6-10. Formule normale d’introduction au discours d’Élihou, calquée sur les récits précédents. Dans XII, 12, Job reconnaissait que la sagesse et l’intelligence sont le privilège de l’âge. C’est l’opinion régnante. Mais le jeune Élihou a attendu en vain la manifestation de cet avantage. Au verset 7, l’âge, en hébreu «les jours». Dans xxvii, 3, parallélisme entre l’esprit qui et dans l’homme et le souffle d’Eloah. Ici c’est l’esprit de Shaddaï qui est parallèle au souffle dans l’homme. En fait, on considère la respiration et l’inspiration comme un don de Dieu qui insuffle l’esprit dans la narine de l’homme : xii, 9-10. Au verset 9, ce qui est juste, en hébreu «le jugement». Le 2e hémistiche du verset 10 sera répété au verset 17.



11 Voici que j’ai attendu vos paroles,

je tendais l’oreille vers vos raisons;

tandis que vous cherchiez des mots,

12 vers vous je fixais mon attention!

Et voici que nul ne critique Job,

aucun de vous ne répond à ses dires!

13 Ne dites donc pas : «Nous avons trouvé la sagesse,

c’est Dieu qui nous instruit, non un homme!»

14 Aussi n’alignerai-je point des mots comme ceux-là

et ce n’est point avec vos paroles que je lui répliquerai!

11-14. Élihou prend à partie les amis de Job. Rattacher le 3e hémistiche du verset 11 au premier hémistiche du verset 12. L’auteur des discours d’Élihou fait ressortir l’attention avec laquelle son personnage a suivi la discussion. Il est déconcerté par la défaite des discoureurs qui ne trouvent plus d’arguments. Au lieu de yiddephénnû «le chasse, le persécute», lire yallephênu «nous instruit», de la racine ‘- l-p au verset 13. Tes paroles, plutôt que «ses paroles» de l’hébreu. Les amis de Job ne peuvent revendiquer l’inspiration divine. D’après les Septante et la version syriaque, lire é érok ke — “êlléh «j’alignerai comme ceux-là», au lieu de ârak êlay «il a aligné vers moi», au verset 14.



15 Ils ont été consternés, ils n’ont plus répondu,

les mots leur ont fait défaut.

16 Et j’ai attendu! Mais puiqu’ils ne parlent pas,

puisqu’ils se sont arrêtés et n’ont plus répondu,

17 je répondrai, moi aussi, pour ma part,

je manifesterai mon savoir, moi aussi!

18, Car je suis rempli de mots,

mon souffle intérieur me presse;

19 voici que mon intérieur est comme un vin qui n’a pas d’issue,

comme un vin qui crève des outres neuves!

20 Je parlerai pour que je sois soulagé,

j’ouvrirai mes lèvres et je répondrai!

21 Je ne prendrai le parti de personne

et ne donnerai de titre à personne;

22, car je ne sais point donner de titre :

en rien de temps m’emporterait celui qui m’a fait!

15-22. Les versets 15-17, qui annoncent de nouveau le discours d’Élihou, sont une sorte d’aparté. Élihou s’adresse aux assistants ou plutôt aux lecteurs. Il leur fait constater la carence des interlocuteurs de Job, ce qui justifie son intervention : «Je manifesterai mon savoir, moi aussi», mêmes termes qu’au verset 10. Il ne peut plus contenir son souffle intérieur, littéralement «le souffle de mon ventre», comme on a «mon ventre» pour «mon intérieur» au verset 19. Avec la Vulgate, vocaliser yebaqqêa’ «crève», au lieu de yibbaqêa’ «se crève» au verset 19. Il s’agit de la fermentation du vin dans des outres neuves. Élihou ne peut plus contenir son émotion. Il va laisser libre cours aux paroles qui se pressent en son sein. Au verset 21, l’expression «prendre le parti» est, en hébreu «lever le visage» : XIII, 8. Le sens propre du verbe kinnâh est «donner un titre» : Isaïe, xlv, 4. Élihou traite tout le monde sur le même pied. La flatterie aurait pour effet de mécontenter son créateur, qui l’emporterait comme le vent : xxvii, 21; xxx, 22.



CHAPITRE XXXIII

1 VEUILLE donc, ô Job, entendre mes paroles

et à tous mes discours prêter l’oreille :

2 voilà que j’ai ouvert ma bouche,

ma langue a parlé en mon palais!

3 Mon cœur répétera des paroles de science,

mes lèvres parleront clairement.

5 Si tu le peux, réplique-moi,

apprête-toi, tiens-toi devant moi!

6 Voici que, moi, je suis comme toi pour Dieu,

d’argile j’ai été pétri, moi aussi;

4 le souffle de Dieu m’a fait

et l’esprit de Shaddaï m’a vivifié :

7 ainsi donc ma terreur ne t’épouvantera point

et ma main sur toi ne pèsera pas!

XXXIII 1-7. Élihou s’adresse directement à Job. Il emploiera les mêmes expressions à l’adresse de ses amis dans XXXIV, 2. La bouche, la langue, le palais, organes de la parole, ne sont que les intermédiaires du cœur, de même que les lèvres : versets 2-3. Au verset 4, vocaliser yâshûr, au lieu de yoshér «droiture», et donner à la racine sh-w-r le sens de «répéter» qui reparaît aux versets 14 et 27. Les paroles de science, imrêy da’ath, au lieu de amârâ'y we-da’ath «mes paroles et la science». Comparer Proverbes, xix, 27. Ce n’est plus à Dieu que Job doit tenir tête, mais à un homme comme lui : versets 5-6. Pétri de la même argile, Élihou a été animé, lui aussi, du souffle divin : x, 8-11. L’esprit de Shaddaï dans xxxii, 8. Job n’a plus rien à craindre : verset 7, où les Septante suggèrent de lire kappî «ma main» plutôt que akpî «mon poids». Comparer XIII, 21; XXIII, 2.



8 Tu n’as fait que dire à mes oreilles

et j’ai entendu le son des paroles :

9 «Je suis pur, sans transgression,

je suis net et n’ai point de faute!

10, Mais voici qu’il trouve des prétextes contre moi,

il me considère comme un ennemi pour lui,

11 il met mes pieds dans les ceps,

il surveille tous mes pas!»

8-11. Le verset 8 a pour objet de montrer qu’Élihou a assisté à la discussion. Au verset 9, Élihou résume la thèse de Job, à savoir qu’il est innocent et qu’il ne mérite donc pas son malheureux sort. C’est Dieu qui cherche des prétextes, tô'anôth avec le syriaque, au lieu de tânû’ôth «hostilités» : Juges, xiv, 4. Le 2e hémistiche du verset 10 cite XIII, 24. Le verset 11 poursuit, en citant XIII, 27. On voit que les propos de Job sont spécialement visés par l’argumentation d’Elihou.



12 Or, en cela, tu n’as pas raison, te répondrai-je!

Puisque Éloah est plus grand que l’homme,

13 pourquoi lui as-tu fait grief

de ce qu’à toutes tes paroles il ne répond pas

14 C’est que Dieu parle une fois

et il ne le répète pas deux fois.

15 Dans un songe, vision de nuit,

alors que tombe une torpeur sur les hommes,

pendant qu’ils dorment sur un lit,

16 alors il fait une révélation aux hommes

et par des apparitions il les effraie.

17 Pour détourner l’homme de l’orgueil,

il cache à l’homme son action.

18 Il préserve son âme de la Fosse

et sa vie de passer par le Canal.

12-18. Rattacher au verset 13 le 20 hémistiche du verset 12 «Puisque Éloah est plus grand que l’homme, pourquoi, etc.». Allusion à IX, 2-3, où Job se plaint de ce qu’un homme n’obtient pas de réponse de Dieu. La racine sh-w-r, au verset 14, dans le sens de répéter : verset 3. Comparer XL, 5. Élihou s’inspire du songe d’Eliphaz (iv, 12 ss.), il cite presque textuellement iv, 13 au verset 15. Faire une révélation, en hébreu «découvrir l’oreille» : I Samuel, IX, 15; II Samuel, VII, 27. D’après l’interprétation des Septante, au verset 16, remplacer be-môsârâm yahtom il scelle par leur lien (ou leur correction)’, difficilement intelligible, par be-mar'îm yehittâm «par des apparitions il les effraie», à comparer avec VII, 14.

Le but de ces visions nocturnes est de détourner l’homme de l’orgueil. Au verset 17, lire miggêwah ma’asêhû, en transposant les mots gêwâh «orgueil» et ma’aséh «action», ce qui dispense de paraphraser un texte anormal. Le verset 18 montre le salut de l’homme instruit par la révélation divine. Par suite du parallélisme entre shâhath «fosse», qui représente la tombe, et le mot shélah dans l’expression «passer par le shélah» (xxxvi, 12), nous proposons de voir dans cet homonyme de shélah «trait» un équivalent de l’assyro-babylonien shalhu, shilihtu «canal». Il s’agit du canal qui conduit au Sheol sous notre terre. Sa vie, en hébreu «sa vivante», pour exprimer le principe de vie.



19 Il le corrige aussi par une douleur, sur son lit,

et par un continuel tremblement de ses os;

20 sa vie est dégoûtée [ ] du pain

et son âme de la nourriture appétissante,

21 sa chair disparaît au regard

et ses os sont amaigris, ils ne sont plus visibles,

22 son âme s’approche de la Fosse

et sa vie de la demeure des morts.

19-22. Nouveau mode d’avertissement divin : la maladie, le dépérissement. Le mot rîb (kethîb), au verset 28, appartient au même thème que l’assyro-babylonien rîbu «tremblement», ce qui donne un sens excellent : le tremblement des os et un symptôme de la fièvre. Parallélisme entre sa vivante, sa vie, et son âme au verset 20, comme au verset 18. Lire zihamâh «est dégoûtée», au lieu de zihamattû «l’a dégoûté» au verset 20. Le manque d’appétit, autre symptôme de la fièvre. La maigreur consécutive à la diète prolongée. On distingue la chair et les os qui disparaissent tant ils se sont résorbés : verset 21. Comparer le verset 22 au verset 18 pour la description de la mort. D’après les Septante «dans Hadès», lire meqôm mêthîm «lieu, demeure des morts» plutôt que memîthîm «ceux qui mettent à mort».



23 S’il y a près de lui un Ange,

un interprète d’entre mille,

pour révéler à l’homme son devoir

26 c et rendre à l’homme sa justice,

24 qu’il ait pitié de lui et dise :

«Exempte-le de descendre à la Fosse,

j’ai trouvé la rançon de son âme!»

23-24. Intervention d’un intermédiaire entre Dieu et le malade. C’est un Ange qui sert d’interprète. Le mot mêlîs «interprète», au sens propre, dans Genèse, XLII, 23. Il manque un hémistiche à la fin du verset 23, mais le dernier hémistiche du verset 26 «et il rend à l’homme sa justice» fournit un bon parallèle à «pour révéler à l’homme son devoir», la proposition infinitive pouvant se continuer par un verbe à un mode personnel : Psaume L, 16. Le mot pedâ’êhû, au verset 24, est dû à une mauvaise lecture de pedêhû «exempte-le» de descendre à la Fosse, c’est-à-dire au Sheol : Psaume xxx, 10. Comparer le verset 28. Restituer naphshô «son âme» tombé par haplographie à la fin du verset. La rançon de son âme, c’est-à-dire le rachat de sa vie.



25 Sa chair devient fraîche de jeunesse,

il revient aux jours de son adolescence,

26 il invoque Éloah et celui-ci se complaît en lui,

il voit sa face avec allégresse [],

27 il répète la chose aux hommes et dit :

«J’avais péché et fait dévier le droit,

mais il ne m’en a pas coûté :

28 il a exempté mon âme de passer par la Fosse

et ma vie voit la lumière!»

25-28. Effets de l’intercession de l’Ange. Retour à la fraîcheur de la jeunesse. Verbe rutaphash, développement d’une racine apparentée à r-t-b «être humide, frais, etc.». Le patient peut s’adresser à Dieu en toute sécurité. C’est l’homme qui voit la face de Dieu, en ce sens qu’il peut se présenter devant lui. La fin du verset 26 est transportée à la suite du verset 23. Au verset 27, verbe de la racine sh-w-r «répéter» : versets 3 et 14. À la fin du verset 27, «il ne m’en a pas coûté», littéralement «il ne m’a pas été rendu là pareille». Avec le verset 28 comparer le verset 24 réifié. Ma vie, en hébreu «ma vivante», parallèle à mon âme, comme aux versets 18, 22, 24.



29 Voilà tout ce que fait Dieu,

deux fois, trois fois, à l’égard de l’homme,

30 pour ramener son âme de la Fosse,

pour qu’il soit éclairé de la lumière des vivants!

29-30. Conclusion de la thèse d’Élihou. La formule «deux fois, trois fois» pour marquer la répétition ou la continuité. Comparer V, 19; XL, 5. Toujours le souci de ramener le mourant à la vie : versets 24, 28. La lumière des vivants, par opposition aux ténèbres de la mort : Psaume LVI, 14.



31 Sois attentif, Job, écoute-moi,

tais-toi et, moi, je parlerai :

32 s’il est des mots, réplique-moi,

parle, car je veux te donner raison;

33 sinon, toi, écoute-moi,

tais-toi et je t’enseignerai la sagesse.

31-33. Rappel à l’attention. Comparer le verset 1. Une certaine ironie apparaît au verset 32. Élihou sait que Job n’aura rien à répondre. Il va pouvoir «enseigner la sagesse», en s’adressant aux sages dans xxxiv, 2.



CHAPITRE XXXIV

1 ELIHOU prit la parole et dit :

XXXIV 1. Nouveau discours d’Élihou. Voir xxxii, 6.



2 Entendez, sages, mes paroles

et vous, savants, prêtez-moi l’oreille,

3, car l’oreille discerne les paroles,

comme le palais goûte le manger;

4 examinons pour nous ce qui est juste,

sachons entre nous ce qui est bien!

2-4. Élihou s’adresse maintenant aux amis de Job et, par-dessus leur tête, aux sages et aux savants qui s’intéressent au problème du mal. Il cite, au verset 3, avec une légère variante, le dicton de Job dans XII, 11.



5 Puisque Job a dit : «Je suis juste,

mais Dieu a écarté mon droit,

6 concernant mon droit il ment,

ma plaie est incurable, quoique je sois innocent!»

7 Quel homme est comme Job

qui boit la moquerie comme l’eau,

8 qui va de compagnie avec les fauteurs d’iniquité

et marche avec les hommes de méchanceté?

9 C’est qu’il a dit : «L’homme n’a point de profit

à mettre sa complaisance en Élohim.»

10, Mais, hommes de cœur, écoutez-moi!

Loin de Dieu la méchanceté

et de Shaddaï l’injustice!

11, Car l’œuvre de l’homme, il la lui rend,

et d’après la conduite de l’homme, il le traite!

5-11 Au verset 5, allusion à xxvii, 2. Au verset 6, la première personne «je mens» a remplacé la 3e «il ment», soutenue par les Septante. On a voulu éviter l’attribution du mensonge à Dieu. Au lieu de hissî «ma flèche», lire mahasî «ma plaie», qui a naturellement pour attribut ânûsh «incurable». Quoique je sois innocent, littéralement sans transgression”. Avec le verset 7 comparer xv, 16. Job est successivement assimilé aux moqueurs, aux fauteurs d’iniquité, aux hommes de méchanceté, c’est-à-dire à tous ceux qui font fi de la morale et de la religion. Comparer xxii, 15-17, où Éliphaz demande à Job s’il suit la voie de jadis, celle qu’ont foulée les hommes d’iniquité”. Au verset 9 est condamnée la théorie suivant laquelle la vertu n’et pas récompensée ici-bas. C’est la thèse de Job, qui proteste de son innocence, au milieu de ses malheurs. Élihou en appelle aux hommes de cœur”, le cœur étant le siège de la sagesse : VIII, 10; IX, 4; XII, 3, etc. Dieu et Shaddai au verset 10, comme dans le premier discours d’Élihou : XXXIII, 6. La morale traditionnelle, à savoir que Dieu rend à chacun selon ses œuvres, est bien exprimée au verset 11; à comparer avec Psaume LXII, 13; Proverbes, xxiv, 12.



12 Non, en vérité, Dieu ne fait pas le mal

et Shaddaï ne fait pas fléchir le droit!

13 Qui lui a confié sa terre

et qui l’a chargé du monde entier?

14 S’il ramène à lui [ ] son souffle

et retire à lui son esprit,

15 toute chair expire à la fois

et l’homme retourne en poussière.

12-15. La méchanceté ou l’injustice sont inconcevables quand il s’agit de Dieu. Élihou reprend à son compte la thèse de Bildad (VIII, 3), qui montre l’injustice incompatible avec les perfections de Dieu ou de Shaddai. Comparer le verset 10. C’est que Dieu a en charge la terre et le monde entier. Au verset 14, on s’accorde à retrancher libbô son cœur”, qui fait double emploi avec son souffle” à rattacher au premier hémistiche. Comparer Psaume CIV, 29. Le principe de vie est le souffle de Dieu dans l’homme : xxxii, 8. Si ce principe retourne à Dieu, c’est la mort pour toute chair, c’est-à-dire pour tout être de chair, animal ou homme : verset 15. Le retour à la poussière comme dans x, 9, d’après Genèse, III, 19.



16 Que si tu as de l’intelligence, écoute ceci,

prête l’oreille au son de mes paroles!

17 Est-ce que vraiment celui qui hait le droit gouvernerait

et condamneras-tu le grand juste?

18 Lui qui dit à un roi : Vaurien!

À des nobles : Méchant!

19 Lui qui ne prend pas le parti des princes

et ne distingue pas un riche d’un pauvre,

puisqu’ils sont tous l’œuvre de ses mains :

20 en un instant ils meurent et passent;

au milieu de la nuit s’agite un peuple

et il dépose sans effort un potentat.

16-20. Nouveau rappel à l’attention. Les propos de Job tendent à accuser d’injustice le grand juste” : verset 17. Celui-ci deviendrait celui qui hait le droit”, c’est-à-dire qui n’en fait pas de cas. Verbe hâbash lier, panser”, au sens de gouverner”. Vocaliser ha'omêr le disant, lui qui dit”, d’après les versions, au lieu de ha —’ amor «est-ce à dire», au verset 18. L’épithète «vaurien», en hébreu belî-ya’al «vaut rien», d’où Belial : Deutéronome, XIII, 14; Juges, XIX, 22; I Samuel, I, 16; II, 12, etc. Prendre le parti, au verset 19, littéralement «relever la face» : xxxii, 21. Le riche est rendu par l’hébreu shôa», qui signifie proprement «celui qui est au large». Le verset 20 insiste sur le fait que toutes les créatures, œuvre des mains de Dieu (verset 19), n’ont qu’une existence éphémère. Nous transposons we-ya`aborû «et ils passent» après «ils meurent», ce qui permet d’équilibrer les deux derniers hémistiches qui font allusion à une émeute populaire. Sans effort, littéralement «non par la main». Les verbes sont au pluriel, le sujet étant le collectif «un peuple». Un potentat, même mot que dans xxiv, 22.



21, Car ses yeux surveillent les voies de l’homme

et il voit tous ses pas;

22 point de ténèbres et point d’ombre,

pour que s’y cachent les fauteurs d’iniquité.



(23-24 après le verset 25)



25, Mais il connaît leurs actions,

il les renverse, dans la nuit, et ils sont écrasés!

21-25. Rien n’échappe à l’œil de Dieu : voir xxiv, 23; xxxi, 4. Ténèbres et ombres du verset 22 dans III, 5; X, 21. Les fauteurs d’iniquité comme au verset 8. Comparer Psaume cxxxix, 11-12, où l’on voit que les ténèbres ne peuvent dérober l’homme à la surveillance du créateur. Placer le verset 25 à la suite du verset 22 dont il est le commentaire. C’est la nuit que Dieu exerce ses représailles, comme au verset 20.



23 C’est qu’il n’impose pas à l’homme un rendez-vous

pour qu’il aille devant Dieu en justice :

24 il brise les grands sans enquête

et il en constitue d’autres à leur place;



(25 après le verset 22)



26 comme des méchants, il les gifle,

à l’endroit où il y a des spectateurs,

27 parce qu’ils se sont détournés de sa suite

et n’ont pas compris toutes ses voies,

28 en faisant monter vers lui le cri du faible

et le cri des pauvres qu’il entend.

23-28. Dieu ne comparaît pas en justice avec l’homme, il est au-dessus de tout arbitrage IX, 32. Lire mô’êd «rendez-vous» au lieu de `ôd «encore», au verset 23, le mêm initial étant tombé par haplographie. Dieu dispose du pouvoir à sa guise. Nous avons replacé le verset 25 dans son contexte normal à la suite du verset 22. Le verset 26 montre comment Dieu se comporte vis-à-vis des tyrans qu’il gifle en public «comme des méchants». Le relatif ashér, superflu au début du verset 27, a sa place marquée entre «l’endroit» et «les spectateurs» du verset 26 : «à l’endroit où il y a des spectateurs», en public. La raison du châtiment est donnée dans les versets 27-28. C’est la méconnaissance des voies divines, c’est-à-dire de la conduite de Dieu dans le monde et des préceptes qu’il donne aux hommes. De là l’oppression des faibles et des pauvres, dont les clameurs parviennent aux oreilles de Dieu.



29 Que s’il se repose, qui l’ébranlera?

Et s’il se voile la face, qui l’apercevra?

30 Or il surveille nation et individu,

pour que nul ne règne [] de ceux qui attrapent le peuple.

29-30. Dieu n’est pas dépendant de l’action des hommes, car c’est lui qui, placé au-dessus d’eux, les régit par son autorité. Qui l’ébranlera? L’hébreu yarshia’ «condamnera» est dû à une métathèse de yar’ish «ébranlera». Au lieu de yâhad «ensemble», à la fin du verset 29, lire yâhaz «verra», qui, avec la préposition al «sur» devant le complément, fournit le sens de «surveiller». Au verset 30, le mot superflu hânêph «mécréant» provient du verset 31, où nous le plaçons comme sujet de la première phrase.



31 Si un mécréant dit à Éloah : «J’ai été séduit,

je ne ferai plus de mal;

32 jusqu’à ce que je voie, instruit-moi,

si j’ai commis l’injustice, je ne recommencerai pas!»

33 Est-ce que, d’après toi, Il rendra la pareille?

Puisque tu as méprisé [la leçon],

puisque c’est toi qui apprécies, et non moi,

dis donc ce que tu sais!

31-33. Ces versets sont parmi les plus difficiles à interpréter dans l’état actuel du texte. Le début «car à Dieu a-t-il dit?» réclame un sujet que nous avons dans hânêph «un mécréant» du verset 30. Lire alors éloah âmar, au lieu de êl hé'âmar, ce qui donne comme premier hémistiche «Si un mécréant dit à Éloah». Hypothèse de la conversion. Le mécréant avoue sa faute : «J’ai été séduit», en lisant nishshê'thî au lieu de nâsâ'thî «j’ai porté». L’écriture reste la même, seule la vocalisation diffère. Au verset 32, «sans» est dû à une dittographie de la syllabe qui termine le verset 31. Lire simplement adêy «jusqu’à ce que». La conversion est accompagnée du ferme propos : «Si j’ai commis l’injustice, je ne recommencerai pas». L’interrogation au début du verset 33 ramène Éloah du verset 31 comme sujet sous-entendu. Dieu cesse de punir quand l’homme revient à lui et se repent de ses fautes. Le complément de «puisque tu as méprisé…» a disparu du texte. On pourrait songer à mûsâr «la leçon» d’après V, 17. Élihou somme son ami de répondre à ses arguments. Naturellement Job se tait. C’est toi qui apprécies, littéralement «c’est toi qui choisis».



34 Les hommes de cœur me diront,

et tout homme sage qui m’écoute :

35 «Job ne parle pas avec science

et ses paroles ne sont pas selon la raison!»

36, Mais Job sera examiné jusqu’au bout,

au sujet de réponses dignes des hommes d’iniquité,

37, car il ajoute à son péché :

au milieu de nous il met en doute sa transgression

et il multiplie ses paroles contre Dieu!

34-37. Comme au verset 10, Élihou en appelle aux «hommes de cœur», c’est-à-dire à ceux qui possèdent l’intelligence, la sagesse. Ils sont d’accord avec Élihou pour reconnaître que les propos de Job ne sont pas raisonnables. Mais la discussion n’est pas close. Lire abâl «mais», avec les Septante, au lieu de âbi «mon père», au début du verset 36. Les hommes d’iniquité comme dans xxii, 15. Nous rattachons pésha «transgression» au 2e hémistiche du verset 37. Verbe sâphaq, avec le sens de «douter, mettre en doute», attesté en araméen. Le grand sujet de grief contre Job est précisément de nier sa culpabilité, cause de ses malheurs : xxxiii, 8 ss. ; xxxv, 5 ss. Ainsi les paroles de Job deviennent offensantes pour Dieu.



CHAPITRE XXXV

1 ELIHOU prit la parole et dit :

XXXV 1. Nouveau discours d’Élihou. Voir xxxrv, 1.



2 As-tu considéré ceci comme judicieux,

as-tu pensé : c’et ma justification devant Dieu?

3 quand tu dis : «Que t’importe?

Que te fais-je si je pèche?»

2-3. Élihou reproche à Job d’avoir voulu se justifier, en prétendant que Dieu ne s’intéresse pas à ses actions. Le verset 3 vise la parole de Job dans vii, 20. Le texte du 2e hémistiche est à rétablir d’après les Septante : mâh’ éph`al’ hâtâ’thî «que te fais-je, si je pèche?», très peu différent du texte actuel et en harmonie avec VII, 20.



4 Moi, je te répondrai des paroles

et à tes amis avec toi!

5 Regarde les cieux et vois;

considère les nuages : ils sont plus hauts que toi!

6 Si tu pèches, que produis-tu en lui

et si tes transgressions sont nombreuses, que lui fais-tu?

7 Si tu es juste, que lui donnes-tu

ou que reçoit-il de ta main?

8 C’est à un homme comme toi que va ta méchanceté

et à un fils de l’homme ta justice!...

4-8. Élihou s’adresse à Job et à ses amis : xxxii, 2-3. Le verset 5 s’inspire de xxii, 12-13. Il insiste sur la transcendance divine. Le verset 6 est une concession à la thèse de Job, mais il a pour contrepartie le verset 7, où l’on voit que la justice de l’homme n’ajoute rien aux perfedions de Dieu. D’où la conclusion du verset 8 : c’est l’homme qui est victime de la méchanceté ou qui profite de la vertu de son semblable.

… … …



9 Par l’excès d’oppression ils crient,

ils clament sous le bras des grands!

10, Mais ils n’ont pas dit : «Où est Eloah qui nous a faits,

lui qui fait retentir des chants dans la nuit,

11 lui qui nous instruit par les bêtes de la terre

et par les oiseaux des cieux nous rend sages?»

12 Dès lors ils crient — mais sans qu’Il réponde —

À cause de l’orgueil des méchants!

13 C’est en pure perte : Dieu n’entend pas

et Shaddaï ne l’aperçoit pas!

9-13. Élihou montre pourquoi Dieu ne répond pas aux clameurs des misérables en butte aux injustices des grands. Le lien est difficile à saisir entre ce couplet et celui qui précède. Job a déjà constaté qu’Éloah n’entend pas la prière des mourants et des blessés : xxiv, 12. Selon Élihou, c’est qu’ils n’ont pas su à qui s’adresser, alors que la présence de Dieu est signalée par des chants dans la nuit. À l’homme de prêter l’oreille à ces voix mystérieuses, puisqu’il possède une intelligence qui le met au-dessus des bêtes de la terre et des oiseaux du ciel : verset 11. Les versets 12-13 montrent comment Dieu fait la sourde oreille. Parallélisme entre Dieu et Shaddaï : xxxiii, 4; xxxiv, 10. À cause de l’orgueil des méchants (verset 12) sa rapporte à «ils crient», les mots «mais sans qu’il réponde» formant une incise.



14 Combien moins quand tu dis que tu ne l’aperçois pas,

qu’un procès est devant lui et que tu l’attends,

15 et encore, quand tu dis que sa colère ne punit rien

et qu’il ne connaît pas bien la transgression!

16 Oui, Job ouvre sa bouche dans le vide,

c’est par manque de science qu’il multiplie les mots!

14-16. Nouveaux reproches à Job, qui s’est plaint de n’apercevoir Dieu nulle part (xxiii, 8-9). Il a pourtant préparé les pièces de son procès, mais il reste à attendre le souverain juge. Un autre grief d’Élihou est la théorie de Job sur l’impunité des méchants et le bonheur dont ils jouissent sur terre : xxi, 7 ss. Au lieu de pash, au verset 15, lire pésha’ «transgression», texte lu par Théodotion, Symmaque, la Vulgate scelus. Élihou se tourne ensuite vers les amis de Job auxquels il a promis de répondre au verset 4. Dans le vide, au verset 16, littéralement «en vain, pour rien, etc.».



CHAPITRE XXXVI

1 ELIHOU continua et dit :

XXXVI 1. Suite du discours d’Élihou.



2 Attends-moi un peu et je t’instruirai,

car il y a encore des paroles pour Éloah!

3 Je porterai mon savoir au loin

et à celui qui m’a fait je donnerai raison,

4, car en vérité mes paroles ne sont pas mensonge,

c’est un parfait en science qui est près de toi!

2-4. Le premier hémistiche du verset 2 est composé de mots araméens. Élihou a conscience de la longueur de ses discours, il sollicite la patience de son interlocuteur. Porter son savoir au loin (verset 3), c’est le faire parvenir à tous les échos et le transmettre à la postérité. Celui qui m’a fait, comme dans xxxi, 15 et xxxii, 22, pour désigner Dieu.



5 Oui, Dieu est grand en force

et il ne méprise pas celui qui est pur de cœur;

6 il ne fait pas vivre le méchant

et il rend justice aux pauvres,

7 il n’enlève pas au juste son droit.

5-7. Doxologie pour montrer la science théologique d’Élihou. Transposer le mot koah «force» après kabbîr «grand», au verset 5, et remplacer le second kabbîr par bar «pur», d’après la version syriaque. Comparer viii, 20; IX, 4. Le verset 6 se comprend de lui-même comme réponse à xxi, 7. Lire dînô «son droit» plutôt que «ses yeux», au verset 7, dont le premier hémistiche se rattache au verset 6. Le verbe qui manque dans le 2e hémistiche est shath «il a placé» (Psaume cxxxii, r 1), qu’une confusion des consonnes shin et aleph a transformé en la particule éth. L’orgueil des rois est cause de leur perte.



Or il a placé des rois sur le trône

et les fait siéger pour toujours! Mais ils se sont exaltés,

8 et les voilà liés dans des entraves,

ils sont attachés avec des cordes d’affliction!

9 Alors il leur dévoile leur œuvre

et leurs transgressions, à savoir qu’ils s’enorgueillissaient;

10 il leur fait une révélation, à titre d’avertissement,

et il ordonne qu’ils se convertissent de l’iniquité.

11 S’ils écoutent et se soumettent,

ils achèvent leurs jours dans le bonheur

et leurs années dans les délices.

12 Et s’ils n’écoutent pas, ils passent par le Canal,

ils expirent par manque de science!

13 Quant aux hypocrites de cœur, qui gardent rancune,

qui ne crient pas quand il les enchaîne,

14 leur âme meurt dans la jeunesse

et leur vie dans l’adolescence!

7-14. Nous avons dans les versets 7-10 une allusion à l’épisode de Manassé d’abord coupable, puis chargé de chaînes, enfin repentant : II Chroniques, xxxiii, 10-13. Dieu révèle leur conduite aux rois déchus : versets 9-10. Il leur fait une révélation, littéralement «il leur découvre l’oreille», comme dans xxxiii, 16.

Double hypothèse dans les versets 11-12 : ou bien conversion et bonheur parfait jusqu’à la mort, ou bien révolte suivie d’une mort prématurée. Passer par le Canal, pour signifier mourir” : xxxiii, 18, 28. Manque de science, comme dans xxxv, 16. Au lieu de yâsîmu posent” ou déposent” la colère, au verset 13, lire probablement yishmerû gardent” la colère, au sens de garder rancune” : Jérémie, III, 5; Amos, I, 11. Il s’agit des gens qui ne reconnaissent pas la main de Dieu dans les coups dont ils sont frappés et qui ne crient pas vers lui dans leurs fers. Au verset 14, leur vie, en hébreu leur vivante”, synonyme de leur âme : xxxiii, 18, 20, 22, 28. Dans l’adolescence, littéralement à l’âge des prostitués”, d’après le sens de qedêshim dans Deutéronome, xxiii, 18, etc. Ces prostitués mâles étaient naturellement des adolescents.



15 Il sauve les pauvres par leur pauvreté

et par la misère il leur fait une révélation.

16 De même il t’écartera de la gueule de la détresse,

ce sera abondance sans restriction, au lieu de cela,

et [] ta table sera remplie de graisse.

17 Et tu jugeras [] le jugement du méchant

et tes mains saisiront la justice.

18 Prends garde qu’on ne te séduise par une générosité

et qu’une copieuse gratification ne te fasse dévier!

15-18. Le suffixe pluriel, à la fin du verset 15, invite à considérer le pauvre” comme un collectif, d’où les pauvres” et leur pauvreté”. Il leur fait une révélation, même tournure qu’au verset 10. La détresse guette l’homme comme ferait un fauve, d’où la gueule, littéralement la bouche”, de la détresse au verset 16. Au lieu de cela, suffixe féminin au sens du neutre, pour marquer l’état du patient. Omettre nahath, dû à une dittographie du mot précédent. Le mot mâlé «sera rempli», du verset 16, a été répété au verset 17, où il faut lire tâdîn «tu jugeras» comme fin du premier hémistiche. Compléter ensuite la phrase finale par yâdéy-kâ «tes mains» d’après Deutéronome, xxxii, 41. Le verset 18 est une mise en garde contre les abus qu’entraînent les pots-de-vin.



[19-20 en note]

19-20. Les versets 19-20, très difficiles à interpréter, vu l’état du texte, semblent provenir d’un autre passage. Ils n’appartiennent plus au sujet. En voici la traduction la plus probable : «Peut-on comparer ton cri vers lui, dans la détresse, et toutes les énergies de la force? N’aspire pas après la nuit, pour que des peuples montent à leur place».



21 Garde-toi de te tourner vers l’iniquité :

c’est à cause de cela que tu as été éprouvé par l’affliction.

21. Le verset 21 fait suite au verset 18. Nouveau conseil d’Élihou, justifié par la constatation des malheurs de Job. Avec la version syriaque, vocaliser bohartâ «tu as été éprouvé», au lieu de bâhartâ «tu as préféré».



22 Oui, Dieu est sublime par sa force :

qui est un maître comme lui?

23 Qui lui a imposé sa conduite?

Et qui lui a dit : «Tu as commis l’injustice»?

24 Souviens-toi de magnifier son œuvre

qu’ont chantée les hommes!

25 Tout homme la contemple,

tout homme la regarde de loin.

26 Oui, Dieu est grand et nous ne savons à quel point!

Le nombre de ses années et insondable.

27 Il attire les gouttes d’eau,

il volatilise en sa vapeur la pluie,

29 que déverseront les nuages,

qu’ils distilleront sur la multitude;

31, car c’est par eux qu’il alimente les peuples,

qu’il donne de la nourriture en abondance.

22-28-31. Nouvelle doxologie d’Élihou : voir verset 5 ss. Un maître, môréh, au sens du latin magisler, maître qui instruit et corrige. Avec le verset 23 comparer xxxiv, 13. Dieu échappe à tout contrôle. Sa conduite, littéralement «sa voie». Les hommes du verset 24 sont les poètes, les psalmistes, les chantres des perfections divines.

L’œuvre de Dieu dans la création est visible aux yeux de l’homme, bien qu’il ne puisse l’apercevoir que de loin : verset 25. Noter : «Oui, Dieu», au verset 26, comme aux versets 5, 22.

Le phénomène de la pluie est l’une des marques les plus sensibles de la grandeur et de la bonté de Dieu. Le phénomène est décrit dans les versets 27-28. Les gouttes d’eau sont d’abord attirées de la mer et des fleuves dans l’atmosphère où elles se volatilisent en vapeur. Le sens de «volatiliser» se comprend très bien pour la racine z-q-q «purifier; filtrer, etc.». Lire le verbe au singulier. Le mot «êd «vapeur», plutôt que «flot» de Genèse, 11, 6, où il s’agit d’un emprunt à l’assyrien edû. Ce sont les nuages qui déversent sur la multitude, littéralement «homme nombreux», la vapeur condensée dans les nuées. Au verset 28 se rattache directement le verset 31, où il s’agit des bienfaits de la pluie. Comparer Psaume CIV, 13-15. Lire yâzûn «il alimente» plutôt que yâdîn «il juge».



29 Qui comprendra aussi les déploiements de la nue,

les grondements de sa hutte?

30 Voici qu’il a déployé sa vapeur

et a voilé les profondeurs de la mer;



[verset 31 après 28]



32 à deux mains il a levé un éclair

et lui a enjoint de frapper au but.

33 Il en avertit son pasteur,

le troupeau qui flaire la tempête.

29-33. Les nuages, d’où va gronder l’orage. Lire «qui?», avec la version syriaque, au lieu de im «si», au début du verset 29. Sa hutte, c’est-à-dire le nuage où réside le Dieu des orages : Psaume XVIII, 12. Lire êdô «sa vapeur», avec Théodotion, au lieu de ôro «sa lumière» au verset 30 : confusion du rêsh et du daleth. Les profondeurs, littéralement «les racines» de la mer, l’endroit le plus bas. L’orage s’étend sur les mers comme sur la terre.

Dieu, de sa hutte, va brandir son arme, qui est l’éclair. Il a levé, au verset 32, grâce à une légère correction : nissâ’ au lieu de kissâh «il a couvert». Usage du mot ôr «lumière» pour signifier un éclair : xxxvii, 3, 11, 15.

Tel qu’il est, le verset 33 n’offre pas de sens. La présence du mot miqnéh «troupeau» et du mot al'ôlâh «tempête», devenu al — ôléh, nous invite à reconnaître dans ce vers l’effet produit sur les troupeaux par l’approche de la tempête, effet constaté par les anciens : Virgile, Géorgiques, I, 370 ss. Nous proposons simplement de vocaliser ro’ô «son pasteur», au lieu de rê’ô «son prochain» et de voir dans aph du 2e hémistiche un succédané de shô'éph «flairant». Le troupeau qui flaire la tempête est le sujet de la première proposition.



CHAPITRE XXXVII

1 C’EST aussi pour cela que palpite mon cœur

Et qu’il bondit hors de sa place!

2 Écoutez donc le fracas de sa voix

et le murmure qui sort de sa bouche.

8 Sous tous les cieux il lance son éclair

et celui-ci atteint aux extrémités de la terre.

4 Derrière lui mugit une voix :

Il tonne de sa voix superbe

et ne retient pas les [foudres],

lorsqu’est entendue sa voix.

XXXVII 1-4. L’approche de l’orage (xxxvi, 33) fait palpiter le cœur d’Élihou. La voix de Dieu est le tonnerre : xxviii, 26, où le pluriel qolôth «les voix» désigne les coups de tonnerre. Au verset 3, «il le lance» anticipe le complément «son éclair» du 20 hémistiche. D’où notre traduction. Son éclair, en hébreu «sa lumière» : xxxvi, 32. Les extrémités de la terre, littéralement «les ailes, les coins», comme dans xxxviii, 13. Après les éclairs, le tonnerre : verset 4. Trois fois le mot «voix» pour exprimer le tonnerre, déjà rendu par «voix» au verset 2. Le mot ber âqîm «foudres» a disparu, par haplographie, après ye`aqqêb, devenu ensuite ye’aqqebêm «il les retient».



5 Dieu, par sa voix, opère des merveilles,

il fait de grandes choses que nous ne savons point,

6 quand à la neige il dit : Tombe à terre! []

et aux pluies d’averse : Soyez fortes!

7 Sur tout homme il met un sceau,

pour que tous les hommes connaissent son action.

8 Et l’animal rentre au repaire,

dans ses tanières il demeure.

5-8. Ici le mot «voix» garde son sens propre, qui sera précisé par le verset 6. Lire alors ya’amol «il opère» au lieu de yar’êm «il tonne», influencé par la description qui précède. Au verset 6, les mots we géshém mâtar «et averse de pluie» proviennent d’une dittographie des mots suivants. Vocaliser ozzû «soyez fortes!», au lieu de uzzô «sa force». D’après IX, 7 lire be’ad «à travers, derrière, sur» au lieu de be-yad «dans la main» au verset 7. Dieu met les gens sous scellés pour les empêcher de sortir. Image de la pluie qui retient chacun chez soi. Les animaux, comme les humains, restent au logis : verset 8.



9 Du sud arrive un tourbillon

et du nord le froid;

10 par le souffle de Dieu est produite la glace

et l’étendue des eaux se solidifie.

11 Parfois la nue lance un foudre,

la nuée dissémine son éclair

12 et celui-ci tournoyant en cercles,

[circule] d’après ses plans,

si bien qu’ils font tout ce qu’il leur ordonne,

sur la face de son monde terretre :

13 soit pour un châtiment Il accomplit sa volonté,

soit pour miséricorde Il la réalise.

9-13. Autres météores. Le sud est exprimé par «la Chambre», qui rappelle les Chambres du Sud de ix, 9. Le nord est rendu par mezârîm «les dispersants», c’est-à-dire les nuages du nord qui, dans la tradition juive et arabe, dispersent la pluie. Au verset 10, vocaliser yuttan «est produite», d’après les auteurs hexaplaires et le Targum, plutôt que yittên «il produit». L’inexplicable berî du verset 11 provient de bârâq «foudre». Son éclair, en hébreu «sa lumière», comme au verset 3. Le verset 12 décrit les tournoiements de l’éclair. Pour équilibrer les quatre hémistiches, nous suppléons yithallêk «circule», qui a pu tomber par haplographie après mithappêk «tournoyant». On a ensuite «pour qu’ils fassent tout ce qu’il leur ordonne», les suffixes pronominaux se rapportant au foudre et à l’éclair. Son monde terrestre, en hébreu «le monde de sa terre», comme dans Proverbes, VIII, 31. Vocaliser arsoh «sa terre». Dieu est sujet des verbes, au verset 13, où une mauvaise coupure a donné «im le -» arsô «soit pour son pays», au lieu de yemallê’resôno «il accomplit sa volonté».



14 Prête l’oreille à ceci, Job,

arrête-toi et observe les merveilles de Dieu !

15 Sais-tu comment Éloah leur commande

et comment sa nuée fait briller un éclair?

16 Sais-tu quelque chose des balancements de la nue,

miracles du parfait en science?

17 Toi, dont les vêtements sont chauds,

quand se repose la terre au vent du midi,

18 étendras-tu, avec Lui, des nuages,

solides comme un miroir de métal fondu?

19 Pais-moi savoir ce que nous lui dirons :

nous n’argumenterons plus, par suite des ténèbres!

20 Est-ce qu’on lui raconte, quand je parle?

Quand un homme a dit, est-ce qu’il est informé?

14-20. Élihou va faire subir un examen à Job sur les merveilles de la nature, qui sont aussi les merveilles du créateur : verset 5. Les météores reparaissent. D’abord l’éclair, même expression qu’aux versets 3 et 11, «une lumière». Les balancements de la nue, au lieu des déploiements de xxxvi, 29. Le parfait en science, c’est Dieu, alors qu’Élihou s’est donné comme parfait en science dans xxxvi, 4. Le vent du sud, simplement «le sud», en hébreu dârôm de Deutéronome xxxiii, 23.

Au verset 18, allusion à la coutume des anciens de fabriquer les miroirs en métal fondu. Par suite des ténèbres, au verset 19, c’est-à-dire «à cause de l’obscurité dans laquelle nous nous trouvons». D’ailleurs, il est inutile de tant discuter, puisque Dieu ne se soucie pas des propos tenus par les humains : verset 20.



21 Et maintenant on ne voyait plus la lumière,

et elle était obscurcie par les nuages,

mais un vent a passé et les a balayés.

22 Du Nord arrive une clarté,

autour d’Éloah est une gloire redoutable;

23 Shaddaï, nous ne l’atteignons pas!

Il est grand en force et en jugement,

il est maître en justice, il n’opprime pas;

24 c’est pourquoi le craignent les hommes :

il ne regarde même pas tous les sages de cœur!

21-24. Élihou revient à sa description de l’orage, qui faisait pressentir l’intervention divine. Un vent passe et balaie les nuages. Au verset 22, lire zohar «clarté» plutôt que zâhâb, «or» : Ézéchiel, VIII, 2; Daniel, XII, 3. Éloah et Shaddaï : XXXIII, 4; xxxiv, 10; xxxv, 13. La lumière qui entoure Dieu éblouit l’homme. On ne peut que répéter presque inconsciemment les perfections divines : verset 23, à comparer avec xxxvi, 22. La crainte est le seul sentiment que l’on doit éprouver devant le Dieu qui «ne regarde même pas tous les sages de cœur». Les sages de cœur, les détenteurs de la sagesse qui a son siège dans le cœur : lx, 4; xxxxv, 10. Fin des discours d’Élihou, qui ne reparaîtra plus sur la scène.



CHAPITRE XXXVIII

1 ET Iahvé répondit à Job, du sein de la tempête, et il dit :

XXXVIII I. La parole est à Iahvé. Les discours d’llihou ont été amenés par un prologue à part (xxxii, 1-6), ils se terminent sans conclusion (xxxvii, 24). Iahvé s’adresse directement à Job, qui a fait sa propre apologie et a demandé que Shaddaï lui réponde (xxxx, 35-y7). L’intervention d’Élihou est un hors-d’œuvre dans la contexture du livre de Job.



2 Qui est celui qui obscurcit la Providence

par des mots dépourvus de science?

3 Ceins donc tes reins comme un homme :

je te questionnerai et tu m’instruiras.

2-3. C’est à Job que fait allusion Iahvé en parlant de «celui qui obscurcit la Providence». La Providence, en hébreu «le conseil» de Dieu, d’après XII, 13. Le verset 3 sera répété dans xi, 7. Ceins tes reins, pour te préparer à la lutte : Jérémie, I, 17. Job va subir un véritable interrogatoire.



4 Où étais-tu quand je fondai la terre?

Indique-le, si tu sais la vérité.

5 Qui a fixé ses mesures, si tu le sais,

ou qui a tendu sur elle un cordeau?

6 En quoi ses socles furent-ils enfoncés,

ou qui posa sa pierre angulaire?

7 Quand chantaient en chœur les étoiles du matin

et que tous les fils d’Élohim acclamaient.

8 Qui enferma, à deux battants, la mer,

Quand elle jaillissait, quand elle sortait du sein?

9 Quand je mis une nuée pour son vêtement

et un nuage pour son maillot.

10 Puis je lui imposai ma limite,

je brisai verrou et battants,

11 et je dis : «Jusqu’ici tu viendras et ne continueras point;

ici se brisera l’orgueil de tes flots!»

4-11. La création racontée par Dieu. L’un des plus beaux morceaux de la poésie hébraïque.

La terre est comparée à un édifice dont l’architecture est le secret de Dieu. Tendre le cordeau, au verset 5, comme dans Zacharie, I, 16, pour mesurer les parties d’un monument. Les socles sont les soutiens des colonnes sur lesquelles la terre repose d’après IX, 6.

La pierre angulaire, qui s’appelle aussi «tête d’angle» (Psaume cxviii, 22), couronne l’édifice. L’inauguration se fait au verset 7.

L’homme n’existe pas encore; ce sont les astres, en particulier les étoiles du matin, qui entonnent l’hymne de la dédicace au lever du soleil. À leur chœur répond celui des fils de Dieu, c’est-à-dire des Anges : 1, 6; II, 1. Après la terre, la mer, l’élément tumultueux que la création doit discipliner. Lire, avec la Vulgate, mi sâk «qui a enfermé?» plutôt que wa-yâsék «et il enferma».

La mer sort des entrailles de la Terre, comme un enfant qui vient de naître, et Dieu lui donne les nuages pour vêtement. Noter l’emploi de hathullâh au sens de «maillot», d’après l’usage du verbe hathal «emmailloter» dans Ézéchiel, xvi, 4. Transposer, au verset 10, les verbes «j’imposai» et «je brisai». Dieu impose une limite à la mer. Il n’est plus besoin de verrou, ni de battants de porte (verset 8); l’ordre divin, exprimé au verset 11, suffit à contenir la révolte des flots. Le texte actuel yâshîth bi-ge'on «il mettra à l’orgueil» et dû à une mauvaise coupure de yishtabbêr ge'on «se brisera l’orgueil», leçon soutenue par les Septante et la Vulgate.



12 As-tu, jamais de ta vie, commandé au matin,

fait connaître à l’aurore sa place?

13 Pour qu’elle saisisse les coins de la terre

et qu’en soient secoués les méchants.

14 Elle devient comme de la terre sigillée

et elle se teint comme un vêtement.

15 Alors aux méchants est refusée leur lumière

et le bras levé est brisé.

12-15. La naissance du jour. Le matin et l’aurore obéissent aux ordres de Dieu. La terre est comme un tapis qui a quatre coins (xxxvii, 3). Durant la nuit, les méchants se livrent à leurs méfaits à la faveur de l’obscurité (xxiv, 15-16). Mais l’aurore secoue le tapis et ils disparaissent à l’approche de la lumière.

La terre sigillée, littéralement «argile de sceau», comme en arabe, est la terre de Lemnos qui n’était vendue que marquée d’un sceau (Pline, Nat. Hist. xxxv, 14, 1). L’une de ses caractéristiques était sa teinte rouge. D’où la comparaison avec la couleur que prend la terre sous l’effet de l’aurore. Lire ensuite tissâba’ «elle se teint», au lieu de yithyassebû «ils se tiennent». Au verset 15, les méchants perdent leur lumière, puisque pour eux les ténèbres sont la lumière (Isaïe, v, 20). L’aurore dissipe les ténèbres, le bras des méchants, levé pour le crime, est brisé par l’apparition de la lumière.



16 Es-tu arrivé jusqu’aux sources de la mer,

et au fond de l’abîme t’es-tu promené?

17 Les portes de la Mort se sont-elles montrées à toi?

et as-tu vu les portes de l’Ombre?

18 As-tu réfléchi aux étendues de la terre?

Indique-le, si tu la connais toute!

19 Par quel chemin habite la lumière?

Et les ténèbres, quelle est leur place?

20 Pour que tu les mènes à leur domaine

et que tu discernes les sentiers de leur maison?

21 Tu le sais, car alors tu étais né

et le nombre de tes jours est considérable!

16-21. Nouvelles questions ironiques. Les sources de la mer, les profondeurs inaccessibles qui alimentent en eaux cet inépuisable réservoir. L’abîme, parallèle à la mer (xxviii, 14), est le tehôm des origines : Genèse, I, 2. La Mort et l’Ombre, en parallélisme, comme on avait l’Abaddon et la Mort dans xxviii, 22. 11 s’agit des portes du Sheol mentionnées dans haïe, xxxviii, Io. Les portes de la Mort dans Psaumes IX, 14; cvii, 18.

Le verset 18 nous ramène sur la terre dont les étendues dépassent de beaucoup la connaissance de l’homme, d’où «si tu la connais toute!» La lumière et les ténèbres se succèdent périodiquement, elles sortent de leur habitation, puis y retournent à tour de rôle : versets 19-20. Noter l’ironie du verset 21, qui suppose que Job était né au temps où le cosmos s’organisait à la parole du Créateur.



22 Es-tu arrivé aux réservoirs de neige

et as-tu vu les réservoirs de grêle,

23 que j’ai ménagés pour le temps de détresse,

pour le jour de bataille et de combat?

24 Par quel chemin se dissipe la vapeur

et le vent d’est se répand-il sur terre?

25 Qui a creusé à l’averse une rigole

et une route au roulement du tonnerre,

26 pour faire pleuvoir sur une terre sans homme,

sur un désert où il n’y a point d’humain,

27 pour abreuver dévastation et désolation,

et pour faire germer de la Steppe un gazon?

28 La pluie a-t-elle un père?

Ou qui a engendré les gouttes de rosée?

29 Du ventre de qui est sortie la glace?

Et le givre des cieux, qui l’a enfanté?

30 Comme la pierre les eaux se figent

et la face de l’abîme se coagule!

22-30. Les météores : la neige, la grêle. Ce sont des armes dont Dieu se sert contre ses ennemis : Exode, ix, 22-26; Josué, x, 11; Isaïe, XXVIII, 17. Au verset 24, lire probablement éd «vapeur» plutôt que ôr «lumière, éclair» : contraste entre la vapeur, c’est-à-dire le brouillard, et le vent d’est qui amène la sécheresse. Le verset 25 s’inspire de xxviii, 26. L’averse elle-même est domestiquée, elle ne tombe pas au hasard, elle suit une route tracée d’avance, comme si elle était canalisée par des rigoles. C’est ce qui fait qu’elle tombe sur des endroits où l’homme ne peut la capter et où la terre n’en tire nul bénéfice : versets 25-27. Lire missiyyâh «de la Steppe» plutôt que môsâ’ «lieu d’origine» au verset 27.

La pluie, après l’averse du verset 25. Phénomène que l’ancienne physique ne pouvait expliquer : «La pluie a-t-elle un père?» D’après le contexte et les versions, le mot églêy, qui ne reparaît pas ailleurs, ne peut exprimer que «les gouttes» de rosée. Pas plus que la pluie, la glace et le givre n’ont d’explication naturelle. Leur naissance est mystérieuse : verset 29. Noter les hyperboles du verset 30, où les eaux se figent comme la pierre et où la face de l’abîme, c’est-à-dire de la mer (verset 16), se coagule. Comparer xxxvii, 10.



31 Noueras-tu les liens des Pléiades,

ou dénoueras-tu les cordes d’Orion?

32 Feras-tu sortir la Couronne en son temps?

Et l’Ourse, avec ses petits, les guideras-tu?

33 Connais-tu les lois des cieux?

Réalises-tu sur terre ce qui y est écrit?

31-33. Les constellations. D’abord les Pléiades, kîmâh, et Orion, kesîl, comme dans IX, 9. Nous ne pouvons que renvoyer à l’exposé très documenté de notre commentaire sur le Livre de Job (1926), pp. 118-119, pour l’identification de ces deux constellations et de l’Ourse du verset 32. Quant à la Couronne, elle représente la Couronne boréale, qui est une très belle constellation, digne de figurer à côté de la grande Ourse. Le sens de Couronne pour l’hébreu mazzârôth, à distinguer de mazzarîm de xxxvn, 9, se déduit de la racine n-z-r d’où nêzér «diadème, couronne». Noter les allusions aux liens qui réunissent les étoiles des Pléiades, aux cordes qui retiennent le géant Orion, aux petits de la grande Ourse. Les lois des cieux sont telles qu’elles peuvent être considérées comme la règle de ce qui se passe sur terre. C’est pourquoi nous interprétons mishtârô «son écriture», d’après l’assyrien mashtaru, dans le sens de «ce qui y est écrit»



34 Élèveras-tu ta voix jusqu’à la nue

pour qu’une inondation te submerge?

35 Lanceras-tu des éclairs et iront-ils?

Et te diront-ils : Nous voici?

36 Qui a mis dans l’ibis la sagesse,

ou qui a donné au coq l’intelligence?

37 Qui peut nombrer les nuages avec sagesse

et qui incline les outres des cieux,

38 quand se solidifie la poussière

et que les mottes s’agglomèrent?

34-38. Les perturbations atmosphériques échappent au pouvoir de l’homme. Elles dépendent de Dieu seul. D’abord l’inondation provoquée par la pluie, comme dans xxii, 11. Puis les éclairs qui obéissent aux ordres de Dieu : verset 35, cité dans Baruch, III, 33-35. Au verset 36, l’ibis traduit l’hébreu tuhôth, décalque du dieu égyptien Thot, qui est symbolisé par l’ibis. Cet oiseau sacré avait la réputation d’annoncer les crues du Nil, d’où son renom de sagesse. Le 2e hémistiche est cité dans l’une des bénédictions de la prière du matin chez les Juifs. Le sens de «coq» pour sékwî est garanti par la tradition d’un des Targums et par la Vulgate. Le coq annonce le lever du jour, d’où son renom d’intelligence. Les nuages, au verset 37, sont les outres des cieux qu’il s’agit de soupeser avec sagesse avant de les déverser sur la terre. Résultats de la pluie au verset 38 : la poussière forme un tout compact, elle se solidifie; les mottes s’agglutinent les unes aux autres.



39 Chasses-tu pour la lionne une proie

et combles-tu l’appétit des lionceaux,

40 quand ils sont accroupis dans les tanières,

quand ils restent en embuscade dans le hallier?

41 Qui prépare au corbeau sa provision,

quand ses petits crient vers Dieu,

quand ils titubent faute de nourriture?

39-41. Nous passons maintenant au règne animal. C’est Dieu qui pourvoit à la vie et à la reproduction des animaux en liberté. Le mot hayyâh «vivante, âme» prend le sens d’«appétit» au verset 39. Même procédé sémantique dans l’usage de néphésh «âme» pour «appétit» dans Proverbes, vi, 30. Le corbeau figure, au verset 41, à titre de carnivore. Les petits du corbeau correspondent aux lionceaux des versets précédents. On les trouve quémandant de Dieu leur nourriture dans Psaume cxlvii, 9.



CHAPITRE XXXIX

1 CONNAIS-TU [] l’enfantement des antilopes du rocher, observes-tu la parturition des biches?

2 Comptes-tu les mois qu’elles doivent accomplir

et sais-tu l’époque de leur enfantement?

3 Elles s’accroupissent, elles mettent bas leurs petits,

elles déposent leurs portées;

4 leurs fils deviennent forts, ils grandissent dans le désert,

ils partent et ne reviennent plus vers elles.

XXXIX 1-4. Les antilopes du rocher, qu’on aperçoit de loin dans le désert et dont la vie échappe à tout contrôle. Le mot êth «temps», qui surcharge le verset 1, est dû à une dittographie. Aux antilopes font pendant les biches non moins mystérieuses dans leurs conceptions et leurs enfantements : versets 2-3. Lire tephallêtnâh «elles se délivrent, elles mettent bas», plutôt que tephallahnâh «elles fendent» au verset 3. Dans le désert, d’après le sens de bar en arabe et en syriaque.



5 Qui a mis l’onagre en liberté

et qui a dénoué les liens de l’âne sauvage,

6 auquel j’ai assigné la Steppe pour maison

et la terre salée pour ses demeures?

7 Il se rit du tapage de la cité,

il n’entend point les vociférations du conducteur,

8 il explore les montagnes, son pâturage,

et il est en quête de toute verdure.

5-8. Nouvelle question ironique. Le poète semble imaginer que l’onagre en un âne domestique ayant recouvré sa liberté. La terre salée, au verset 6, pour désigner le désert : Jérémie, xvii, 6. Opposition entre l’animal en liberté et l’animal qui, en ville, obéit aux cris du conducteur. Les montagnes servent de pâturage à l’âne sauvage.



9 Le buffle voudra-t-il te servir?

Passera-t-il la nuit près de ta crèche?

10 Attacheras-tu [ ] à son cou une corde?

Hersera-t-il les sillons derrière toi?

11 Te fieras-tu à lui parce que grande est sa force,

et lui abandonneras-tu ta besogne?

12 Comptes-tu sur lui pour qu’il revienne,

pour qu’il ramène ton grain à ton aire?

9-12. Autre animal sauvage, le buffle, opposé au bœuf qui passe la nuit près d’une crèche, en attendant de se soumettre au joug. Au verset 10, omettre rêym, dû à une dittographie du mot qui figure au verset 9. Transposer télém «sillon» et amâqîm «vallées», reste de onqô «son cou». Ces légères corrections donnent un sens acceptable à un verset, qui devrait se traduire : «Attacheras-tu un buffle à un sillon sa corde, hersera-t-il des vallons derrière toi?». Les versets 11-12 montrent bien la différence entre le buffle et le bœuf, ce dernier étant l’animal des travaux champêtres. Au verset 12, lire le kethîb yâshûb «qu’il revienne» et rattacher «ton grain» au 2e hémistiche, où il faut lire le -gornekâ «à ton aire», au lieu de «et ton aire».



13 L’aile des autruches est allègre,

elle possède une plume gracieuse et un pennage!

14 Quand elle abandonne ses œufs à terre

et que sur le sol elle les réchauffe,

15 elle oublie qu’un pied peut les écraser

et qu’une bête sauvage peut les piétiner :

16 elle est dure pour ses fils comme s’ils n’étaient pas à elle,

de l’inanité de sa peine elle est sans souci!

17 C’est qu’Éloah l’a démunie de sagesse

et ne lui a pas départi l’intelligence!

18, Mais sitôt qu’en haut elle se soulève,

elle se rit du cheval et de son cavalier!

13-18. L’autruche. Le mot renânîm, qui ne reparaît pas ailleurs, désigne les autruches comme des «chanteurs», suivant le folklore du désert. Nous rendons par «en allègre» le verbe né’élâsâh qui signifie proprement «en joyeux». Nous lisons êm «mère», au sens de «qui possède», au lieu de im «si», ce qui évite les innombrables corrections auxquelles en soumis le texte du 2e hémistiche. La façon dont l’autruche abandonne ses œufs pour les faire éclore sur le sol avait frappé les anciens. On y voyait une preuve d’indifférence au sort de sa progéniture : versets 15-16. Pour notre auteur, c’est une preuve de stupidité congénitale. Dieu ne lui a pas accordé l’intelligence. Et voici le contraste! Dès qu’avec ses ailes elle prend son essor, elle se rit du cheval et de son cavalier! Le cheval et son cavalier, comme dans le cantique de Moise : Exode, xv, 1.



19 Donnes-tu au cheval la vigueur?

Revêts-tu son cou d’une crinière?

20 Le fais-tu bondir comme la sauterelle?

Son glorieux hennissement est terreur!

21 Il piaffe dans le vallon et exulte avec force,

il part au-devant des armes,

22 il se rit de la peur et ne s’effraie pas :

il ne recule pas devant le glaive.

23 Sur lui résonne le carquois,

la flamme de la lance et du javelot.

24 D’émotion et d’impatience il avale la terre,

il ne se tient plus dès que sonne la trompette.

25 Au son de la trompette, il dit : Ah!

Et de loin il flaire le combat,

tonnerre des chefs et cri de guerre!

19-25. Description classique du cheval de guerre. L’allusion au cheval dans le verset 18 amène naturellement ce morceau, souvent cité comme modèle de la poésie hébraïque. Au verset 19, ra`mâh désigne la crinière «flottante». Le cheval en comparé à la sauterelle (verset 20), tandis que dans Joël, II, 4, c’en la sauterelle qui en comparée au cheval et au cavalier. Les versets 21-23 montrent le cheval de guerre, plein de courage, impatient de voler au combat, frémissant au cliquetis du carquois, de la lance, du javelot. La flamme de la lance, c’est-à-dire le fer qui luit au soleil : Juges, III, 2 2; Nahum, III, 3. Le son de la trompette enivre le coursier. De loin il sent l’approche du combat, il perçoit la voix tonnante des chefs et le cri de guerre : versets 24-25.



26 Est-ce par ton intelligence que s’emplume l’épervier,

qu’il étend ses ailes vers le sud?

27 Est-ce sur ton ordre que s’élève l’aigle

et qu’il place en haut son nid?

28 Il habite un rocher et y passe la nuit,

sur une dent de rocher et une forteresse,

29 de là il épie une pâture,

au loin ses yeux regardent!

30 Et ses petits lapent le sang,

où il y a des cadavres, il y est!

26-30. Voici maintenant l’épervier et l’aigle, deux oiseaux de proie. Le premier est un oiseau migrateur. Il suit l’envol de sa proie vers le sud : Jérémie, VIII, 7. L’aigle place son nid hors de la portée des humains : Jérémie, xlix, 16. Une dent de rocher, c’est-à-dire le sommet le plus aigu : I Samuel, xiv, 4-5. C’est de là, comme d’une forteresse, que le roi des oiseaux guette sa proie : verset 29. L’aigle a la réputation de nourrir de sang ses petits. Le dernier hémistiche du verset 30 fait allusion à une opinion courante, justifiée par l’observation : présence des aigles et des autres oiseaux de proie autour des cadavres. Voir Matthieu, xxiv, 28; Luc, xvii, 37.



CHAPITRE XL

ET Iahvé s’adressa à Job et dit :

2 Celui qui dispute avec Shaddaï cédera-t-il?

Celui qui critique Eloah répondra-t-il à cela?

3 Et Job répondit à Iahvé et dit :

4 Si j’ai été léger, que te répliquerai-je?

Je mettrai ma main sur ma bouche :

5 j’ai parlé une fois et ne répéterai pas,

deux fois, et ne recommencerai pas!

XL 1-5. Dialogue très court entre Iahvé et Job, pour marquer la fin du long discours des chapitres xxxviii-xxxix. Comparer l’introduction de xxxviii, 1. Au verset 2, vocaliser râb «disputant», avec la Vulgate et le Targum, plutôt que rob «disputer», et yâsûr «cédera» plutôt que yissôr «. censeur». Parallélisme Shaddaï et Éloah : xxxvii, 22-23. Job répond qu’il n’a plus rien à répondre. Il met la main sur sa bouche, pour retenir les paroles : xxi, 5; xxix, 9. Au lieu de é’énéh «je répondrai», au verset 5, lire éshnéh «je répéterai», d’après xxxiii, 14.



6 Et Iahvé répondit à Job, du sein de la tempête, et dit :

6. Formule solennelle pour amener un long discours xxxviii, 1.



7 Ceins donc tes reins comme un homme,

je te questionnerai et tu m’instruiras.

8 Est-ce que vraiment tu casseras mon jugement,

tu me condamneras pour que tu aies raison?

9 As-tu un bras comme celui de Dieu

et tonnes-tu d’une voix comme la sienne?

10 Orne-toi donc de fierté et d’élévation,

revêts-toi de gloire et d’honneur!

11 Répands les débordements de ta colère,

regarde tout être fier et abaisse-le!

12 Regarde tout être altier, ravale-le!

Et écrase les méchants sur place!

13 Cache-les ensemble dans le sol,

emprisonne leurs personnes dans le cachot,

14 et, moi-même, je te louerai

de ce que ta droite t’aura sauvé!

7-14. Le verset 7 répète xxxviii, 3. Début d’interrogatoire. Job, s’il a raison, casse le jugement du Dieu qui le condamne. Pour ce faire, il faudrait avoir une puissance égale à celle du juge suprême. Cette puissance se manifeste dans le tonnerre qui est la voix de Dieu : xxxvii, 2-5. Le verset 10 est ironique. Le 2e hémistiche évoque Psaume CIV, 1, où Dieu se revêt de gloire et d’honneur. Les versets 2-12 sont un nouveau défi à Job. Pour éviter la répétition de gê'éh fier’, au verset 12, lire probablement gâboah altier’, d’après les Septante. C’est à Dieu qu’il revient d’abaisser l’orgueil et de punir la méchanceté. Le verset 13 insiste sur le châtiment des méchants. ils s’enfoncent sous terre, comme Coré, Dathan et Abiram : Nombres, xvi, 31-34. Le cachot du verset 13 est sans doute le Sheol, d’où l’on ne revient pas. Leurs personnes, littéralement leurs faces’ : grec prosôpon, latin persona. Dieu est prêt, par ironie, à rendre hommage au pouvoir de Job, qui se serait sauvé par ses propres forces : verset 14, à comparer avec Psaume xcviii, 1.

15. Les descriptions qui vont suivre sont une amplification des passages consacrés à la toute-puissance de Dieu. Il semble qu’un poète ait voulu consommer la défaite de Job, en mettant en scène deux des créatures les plus extraordinaires : l’hippopotame et le crocodile. Ces deux animaux font partie de la faune égyptienne. Sur le plafond stellaire du Ramesséum on voit l’hippopotame portant le crocodile le long de son échine. Hérodote décrit successivement le crocodile et l’hippopotame parmi les animaux d’Égypte au livre II de son Histoire (§ 68-71). Le nom de Béhémoth, pluriel de behêmâh bête’, est choisi à dessein pour désigner l’hippopotame comme la Brute par excellence, montre terrestre et marin, dont la nature amphibie avait frappé les anciens. Quant au crocodile, on lui donne le nom de Léviathan, monstre eschatologique, évoqué dans III, 8. Omettre, avec les Septante, l’incise que j’ai fait’ qui surcharge le premier hémistiche du verset 15. L’hippopotame, en italien bomarino bœuf marin’, mange de l’herbe comme le bœuf.

15 Voici donc Béhémoth [] devant toi!

Comme le bœuf il mange de la verdure.

16 Vois donc sa force en ses reins

et sa vigueur dans les muscles de son ventre!

17 Il raidit sa queue comme un cèdre,

les nerfs de ses cuisses sont noueux,

18 ses os sont des tubes d’airain,

ses membres sont comme une barre de fer!

19 Il et la première des œuvres de Dieu,

lui qui fut créé tyran de ses compagnons,

20, car les montagnes lui apportent un tribut,

ainsi que toutes les bêtes sauvages qui s’y jouent.

21 Sous les lotus il et couché,

dans une retraite de roseau et de marécage,

29 les ombres des lotus le couvrent,

les saules du torrent l’environnent.

23 Si le fleuve est violent, il n’est pas ému,

il et tranquille, même si le Jourdain jaillit jusqu’à sa bouche.

24 Qui est-ce qui le prendra par ses yeux,

qui lui percera le nez avec des épines?

16-24. Le poète insiste sur la force de l’hippopotame, qui réside en ses reins, dans les muscles de son ventre, dans sa queue et ses cuisses, dans ses os. Comparaisons hyperboliques : comme un cèdre (verset 17), tubes d’airain et barres de fer (verset 18). La première des œuvres de Dieu, au sens de manifestation extraordinaire de la volonté créatrice. Le 2e hémistiche du verset 19 celui qui l’a fait présente son glaive’ est dû à une déformation du texte primitif qu’on peut restituer en partie d’après les Septante : hé —’ âsû nogês habêrâw lui qui fut créé tyran de ses compagnons”, texte très peu différent du texte actuel. L’explication en est donnée au verset 20, où le mot bûl, qui ne reparaît pas ailleurs, nous paraît de même origine que l’assyrien biltu tribut”. Les montagnes figurent comme habitat des bêtes sauvages qui s’y jouent” en liberté. Au verset 22 lire silalêy ombres”, plutôt que silalô son ombre” et placer le mot devant sé'élim lotus”. On sent partout le paysage des bords du Nil. Avec les saules du torrent comparer le torrent des saules” : Isaïe, xv, 7. Le Jourdain est choisi, au verset 23, comme type de fleuve violent. Restituer qui est-ce?”, tombé par haplographie après pî-hû au début du verset 24. Le chasseur cherche avant tout à crever les yeux de l’animal, après quoi il peut lui percer les narines avec des épines, c’est-à-dire des bâtons pointus.



25 Pêcheras-tu Léviathan avec un hameçon?

Et avec une corde lieras-tu sa langue?

26 Mettras-tu un jonc dans son nez

et avec un crochet perceras-tu sa mâchoire?

27 Multipliera-t-il des supplications vers toi,

te dira-t-il des tendresses?

28 Conclura-t-il un pacte avec toi?

Le prendras-tu pour serviteur à vie?

29 Joueras-tu avec lui comme avec un passereau

et l’attacheras-tu pour tes fillettes?

30 Les associés spéculeront-ils sur lui,

le débiteront-ils entre des marchands?

31 Cribleras-tu de dards sa peau?

Et sa tête avec le harpon aux poissons?

32 Si tu mets ta main sur lui,

songe au combat, tu ne recommenceras pas!

25-32. Nous avons vu que Léviathan, comme Béhémoth, représentait un monstre que la description permet d’identifier au crocodile. L’interrogation du verset 25 est ironique. Une fois l’animal capturé, on suppose qu’on lui lie la langue pour le faire taire.

Le verset 26 contient une allusion au traitement des prisonniers chez les Assyriens. Comparer la description d’Ézéchiel, xxix, 4, où le Pharaon est comparé à un grand crocodile. Le verset 27 semble bien inspiré par la légende des larmes de crocodile. L’ironie est patente dans les versets 29-30, où l’animal devient successivement un jouet entre les mains des petites filles, une marchandise qu’on débite entre spéculateurs. Le mot marchands” rend l’hébreu kena’anîm Cananéens”, ceux-ci ayant la spécialité du colportage : Isaïe, xxiii, 8; Osée, XII, 8; Sophonie, I, 11. D’après les représentations égyptiennes, on se servait du harpon pour chasser le crocodile comme l’hippopotame. C’est un harpon spécial, distinct du harpon aux poissons mentionné au verset 31. Le verset 32 suppose que le crocodile est attaqué, dans un combat corps à corps. La description se continue au chapitre XLI, où nous plaçons le verset 2 avant le verset 1, pour respecter la suite des idées.



CHAPITRE XLI

2 N’EST-IL pas cruel, dès qu’on l’éveille ?

Et qui est-ce qui tiendra devant lui?



1 Voici que son attente est frustrée : [ ]

rien qu’à son aspect il est renversé!

3 Qui l’a affronté et est resté sauf?

Personne sous tous les cieux!

XLI 1-3. Pour la suite des idées, placer le verset 2 avant le verset 1. Il s’agit de la lutte contre le crocodile : XL, 32. Le chasseur l’a tiré de sa torpeur : XLI, 2. Lire, avec le Targum, devant lui”, au lieu de devant moi”, au verset 2. On comprend alors le sens du verset 1 : l’attente du chasseur est frustrée. Transporter l’interrogatif ha de ha-gam (verset 1) au début du verset 2.

Le verset 3 qui s’est présenté à moi pour que je récompense, c’est à moi sous tous les cieux” est inintelligible dans la description. Des confusions de lettres ont produit ce texte, facile à amender : hiqdîmo l’a affronté” au lieu de s’est présenté à moi”, wa-yishlam et est resté sauf” au lieu de pour que je récompense”, enfin la négation lo, au lieu de «à moi».



4 Je ne tairai pas ses membres

et je dirai sa force incomparable.

5 Qui a soulevé le devant de son vêtement?

Dans la doublure de sa cuirasse qui pénètre?

6 Qui a ouvert les battants de sa bouche?

Autour de ses dents, c’est terreur!

7 Son dos, ce sont des rangées de boucliers,

qu’a fixés un sceau de caillou :

8 l’un de l’autre ils sont rapprochés

et un souffle ne pénètre pas entre eux;

9 ils sont collés chacun à son voisin,

ils se tiennent et ne se séparent pas.

4-9. Le corps du crocodile. Au verset 4, «adabbêr «je dirai» et gebûrathô «sa force», préférable à debar gebûrôth «la parole des forces». La leçon hêyn «grâce» est une faute évidente pour êyn qui fournit la locution «sans comparaison, incomparable» de la fin du verset. La carapace du crocodile est une véritable cuirasse. Lire siryonô «sa cuirasse», d’après les Septante, au lieu de rimô «son mors», au verset 5; pîw «sa bouche», d’après le syriaque, au lieu de pânâyw «son visage», au verset 6. Les battants de la bouche sont les mâchoires garnies de dents. Légers changements au verset 7 gêwoh «son dos», d’après les Septante et la Vulgate, préférable à gê'awâh «élévation»; sor «caillou», d’après les Septante, préférable à sâr «étroit». La carapace du crocodile ressemble à de petites rondaches juxtaposées. Ces écailles sont collées l’une à l’autre, au point qu’un souffle ne peut passer entre elles : verset 8. Le verset 9 insiste sur cette soudure des éléments de la carapace. Chacun à son voisin, littéralement «chacun à son frère» : Exode, xxvi, 3.



10 Son éternuement fait briller la lumière

et ses yeux sont comme les paupières de l’aurore!

11 De sa bouche partent des torches,

des étincelles de feu s’échappent;

12 de ses narines sort de la fumée,

comme d’un chaudron chauffé et bouillant;

13 son souffle enflamme des charbons

et une flamme sort de sa bouche;

14 en son cou réside la force

et devant lui bondit l’effroi.

15 Les fanons de sa chair sont consistants,

on presse sur elle, elle ne bouge point;

16 son cœur est dur comme la pierre

et dur comme la meule inférieure!

10-16. Son éternuement, au singulier, plutôt que le pluriel, qui est contredit par la suite. Les anciens avaient remarqué le crocodile éternuant au soleil et faisant jaillir des gouttelettes d’eau chatoyantes. Les paupières de l’aurore dans iii, 9. Le bouillonnement de l’eau sous l’effet du souffle et des mouvements du crocodile est décrit avec emphase dans les versets 11-13. Les jeux des rayons solaires dans l’onde écumante font naître des étincelles, tandis que la vapeur sort des narines comme d’un chaudron. D’après la Vulgate et le syriaque, lire ôgêm «bouillant», au lieu de agmôn «jonc, corde», dû à une dittographie du nom de naphshô au début du verset 13. Ainsi la bouche du crocodile crache du feu, elle est capable d’enflammer des charbons : verset 13.

Nouveau couplet sur la force terrifiante du crocodile dans les versets 14-16. Son cou est le siège de cette force agressive : xv, 26. La peau, la chair, tout le corps forme une masse cohérente qu’il est impossible de remuer. Le cœur est dur comme la pierre dont on fabrique la meule inférieure du moulin à céréales. Cette meule inférieure est immobile, alors que la meule supérieure peut être déplacée et utilisée comme projectile : Juges, ix, 53; II Samuel, XI, 21.



17 De sa majesté ont peur les flots,

les vagues de la mer se retirent.

18 De celui qui le touche le glaive ne tient pas,

ni la lance, ni la flèche, ni la fléchette;

19 il considère le fer comme de la paille,

l’airain comme du bois pourri;

20 le fils de l’arc ne le fait pas fuir,

les pierres de la fronde deviennent pour lui un fétu;

21 la massue lui semble un fétu

et il se rit du frémissement du javelot!

17-21. Le crocodile au combat. Au verset 17, le premier hémistiche fait intervenir les dieux, qui auraient peur du crocodile. Une légère correction permet de remplacer êlîm «les dieux» par gallîm «les flots», qui aura pour parallèle mishberêy «les vagues de la mer», préférable à mishshebârîm «des brisures». Le sens obtenu est parfait et cadre bien avec la description. Les versets 18-21 montrent l’inutilité des armes pour le combat à distance ou le corps à corps. Les mots rares que nous rendons par «flèche» et «fléchette» au verset 18 s’expliquent par l’arabe. Le fils de l’arc, au verset 20, est naturellement la flèche, comme les fils du carquois dans Lamentations, III, 13. Au verset 21 nous renonçons à notre précédente interprétation de tôthah par «trait», d’après l’assyrien tartahu, qui était une lecture erronée. Nous revenons à l’interprétation courante «massue».



22 Sous lui, ce sont des pointes de tesson,

il imprime un traîneau sur la boue.

23 Il fait bouillonner le gouffre comme une marmite,

il transforme la mer en brûle-parfums;

24 derrière lui il allume un sentier,

on dirait que l’abîme est une tête chenue.

25 Point son pareil sur terre,

lui qui fut créé intrépide!

26 Il brave tout être altier,

il est roi sur toutes les bêtes féroces!

22-26. Le crocodile et les éléments. L’image du verset 22 est empruntée au traîneau qui sert, en Palestine, à dépiquer le blé et qui est armé de morceaux de silex ou de basalte à sa surface inférieure, pour mieux broyer les épis. Le gouffre, au verset 23, comme dans Psaume lxix, 3, 16, pour représenter les profondeurs du fleuve. La trace du crocodile est marquée par un sillage d’écume dont la blancheur évoque une tête chenue : verset 24. Comparer XL, 19 pour l’expression «qui fut créé», littéralement «qui fut fait», du verset 25. Le changement de belî hath «sans effroi, intrépide» en ba’al bayyôth «seigneur des animaux», préconisé par quelques modernes, serait une anticipation du verset 26, où l’on voit le crocodile «roi sur toutes les bêtes féroces». Il brave, littéralement «il regarde» : Psaumes, LIV, 9; LIX, 11, etc. Tout être altier : XL, 12 corrigé.



CHAPITRE XLII

1 ET Job répondit à Iahvé et dit :

2 Je sais que tu peux tout

et qu’aucune idée n’est irréalisable pour toi;

3 [], Mais j’ai annoncé — et je ne comprenais pas —

des merveilles qui me dépassent — et je ne savais pas!

4 [] 5 Par oui-dire j’avais entendu parler de toi,

mais à présent mon œil t’a vu,

6 c’est pourquoi je m’abîme et me repens,

sur la poussière et la cendre!

XLII 1-6. La suite naturelle de XLI, 26 serait XLII, 7, où nous avons la conclusion des discours de Iahvé. Les versets 1-6 du chapitre XLII sont parallèles à XL, 4-5, où Job fait amende honorable. Le verset 2 met en relief la toute-puissance de Dieu, ce qui coupe court à la discussion. Le verset 3 débute par une citation tronquée de xxxviii, 2 : Qui est-ce qui cache la Providence (par des paroles) sans science?’. Omettre cette proposition interrogative qui devrait être mise dans la bouche de Iahvé. De même, le verset 4, qui combine XXXIII, 31 et xxxviii, 3 : «Écoute donc et, moi, je parlerai, je te questionnerai et tu m’instruiras». C’est le verset 5 qui fait suite au verset 3. Job reconnaît que Dieu s’est manifesté à lui, qu’à présent il peut en parler de visu et non plus seulement de auditu. Sa conclusion est qu’il n’a plus qu’à s’abîmer (verbe mâ’as dans le même sens que dans vii, 5, 16) dans le repentir. Sur la poussière et la cendre : xxx, 19.



ÉPILOGUE

7 Et après que Iahvé eut adressé ces paroles à Job, Iahvé dit à Eliphaz de Teyman : «Ma colère s’est enflammée contre toi et contre tes deux amis, parce que vous n’avez pas dit, à mon sujet, la vérité comme mon serviteur Job. 8 Et maintenant prenez pour vous sept taurillons et sept béliers, allez vers mon serviteur Job et vous offrirez un holocauste pour vous. Et Job mon serviteur intercédera pour vous : alors j’aurai égard à lui, en ne vous infligeant pas de flétrissure pour ce que vous n’avez pas dit, à mon sujet, la vérité comme mon serviteur Job.»

Épilogue : XLII, 7-8. L’épilogue du livre de Job fait abstraction des discours d’Élihou (xxxu-xxxvir) qui ont été intercalés entre la dernière réponse de Job à ses amis et l’intervention de Iahvé (xxxviii). Même les discours de Iahvé ont été grossis des descriptions poétiques de l’hippopotame et du crocodile (XL, 15-xu, 26).

Il semble que l’épilogue devait faire suite à xL, 1-14, où Iahvé a mis un terme à la discussion, en montrant que l’homme n’a pas le droit de s’ériger en juge de la toute-puissance de Dieu. C’est maintenant aux amis de Job que Iahvé va s’adresser, et d’abord au premier d’entre eux, Éliphaz de Teyman. Ce qui excite la colère de Iahvé, c’est la stérilité des explications que les interlocuteurs de Job ont prétendu donner des malheurs de leur ami. L’expression «mon serviteur Job» rappelle le prologue : I, 8; II, 3. Pour apaiser la colère divine, c’est l’holocauste qui sera le sacrifice par excellence. Sept taurillons et sept béliers, comme dans l’holocauste de Balaq et de Balaam : Nombres, xxiii, 1-4. Job sera l’intercesseur, comme Abraham (Genèse, xx, 7), Moïse (Nombres, xxi, 7), Samuel (I Samuel, VII, 5; xii, 19, 23). Lire âz «alors» plutôt que im «si» au verset 8.

9 Ils allèrent donc, Éliphaz de Teyman, et Bildad de Shouakh, et Sophar de Naamah, et ils agirent comme leur avait dit Iahvé et Iahvé eut égard à Job.

9. Les amis de Job disparaissent de la scène. C’est l’intervention de Job qui leur permet de sortir indemnes de la longue joute oratoire à laquelle ils ont participé.



10 Puis Iahvé rétablit les affaires de Job, parce qu’il intercédait pour son prochain, et Iahvé accrut au double tout ce qui était à Job. 11 Ils vinrent donc vers lui, tous ses frères et toutes ses sœurs, et toutes ses connaissances d’antan, et ils mangèrent le pain avec lui dans sa maison. Ils le plaignirent et le consolèrent de tout le malheur que lui avait envoyé Iahvé, et ils lui donnèrent chacun une pécune et chacun un anneau d’or.

10-11. Iahvé rétablit les affaires de Job, c’est-à-dire que Job est rendu à sa prospérité première. La formule hébraïque est «ramener les captifs», comble du bonheur en Israël : note sur Deutéronome, xxx, 3. Le verset 11 montre comment la famille et les familiers, éloignés par le malheur, reviennent s’asseoir à la table de l’homme redevenu heureux. Nous rendons par «pécune» l’hébreu qesîtah qui signifie proprement «agneau», le mot «pécune» venant du latin pecunia, dérivé de pecus «troupeau». C’est la monnaie du temps des patriarches : Genèse, xxxiii, 19. L’anneau d’or et l’un des cadeaux les plus appréciés : Genèse, XXIV, 22.



12 Et Iahvé bénit la nouvelle condition de Job plus que l’ancienne : il eut quatorze mille brebis et six mille chameaux, mille paires de bœufs et mille ânesses.

12. Explication de la fin du verset 10, où Job doit obtenir le double de ses richesses premières. L’auteur a multiplié par deux les nombres de I, 3.



13 Il eut aussi quatorze fils et trois filles. 14 À l’une il donna le nom de Colombe, à la seconde celui de Cinnamome, et à la troisième celui de Corne-de-fard. 15 On ne trouvait point dans tout le pays d’aussi belles femmes que les filles de Job. Et leur père leur donna une part d’héritage parmi leurs frères.

13-15. Le bonheur dans la famille. On double le nombre des fils de I, 2; mais on garde le chiffre trois pour les filles, moins importantes que les fils dans le monde oriental. En revanche, on donne les noms poétiques des 3 filles : Colombe ou Tourterelle, la première; Cinnamome ou Cannelle, la seconde; Corne-de-fard, la troisième, ainsi nommée de l’usage de la corne pour garder les huiles et les onguents I Samuel, xvi, i, 13; I Rois, 1, 29. D’après Nombres, xxvii, c’est seulement quand il n’y a plus d’héritier mâle que les filles ont droit à leur part d’héritage.



16 Après cela, Job vécut encore cent quarante ans et il vit ses fils et les fils de ses fils, quatre générations.

17 Puis Job mourut vieux et rassasié de jours.

16-17. D’après Genèse, L, 23, Joseph ne voit les fils de ses fils que jusqu’à la 3e génération; mais on ne le fait vivre que jusqu’à 110 ans.

Job à qui l’on donne 30 ans de plus voit ses petits-enfants jusqu’à la 4e génération. La formule du verset 17 est consacrée dans l’histoire des patriarches : Genèse, xxv, 8; xxxv, 29.

Les Septante ont à la fin une glose d’origine chrétienne : «Il est écrit qu’il ressuscitera de nouveau avec ceux que le Seigneur ressuscitera». Vient ensuite une autre addition «traduite du livre syriaque», pour localiser le pays de Job, appelé Ausitis, sur les frontières de l’Idumée et de l’Arabie, et pour identifier Job à Jobab de Genèse, xxxvi, 33-34. Nous avons traité de ces traits légendaires dans l’introduction à notre commentaire du Livre de Job (1926), p. xvi s.







PLATON

Le « mythe de la Caverne » complet, la mort de Socrate avec omissions. J’utiliserai la traduction Chambry de 1933 parce qu’elle est directement disponible sous Wikisource.

Les récits se suffisent sans introductions ni notes nécessaires. Je les précède par un regard porté sur ce « premier des philosophes » :

...pour Platon14, l'exercice de la pensée philosophique est en même temps un exercice spirituel de formation de soi. Le processus de la pensée est par lui-même formateur de l'âme. Platon a beaucoup travaillé avec les pythagoriciens, pour lesquels les exercices mathématiques faisaient partie des méthodes tendant à la purification de l'âme. La conduite de la preuve mathématique était à [37] leurs yeux une action purificatrice. Nous nous sommes trop éloignés aujourd'hui de cet usage du rationnel. […] [Il faut] s'efforcer de penser juste, être prêt à abandonner une opinion antérieure parce qu'on a découvert qu'elle est fausse, ou incomplète, ou vraie seulement en partie, c'est se soumettre d'emblée à la vérité et se rendre disponible à la pensée d'autrui. Un tel exercice purifie l'âme, parce qu'elle apprend ainsi à préférer en tout temps le vrai à une certitude prétendue, et qu'elle est prête à essayer un point de vue nouveau. Dans ce sens, toute expérience de laboratoire peut être profondément éducatrice de l'âme. Une expérience qui soumet une théorie à l'épreuve des faits peut parfois — souvent — répondre : non. Alors le chercheur se soumet. Bien plus: il recherche précisément l'expérience la plus défavorable à la théorie, afin que l'épreuve soit la plus sévère possible. Car le vrai, qu'il cherche, est plus important pour lui que le succès éventuel de sa théorie.

Préférer le vrai à son propre point de vue : toute la philosophie de Platon est plus qu'une doctrine : elle est un exercice à cette fin.

Les Idées

Toute prétention à une connaissance, toute possession d'un savoir doit être en quelque sorte traversée et dépassée afin que soit aiguisé par là le sens que nous avons du vrai, du bien. Telle est l'intention centrale de la pensée platonicienne. Au coeur de cet enseignement, [38] nous trouvons la théorie des Idées. Platon est le philosophe des Idées.

On peut dire que Platon a repris l'ancien problème posé par l'École de Milet : qu'est-ce qui persiste à travers le devenir et l'éphémère ? Tout passe, tout ce que nous percevons à travers nos sens finit par dépérir et disparaître. Qu'y a-t-il donc de permanent ? Réponse de Platon : ce sont les Idées. Que sont-elles, ces Idées ? Elles sont la vraie réalité, celle dont dérive l'être des choses dans le monde.

Les Idées ne sont pas « réelles » dans le même sens que les choses. Elles sont, en un, être et valeur. Elles sont source de l'être des choses, et, en même temps, source du bien. L'être est en même temps valeur. […]

La Caverne

[43] Vient le moment où il est capable de regarder le soleil lui-même.

Il a ainsi découvert un monde si extraordinaire, si merveilleux, qu'il ne peut le garder pour lui seul. Comment ne pas retourner vers ses compagnons pour leur dire : « Mais vous êtes fous de rester ainsi enchaînés là en bas et de vous laisser tromper par des ombres. » Il redescend donc dans la caverne.

Mais là, il fait si sombre qu'il ne distingue plus rien. Il a perdu l'habitude du monde des ombres, il se montre maintenant plus maladroit et plus ignorant que les autres, et il devient la risée de tous.

Quel est le sens de cette métaphore ? Les ombres projetées sur le fond de la caverne correspondent aux choses sensibles auxquelles nos sens, dans la vie quotidienne, nous ont habitués et que nous tenons pour la réalité tout entière, la seule, puisque nous ne connaissons rien d'autre. Nous ne nous avisons même pas du fait que même ces choses sensibles, nous ne les percevrions pas s'il n'y avait, derrière, ce feu que nous ne remarquons pas. Le feu représente le pouvoir de penser rationnellement, à l'aide duquel nous comprenons le monde sensible — ce qu'on appelle aujourd'hui science de la nature. [...]

Les choses et les êtres qui défilent là-bas, sur le chemin, et qui sont manifestement plus clairs que leurs ombres et plus faciles à voir, correspondent sans doute, dans la pensée platonicienne, aux concepts de l'entendement, et en particulier aux concepts mathématiques, déjà bien plus réels, qui déterminent les structures à l'aide desquelles nous expliquons et interprétons notre expérience du monde sensible.

L'âme

[45] L’âme ressemble à l'Idée parce qu'elle est, comme celle-ci, simple, sans mélange avec autre chose qu'elle-même, et immortelle. Mais elle n'est pas une Idée. Pourquoi ? Parce que l'Idée est à la fois éternelle et simple, et donc immuable.

L'âme, en revanche, a une histoire. Si elle n'avait pas d'histoire, l'homme ne serait pas libre et le Bien n'aurait aucun sens. Si existait seul l'univers immuable des Idées, et si l'homme était une Idée, tout libre choix serait aboli. Il n'y aurait ni bien ni mal. L'âme peut choisir le mal. Elle peut choisir de s'abaisser. Mais d'après Platon, elle ne peut pas choisir de mourir. Même la faute, même le mal ne peut la tuer. Et l'âme se meut elle-même, elle est libre, ce qui signifie qu'elle est sa décision même, et par là indestructible.

Ce ne sont pas là des preuves, au sens strict du mot. La preuve de l'immortalité, c'est effectivement en mourant que Socrate la donne, car la manière dont il meurt témoigne pour un au-delà du temps. [...]







République, livre 7, La caverne

1. […] Eh bien après cela, dis-je, compare notre nature, considérée sous le rapport de l’éducation et du manque d’éducation, à la situation suivante. Voici des hommes dans une habitation souterraine en forme de grotte, qui a son entrée en longueur, ouvrant à la lumière du jour l’ensemble de la grotte; ils y sont depuis leur enfance, les jambes et la nuque pris dans des liens qui les obligent à rester sur place et à ne regarder b que vers l’avant, incapables qu’ils sont, à cause du lien, de tourner la tête; leur parvient la lumière d’un feu qui brûle en haut et au loin, derrière eux; et entre le feu et les hommes enchaînés, une route dans la hauteur, le long de laquelle voici qu’un muret a été élevé, de la même façon que les démonstrateurs de marionnettes disposent de cloisons qui les séparent des gens; c’est par-dessus qu’ils montrent leurs merveilles.

– Je vois, dit-il.

– Vois aussi, le long de ce muret, des hommes qui portent c des objets fabriqués de toute sorte qui dépassent du muret, des statues d’hommes 515 et d’autres êtres vivants, façonnées en pierre, en bois, et en toutes matières; parmi ces porteurs, comme il est normal, les uns parlent, et les autres se taisent.

– C’est une image étrange que tu décris là, dit-il, et d’étranges prisonniers.

– Semblables à nous, dis-je. Pour commencer, en effet, crois-tu que de tels hommes auraient pu voir quoi que ce soit d’autre, d’eux-mêmes et les uns des autres, que les ombres qui, sous l’effet du feu, se projettent sur la paroi de la grotte en face d’eux?

– Comment auraient-ils fait, dit-il, puisqu’ils ont été contraints, tout au long de leur vie, de garder b la tête immobile?

– Et en ce qui concerne les objets transportés? n’est-ce pas la même chose?

– Bien sûr que si.

– Alors, s’ils étaient à même de parler les uns avec les autres, ne crois-tu pas qu’ils considéreraient ce qu’ils verraient comme ce qui est réellement?

– Si, nécessairement.

– Et que se passerait-il si la prison comportait aussi un écho venant de la paroi d’en face? Chaque fois que l’un de ceux qui passent émettrait un son, crois-tu qu’ils penseraient que ce qui l’émet est autre chose que l’ombre qui passe?

– Non, par Zeus, je ne le crois pas, dit-il.

– Dès lors, dis-je, de tels c hommes considéreraient que le vrai n’est absolument rien d’autre que l’ensemble des ombres des objets fabriqués.

– Très nécessairement, dit-il.

– Examine alors, dis-je, ce qui se passerait si on les détachait de leurs liens et si on les guérissait de leur égarement, au cas où de façon naturelle les choses se passeraient à peu près comme suit. Chaque fois que l’un d’eux serait détaché, et serait contraint de se lever immédiatement, de retourner la tête, de marcher, et de regarder la lumière, à chacun de ces gestes il souffrirait, et l’éblouissement le rendrait incapable de distinguer les choses dont d tout à l’heure il voyait les ombres; que crois-tu qu’il répondrait, si on lui disait que tout à l’heure il ne voyait que des sottises, tandis qu’à présent qu’il se trouve un peu plus près de ce qui est réellement, et qu’il est tourné vers ce qui est plus réel, il voit plus correctement? Surtout si, en lui montrant chacune des choses qui passent, on lui demandait ce qu’elle est, en le contraignant à répondre? Ne crois-tu pas qu’il serait perdu, et qu’il considérerait que ce qu’il voyait tout à l’heure était plus vrai que ce qu’on lui montre à présent?

– Bien plus vrai, dit-il.

2.

– Et de plus, si on le contraignait aussi à tourner les yeux e vers la lumière elle-même, n’aurait-il pas mal aux yeux, et ne la fuirait-il pas pour se retourner vers les choses qu’il est capable de distinguer, en considérant ces dernières comme réellement plus nettes que celles qu’on lui montre?

– Si, c’est cela, dit-il.

– Et si on l’arrachait de là par la force, dis-je, en le faisant monter par la pente rocailleuse et raide, et si on ne le lâchait pas avant de l’avoir tiré dehors jusqu’à la lumière du soleil, n’en souffrirait-il pas, et ne s’indignerait-il pas d’être traîné de la sorte? et lorsqu’il arriverait 516 à la lumière, les yeux inondés de l’éclat du jour, serait-il capable de voir ne fût-ce qu’une seule des choses qu’à présent on lui dirait être vraies?

– Non, il ne le serait pas, dit-il, en tout cas pas tout de suite.

– Oui, je crois qu’il aurait besoin d’accoutumance pour voir les choses de là-haut. Pour commencer, ce seraient les ombres qu’il distinguerait plus facilement, et après cela, sur les eaux, les images des hommes et celles des autres réalités qui s’y reflètent, et plus tard encore ces réalités elles-mêmes. À la suite de quoi il serait capable de contempler plus facilement, de nuit, les objets qui sont dans le ciel, et le ciel lui-même, en tournant les yeux vers la lumière des astres et de b la lune, que de regarder, de jour, le soleil et la lumière du soleil.

– Forcément.

– Alors je crois que c’est seulement pour finir qu’il se montrerait capable de distinguer le soleil, non pas ses apparitions sur les eaux ou en un lieu qui n’est pas le sien, mais lui-même en lui-même, dans la région qui lui est propre, et de le contempler tel qu’il est.

– Nécessairement, dit-il.

– Et après cela, dès lors, il conclurait, grâce à un raisonnement au sujet du soleil, que c’est lui qui procure les saisons et les années, et qui régit tout ce qui est dans le lieu du visible, et qui aussi, d’une certaine façon, c est cause de tout ce qu’ils voyaient là-bas.

– Il est clair, dit-il, que c’est à cela qu’il en viendrait ensuite.

– Mais dis-moi : ne crois-tu pas que, se souvenant de sa première résidence, et de la «sagesse» de là-bas, et de ses codétenus d’alors, il s’estimerait heureux du changement, tandis qu’eux il les plaindrait?

– Si, certainement.

– Les honneurs et les louanges qu’ils pouvaient alors recevoir les uns des autres, et les privilèges réservés à celui qui distinguait de la façon la plus aiguë les choses qui passaient, et se rappelait le mieux lesquelles passaient habituellement d avant les autres, lesquelles après, et lesquelles ensemble, et qui sur cette base devinait de la façon la plus efficace laquelle allait venir, te semble-t-il qu’il aurait du désir pour ces avantages-là, et qu’il jalouserait ceux qui, chez ces gens-là, sont honorés et exercent le pouvoir? Ou bien qu’il éprouverait ce dont parle Homère, et préférerait de loin, «étant aide-laboureur,… être aux gages D’un autre homme, un sans-terre… et subir tout au monde plutôt que se fonder ainsi sur les apparences, et vivre de cette façon-là?

– Je le crois pour ma part, dit-il : il accepterait de tout subir, plutôt que de vivre de cette façon-là.

– Alors représente-toi aussi ceci, dis-je, si un tel homme redescendait s’asseoir à la même place, n’aurait-il pas les yeux emplis d’obscurité, pour être venu subitement du plein soleil?

– Si, certainement, dit-il.

– Alors s’il lui fallait à nouveau émettre des jugements sur les ombres de là-bas, dans une compétition avec ces hommes-là qui n’ont pas cessé d’être prisonniers, au moment où lui est aveuglé, avant 517 que ses yeux ne se soient remis, et alors que le temps nécessaire pour l’accoutumance serait loin d’être négligeable, ne prêterait-il pas à rire, et ne ferait-il pas dire de lui : pour être monté là-haut, le voici qui revient avec les yeux abîmés? et : ce n’est même pas la peine d’essayer d’aller là-haut? Quant à celui qui entreprendrait de les détacher et de les mener en haut, s’ils pouvaient d’une façon ou d’une autre s’emparer de lui et le tuer, ne le tueraient-ils pas?

– Si, certainement, dit-il.

3.

– Eh bien c’est cette image, dis-je, mon ami Glaucon, qu’il faut appliquer intégralement à ce dont nous parlions b auparavant : en assimilant la région qui apparaît grâce à la vue au séjour dans la prison, et la lumière du feu en elle à la puissance du soleil, et en rapportant la montée vers le haut et la contemplation des choses d’en haut à la montée de l’âme vers le lieu intelligible, tu ne seras pas loin de ce que je vise, en tout cas, puisque c’est cela que tu désires entendre. Un dieu seul sait peut-être si cette visée se trouve correspondre à la vérité. Voilà donc comment m’apparaissent les choses : dans le connaissable, ce qui est au terme, c’est l’idée du bien, et on a du mal à la voir, mais une fois qu’on l’a vue c on doit conclure que c’est elle, à coup sûr, qui est pour toutes choses la cause de tout ce qu’il y a de droit et de beau, elle qui dans le visible a donné naissance à la lumière et à celui qui en est le maître, elle qui dans l’intelligible, étant maîtresse elle-même, procure vérité et intelligence; et que c’est elle que doit voir celui qui veut agir de manière sensée, soit dans sa vie personnelle, soit dans la vie publique.

– Je le crois avec toi moi aussi, dit-il, en tout cas pour autant que j’en suis capable.

– Alors va, dis-je, crois avec moi aussi ce qui suit : ne t’étonne pas que ceux qui sont allés là-bas ne consentent pas à s’occuper des affaires des hommes, mais que ce dont leurs âmes ont envie, d ce soit d’être sans cesse là-haut. On pouvait bien s’attendre qu’il en soit ainsi, si là aussi les choses se modèlent sur l’image décrite auparavant.

– On pouvait certes s’y attendre, dit-il.

– Mais voyons : crois-tu qu’il y ait à s’étonner, dis-je, si quelqu’un qui est passé des contemplations divines aux malheurs humains se montre dépourvu d’aisance et paraît bien risible, lorsque encore aveuglé, et avant d’avoir pu suffisamment s’habituer à l’obscurité autour de lui, il est contraint d’entrer en compétition devant les tribunaux, ou dans quelque autre lieu, au sujet des ombres de ce qui est juste, ou des figurines dont ce sont les ombres, et de disputer sur la façon dont ces choses e sont conçues par ceux qui n’ont jamais vu la justice elle-même?

– Cela n’est nullement étonnant, dit-il.

– Un homme, en tout cas un homme pourvu de bon sens, 518 dis-je, se souviendrait que c’est de deux façons et à partir de deux causes que les troubles des yeux se produisent : lorsqu’ils passent de la lumière à l’obscurité, ou de l’obscurité à la lumière. Et, considérant que la même chose se produit aussi pour l’âme, chaque fois qu’il en verrait une troublée et incapable de distinguer quelque objet, il ne rirait pas de façon inconsidérée, mais examinerait si, venue d’une vie plus lumineuse, c’est par manque d’accoutumance qu’elle est dans le noir, ou si, passant d’une plus grande ignorance à un état plus lumineux, b elle a été frappée d’éblouissement par ce qui est plus brillant; dès lors il estimerait la première heureuse d’éprouver cela et de vivre ainsi, et plaindrait la seconde; et au cas où il voudrait rire de cette dernière, son rire serait moins ridicule que s’il visait l’âme qui vient d’en haut, de la lumière.

– Ce que tu dis là est très approprié, dit-il.

4.

– Il faut dès lors, dis-je, si tout cela est vrai, que sur ce sujet nous jugions à peu près ainsi : que l’éducation n’est pas précisément ce que certains, pour en faire la réclame, affirment qu’elle est. Ils affirment, n’est-ce pas, que le savoir c n’est pas dans l’âme, et qu’eux l’y font entrer, comme s’ils faisaient entrer la vision dans des yeux aveugles.

– Oui, c’est ce qu’ils affirment, dit-il.

– Or le présent argument en tout cas, dis-je, signifie que cette puissance d’apprendre est présente dans l’âme de chacun, avec aussi l’organe grâce auquel chacun peut apprendre : comme si on avait affaire à un œil qui ne serait pas capable de se détourner de l’obscur pour aller vers ce qui est lumineux autrement qu’avec l’ensemble du corps, ainsi c’est avec l’ensemble de l’âme qu’il faut retourner cet organe pour l’écarter de ce qui est soumis au devenir, jusqu’à ce qu’elle devienne capable de soutenir la contemplation de ce qui est, et de la région la plus lumineuse de ce qui est. Or cela, c’est ce que nous affirmons être d le bien. N’est-ce pas?

– Oui.

– L’éducation dès lors, dis-je, serait l’art de retourner cet organe lui-même, l’art qui sait de quelle façon le faire changer d’orientation le plus aisément et le plus efficacement possible, non pas l’art de produire en lui la puissance de voir, puisqu’il la possède déjà, sans être correctement orienté ni regarder là où il faudrait, mais l’art de trouver le moyen de le réorienter.

– Oui, apparemment, dit-il,

– Dès lors les autres vertus, que l’on appelle vertus de l’âme, risquent bien d’être assez proches de celles du corps, car elles n’y sont pas préalablement présentes en réalité, et on les y crée e plus tard par des habitudes et des exercices — tandis qu’apparemment la vertu de penser se trouve très certainement appartenir à quelque chose de plus divin, qui ne perd jamais sa puissance, mais qui, en fonction du retournement qu’il subit, devient utile et avantageux ou au contraire 519 inutile et nuisible. N’as-tu jamais réfléchi, à propos de ceux dont on dit qu’ils sont des méchants, mais qu’ils savent y faire, combien leur âme mesquine sait regarder de façon perçante et distinguer avec acuité les choses vers lesquelles elle s’est tournée, car elle n’a pas la vue faible, mais est contrainte de servir la méchanceté, si bien que plus elle regarde avec acuité, plus elle fait de mal?

– Oui, exactement, dit-il.

– Cependant, dis-je, cette âme mesquine, avec la nature qu’elle a, si en taillant en elle dès l’enfance on la débarrassait de ce qui l’apparente au devenir, comme on enlèverait des charges de plomb b qui, venues se coller à sa nature à force de victuailles, de plaisirs, et de convoitises de ce genre, tournent la vue de l’âme vers le bas; si elle en était débarrassée, et qu’elle se retournait vers ce qui est vrai, ce même organe, chez les mêmes hommes, verrait aussi cela avec la plus grande acuité, comme il voit ce vers quoi il est à présent tourné.

– Oui, ce serait normal, dit-il.

– Mais dis-moi : ne serait-il pas normal, dis-je — et nécessaire, en fonction de ce qui a été dit auparavant —, que ceux qui sont sans éducation et sans expérience de la vérité ne sachent jamais administrer une cité de façon satisfaisante, c ni non plus ceux qu’on laisse passer leur vie, jusqu’à sa fin, dans l’éducation? Les premiers parce qu’ils n’ont pas un but unique dans la vie, dont la visée orienterait tout ce qu’ils auraient à faire dans leur vie personnelle comme dans la vie publique; les autres parce qu’ils n’iront pas s’en charger de leur plein gré. Car ils sont persuadés d’être parvenus de leur vivant dans les îles des Bienheureux.

– C’est vrai, dit-il.

– C’est donc notre tâche, dis-je, à nous les fondateurs, que de contraindre les naturels les meilleurs à aller vers l’enseignement que précédemment nous avons déclaré être le plus important, à voir le bien d et à accomplir cette ascension, et une fois qu’après leur ascension ils auront vu de façon satisfaisante, de ne pas leur permettre ce qui à présent leur est permis.

– Qu’est-ce donc?

– D’y rester, dis-je, et de ne pas consentir à redescendre auprès des prisonniers de tout à l’heure, et à prendre part aux peines comme aux honneurs qui ont cours chez eux, que ces honneurs soient plus ou moins négligeables ou substantiels.

– Alors, dit-il, nous commettrons une injustice envers eux, et rendrons leur vie pire, alors qu’elle pourrait être meilleure?

5.

– Tu as oublié e à nouveau, mon ami, dis-je, qu’à la loi il n’importe pas qu’un groupe quelconque dans la cité réussisse de façon exceptionnelle, mais qu’elle veut agencer les choses de telle façon que cela se produise dans la cité tout entière, en mettant les citoyens dans l’harmonie par la persuasion et par la contrainte, et en faisant en sorte qu’ils échangent les uns avec les autres les services que chaque groupe est capable 520 de rendre à ce qui est commun; que la loi elle-même produit de tels hommes dans la cité non pas pour laisser chacun d’eux se tourner vers ce qu’il veut, mais pour elle-même se servir d’eux afin de lier la cité à elle-même.

– C’est vrai, dit-il. En effet, je l’avais oublié.

– Observe alors, Glaucon, dis-je, que nous ne commettrons pas d’injustice envers ceux qui chez nous deviennent philosophes, mais que nous leur tiendrons un langage de justice, en les contraignant de surcroît à se soucier des autres et à les garder. Nous leur dirons en effet qu’il est normal que ceux b qui deviennent comme eux, dans les autres cités, ne prennent pas leur part des peines qu’on y assume : car c’est de leur propre mouvement qu’ils se développent, en dépit du régime politique qui règne en chacune, et il est juste que ce qui se développe de soi-même, ne devant sa nourriture à personne, ne désire pas non plus payer à quiconque le prix de sa nourriture. Mais dans votre cas, c’est nous qui pour vous-mêmes comme pour le reste de la cité, comme cela se passe dans les essaims, vous avons engendrés pour être des chefs et des rois, en vous donnant une éducation meilleure et plus parfaite que n’est celle des autres, c et en vous rendant plus capables de participer de l’un et de l’autre mode de vie. Il vous faut donc descendre, chacun à votre tour, vers le séjour commun des autres, et vous accoutumer à contempler les choses obscures. Une fois accoutumés, en effet, vous verrez dix mille fois mieux que ceux de là-bas; vous reconnaîtrez chacune des figurines : ce qu’elle est, et de quoi elle est l’image, pour avoir vu le vrai sur ce qui est beau, juste, et bon. Et ainsi c’est en état de veille que la cité sera administrée, par nous et par vous, et non pas en songe, comme à présent où la plupart sont administrées par des gens qui se combattent les uns les autres pour des ombres, et qui entrent en dissension d pour le pouvoir, comme si c’était là quelque grand bien, Or le vrai est en quelque sorte ceci : la cité où vont diriger ceux qui sont les moins empressés à diriger, c’est celle-là qui est nécessairement administrée le mieux et avec le moins de dissension, et celle que dirigent les gens opposés est dans l’état opposé.

– Oui, exactement, dit-il.

– Crois-tu alors que ceux que nous avons élevés, entendant cela, continueront à refuser de nous croire, et ne consentiront pas à s’associer aux peines de la cité, chacun à son tour, tout en passant la plus grande partie de leur temps entre eux dans la région pure?

– C’est impossible, dit-il. Car ce sont e bien là des prescriptions justes que nous imposerons à des hommes justes. Cependant, avant tout c’est comme vers une obligation que chacun d’entre eux se portera vers le pouvoir, à l’opposé de ce que font ceux qui dirigent à présent dans chaque cité.

– C’est cela, mon camarade, dis-je. Si tu trouves, pour ceux qui vont diriger, une vie meilleure que 521 ce pouvoir même, c’est que tu as la possibilité de faire naître une cité bien administrée. Car c’est en elle seule que le pouvoir sera exercé par ceux qui sont réellement riches, non pas d’or, mais de la richesse que doit posséder l’homme heureux, à savoir d’une vie bonne et pleine de raison. Mais si ce sont des mendiants, des hommes affamés de biens personnels qui se portent vers les affaires publiques, croyant que c’est là qu’il y a du bien à dérober, tu n’auras pas cette possibilité. Car quand l’exercice du pouvoir devient l’objet d’un combat, une telle guerre, qui oppose des proches et se déroule à l’intérieur, les détruisent à la fois eux-mêmes, et le reste de la cité.

– C’est tout à fait vrai, dit-il.

– Or as-tu, b dis-je, l’idée de quelque autre vie capable de mépriser les charges de direction politique, en dehors de la vie consacrée à la philosophie véritable?

– Non, par Zeus, dit-il.

– Mais par ailleurs il faut que ce ne soient pas des amoureux de l’exercice du pouvoir qui s’y portent. Sinon, les amoureux rivaux se combattront mutuellement.

– Comment l’éviteraient-ils, en effet?

– Alors quels autres contraindras-tu à se porter vers la garde de la cité, sinon ceux qui tout à la fois sont les plus doués de sens pour trouver les moyens par lesquels le mieux administrer une cité, et qui possèdent d’autres titres honorifiques, et une vie meilleure que la vie politique?

– Aucuns autres, dit-il.

6.

c — Veux-tu alors que maintenant nous examinions de quelle façon de tels hommes y seront produits, et comment on les amènera à la lumière, comme on dit bien que certains sont montés depuis l’Hadès jusques aux dieux?

– Bien sûr que je le veux, dit-il.

– Faire cela, apparemment, ne consisterait pas à retourner une coquille, mais à convertir une âme d’un jour qui est nocturne au jour véritable; c’est l’ascension vers ce qui est, ascension que nous affirmerons être la vraie philosophie.

– C’est tout à fait cela.

– Par conséquent, il faut examiner lequel des enseignements a une telle d capacité?

– Forcément.

– Quel serait alors, Glaucon, l’enseignement capable de tirer l’âme depuis ce qui devient vers ce qui est? Mais, tout en disant cela, je pense à la chose suivante; n’avons-nous pas affirmé qu’il était nécessaire qu’ils soient, quand ils sont jeunes, des athlètes de la guerre?

– Si, nous l’avons affirmé.

– Il faut donc que l’enseignement que nous cherchons ait, en plus de cet avantage, aussi un autre.

– Lequel?

– Qu’il ne soit pas inutile à des hommes de guerre.

– Il le faut sans doute, dit-il, si toutefois cela est possible.

– Or c’est par la gymnastique, e n’est-ce pas, et par la musique, qu’auparavant nous les avons éduqués.

– Oui, par elles, dit-il.

– Or la gymnastique, n’est-ce pas, c’est de ce qui est soumis au devenir et à la destruction qu’elle s’occupe : c’est en effet à l’accroissement et au dépérissement du corps qu’elle préside.

– Apparemment,

– Alors ce ne serait pas là l’enseignement que nous cherchons.

522 — Non, en effet.

– Mais serait-ce la musique, telle que nous l’avons précédemment décrite?

– Mais celle-là en tout cas était, dit-il, un simple pendant de la gymnastique, si tu t’en souviens : elle éduquait les gardiens en leur donnant des habitudes, procurant à force d’harmonie un certain état bien harmonisé, et non un savoir, et à force de rythme une allure bien rythmée; et elle communiquait dans ses paroles certaines habitudes parentes des précédentes, aussi bien dans celles des paroles qui étaient de l’ordre du mythe que dans celles qui, au contraire, étaient plus véridiques; mais d’enseignement capable de conduire vers quelque chose comme ce que toi tu recherches à présent, il n’y en avait aucun b en elle.

– C’est de la façon la plus exacte, dis-je, que tu me remets cela en mémoire. En réalité, en effet, elle ne comportait rien de tel. Mais, génial Glaucon, qu’est-ce qui pourrait avoir cette qualité? Car les autres arts, n’est-ce pas, nous ont tous semblé être quelque peu des pratiques de tâcherons.

– Bien sûr. Mais alors quel autre enseignement reste-t-il, si l’on met de côté la musique, la gymnastique, et les arts?

– Allons, dis-je, si nous ne pouvons en choisir aucun en dehors de ceux-là, prenons un de ceux qui les concernent tous.

– Lequel?

c — Par exemple cet enseignement commun, dont font usage tous les arts, tous les raisonnements, et tous les savoirs — celui aussi que tout un chacun doit nécessairement apprendre en premier lieu.

– Lequel? dit-il.

– Cet enseignement trivial, dis-je, consistant à reconnaître le 1, le 2 et le 3; je veux désigner par là, en bref, la numération et le calcul. Ne se trouve-t-il pas, pour parler de ces opérations, que tout art comme tout savoir y ont nécessairement part?

– Si, tout à fait, dit-il.

– Par conséquent, dis-je, l’art de la guerre aussi?

– Très nécessairement, dit-il.

– Certes, dis-je, c’est un stratège d bien ridicule que Palamède, dans les tragédies, fait voir à chaque fois en Agamemnon. N’as-tu pas remarqué que Palamède affirme qu’ayant inventé le nombre, ce fut lui qui, à Troie, fixa à l’armée son ordre de bataille, et dénombra les vaisseaux et tout le reste, comme si avant lui cela n’avait pas été dénombré, et comme si apparemment Agamemnon n’avait même pas su combien de pieds il avait, si en effet il ne savait pas compter? Dès lors, quel genre de stratège crois-tu qu’il ait pu être?

– Pour moi, un bien étrange, dit-il, si cela était vrai.











Phédon

[…]

Échécrate : Te trouvais-tu toi-même Phédon, auprès de Sodrate en ce jour où, dans la geôle, il but le poison? Ou bien quelqu’un d’autre t’en a-t-il fait le récit? Phédon : Je m’y trouvais moi-même, Échécrate. Éch. : […] Alors, Phédon, qu’est-ce qui s’est passé? — Ph. : Le hasard, Échécrate, fit que, dans son cas, la veille du jugement fût en effet par hasard le jour où l’on cou­ronnait la poupe du navire que les Athéniens envoient à Délos. i— Éch. : Mais ce navire, dis, qu’est-ce que c’est? — Ph. : C’est, disent les Athéniens, le navire sur lequel jadis Thésée avait transporté, les conduisant vers la Crète, ces fameux «deux fois sept» : en les sau­vant, il se sauva lui-même. Or, on avait, d’après la tra­dition, fait vœu à Apollon, dans le cas où ils seraient sauvés, de mener chaque année à Délos un pèlerinage; pèlerinage que, à dater de ce jour et maintenant encore, on a continué d’envoyer au Dieu. Mais, dès le premier jour du pèlerinage, c’est la règle à Athènes que, pendant toute sa durée, la Cité soit exempte de souillure, c’est-à- dire que personne ne soit, en son nom, mis à mort, jusqu’à ce que le navire soit parvenu à Délos et revenu à son point de départ. Ce qui d’ailleurs prend parfois beau­coup de temps, quand il arrive aux vents d’être contraires. Et maintenant, le premier jour du pèlerinage, c’est celui où le prêtre d’Apollon a couronné la poupe du navire; ceci, vous ai-je dit, eut lieu justement la veille du jugement. Voilà pour quelles raisons Socrate eut longtemps à rester dans la prison entre son jugement et sa mort. — Éch. : Parle-nous donc, Phédon, de la mort elle-même! Que s’est-il, à ce moment dit et fait? Parmi les familiers de notre homme, lesquels se trouvèrent auprès de lui? Mais peut-être les Magistrats ne permirent-ils pas leur présence et est-ce, au contraire, sans être assisté de ses amis, qu’il mourut? — Ph. : Nullement! Certains au contraire étaient présents, un assez grand nombre même. — Éch. : Eh bien! prends à cœur de nous renseigner le plus exactement possible sur tout cela; à moins que justement tu n’aies autre chose à faire… — Ph. : Mais non! je suis libre, et je tâcherai d’être complet dans mon exposé. Aussi bien, rien n’est-il jamais plus doux pour moi que de me rappeler Socrate, soit que je parle de lui moi-même ou que j’entende un autre en parler ! — Éch. : N’en doute pas, Phédon! oui, ceux qui vont t’entendre, tu les trouves, de leur côté, tout pareils! Allons, tâche d’être le plus exact que tu pourras, en nous racontant tout dans le détail! — Ph. : Ce qui est sûr, c’est que, pour ma part, j’éprouvai, pendant que je me trouvais auprès de lui, d’étranges émotions. Non, en effet, en face de la mort d’un homme dont j’étais le familier, ce n’est pas de la pitié qui me venait; car c’était un homme heureux qui se présentait à moi, tant par son attitude que par son langage : si grandes étaient, en face de la mort, sa sérénité et sa vail­lance! au point de m’offrir l’image de quelqu’un qui, s’en allant chez Hadès, n’y va pas non plus sans une dispen­sation divine, mais qui, une fois parvenu là-bas, y trou­vera au contraire son bonheur, comme jamais personne d’autre au monde; et voilà pourquoi il ne me venait absolument aucun de ces sentiments de pitié qu’on juge­rait naturels en présence d’un deuil. Et ce n’était pas en revanche un plaisir, pareil à celui dont nous avions l’habi­tude quand nous faisions de la philosophie : ce qui en fait était le cas pour nos propos! Bien mieux, il y avait quelque chose de véritablement déroutant dans l’émo­tion que je ressentais : un mélange extraordinaire, dans la composition duquel il entrait du plaisir, en même temps que de la douleur quand je songeais que tout à l’heure, lui, il allait cesser de vivre! Ces dispositions d’esprit étaient à peu près les mêmes chez nous tous qui étions présents : tantôt nous riions, mais quelquefois nous pleurions, et il y en avait un qui à cet égard se distinguait entre tous, c’était Apollodore; tu connais bien en effet, je pense, quel homme il est et quelles sont ses façons!

[…]

C’est en prenant du commencement que je tâcherai de tout vous exposer au complet. Nous n’avions, sache-le, jamais manqué, dans les jours qui avaient précédé, à notre habitude d’aller, moi et les autres, rendre visite à Socrate; nous rassemblant pour cela au tribunal dans lequel aussi le jugement avait eu lieu, car il avoisinait la prison. Chaque fois donc nous y attendions jusqu’à ce que la prison eût été ouverte, tout en devisant entre nous. De fait, elle ne s’ouvrait pas de bonne heure; mais, dès qu’elle était ouverte, nous y entrions auprès de Socrate, et le plus souvent nous passions avec lui toute la journée. Naturellement, cette fois, nous nous étions rassemblés de meilleure heure, ayant été informés la veille, comme nous sortions au soir de la prison, que le navire était arrivé de Délos. Aussi nous étions-nous donné le mot pour venir le plus de bonne heure possible au rendez-vous habituel. Dès que nous fûmes là, le portier, celui-là même qui d’habitude nous recevait, sortit au-devant de nous et nous dit d’attendre là et de ne pas nous présenter avant qu’il nous y eût invités : «Les Onze, nous dit-il, sont en effet en train de détacher Socrate et de lui annoncer qu’il doit mourir aujourd’hui.» Au reste, sa venue ne tarda pas bien longtemps et il nous invita à entrer. Or, une fois entrés, nous voilà en présence, non pas seulement de Socrate, qu’on venait de détacher, mais de Xanthippe (tu es au courant, sans doute), qui avait sur elle leur plus jeune enfant et était assise contre son mari. Mais, aussitôt qu’elle nous vit, Xanthippe se mit à prononcer des imprécations et à tenir ces sortes de propos qui sont habituels aux femmes : «Ah! Socrate, c’est maintenant la dernière fois que tes familiers te parleront et que tu leur parleras!» Alors Socrate, regar­dant du côté de Criton : «Qu’on l’emmène à la maison, Criton!» dit-il. Et, pendant que l’emmenaient quelques-uns des serviteurs de Criton, elle poussait de grands cris en se frappant la tête.

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À maintes reprises, j’ai eu, au cours de ma vie, la visite du même songe, ne se présentant pas toujours à moi dans une même vision, mais me tenant un langage invariable : «Socrate, me disait-il, fais de la musique! Produis!» Et moi, ce que justement j’avais, en vérité, fait jusqu’à ce moment, je m’imaginais que c’était cela même que me recommandait le songe et à quoi il m’exhor­tait : comme on encourage les coureurs, ainsi le songe, me disais-je, m’exhorte moi aussi à faire ce que je faisais justement, de la musique, en ce sens que la musique est la plus haute philosophie et que c’est de philosophie que je m’occupe!

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Et, tout en disant cela, il laissa retomber ses jambes à terre; et c’est assis de la sorte qu’il poursuivit désormais l’entretien. Mais alors! Cébès lui posa une question : «Comment entends-tu cela, Socrate? Qu’il n’est pas permis de se faire violence® soi-même et que, d’autre part, celui qui meurt,; le philo­sophe consente à le suivre?

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“C’est la vérité, poursuivit-il, Simmias et Cébès : si moi, je ne croyais pas devoir arriver, d’abord auprès d’autres Dieux, aussi sages que bons, et puis aussi auprès de défunts qui valent mieux que les hommes d’ici, il y aurait de ma part injustice à ne point m’irriter contre la mort! En réalité, cependant, sachez-le bien, pour ce qui est de mon espoir de m’en aller tout à l’heure auprès d’hommes qui soient bons, cet espoir-là, à toute force je ne le défendrais pas; que je doive, en revanche, arriver auprès de Dieux qui sont des maîtres absolument bons, en oui! sachez-le, s’il y a dans ce genre quelque autre chose au monde qu’à toute force je défendrais, c’est bien cet espoir-là! Il y a là par consé­quent une raison pour moi de ne pas concevoir contre la mort la même irritation, et j’ai tout au contraire bon espoir que pour les défunts il y a quelque chose, et que ce quelque chose, ainsi du reste que le dit une tradition qui remonte loin, est de beaucoup meilleur pour les bons que pour les méchants!

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Mais com­ment il peut justement en être ainsi, voilà, Simmias et Cébès, ce que je vais essayer de vous expliquer. Il y a bien des chances, c’est un fait, que pour tous ceux qui, au sens droit du terme, s’attachent éventuellement à la philosophie, les autres hommes ne s’aperçoivent pas qu’ils n’ont, ces gens-là, d’autre occupation que de mourir et d’être morts. […]

Penses-tu que ce soit évidemment le propre d’un philosophe de se préoccuper de ce qu’on appelle des plaisirs, dans le genre de ceux-ci, par exemple ceux du manger et du boire? — Point du tout, Socrate! dit Simmias. — Et ceux de l’amour? — En aucune façon! — Et ce qui, par ailleurs, consiste en soins qui se rapportent au corps? Ton opinion est-elle qu’au jugement d’un pareil homme ils aient quelque valeur? Par exemple, la possession d’un vêtement, d’une chaussure, qui sortent de l’ordinaire, et avec cela, tout autre embellissement qui se rapporte au corps, en fait-il cas à ton avis? Ou bien ton avis est-il que, pour autant qu’il n’y a pas nécessité absolue qu’il en prenne sa part, il n’en fait point cas? — Mon avis à moi, dit-il, est qu’il n’en fait point cas, au moins s’il est authentiquement philosophe. — D’une façon générale donc, reprit Socrate, ton avis est que les préoc­cupations d’un pareil homme n’ont pas le corps pour objet, mais que, au contraire, elles s’en écartent pour autant qu’il le peut, et qu’elles se tournent vers l’âme? — C’est bien mon avis. — Mais n’est-ce pas, en premier, dans les plaisirs de cet ordre que le philosophe apparaît être celui qui, pour délier au plus haut point possible l’âme du commerce du corps, se distingue entre tous les hommes? — Évidemment. — Et, dis-moi, Simmias, l’opinion de la foule est sans doute que, pour un homme qui ne trouve agréable aucun des plai­sirs de cet ordre et qui n’en prend point sa part, cela ne vaut pas la peine qu’il vive, mais qu’on n’est pas bien loin d’être mort quand on ne fait aucun cas des plaisirs dont le corps est l’instrument? — Hé! oui, ce que tu dis là est absolument vrai! — Et qu’en est-il maintenant de la possession de l’intelligence? Le corps n’est-il pas une entrave quand on le prend comme associé dans fa recherche?

[…]

Affir­mons-nous qu’il existe quelque chose qui est juste, rien que juste? ou bien le nions-nous? — Par Zeus! bien sûr, nous l’affirmons! — Et qu’il existe quelque chose qui n’est que beau, quelque chose qui n’est que bon? — Comment le nier? Mais as-tu jamais vu déjà avec tes yeux aucune réalité de cette sorte? — En aucune façon! dit-il. — Eh bien! est-ce par un mode de sensation, autre que ceux dont le corps est l’instrument, que tu les as atteintes? Or, c’est de toutes que je veux parler, de la grandeur, de la bonne santé, de la force, bref, de la réalité de tout ce qui existe encore, sans exception; c’est-à-dire ce qu’est justement chacune. Est-ce par le moyen du corps que se contemple ce qu’il y a en elles de plus vrai? Ou plutôt n’en est-il pas comme ceci? Celui d’entre nous qui se sera, au plus haut point, et le plus exactement, préparé à penser, tout seul en lui-même, chacun des objets que concerne son examen, n’est-ce pas celui-là qui se sera le plus approché de la connaissance de cha­cun d’eux? — Hé oui! absolument. — Mais celui qui ferait cela de la plus pure façon, ne serait-ce pas celui qui, au plus haut degré possible, userait de la pensée toute seule pour aller à chacun de ces objets; sans recou­rir subsidiairement, dans l’exercice de la pensée, ni à la vue, ni à aucune autre sensation, sans en traîner aucune à la remorque du raisonnement? Celui qui, bien plutôt, userait de la pensée, toute seule, par elle-même, sans mélange, pour entreprendre la chasse de chaque réalité, toute seule, par elle-même et sans mé­lange? Une fois qu’il serait séparé le plus possible de ses yeux, de ses oreilles, et, pour bien-dire, de la totalité de son corps, puisque celui-ci est ce qui trouble l’âme et qui l’empêche, chaque fois qu’elle a commerce avec lui, d’acquérir vérité et pensée? Simmias, n’est-ce pas celui — là, si personne au monde, qui touchera au réel?

[…]

“Voilà en somme, dit-il, comment je justifie, Simmias et Cébès, mon bon droit à vous abandonner, vous, et mes Maîtres d’ici, sans que cela me soit pénible à sup­porter et sans que je m’en irrite, étant persuadé que là-bas, non moins qu’ici, je rencontrerai de bons maîtres comme de bons camarades; mais la foule mani­feste là-dessus son incrédulité! Ainsi donc, ce serait parfait, que devant vous j’eusse été plus persuasif dans ma défense que je ne l’ai été devant les juges du Peuple d’Athènes!”

[…]

Qui sait, se disent-ils, si, quand elle [l’âme] sera séparée du corps, elle ne sera plus nulle part, mais sera détruite, anéantie le jour même où mourra l’homme? Qui sait si, aussitôt séparée du corps et sortie de celui-ci, elle ne se dissipe pas à la façon d’un souffle ou d’une fumée et si, lorsqu’elle a de la sorte pris son vol, elle n’est plus rien nulle part? En conséquence, s’il est vrai que quelque part elle existe, ramassée en elle-même et par elle-même et séparée de ces maux que tu détaillais tout à l’heure, ce serait un grand et bel espoir, So­crate, que ton langage fût vrai! Il a toutefois certainement besoin d’une confirmation, et point petite probablement! pour faire croire, et que l’âme existe une fois l’homme mort, et qu’elle possède alors quelque activité et quelque pensée. — Tu dis vrai, Cébès, répondit Socrate. Mais comment faut-il nous y prendre? Sur la question même, ton intention est-elle que nous racontions s’il est ou non vraisemblable que la chose soit comme cela? — Moi du moins, dit Cébès, je serais heureux d’entendre ce que tu penses de ces questions! — En tout cas, reprit Socrate, personne, en m’entendant à cette heure, personne, fût-ce même un faiseur de comédies, ne dira, je crois bien, que je suis un bavard et que les propos que je tiens sont sur des sujets qui ne me concernent pas!

[…]

l’instruction n’étant pour nous rien d’autre précisément que remémoration, il est forcé, je pense, que nous ayons appris dans un temps antérieur les choses dont maintenant nous nous ressouvenons. Or, c’est ce qui est impossible, à moins que notre âme ne soit quelque part, avant de naître dans l’humaine forme que voici, Par consé­quent, de cette façon encore, l’âme a bien l’air d’être chose immortelle.

[…]

Cette réa­lité en soi, de l’être de laquelle nous rendons raison, quand nous interrogeons aussi bien que quand nous répondons, est-ce qu’identiquement elle garde toujours les mêmes rapports? ou bien est-elle tantôt ainsi et tantôt autrement? L’Égal en soi, le Beau en soi, la réalité en soi de chaque chose, son être, se peut-il que cela soit susceptible de changement, et même du moindre chan­gement? Ce qu’est chacune de ces choses, l’unicité en soi et par soi de son être, cela garde-t-il toujours identique­ment les mêmes rapports et n’admet-il jamais, nulle part, d’aucune façon, aucune altération? — Cela, c’est forcé, Socrate; garde identiquement les mêmes rapports dit Cébès.’Mais qu’en est-il de la multiplicité des choses belles, hommes par exemple, ou chevaux, ou vête­ments, ou quoi que ce soit d’autre du même genre, et qui est soit égal, soit beau, bref portant toujours la même dénomination que les réalités dont il s’agit? Est-ce que celles-là gardent les mêmes rapports? Ou bien, tout au contraire de ce qui a lieu pour les autres, ne gardent — elles, pour ainsi dire jamais, d’aucune manière les mêmes rapports; ni chacune par rapport à elle-même, ni les unes par rapport aux autres? — À leur tour, dit Cébès, elles se comportent ainsi : jamais identiquement! — Mais, tandis que celles-ci, tu peux les toucher, tu peux les voir, tu peux en avoir la sensation partes autres sens, les autres, celles qui gardent les mêmes rapports, il ne t’est pas pos­sible de les appréhender autrement que par l’exercice réfléchi de la pensée, les objets de ce genre étant au con­traire invisibles et n’étant pas atteints par vision? — — Ton langage, dit-il, est d’une parfaite vérité — Admettons donc, veux-tu? reprit Socrate, qu’il existe deux espèces d’êtres, d’une part l’espèce visible, de l’autre l’espèce invisible.

[…]

‘Or, après ces paroles de So­crate, il se fit un silence

[…]

«En ce que, dit-il, au sujet d’une harmonie et d’une lyre avec ses cordes, on pourrait tenir précisément ce même langage. L’harmonie, dirait-on, est, dans la lyre une fois qu’elle a été accordée, quelque chose d’invisible d’incorporel, d’absolument beau, de divin; la lyre elle-même, d’autre part, et ses cordes, ce sont des corps des choses corporelles, composées, terreuses apparentes à la nature mortelle. Eh bien! supposons; qu’on vienne briser la lyre, ou bien à en couper les cordes et à les mettre en menus morceaux, et que, alors, en vertu d’un raisonnement tout pareil au tien, on veuille à toute force que subsiste encore l’harmonie en question et qu’elle n’ait point péri : on alléguerait en effet qu’il n’y a aucun moyen de subsister, ni pour la lyre une fois les cordes mises en morceaux, ni pour les cordes, puisqu’elles sont d’espèce mortelle, tandis que périrait l’harmonie, elle qui est de même nature que le Divin et qui lui est apparentée, la première même à périr avant ce qui est mortel»! Tout au contraire, dirait-on, il est forcé que l’harmonie subsiste encore quelque part indépendamment et que le bois comme les cordes doivent tomber en pourriture avant qu’il lui soit, à elle, arrivé quelque chose! Aussi! bien en effet, tu as, toi-même aussi, j’en suis quant à moi persuadé, eu dans l’esprit cette pensée, que nous nous faisons de la nature essentielle de l’âme une conception analogue : étant donné que notre corps est en quelque sorte intérieurement tendu et maintenu par lé chaud et le froid, le sec et l’humide et par des oppositions du même genre, c’est la combinaison et l’harmonie de ces opposés mêmes qui constitue notre âme, quand la combinaison mutuelle s’en est opérée dans de bonnes conditions et selon la juste mesure. Ainsi donc, supposé que justement l’âme soit une harmonie, il est clair que, lorsque notre corps aura été, sans mesure, ou relâché ou tendu par les maladies et par d’autres maux, il y a aussitôt nécessité, et que l’âme périsse bien qu’elle soit très divine, comme périssent aussi les autres harmonies, qu’elles se réalisent dans des sons, ou bien dans les œuvres de l’art en général; et que, d’autre part, les rentes du corps de chacun de nous résistent longtemps, jusqu’au jour où le feu ou la pourriture les aura détruits. En somme, vois ce que nous dirons contre cet argument, dans le cas où l’on estimerait que l’âme, étant la combinaison des opposés corporels, est la première à périr dans ce qu’on appelle la mort.

[…]

“Or, je vais t’en donner une preuve suffisante. Il y avait en effet des choses que, même avant, je savais de façon sûre, de mon propre avis comme de celui des autres; eh bien! par l’effet de cette recherche, j’avais été si radicalement aveuglé que j’en venais à désapprendre, même les choses qu’auparavant je me figurais savoir sur quantité de sujets

[…]

Sur ce, voilà qu’un jour j’entendis faire une lecture, d’un livre qui, disait-on était d’Anaxagore et/ou se trouvait exprimée cette idée, que c’est l’intelligence qui met tout en ordre et qui est la cause universelle. Cette causalité-là me remplit de joie, en raison de l’intérêt que je trouvai, en un sens, à faire de l’intelligence la cause de toutes choses; S’il en est ainsi, pensai-je, l’esprit ordonnateur ordonne toutes choses et dispose chacune de la meilleure manière possible; si donc on souhaitait, pour chaque chose, découvrir à quelle condition elle naît, périt ou existe, alors ce qu’à son sujet il était nécessaire de découvrir, c’est quelle est pour cette chose la meilleure manière possible, soit d’exister, soit de subir ou de produire n’importe quelle action; dès lors, en partant de cette conception, ce qu’il convenait à l’homme d’envisager, tant en ce qui le concerne lui-même personnellement qu’en ce qui concerne les autres choses, ce n’est rien d’autre que le parfait et ce qui vaut le mieux; le même homme, c’est forcé, connaîtra aussi le pire, car c’est une même science qui leur est relative. Telles étaient donc mes réflexions; et, tout joyeux, je me figurais avoir découvert l’homme qui, concernant les êtres, m’ensei­gnerait la causalité qui, pour moi-même, s’accorderait à mon intelligence : Anaxagore! Il m’expliquerait, en premier lieu, si la terre est plate ou ronde, et, puisqu’il me l’expliquerait, il m’en exposerait tout au long la raison et la nécessité; m’apprenant, lui qui dit ce qui est le meilleur, qu’il était meilleur pour la terre d’avoir telle ou telle forme! Et, s’il me disait qu’elle est au centre du monde, il m’exposerait.tout au long qu’il était meilleur pour elle d’être au centre : qu’il me fît cette révélation, et j’étais tout préparé à ne plus désirer à l’avenir d’autre espèce de causalité! Naturellement, pour le soleil aussi, j’étais de même sorte tout préparé, puisqu’on devait pareillement m’instruire; et ensuite, pour la lune et le reste des astres, concernant la relation de leurs mutuelles vitesses, leurs retours, ainsi que leurs autres particularités; bref, concernant la façon dont ce pouvait bien être le meilleur pour chacun de produire ou de subir telles actions, qu’il est dans leur nature; de produire ou de subir. Je ne me serais jamais figuré? en effet que, déclarant ces choses ordonnées par une intel­ligence, il pût leur attribuer une autre cause, sinon que c’était pour elles le mieux de se comporter comme pré­cisément elles se comportent; étant donné qu’à chacune en particulier et à toutes en commun il donne cette cause, il va aussi, me figurais-je, m’exposer tout au long ce qui vaut le mieux pour chacune et ce qui est pour toutes le bien commun. Enfin, pour beaucoup je n’au­rais pas cédé mes espérances; mais bien plutôt, ayant mis toute mon ardeur à me procurer le livre, j’en faisais le plus vite que je pouvais la lecture, afin de connaîtra le plus vite possible le meilleur et le pire!

‘Et voilà que de la merveilleuse espérance j’étais, camarade, emporté bien loin, puisque, en avançant dans ma lecture, je vois un homme qui n’a point recours à l’intelligence et qui ne lui impute pas de causalité en vue de l’arrangement ordonné des choses particulières, mais qui, pour cela, invoque les actions de l’air, de l’éther, de l’eau, de quantité d’autres causes tout aussi déconcertantes! Bref, son cas me parut tout à fait sem­blable à celui d’un homme qui, en même temps qu’il dit que Socrate accomplit avec son intelligence tout ce qu’il accomplit, ensuite, lorsqu’il entreprendrait de dire les causes de chacun des actes que j’accomplis, s’exprimerait en ces termes : Premièrement, la raison pour laquelle je suis maintenant assis en ce lieu, c’est que mon corps est fait d’os et de muscles; que les os sont solides et qu’ils ont des commissures les séparant les uns des autres, tandis que les muscles ont la propriété de se tendre et de se relâcher, faisant aux os une enveloppe de chairs et de peau, laquelle maintient les chairs; en conséquence de quoi, lorsque les os oscillent dans leurs propres emboîtements, les muscles, qui se détendent ou se contractent, me mettent à même, par exemple, de fléchir à présent mes membres; et voilà la cause en vertu de laquelle, m’étant replié de la sorte, je suis assis en ce lieu! Concernant, cette fois, la conversation que j’ai avec vous, il alléguerait d’autres causes du même ordre, l’articulation des sons, l’émission de l’air, l’audi­tion, invoquant mille autres raisons analogues et négli­geant de mentionner les causes qui le sont véritablement : à savoir, que, les Athéniens ayant jugé qu’il valait mieux me condamner, moi à mon tour, et précisément pour cette raison, j’ai jugé qu’il valait mieux, pour moi aussi, d’être assis en ce lieu; autrement dit, qu’il était plus juste, en restant sur place, de me soumettre à la peine qu’ils auraient édictée. De fait, par le Chien! il pourrait, je crois, y avoir longtemps que ces muscles et ces os seraient du côté de Mégare ou de la Béotie, où les aurait portés un jugement sur ce qui vaut le mieux, dans le cas où, je ne me serais pas figuré qu’il était plus juste et plus beau, au lieu de fuir et de m’évader, de m’en remettre à la Cité de la peine qu’éventuellement elle décide d’infliger.

«Donner le nom de causes à de pareilles choses est pourtant par trop absurde. Ah! si l’on disait que, faute de posséder ces sortes de choses (j’entends des os, des muscles et tout ce que j’ai en outre), je ne serais pas à même de faire ce que je juge bon de faire, on ne dirait ainsi que la vérité. Que ce soient là toutefois les causes en vertu desquelles je fais ce que je fais, que mon intelli­gence. soit employée par moi à accomplir ces actes et que néanmoins ce ne soit pas en optant pour ce qui vaut le mieux, le dire serait en user avec beaucoup de sans façon et sans mesure à l’égard du langage 1! Ainsi, on n’est pas en état de discerner qu’autre chose est la réalité de la cause, autre chose ce sans quoi la cause ne serait jamais cause! ce que, tâtonnant comme dans le noir, la plupart des hommes désignent en se servant d’un mot impropre quand ils lui donnent le nom de cause! Et voilà pourquoi, tandis que celui-ci, posant un tourbillon à l’entour de la terre, donne au ciel pour fonction de maintenir la terre immobile, cet autre place l’air en dessous comme un support pour une vaste huche! Quant à la puissance, à laquelle ces choses doivent d’être, à présent, placées dans l’état où il valait le mieux qu’elles pussent être placées, cette puissance, ils ne sont, ni en quête d’elle, ni convaincus qu’elle possède une force divine; mais ils estiment pouvoir un jour découvrir quelque Atlas plus fort que celui-là, plus immortel, soutenant mieux l’ensemble des choses; et, que le bien, l’obligatoire, soit ce qui relie et soutient, voilà une chose dont ils n’ont véritablement aucune idée! Sans doute me serais-je fait avec le plus grand plaisir, moi, l’élève de n’importe qui, pour savoir ce qui en est de cette sorte de cause; mais, comme j’en avais été frustré et que je n’avais été capable ni de la découvrir par moi-même ni de m’en instruire auprès d’un autre, alors, dans une navigation de remplacement à la découverte de la cause, veux-tu, Cébès, dit-il, que je te fasse un exposé de toutes les peines que je me suis données? — Si je le veux? dit-il; je crois bien, et pro­digieusement! —

‘Eh bien! après cela, reprit Socrate, découragé comme je l’étais de l’étude des réalités, j’eus l’idée qu’il fallait prendre mes précautions contre un accident qui arrive, au cours de leur observation, aux spectateurs d’une éclipse de Soleil : quelques-uns en effet risquent d’y perdre la vue, s’ils n’observent pas dans l’eau, ou par quelque moyen analogue, l’image de l’astre. C’est à un pareil acci­dent que je songeai aussi pour ma part, et je craignis d’être complètement aveuglé de l’âme, en regardant dans la direction des choses avec mes yeux ou en essayant d’entrer en contact avec elles par chacun de mes sens. J’eus dès lors l’idée que je devais chercher un refuge du côté des notions et envisager en elles la vérité des choses. Il se peut d’ailleurs qu’en un sens ma comparaison ne soit pas ressemblante, car je ne conviens pas du tout qu’envisager les êtres dans des notions, ce soit les envi­sager en images, plus que lorsqu’on les envisage dans l’expérience concrète. Toujours est-il que ce fût donc dans cette direction que je me lançai, et que, après avoir dans chaque cas pris pour base une notion, celle qu’éventuellement je juge être la plus forte, tout ce qui, selon moi, a consonance avec elle, je le pose comme étant vrai, aussi bien à propos de la cause qu’à propos de toute autre chose, sans exception; tandis que, si la consonance fait défaut, je pose que ce n’est point vrai.

‘Or, je désire t’exposer plus clairement ce que je dis, car, pour l’instant, je crois que tu ne comprends pas! — Non, pas bien fort, par Zeus! dit Cébès. — Et pour­tant, reprit Socrate, en parlant ainsi je ne dis rien de neuf : je ne fais que parler exactement comme toutes les autres fois, et, comme je n’ai pas cessé du tout de parler au cours de notre entretien! Ce que j’en viens en effet à essayer désormais de faire, c’est de t’exposer quelle est l’espèce de cause pour laquelle j’ai pris toutes ces peines, et me voilà de nouveau embarqué dans ces assertions cent fois ressassées, que vous connaissez bien; et c’est d’elles que je pars, en prenant pour base la notion de l’existence, en soi et par soi, d’un Beau, d’un Bon, d’un Grand et de tout le reste! Si tu m’accordes leur existence, si tu en conviens avec moi, j’espère, en partant d’elles, réussir à t’exposer et à mettre au jour la cause en vertu de laquelle l’âme est chose immortelle. — Mais bien certainement je te l’accorde, dit Cébès, de sorte que tu ne dois pas hésiter à conclure! — Examine alors ce qui résulte de l’existence des réalités en question, pour voir si tu as là-dessus une opinion qui s’accorde avec la mienne : elle est que, évidemment, si en dehors du Beau qui n’est rien que beau, il y a quelque chose d’autre qui soit beau, il n’existe pas non plus d’autre raison pour que ce quelque chose soit beau, sinon parce qu’il parti­cipe du Beau dont il s’agit. Et, bien entendu, j’en dis autant pour tout. Cette sorte de causalité, conviens-tu de l’accepter? — J’en conviens, dit-il. — Le résultat, reprit Socrate, est que je ne comprends plus rien aux autres causes, aux causes savantes, que pas davantage je ne parviens à les reconnaître : bien au contraire, quand on me donne pour raison de la beauté de quoi que ce soit, ou la vivacité fleurie de sa couleur, ou sa forme, ou n’importe quoi du même genre, voilà les autres causes, auxquelles je signifie leur congé, étant en effet, sans exception, tout troublé dans ces autres causes; tandis que cette cause-ci, tout uniment, sans malice, bêtement peut-être, je la garde par-devers moi : rien d’autre ne fait belle ladite chose, que, en elle, la présence du Beau en question, ou bien encore une communica­tion de celui-ci, quels que soient d’ailleurs le moyen et le mode de cette relation; s’il y a là en effet un point sur lequel je ne veux, à toute force, rien décider encore, c’est le contraire pour celui-ci, que toutes les belles choses deviennent belles par le Beau. C’est qu’en cela réside, à mon avis, la réponse la mieux assurée que je puisse faire, à moi-même comme à autrui; j’estime qu’en m’y attachant je ne m’exposerai plus jamais à tré­bucher, mais que c’est une réponse assurée à faire, et à moi-même et à n’importe qui d’autre, que de dire : les belles choses sont belles par le Beau. N’est-ce pas aussi ton avis? — C’est mon avis.
[…]

Rien ne m’empêche toutefois de vous dire de quoi je me suis convaincu en ce qui concerne la forme de la terre et en ce qui concerne ses diverses régions. — Mais, dit Simmias, je n’en demande pas davantage! — Eh bien! reprit Socrate, ma conviction à moi, c’est, en premier lieu, que, si la terre est au centre du monde et avec la forme d’une sphère, elle n’a besoin, pour ne pas tomber, ni de l’air, ni d’aucune autre semblable résistance; mais il y a assez, pour la maintenir, de la similitude, en tous les sens, du monde avec lui-même et de la façon dont se contre-balancent tous les points de la terre, car pour une chose qui se contre-balance de la sorte, il n’y aura, du moment qu’elle a été placée au centre de quelque chose qui possède avec soi-même une égale similitude, il n’y aura aucune raison pour qu’elle penche plus ou moins d’aucun côté; mais, vu cette similitude générale, la chose demeurera immobile. Voilà donc de quoi, en premier lieu, je me suis laissé convaincre. — Et, dit Simmias, c’est en vérité à bon droit! —

«Le second point, maintenant, c’est, dit-il, que la terre est quelque chose de tout à fait grand, dont nous, habitants de la région qui va jusqu’aux colonnes d’Hercule en partant du Phase, occupons une petite partie, habitant autour de la mer, comme, autour d’un marécage des fourmis ou des grenouilles; ailleurs, il y a un grand nombre d’autres hommes, habitant un grand nombre d’autres régions pareilles. C’est que, par­tout sur la terre, il existe un grand nombre de creux, qui se diversifient de mille façons quant à leur forme et à leur grandeur, creux dans lesquels tout ensemble sont venus se déverser eaux, brouillards et air. Quant à la terre en tant que terre, à la terre pure, c’est dans la partie pure du monde qu’elle réside, dans celle préci­sément où sont les astres, et à laquelle le nom d’éther est donné par la plupart des auteurs qui ont ordi­nairement traité ces sortes de questions; c’est à titre de sédiments de cet éther que ces choses viennent, sans arrêt, se déverser ensemble dans les creux de la terre. Or, nous, ce sont donc ces creux que nous habitons sans nous en douter, et nous figurant de cette terre habiter la surface supérieure : semblables à un homme qui, habitant à moitié du fin fond de la pleine mer, se figure­rait habiter la surface de la mer, et, apercevant à travers l’eau le soleil et les autres autres, prendrait la mer pour le ciel; trop paresseux d’ailleurs et trop faible pour être jamais parvenu tout en haut de la mer, ni non plus pour avoir, une fois que du sein de cette mer il aurait émergé, vu, en levant la tête du côté de cette région-ci, à quel degré justement elle est plus pure et plus belle que celle où résident encore ses pareils, pas davantage pour en avoir entendu parler par un autre qui l’aurait vue! Oui, c’est là, identiquement, notre condition,» à nous aussi : habitant un creux de la terre, nous nous figurons habiter tout en haut de celle-ci; et c’est l’air que nous appelons ciel, attendu que c’est à travers cet air, qui est ainsi notre ciel, que nous suivons le cours des autres; identiquement encore notre condition, en ce que, faibles et paresseux, pour cette raison nous sommes inca­pables de fendre l’air pour en atteindre le terme extrême; et cependant, si l’on en atteignait le sommet, ou bien que, devenu un être ailé, on se fût envolé, alors on apercevrait en levant la tête, oui, comme ici-bas les poissons, quand ils lèvent la tête hors de la mer, voient les choses d’ici, de même on apercevrait celles delà-haut; à supposer enfin que notre nature fût capable de soute­nir cette contemplation, on reconnaîtrait ainsi que là existent, et le ciel authentique, et l’authentique lumière, et la terre selon la vérité! Cette terre-ci en effet, ces roches d’une façon générale toute la région d’ici-bas, tout cela est corrompu, rongé comme le sont par la salure les choses qui sont dans la mer; dans la mer où il ne pousse rien qui vaille d’être mentionné, où il n’y a, pour ainsi dire, rien qui ait sa perfection, mais des roches évidées, du sable, une masse incroyable de vase, des lagunes dans les endroits où à la mer il se mêle de la terre; bref, des choses qui ne sont pas le moins du monde dignes d’être appréciées par comparaison avec les beautés de chez nous. Mais, à leur tour, les beautés de là-haut, comparées à celles de chez nous, manifesteraient une supériorité beaucoup plus grande encore,

[…]

«Mais parlons maintenant de ceux dont il a été reconnu que leur vie a été exemplaire sous le rapport de la sain­teté : ce sont ceux qui, ainsi que de prisons, se sont libérés, dégagés de ces lieux intérieurs à la terre, eux qui, parvenus vers le haut jusqu’à la pure résidence, résident ainsi sur le dessus de la terre. Or, parmi ces défunts mêmes, ceux qui, par la philosophie, se sont purifiés comme il faut vivent complètement sans corps pendant tout le temps qui suit; ils parviennent en outre à des lieux de résidence, plus beaux encore que les pré­cédents; mais, pour les décrire, il me manque, et les moyens de le faire aisément, et dans la circonstance présente, le temps qu’il y faudrait.

«Eh bien! Simmias, c’est précisément en vue des choses que nous avons en détail exposées, qu’il faut tout faire pour, en cette vie, participer à la vertu et à la pensée; car la récompense est belle et grandiose l’espérance! Sans doute ne convient-il pas à un homme qui réfléchit, de vouloir à toute force qu’il en soit de cela comme je l’ai exposé; que cependant ce soit, pour la condition de nos âmes et leurs résidences, cela même ou quelque chose d’ana­logue, voilà, dans l’hypothèse justement de l’évidence de l’immortalité de l’âme, l’affirmation que, selon moi, il convient de soutenir à toute force et voilà le risque qui mérite d’être couru par celui qui a la conviction de cette immortalité; c’est en effet un beau risque et dans une conviction de cette sorte il y a comme une incanta­tion qu’on doit se faire à soi-même : c’est justement pourquoi (oui, et même depuis longtemps!) je prolonge cette histoire. Eh bien! je le répète, c’est en vue de ces choses qu’il doit avoir confiance, en ce qui regarde son âme à lui, l’homme qui, dans sa vie, a donné congé à tout ce qui est un plaisir concernant le corps, à ce qui en est une parure, comme à des choses auxquelles il est étranger et qu’il a jugées plus propres à produire l’opposé. Les plaisirs, au contraire, qui ont rapport à l’acquisition du savoir, il leur a consacré ses soins, et ainsi, ayant paré son âme d’une parure qui, au lieu de lui être étrangère, est sa parure à elle, je veux dire de tempérance, de justice, de courage, de liberté, de vérité : c’est dans ces conditions qu’il attend de pied ferme l’instant de se mettre en route pour les demeures d’Hadès, prêt à faire cette route quand son destin l’y appellera. Aussi bien, ajouta-t-il, pour vous, Simmias, Cébès, pour vous tous, ce sera un autre jour, je ne sais en quel temps, que chacun fera cette route; quant à moi, voici que maintenant, comme dirait un héros de tragédie, déjà, m’appelle mon destin! Peu s’en faut même que ce ne soit pour moi l’heure de me diriger vers le bain : il vaut mieux en effet, me semble-t-il, boire le poison une fois que je me serai lavé, et ne pas donner aux femmes la peine de laver un mort!” Comme Socrate prononçait ces paroles, Criton intervint : Eh bien, mais, Socrate! dit-il; qu’ordonnes-tu, à ceux-ci ou à moi, soit au sujet de tes enfants, soit à propos d’autre chose? En le faisant pour toi, c’est par amour surtout que nous le ferions! — Ce que je vous ordonne? répliqua-t-il. Exactement, Criton, ce que je ne cesse pas de dire, et rien de plus nouveau : que vous ayez, vous, souci de vous-mêmes, et ainsi, pour moi, pour ce qui est mien, pour vous-mêmes, vous ferez par amour tout ce qu’il vous arrivera de faire, quand bien même, à présent, vous ne vous y seriez pas engagés! Mais, si vous n’avez pas souci de vous-mêmes, si vous ne consentez pas à vivre en suivant, comme à la trace, la leçon de nos entretiens, de ceux d’aujourd’hui comme de ceux du temps passé, alors, et quel qu’ait pu être le nombre de vos engagements actuels, quelle qu’ait pu en être la force, vous n’y gagnerez absolument rien! — Eh bien, soit! repartit Criton, nous mettrons à faire ainsi tout notre zèle. Mais encore, de quelle façon faut-il que nous t’ensevelissions? — Comme il vous plaira! dit-il; à condition, il est vrai, que vous vous saisissiez de moi et que je ne fuie pas de vos mains!” Tout en disant cela, il se mit à rire doucement, et, tournant de notre côté son regard : Amis! dit-il, je ne réussis pas à convaincre Criton que moi, je suis ce Socrate qui, en ce moment, converse avec vous et qui met en ordre chacun de ses propos; il croit au contraire que moi, c’est cet autre Socrate qu’un peu plus tard il verra mort, et il demande, voyez-vous, comment il faudra qu’il m’ensevelisse! Quant à ce qui, depuis longtemps, a été l’abondante matière de mon discours : que, après que j’aurai bu le poison, je ne demeurerai plus auprès de vous, mais que je partirai, m’en allant vers des félicités qui sont certainement celles des Bienheureux, tout cela, je pense, est pour lui paroles en l’air, destinées en même temps à vous réconforter, et, en même temps, à me réconforter moi aussi. Donnez-moi donc envers Criton, poursuivit-il, une garantie inverse de celle dont il fut pour moi le garant envers mes juges : par serment, il garantissait en effet que je resterais; à vous de garan­tir par serment que je ne resterai pas, mais qu’au con­traire je partirai, je m’en irai, ce qui permettra à Cri­ton de mieux supporter la chose, ce qui l’empêchera, en voyant brûler ou enterrer mon corps, de s’irriter pour moi, à la pensée de tout ce que j’endure d’effroyable, et de dire, au cours de la sépulture, que c’est Socrate qu’il expose, Socrate qu’il transporte, Socrate qu’il enterre! Sache-le bien en effet, excellent Criton : une expression vicieuse ne détonne pas uniquement par rap­port à cela même qu’elle exprime, mais cause encore du mal dans les âmes. Eh bien non! il faut garder ton sang-froid, il faut dire que ce que tu ensevelis, c’est mon corps, et l’ensevelir de la façon que cela te plaira et que tu estimeras la plus conforme aux usages.”

«Sur ces mots, Socrate se leva, se dirigeant vers une autre chambre pour s’y baigner; Criton le suivit, nous recommandant de rester où nous étions. Aussi restâmes-nous à nous entretenir entre nous des propos qui s’étaient tenus et à en reprendre l’examen; mesurant alors aussi, d’autre part, l’étendue du malheur qui était venu nous frapper; jugeant que c’était tout bonnement d’une sorte de père que nous étions privés et que nous passerions, tels des orphelins, le reste de notre vie! Quand il eut fini de se baigner et qu’on eut amené près de lui ses enfants (il en avait en effet deux tout petits et un autre déjà grand); que furent arrivées aussi les femmes de sa famille, avec lesquelles il s’entretint en présence de Criton et auxquelles il adressa certaines recommanda­tions concernant ses dernières volontés, il donna l’ordre alors de faire se retirer les femmes et les enfants, tandis qu’il revenait, lui, de notre côté.

«Déjà on était près du coucher du soleil, car So­crate était resté longtemps dans cette chambre. Aussitôt arrivé, il s’était assis, et, après cela, on ne se dit plus grand-chose. Le Serviteur des Onze arriva et, se pla­çant devant Socrate : Je ne te reprocherai pas, dit-il, Socrate, ce que précisément je reproche aux autres, de se fâcher contre moi et de me maudire, quand, sur l’ordre des Magistrats, je leur enjoins de boire le poison. Mais toi, sans parler des occasions que j’ai eues, pendant ton emprisonnement, de te reconnaître pour le plus géné­reux, le plus facile, le meilleur de tous les hommes qui sont jamais venus ici, je me rends bien compte que, même aujourd’hui cela se voit, contre moi tu n’es pas fâché, connaissant en effet les auteurs de ta mort, mais bien contre ceux-ci! Maintenant donc, car tu n’ignores pas ce que je suis venu t’annoncer, adieu! et tâche de n’avoir pas trop de peine à supporter l’inévitable!” Et, comme, en même temps, il s’était mis à pleurer, s’étant détourné, il s’en alla. Socrate, levant alors les yeux vers lui : À toi aussi, adieu! dit-il. Ce que tu as dit, nous le ferons!” Ce disant, il se tourna vers nous :

«Quelle civilité, dit-il, chez cet homme! Pendant tout le temps que j’ai passé ici, il venait me voir et, parfois, il s’entretenait avec moi : c’était la perle des hommes; et, aujourd’hui, avec quelle générosité il me pleure! Allons, Criton! mettons-nous en devoir de lui obéir! Qu’on apporte le poison, s’il est broyé; s’il ne l’e $ t pas, fais-le broyer par celui dont c’est l’affaire!»

«Alors Criton : “,Mais, dit-il, je crois bien, So­crate, pour ma part, que le soleil est encore sur les montagnes et qu’il n’est pas encore couché. Et, tout ensemble, je n’ignore pas non plus qu’il y en a d’autres qui ont bu le poison longtemps après qu’on le leur eut enjoint, et non sans avoir bien mangé et bien bu, quelques-uns même après avoir eu commerce avec les personnes dont ils avaient d’aventure envie. Allons! ne te presse pas, puisqu’il te reste encore du temps! — En vérité, Criton, repartit Socrate, ils ont bien raison, les gens dont tu parles, de faire ce que tu dis, car ils pensent qu’ils gagneront à le faire! Quant à moi, c’est aussi avec raison que je ne le ferai pas, car je ne crois pas que j’y gagne, en buvant un peu plus tard le poison, sinon de me prêter à rire de moi-même, en m’engluant ainsi dans la vie et en l’économisant alors qu’il n’en reste presque plus! Allons! allons! obéis-moi, dit-il, et cesse de me contrarier!”

«En entendant cela, Criton fit un signe à un serviteur qui se tenait dans le voisinage. Le serviteur sortit, et, après un bon bout de temps, il revint en amenant l’homme qui devait donner le poison; il le portait, tout broyé, dans une coupe. En le voyant : Eh bien! lui dit Socrate, c’est toi, mon bon, qui, en ces matières, as la compétence! Que faut-il que je fasse? — Rien d’autre, répondit-il, que, après avoir bu, de circuler dans la chambre, jusqu’à ce que tu sentes de la pesanteur venir dans tes jambes, et, ensuite, de t’étendre, De cette façon il agira.” En même temps il tendit à Socrate la coupe. Celui-ci la prit, et, avec une parfaite bonne humeur, Echécrate, sans que sa main tremblât, sans que ni la couleur ni les traits de son visage en fussent davan­tage altérés; mais, à son habitude, regardant avec ses yeux de taureau et un peu en dessous dans la direction de l’homme : Qu’en dis-tu? fit-il; pour ce qui est, à l’égard de ce breuvage, de faire à quelque Divinité une libation, la chose est-elle permise? ou ne l’est-elle pas? — Socrate, répondit-il, nous en broyons juste autant que nous jugeons nécessaire qu’on en boive. — Je comprends! dit-il. Au moins est-il permis pourtant, je pense, et aussi bien, obligatoire, de faire aux Dieux une prière pour que se passe heureusement ce change­ment de résidence, d’ici là bas. C’est donc la prière que moi-même je fais, et puisse-t-il en être ainsi!” Et, à peine avait-il prononcé ces mots que, tout d’un trait, sans faire de façons du tout, sans montrer le moindre dégoût, il vida complètement la coupe.

«Jusqu’à ce moment, la plupart d’entre nous avaient assez bien réussi à nous retenir de pleurer. Mais, quand nous le vîmes en train de boire, quand nous vîmes qu’il avait bu, plus moyen! mais, malgré mes efforts, je dus, moi-même aussi, laisser courir le flot de mes larmes; si bien que, la tête voilée, je versais des pleurs sur moi-même, non pas en effet, bien entendu, sur lui, mais sur mon sort à moi, qui serais privé de la familiarité d’un pareil homme! Quant à Criton, comme, encore plus tôt que moi, il avait été incapable de contenir ses larmes, il s’était levé pour s’éloigner. Apollodore, lui, qui, même auparavant, n’arrêtait pas un instant de pleurer, s’étant, naturellement, mis alors à mêler des rugissements à ses pleurs et à l’expression de sa colère, il n’y eut per­sonne, parmi ceux qui étaient là, dont il ne brisât le courage, sauf, il est vrai, de Socrate lui-même! Mais alors celui-ci : Que faites-vous là, dit-il, hommes extra­ordinaires! Et pourtant, si j’ai renvoyé les femmes, ce n’est pas pour une autre raison, pour empêcher que l’on ne détonnât de pareille façon! Car, je l’ai ouï dire, c’est en évitant les paroles de mauvais augure qu’il faut achever de vivre. Allons! du calme, de la fermeté!” En entendant cela, nous eûmes grand-honte et nous nous retînmes de pleurer.

«Quant à lui, il continuait de circuler, quand il nous dit qu’il sentait s’appesantir ses jambes; il s’étendit alors sur le dos, ainsi qu’en effet le lui avait recommandé l’homme. Celui-ci, dans le même temps, posait sur lui la main et lui examinait par intervalles les pieds et les jambes; lui ayant ensuite fortement pressé le pied, il lui demanda s’il le sentait. Socrate répondit que non. Après quoi, l’autre en fit de nouveau autant pour le bas des jambes, et, remontant de la sorte, il nous fit voir qu’il se refroidissait et devenait raide. En le tou­chant lui-même, il dit que, lorsque cela se serait produit au voisinage du cœur, à ce moment il partirait. Or, presque toute la région du bas-ventre s’était déjà refroi­die. À ce moment, il se découvrit le visage, qu’il s’était en effet couvert, et prononça ces mots, les derniers effectivement qui soient sortis de ses lèvres : Criton, dit-il, à Asclépios nous sommes redevable d’un coq! Vous autres, acquittez ma dette! n’y manquez pas! — Mais oui! dit Criton, ce sera fait! Vois cependant si tu n’as rien d’autre à dire.” À la question de Criton il ne répondit plus rien; mais, après un court intervalle, il eut un mouvement convulsif, et l’homme lui découvrit le visage : son regard était immobile; ce que voyant, Criton lui ferma la bouche et les yeux.

«Voilà, Échécrate, quelle fut la fin de notre ami, de l’homme dont volontiers, nous dirions nous autres que entre ceux de ce temps que nous avons pu éprouver, il a été le meilleur, et, en outre, le plus sage et le plus juste.»







PHILON d’Alexandrie



Philon est “le principal représentant littéraire du judaïsme hellénistique” ; Il serait né entre 20 et 10 avant l’ère chrétienne; sa vie se termine après 39/40. Flavius Josèphe atteste de la distinction sociale et intellectuelle du philosophe “membre d’une ambassade portant les doléances des juifs de la ville contre le gouverneur romain”; Philon sera “ignominieusement chassé par Caligula de la pièce où se tenait l’empereur”.

Il “fait du Pentateuque l’expression de la philosophie véritable et de l’acte de philosophie une méditation de l’Ecriture pour en dégager la parole et la volonté de Dieu”. Influencé par les médio-platoniciens15 de son époque, Philon occupe une juste ‘place du centre’: après Platon, avant les chrétiens (ici sa contribution est placée entre Platon et Matthieu/Paul).

Il fut le ‘passeur’ influant sur les Pères grecs et latins, du moins ceux qui “reconnaissaient les ‘racines juives’ du christianisme”; puis son influence perdure au Moyen âge “au point d’être parfois considéré comme l’un des Pères”16.

Parmi ses nombreux ouvrages, je livre le plus ‘local’, celui de l’habitant d’Alexandrie qui témoigne de façon très concrète d’une vie spirituelle dont il a été voisin-témoin. Elles ont des racines égyptiennes. Elle préfigure le vécu qui prendra toute son importance à partir du second siècle dans le monachisme chrétien. Les vies intimes et intérieures seront livrée au tome suivant : direction mystique de Jean de Gaza par Barsanuphe, Denys, l’aréopagite, Isaac le Syrien, Jean de Dalyatha.…

Voici donc en prémices de ces mystiques un cadre: le De Vita Contemplativa de Philon.17

Au plan ’laïc’, les descriptions par le contemporain Philon, d’orgies romaines et orientales mises en contraste avec les pratiques sobres qui avaient cours lors des réunions de Thérapeutes incluant les Thérapeutrides, permet de situer avec vivacité les conditions vécues par les premières communautés chrétiennes composées de juifs.

Le texte de Philon est précédé par d’amples extraits du traducteur F. Daumas qui nous introduisent à la «vie des Solitaires» - plus concrètement qu’une représentation imaginée, celle qui fascina Port-Royal au dix-septième siècle.

Addition justifiée puisque ce pur esprit [celui du philosophe Philon] nous donne quelques détails très précis...”18.

Les ‘moines du désert’ chrétiens prendront la suite de nos spirituels juifs influencés eux-mêmes par leurs prédécesseurs égyptiens.

Rien de nouveau sous le soleil!



Les Thérapeutes

(F. Daumas)



[…] «Souvent, en effet, ayant quitté parents, amis et patrie, et étant allé au désert, pour réfléchir à quelque objet digne de méditation, je n’y ai rien gagné : mon intelligence, dissipée ou mordue par la passion, revenait aux objets contraires. Et, par ailleurs, quelques fois, dans une foule de milliers d’hommes, je suis tranquille par la pensée : Dieu a chassé la cohue de mon âme, et m’a appris que ce ne sont pas les différences de lieu qui font une bonne ou une mauvaise disposition, mais Dieu lui-même, qui meut et mène où il veut le char de l’âme.» Les termes, ici encore, rappellent mot pour mot ceux que Philon employait pour les Thérapeutes. Et il est bien difficile de ne pas penser que c’est à leur couvent que Philon fait allusion. Il se retirait donc chez eux quand il voulait faire retraite, et c’est chez eux qu’il avait vécu, encore jeune, sa vie érémitique. Il n’y rejette d’ailleurs pas la vie contemplative, pas plus qu’il ne condamne, en d’autres passages, la vie active. Tout au plus peut-on dire que, par moments, dans des pages écrites sans doute au milieu des pires difficultés politiques, il a quelque nostalgie de la vie contemplative pure.

Manière de composer chez Philon

Enfin, la comparaison de ces trois textes19 est extrêmement instructive, parce qu’elle nous apprend beaucoup sur la manière de composer propre à Philon. Il fait allusion, tacitement pour ainsi dire, à des faits historiques destinés à mettre en évidence des états d’âme. Ce qui l’intéresse, ce dont il veut nous entretenir, c’est sa vie intérieure. Mais il y a nécessairement un certain nombre de cas où elle fut engagée dans la trame concrète des événements. Et ces faits vécus lui ont donné une certaine forme, une certaine direction. Il arrive à nous la décrire sans cerner d’aucun contour précis le réel. À force de voir par les yeux de l’âme, comme il dit lui-même, il ne voit que très vaguement par ceux du corps. Au contraire de son maître Platon, qui conserva toujours une représentation plastique, colorée, olfactive des choses, Philon est incapable de voir avec l’acuité d’un Attique «les pierres portant le thym et la sauge». Dès lors, nous devons, pour tirer de lui de l’histoire ou de la géographie, critiquer patiemment ses lignes apparemment très loin du sol, du terrain solide, et, par comparaison avec d’autres indications fournies par lui-même ou par d’autres, nous faire une idée aussi précise que possible des faits historiques qui sont pourtant présents à l’arrière-plan de son exposé.

Or, ce qui frappe, pour qui lit attentivement le De vita contemplativa, c’est que ce pur esprit nous donne quelques détails très précis. Nous les avons, pour la plupart, relevés et étudiés dans les notes, dont nous aurions voulu qu’elles remissent sur terre, si l’on ose dire, les pieds de nos Thérapeutes. Rassemblons ici rapidement ces données, pour montrer que Philon ne les a pas inventées à plaisir, mais les a laissé passer, pour ainsi dire, malgré lui.

B. Les données concrètes concernant les Thérapeutes.

Laissons de côté, provisoirement, l’aspect géographique du problème, sur lequel nous devons nous étendre davantage. Il reste un certain nombre d’éléments très concrets qui, rapprochés, deviennent fort intéressants parce qu’ils nous permettent une reconstitution historique. Ainsi, il place ses héros en quête de solitude «dans des jardins ou solitudes champêtres» (§ 20). Ils ne sont donc pas dans ce que nous appellerions le désert proprement dit, celui où vivront les ascètes chrétiens à la recherche de rudes mortifications. Le lieu, au contraire, par sa modération même, supprime toute préoccupation; il y a de l’eau certainement à proximité, sans doute des végétaux comestibles, et seule est évitée la présence de la foule nuisible à la vie de l’esprit. […] Dans ces jardins, ces solitudes champêtres, les Thérapeutes occupent des maisons où se trouve «une pièce sacrée, qui est appelée sanctuaire ou ermitage (suit le terme grec), où ils s’isolent (grec) pour accomplir les mystères de la vie religieuse (grec)» (§ 25). Les mots choisis sont intéressants. [...]

Lorsque Philon décrit la salle commune où ils s’assemblaient pour le Sabbat et les grandes fêtes, il précise que «ce sanctuaire… comporte deux travées, dont l’une est attribuée aux hommes, l’autre aux femmes. Le mur de séparation a trois ou quatre coudées de haut, et il est construit à la manière d’une barrière (terme grec)» (§ 32-33). Or, la division est observée dans les synagogues, au moins dans les anciennes. Mais ce que nous devons déduire du texte peu clair (c’est souvent le cas lorsque Philon parle de choses matérielles!), c’est que cette cloison était légère et sans doute amovible. À aucun moment ne nous est indiqué que, pour les repas et les veillées saintes, il y avait une autre pièce. Il est donc probable que les banquets et les chœurs se célébraient dans le même lieu, après l’enlèvement de la barrière. C’est d’ailleurs une chose légère qu’évoque (grec) : mantelet de défense sur un navire ou sur un éléphant; ou même, abri mobile en clayonnage, employé tant par les assiégés que par les assiégeants. Ici encore, les détails concrets sont bien présents, mais Philon, dont l’imagination n’est absolument pas plastique, donne des renseignements si peu suggestifs au premier abord qu’il faut tout un raisonnement et un commentaire pour que nous arrivions à nous représenter la réalité.

Quelques traits dans les habitudes des Thérapeutes sont également curieux. Pourquoi Philon note-t-il qu’une fois la semaine ils se frottent d’huile (§ 36)? Sans doute, pour les opposer aux esséniens, qui repoussaient absolument l’onction. Mais il ne le dit pas expressément. A-t-il aussi l’intention d’en faire aux yeux des Grecs des athlètes de Dieu? C’est également possible. Pourquoi, à leur menu, ajoute-t-il l’hysope? Sans doute pour ses vertus purificatrices. Mais c’est également un condiment culinaire encore apprécié. Et de même que les Juifs pratiquaient l’onction, tout comme les païens, après s’être baignés, certains d’entre eux pouvaient bien parfumer leurs plats avec l’hysope. Cette autre notation du réel s’accompagne d’une indication curieuse : nos héros buvaient de l’eau de source. Aussitôt, on pensera à une erreur ou une distraction de Philon. Or, ce n’est pas exact; il y a des sources sur la côte, entre Alexandrie et Paraetonium. Et l’eau douce est si peu profonde autour de la ville que les soldats de César, lorsque l’armée de Ptolémée eut coupé les canaux, se sauvèrent en creusant des puits. Philon nous livre sans le vouloir le petit fait qui décèle la vérité.

Ailleurs (§ 66), il appelle l’un des présidents de l’assemblée « éphéméreute», en soulignant bien d’ailleurs encore qu’il s’agit d’un mot technique. Or, une inscription de Syrie nous a permis de préciser que les éphéméreutes étaient souvent proèdres, c’est-à-dire présidents. Dans le même passage, il peint les Thérapeutes priant les yeux et les mains au ciel. C’est encore une vision directe des choses qu’il nous a transmise. Les Juifs, à la synagogue, devaient plutôt baisser les yeux. Enfin, un élément pittoresque concernant leurs lits de table frappe dès l’abord : leurs jonchées de feuillage sont couvertes de nattes de papyrus du pays, mais un léger renflement se présente au niveau voulu, pour qu’on puisse s’accouder. Comment était obtenu ce renflement? Il n’est pas question sans doute que la natte soit tressée de façon à être plus épaisse à la hauteur du coude. Cela serait difficile et étrange à la fois. Entasser une plus grande épaisseur de feuillage en ce point sur l’ensemble des lits paraît difficile et compliqué. C’est une description, faite par Cassien, du mobilier des moines, qui nous donne le moyen de nous représenter concrètement les choses; ils utilisaient ce qu’ils appelaient l’embrimion, mot copte qui désigne un coussinet de papyrus. Ainsi, une fois encore, Philon note le fait réel, mais incomplètement, et en lui laissant perdre un peu de son caractère précis et matériels.

Néanmoins, ce sont là des realia qui ne s’inventent pas, surtout quand on a une imagination aussi dépourvue de précision matérielle que celle de Philon. Nous pouvons donc conclure, à ce point de notre analyse, qu’il a connu personnellement les Thérapeutes, pour avoir fait chez eux des séjours plus ou moins longs à divers moments de sa carrière. Dans le livre qu’il leur a consacré et où il veut magnifier leurs vertus pour les opposer aux sages les plus remarquables de la Grèce, malgré un total défaut de précision pour tout ce qui est d’ordre physique, il a laissé échapper, presque sans y faire attention, un certain nombre de notations qui trahissent la réalité vécue. Jamais, avec les qualités littéraires que nous lui connaissons, Philon n’eût été capable de les inventer, même s’il eût voulu créer quelque cité utopique où loger ces athlètes de vertu. Mais que dire alors des déterminations géographiques qu’il nous donne?

[…]

Le lac Maréotis, que coupe aujourd’hui une digue où passe la route qui joint Alexandrie au Caire par le désert, n’était nullement interrompu vers l’Ouest et se prolongeait encore bien au-delà du lieu où ont pu vivre les Thérapeutes. […] Ils n’étaient pas tout près de la ville, sans quoi ils eussent été à la merci des citadins oisifs, mais à environ deux ou trois heures de marche des portes ouest de la cité, ce qui les protégeait parfaitement des importuns. Ce point du littoral remplit donc exactement toutes les conditions qu’exige, implicitement ou explicitement, le texte du Philon.

Il ne peut évidemment s’agir ici que d’hypothèses, tant qu’une recherche systématique n’aura pas abouti à l’identification du lieu où vécurent les ascètes décrits par Philon, à moins que leurs installations, plus fragiles que celles des esséniens à Khirbet Qumran, et peut-être occupées plus tard par des moines chrétiens, aient à jamais disparu.

Essayons maintenant, à travers les pieuses envolées lyriques de Philon, de cerner les traits essentiels de la vie des Thérapeutes. Ce qui frappe tout d’abord, c’est que ce sont des sectateurs fidèles de la Loi. Ils peuvent présenter intellectuellement de fortes affinités avec le monde grec, mais, dans le fond, ils demeurent profondément Juifs. Ils prient deux fois le jour, comme on fait au Temple et comme font les Juifs pieux à la recommandation des rabbins. Ils méditent sans cesse la Loi, comme il est recommandé de le faire au Deutéronome : « Ces paroles que je vous dis, mettez-les dans votre cœur et dans votre âme, attachez-les à votre main comme un signe, à votre front comme un bandeau. Enseignez-les à vos fils et répétez-les-leur, aussi bien assis dans ta maison que marchant sur la route, couché aussi bien que debout.» Ils observent soigneusement le Sabbat. Dans leurs réunions, comme dans l’ancienne synagogue, ils séparent les hommes et les femmes pour écouter la lecture de la Parole de Dieu et l’homélie qui la suit. Ils commencent leurs repas communautaires par des prières, conformément aux prescriptions des rabbins, comme dans le judaïsme orthodoxe. Mais Philon, ici encore, ne mentionne pas expressément les bénédictions, mais seulement ce que les Thérapeutes font de spécial : une prière de demande. Comme leurs coreligionnaires de Jérusalem, ils dansent à leurs grandes fêtes, imitant en cela les danses sacrées qui ont rythmé les moments capitaux de l’histoire d’Israël : Moïse et Myriam à la Mer Rouge, David devant l’Arche, Néhémie et ses chœurs inaugurant les murailles reconstruites de la Cité sainte.

Un second point important doit être noté aussitôt. Ce ne sont point des ascètes. Ils ne recherchent pas, comme les Antoine et les Pachôme, une vie de pénitence, de mortifications ou de macérations. Aussi ne gagnent-ils pas — ce qui leur eût été très facile — le vrai désert. Ils cherchent seulement la tranquillité, le calme. Ils habitent des jardins et des champs solitaires. Ils veulent oublier les soins du corps. Aussi demeurent-ils non loin de l’eau dont ils ont besoin et dans des maisons qui, pour n’être point luxueuses, comportaient au moins deux pièces : l’une dans laquelle ils devaient dormir et manger, et l’autre, le (terme grec) ou (grec), qui était uniquement consacrée à la prière, à la méditation, à la lecture sainte, et sans doute aussi à la composition de leurs œuvres pieuses, à la contemplation en un mot. S’ils mènent une vie austère, c’est parce qu’ils ne donnent à leurs corps que le minimum de temps, pour réserver toute leur activité, dans la mesure du possible, à leur vie intérieure. Mais ils adoucissent la raideur spartiate par des commodités pour n’être pas gênés dans leurs exercices spirituels, comme lorsqu’ils placent des accoudoirs sur leurs simples nattes (§ 69). Dans leurs repas en commun au moins, ils se contentent de la portion congrue des pauvres gens : du pain et du sel assaisonné d’un peu d’hysope. Ils ne boivent que de l’eau. Cette frugalité évite aux serviteurs des tables tout travail qui eût été déviation de leur existence, vouée uniquement à la contemplation, et peut-être aussi leur permet-elle de mieux respecter le Sabbat. Cela, Philon nous l’indique. Mais il se garde de nous dire — établissant ainsi une stylisation très intéressante au point de vue théorique, mais donnant par contrecoup à ses héros une allure irréelle qui peut tromper l’historien — si leur menu de la semaine était en tout point semblable. Un passage même semble sous-entendre (§ 73) que, en dehors des jours de fête, ils pouvaient boire du vin. Il est bien probable aussi qu’ils variaient davantage la composition de leurs repas. En d’autres termes, ce sont des philosophes. Se préoccupant de sagesse, ils réduisent au strict nécessaire tout ce qui concerne les besoins du corps, et vivent uniquement de la vie de l’esprit. Depuis la fondation de l’Académie, un peu en dehors de la cité, c’était ce que l’on rêvait pour les sages, que l’on aimait se représenter dans le monde païen, comme cette mosaïque de Pompéi, aujourd’hui au musée de Naples, où l’on voit Platon dans une exèdre placée à l’ombre des arbres, en train de dispenser son enseignement à quelques disciples.

Leur règle, du reste, ne paraît pas avoir été aussi stricte, il s’en faut, que celle des esséniens. Si Philon a pu aller vivre parmi eux, puis les quitter, appelé sans doute au secours de ses coreligionnaires demeurés dans la cité, et, plus tard, revenir, à diverses reprises, faire chez eux des retraites, c’est que leur vie n’était pas réglée d’une manière aussi rigide que celle des esséniens. Ces derniers eussent-ils laissé partir de chez eux, puis revenir, temporairement, quelqu’un qui avait eu communication de leurs livres, de leur doctrine secrète, et qui avait juré leur redoutable serment? On peut en douter quand on sait la rigueur impitoyable avec laquelle ils chassaient et laissaient mourir ceux des leurs qui avaient commis une faute. La grâce divine, qui poussait les Thérapeutes à embrasser la vie contemplative, semble avoir donné à leur communauté au moins une certaine liberté. Ils avaient renoncé à la fortune, aux activités lucratives, mais, ayant guéri eux-mêmes les maux de leur âme, conformément à un des sens possibles de leur nom, ils entreprenaient aussi la cure spirituelle de ceux qui se réfugiaient près d’eux, et dont tous n’étaient pas destinés à entrer définitivement dans leurs rangs. Philon n’insiste pas sur ce fait. Mais il semble, à ce qu’il nous dit de lui-même, et à ce qu’il sous-entend en expliquant leur nom, qu’ils aient été des sortes de directeurs de conscience. C’était d’ailleurs à la mode, et l’influence qu’ils ont pu subir des milieux grecs a pu les y porter : stoïciens, épicuriens, néo-pythagoriciens, tous, à cette époque, pratiquaient la prédication et la direction.

Ils vivaient dans la plus grande pauvreté. Ils avaient fait abandon de leurs biens en entrant dans l’ordre. Une fois devenus thérapeutes, ils ne portaient qu’un épais manteau, comme les travailleurs les plus humbles, l’hiver, et l’été une tunique de lin. Les revenus nécessaires à leur vie extrêmement simple leur étaient peut-être fournis par ceux à qui ils avaient fait le don de leurs biens. C’est une hypothèse qu’on a faite pour suppléer au silence de Philon à ce sujet. Ils pratiquaient la chasteté, bien que Philon ne le dise expressément que des Thérapeutrides (§ 68). Ce qui l’intéresse, en effet, c’est de noter qu’elles le font volontairement, au contraire de certaines prêtresses païennes qui y sont contraintes, pour pouvoir exercer leur sacerdoce. Quand un point particulier ne peut servir à l’apologie, notre philosophe omet simplement de le mentionner. Ils devaient aussi observer l’obéissance à l’égard des Anciens, comme cela ressort de leur attitude lors des lectures et des homélies (§ 77 et 80). Mais nous l’inférons seulement de ce que nous lisons.

[…]

Ils participaient à un repas en commun au jour du sabbat, très probablement, et, à coup sûr, lors de leurs grandes fêtes. Philon ne dit pas expressément qu’ils partageaient leur nourriture lors des assemblées sabbatiques. Mais il est difficile d’entendre autrement la séquence des paragraphes 36 et 37 de notre traité, et cela est bien dans la manière de Philon, tout à fait indifférent, comme nous l’avons vu, à l’exactitude matérielle. Il est bien probable que, comme dans toutes les associations antiques, ces repas avaient un caractère sacrés. Pour celui du Sabbat, Philon n’y fait pas la moindre allusion. Mais, pour celui des fêtes solennelles, il prend soin de comparer le pain levé et le sel mêlé d’hysope au pain azyme et au sel pur qu’on offrait au Temple de Jérusalem. Comme le pain du Temple était une oblation et ne pouvait être mangé que par les prêtres en état de pureté, on peut penser que le repas des Thérapeutes était assimilé à l’offrande cultuelle de Jérusalem. La comparaison avec les prêtres (§74) appuie, dans une certaine mesure, cette interprétation. Mais nous sommes réduits, sur ces banquets sacrés, à ces maigres renseignements.

Un détail demeure curieux : c’est celui de leur prière matinale en direction de l’Est, les mains levées aux cieux, devant le soleil levant. Il faut en rapprocher une indication de Josèphe sur une coutume essénienne analogue : ils prononcent des prières qui viennent des ancêtres, tournés vers le soleil, comme s’ils le suppliaient de se lever. Les pythagoriciens observaient une pratique semblable. On peut se demander s’il n’y aurait pas là une influence de l’Égypte, où l’adoration du Soleil levant est chose courante non seulement dans le culte officiel, mais aussi chez les particuliers, comme en témoigne mainte prière inscrite sur des monuments privés.20.

Enfin, une des caractéristiques de la secte est de se livrer à l’exégèse allégorique de l’Écriture. Cette exégèse consiste à interpréter les faits et les choses consignées dans le texte sacré comme des figures des réalités spirituelles. Elle est définie, au paragraphe 78, par l’image de la Loi comparée à un être vivant. Le corps, c’est la prescription littérale, l’âme, c’est l’esprit invisible déposé dans les mots. Nous n’avons pas à faire ici une étude de l’interprétation allégorique. Elle a été faite à plusieurs reprises et bien faite. Mais nous aimerions connaître d’où les philosophes du Lac Mariout ont tiré leurs principes d’exégèse symbolique. Philon leur attribue, ici avec beaucoup de précision, des ouvrages d’auteurs anciens, initiateurs de la secte; ils fournissaient des modèles de littérature allégorique. Il est probable, sans plus, que certains auteurs juifs alexandrins, avant Philon, ont pratiqué ce genre de commentaire. Ce serait le cas pour Aristobule, qui vécut peu de temps avant Philon, et pour l’auteur de la Lettre d’Arislée, deux cents ans avant notre ère, à peu près. Ce que nous entrevoyons, c’est que cette interprétation visait à donner aux détails de la Loi valeur de signes. Les spéculations sur les nombres sacrés n’en étaient pas exclues. Étaient-ils influencés par les Thérapeutes? Les fondateurs de la secte sont-ils contemporains de la Lettre d’Aristée? Nous sommes incapables de répondre à ces questions. Mais nous entrevoyons d’une part qu’ils ont pu subir l’influence des écoles philosophiques grecques, stoïciens et néo-pythagoriciens en particulier, et d’autre part, l’influence de l’exégèse égyptienne. Sur celle-ci on ne connut pendant longtemps que ce que nous a transmis Plutarque, et plus d’un critique a pensé qu’il attribuait généreusement aux Égyptiens ses propres spéculations. Nous ne saurions pas, c’est certain, placer sous chaque phrase du De Iside une phrase égyptienne qui confirme l’authenticité de son contenu. Mais ce genre d’exégèse était pratiqué depuis un temps très ancien en Égypte, et connut, à partir de l’époque perse, un véritable succès; il permettait, par l’interprétation d’obscurs oracles, de donner un aliment au nationalisme égyptien. Ce sont strictement les mêmes procédés qu’ont employés les esséniens dans le fameux Commentaire d’Habacuc. Mais les Égyptiens ont aussi usé du commentaire allégorique religieux pur. Nous en avons apporté ailleurs quelques exemples. On pourrait en ajouter beaucoup. En voici un tiré d’un papyrus récemment publié : «Quant au vignoble, c’est le cadre qui entoure les deux yeux pour les protéger; quant au raisin, c’est la pupille de l’œil de Horus; quant au vin qu’on en fait, ce sont les larmes de Horus». Il s’agit de l’interprétation symbolique des vignobles sacrés de la métropole du 17e nome de Haute-Égypte. Et les textes tardifs abondent en explications de cette espèce.

On voit donc que les anciens Thérapeutes avaient pu se livrer à ce genre d’exégèse, à l’instar des Égyptiens ou des Grecs qui la pratiquaient les uns et les autres. Il est difficile de nier que l’antique méthode de recherche des esséniens n’ait pas dû quelque chose aux idées et aux commentaires prophétiques des Égyptiens. Les Thérapeutes ont pu aussi être influencés directement par eux. Ce qui n’enlève rien à leur originalité. Leurs commentaires bibliques, comme ceux de Philon, pouvaient prendre un tour très personnel. Mais, sur ce chapitre, nous en sommes réduits à l’ignorance presque totale, jusqu’à ce qu’une découverte heureuse vienne faire la lumière.

La peinture que nous venons d’esquisser de la vie et de l’activité des Thérapeutes ne remplace pas le tableau précis, complet, nuancé, que nous permettrait de brosser le livre de leur Règle, si nous venions à le retrouver. Il nous permettrait sans doute de corriger les traits trop philoniens de notre ébauche. Nous avons tenté de les réduire, dans la mesure du possible, par des recoupements avec Philon lui-même, en tenant compte de son tempérament, et avec des écrivains sensiblement contemporains. Une question, à la fin de ce rapide examen, se pose inévitablement : quel rapport peut-on établir entre Thérapeutes et esséniens?

C. Thérapeutes et esséniens.

Il faut tout de suite, par loyauté, avouer que la mise en parallèle demeure toujours boiteuse. Dans le cas des esséniens, nous possédons maintenant, outre les notices très précises de Josèphe, des documents de première main, qui nous donnent d’eux une image très exacte et très poussée. Pour leurs émules du Mariout, rien de pareil. Néanmoins, nous pouvons essayer, sous bénéfice d’inventaire, une comparaison.

Et, d’abord, voyons les traits communs : les uns et les autres aimaient fuir les villes et se retirer à la campagne. Les uns avaient leur établissement principal, au bord de la Mer Morte, sur un petit plateau, au pied des hautes falaises des monts de Juda. Les autres étaient sur une hauteur entre le lac Maréotis et la mer. Mais les esséniens pouvaient aussi habiter les villes. Pour entrer dans les deux communautés, les membres devaient d’abord renoncer à toute propriété privée. Mais les esséniens utilisaient les biens des particuliers pour entretenir leur communauté. Les Thérapeutes semblent n’avoir pas eu de caisse commune, mais avoir laissé leurs biens à des parents, à charge sans doute de subvenir à leurs modestes besoins. Tous respectent la Loi et la méditent, observent le Sabbat, pratiquent sur une très large échelle — sauf pour une catégorie d’esséniens — la chasteté et l’obéissance. Ils ont une mise pauvre et des menus de pauvres. Ils pratiquent des repas sacrés en commun. Mais ceux des esséniens sont précédés d’ablutions purificatrices. Ils ont un dédain commun pour la logique, la rhétorique et, en partie aussi, la physique, parce qu’elles sont inutiles pour acquérir la vertu.

Mais là se bornent les ressemblances qui, il faut le remarquer, ne sont pas souvent absolues. Tandis que les uns sont des nationalistes souvent farouches, les autres, du moins à travers l’image que nous en laisse Philon, sont des philosophes ouverts aux influences extérieures, et professent une sorte d’universalisme. Ils sont dans la ligne juive du second Isaïe et dans la perspective stoïcienne : ils deviennent les citoyens du monde. Tandis que les esséniens gardent vis-à-vis des femmes la misogynie des rabbins, les Thérapeutes admettent en somme leur égalité avec l’homme. Celles qui ont embrassé leur vie gardent la continence, et cherchent uniquement une postérité spirituelle. Ce respect de la femme, considérée à l’égal de l’homme, nous ramène vers un certain nombre de sectes philosophiques grecques, pythagoriciens et épicuriens, en particulier. Les Thérapeutes ne semblent pas avoir pensé beaucoup au Messie ou à l’eschatologie. Ces points, le dernier surtout, ont au contraire, paraît-il, beaucoup préoccupé leurs confrères du Khirbet Qumran. Les Thérapeutes admettent les jeunes gens pour les former; ce sont eux qui sont chargés du service, quand ils en sont dignes. Les esséniens sont plutôt des hommes mûrs que ne troublent plus les passions. Les jeunes gens leur paraissent trop inconstants. L’opposition fondamentale qui — même si elle a été forcée et durcie par Philon — paraît surtout les avoir séparés est celle du travail manuel. Les esséniens étaient des travailleurs. Les fouilles de la plaine de Aïn Feshkha ont montré qu’ils y pratiquaient la culture, l’élevage, et même une industrie artisanale. À l’exception du commerce et de la navigation, ils peuvent exercer divers métiers et même s’embaucher ailleurs que dans les exploitations esséniennes elles-mêmes. Les philosophes du lac Mariout ne travaillent pas — ou du moins ne consacrent au travail manuel qu’un minimum de temps, à ce que nous conjecturons. Ils consacrent leur vie à ce que Philon appelle la contemplation, mais qui comprend en réalité la lecture, la méditation, la prière et la composition d’œuvres littéraires à la louange de Dieu. Aussi mènent-ils une vie en majeure partie érémitique, qui s’oppose à la vie communautaire des gens de Qumran. C’est ce qui a permis à Philon d’opposer les «contemplatifs» aux «actifs».

Dans l’état actuel de nos connaissances, nous inclinerions à penser que les deux mouvements sont issus peut-être d’un même besoin intérieur de Juifs pieux, des «pauvres de Yahweh ». Mais ils sont distincts et assez profondément divergents. Ce n’est pas Philon qui a pu leur prêter gratuitement tant de points communs avec les philosophes païens; ils devaient les posséder et Philon s’est chargé de les mettre en relief. Sans aucun doute, le mouvement alexandrin est plus spirituel, plus tourné vers l’intérieur, plus préoccupé de perfection et moins rigide aussi que celui des sectaires du désert de Juda [...]

D. Les Thérapeutes et l’origine du monachisme.

Mais si les Thérapeutes ont bien vécu au bord du lac Mariout, près d’Alexandrie, à trois ou quatre jours de marche du désert de Nitrie, dans quels rapports sont-ils avec le monachisme chrétien? Avaient-ils en Égypte des prédécesseurs? Dans ce cas, où se situent-ils dans l’histoire de la vie érémitique? C’est une question dont nous devons dire quelques mots. Nous ne pouvons la traiter à fond ici, parce que l’ensemble des documents est encore ou trop obscur, ou trop peu étudié. Nous nous contenterons donc de jalonner quelques pistes que l’on peut suivre.

Depuis toujours, l’Égypte est le pays de la ferveur religieuse. Nous avons essayé de montrer ailleurs que dans la religion nationale, dès l’époque ancienne, s’étaient ébauchés les linéaments d’une vie intérieure profonde, sur les chemins mêmes du mysticisme. Et cela implique un certain isolement propice à la méditation. Cette solitude pouvait déjà se trouver à l’intérieur de l’enceinte des temples, comme l’explique Chérémon pour les prêtres. Mais l’Égypte antique a connu aussi les retraites temporaires au désert. Dans la nécropole thébaine qui s’étend depuis la Vallée des Reines, au Sud, jusqu’au-delà de l’entrée de la Vallée des Rois, au Nord, dans ces lieux que hantèrent les moines coptes, et où ils installèrent leur «couvent de la ville» et leur «couvent du Nord», on a relevé en maint endroit fort éloignés de la vallée habitée, une quantité de graffites généralement en écriture cursive très sommaire. Ils nous transmettent souvent de simples noms, ce qui ne nous mène pas à grand’chose. Mais ils y ajoutent aussi des renseignements plus intéressants; tels ceux qui nous font connaître «la place de repos» de quelques personnes. On a imaginé qu’il s’agissait d’ouvriers qui venaient faire leur sieste. Il est étrange, pourtant, de constater que parfois ils précisent : «place de passer la nuit» pour un personnage ou pour plusieurs. Admettons encore que les ouvriers aient simplement voulu dormir à proximité de leurs travaux. Quelques notations, heureusement plus explicites, nous permettent pourtant de préciser que la venue des artisans de la nécropole ou même de scribes d’un rang plus élevé n’était pas purement exigée par les travaux qu’ils y exécutaient. Le dessinateur Harmin n’est-il pas «venu en se promenant dans la montagne de l’Occident»? Une autre fois, avec le dessinateur Amonemhotep, il a pris soin de noter la date à laquelle il était «ici à [march] er et à se promener»

Nous aimerions savoir ce qu’il entendait par : « marcher et promener » dans la nécropole. Était-ce, comme le Khamoïs du Conte, pour déchiffrer les écrits qui sont, sur les chapelles des dieux?

La retraite au désert dans l’Égypte antique

Le scribe Païry, lui, précise qu’il a gravé son inscription «lorsqu’il est venu pour voir Amon quand il se couche dans l’horizon occidental». Voilà qui est déjà très intéressant : des scribes venaient dans le désert «pour voir Amon». Et ils le priaient, non sans mentionner aussi la déesse protectrice du lieu : la déesse Meret Seger «Celle qui aime le silence», la Cime qui veille sur les morts. Tantôt ils adoraient Amon seul, tantôt Meret-Seger seule, et ils précisaient même parfois qu’ils cherchaient à «rendre gracieuse» la déesse, car elle punissait durement les pécheurs. Allaient-ils dans le désert lorsque quelque malheur les accablait. C’est ce que semble suggérer un graffiti malheureusement fort obscur et endommagé. Ailleurs, un scribe dit sans ambages : «Ne m’abandonne pas, Phrê-Harakhtès». Le scribe royal Boutehamon grave aussi : «Toi sauveur, toi sauveur, Amon de Karnak, toi sauveur, recommence à sauver encore, tandis que je parle au sauveur». Il ajoute la date et l’indication «lorsque je suis venu voir la montagne». Parfois, la prière est faite au profit d’un tiers, telle cette adresse faite à tous les dieux et à Amon «pour le prêtre Ankhefenamon». Dans d’autres cas, la prière qui cherche toujours à obtenir le salut de son auteur», s’accompagne d’une louange à l’adresse du dieu, et les qualifications qu’on lui donne rappellent les textes des hymnes :

«Qu’Amon soit glorifié!

Celui qui demeure l’Unique

Pour se transformer en milliers.

Je prépare une victime (de sacrifice) à Amon

Pour qu’il (me) sauve, moi qui suis son berger».

Le style de la lyrique religieuse est plus sensible encore dans l’inscription suivante :

«Amon donne-moi ton cœur,

Incline vers moi tes oreilles,

Ouvre tes yeux,

Sauve-moi chaque jour;

Augmente mon temps de vie!

Par le prêtre du Seigneur du Double-pays…, le scribe Penpareyê». Que conclure de ces inscriptions si curieuses? Que certains prêtres, scribes ou artisans de la nécropole se retiraient parfois dans le désert pour voir Amon quand il se couche, ou pour prier et implorer des dieux le salut. C’est là le complément des textes sapientiaux de l’ancienne Égypte; ils impliquent quelque goût de la solitude et de la retraite, lorsque leur méditation atteint la profondeur qu’elle a parfois chez Anii, Aménopé ou dans le Papyrus Insinger. Il ne s’agit pas, dans l’état actuel de nos connaissances, de faire de ces gens des sortes de moines avant la lettre. Mais il est tout à fait important de constater que parfois, attirés par l’isolement et la paix que procurait le désert, des hommes qui désiraient prier au milieu d’épreuves dont nous ignorons la nature, ou qui voulaient mieux «voir» Amon, venaient tout au fond du Biban el Gouroud ou de la «Vallée de la Corde», pour se séparer du monde et faire oraison.

Cette coutume s’étendit-elle à la nécropole de Memphis? Jusqu’ici, nous n’en avons trouvé, pour notre part, aucune preuve. Mais comme les recueils de textes sapientiaux n’ont pas cessé d’être lus, et qu’on en copiait encore au Ier siècle de l’ère chrétienne', il n’est pas impossible que cette attitude d’esprit égyptienne ait persisté et ait, entretenu un climat favorable à la création de communautés religieuses en quelque sorte isolées dans la solitude et non point implantées, comme d’autres à l’époque gréco-romaine, dans les grandes villes.

Les catoques du Serapeum

Faut-il, par ailleurs, rapprocher de ces retraitants les fameux (terme grec), du Serapeum de Memphis, connus par un lot de papyrus conservés dans différents musées d’Europe, et provenant justement du célèbre temple retrouvé par Mariette? La question mérite examen parce qu’elle n’a été traitée qu’anciennement. Or, depuis que Wilcken a réuni tous les textes et les a lumineusement expliqués et commentés, le problème, sans être devenu tout à fait simple, a été très clarifié. Sans doute, essayer de connaître la vie spirituelle d’un groupe d’après des documents d’archives risque bien d’apparaître comme une gageure. C’est un peu comme si, pour savoir ce qu’est un ordre religieux, nous ne possédions que des listes d’achats faits par le procureur d’un couvent et quelques documents provenant de procès. Nous serions amenés à nous faire de la vie monacale une image imparfaite, parfois scandaleuse, et qui demeurerait tout à fait en deçà de la réalité. Néanmoins, nous pouvons au moins entrevoir ce qu’il en est. Abandonnons tout de suite les images que l’on avait dessinées au début, lorsqu’on ne disposait que de quelques documents. Il ne s’agit nullement d’une confrérie de gens cloîtrés qui ne communiquaient avec le monde extérieur que par une petite fenêtre, et s’appelaient entre eux «père» et «frère». S’ils pouvaient, en réalité, librement circuler dans l’enceinte du temple, ils n’en étaient pas moins retenus à l’intérieur de ses murailles par la toute-puissance divine qui les y avait appelés. C’est en effet la divinité — en l’espèce, Serapis — qui les avait choisis en leur procurant quelque expérience religieuse, peut-être en rêves. Ce trait rappelle que les Thérapeutes, eux aussi, seront appelés par la vocation divine. Se sentant, retenus par le dieu, les catoques menaient une vie d’adoration qui était plus étroite que celle des autres laïcs. Aussi, dans le temple, étaient-ils rapprochés du sacerdoce et affectés à certains services cultuels. Ils touchaient pour cela quelques minimes revenus, qui ne leur suffisaient pas pour vivre. Ainsi Ptolémée, fils de Glaucias, dont la famille jouissait d’une certaine aisance, faisait-il venir de chez lui ce dont il avait besoin. D’autres vivaient de la charité des pèlerins. Ils pouvaient prendre part à des repas cultuels, moyennant le versement d’une (grec) aux pastophores. Nous ne savons pas s’ils connaissaient des états extatiques ni s’ils pratiquaient l’ascèse, mais, demeurant dans le péribole du temple et en somme constamment en service, ils devaient être soumis aux mêmes obligations que les prêtres dans leur mois, et être jcyveûoy'reç. Ils interprétaient les songes et avaient aussi des dons de prophétie. Mais leur réclusion au service du dieu pouvait cesser, sans doute comme elle avait commencé, par un songe.

Cette forme très personnelle d’adoration et de participation au culte semble avoir été particulièrement liée au dieu Serapis. Mais elle n’est pas limitée à l’Égypte, et, est attestée à Smyrne. Plus tard, des textes littéraires les peignent de hautes couleurs : «Les uns, se tenant dans les temples, vivent de l’explication des songes; ceux-ci, liés à toujours dans les cloîtres des dieux (grec) ont enchaîné leur corps de liens infrangibles… Leurs vêtements sont sordides, et leurs cheveux, semblables à des queues de chevaux, gras et longs, couvrent toute leur tête… 1». Mais ce tableau, datant du IVe siècle de notre ère, peut-il être appliqué aux contemporains de nos documents, ou même au temps de Philon? Il est permis d’en douter.

Beaucoup de ces étranges personnages paraissent avoir été purement Grecs. D’autres, comme Harmaïs, sont Égyptiens. Cependant, fait digne de remarque, Ptolémée, fils de Glaucias, un Grec, écrivait ses comptes au revers d’un papyrus qui contenait des maximes morales en démotique, analogues à celles du Papyrus Insinger. Nous tenons la preuve, chez nos (grec), de préoccupations morales et spirituelles. Elles ne nous surprennent pas quand nous savons que même des païens, devenus chrétiens, comme S. Pachôme, fondateur du cénobitisme, utilisaient encore, pour former la spiritualité de leurs moines, les ressources de la vieille sagesse égyptienne, tout comme l’avaient fait, avant eux, les sages de l’Ancien Testament.

Il n’est pas question, dans l’état actuel de la recherche, de voir dans les (terme grec) les modèles directs des Thérapeutes, pas plus que dans les retraitants de la montagne thébaine.

Mais il est extrêmement important de savoir qu’il existait en Égypte un climat favorable à ce genre de vie. Sans doute, la réclusion dans l’enceinte d’un temple est-elle fort différente d’une vie isolée à la campagne. Il n’en reste pas moins que, poussée par les besoins de la méditation et de la prière, depuis une époque ancienne, des Égyptiens, puis des Grecs, ont fui pour un temps déterminé la ville ou la bourgade dans laquelle ils vivaient pour se donner entièrement à leur dieu. Que les Thérapeutes aient été amenés au même résultat, d’une manière peut-être plus pure, c’est non moins certain. Ce climat, en tout cas, explique bien la différence profonde que l’on sent entre les esséniens et les philosophes du Maréotis. Ceux-ci semblent bien avoir été poussés dès l’origine vers la solitude pour des raisons purement religieuses et philosophiques. Ceux-là doivent, au contraire, la fondation de leur secte au moins autant à des raisons nationales et politiques. Et il y a là une sorte de confirmation de nos hypothèses qui méritait bien d’être signalée.

Il vaudrait la peine de noter les rapports, souvent étroits, qui existent entre la vie des Thérapeutes et celle que Chaerémon, dans Porphyre, attribue aux prêtres égyptiens. Les points de contact sont nombreux et intéressants, et viennent en quelque sorte confirmer les déductions que nous tirions des graffiti de la montagne thébaine ou des papyrus du Serapeum. Mais il faudrait, pour les utiliser en toute certitude, faire un travail de mise au point, en comparant chaque détail du texte grec aux sources indigènes, ce qui dépasserait le cadre de ce travail. Notre conclusion, d’autre part, ne différerait guère. Elle ne pourrait que faire état d’un climat favorable à cette retraite des Thérapeutes, que contribuèrent à créer, dans ce milieu privilégié de l’Égypte, à la fois la mystique du désert de l’Ancien Testament, le goût de la méditation et de la prière des «Pauvres d’Israël» et la fréquentation assidue des écoles philosophiques grecques.

Les Thérapeutes ont-ils eu des successeurs?

De même, c’est seulement d’une manière très générale, en créant un milieu, une atmosphère, que les Thérapeutes ont pu avoir, sur les origines du monachisme, une certaine influence. Existaient-ils encore, d’ailleurs, au IIIe siècle? Nous n’en savons rien. Tant de persécutions s’étaient abattues sur les Juifs d’Alexandrie que leurs installations du Lac pourraient bien avoir totalement disparu à cette époque. Mais souvent, il faut peu de choses, dans un esprit prédisposé, pour éveiller une vocation. Un souvenir ancien, une vieille histoire transmise par des parents ou des amis peut y suffire. Et nous ne savons pour ainsi dire rien de la vocation qui appela au désert les premiers ascètes égyptiens dont Palladius ou les Apophtegmes nous ont transmis l’enseignement ou l’histoire, de façon plus que fragmentaire. Cependant, lorsqu’on étudie leur vie, on ne peut ignorer ceux qui les ont précédés. S’ils n’expliquent point entièrement leurs successeurs, ils permettent du moins de les comprendre, et c’est déjà beaucoup. Aussi devons-nous être reconnaissants à Philon de nous avoir transmis sur les solitaires du Mariout tout ce que nous lisons dans son traité De la vie contemplative.

[…]



De la vie contemplative ou des orants

(Quatrième partie de l’ouvrage «Des vertus» par Philon)

Intention de l’auteur21

[1] Après mon traité sur les esséniens, qui ont consacré à la vie active leur zèle et leurs efforts, et s’y sont distingués sur tous les points, ou — pour modérer mes expressions —, sur la plupart d’entre eux, je vais tout de suite, afin de suivre l’ordre de mon travail, donner aussi aux adeptes de la vie contemplative la part qui leur revient dans mes propos; je n’ajouterai aucun embellissement de mon cru, comme le font d’ordinaire tous les poètes et prosateurs, lorsqu’ils manquent de beaux sujets : je m’attacherai simplement à la pure vérité qui peut décourager, je le sais bien, même l’écrivain le plus doué. Il faut pourtant continuer la lutte et le combat jusqu’au bout : la grandeur de la vertu de ces hommes ne doit pas réduire au mutisme ceux qui veulent que rien de beau ne soit passé sous silence. [2] L’option de ces philosophes se marque aussitôt par le nom qu’ils portent : thérapeutes et thérapeutrides est leur vrai nom, d’abord parce que la thérapeutique dont ils font profession est supérieure à celle qui a cours dans nos cités — celle-ci ne soigne que les corps, mais l’autre soigne aussi les âmes en proie à ces maladies pénibles et difficiles à guérir, que les plaisirs, les désirs, les chagrins, les craintes, les cupidités, les sottises, les injustices, et la multitude infinie des autres passions et des autres misères font s’abattre sur elles. (S’ils s’appellent thérapeutes) c’est aussi parce qu’ils ont reçu une éducation conforme à la nature et aux saintes lois, au culte de l’Être qui est meilleur que le bien, plus pur que l’un, plus primordial que la monade.

À qui comparer les Thérapeutes

[3] Parmi ceux qui font profession de piété, qui mérite de leur être comparé? Ceux qui vénèrent les éléments : la terre, l’eau, l’air, le feu? Ceux qui ont donné à chacun d’eux un surnom particuliers, appelant le feu Héphaistos, pour exprimer je pense, l’idée d’inflammation, l’air Héra, ce qui exprime l’idée d’élévation et de montée vers les hauteurs, l’eau Poséidon, ce qui exprime sans doute l’idée de boisson, la terre Déméter, parce qu’elle semble être la mère de tous, végétaux et animaux? Mais ces dénominations sont des trouvailles de sophistes, et les éléments sont de la matière sans âme, par elle-même inerte, livrée au gré de l’artisan pour recevoir toutes sortes de formes et de qualités. [5] Ceux qui vénèrent les produits de ces éléments : le soleil, la lune, les autres planètes ou étoiles, l’ensemble du ciel et du monde? Ces choses-là non plus ne tiennent pas leur existence d’elles-mêmes, mais d’un démiurge dont l’art atteint la perfection. [6] Ceux qui vénèrent les demi-dieux22? Voilà encore qui est bien plaisant! Comment pourrait-on être à la fois mortel et immortel? En outre, l’acte qui les a engendrés est répréhensible : c’est un débordement d’intempérance juvénile — et on a la sacrilège insolence d’attribuer celle-ci aux bienheureuses puissances divines23, en prêtant un commerce passionné avec des femmes mortelles à des êtres dégagés de toute passion et trois fois bienheureux. [7] Ceux qui vénèrent les statues de culte et les images divines? Leur substance, c’est de la pierre ou du bois absolument informes peu de temps auparavant, tant que les tailleurs de pierre et les sculpteurs sur bois ne les ont pas tirés de la masse commune. Les fragments qui étaient leurs frères ou leur famille sont devenus des vases pour l’eau du bain, ou des cuvettes pour les pieds ou de ces objets moins nobles qui servent plus pour les besoins de la nuit que pour ceux du jour. [8] Pour les dieux des Égyptiens, il est même incongru d’y faire allusion, car ils ont choisi, dans tout le monde sublunaire, pour les élever aux honneurs divins, des animaux sans raison, et pas seulement des animaux domestiques, mais aussi les plus féroces des bêtes sauvages : parmi celles de la terre sèche, le lion; parmi celles des eaux, le crocodile, qui est de leur pays; parmi les oiseaux, l’épervier et l’ibis d’Égypte. [9] Ils voient qu’elles sont engendrées, qu’elles ont besoin d’aliments, qu’elles sont insatiables de nourriture, qu’elles sont pleines d’excréments, venimeuses, mangeuses d’hommes, sujettes à des maladies diverses, qu’elles périssent non seulement de mort naturelle, mais souvent aussi de mort violente; et pourtant, ils se prosternent devant elles : êtres policés devant les bêtes grossières et sauvages, êtres raisonnables devant les bêtes sans raison, parents de la divinité devant les bêtes que l’on ne saurait même comparer à des Thersites24, maîtres et seigneurs devant des êtres qui sont par nature sujets et esclaves.

Aspirations mystiques

[10] Que ces hommes donc, puisqu’ils répandent à profusion la sottise non seulement sur leurs congénères, mais encore sur ceux qui les approchent, restent sans soins, privés de la vue, le plus nécessaire des sens; je ne dis pas la vue du corps, mais celle de l’âme, qui seule discerne la vérité du mensonge. [11] Mais que la race des Thérapeutes, dont l’effort constant est d’apprendre à voir clair, s’attache à la contemplation de l’Être25, s’élève au-dessus du soleil sensible et jamais ne délaisse cette règle de vie qui mène au parfait bonheur. [12] Ceux qui adoptent cette thérapeutique sans y être déterminés, ni par l’habitude, ni par les conseils ou les encouragements, mais par un transport d’amour céleste26, sont en proie à la possession divine comme dans l’ivresse bachique ou dans l’ivresse des corybantes, jusqu’à ce qu’ils voient l’objet désiré.

Abandon des biens

[13] Puis, leur désir d’immortalité et de vie bienheureuse leur faisant croire qu’ils ont déjà terminé leur vie mortelle, ils laissent leurs biens à leurs fils, à leurs filles, à leurs proches : de propos délibéré, ils les font hériter par avance; ceux qui n’ont pas de famille laissent tout à leurs compagnons, à leurs amis. Il fallait que ceux qui ont saisi d’emblée la richesse de la vision spirituelle abandonnent la richesse aveugle à ceux dont l’intelligence est encore aveugle. [14] Les Grecs célèbrent Anaxagore et Démocrite27 parce qu’ils ont été atteints par la passion de la philosophie au point de laisser leurs champs devenir des terres incultes; j’admire moi aussi que ces hommes se soient montrés supérieurs à leurs richesses. Mais combien meilleurs se sont révélés ceux qui, au lieu de laisser leurs propriétés en pâturage aux bêtes, ont remédié à l’indigence des hommes, de leurs parents ou de leurs amis, et les ont fait passer de la gêne à l’aisance. La conduite des premiers est inconsidérée — pour ne pas employer le mot de folie, à propos des grands hommes admirés de la Grèce —, mais celle des seconds est lucide et témoigne d’un à-propos prudent et remarquable. [15] Que font de plus des ennemis, sinon ravager, en y coupant les arbres, le territoire de leurs adversaires, pour que la famine les réduise à se rendre? Voilà ce qu’a fait le disciple de Démocrite à ceux qui étaient du même sang que lui, les mettant de sa propre main dans la gêne et la pauvreté, non certes par un dessein prémédité, mais pour n’avoir pas prévu et discerné ce qui était utile aux autres. [16] Que ceux-là sont bien meilleurs et bien plus admirables, dont l’ardeur pour la philosophie n’est pas moindre, mais qui préfèrent la générosité à la négligence, et font présent de leur fortune au lieu de la laisser dépérir, afin que d’autres personnes, aussi bien qu’eux, y trouvent des avantages : ceux de l’abondance pour les autres, ceux de la philosophie pour eux-mêmes. Car la gestion des richesses et des biens absorbe le temps; et c’est une bonne chose d’économiser le temps, puisque selon le médecin Hippocrate : «La vie est courte, la science est longue.» [17] Et il y a encore ce que suggère Homère, me semble-t-il, au début du 13e chant de l’Iliade, dans ces vers :

«Des Mysiens experts au corps à corps, de nobles Hippémologues

« Qui ne vivent que de laitage, et des Indigents, les plus justes des hommes».

Il veut dire que l’ardeur à se procurer les moyens de vivre et l’argent, à cause de l’inégalité qu’elle crée, engendre l’injustice, tandis que c’est la justice qui résulte de la disposition contraire, celle qui vise l’égalité, celle qui a imposé des limites aux richesses naturelles, et qui est bien supérieure à ce qu’une vaine opinion considère comme de la richesse.



Recherche de la solitude

[18] Lorsqu’ils se sont séparés de leurs biens, aucun appât ne les retient plus, et ils fuient sans se retourner, abandonnant leurs frères, leurs enfants, leur femme, leur père, leur mère, leur nombreuse parenté, leurs chers amis, la patrie où ils sont nés et où ils ont été nourris, car la force de l’habitude aussi exerce un très puissant attrait. [19] Et ils ne vont pas s’établir dans une autre cité, malheureux qu’ils sont, tristes esclaves qui demandent à leurs propriétaires de les vendre, parvenant à changer de maître, non à se libérer — car toute cité, même la mieux réglementée, est pleine de tumulte et d’agitation indescriptibles, qu’on ne saurait endurer une fois qu’on a pris la sagesse pour guide —, [20] c’est en dehors des remparts qu’ils séjournent, dans des jardins, des domaines isolés, à la recherche de la solitude; ce n’est pas qu’ils cultivent une misanthropie inhumaines, mais parce qu’ils savent qu’il est inutile et nuisible de se mêler à des gens de caractère dissemblable.

La « colonie » du lac Maréotis

[21] Ce genre d’hommes se rencontre en beaucoup d’endroits dans le monde — car il fallait que la Grèce et le monde barbare aussi aient part au bien parfait —; mais en Égypte ils foisonnent dans tous les districts, appelés nomes, et surtout aux environs d’Alexandrie. [22] Dans chaque groupe, les meilleurs sont envoyés en colonie, pour y trouver comme leur patrie, dans un endroit très propice, qui se trouve sur une colline de moyenne altitude au-dessus du lac Maréotis; la situation est excellente en raison de la sécurité du lieu et de la température équilibrée de l’atmosphère. [23] Les bourgs et les résidences des alentours assurent cette sécurité; les effluves continuels montent du lac, qui communique avec la mer, et les flots tout proches assurent l’heureuse composition de l’air; les effluves venant des flots sont légers, ceux du lac sont denses, et de leur combinaison résulte un climat très salubre. [24] Les maisons de ceux qui se sont groupés sont extrêmement simples. Elles offrent les deux protections les plus indispensables : contre la brûlure du soleil et contre la froidure de l’air. Elles ne sont pas rapprochées comme dans les villes, car la promiscuité est chose gênante et désagréable pour ceux qui recherchent avec ferveur la solitude. Elles ne sont pas non plus très écartées, car ils aiment à vivre en communauté et veulent pouvoir se porter mutuellement secours en cas d’incursion des pirates. [25]

Occupations des Thérapeutes : contempler

Dans chacune se trouve une pièce sacrée, nommée sanctuaire ou ermitage, où ils s’isolent pour accomplir les mystères de la vie religieuse; ils n’y apportent rien, ni boisson, ni aliments, ni rien de ce qui est nécessaire aux besoins du corps, mais des lois, des oracles recueillis de la bouche des prophètes, des hymnes et tout ce qui permet à la science et à la piété de grandir et d’atteindre leur plénitude. [26] Ainsi leur pensée s’applique sans défaillance à Dieu, si bien que même en rêves ils ne voient pas autre chose que les beautés des vertus et des puissances divines28. Ainsi beaucoup d’entre eux, lorsque des rêves les agitent, vont jusqu’à proclamer pendant leur sommeil les doctrines, dignes de louanges, de la philosophie sacrées. [27]

Prier

Ils ont coutume de prier deux fois par jour, matin et soir; au lever du soleil, ils demandent une heureuse journée, véritablement heureuse, c’est-à-dire que la lumière céleste emplisse leur intelligence; à son coucher, ils prient pour que leur âme, complètement soulagée du tumulte des sens et des objets sensibles, retranchée dans son conseil et son for intérieur, suive les pistes de la vérités.

Méditer ; composer des hymnes

[28] Le temps qui s’écoule du matin au soir est entièrement consacré par eux aux exercices que voici : ils lisent les saintes Écritures et se livrent à la philosophie allégorique traditionnelle, car ils croient que le sens littéral est le symbole d’une réalité cachée, indiquée à mots couverts. [29] Ils ont des ouvrages d’auteurs anciens, initiateurs de leurs sectes, qui ont laissé de nombreux documents du genre allégorique. Ils les prennent comme modèles et imitent leur manière de voir. Ainsi, ils ne s’adonnent pas seulement à la contemplation, mais aussi à la composition de chants et d’hymnes à la louange de Dieu, sur des mètres et sur des mélodies variées; ils les écrivent, cela va de soi, sur les rythmes les plus solennels. [30] Ils donnent six jours à la philosophie, chacun demeurant isolé de son côté dans les ermitages que l’on a dits, sans en franchir le seuil, sans même porter leur regard au loin.

La réunion du septième Jour

Le septième jour, ils se rassemblent pour une réunion commune, et s’assoient par rang d’âges, dans l’attitude convenable, les mains sous les vêtements, la droite entre la poitrine et le menton, la gauche pendante sur le côté. [31] Celui qui est le plus âgé et le plus versé dans la doctrine s’avance et parle; le regard tranquille, la voix tranquille, avec réflexion et sagesse; il ne fait pas étalage d’habileté oratoire, à la manière des rhéteurs ou des sophistes actuels, mais l’exactitude de la pensée, résultat de ses recherches, est ce qu’il fait passer dans ses explications. Cette qualité n’effleure pas simplement les oreilles, mais, par le moyen de l’ouïe, atteint l’âme et y demeure fermement. Tous les autres l’écoutent posément, ne manifestent leur approbation que par des signes des yeux ou de la tête. [32] Ce sanctuaire commun qui les rassemble toutes les semaines comporte deux travées, dont l’une est attribuée aux hommes, l’autre aux femmes. Habituellement, en effet, des femmes, qui ont la même ferveur et les mêmes principes, écoutent avec eux. [33] Le mur de séparation a trois ou quatre coudées de hauteur à partir du bas et il est construit à la manière d’une barrière, la partie supérieure étant laissée ouverte jusqu’au toit. La raison en est double : respecter la pudeur qui convient à la nature féminine, et permettre d’entendre commodément, les auditrices étant assises à un endroit où le son porte bien, et où aucun obstacle n’intercepte la voix de l’orateur.

Les soins du corps

[34] Sur la base du contrôle de soi, ils édifient les autres vertus de l’âme. Aucun d’eux ne prendrait de nourriture ou de boisson avant le coucher du soleil, car ils jugent la philosophie digne de la lumière et les nécessités corporelles dignes des ténèbres. C’est pourquoi ils ont attribué à la première le jour, aux secondes une courte portion de la nuit. [35] Quelques-uns même, chez qui est enraciné plus fortement l’amour de la science, oublient pendant trois jours de se nourrir; certains trouvent tant de joie et de volupté à être régalés par la sagesse, riche et généreuse animatrice de leur doctrine, qu’ils peuvent tenir deux fois plus longtemps et attendre presque six jours pour toucher à la nourriture indispensable, habitués qu’ils sont à vivre de l’air du temps, comme le sont, dit-on, les cigales, dont le chant, je crois, allège les besoins. [36] Considérant le septième jour comme un jour très saint et comme un jour de grande fête, ils l’ont favorisé d’un honneur insigne : ce jour-là, après les soins de l’âme, c’est le corps qu’ils frottent d’huile, de la même manière sans doute qu’on laisse les animaux se détendre de leurs travaux continuels. [37] Leur nourriture n’a rien de luxueux, mais c’est du pain ordinaire; pour condiment ils ont du sel, que les plus délicats agrémentent d’hysope, comme boisson de l’eau de sources. Ils apaisent ces maîtres que la nature a établis sur les mortels, la faim et la soif, sans leur donner rien qui les flatte, mais seulement les aliments utiles, sans lesquels il n’y a pas de vie. Aussi mangent-ils pour ne pas avoir faim et boivent-ils pour ne pas avoir soif, en évitant la satiété comme un ennemi insidieux de l’âme et du corps. [38] Il y a deux sortes de protections : le vêtement et l’habitation; nous avons parlé plus haut de l’habitation, la disant dépourvue d’ornement, hâtivement construite, bâtie seulement en fonction de l’utilité; ils ont des vêtements également très simples pour se protéger du grand froid et de la chaleur : un manteau épais au lieu de peau de bête velue, en hiver; en été, une simple tunique ou une toile de lin. [39] D’une manière générale, ils s’efforcent d’éliminer l’orgueil, sachant que l’orgueil est le début de l’illusion, et l’absence d’orgueil le commencement de la vérité, et que ces deux attitudes sont comme deux sources : de l’illusion découlent les diverses sortes de maux, de la vérité la multitude des biens humains et divins.



Les banquets païens générateurs d’affreux pugilats

[40] Je veux aussi parler de leurs réunions ordinaires et du déroulement joyeux de leurs banquets, en les opposant aux banquets des autres hommes. Ceux-ci, lorsqu’ils se sont gorgés de vin, c’est comme s’ils avaient bu non pas du vrai vin, mais quelque drogue qui les détraque, les rend fous, et même encore davantage, leur fait perdre toute raison : ils frappent, ils deviennent enragés comme des chiens sauvages. Ils se dressent les uns contre les autres pour se mordre, pour se déchiqueter le nez, les oreilles, les doigts et d’autres parties de leur corps. La légende du Cyclope et des compagnons d’Ulysse s’applique réellement à eux : ils dévorent des morceaux de chair humaine, comme dit le poète, mais ils sont plus cruels que le Cyclope : [41] celui-ci s’en prenait à des ennemis présumés, mais ils s’en prennent, eux, à des familiers, à des amis, parfois à des parents, qui partagent avec eux le sel et la table. Au temps des libations de la trêve, ils font sans libations des actes qui ressemblent à ceux des concours athlétiques; ils donnent une contrefaçon des exercices, comme on le fait d’une bonne monnaie; ce ne sont pas des batailleurs, ce sont de misérables bateleurs : voilà le nom qu’il faut leur donner. [42] Ce que les vainqueurs aux Jeux Olympiques font en état de sobriété dans les stades, sous les regards de tous les Grecs assemblés, en plein jour, en vue de la victoire et des couronnes, et en appliquant les règles de l’art, ceux-ci en font une parodie de mauvais aloi au cours des banquets, de nuit et dans l’obscurité, dans l’ivresse du vin, sans aucune technique, sans aucun art, et ils le font pour déshonorer, outrager, maltraiter gravement leurs victimes. [43] Si personne ne vient s’interposer comme arbitre pour les séparer, ils s’affrontent avec un surcroît de déchaînement et sont à la fois meurtriers et victimes; car le mal qu’ils subissent n’est pas moindre que celui qu’ils font, et ils ne le savent pas dans leur délire; non contents de boire le vin pour le malheur des voisins seulement, ils le boivent aussi, selon le mot du poète comique, pour leur malheur propre. [44] Voilà pourquoi ceux qui peu auparavant se rendaient au banquet en bonne forme, bons amis, peu après en sortent ennemis et mutilés; il leur faut des avocats et des juges, ou bien des pansements et des médecins avec leurs remèdes.

Beuveries

[45] Pour d’autres buveurs, d’allure plus sage, le vin qu’ils ont bu est comme de la mandragore, et les voilà qui débordent : appuyés sur leur coude gauche et la nuque inclinée, ils vomissent dans les coupes, et sont vaincus par un profond sommeil, ne voyant rien, n’entendant rien comme s’ils n’avaient qu’un seul sens, le plus asservissant de tous, le goût. [46] Je sais aussi que certains d’entre eux, lorsqu’ils sont un peu gris, et avant de sombrer complètement, préparent d’avance, en prenant sur leur quote-part, leur boisson du lendemain; ils considèrent l’espoir de l’ivresse future comme un élément de leur plaisir présent. [47] Dans ce genre d’existence, ils passent leur vie loin de la maison et du foyer : ils sont les ennemis de leurs parents, de leur femme, de leurs enfants, ennemis aussi de leur patrie, ils sont aussi hostiles à eux-mêmes. Une vie passée dans la boisson et le libertinage est une menace pour tous.

Les banquets « italiens »

[48] Peut-être certains voudraient-ils admettre l’ordonnance que fait prévaloir partout actuellement dans les banquets la passion du luxe et du confort italiens. Grecs et Barbares y rivalisent, et les apprêts qu’ils font tendent à l’ostentation plus qu’à la bonne chère : [49] salles à manger à trois ou plusieurs lits, en écaille, en ivoires ou en bois précieux, le plus souvent incrustés de pierreries; couvertures purpurines dont la trame est mêlée de fils d’or, et autres tissus de couleur aux teintes variées, pour la séduction du regard; des vases en quantité, disposés en bon ordre d’après leurs formes, cornes à boire, phiales et coupes, et toutes sortes de chefs-d’œuvre de poterie à la Thériclès, agrémentés de ciselures par des maîtres artisans. [50] Pour faire le service, des esclaves si bien faits et si beaux qu’ils ne semblent pas être venus là pour servir, mais plutôt pour réjouir, en se montrant, la vue de ceux qui les regardent. Certains d’entre eux, encore enfants, versent le vin. L’eau est présentée par de jeunes garçons baignés et épilés, le visage fardé et les yeux soulignée, les cheveux bien arrangés en tresses serrées; [51], car ils ont les cheveux longs, soit qu’ils ne les coupent pas du tout, soit qu’ils taillent seulement ceux qui bordent le front, pour les égaliser et tracer parfaitement une ligne circulaire. Leur ceinture serre une tunique tissée aussi délicatement qu’une toile d’araignée, et d’une blancheur éclatante; par devant, elle leur tombe au-dessous du sexe et, par-derrière, un peu au-dessous de la hanche : ses deux parties sont réunies, le long de la ligne où elles se rejoignent, par un surjet à points serrés; ils la font blouser sur les flancs en élargissant le creux sur les côtés. [52] D’autres se tiennent à l’arrière, petits jeunes gens à la barbe naissante, dont le duvet commence juste à fleurir, et qui ont fait, il y a peu de temps, le jouet des pédérastes; ils ont été exercés avec beaucoup de soin à la partie la plus pénible du service : mettre en valeur ce que les habitués considèrent comme l’opulence de l’hôte, et qui est, en réalité son mauvais goût.

Honteux gaspillage

[53] Il y a en outre la diversité des gâteaux, des mets et des friandises auxquels pâtissiers et cuisiniers apportent leurs soins, avec le souci de flatter non seulement le goût — nécessité qui s’impose — mais aussi la vue par une élégante présentation. [54] On présente sept services, ou davantage, garnis de tout ce que le sol, la mer, les fleuves et l’air produisent de gibier terrestre, aquatique et volatile, exquis et charnu. Dans tous ces services, la préparation et les assaisonnements sont différents. Pour qu’il ne manque aucune des espèces de la nature, les derniers services qu’on présente, sans compter ceux prévus pour la partie de plaisir après le festin et pour ce qu’on appelle la collation, sont chargés de fruits. [55] Certains services sont épuisés lorsqu’on les remporte, car les convives ne se sont pas rassasiés, mais ils goinfrent comme des mouettes, s’empiffrant de telle manière qu’ils avalent même des os; les autres, ils les saccagent, y font du gâchis, et les délaissent sans en avoir mangé la moitié. Lorsqu’ils n’en peuvent absolument plus, l’estomac rempli jusqu’à la gorge, mais vide en comparaison de leurs convoitises, ils renoncent à manger, tournent la tête tout autour d’eux, savourent les plats des yeux et des narines, appréciant tantôt la beauté des viandes et l’abondance des mets, tantôt le fumet qui s’en dégage. Puis, une fois rassasiés de ces deux jouissances, de l’aspect et de l’arôme, ils s’invitent à manger, avec force éloges sur la magnificence du festin et de l’hôte. [56] Mais pourquoi s’étendre là-dessus? Déjà beaucoup de gens plus raisonnables réprouvent ces mœurs, qui déchaînent les convoitises, alors qu’on aurait avantage à les réduire. La faim et la soif, ces choses détestées, seraient préférables à la débordante profusion d’aliments et de boissons, qui règne en de pareils festins.

Les deux banquets auxquels Socrate prit part

[57] Les deux banquets les plus célèbres et les plus notables de la Grèce, sont ceux auxquels Socrate lui-même assistait : le premier eut lieu chez Callias, lorsqu’il célébra par un festin la victoire d’Autolycos, qui avait reçu la couronne, le second eut lieu chez Agathon. Deux auteurs, Xénophon et Platon, aussi philosophes dans leur vie que dans leurs œuvres, les jugèrent dignes de ne pas être oubliés. Ils en firent des relations écrites comme d’événements mémorables : ils avaient idée que la postérité les prendrait pour exemples du bon ton à garder dans les banquets. [58] Néanmoins, si on les compare à ceux de nos Thérapeutes, adeptes de la vie contemplative, même ces exemples se révéleront dérisoires. Dans chacun d’eux, il y a des divertissements, mais celui de Xénophon est plus proche de l’humanité courante : on y trouve des joueurs de flûtes, des danseurs, des jongleurs, des bouffons infatués de leurs railleries et de leurs sarcasmes, et autres agréments des plus joyeuses parties de plaisir. [59] Celui de Platon roule presque entièrement sur l’amour; pas seulement sur l’amour des hommes s’enflammant pour des femmes, ou des femmes s’enflammant pour des hommes — passions qui sont tributaires des lois de la nature — mais aussi sur l’amour des hommes s’enflammant pour des garçons qui ne diffèrent d’eux que par l’âge. Toutes les gracieuses légendes sur Éros et Aphrodite céleste y ont trouvé place, par goût du raffinement. [60] La majeure partie est consacrée à l’amour banal et vulgaire qui détruit le courage, qualité la plus nécessaire à la vie en temps de guerre comme en temps de paix; cet amour qui produit dans les âmes une maladie d’effémination, et fait de ces hommes des androgynes, alors qu’ils devraient cultiver tous les exercices développant l’énergie. [61] Ce vice, qui dégrade les enfants, leur assigne la place et la condition d’objets aimés, lèse aussi les amants dans ce qu’ils ont de plus important : le corps, l’âme, les biens. Car il est inévitable que l’esprit du pédéraste soit obsédé par son mignon : il n’a d’yeux que pour lui, et pour tout le reste, affaires privées, affaires publiques, il est aveugle; son corps dépérit sous l’effet du désir, surtout s’il échoue; ses biens s’amenuisent pour deux raisons : par sa négligence, et par les dépenses qu’il fait pour l’objet aimé. [62] Un malheur public plus grave apparaît en même temps : ils provoquent la dépopulation des villes, la raréfaction de l’élite de la race humaine, la stérilité, la dénatalité, en faisant comme ces profanes en agriculture, qui ensemencent non pas la glèbe profonde de la plaine, mais des terres salées ou des régions pierreuses et rocailleuses, où la nature ne fait rien pousser, et où meurent les semences qu’on y répand. [63] Je ne dis rien des fictions mythiques, des êtres à deux corps qui tout d’abord sont soudés ensemble par des forces unificatrices, et ensuite se sont disjoints, comme le font les parties d’un assemblage, une fois rompue l’harmonie qui les unissait. Tous ces récits sont séduisants et leur étrangeté chatouille les oreilles de l’esprit. Mais plus que n’importe qui, les disciples de Moïse, formés dès leur plus jeune âge à l’amour passionné de la vérité, les méprisent et vivent sans se laisser tromper.

Le banquet des Thérapeutes

[64] Mais puisque les banquets célèbres sont pleins de telles niaiseries et renferment leur propre condamnation, je vais — dans l’espoir que l’on consentira à ne pas tenir compte de leur traditionnelle réputation de parfaits modèles —, je vais y opposer les banquets de ceux qui ont consacré leur vie et leurs personnes à la science et à la contemplation de la nature, selon les très saintes prescriptions du prophète Moïse.

La date

[65] Tout d’abord, ils se réunissent toutes les sept semaines, car ce n’est pas seulement le nombre sept qui est pour eux une occasion d’admiration, mais aussi son carré : ils savent que c’est le nombre de la pureté et de la virginité perpétuelles. C’est le prélude à une très grande fête, qui a lieu tous les cinquante jours, car c’est le plus saint de tous les nombres et le plus important dans la nature : il est obtenu en faisant la somme des carrés des côtés du triangle rectangle, somme qui est le principe de la génération universelle29.

Préliminaires et prières

[66] Ils se rassemblent vêtus de blanc, radieux, avec la majesté la plus solennelle. Puis, au signal d’un des éphéméreutes — nom ordinaire de ceux qui remplissent cette fonction —, ils s’alignent devant les lits de tables, debout, en bon ordre, ils lèvent les yeux et les mains au ciel, — car les premiers ont été instruits à observer ce qui vaut d’être contemplé et les secondes sont pures de tout profit, ne se laissant souiller sous aucun prétexte par des activités lucratives —, et ils demandent à Dieu par des prières que le festin lui soit agréable et se déroule selon sa volonté. [67] Après les prières, les anciens, d’après leur date d’admission dans la communauté, prennent place; ils considèrent comme anciens, non pas les gens âgés et grisonnants, s’ils ont embrassé tardivement la doctrine, mais ceux qui, dès leur jeunesse, ont grandi et mûri dans la philosophie contemplative, la plus belle et la plus divine.

Les Thérapeutrides

[68] Des femmes aussi participent au repas; la plupart sont des vierges âgées, qui n’ont pas observé par contrainte la chasteté, comme un certain nombre de prêtresses grecques, mais par une libre résolution, par un désir passionné de la sagesse : cherchant à en pénétrer leur vie, elles ont renoncé aux plaisirs du corps, elles ont conçu non le désir d’une progéniture mortelle, mais le désir d’une progéniture immortelle, que seule peut engendrer l’âme aimée de Dieu, la semence paternelle étant un rayonnement intelligible, qui la rend capable de contempler les maximes de la sagesse.

Le service des tables

[69] On répartit les places en mettant séparément les hommes à droite, les femmes à gauche. Personne ne met de couverture sous lui : fût-elle des plus simples, elle serait trop confortable pour que des hommes bien nés, vertueux et s’exerçant à la philosophie en fissent usage; il y a de simples jonchées de feuillage recouvertes de nattes très ordinaires en papyrus du pays; un léger renflement se présente au niveau du coude pour qu’on s’y appuie. Ils atténuent la raideur spartiate, mais ils cultivent toujours et partout le don d’adaptations qui convient à des hommes libres, et se refusent avec énergie les philtres de plaisir. [70] Ils ne sont pas servis par des esclaves, car ils jugent que posséder des serviteurs est absolument contraire à la nature : celle-ci, en effet, a fait naître tous les hommes libres, mais les abus et les appétits de quelques hommes, partisans de l’inégalité qui est à l’origine du mal, ont asservi la force que pouvaient avoir les faibles, pour la mettre au service des forts. [71] Dans ce banquet sacré, il n’y a donc aucun esclave, comme je l’ai dit : ce sont des hommes libres qui servent. Ils s’acquittent des tâches de domestiques sans subir de contrainte et sans attendre de recevoir des ordres : leur zèle et leur empressement sont toujours prêts à devancer les demandes. [72] On n’assigne pas non plus ces offices à n’importe quel homme libre, mais aux jeunes de la communauté, choisis avec grand soin d’après leur mérite, comme doivent le faire des âmes vertueuses et bien nées, qui tendent vers les sommets de la vertu. Ces jeunes gens servent avec une joyeuse émulation, comme de vrais fils servent leur père et leur mère, estimant qu’ils ont là des parents communs qui leur sont plus proches que les parents par le sang, puisque rien ne rapproche plus étroitement les grandes âmes que la vertu. En entrant pour servir, ils ont la ceinture dénouée et laissent tomber leur tunique toute droite, afin de n’avoir sur eux rien qui ressemble à une tenue servile.

Frugalité de la boisson et de la nourriture

[73] À ce banquet-là, on n’apporte pas — il en est, je le sais, qui vont rire en apprenant cela, ils riront, ceux dont la conduite donne lieu à des plaintes et à des larmes — on ne sert pas ces jours-là de vin, mais de l’eau claire, froide pour la plupart des convives, chaude pour les vieillards délicats. La table est pure de tout mets où il y a du sang : on y trouve du pain comme nourriture et pour en relever le goût, du sel que parfois les gourmets agrémentent d’hysopes comme épice. [74] La droite raison leur enseigne à être sobres dans leur vie, comme elle enseigne aux prêtres à l’être au sacrifice : car le vin est le breuvage de la folie et des mets de luxe exaspèrent ce que la créature a de plus insatiable, le désir.

L’homélie du président

[75] Voilà pour le début du festin. Une fois que les convives se sont installés selon la disposition que j’ai indiquée, et que les servants se sont placés en bon ordre, prêts à remplir leur office, un grand silence s’établit partout — et quand n’y en a-t-il pas? dites-vous. Mais c’est qu’il est encore plus grand qu’auparavant, au point que personne n’ose chuchoter ou respirer trop fort —, alors le président commente quelque point des saintes Écritures ou éclaircit une difficulté qu’un autre lui soumet; il le fait sans aucun souci de briller, ne se souciant pas de la renommée que donne l’habileté oratoire, mais désirant acquérir une vision plus juste de certains points et en faire profiter ceux qui ont, sinon la même perspicacité, du moins un égal désir d’apprendre. [76] Il enseigne en prenant tout son temps, il insiste et il s’attarde en répétitions, il grave les idées dans les âmes — car l’esprit des auditeurs ne peut suivre des explications débitées à toute allure et sans reprendre haleine : il reste en arrière et perd le fil des idées. [77] L’assistance de son côté, l’oreille attentive, les yeux fixés sur lui, figée dans une attitude immobile, l’écoute; d’un signe de tête, d’un regard, ils montrent qu’ils ont compris; d’un sourire, d’un léger mouvement du front, ils montrent qu’ils approuvent l’orateur; d’un mouvement lent de la tête et de l’index de la main droite, ils montrent qu’ils sont embarrassés. Les jeunes qui sont debout ne sont pas moins attentifs que ceux qui sont à table.

La méthode allégorique

[78] Les explications des saintes Écritures se font d’après la signification allégoriques. L’ensemble de la Loi pour ces hommes est analogue à un être vivant : le corps, c’est la prescription littérale; l’âme, c’est l’esprit invisible déposé dans les mots. Par lui, l’âme raisonnable est entrée dans une contemplation supérieure des objets qui lui sont propres : elle a vu, réfléchie dans les mots comme dans un miroir, la beauté extraordinaire des idées, elle a dégagé et découvert les symboles, elle a dévoilé les pensées et les a mises en lumière pour ceux qui peuvent, à partir d’un indice infime, remonter par le visible à la contemplation de l’invisible. [79] Lorsqu’il semble que le président a suffisamment parlé, que les buts que se fixait l’orateur en parlant et les auditeurs en l’écoutant ont été bien atteints, tous applaudissent, se réjouissent dans la perspective de ce qui va suivre.

Les chants

[80] Ensuite, le président se lève et chante un hymne composé à l’adresse de Dieu : soit une hymne nouvelle composée par lui-même, soit un hymne ancien des poètes d’autrefois — ils ont laissé, sur des mètres et des mélodies variés, des hexamètres, des trimètres iambiques, des hymnes pour les processions, pour les libations, pour l’autel, des stances pour le chœur, dont les strophes contiennent de beaux arrangements métriques. Les autres le font après lui selon leur rang, dans l’ordre convenu, tandis que tous écoutent dans un grand silence, sauf lorsqu’il faut chanter les refrains et antiennes : alors tous et toutes donnent de la voix.

Le repas

[81] Lorsque chacun a achevé son hymne, les jeunes présentent la table dont j’ai parlé plus haut; sur celle-ci repose la nourriture très sainte : du pain levé avec pour condiment du sel mêlé d’hysope. C’est par respect pour la table sacrée dressée dans le saint vestibule du temple; sur celle-ci il y a du pain et du sel sans condiment : le pain est azyme et le sel n’est mélangé de rien. [82] Il convenait d’attribuer les denrées sans mélange et à l’état pur à la classe supérieure, celle des prêtres, comme salaire du culte, et il convenait aux autres de rechercher des aliments de la même espèce, mais de s’abstenir d’aliments identiques, afin que les meilleurs aient un privilège.

La veillée sacrée

[83] Après le repas, ils célèbrent la veillée sainte. La veillée se célèbre de la manière suivante : tous se lèvent ensemble et au milieu de la salle du banquet on commence par former deux chœurs : un chœur d’hommes, un autre de femmes. Dans chacun on choisit un maître de chœur plein de talent, celui qui chante le plus juste; [84] ensuite, ils chantent des hymnes composés à l’adresse de Dieu, sur des mètres et des mélodies divers. Tantôt ils chantent à l’unisson, tantôt ils frappent des mains en cadence et ils dansent avec des chants qui se répondent, exécutant sur un rythme divinement inspiré soit les chants de procession, soit les stances, exécutant les strophes et les antistrophes de la danse des chœurs. [85] Ensuite, lorsque chacun des deux chœurs de son côté s’est régalé en buvant, à longs traits comme on fait dans les fêtes bachiques, le vin pur de l’amitié divine, ils se mêlent et les deux chœurs n’en font qu’un. Cela reproduit ce qui se fit jadis sur les bords de la Mer Rouge, à l’occasion des miracles accomplis là-bas. [86] Par un décret de Dieu, la mer est le salut des uns et l’anéantissement des autres : elle se fendit, un violent reflux la fit se retirer et de chaque côté se dressèrent, face à face, comme deux murailles solides; l’espace intermédiaire ainsi ouvert prit la largeur d’une grand-route, par où le peuple gagna à pied sec le rivage opposé, en marche vers les terres hautes. Mais la mer s’élança dans un mouvement de reflux, et se déversa de droite et de gauche sur le fond asséché. Les ennemis qui poursuivaient périssent submergés. [87] Après avoir vu et vécu cet événement qui dépassait leur raison, leur imagination, leur attente, les hommes avec les femmes pris d’enthousiasme, formant un seul chœur, chantaient les hymnes d’Action de grâce à Dieu, leur sauveur. Parmi les hommes, c’était le prophète Moïse qui entonnait les chants et parmi les femmes la prophétesse Myriam. [88] Le chœur des Thérapeutes, hommes et femmes, imitation fidèle de celui-ci, combine à la voix grave des hommes la voix aiguë des femmes en des chants qui se répondent et se font écho, réalisant un ensemble harmonieux et vraiment musical. Les pensées sont de toute beauté, les paroles sont de toute beauté, les choreutes sont majestueux. La fin où tendent ces pensées, ces paroles, ces choreutes, est la piété.

[89] Ivres jusqu’au matin de cette belle ivresse, ils n’ont pas la tête appesantie ni les paupières lourdes, mais ils sont mieux éveillés qu’en arrivant pour le banquet; alors ils tournent leurs regards et tout le corps vers l’Orient et, lorsqu’ils voient le soleil se lever, ils tendent les mains vers le ciel et demandent par une prière une journée heureuse, la connaissance de la vérité et la clairvoyance du jugement. Après les prières, chacun se retire dans son sanctuaire privé pour pratiquer et cultiver de nouveau la philosophie qui leur est familière.

[90] J’ai fini au sujet des Thérapeutes, qui ont embrassé la contemplation de la nature et de ce qu’elle contient, qui ne vivent que par l’âme seule, qui sont citoyens du ciel et de l’univers, véritablement unis au Père et Créateur de toutes choses, grâce à leur vertu qui leur a procuré le don le plus précieux pour un homme bon : l’amitié de Dieu, présent meilleur que toute autre prospérité et qui mène rapidement au comble de la félicité.









MATTHIEU l’Apôtre

Des Béatitudes au Notre Père

Fin du chapitre IV de l’évangile selon Matthieu dans la traduction œcuménique intégrale TOB, édition 2000, Les Éditions du Cerf/Société biblique française.

L’essentiel du message chrétien se présente en un seul texte continu dense, couvrant Mathieu 4.18 à 6,18 (pages 2313 à 2320 de la TOB année 2000) : appel des premiers disciples, Béatitudes, compréhension intérieure de la Loi, prière à « Notre Père».

Ce choix demeure sans équivalence : sans hésitation possible. Il serait à compléter par le lavement des pieds des disciples, image matérielle illustrant la direction mystique.

Mais je m’en tiens à brièveté : un texte par corpus, limitation au millier de pages oblige. Je joins toutes les notes fort utiles comme nous l’avons fait pour Job : peu de texte courant, mais à lire lentement en profonde compréhension grâce aux notes associées.



Appel des premiers disciples

(Mc 1,16-20; Lc 5,1-11)

18 Comme il marchait le long de la mer de Galilée, il vit deux frères, Simon appelé Pierre et André, son frère, en train de jeter le filet dans la mer : c’étaient des pêcheurs. 19 II leur dit : «Venez à ma suite v et je vous ferai pêcheurs d’hommesw.» 20 Laissant aussitôt leurs filets, ils le suivirentx. 21 Avançant encore, il vit deux autres frères : Jacques, fils de Zébédée, et Jean son frère, dans leur barque, avec Zébédée leur père, en train d’arranger leurs filets. Il les appela. 22 Laissant aussitôt leur bar­que et leur père, ils le suivirent.

Jésus et les foules

(Mc 1,39; Le 4,44; 6,17-18)

23 Puis, parcourant toute la Gali­lée, il enseignait dans leurs synago­gues, proclamait la Bonne Nouvelle du Règne y et guérissait toute maladie et toute infirmité parmi le peuple z.

24 Sa renommée gagna toute la Syrie, et on lui amena tous ceux qui souffraient, en proie à toutes sortes de maladies et de tourments : démoniaques, lunatiques, paralysés; il les guérit. 25 Et de grandes foules le suivirent, venues de la Galilée et de la Décapole, de Jérusalem et de la Judée, et d’au-delà du Jourdain.

Le sermon sur la montagne

(Mc 3,13; Lc 6,12-13,20)



Chapitre 5

1 À la vue des foules, Jésus & monta dans la montagne. Il s’assit, et ses disciples s’approchèrent de lui a. 2 Et, prenant la parole b, il les enseignaitc :

Les béatitudes

(Le 6,20-26)

3 «Heureuxd les pauvres de cœure :

v) Litt. Venez derrière moi. Expression analogue : 16,23-24.

w) Sur l’expression pêcheurs d’hommes, cf. Mc 1,17 note.

x) Dans le judaïsme du Ier siècle, le verbe suivre désignait couramment le respect, l’obéissance et les nombreux services que les disciples des rabbis devaient à leurs maîtres. En appliquant ce terme à Jésus et à ses disciples, Mt en transforme le sens sur plusieurs points : 1) ce n’est plus l’élève qui choisit son maître; l’appel vient de Jésus et il lui est généralement répondu par une obéissance immédiate (4,22; 9,9); 2) les disciples suivent Jésus non seulement comme auditeurs, mais comme collaborateurs, témoins du Règne de Dieu, ouvriers dans sa moisson (10,1-27) de même que chez les zélotes, les disciples s’attachent non seulement à l’enseignement du maître, mais à sa personne; 3) Mt relève souvent que les foules suivent Jésus, indiquant par là qu’elles cherchent obscurément en lui le maître qu’elles n’ont pas trouvé chez les rabbis attitrés de la synagogue (4,25; 8,1; 12,15; 14,13; etc.); 4) en un second temps, Jésus procède à une critique de cette suite, montrant qu’elle signifie beaucoup plus que ce que les disciples ou les foules avaient d’abord imaginé; suivre Jésus, ce n’est rien de moins que se charger de sa croix (16,24).

y) Litt. l’Évangile du Règne, expression propre à Mt (9,35; 24,14). Elle désigne, soit l’annonce de l’arrivée de ce Royaume ou Règne de Dieu (cf. 3,2 note), soit cette annonce, avec toutes les instructions pratiques de Jésus que l’évangéliste y rattache, c’est-à-dire tout l’évangile matthéen.

z) En plus de l’annonce de l’Évangile, les guérisons signifient que le Règne de Dieu est à l’œuvre (cf. 10,1 .7-8 ; 11,5 note). Par le mot toute, Mt souligne la portée universelle du comportement de Jésus; il fait peut-être allusion à Es 53,4, cité en Mt 8,17.

a) Comme Le (6,20-49) et à partir de matériaux souvent semblables, Mt a groupé des sentences de Jésus en un discours inaugural qui présente la nouvelle justice chrétienne. Après les béatitudes qui servent d’exorde (5,3-12) : (I) la justice parfaite (énoncé général 5,13-20, suivi de cinq illustrations : 5,21-48), (II) les bonnes œuvres (énoncé général : 6,1, suivi de trois illustrations : 6,2-18), (III) trois monitions, suivies chacune d’une illustration (7,1-12; 7,13-20; 7,21-27). Situé dans l’ensemble de l’Évangile, le sermon sur la montagne ne se présente pas comme la charte du christianisme : entre autres, il y manque la Croix, l’Eucharistie, l’Église, l’Esprit. C’est un appel adressé par Jésus à qui veut le suivre.

b) Litt. ouvrant la bouche.

c) enseignait. Le sermon sur la montagne est présenté par Mt comme une didachè, enseignement qui suppose la proclamation antérieure du Royaume.

d) Heureux. S’exprimant sur un mode classique dans la Bible qui sert à féliciter quelqu’un pour un don accordé (Mt 13,16; 16,17) ou à annoncer le bonheur à telle catégorie de personnes (Mt 11,6; Le 11,28; cf. Le 6,20 note), Jésus vient déclarer quels sont ceux qui se trouvent dans la situation la plus propice à recevoir le Règne de Dieu. — Deux sortes de béatitudes ont été groupées ici par Mt et par Lc. La première

TOB page 2313



le Royaume des cieux est à eux.

4 Heureux les douxf : ils auront la terre en partageg.

5 Heureux ceux qui pleurent: ils seront consolés.

6 Heureux ceux qui ont faim et soif de la justicei : ils seront rassasiés.

7 Heureux les miséricordieux : il leur sera fait miséricorde.

8 Heureux les cœurs pursj : ils ver­ront Dieu.

9 Heureux ceux qui font œuvre de paix : ils seront appelés fils de Dieu.

10 Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice : le Royaume des cieux est à eux.

11 Heureux êtes-vous lorsque l’on

vous insulte, que l’on vous persécute

et que l’on dit faussement contre

vous toute sorte de mal à cause de moi. 12 Soyez dans la joie et l’allégresse, car votre récompense est grande dans les cieux; c’est ainsi en effet qu’on a persécuté les prophètes; qui vous ont précédésk.

Le sel et la lumière

(Mc 9,50; 4,21; Lc 14,34-35; 8,16; 11,33)

13 Vous êtes le sel de la terrel.

Si le sel perd sa saveur, comment redeviendra-t-il du sel? Il ne vaut plus rien; on le jette dehors et il est foulé aux pieds par les hommes.

14 Vous êtes la lumière du monde. Une ville située sur une hauteur ne peut être cachée. 15 Quand on allume une lampe, ce n’est pas pour la mettre sous le boisseau, mais sur son support et elle brille pour tous ceux qui sont dans la maisonm. 16 De même, que votre lumière brille aux yeux des hommes, pour qu’en voyant vos bonnes actionsn ils rendent gloire à votre Père qui est aux cieux.

(Mt 5,3-9) tourne autour de la pauvreté et du comportement de l’homme; la seconde (5,10-12), qui concerne la persécution, a pu être prononcée en des circonstances différentes, probablement durant la seconde partie de la vie de Jésus. — Les deux formulations des béatitudes par Mt et Lc pourraient aider à remonter au stade prophétique qui fut celui de Jésus en personne. À ce stade, Jésus ne dit pas quelles sont les vertus nécessaires pour entrer dans le Royaume; il se présente comme le Messie envoyé aux pauvres, les préférés de Dieu (cf. Mt 11,5), ceux qui ne sont pas avantagés ici-bas et qui dépendent de Dieu seul. Alors que Le oppose les pauvres et les riches comme s’opposent le ciel à venir et la terre présente, Mt montre que la pauvreté intérieure est la condition nécessaire pour entrer dans le Royaume. Ces deux interprétations ne prennent toutefois leur vrai sens que si elles sont rattachées à Jésus qui parle et se donne.

e) Litt. pauvres par l’esprit ou en esprit. Cet esprit n’est pas le Saint Esprit ni l’intelligence, mais, comme le cœur au v. 8, le centre et le tout de la personne : Le Seigneur est près de ceux qui ont le cœur brisé, et il sauve ceux qui ont l’esprit dans l’abattement (Ps 34,19). Ces pauvres appartiennent à la grande famille de ceux que les épreuves matérielles et spirituelles ont exercés à ne compter que sur le secours de Dieu : Moi je suis pauvre et misérable, mais le Seigneur pense à moi… (Ps 40,18). Avec les miracles, l’évangélisation des pauvres est” e signe donné par Jésus aux envoyés de Jean-Baptiste pour reconnaître qu’il est le Messie attendu (Mt 11,5).

f) Certains ms intervertissent les versets 4 et 5. Comme les pauvres, les doux le sont moins par tempérament que par la dure nécessité de leur condition sociale et religieuse. Jésus se présente tel (Mt 11,29; 21,5); le disciple du Christ doit l’être également (2 Co 10.1 ; Ga 5.23 ; Tt 3.2 ; 1 P 3.16).

g) C’est-à-dire la Terre promise, autre expression du Royaume des cieux : Les humbles posséderont la terre (Ps 37,11).

h) Litt. ceux qui sont dans le deuil. Non pas les mélancoliques, ni les victimes de l’oppression sociale qui, en vertu de la loi de compensation, auront dans l’autre vie une contrepartie en recevant le Messie (Luc), mais ceux qui attendent encore la Consolation définitive (Le 2,25) qui seule délivrera les hommes de leur affliction (cf. Es 61,2).

i) justice. Il s’agit vraisemblablement non pas de la justice de Dieu (c.-à-d. du salut eschatologique, car Jésus n’a jamais conseillé que l’attente vigilante), ni de la justice sociale sur terre, mais de la justice des œuvres de la vie chrétienne toujours plus parfaite, qui est la source de la justice entre les hommes (cf. 5,20 note).

j) Litt. les purs quant au cœur. Comme la pauvreté du v. 3, cette pureté est celle du centre même de la personne, désigné par le mot esprit (traduit par cœur) au v. 3. Il ne s’agit pas d’une perfection morale, mais d’une rectitude personnelle que les évangiles désignent aussi par le terme de simplicité (cf. 6,22 note et 15,11 note). Sur le sens biblique du mot cœur, cf. Le 1,66 note.

k) Après la béatitude sur les persécutés en général (v. 10 : «Heureux», sans verbe), viennent l’application aux disciples (v. 11 : «Heureux êtes-vous»; v. 12 « soyez ») et le rappel des persécutés d’autrefois, les prophètes dont ils sont les continuateurs (cf. Mt 10,41; 13,17; 23,34).

l) Le sel rend les aliments savoureux (Jb 6,6); ayant la propriété de les conserver (Ba 6,27), il en vient à signifier la valeur durable d’un contrat, tel une alliance de sel (Nb 18,19), pacte perpétuel (2 Ch 13,5). Matthieu interprète la parole de Jésus (Le 14,34; Mc 9,50) en affirmant que le croyant doit conserver et rendre savoureux le monde des hommes dans son alliance avec Dieu : sinon il n’est plus bon à rien, et les disciples méritent d’être jetés dehors (cf. Le 14,35).

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Jésus et la loi

17 N’allez pas croire que je sois venu abroger la Loi ou les Prophè­tes : je ne suis pas venu abroger, mais accompliro. 18, Car, en vérité je vous le déclare, avant que ne passent le ciel et la terre, pas un i, pas un point sur l’iP ne passera de la loi, que tout ne soit arrivé 19 Dès lors celui qui transgressera un seul de ces plus petits commandements et enseignera aux hommes à faire de même sera déclaré le plus petit dans le Royaume des cieux; au contraire, celui qui les mettra en pratique et

m) En Orient, la maison des gens simples ne comprend qu’une seule pièce.

n) Litt. vos bonnes œuvres. Celles dont le sermon sur la montagne présente quelques exemples.

o) accomplir. Le verbe grec plèroun peut signifier réaliser (par ex. une prophétie : 1,22 note), ou remplir (un filet : 13,48, une mesure : 23,32). Le contexte du sermon sur la montagne invite à lire ici le second sens. Jésus ne se propose pas simplement d’accomplir la prophétie, il veut la mener à sa perfection, et ainsi donner son vrai sens au code de vie religieuse qu’était alors devenue la loi; il lui fait ainsi atteindre sa perfection radicale et recouvrer sa simplicité originelle (cf. 5,20).

p) Litt. pas un iota, pas le moindre trait. Dans l’alphabet hébraïque, le yod est la plus petite lettre : le trait désigne peut-être la pointe ou la barre distinguant deux lettres (un peu comme pour G et C). De toute façon, le sens est qu’aucun détail de la loi ne doit être négligé.

q) Expression difficile; probablement non pas jusqu’à ce que j’aie tout accompli sur la croix, ni jusqu’à ce que tous les commandements aient été accomplis par mes disciples, mais jusqu’à la fin du monde. La loi, revalorisée par Jésus, garde toute son autorité.

r) Les mots le plus petit… le plus grand n’expriment pas l’idée d’une hiérarchie dans le Royaume. Par cette expression, les rabbis approuvaient ou désapprouvaient les divers comportements des hommes.

s) Comme en 5,6 .10, cette justice est la fidélité des disciples à la loi de Dieu, fidélité nouvelle, rendue possible et urgente par l’interprétation autorisée (7,29) que Jésus donne de cette loi. Le même mot, dans le même sens : 3,15; 5,6 .10; 6,1 .33; 21,32.

t) anciens. Au pluriel, le mot employé ici par Mt (archaïoi) désigne ceux qui nous ont précédés, les ancêtres qui sont à l’origine de la tradition (cf. Le 9,8 .19); il ne faut pas le confondre avec presbyteroi (cf. Mt 16,21; 21,23; etc.), qui désigne les anciens, au sens de notables.

u) C’est le meurtre délibéré, par ex. la vengeance personnelle, que le Décalogue interdit (Ex 20,13; 5,17 DT).

v) tribunal. Jésus résume les punitions énoncées dans la loi, sans se fixer à leur formulation littérale (Ex 21,12; Lv 24,17; Nb 35,16-18; 17,8 DT-13). Plus exactement, Jésus ne dit pas que tel homme est passible de mort; il proclame qu’il relève d’un jugement de condamnation, qui est le jugement de Dieu (cf. Rm 1,32).

w) Litt. raka, probablement une transcription de l’injure talmudique reiqah (imbécile, insensé…) : tête vide, sans cervelle.

x) Le grand Sanhédrin de soixante et onze membres siégeant à Jérusalem, par opposition aux simples tribunaux (cf. 5,21-22) de vingt-trois membres disséminés dans le pays (cf. 10,17 note).

y) fou. Injure assez banale en elle-même, mais qui pouvait, semble-t-il, prendre chez les Juifs un sens beaucoup plus grave et viser la rébellion contre Dieu (cf. 32,6 DT; 1 Co 4,10).

z) La géhenne, ravin de Jérusalem où se firent en l’honneur de Moloch des holocaustes d’enfants (2 Ch 28,3; 33,6); profané par Josias (2 R 23,10), il fut peut-être transformé en décharge publique. Il devint en tout cas un symbole de malédiction (Jr 7,31; 19,6), et même de malédiction éternelle dans la littérature apocalyptique. C’est en ce dernier sens que l’emploie le N. T. (dix emplois chez Mt).

les enseignera, celui-là sera déclaré grandr dans le Royaume des cieux. 20, Car je vous le dis : si votre justice s ne surpasse pas celle des scribes et des Pharisiens, non, vous n’entrerez pas dans le Royaume des cieux.

Meurtre et réconciliation

(Mc 11,25 Le 12,57-59)

21 Vous avez appris qu’il a été dit aux ancienst : Tu ne commettras pas de meurtreu; celui qui commettra un meurtre en répondra au tribu­nalv. 22 Et moi je vous le dis : quicon­que se met en colère contre son frère en répondra au tribunal; celui qui dira à son frère : «Imbécile» w sera justiciable du Sanhédrinx; celui qui dira : «Fou» y sera passible de la géhenne de feuz. 23 Quand donc tu vas présenter ton offrande à l’autel, si là tu te souviens que ton frère a [2315] quelque chose contre toi, 24 laisse là ton offrande, devant l’autel, et va d’abord te réconcilier avec ton frère; viens alors présenter ton offrande. 25 Mets-toi vite d’accord avec ton adversairea, tant que tu es encore en chemin avec lui, de peur que cet adversaire ne te livre au juge, le juge au gendarme, et que tu ne sois jeté en prison. 26 En vérité, je te le déclare : eu n’en sortiras pas tant que tu n’auras pas payé jusqu’au dernier centimeb.

Adultère et scandale

(Mt 18,8-9 ; Mc 9,43 .47-48)



27 Vous avez appris qu’il a été dit : Tu ne commettras pas d’adultè­rec.28 Et moi, je vous dis : quiconque regarde une femmed avec convoitise a déjà, dans son cœur, commis l’adultère avec elle.

29 Si ton œil droit entraîne ta chutee, arrache-le et jette-le loin de toif : car il est préférable pour toi que périsse un seul de tes membres et que ton corps tout entier ne soit pas jeté dans la géhenne. 30 Et si ta main droite entraîne ta chute, cou — is, 8-9; pe-la et jette-la loin de toi : car il Mc 9,43-47 est préférable pour toi que périsse un seul de tes membres et que ton corps tout entier ne s’en aille pas dans la géhenne.

La répudiation

(Mt 19, 7-9 ; Mc 10,4-5,10-12 ; Lc 16,18)

31 D’autre part il a été dit : Si quelqu’un répudie sa femme, qu’il 19,7 — lui remette un certificat de répudiationg. 32 Et moi, je vous dis : quicon­que répudie sa femme — sauf en cas d’union illégaleh — la pousse à l’adultère; et si quelqu’un épouse une répudiée, il est adultère.

Le serment

33 Vous avez encore appris qu’il a été dit aux anciens : Tu ne te parjureras pas, mais tu t’acquitteras envers le Seigneur de tes sermentsi

a) Application catéchétique par Mt d’une parabole eschatologique (Le 12,57-59). Celle-ci montrait la nécessité de se convertir avant qu’il ne fût trop tard; Mt veut faire comprendre qu’il faut ne pas se trouver en colère vis-à-vis d’un homme, quand on comparaîtra devant Dieu-juge, sous peine de damnation éternelle.

b) Litt. quadrant, c’est-à-dire le quart d’un as, monnaie romaine,” qui permettait d’acheter deux passereaux (cf. Mt 10,29).

c) Ex 20,14; Dt 5,18.

d) Le regard posé sur une femme — épouse ou fiancée — veut la ravir à autrui. Ce mot revêt la même valeur en Mt 1,20 .24; 5,31; 14,3. Jésus ne condamne pas tout désir de la femme par l’homme, mais la convoitise active qui déjà, s’approprie la femme d’autrui.

e) Litt. te scandalise. Selon la Bible, le «scandale» n’est pas un mauvais exemple ni un fait révoltant, mais, étymologiquement, un obstacle, un piège (Ps 124,7), une pierre d’achoppement qui fait tomber (Es 8,14-15; Rm 9,33; 1 P 2,8). Nombreuses sont les causes ou les occasions de chute : d’abord Jésus (Mt 11,6; 13,57; 15,12; 17,27; 26,31-33), mais aussi, en un autre sens, les hommes (5,29; 16,23; 18,6-9), le monde (13,41; 18,7), la persécution (13,21; 24,10).

f) C’est sans doute dans le cœur (Mt 12,34) que résident le bien et le mal, c’est-à-dire dans le plus intime de l’homme et non dans les instruments que sont les membres visibles; mais Jésus envisage le cas limite où ceux-ci ne seraient plus que des instruments du péché.

g) Ici, comme en 19,9, il ne s’agit pas de divorce au sens moderne du mot, mais du droit qu’avait l’époux de répudier sa femme. Citation de Dt 24,1.

h) Litt. sauf pour impudicité. Ici et ën 19,9 le mot traduit par union illégale est interprété en trois sens principaux : 1) quelque chose de honteux (cf. Dt 24,1 grec, et les discussions rabbiniques s’y rapportant). Dans ce cas, le texte autoriserait la répudiation d’une épouse pour diverses raisons, non précisées ici. 2) L’adultère, c’est-à-dire l’infidélité de la femme à son époux. Dans ce cas, le texte autoriserait la répudiation de la femme adultère. 3) L’union conjugale illégale, surtout selon la législation de Lv 18,6-18, sens que l’on retrouve probablement en Ac 15,28-29. Dans ce cas, Jésus interdirait toute répudiation, excepté les seuls cas d’unions illégales prévus par Lv 18. Cette célèbre «exception matthéenne» est peut — être une application, par l’évangéliste, d’une parole de Jésus excluant toute répudiation, à une situation nouvelle, analogue à celle que laisse supposer 1 Co 7. Quoi qu’il en soit de ces hypothèses, l’originalité de ce texte est de rappeler l’indissolubilité foncière de l’union conjugale. La tradition orthodoxe y voit une base pour constater, en cas d’adultère, qu’il y a divorce.

i) Ci. Lv 19,12; Nb 30,3; Dt 23,22.

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34 Et moi je vous dis de ne pas jurer du tout : ni par le ciel, car c’est le trône de Dieu, 35 ni par la terre, car c’est l’escabeau de ses pieds, ni par Jérusalem, car c’est la Ville du grand Roi. 36 Ne jure pas non plus par ta tête, car tu ne peux en rendre un seul cheveu blanc ou noir. 37 Quand vous parlez, dites «Oui» ou «Non» j : tout le reste vient du Malin.

Le talion

(Lc 6,29-30)

38 Vous avez appris qu’il a été dit : Œil pour œil et dent pour dentk. 39 Et moi, je vous dis de ne pas résister au méchant1. Au contraire, si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre. 40 À qui veut te mener devant le juge pour prendre ta tunique, laisse aussi ton manteaum. 41 Si quelqu’un te force à faire mille pasn, fais-en deux mille avec lui. 42 À qui te demande, donne; à qui veut t’emprunter, ne tourne pas le dos.

L’amour des ennemis

(Lc 6,27-28. 32-36)

43 Vous avez appris qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi0. 44 Et moi, je vous dis : Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent, 45 afin d’être vraimentp les fils de votre Père qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et les injustes. 46, Car si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompenseq allez-vous en avoir? Les collecteurs d’impôtsr eux — mêmes n’en font-ils pas autant? 47 Et si vous saluez seulement vos frères, que faites-vous d’extraordinaire? Les païens n’en font-ils pas autant?

j) Selon une autre tradition conservée en Je 5,12 : Que votre oui soit un oui, et votre non un non; ainsi vous ne tomberez pas sous le coup du jugement, le sens serait que la bouche doit proférer ce qui est dans le cœur. Mais, en accord avec des formules orientales, le sens de Mt est plutôt : ton langage doit être si vrai que tu n’as pas besoin de serment. Jésus ne vise que le langage, et non l’usage du serment en certaines circonstances.

k) Ex 21,24 (voir note); Lv 24,20; Dt 19,21.

l) Il ne s’agit pas ici de non-résistance au mal en général. Ce verbe signifie résister au sens de riposter, rendre coup pour coup, soit immédiatement et personnellement, soit par une contre-attaque au tribunal. Même verbe, avec le même sens : Le 21,15; Ac 13,8; Rm 13.2 ; Ga 2,11; Je 4,7; 1 P 5,9.

m) La tunique, vêtement de dessous, est indispensable; on ne l’arrache qu’à celui qui va être vendu comme esclave (cf. Gn 37,23). L’exigence de la partie adverse est donc exorbitante; cependant, dit Jésus, il faut la laisser aller jusqu’à son terme et céder aussi le manteau, vêtement de dessus, qui sert à se couvrir la nuit et que la loi pour cette raison n’autorise à retenir qu’une seule journée (Ex 22,25; 24,12 DT).

n) C’est-à-dire mille (doubles) pas, mesure romaine valant environ 1 500 mètres (1 478,50 m). Allusion probable aux réquisitions pratiquées par les militaires ou fonctionnaires romains.

o) Cf. Lv 19,18. La haine des ennemis n’est pas prescrite dans l’A. T. Dans la communauté de Qumrân, quiconque n’appartenait pas au groupe des fils de lumière était voué à la haine qui livre les fils de ténèbres à la vengeance divine. Il s’agit probablement ici de l’ennemi de la communauté religieuse (cf. Ps 31,7; 139,21; Rm 5,10; 2 Th 3,15 et les allusions aux persécutions en Mt 5,10 .44). Cette haine violente dans le domaine religieux désigne donc plutôt une opposition collective qu’une passion individuelle (cf. 6,24; 10,22; 24,9-10).

p) H s’agit du passage à un nouvel état qui affecte la totalité de l’être jusque dans sa manifestation (=afin d’apparaître, de vous montrer).

q) Le terme traduit par récompense est fréquent chez Mt (5,12 .46; 6,1. 2. 5 .16); en 10,41-42; 20,8, il a le sens littéral de salaire, ce qui est dû. Aux ch. 5 et 6, l’accent porte sur l’opposition : récompense des hommes — récompense de Dieu. Jésus met en garde contre une interprétation littérale de ce langage anthropomorphique lorsqu’il montre que la récompense de Dieu est souveraine et ne tient qu’à sa bonté (cf. 20,15).

r) Les collecteurs d’impôts (sur la traduction fréquente publicains, cf. Le 3,12 note) étaient voués au mépris général parce qu’âs étaient au service des Romains et exerçaient fréquemment leur profession avec rapine (cf. Le 19,8). Ils étaient souvent assimilés aux pécheurs (9,10 .11; 11,19).

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48 Vous donc, vous serez parfaits11 comme votre Père céleste est par­faitt.

L’aumône

Chapitre 6

1 Gardez-vous de pratiquer votre religionu devant les hom­mes pour attirer leurs regards; sinon, pas de récompense pour vous auprès de votre Père qui est aux cieux. 2 Quand donc tu fais l’au­mône, ne le fais pas claironner de­vant toi, comme font les hypocritesv dans les synagogues et dans les rues, en vue de la gloire qui vient des hommes. En vérité, je vous le déclare : ils ont reçu leur récom­pense. 3 Pour toi, quand tu fais l’au­mône, que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite, 4 afin que ton aumône reste dans le secret; et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra.

La prière

5 Et quand vous priez, ne soyez pas comme les hypocrites qui aiment faire leurs prières debout dans les synagogues et les carrefours w, afin d’être vus des hommes. En vérité, je vous le déclare : ils ont reçu leur récompense. 6 Pour toi, quand tu veux prier, entre dans ta chambre la plus retiréex, verrouille ta porte et adresse ta prière à ton Père qui est là dans le secret. Et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra. 7 Quand vous priez, ne rabâchez pasy comme les païens; ils s’imaginent que c’est à force de parolesz qu’ils se feront exaucer. 8 Ne leur ressemblez donc pas, car votre Père sait ce dont vous avez besoin, avant que vous le lui demandiez.

Le « Notre Père »

(Le 11,2-4)

9 a Vous donc, priez ainsi :

s) 18,13 DT gr.

t) La perfection des disciples doit correspondre à celle de Dieu, dont la générosité s’étend sur les bons et sur les méchants, comme Luc 6,36 l’a bien rendu avec le mot miséricordieux. L’unique autre emploi du terme est en 19,21.

u) Litt. justice. Le mot (cf. 5,20 note) désigne ici la fidélité particulière dans les trois pratiques juives fondamentales : l’aumône (6,2-4), la prière (6,5-6) et le jeûne (6,16-18).

v) Le terme d’hypocrite ne désigne pas seulement l’homme dont les actes ne correspondent pas à la pensée (Mt 6,2. 5 .16; 15,7; 22,18; 23,13), il se charge d’un sens provenant sans doute du terme araméen correspondant hanefa qui, dans l’A. T., signifie ordinairement pervers, impie : l’hypocrite est en puissance de devenir un impie (24,51) et il devient parfois aveugle (7,5) : son jugement est faussé, perverti (cf. Le 6,42; 12,56; 13,15). Le contexte seul permet de préciser la nuance du terme.

w) Comme les prières devaient se faire à des heures fixes, les hypocrites trouvaient occasion favorable de se faire remarquer.

x) ta chambre la plus retirée : le mot désigne un lieu secret, probablement le grenier à provisions.

y) Le verbe grec battalogeïn est diversement interprété. Certains traduisent : dire des choses vaines; d’autres évoquent les papyrus magiques qui multiplient les formules abracadabrantes pour fléchir la divinité; enfin on précise parfois : Ne dites pas : batta… (mot dénué de sens), mais Notre Père.

z) L’erreur de cette prière (païenne : cf. 1 R 18,27, mais aussi juive parfois : cf. Es 1,15; Si 7,14) n’est pas tant d’être longue que de prétendre, par sa longueur, faire pression sur la divinité.

a) La prière des disciples de Jésus s’apparente, pour le contenu aussi bien que pour la forme, aux prières juives et en particulier à la «prière des Dix-huit Demandes» que les Juifs récitent encore aujourd’hui. Elle s’en distingue tout d’abord par sa grande simplicité et par la liberté avec laquelle Dieu y est invoqué. L’ordre des demandes, lui aussi, est original et caractéristique de l’enseignement de Jésus. Elle commence par une triple prière qui est un appel à l’action de Dieu pour l’avènement de son Règne; toute préoccupation de triomphe politique ou religieux se trouve exclue. Puis vient la série des requêtes exprimant les besoins essentiels des disciples. Dans cette deuxième partie, comme dans l’invocation, la première personne du pluriel rassemble les croyants individuels en communauté de prière.

Cette prière est transmise par Matthieu et par Luc sous deux formes différentes. La version de Luc est plus brève : 5 demandes au lieu de 7, et dans les parties communes il y a 2 ou 3 divergences de détail. Il est impossible de dire avec certitude quelle est la forme la plus ancienne. On relève de part et d’autre des indices d’adaptation à l’usage d’un milieu particulier. Les communautés primitives utilisaient donc des formes différentes de la prière.

La traduction de cette prière dans une langue moderne offre des difficultés particulières. Le texte grec porte la marque de l’original sémitique. Certaines expressions nécessitent une bonne connaissance de l’A. T.

Notre Père qui es aux cieuxb,

fais connaître à tous qui tu esc,

10 fais venir ton Règned,

fais se réaliser ta volontée

sur la terre à l’image du cielf.

11 Donne-nous aujourd’hui le pain

dont nous avons besoing,

12 pardonne-nous nos torts envers toi,

et du judaïsme ancien pour être convenablement interprétées. Les spécialistes eux-mêmes ne sont pas unanimes sur le sens à donner à tel terme (cf. v. 111 ou à telle formule [cf. v. 13]. On comprend bien dans ces conditions que les traductions anciennes aient le plus souvent préféré s’en tenir à rendre le texte grec mot à mot. Cependant cette solution, qui refuse de prendre certains risques, laisse en fait l’utilisateur devant des obscurités ou des ambiguïtés qui ne sont pas toutes le fait du texte original. C’est pourquoi il a été jugé nécessaire de proposer ici une traduction qui, dépourvue de toute prétention liturgique, essaie, avec l’aide des notes, de renouveler l’intelligence de ce texte capital.

b) Litt. Notre Père, celui dans les deux. Les disciples s’adressent à leur Père commun, qui est unique (23,9). L’expression dans les deux ne veut pas localiser le Père; elle correspond à une tournure sémitique qu> affirme simultanément que Dieu domine la terre entière (dans les deux) et que Dieu est, par son amour paternel, tout près des hommes (Notre Père); la richesse de cette expression serait bien reflétée par la traduction : Père céleste, notre Père. Tantôt Mt l’a traduite littéralement mon père, celui aux deux (7,21; 10,32 .33; 12,50; 16,17; 18,10 .19) et votre père, celui aux deux (5,16 .45; 6,1 .9; 7,11; 18,14). La présence de cette dernière formule en Mc 11,25 (cf. Le 11,13) incline de nombreux critiques à l’attribuer à Jésus en personne (malgré le texte parallèle de Le 11,2, qui l’ignore). Tantôt Mt l’a rendue par céleste, soit pour votre père, le céleste, (5,48; 6,14. 26 .32; 23,9) ou pour mon père, le céleste (15,13; 18,35).

c) Litt. Que ton Nom soit sanctifié. Le Nom de Dieu est un terme biblique traditionnel pour désigner respectueusement son être, surtout dans les textes cultuels. Sanctifier Dieu ou son Nom est une expression classique dans la Bible et le judaïsme. Puisque Dieu est le Saint par excellence, elle ne peut signifier qu’on ajoute quoi que ce soit à sa sainteté; mais elle indique qu’on reconnaît, qu’on manifeste ce qu’il est, qu’on lui rend gloire (comme en Jn 12,28 qui doit être un équivalent de cette demande).

La Bible et le judaïsme connaissent deux manières de sanctifier Dieu ou son Nom. Les légistes et les rabbins dans leurs exhortations invitent les fidèles à sanctifier Dieu par l’obéissance à ses commandements, et à reconnaître ainsi son autorité sur eux (Lv 22,32; Nb 27,14; 32,51 DT; Es 8,13; 29,13). Les prophètes dans leurs oracles sur le salut à venir annoncent que Dieu va se sanctifier en se manifestant comme le juste Juge et le Sauveur aux yeux de toutes les nations (Es 5,16 et surtout Ez 20,41; 28,22 .25; 36,23; 38,16 .23; 39,27).

Dans la prière présente, à côté de la demande de la venue du Règne de Dieu qui ne peut être assurée que par lui seul, c’est de cette intervention salutaire qu’il s’agit (la tournure au passif soit sanctifié est couramment usitée dans la littérature juive pour indiquer discrètement l’action de Dieu sans le nommer : cf. Mt 5,6. 7 .9; 7,1. 2. 7. 8…). Seul Dieu peut se manifester tel qu’il est dans sa puissance et sa gloire, sa justice et sa grâce. Pour Jésus, comme pour Ezéchiel (cf. plus haut), cette manifestation s’adresse à tous les hommes.

d) Litt. que ton Règne vienne. Cf. 3,2 notes. Ce Règne arrivé ou inauguré par Jésus, le Notre Père demande qu’il soit bientôt manifesté et définitivement reconnu sur toute la terre.

e) Litt. Que ta volonté se réalise. Pas plus que la prière de Jésus à Gethsémani (Mt 26,42; Le 22,42), cette demande n’est une prière de résignation, mais un appel à Dieu pour qu’il fasse en sorte que sa volonté s’accomplisse : d’où la traduction proposée qui fait de Dieu le sujet de la phrase. La forme du verbe implique une réalisation globale menée jusqu’à son terme, ce qui ne peut être que l’œuvre de Dieu. Le lien de cette demande avec les deux premières indique qu’il s’agit d’abord de la réalisation par Dieu de sa volonté de faire venir son règne (cf. Es 44.28; 46.10-11; 48.14; Ep 1,5.9). Mais cette volonté concerne les hommes et ne saurait s’accomplir sans leur adhésion, et à la fin des temps par un accord parfait de leurs volontés à la sienne (cf. Jr 31.31-33; Ez 36.27), et dès maintenant par l’accomplissement de ses commandements, dont la nécessité est souvent soulignée en Mt (5,17-20 ; 6,33 ; 7,21 .24-27 ; 12,50 ; 21,30…).

f) Litt. comme au ciel, ainsi sur la terre. La traduction habituelle sur la terre comme au ciel a l’inconvénient d’être comprise comme exprimant une addition : sur la terre et aussi dans le ciel, alors qu’il s’agit de demander que soit réalisé sur la terre ce qui existe déjà dans le ciel, ainsi que dans le schéma apocalyptique (cf. Dn 4,32; 1 M 3,60). Le ciel est conçu comme le Règne de Dieu parfaitement réalisé : la terre doit nécessairement être à son image. On pourrait paraphraser : pour que la terre soitfee que tu veux qu’elle soit, ce qu’elle doit être. Il est d’ailleurs fort possible que cette phrase ne se rattache pas seulement aux derniers mots, mais à l’ensemble des trois demandes. Elle serait une sorte de conclusion répondant terme à terme à l’invocation : notre Père/dans les cieux; ciel/terre.

g) La difficulté d’interprétation réside dans l’adjectif grec qui qualifie le pain demandé et qui a été traduit par dont nous avons besoin. Le mot n’étant pas clairement attesté en dehors du Notre Père, on est obligé de recourir à l’étymologie qui oriente vers deux grandes options : aujourd’hui ou demain. Plusieurs traductions sont dès lors possibles :

– du jour qui vient : ce sens est tiré d’une expression couramment employée pour désigner le jour qui commence. Mais demander aujourd’hui le pain du lendemain semble peu conforme à l’enseignement de Jésus (cf. Mt 6,34). Toutefois, ce demain pourrait être entendu comme un futur large et rejoindre le caractère eschatologique des précédentes demandes : il s’agirait du pain futur, du banquet du monde à venir;

– d’aujourd’hui : la même expression grecque est en effet quelquefois employée pour désigner le jour présent, le soir du jour qui commence (Pr 27,1; Ac 7,26), par opposition au lendemain. En la rattachant à

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comme nous-mêmes nous avons pardonné à ceux qui avaient des torts envers noush,

13 et ne nous conduis pas dans là tentationi,

mais délivre-nous du Tentateurj.

14 En effet, si vous pardonnez aux hommes leurs fautes, votre Père céleste vous pardonnera à vous aussi; 15, mais si vous ne pardonnez pas aux hommes, votre Père non plus ne vous pardonnera pas vos fautes.

Le jeûne

16 «Quand vous jeûnezk ne prenez pas un air sombre, comme font les hypocrites : ils prennent une mine défaite pour bien montrer aux hommes qu’ils jeûnent. En vérité, je vous le déclare : ils ont reçu leur récompense. 17 Pour toi, quand tu jeûnes, parfume-toi la tête et lave — toi le visage, 18 pour ne pas montrer aux hommes que tu jeûnes, mais [2321] seulement à ton Père qui est là dans le secret; et ton Père qui voit dans le secret te le rendra.

la manne qui ne pourrissait que le lendemain du jour où elle était tombée, on a aussi proposé de la traduire : Notre pain jusqu’à demain;

– nécessaire à la subsistance : d’après une étymologie possible, mais peu probable.

Indépendamment de toute étymologie, une interprétation ancienne et souvent reprise voit dans cette demande une allusion au pain eucharistique, voire à la Parole de Dieu.

Si la traduction exacte du mot reste incertaine, il est clair que cette demande n’est en tout cas pas une exigence d’assurance pour l’avenir. Jésus invite ses disciples à demander au jour le jour la nourriture dont il avait nourri Israël au désert par la manne recueillie jour après jour (Ex 16).

h) Litt. remets-nous nos dettes, comme nous avons remis à ceux qui nous devaient. La dette est, dans la langue profane et biblique, une obligation juridique et commerciale entre les hommes, singulièrement grave dans le monde antique où elle pouvait entraîner la perte de la liberté (cf. Mt 18,23-35). Inconnue de l’A. T., cette image est employée dans le judaïsme pour définir la situation de l’homme devant Dieu dont il est le débiteur insolvable; elle désigne alors l’état de pécheur (cf. le parallèle entre Le 13,2 et 4). Dans le monde moderne où l’on recourt normalement à l’emprunt et au crédit, la traduction dettes affaiblirait cette image; torts marque mieux l’atteinte portée personnellement à Dieu et la situation misérable du pécheur.

Cette prière nous fait demander à Dieu de nous remettre les dettes que nous avons envers lui. C’est la grâce par excellence, puisque nous sommes incapables de réparer notre péché.

Jésus, qui lie si profondément nos devoirs envers Dieu à nos devoirs envers nos frères, suivant le thème biblique de l’Alliance, a souvent proclamé (comme l’avait fait Si 28,1-5) que, pour nous accorder son pardon, Dieu nous demande de pardonner à nos frères (Mt 5,7; 6,14-15; 18,23-35; Mc 11,25). Ce pardon fraternel n’achète pas notre pardon, ni ne le mérite, mais il atteste la sincérité de notre demande (ce qui est marqué chez Mt par la formulation au passé).

i) La tentation n’est pas icii’épreuve à laquelle Dieu, d’après l’A. T., soumet Abraham (Gn 22,1; 1 M2, 52; Si 44,20; Jubilés 17,16 ss; He 11,17) ou son peuple (Ex 15,25; 16,4; 20,20; 8,2 DT; 13,4; Jg 2,22; 3,1 .4; Sg 11,9). C’est, comme souvent dans le N. T., l’épreuve dans laquelle Satan cherche à perdre celui qu’elle atteint (1 Co 7,5; 1 Th 3,5; 1 P 5,5-9; Ap 2,10; cf. Le 22,31). Aussi ne dit-on jamais dans le N. T. que Dieu tente, et Je 1,13 l’exclut expressément (cf. Si 15,11-12; le risque de confusion sur ce point grève la traduction ne nous soumets pas à la tentation). Rien cependant n’échappe à la souveraineté de Dieu, pas même la tentation, ni le pouvoir de Satan : de là, la formule ne nous introduit pas dans la tentation, qui implique une intervention active de Dieu. Il ne saurait être question que Dieu introduise* ou fasse entrer, dans la tentation comme dans un piège où l’homme serait pris, mais il peut conduire quelqu’un dans une situation critique de tentation, comme l’Esprit a poussé Jésus au désert pour être tenté par Satan (Mt 4,1 p.). Selon cette interprétation, le disciple de Jésus demande à Dieu, non de ne pas être tenté (cf. Mt 26,41 p; 1 Co 10,13), mais de lui éviter une épreuve telle qu’il risque fort de ne pouvoir la supporter. Une autre interprétation fait valoir un sémitisme qui permet, dans le cas d’un verbe factitif, de traduire, non : ne nous fais pas entrer, mais : fais que nous n’entrions pas dans la tentation, c’est-à-dire; préserve-nous d’entrer dans les vues du tentateur, de pactiser avec lui, ou, selon l’expression de 1 Tm 6,9, de tomber dans la tentation.

j) Litt., mais délivre-nous du mal, ou du Malin, c’est-à-dire Satan. En Mt, les deux sens du mot sont possibles (pour le premier : 5,11; 6,23…, pour le second : 13,19, et probablement 5,37; 13,38), de même qu’en 2 Th 3,3 et Jn 17,15, où le sens personnel paraît préférable, tandis que le sens impersonnel est précisé en 2 Tm 4,18. Ici le sens personnel est favorisé par le sens fort de la tentation. De toute façon, le mal est ici compris en relation avec une puissance malveillante. Faute d’un mot satisfaisant pour désigner Satan comme le Malin, notre traduction recourt à la notion du tentateur (cf. Mt 4,3; 1 Th 3,5), qui permet de rendre à celle.de tentation la nuance dramatique qu’elle a perdue dans notre vocabulaire actuel. Les deux dernières demandes en effet n’en font qu’une.

De nombreux ms reproduisent ici la formule d’une ancienne liturgie chrétienne : car le règne, la puissance et la gloire sont à toi pour toujours, d’où le texte œcuménique du Notre Père.

k) Outre les jeûnes cultuels (Lv 16,29; 23,27), les Juifs pieux pratiquaient des jeûnes facultatifs, ceux dont il est question ici. Bien que Jésus n’y attache pas grande importance (cf. Mt 9,14-17), il ne s’en prend pas au jeûne lui-même, mais, comme les prophètes (cf. J1 2,13; Za 7,5), à la perte de son sens : ouverture radicale à Dieu, duquel tout est attendu (cf. Ex 34,28; Dn 9,3; Mt 4,2; Ac 13,2-3; 14,23).







PAUL deuxième Fondateur



Les Épîtres de Paul, premiers textes de la nouvelle annonce qui précédèrent les Évangiles, donc textes incontournables, m’ont laissé longtemps perplexe : insistance pro domo, sévérité, emportements… L’homme devait être rude!

Deux Épîtres retenues :

Épître aux Galates (ici partielle, choisie, car incontournable pour Je vis, mais ce n’est plus moi, c’est Christ qui vit en moi),

Épître aux Philippiens (ici complète, car selon le commentaire de la T.O.B : s’il a agi autrement [plus doucement] avec les Philippiens, c’est sans doute à cause de leur attitude particulière­ment fraternelle.’ Et Paul y confie : «Frères, je n’estime pas l’avoir déjà saisi. Mon seul souci : oubliant le chemin parcouru et tout tendu en avant, je m’élance vers le but»



Épître aux Galates

Adresse. Source et contenu de l’Évangile de Paul

I. 1 Paul, apôtre, non de la part des hommes, ni par un homme, mais par Jésus Christ et Dieu le Père qui l’a ressuscité d’entre les morts, 2 et tous les frères qui sont avec moi, aux Églises de Galatie : 3 à vous grâce et paix de la part de Dieu notre Père et du Seigneur Jésus Christ, 4 qui s’est livré pour nos péchés, afin de nous arracher à ce monde du mal, conformément à la volonté de Dieu, qui est notre Père. À lui soit la gloire pour les siècles des siècles. Amen.

La situation : on détourne les Galates de l’unique Évangile

[…] 10, Car, maintenant, est-ce que je cherche la faveur des hommes ou celle de Dieu ? Est-ce que je cherche à plaire aux hommes ? Si j’en étais encore à plaire aux hommes, je ne serais plus serviteur de Christ.

La révélation du Fils de Dieu et la mission de Paul

11, Car, je vous le déclare, frères : cet Évangile que je vous ai annoncé n’est pas de l’homme ; 12 et d’ailleurs, ce n’est pas par un homme qu’il m’a été transmis ni enseigné, mais par une révélation de Jésus Christ.

13, Car vous avez entendu parler de mon comportement naguère dans le judaïsme : avec quelle frénésie je persécutais l’Église de Dieu et je cherchais à la détruire ; 14 je faisais des progrès dans le judaïsme, surpassant la plupart de ceux de mon âge et de ma race par mon zèle débordant pour les traditions de mes pères. 15, Mais, lorsque Celui qui m’a mis à part depuis le sein de ma mère et m’a appelé par sa grâce a jugé bon 16 de révéler en moi son Fils afin que je l’annonce parmi les païens, aussitôt, loin de recourir à aucun conseil humain, 17 ou de monter à Jérusalem auprès de ceux qui étaient apôtres avant moi, je suis parti pour l’Arabie, puis je suis revenu à Damas. 18 Ensuite, trois ans après, je suis monté à Jérusalem pour faire la connaissance de Céphas [Pierre] et je suis resté quinze jours auprès de lui, 19 sans voir cependant aucun autre apôtre, mais seulement Jacques, le frère du Seigneur. 20 Ce que je vous écris, je le dis devant Dieu, ce n’est pas un mensonge. 21 Ensuite, je me suis rendu dans les régions de Syrie et de Cilicie. 22, Mais mon visage était inconnu aux Églises du Christ en Judée ; 23 simplement, elles avaient entendu dire : « celui qui nous persécutait naguère annonce maintenant la foi qu’il détruisait alors » 24 et elles glorifiaient Dieu à mon sujet.

L’accord de Jérusalem : unité de l’Église et liberté chrétienne

II 1 Ensuite, au bout de quatorze ans, je suis monté de nouveau à Jérusalem avec Barnabas ; j’emmenai aussi Tite avec moi. 2 Or, j’y montai à la suite d’une révélation et je leur exposai l’Évangile que je prêche parmi les païens ; je l’exposai aussi dans un entretien particulier aux personnes les plus considérées, de peur de courir ou d’avoir couru en vain. 3, Mais on ne contraignit même pas Tite, mon compagnon, un Grec, à la circoncision ; 4 ç’aurait été à cause des faux frères, intrus qui, s’étant insinués, épiaient notre liberté, celle qui nous vient de Jésus Christ, afin de nous réduire en servitude. 5 A ces gens-là nous ne nous sommes pas soumis, même pour une concession momentanée, afin que la vérité de l’Évangile fût maintenue pour vous. 6, Mais, en ce qui concerne les personnalités — ce qu’ils étaient alors, peu m’importe : Dieu ne regarde pas à la situation des hommes — ces personnages ne m’ont rien imposé de plus. 7 Au contraire, ils virent que l’évangélisation des incirconcis m’avait été confiée, comme à Pierre celle des circoncis, 8 — car celui qui avait agi en Pierre pour l’apostolat des circoncis avait aussi agi en moi en faveur des païens — 9 et, reconnaissant la grâce qui m’a été donnée, Jacques, Céphas et Jean, considérés comme des colonnes, nous donnèrent la main, à moi et à Barnabas, en signe de communion, afin que nous allions, nous vers les païens, eux vers les circoncis. 10 Simplement, nous aurions à nous souvenir des pauvres, ce que j’ai eu bien soin de faire.

Le conflit d’Antioche : la vérité de l’Évangile et la grâce de la foi

[…]

16 Nous savons cependant que l’homme n’est pas justifié par les œuvres de la loi, mais seulement [2805] par la foi de Jésus Christ/b; nous avons cru, nous aussi, en Jésus-Christ, afin d’être justifiés par la foi du Christ et non par les œuvres de la loi, parce que, par les œuvres de la loi, personne ne sera justifiée/c. 17, Mais si, en cherchant à être justifiés en Christ, nous avons été trouvés pécheurs nous aussi/d, Christ serait-il ministre du péché ? Certes non. 18 En effet, si je rebâtis ce que j’ai détruit, c’est moi qui me constitue transgresseur. 19, Car moi, c’est par la loi que je suis mort à la loi afin de vivre pour Dieu/e. Avec le Christ, je suis un crucifié ; 20 je vis, mais ce n’est plus moi, c’est Christ qui vit en moi/f. Car ma vie présente dans la chair, je la vis dans la foi au Fils de Dieu/g qui m’a aimé et s’est livré pour moi. 21 Je ne rends pas inutile la grâce de Dieu ; car si, par la loi, on atteint la justice, c’est donc pour rien que Christ est mort.

[fin du Chapitre]

Cette conclusion du chapitre II [sur six que comporte l’Épître aux Galates] éclaire le verset très souvent invoqué par les mystiques chrétiens [le plus fréquent de tous cité par Mme Guyon] :

« 20 je vis, mais ce n’est plus moi, c’est Christ qui vit en moi. »

Voici toutes les Notes de la fin de la dernière section du chapitre, soit des versets 16 à 21 sur « La vérité de l’Évangile et la grâce de la foi » :

b) La foi de Jésus Christ. La foi du Christ. Paul emploie ici un génitif qu’on retrouve en 2,20 ; 3,22 ; Rm 3,22 .26 ; Ph 3,9. Le traduire, comme on le fait habituellement par foi en Jésus Christ, exprime un des sens possibles du génitif, le sens objectif : la loi qui a pour objet Jésus Christ ; mais, par là même, sont exclus les deux sens différents que peut exprimer le génitif et qui ne seraient pas en désaccord avec le contexte, à savoir : la foi qui a Jésus Christ pour source (génitif d’origine), ou la foi qui a Jésus Christ pour sujet (génitif subjectif). C’est en effet le Christ qui donne de croire. D’autre part le Christ a une foi totale en son Père, en ce sens qu’il se confie à lui et lui obéit filialement ; par cette foi, il nous justifie, car elle lui fait accomplir sa mission de salut ; cette affirmation est parallèle à celle de Rm 5,19, où il est dit que nous sommes justifiés par l’obéissance du Christ. La traduction : foi de Jésus Christ reflète le génitif grec et laisse ouvert le choix entre ses trois sens, sans exclure aucun des trois. Aussi nous semble-t-elle préférable.

c) Ps 143,2. Litt. aucune chair ne sera justifiée. Sur le thème de la justification, cf. Rm 3,24 note.

d) Pour un Juif, tout païen est pécheur, donc impur. On ne peut partager son pain sans se souiller. Cf. Mc 2,16. Pour le Juif qui croit au Christ et qui sait que la foi en lui suffit à justifier les païens, la communauté de table avec les croyants d’origine païenne ne peut être source d’impureté ; bien au contraire, elle est le signe qu’il recherche vraiment la justice dont le Christ est l’unique source. Refuser cette communauté, c’est renoncer à croire au Christ, c’est donc rendre sa force à la loi, force que le Christ avait abolie (Ga 2,21).

e) Paul résume tellement sa pensée qu’elle en devient obscure. Il veut dire que la mort et la résurrection du Christ se sont réalisées en lui. Or la mort du Christ a eu pour cause la loi au nom de laquelle il a été condamné ; elle a eu pour effet de libérer les hommes du régime de la loi et de la malédiction qu’elle attirait sur eux ; voilà pourquoi Paul, du fait de son union au Christ crucifié, est mort pour la loi et mort à la loi. Le but de cette union au Christ crucifié, c’est la communion à sa résurrection ; grâce à cette communion, Paul vit pour Dieu et son service.

f) Paul, dans ce verset capital, en même temps qu’il évoque son expérience personnelle, définit l’existence chrétienne qui est communion avec le Fils de Dieu. Cette existence n’est pas la vie du moi charnel qui se satisfait de ses prérogatives (cf. Ph 3,4-11) ; celui-ci est mort, et Paul le rappellera en conclusion (cf. Ga 6,14). Cependant, elle est encore vie dans la condition mortelle de l’homme pécheur — vie dans la chair — ; mais elle est déjà vie du Christ glorieux dans le croyant. La foi en effet ouvre l’homme à l’amour gratuit et sauveur du Fils de Dieu.

g) Litt. la foi du Fils de Dieu. Cf. 2,16 note.





Épître aux Philippiens

(Présentation commune catholique et protestante)

Fondation de l’Église de Philippes et Captivité

Aujourd’hui en ruines, la ville de Philippes fut prospère dans l’anti­quité. Située sur une pente au pied de la chaîne du Pangée, à quelque douze kilomètres de la mer, elle dominait une plaine alors bien culti­vée qu’enrichissaient aussi des mines d’or et d’argent. Lorsque Philip­pe II, le père d’Alexandre, annexa cette contrée à la Macédoine, il rebâtit la ville, la fortifia, lui donna son nom (elle s’appelait jusque-là Krénides à cause de ses petites sour­ces). Auguste, en l’an 31 av. J.C., combla la ville de privilèges et en fit une colonie romaine peuplée de nombreux vétérans.

Paul y vint lors de son deuxième voyage missionnaire, en 49 ou 50, accompagné de Silas, de Timothée, sans doute aussi de Luc, puisque «c’est à cet endroit que commence (Actes 16,10) le récit écrit à la première personne du pluriel. C’est là que pour la première fois il prêcha l’Évangile en Europe. Les Juifs, peu nombreux, n’y avaient pas de syna­gogue et tenaient leurs réunions à la sortie de la ville, au bord des sources ou peut-être du Gangitès (2 km à l’ouest). Parmi eux, Paul baptisa quelques personnes, dont la marchande de pourpre Lydie, une prosé­lyte, qui l’hébergea chez elle. Cepen­dant des difficultés surgirent. Paul fut malmené et emprisonné, puis dut quitter la ville, n’y laissant qu’une petite communauté composée essen­tiellement d’anciens païens (cf. Ac 16,11-40; 1 Th 2,2),

L’envoi de la lettre

À la cordialité qu’il manifeste dans sa lettre (cf. par exemple 1,3-8; 4,1), nous voyons que Paul se sentait particulièrement lié à cette Église. Il est resté en rapports constants avec elle. C’est la seule communauté dont il ait à plusieurs reprises accepté des dons (4,15; 2 Co 11,8-9). Il avait pour règle d’annoncer l’Évangile «gratuitement» (2Coll, 7; cf. 1 Th 2,9; 2 Th 3,7-9; 1 Co 4,12; 9,15; 2 Co 11,9). S’il a agi autrement avec les Philippiens, c’est sans doute à cause de leur attitude particulière­ment fraternelle. Ils avaient aidé Paul une première fois lors de son départ de la Macédoine pour la Grèce. Plus tard, apprenant qu’il était de nouveau en prison et dénué de ressources, ils ont rassemblé des dons et chargé Epaphrodite de les lui porter, puis de rester à son ser­vice. Mais Epaphrodite est tombé malade et souhaite rentrer chez lui. Paul le renvoie et lui confie î'épître où il remercie ses amis, donne de ses nouvelles et fait part de ses projets, multiplie encouragements et recom­mandations pour la bonne marche de la communauté. Aucune de ses lettres, à l’exception du billet à Philémon, n’est à ce point familière et cordiale.

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La captivité de Paul

Quand cette lettre est écrite, Paul est en prison, incertain du jugement qui l’attend. Elle est donc d’habitude comptée parmi les « épîtres de la captivité », D’après les Actes, nous ne connaissons, en dehors de la captivité à Philippes même, que la capti­vité à Césarée, prolongée à Rome, et, comme l’épître mentionne le « prétoire » (1,13) et la maison de César (4,22), il est tentant de la croire composée à Rome (Ac 28,16 .30-31). Une fois l’hypothèse admise, on fait valoir que l’affection, l’indulgence (1,15), le détachement en face du danger et de la mort (1,21) s’expliquent par l’âge avancé de l’apôtre.

Aujourd’hui cependant la majorité des exégètes pensent que la lettre a été écrite d’Éphèse, à la même épo­que que les deux lettres aux Corin­thiens, Le livre des Actes ne rapporte que quelques épisodes caractéristi­ques de la vie des apôtres, destinés à peindre la marche de l’Évangile. Du séjour de plus de deux ans à Éphèse (Ac 19,8-10) nous ne savons presque rien. Or, d’après les lettres aux Corinthiens, non seulement Paul a été, dès avant Césarée, plusieurs fois en prison (2 Ço 11,23), mais il a couru de graves dangers à Éphèse (1 Co 15, 32; 2 Co 1,8; cf. 2 Co 4,8-10; 6,9). L’épître parle de plu­sieurs allées et venues. Les Philippiens ont envoyé Epaphrodite, Paul le renvoie, Timothée doit le suivre et rapportera des nouvelles. Paul lui — même, s’il est libéré, se rendra à Philippes. On a beau dire que les communications étaient faciles entre la Macédoine et Rome (via Egnatia), des échanges aussi fréquents s’expli­quent mieux sur une distance comme celle de Philippes à Éphèse. D’autre part, les projets de Paul concernant Timothée correspondent à ceux qu’il expose dans I Corinthiens : il a envoyé Timothée à Corinthe en pas­sant par la Macédoine et annonce également sa propre venue (1 Co 4,17-19; 16,5-10). C’est ce que con­firment les Actes. Il décide de suivre le même chemin (Ac 19,21), puis il accomplit ce voyage (Ac 20,1-2). Plus tard, il a considéré que sa tâche était achevée dans ces régions et il ne souhaitait plus que de se rendre à Rome puis en Espagne (Rm 15,19-20,22-28).

La mention du prétoire ne prouve pas, l’origine romaine de l’épître : ce terme, à l’époque de Paul, désignait également la résidence d’un gouver­neur avec ses services, son tribunal, sa prison; c’était le cas d’Éphèse. Et «ceux de la maison de César» ne sont pas forcément les parents de l’empereur; ils peuvent aussi bien être ses esclaves et affranchis : ceux — ci étaient nombreux à Éphèse. Il est très plausible que plusieurs d’entre eux se soient convertis et naturel qu’ils soient restés en rapport avec Paul.

Si nous avions d’autres indices d’une captivité de Paul à Éphèse, il serait presque évident que la lettre aux Philippiens a été écrite de cette ville, quelque temps avant les deux épîtres aux Corinthiens. Dans l’état présent de nos informations, il est impossible de trancher la question. On peut le regretter, d’autant plus que la fixation du lieu entraîne celle de la date, au moins approximative. Écrite à Éphèse, la lettre daterait de 56 ou 57. En ce cas, ce n’est pas un Paul vieilli que nous y entendons, mais un homme en plein combat; on s’explique également mieux pourquoi les affinités internes de cette épître sont plus étroites avec les grandes épîtres, et même avec 1 et 2 Thessaloniciens, qu’avec les autres «épîtres de la captivité».

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Authenticité et intégrité

L’authenticité de l’Épître aux Philippiens n’est sérieusement contestée par personne, tandis que son unité est mise en doute par certains, qui pensent y voir le résultat de la fusion de deux ou plusieurs billets d’abord indépendants, même s’ils ont tous été adressés par Paul aux Philippiens. Les uns distinguent notamment la lettre de remerciements (1,1-3,1; 4,10-23) et la lettre de mise en garde contre les judaïsants (3,1-4,9). Il est vrai que la rupture est fort brus­que entre 3,1 et 3,2, mais cela peut s’expliquer si Paul dictait ses lettres, et le faisait en plusieurs fois. D’autres proposent des découpages différents, en fragments moins étendus. Aucune hypothèse ne semble de nature à emporter la conviction totale. On peut remarquer que le thème de la joie revient dans toute la lettre et que d’autres indices d’unité pro­fonde permettent de voir dans ces quatre chapitres autre chose qu’une mosaïque.

La démarche de la pensée

Cette épître n’est pas un traité dont le plan serait logiquement articulé, mais nous pouvons résumer le mou­vement de la pensée tel que le jalon­nent les sous-titres insérés dans la traduction.

Bien qu’éloigné, Paul se sent pro­che de ses amis. Il amorce au début un des thèmes qui restera présent tout au long de l’épître, celui de la communion fraternelle en Christ, source de joie. Captif, il ne sait pas ce que sera son sort. Mais quelle que soit l’issue de sa captivité, il est certain que la cause de l’Évangile en sortira renforcée, et déjà il voit des signes de la victoire du Christ. Il souhaite reprendre sa tâche apostoli­que et invite ses amis à mener vail­lamment leur combat. Qu’ils le fassent avec le souci de garder l’unité dans l’humilité et le service. Pour les y exhorter, l’apôtre cite un texte d’une importance toute particulière, l’hymne au Christ, serviteur souf­frant établi par Dieu, Seigneur du monde (2,6-11). Que, dans la com­munion au Christ vainqueur, la communauté apporte avec force et fidélité son témoignage. Puis Paul évoque les projets concernant Timo­thée et Epaphrodite.

Au ch. 3, il met brusquement ses lecteurs en garde contre les agita­teurs judaïsants. Il s’agit certaine­ment de la même erreur que celle qui est combattue dans l’épître aux Galates. Les Philippiens étaient-ils déjà touchés par cette propagande? Ce n’est pas sûr puisque Paul n’en dit rien au début de l’épître. Il est plus vraisemblable qu’il veut les mettre en garde parce qu’il a cons­taté dans d’autres Églises les méfaits de cette tendance. S’agit-il d’un pur et simple retour aux observances juives? Il semble qu’il s’agisse aussi d’une propension à une vie libertine. Paul rappelle sa rencontre avec le Ressuscité qui l’a amené à renoncer, lui le pharisien irréprochable, à toute supériorité, pour se laisser saisir par le Christ et mener à sa suite et sous son inspiration le dur combat de la foi. Il demande à ses amis de faire de même. Ils sont citoyens du monde nouveau, celui que Dieu prépare et qu’il achèvera dans la gloire.

Après ces déclarations, Paul re­prend son exhortation à la concorde, à la paix, à la joie. En des termes délicats, il remercie ses amis de leur aide, en leur recommandant de ne pas s’inquiéter de son sort.

Ainsi s’achève cette lettre, celle des épîtres pauliniennes qui, avec le billet à Philémon, a le plus le ton et le mouvement d’une «lettre». Les confidences et les avis amicaux se mêlent d’un bout à l’autre au rappel des thèmes les plus importants de la pensée de l’apôtre.

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Épître aux Philippiens

(le texte de Paul de Tarse)

Adresse

[Chapitre 1] 1 Paula et Timothéeb, serviteurs de Jésus Christ, à tous les saints c en Jésus Christ qui sont à Philippes, avec leurs épiscopes et leurs diacresd : 2 à vous grâce et paix de la part de Dieu notre Père et du Seigneur Jésus Christ.

Action de grâce et prière

3 Je rends grâce à mon Dieu chaque fois que j’évoque votre souve­nire : 4toujours, en chaque prière pour vous tous, c’est avec joief que

je prie, 5 à cause de la part que vous prenez avec nous à l’Evangileg Ga2, 9; depuis le premier jourh jusqu’à maintenant. 6 Telle est ma convic­tion : Celui qui a commencé en vous une œuvre excellente i en poursuivra j

l’achèvement jusqu’au jour de Jésus Christ j 7 II est bien juste pour moi d’être ainsi disposé k envers vous tous, puisque je vous porte dans mon cœurl, vous qui, dans ma captivité e3,1-2 comme dans la défense et l’affermis­sement de l’Évangile, prenez tous part à la grâce qui m’est faitem.

8 Oui, Dieu m’est témoin que je vous

a) Comme en 1 Th 1,1; 2 Th 1,1, Paul n’éprouve pas le besoin de souligner son titre d’apôtre, sans doute parce que personne ne contestait sérieusement son autorité. Il se dit simplement serviteur (gr. doulos, litt. esclave); ce mot reviendra en 2,7, appliqué au Christ.

b) Timothée a toujours eu la confiance de Paul, qu’il a sans doute aidé dans la fondation de l’Église de Philippes (Ac 16,1 .12; cf. 17,14-15; 18,5). Au cours de son troisième voyage, avant de passer de nouveau d’Asie en Macédoine, Paul y envoie Timothée et Éraste (Ac 19,21-22 : est-ce l’envoi de Ph 2,19?). Même si Timothée n’a guère été associé à la rédaction de la lettre, il se trouve aux côtés de Paul.

c) Cf. Rm 1,7 note.

d) Litt. surveillants et serviteurs. C’est la première mention dans le N. T. (et la seule dans les adresses des épîtres) de ces deux titres qui étaient en usage dans le monde grec comme dans le judaïsme. Ceux qui sont ainsi désignés ont peut-être recueilli et géré les dons envoyés à Paul (cf. 1 Tm 3,1 note).

e) L’Action de grâce relative aux bienfaits passés est ici très chaleureuse. Elle se transforme tout naturellement en une prière fervente pour l’avenir (cf. 4,6; Rm 1,9-10).

f) La joie est un des thèmes constamment repris dans cette lettre, alors que Paul se trouve en prison, menacé d’une condamnation à mort, assailli par les soucis qu’il a pour les Églises. Mais la source de sa joie est en Christ (1,18 .25 ; 2,2 .17-18,28-29 ; 3,1 ; 4,1. 4 .10).

g) Litt. votre communion en l’Évangile. Les Philippiens ont pris part à l’œuvre de Dieu qu’est l’Évangile (cf. Rm 1,1 note) confié à Paul et à ses collaborateurs (2,22; 4,3), en l’accueillant de leur foi vivante, en luttant et souffrant pour le Christ (1,27-30), en aidant l’apôtre dans le besoin (4,16-18). Plus loin le mot de communion (cf. Ac 2,42 note; 1 Co 1,9) désignera l’union aux souffrances du Christ (3,10) et les échanges de toute nature entre Paul et l’Église de Philippes (2,1; 4,14).

h) Le moment où ils sont devenus chrétiens.

i) Litt. œuvre bonne. L’œuvre de l’évangélisation confiée aux apôtres (v. 5) est bonne parce qu’elle est l’œuvre de Dieu (cf. 2 Go 8,6). Dieu et le Christ sont à l’œuvre dans la vie de l’Église et du croyant (1,11 .28; 2,1 .13; 3,10; 4,13 .19). Cette certitude éclaire toute la prière 1,3-11 (cf. 2,13 .30).

j) C’est le jour du jugement, comme le Jour du Seigneur dans l’A. T. (cf. Am 5,18) où sera accomplie pleinement l’œuvre de Dieu (1,6) et du Christ (2,30). Comme dans les premières épîtres (1 Th 4,15), il est attendu avec ardeur et les chrétiens s’y préparent dans la croissance de l’amour (1,9-10). Cf. 2,16; 3,20; 4,5.

k) L’épître emploie dix fois le verbe phronein et ses dérivés (sur 23 cas dans l’ensemble des épîtres pauliniennes). Le sens le plus large est être disposé, tendre vers, ce qui implique toute espèce de sentiment ou d’attitude et rend impossible une traduction uniforme (2,2 .5; 3,15 .19; 4,2 .10).

l) Dans l’anthropologie biblique, le cœur est le centre de la personnalité, le siège des sentiments et tendances, de la volonté, des initiatives, des pensées.

m) Litt. ma grâce. L’expression souligne en particulier (cf. Rm 1,5 note) la gratuité de la mission apostolique, mais Paul insiste ici (cf. 1,5) sur la part qu’y prennent les chrétiens de Philippes (cf. 1,27-30).

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chéris tous dans la tendressen de Jésus Christ.

9 Et voici ma prière : que votre amour abonde encore, et de plus en plus, en clairvoyance et pleine intelligence, 10 pour discerner ce qui convient le mieuxo. Ainsi serez-vous purs et irréprochables pour le jour du Christ, 11 comblés du fruit de justicep qui nous vient par Jésus Christ, à la gloire et à la louange de Dieuq

La captivité de Paul et le progrès de l’Évangile

12 Je veux que vous le sachiez, frères : ce qui m’est arrivér a plutôt contribué au progrèss de l’Évangile. 13 Dans tout le prétoiret, en effet, et partout ailleurs, il est maintenant bien connu que je suis en captivité pour Christ, 14 et la plupart des frères, encouragés dans le Seigneur par ma captivité, redoublent d’au­dace pour annoncer sans peur la Paroleu 15 Certainsv, il est vrai, le font par envie et par rivalité, mais d’autres proclament le Christ dans une intention bonne. 16 Ceux-ci agis­sent par amour. Ils savent que je suis ici pour la défense de l’Évangile.

17 Ceux-là, c’est par esprit de rivalité qu’ils annoncent le Christ. Leurs motifs ne sont pas purs; ils pensent rendre ma captivité encore plus péni­ble. 18, Mais qu’importe? Il reste que de toute manière, avec des arrières-pensées ou dans la vérité, Christ est annoncé. Et je m’en réjouis; et même je continuerai à m’en réjouir.

19, Car je sais que cela aboutira à mon salutw grâce à votre prière et à l’assistance de l’Esprit de Jésus Christ; 20 suivant ma vive attente et mon espérance, je n’aurai pas à rougir de honte, mais mon assurance 2 c0 3,1 restant totalex, maintenant comme toujours, Christ sera exalté dans mon corps, soit par ma vie soit par ma mort y. 21, Car pour moi, vivre, c’est Christ, et mourir m’est un gain. Mais si vivre ici-basz doit me per­mettre un travail fécond, je ne sais que choisir. 23 Je suis pris dans ce dilemme : j’ai le désir de m’en aller



n) Litt. les entrailles du Christ Jésus. Ceci complète et fonde 1,7, dans mon cœur. Ces sentiments chaleureux sont au-delà de tout sentimentalisme; l’amour de Paul (cf. bien-aimés, 2,12; 4,1) découle de l’amour même de Jésus.

o) Le discernement de la conduite à tenir dépend de la croissance d’un amour qui voit clair en toute situation concrète (Rm 12,2).

p) Comblés dit à la fois la plénitude actuelle et l’accomplissement final (cf. 2,2; 4,18-19). Le fruit, au singulier, évoque une totalité plutôt qu’une énumération (çf. Ga 5,22; Ep 5,9). La Justice est, au sens où l’entendaient les Juifs, la vie conforme au vouloir de Dieu; pour un chrétien elle résulte de l’action de Jésus Christ (cf. 3,6-10).

q) Cette doxologie (qui comporte plusieurs variantes textuelles) souligne encore la prééminence absolue de Dieu, origine (1,6) et but de toute l’œuvre. Cf. 2,11; 1 Co 15,28 .57.

r) L’arrestation et la captivité.

s) Au sens propre, le mot grec désigne une marche en avant (cf. 1,25).

t) Si Paul écrit d’Éphèse, il s’agit du personnel de la résidence du gouverneur. Cf. Introduction, p. 2834.

u) Certains manuscrits ajoutent de Dieu ou du Seigneur.

v) Les w. 15-18 forment une sorte de parenthèse. Profitant de la captivité de Paul, certains cherchent autour de lui à saper l’autorité de l’apôtre et à se donner de l’importance. Comme la vérité de l’Évangile n’est pas en jeu (à la différence de ce qui s’est passé à Corinthe ou en Galatie), Paul ne dramatise pas cette affaire, mais se réjouit au contraire, dans la mesure où, malgré tout, l’Évangile est proclamé. Il ne s’agit donc pas ici des judaïsants de 3,2-3,18-19.

w) Job 13,16 gr. La citation ramène la pensée à la situation du prisonnier, et peut-être évoque les rapports tendus entre Job et ses amis. Le salut peut être ici à la fois la sortie de prison (vivant) et la rédemption finale (cf. 1,28; 3,20).

x) On pourrait comprendre aussi : au vu et au su de tout le monde.

y) Ne sachant s’il sortira vivant ou mort de sa prison, Paul est amené à une réflexion sur la vie dans le Christ. Dans sa pensée, vie et mort corporelles sont toujours associées au mystère du Christ. Le corps sanctifié du chrétien (1 Th 4,2-4; 5,23) appartient au Christ (1 Co 6,12-20) : il est donc associé aussi bien aux souffrances et à la mort du Christ qu’à sa résurrection.

z) Litt. dans la chair.

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et d’être avec Christ a, et c’est de beaucoup préférable, 24, mais demeu­rer ici-bas b est plus nécessaire à cause de vous.25 Aussi, je suis convaincu, je sais que je resterai, que je demeure­rai près de vous tousc, pour votre progrès et la joie de votre foi, 26 afin que grandisse grâce à moi, par mon retour auprès de vous, la gloire que vous avez en Jésus Christd.

Constance dans la lutte

27 Seulement, menez une vie digne de l’Évangile du Christe, afin que, si je viens vous voir, ou si, absent, j’entends parler de vous, j’apprenne que vous tenez ferme dans un même esprit, luttant ensemble d’un même cœur selon la foi de l’Evangilef, 28 sans vous laisser intimider en rien par les adversaires, ce qui est pour eux le signe manifeste de leur ruine et de votre salut g : et cela vient de

Dieu. 29, Car il vous a fait la grâce, à l’égard de Christ, non seulement de croire en lui, mais encore de souffrir pour lui, 30 en livrant le même combat que vous m’avez vu menerh et que, vous le savez, je mène encore.

Concorde et humilité

[chapitre :] 2 1 S’il y a donc un appel en Christ, un encouragement dans l’amour, une communion dans l’Es­priti, un élan d’affection et de com­passion, 2 alors comblez ma joie en vivant en plein accordj. Ayez un même amour, un même cœur; re­cherchez l’unité; 3 ne faites rien par rivalité, rien par gloriole, mais, avec humilité, considérez les autres comme supérieurs à vous. 4 Que cha­cun ne regarde pas à soi seulement, mais aussi aux autresk. 5 Comportez — vous7 ainsi entre vous, comme on le

a) Paul éprouve un désir ardent (mot très fort qui se traduit souvent par convoitise) d’être uni au Christ

(avec lui : 1 Th 4,17; 5,10; 2 Th 2,1; Rm 14,8) immédiatement après la mort, mais il ne précise pas sous quelle forme il envisage cette union. Le même désir s’exprime en 2 Co 5,6-9. Partout ailleurs il parle d’une ultime résurrection des morts (1 Th 4,13-18) à la suite d’un jugement universel : 1 Co 15,12-23; Rm 14.10.

b) Cf. 22 note.

c) Paul, repris par l’urgence de sa mission, écarte le sort encore meilleur que lui vaudrait une condamnation à mort (dont il reparlera en 2,17). Il ne veut pas abandonner ceux qui ont besoin de lui. Dans l’hypothèse d’une première captivité à Éphèse, son attente a été réalisée (Ac 20,1-6).

d) Le motif profond de la gloire des Philippiens est la communion dans le Christ, laquelle sera ravivée aussi (grâce à moi, litt. en moi) par son retour à Philippes. Plus loin (2,16; cf. 1 Th 2,19), c’est la vie de la communauté qui est la gloire de Paul (cf. Rm 4,2 note).

e) Menez une vie, litt. menez une vie de citoyens. Le chrétien est citoyen du royaume des cieux (Ep 2,19) dont le Seigneur est Jésus Christ Sauveur (Ph 3,20) et dont la charte est l’Évangile. C’est la grâce qui lui permettra, s’il s’y prête, de vivre d’une manière digne, c.-à-d. conforme à cet Évangile (1 Th 2,12; 2 Th 1,11; Ep 4,1; Col 1,10).

f) Double ambiguïté. On peut comprendre par la foi ou pour la foi; d’autre part l’Évangile indique soit la prédication qui engendre la foi, soit le message accepté par la foi (analogie en Col 1,23; l’espérance de l’Évangile), de sorte que la foi est un don (1,29), mais aussi un principe de fermeté et de lutte.

g) La fermeté inébranlable du petit groupe des croyants face à leurs adversaires est déjà un signe du jugement et de la victoire eschatologique de Dieu (cf. 2 Th 1,4-10). L’action de Dieu est encore soulignée comme en 1,6-11.

h) Lors de sa première visite à Philippes, Paul a été pourchassé et jeté en prison (Ac 16,19-40; 1 Th 2,2). Ensuite les persécutions et difficultés n’ont jamais manqué (cf. 2 Co 11,24—12,10). Les Philippiens, en souffrant de leur côté pour le Christ, sont associés à son combat (1,7 .27; cf. Col 1,29; 2,1; 4,12).

i) Par comparaison avec 2 Co 13,13, on peut retrouver au début de ce verset une allusion au Fils, au Père (à qui est souvent attribué l’amour) et à l’Esprit.

j) Paul sait par expérience combien les querelles et les conflits naissent facilement dans les communautés. Il en a perçu des signes à Philippes (1,27; 2,14; 4,2) et exhorte donc ses correspondants à l’unité et à la concorde. Ce type d’exhortation, fréquent chez Paul (cf. Rm 12,16; 15,5; 2 Co 13,11), ne contredit pas la joie confiante qui règne dans toute l’épître. L’unité ne se réalisera que par une vie d’humilité, d’abnégation et de service dont le Christ lui-même a donné l’exemple.

k) Litt. ce qui est à lui-même et aux autres; non seulement les intérêts, mais les dons reçus, les services rendus; on pourrait traduire son bien et le bien des autres; cf. 1 Co 10,24 .33; 13,5.

l) Litt. ayez ces dispositions (cf. 1,7 note) en vous (et par conséquent entre vous). Le démonstratif ces rattache ce qui va suivre à l’exhortation précédente.

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fait en Jésus Christm :

6 lui qui est de condition divinen n’a pas considéré comme une proie

à saisir d’être l’égal de Dieu°.

7, Mais il s’est dépouillép

prenant la condition de serviteur,

devenant semblable aux hommesq

et reconnu à son aspect comme un hommer,

8 il s’est abaissés,

devenant obéissant jusqu’à la mort,

à la mort sur une croix.

9 C’est pourquoi Dieu l’a souverai­nement élevét

et lui a conféré le Nomu qui est au-dessus de tout nom,

10 afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchissev,

dans les cieux, sur la terre et sous la terrew,

11 et que toute langue confessex que le Seigneur, c’est Jésus Christy,

à la gloire de Dieu le Pèrez.

m) Litt. qui aussi dans le Christ Jésus. On peut suppléer soit étaient, soit sont, ou comprendre : les dispositions que l’on a en Jésus Christ. Les dispositions du Christ auxquelles Paul se réfère, restent présentes et efficaces. Les w. 6-11 sont si différents, par leur style et leur contenu, du passage auquel ils font suite, qu’on y voit volontiers un hymne chrétien très ancien, que Paul citerait en le retouchant peut-être. On a proposé plusieurs structures strophiques, dont aucune ne s’impose. Il faut retenir au moins le contraste entre les deux mouvements : l’abaissement volontaire du Christ (w. 6-8) et son élévation par Dieu (w. 9-11).

n) Litt. se trouvant en forme de Dieu. Forme exprime ici et au v. 7 plus qu’une apparence : c’est la figure visible manifestant l’être profond, ou bien, par allusion à Gn 1,27; 5,1, l’image de Dieu, c.-à-d. l’être même de Dieu en Christ. La traduction condition permet de reprendre le mot au v. 7.

o) Litt. être à égalité avec Dieu. Deux explications s’affrontent. Pour les uns, la condition divine est l’état du Christ avant son incarnation, et celle-ci est la première forme de l’abaissement du Christ. En ce cas, la proie (l’égalité avec Dieu) est à conserver et à défendre, non à conquérir. Le mot grec harpagmos semble cependant faire penser plutôt à une proie qu’on veut s’approprier. En ce cas, le reflet de l’être de Dieu (image de Dieu) se manifeste dans le comportement terrestre du Christ. Il y aurait là une allusion à Adam qui a cherché à se faire l’égal de Dieu (Gn 3,5 .22) : le Christ choisit sur la terre l’humilité et l’obéissance au lieu de l’orgueil et de la révolte. Ce parallèle antithétique entre Adam et le Christ amorcé ici sera repris par Paul dans des perspectives plus larges (Rm 5,14; 1 Co 15,45-47).

p) Litt. il se vida (ekenôsen) lui-même (cf. 1 Co 9,15; 2 Co 9,3). Cette kénose ou anéantissement n’implique pas que Jésus cesse d’être égal à Dieu ou d’être l’image de Dieu; c’est dans son abaissement même qu’il révèle l’être et l’amour de Dieu. Les cinq verbes suivants décrivent cet abaissement. Le Christ prend la condition (litt. forme : v. 6 note) de serviteur (ou mieux d’esclave) : cf. 1,1 note. Paul pense presque certainement au Serviteur du Seigneur décrit en Es 52,13—53,12. Certains voient dans le verbe il s’est dépouillé une traduction de l’hébreu d’Es 53,12 b (litt. il a vidé son âme dans la mort), plus littérale que celle des Septante.

q) Litt. devenu dans la ressemblance (ou similitude) d’hommes (les ms sont plus favorables au pluriel qu’au singulier). Le Christ s’est assimilé à l’humanité entière.

r) Litt. et, par l’aspect, trouvé comme homme. Cette répétition, d’intention réaliste, prépare l’humiliation mentionnée au v. 8.

s) Si l’incarnation est un premier aspect de la kénose, en voici le second. Comme le Serviteur d’Es 53, le Christ a choisi l’abaissement par obéissance à la volonté de son Père (Rm 5,19; 6,16-18); il pousse même l’obéissance jusqu’à mourir (cf. Es 53.8.12) d’une mort en croix réservée aux malfaiteurs (He 12,2). C’est le scandale de la croix, un des points fondamentaux de la prédication de Paul (1 Co 1,18-25; 2,1-2; Ga 6,14).

t) Litt. surexalté (seul emploi de ce mot dans le N. T.; cf. Ps 96,9 gr. Dans Es 52,13; exalte). Cette élévation se confond pour Paul avec la résurrection ou l’ascension, action souveraine du Père (1 Th 1,10; Rm 1,4 note). Cf. Es 53,10-12.

u) Conférer un nom, c’est attribuer non seulement un titre, mais une dignité réelle (cf. Ep 1,21; He 1,4). Ici Paul pense au nom de Seigneur (cf. v. 11 : Ac 2,21 .36) qui dans l’A. T. gr. est le mot utilisé pour exprimer le nom imprononçable de Dieu lui-même (Ex 3,15 note). Ainsi la Seigneurie de Dieu se révèle — t-elle en Jésus à ce point humilié.

v) Es 45,23. Le Serviteur est exalté au-dessus de l’univers entier (3,21; cf. Ep 1,20-21; 4,10; Col 1, 18-20), afin que le geste d’adoration et d’hommage dû à Dieu seul (cf. Rm 14,11; Ep 3,14) s’adresse aussi désormais à Jésus Seigneur en qui Dieu se révèle et agit (cf. Ep 1,20-21).

w) Triple division qui évoque la totalité du monde créé (cf. Ap 5,3 .13). Sous la terre vise les habitants du séjour des morts plutôt que les démons.

x) Variante : et toute langue confessera.

y) On peut traduire aussi que Jésus Christ est Seigneur ou confesse de Jésus Christ qu’il est Seigneur. C’est la confession fondamentale de la foi chrétienne (Ac 2.36 ; Rm 10.9 ; 1 Co 12.3 ; cf. Ap 19.16).

z) Le Père, qui a exalté Jésus, reçoit toute gloire quand le nom qu’il lui a donné est adoré et confessé. C’est donc à Lui qu’aboutit la glorification du Fils (w. 9-11) et, du même coup, son abaissement (w. 6-8). Cf. 1,11 note.

La tâche des chrétiens

12 Ainsi, mes bien-aimés, vous qui avez toujours été obéissantsa, soyez — le non seulement en ma présence, mais bien plus maintenant, en mon absence; avec crainte et tremble­mentb mettez en œuvre votre salut, 13, car c’est Dieu qui fait en vous et le vouloir et le faire selon son dessein bienveillantc. 14 Agissez en tout sans murmures ni réticencesd, 15 afin d’être sans reproche et sans compro­mission, enfants de Dieu sans tachee au milieu d’une génération dévoyée et pervertie, où vous apparaissez comme des sources de lumière dans le monde, 16 vous qui portez la parole de vie : c’est ma gloire pour le jour de Christf, puisque je n’aurai pas couru pour rien ni peiné pour rieng.

17 Et même si mon sang doit être versé en libationh dans le sacrifice et le service de votre foi, j’en suis joyeux et m’en réjouis avec vous tous; 18 de même, vous aussi, soyez joyeux et réjouissez-vous avec moi.

Missions de Timothée et d’Epaphrodite

19 J’espère, dans le Seigneur Jésus, vous envoyer bientôt Timothée, pour 1,1 être réconforté moi aussi par les nouvelles que j’aurai de vousi. 20 Je n’ai personne d’autre qui partage mes sentiments, qui prenne réelle­ment souci de ce qui vous concerne :

21 tous ont en vue leurs intérêts per­sonnels, non ceux de Jésus Christj

22, Mais lui, vous savez qu’il a fait ses preuves : comme un fils auprès de son père, il s’est mis avec moi au service de l’Évangile. 23 C’est donc lui que j’espère vous envoyer dès que j’aurai vu clair sur mon sort. 24 J’ai d’ailleurs la conviction dans le Seigneur que moi aussi je viendrai bientôt.

25 Cependant j’ai cru nécessaire de vous envoyer Epaphroditek, mon frère, mon compagnon de travail et

a) Il s’agit de l’obéissance à Dieu dont le Christ a donné le suprême exemple (v. 8). Le terme est d’ailleurs proche de celui de foi (Rm 1.5 note). Paul est en droit de formuler cette exigence parce qu’il vit lui-même dans l’obéissance en accomplissant sa mission (cf. 3,17; 4,9).

b) Doublet connu dans la Bible et le judaïsme, exprimant la faiblesse ressentie devant le Dieu vivant et saint qui manifeste son exigence par l’obéissance du Christ (v. 8).

c) Certains comprennent : à la mesure de votre volonté. L’enchaînement des deux phrases est paradoxal : agissez puisque c’est Dieu qui agit. La volonté et l’activité des chrétiens entrent dans l’œuvre de Dieu (1,6; cf. 1 Co 15,58), commandée par son dessein de salut dans le Christ.

d) Allusion probable au manque de foi des Hébreux dans le désert (cf. 1 Co 10,10).

e) Ces trois qualités de la vie chrétienne dans le monde ont une résonance eschatologique (1,10; 2,16; cf. 1 Th 3,13 : 5,23). La suite s’inspire de 32,5 DT gr. (cf. Mt 12,39; Ac 2,40) et marque le contraste entre lumière et ténèbres (Gn 1,14-16 gr. ; Mt 5,14).

f) Le témoignage de la communauté est pour l’apôtre un motif de gloire. En 1,26 il avait dit que sa présence allait faire grandir la gloire de la communauté. Cf. 1 Th 2,19.

g) Le labeur apostolique est comparé à l’effort de l’athlète dans le stade (Ga 2,2; 1 Co 9,24-26; 2 Tm 4,7; Ac 20,24). Paul garde une inquiétude stimulante parce qu’il sait que son œuvre sera soumise finalement au jugement de Dieu. Plus loin il appliquera l’image de la course à la vie du chrétien (3,12-16).

h) Le service de la foi des Philippiens (est-ce leur foi elle-même avec tous ses effets, ou la vie de Paul consacré à leur service, ou les deux ensemble?) est assimilé à un sacrifice auquel s’ajoute en offrande, suivant un rite courant chez les Juifs comme chez les Grecs, la libation du sang versé par l’apôtre, qui pense ici à sa condamnation à mort (cf. 2 Tm 4,6). Le vocabulaire cultuel est spiritualisé : Paul en annonçant l’Évangile accomplit l’un des actes du culte en esprit qui est celui de la nouvelle Alliance (cf. 3,3; 4,18).

i) Les w. 19-24 expriment moins un projet humain qu’un espoir dans le Seigneur, visant à resserrer la communion entre Paul et ses amis de Philippes. Cette fois il envisage une sentence favorable. Peut-être s’agit-il ici de mettre à exécution le projet d’Ac 19,21-22 : cf. Introduction, p. 2834.

j) Nouvelle note de déception (cf. 1,15-17 et, pour l’expression, 2,4), même si tous comporte quelque exagération.

k) Ce collaborateur de Paul ne nous est connu que par cette épître (à moins qu’Epaphras de Col 1,7; 4,12; Phm 23 ne soit une forme abrégée du même nom). Il a été chargé de porter au prisonnier les secours recueillis (Paul en dira sa gratitude, 4,10-20), puis il est tombé malade; il voudrait retourner chez lui. Il est l’envoyé (gr. apostolos, donc apôtre, au sens large) de l’Église de Philippes : il est en fait le seul envoyé des Églises (2 Co 8,23) dont nous ayons gardé le nom (mais cf. Ac 20,4).

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de combat, envoyé par vous pour se mettre à mon service alors que j’étais dans le besoin, 26, car il avait un grand désir de vous revoir tous et se tourmentait parce que vous aviez appris sa maladie. 27 De fait, il a été malade, bien près de la mort; mais Dieu a eu pitié de lui, et pas seule­ment de lui, mais encore de moi, pour que je n’aie pas tristesse sur tristesse. 2^Je m’empresse donc de vous le renvoyer, afin qu’en le voyant vous vous réjouissiez encore et que moi je sois moins triste. 29 Réservez-lui donc dans le Seigneur un accueil vraiment joyeux, et ayez de l’estime pour des hommes tels que lui, 30 puisque pour l’œuvre de Christl il a failli mourir; il a risqué sa vie, afin de suppléer à ce que vous ne pouviez faire vous-mêmes pour mon service.

La vraie justice et l’élan vers le Christ

[chapitre :] 3 1 Au reste, mes frères, réjouissez-vous dans le Seigneurm. Il ne m’en coûte pas de vous écrire les mêmes chosesn, et pour vous c’est un affermissement. 2 Prenez garde aux chiens0! prenez garde aux mau­vais ouvriers p! prenez garde aux faux circoncisq! 3, Car les circoncis, c’est nous, qui rendons notre culte par l’Esprit de Dieur, qui plaçons notre gloire en Jésus Christ, qui ne nous confions pas en nous-mêmess.

4 Pourtant, j’ai des raisons d’avoir aussi confiance en moi-même. Si un autre croit pouvoir se confier en lui — même, je le peux davantage, moit, 5 circoncis le huitième jouru, de la race d’Israël, de la tribu de Benja­min v, Hébreu fils d’Hébreux w; pour la loi, Pharisienx; 6 pour le zèle, persécuteur de l’Eglisey; pour la justice qu’on trouve dans la loi, devenu irréprochablez.

7 Or toutes ces choses qui étaient pour moi des gains, je les ai considé­rées comme une perte à cause du Christa. 8, Mais oui, je considère que tout est perte en regard de ce bien suprême qu’est la connaissanceb de

l) Variantes : l’œuvre; l’œuvre du Seigneur.

m) Ces mots semblent annoncer la salutation finale de la lettre (cf. 4,1. 4 .10), mais la phrase suivante engage un développement tout différent de contenu et de ton. Indice d’une reprise de dictée ou d’une fusion de textes d’abord indépendants? Cf. Introduction, p. 2835.

n) En fait, ce qui suit n’a pas été dit aux ch. 1-2. Paul peut renvoyer à d’autres lettres aujourd’hui perdues, ou simplement à des enseignements oraux.

o) Le chien était un animal impur, parfois rapproché du porc (Mt 7,6; 2 P 2,22). Les Juifs donnaient aussi ce sobriquet aux païens (Mt 15,26; Ap 22,15). Contre qui Paul retourne-t-il ici l’injure? Contre des Juifs ou plutôt des chrétiens judaïsants? Fait-il allusion à quelque débauche?

p) Les agitateurs sans mission (cf. 2 Co 11,13) plutôt que ceux qui s’attachent sans raison à leurs œuvres.

q) Litt. l’incision ou l’excision, terme collectif méprisant qui vise ceux qui s’attachent à la circoncision matérielle (cf. Ga 5,12). À celle-ci Paul oppose la vraie circoncision, la circoncision du cœur (Rm 2.29 note ; cf. 10,16 DT), celle du Christ (Col 2,11), dont les effets sont obtenus par la foi (w. suivants).

r) Variante : nous qui rendons en esprit (ou par l’Esprit) un culte à Dieu. Cf. 2,17.

s) Ici et au v. suivant, litt. dans la chair. La chair désigne ici la faiblesse humaine devenue suffisance (cf. Rm 1,3 note), liée aux observances juives, surtout à la circoncision, dont Paul faisait son orgueil avant de connaître le Christ (cf. Ga 6,13-14; 1 Co 1,31).

t) Jamais Paul n’a renié son passé juif, que ses polémiques l’ont amené plus d’une fois à rappeler (Ga 1,13–14 ; Rm 11.1 ; 2 Co 11.22 ; cf. Ac 22.3-5 ; 26.4-7), mais nulle part il n’a énuméré autant de titres qu’ici.

u) Suivant les termes de la Loi (Lv 12.3; Gn 17,12; cf. Le 1,59; 2,21).

v) Tribu vénérée entre toutes, restée toujours fidèle à la dynastie de David, et qui gardait la ville sainte avec le Temple. D’elle était sorti Saül, premier roi d’Israël, dont Paul porte le nom (Ac 7,58).

w) Né à Tarse de famille palestinienne, Paul avait été élevé à Jérusalem et parlait l’araméen (Ac 21, 39-40; 22,2-3; 26,4).

x) Paul appartenait (Ac 22,3; 23,6; 26,5) à cette tradition qui observait strictement la loi et à laquelle Jésus, d’après les évangiles, s’était à plusieurs reprises vivement opposé.

y) Ce zèle (Ga 1.13.23 ; 1 Co 15,9 ; Ac 8,3 ; 9,1-2,13-14) s’est mis ensuite au service de l’Église (2 Co

11,2).

z) Cf. Ga 1,14; le mouvement de la pensée aux w. suivants est analogue à Mt 5,17-38.

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Jésus Christ mon Seigneur. À cause de lui j’ai tout perdu et je considère tout cela comme ordures afin de gagner Christ, 9 et d’être trouvé en lui, non plus avec une justice à moi, qui vient de la loi, mais avec celle qui vient par la foi au Christc, la justice qui vient de Dieu et s’appuie sur la foid. 10 II s’agit de le connaître, lui, et la puissance de sa résurrection, et la communion à ses souffrances, de devenir semblable à lui dans sa morte, 11 afin de parvenir, s’il est possiblef, à la résurrection d’entre les morts. 12 Non que j’aie déjà ob­tenu tout cela ou que je sois déjà devenu parfaitg; mais je m’élance pour tâcher de le saisirh, parce que j’ai été saisi moi-même par Jésus Christ. 13 Frères, je n’estime pas l’avoir déjà saisi. Mon seul souci : oubliant le chemin parcouru et tout tendu en avant, 14 je m’élance vers le but, en vue du prix attaché à l’appel d’en haut que Dieu nous adresse en Jésus Christ. 15 Nous tous, les «parfaits», comportons-nous donc ainsi, et si en quelque point vous vous comportez autrement, là — dessus aussi Dieu vous éclairera. 16 En attendant, au point où nous sommes arrivés, marchons dans la même directioni.

17 Tous ensemble imitez-moij, frè­res, et fixez votre regard sur ceux qui se conduisent suivant l’exemple que vous avez en nous. 18 Beaucoupk, en effet, je vous le disais souvent et le redis maintenant en pleurant, se conduisent en ennemis de la croix du Christ. 19 Leur fin sera la perdition; leur dieu, c’est leur ventrel, et leur gloire, ils la mettent dans leur hon­tem, eux qui n’ont à cœur que les choses de la terre. 20, Car notre cité, à nous, est dans les cieux, d’où nous attendons, comme sauveur, le Seigneur Jésus Christn, 21 qui transfi­gurera notre corps humilié pour le

a) Lorsque subitement, sur la route de Damas, Paul a rencontré Jésus Christ (Ac 9,4-5 et par. ; Ga 1,15), tous les privilèges de la naissance et de l’éducation, tous les efforts religieux et moraux se sont effondrés. Ils étaient désormais non seulement négligeables, mais nuisibles, favorisant l’orgueil spirituel qui aboutit au refus de la grâce du Christ. La confiance dans la chair n’est pas seulement amoindrie par la foi, elle doit être éliminée.

b) Le mot a son sens biblique très fort : non pas découverte intellectuelle, mais lien vital intime, qui sera explicité aux W. 10-11.

c) Litt. la foi du Christ. Cf. Ga 2,16 note.

d) Le rappel du passé juif de l’apôtre donne occasion à une définition remarquable des deux justices : l’une qui vient de la loi, l’autre qui est un don de Dieu par la foi au Christ. Cette vue a été largement exploitée dans Rm et Ga.

e) Litt. devenus de même forme que sa mort (cf. 2,6 note). Les w. 10-11 appliquent au chrétien ce qu’avait dit du Christ l’hymne 2,6-11. Connaître le Christ, gagner le Christ, être trouvé en Christ, c’est être introduit dans des événements du passé dont la présence demeure active. La résurrection du Christ demeure actuelle, et le chrétien y a vraiment part, de même qu’il a part à ses souffrances et à sa mort (cf. 2 Co 4,10) par le dépouillement (3,7-8), la lutte apostolique (1,30) et éventuellement le martyre (2,17).

f) Cette exclamation n’exprime pas un doute, puisque l’espoir est fondé sur le don réel de Dieu. Mais l’attente semble rendre la certitude moins absolue et inciter à la lutte.

g) Paul est conscient d’avoir été l’objet d’une grâce, mais il sait qu’il n’en doit pas prendre prétexte pour refuser tout effort. S’il dit nous les parfaits au v. 15, c’est peut-être avec une pointe d’ironie, déjà perceptible ici (cf. 1 Co 2,6). S’il n’a pas atteint le but, les Philippiens non plus; il les invite à aller de l’avant comme lui-même.

b) Le complément de ce verbe, sous-er.» endu trois fois, est inclus dans les mots précédents : le Christ et sa résurrection. Paul s’élance en avant pour saisir parce qu’il répond à un appel (3,14) et que lui-même a été saisi : souvenir de l’instant où le Christ s’est emparé de lui sur la route de Damas.

i) La phrase est obscure par excès de concision. Plusieurs manuscrits l’ont complétée de diverses façons.

j) Les Philippiens doivent imiter la manière dont Paul vit du Christ et lutte pour lui (cf. 4,9; et 1 Co 4,16 note; 1 Tn 1,6 note).

k) Une fois de plus Paul reste dans le vague : on le comprenait alors à demi-mot. La ressemblance des reproches exprimés et de l’inquiétude ressentie fait penser aux mêmes adversaires qu’aux w. 2-5.

l) Paul vise probablement les observances alimentaires juives (Lv 11; Rm 14).

m) Sans doute la circoncision : v. 3. Certains pensent que les w. 18-19 visent des libertins.

n) Au lieu de se laisser capter par le monde, le chrétien appartient au Seigneur et sa patrie est le royaume de Dieu : cf. 1,27 note; 3,14.

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rendre semblable à son corps de gloireo, avec la force qui le rend capable aussi de tout soumettre à son pouvoir.

4 1 Ainsi donc, frères bien-aimés que je désire tant revoir, vous, ma joie et ma couronne, tenez ferme de cette façon dans le Seigneur, mes bien-aimés.

Concorde, joie, paix

2 J’exhorte Evodie et j’exhorte SyntycheP à vivre en plein accord dans le Seigneur. 3 Et toi, Compagnonq véritable, je te le demande, viens — leur en aide, car elles ont lutté avec moi pour l’Évangile, en même temps que Clément et tous mes autres collaborateurs, dont les noms figu­rent au livre de vier.

4 Réjouissez-vous dans le Seigneur en tout temps; je le répète, réjouis­sez-vous. 5 Que votre bonté soit re­connue par tous les hommess. Le Seigneur est prochet. 6 Ne soyez in­quiets de rien, mais, en toute occa­sion, par la prière et la supplication accompagnées d’action de grâce, faites connaître vos demandes à Dieu. 7 Et la paix de Dieu, qui surpasse toute intelligence, gardera vos cœurs et vos penséesu en Jésus Christ.

8 Au reste, frères, tout ce qu’il y a de vrai, tout ce qui est noble, juste, pur, digne d’être aimé, d’être ho­noré, ce qui s’appelle vertuv, ce qui mérite l’éloge, tout cela, portez-le à votre actif. 9 Ce que vous avez ap­pris, reçu, entendu de moi, observé en moi, tout cela, mettez-le en prati­que. Et le Dieu de la paix sera avec vous.

Reconnaissance pour les dons reçus

10 Je me suis beaucoup réjoui dans le Seigneur de ce que votre intérêt pour moiw ait enfin pu refleurir : oui, l’intérêt vous l’aviez, mais l’oc­casion vous manquait. 11 Ce n’est pas le besoin qui me fait parler, car j’ai appris en toute situation à me suffirex. 12 Je sais vivre dans la gêne, je sais vivre dans l’abondance. J’ai apprisy, en toute circonstance et de toutes les manières, à être rassasié

o) Litt. de même forme que son corps… Le corps ressuscité de Jésus Christ où resplendit la gloire de Dieu est la forme à laquelle notre propre corps sera conformé (v. 10; Col 3,1-4; cf. 1 Co 15,42-49,53 : corps spirituel).

p) Les noms de ces deux chrétiennes font penser à un accord (Ev-odie, chemin facile; Syn-tyche, rencontre) et Paul semble souligner d’un sourire le contraste entre leur nom et leur conduite. Nous ignorons tout des personnes nommées aux w. 2-3, même de Clément, en qui une tradition ancienne, à la suite d’Origène, a vu le futur Clément de Rome.

q) Il se peut que Syzygos (traduit ici par Compagnon) soit un nom propre dont Paul souligne la valeur étymologique.

r) L’image est traditionnelle dans l’A. T. et le judaïsme : cf. Ap 3,5 note.

s) Grâce aux marques que vous leur en donnerez.

t) Cf. Mt 3,2 note.

u) Quelques manuscrits portent; vos cœurs et vos corps.

v) C’est le seul emploi dans les épîtres de Paul d’un mot fort courant chez les moralistes grecs. Les six qualités énumérées dénotent une estime respectueuse pour les valeurs saines et louables de l’idéal moral des païens. Mais le v. 9 montre que ces valeurs sont vécues par les croyants dans une tradition (2 Th 2,15; 3,6), à l’exemple de Paul lui-même qui vit dans le Christ (3,17). Ainsi se complète le détachement indiqué 3,7-8.

w) Les secours apportés par Epaphrodite quand Paul en avait un pressant besoin (2,25-30; 4,18). En tout ce passage, d’une extrême justesse de ton (qui se retrouve dans Phm), Paul exprime à la fois son indépendance et sa gratitude, à la lumière de sa mission.

x) Chez les stoïciens ce mot (autarcie) signifiait la liberté du sage à l’égard des circonstances et fluctuations de la vie. La maîtrise de Paul a une origine et une tonalité différentes : il la tient uniquement de Celui qui le rend fort, v. 13.

y) Litt. j’ai été initié. Terme propre des cultes à mystères, dont le sens est ici simplement : j’ai appris une chose que tous ne savent pas.

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comme à avoir faim, à vivre dans l’abondance comme dans le besoin. 13 Je peux tout en Celui qui me rend fortz. 14 Pourtant, vous avez bien fait de prendre votre part de ma détresse. 15 Vous le savez, vous, Philippiens, dans les débuts de l’Evangilea, quand j’ai quitté la Macédoine, au­cune Église ne m’a fait une part dans un compte de doit et avoirb, si ce n’est vous seuls, 16 vous qui, à Thessalonique déjà, à plus d’une reprise, m’avez envoyé ce dont j’avais besoinc

17 Ce n’est pas que je sois à la recherche de cadeaux; ce que je recherche, c’est le fruit qui s’accroît à votre actifd. 18 J’ai d’ailleurs en mains tout ce qu’il faut, et même au-delà. Je suis comblé, maintenant que j’ai reçu ce qu’Epaphrodite m’a remis de votre part, parfum de bonne odeur, sacrifice agréé et qui plaît à Dieue. 19 Et mon Dieu com­blera tous vos besoins, suivant sa richesse, magnifiquementf, en Jésus Christ. 20 À Dieu notre Père soit la gloire pour les siècles des siècles. Amen.

Salutations finales

21 Saluez chacun des saints en Jésus Christ. Les frères qui sont avec moi vous saluent. 22 Tous les saints vous saluent, surtout ceux de la maison de Césarg.

23 Que la grâce du Seigneur Jésus Christ soit avec votre esprit.

z) Sans le nommer, Paul pense au Christ ressuscité et à l’action de la puissance de Dieu en lui (cf. 3,10 .21).

a) C’est-à-dire au cours de la mission de Paul en Macédoine (Ac 16—21), soit à Philippes, soit dans les villes où il est passé ensuite. L’expression vise le moment de leur conversion (cf. 1,5).

b) Paul emploie une expression en usage dans les transactions commerciales, afin d’insister sur l’échange de biens spirituels et matériels qui s’est établi entre lui et les chrétiens de Philippes (1,5 note; 1 Co 9,11). Ces dons sont les seuls qu’il ait consenti à accepter : cf. Introduction, p. 2833.

c) Après son départ de Thessalonique, Paul recevra sans doute encore leur aide à Corinthe (2 Co 11,8-9).

d) Ces dons des chrétiens tournent à leur enrichissement spirituel, parce que Dieu est à l’œuvre dans ces échanges (4,19).

e) Paul reprend au sujet de ces dons fraternels le langage cultuel de l’A. T., spiritualisé par le N. T. (cf. 2,17-18. 25 .30).

f) Litt. en gloire. Certains l’entendent de la gloire céleste; d’autres traduisent : suivant la richesse de sa gloire.

g) Cette expression peut faire penser à Rome (cf. Introduction), mais elle englobe tout le personnel au service de l’empereur (militaires, fonctionnaires, esclaves et affranchis), et il s’en trouvait dans toute ville où siégeait un gouverneur.















CLÉMENT d’ALEXANDRIE

Je propose sa redécouverte rédigée en français par Fénelon plutôt qu’un texte traduit des originaux grecs : Clément est un « pont » posé entre l’antiquité alexandrine et la fin d’un Grand siècle qui nous est relativement proche :

Le gnostique

Présentation30

Été 1694 : Fénelon a quarante-trois ans, il est précepteur du Dauphin et protégé de Bossuet. Mais depuis six ans, il a fait la connaissance de madame Guyon, qui a bouleversé sa vie en l’introduisant dans la vie mystique. Le groupe dont elle assume la direction spirituelle, comprennent des Grands de la Cour et des filles de Saint-Cyr.

On les qualifie de «quiétistes», comme le mystique Molinos, en prison à Rome. Leur influence sur le précepteur et leur indépendance intérieure inquiètent les pouvoirs royal et ecclésiastique. Madame de Maintenon et Bossuet vont remettre de l’ordre : madame Guyon est soumise à un contrôle concernant ses opinions et ses mœurs. Les examinateurs, dont Bossuet, se réunissent à Issy dès le mois de juillet.

Fénelon, fidèle à son expérience intérieure et au lien mystique qui l’unit à madame Guyon, refuse de la condamner. Ils passent l’été à chercher dans les écrits reconnus par l’Église la confirmation de leur expérience personnelle, dans l’espoir de «faire taire tous ceux qui osent parler sans expérience d’un don de Dieu». Tout le mois d’août, ils collationnent des milliers de pages de textes, qui conduiront aux Justifications signées par madame Guyon et à deux mémoires de Fénelon, le premier sur Cassien, le second, rédigé en septembre, sur Clément d’Alexandrie.

Fénelon veut démontrer que les «nouveaux mystiques» s’inscrivent dans la tradition chrétienne, en remontant le plus loin possible dans le temps et retrouvant une tradition apostolique reliée par filiation à Jésus-Christ. En septembre, il lit le texte grec des Stromates de saint Clément d’Alexandrie et s’enthousiasme immédiatement. Il lui semble retrouver chez cet ancien Père l’expérience vécue par les «nouveaux mystiques». Il reconnaît dans sa «gnose», aboutissement mystique suprême chez Clément, un état identique à l’état passif que décrit madame Guyon dans son Moyen Court.

Clément d’Alexandrie, né vers 150, disparu avant 215, est une figure vénérable et le premier Père dont nous puissions lire des ouvrages entiers. Grec converti, il est le maître d’Origène. Son œuvre se fait l’écho des voix chrétiennes et païennes. Le vieux maître, dans ses Stromates, transmet à son tour à ses disciples «la vraie tradition de la bienheureuse doctrine, qu’ils avaient reçue immédiatement des saints apôtres, de Pierre, de Jacques, de Jean, et de Paul, chacun comme un fils de son père.» Il présente et défend aussi le «travail préparatoire» de la philosophie grecque, dans une vision trop rare de l’universalité du salut. Il possède la fraîcheur et l’enthousiasme qui animaient les enfants de la première Église.

Fénelon retrouve sous la plume de Clément tous les thèmes chers à madame Guyon. Le pivot en est le pur amour où l’âme se tient sans cesse sans désir autre, même de son propre salut : «Si quelqu’un, par supposition, demandait au gnostique ce qu’il choisirait, ou de la gnose de Dieu, ou du salut éternel, et que ces deux choses, qui sont la même, fussent séparées, il choisirait sans hésiter la gnose de Dieu», proclamait Clément bien avant le Grand Siècle. Cet amour anéantit l’âme et la met dans l’état passif, qui donne «une entière souplesse à toutes les volontés que Dieu imprime».

Là, on est «consommé dans l’union inamissible et inaltérable, ayant passé au-delà des œuvres aussi bien que de toute purification.» Cette «habitude de contemplation et de charité perpétuelle» est l’état ultime du chrétien que Clément appelle «gnose». Celle-ci implique un abandon total à Dieu : «Sa contemplation est infuse et passive, car elle attire le gnostique comme l’aimant attire le fer, ou l’ancre le vaisseau : elle le contraint, elle le violente pour de bon; il ne l’est plus par choix, mais par nécessité.» Le gnostique n’est mû que par l’Esprit Saint, sa liberté absolue est proclamée face aux «théologiens rigides» et à tous ceux qui n’ont aucune expérience mystique : « … c’est l’onction qui lui enseigne tout; et loin de pouvoir être enseigné, il ne peut être entendu ni compris. »

Bien que les mystiques partagent la vie commune des chrétiens, ils se transmettent une «tradition secrète» qui s’enseigne aux âmes choisies : «Le Seigneur a donné à ses apôtres la tradition non écrite d’une chose écrite, c’est-à-dire une explication secrète et de vive voix du sens le plus profond des Écritures, où le mystère de la gnose se trouve renfermé». Seul un mystique peut saisir le sens intime de l’Ecriture et transmettre ce sens à quelqu’un qu’il a choisi : la gnose «ne doit pas être ouverte ni populaire, puisqu’il ne s’agit pas d’une voie commune qu’il faille prêcher sur les toits; il s’agit de la sagesse la plus profonde puisqu’elle n’est annoncée qu’entre les parfaits».

Écrit dans la fièvre, le commentaire de Fénelon sur Clément dit tout son bonheur d’avoir trouvé un frère en expérience dans un passé si proche du Christ :

1. Idée générale de la Gnose

Comme le Pédagogue est fait pour représenter celui qu’on introduit dans le christianisme, les Stromates sont destinées à dépeindre le gnostique qui est le parfait chrétien31. Si saint Clément n’en parle pas toujours, c’est qu’il veut, comme les tapissiers, mélanger et varier les objets32; mais il ne s’écarte jamais un peu de son gnostique que pour y revenir bientôt; ce qu’il dit, quand il n’en parle point, n’est qu’une digression pour délasser le lecteur et pour cacher mieux son dessein.

En parlant du gnostique, dont il veut donner une haute idée et montrer aux païens qu’il n’est pas athée, il avertit qu’il ne peut dévoiler les mystères de la gnose. Il ne faut donc pas être étonné qu’il n’explique pas nettement le fond de cet état; il faut au contraire être surpris de ce qu’il en dit certaines choses, qui signifient beaucoup, comme nous le verrons dans la suite, pour ceux qui connaissent déjà cet état. Saint Clément parle, dans cet ouvrage, non seulement à des fidèles imparfaits, mais encore aux païens, aux philosophes, aux impies. Il donne toujours, comme les autres Pères grecs, un tour philosophique au christianisme, pour l’insinuer33 mieux; ainsi, il ne veut dire de la gnose que ce qui peut passer pour une philosophie. Il en dit même plusieurs choses, qui, prises à la rigueur, ne conviendraient pas avec d’autres qu’il dit ailleurs. Ces espèces de contradictions, comme il le dit lui-même, sont donc un art pour cacher le secret de la gnose.

Il faut observer soigneusement les endroits qui sont les clés d’un état secret et singulier. Ces endroits-là doivent être pris à la lettre; autrement, ce serait un mystère ridicule, qui se réduirait aux choses les plus vulgaires; et c’est une conduite insensée, qu’il n’est pas permis d’imputer à un Père si éclairé. Les autres passages, qui retombent dans l’état commun et qui ne sont qu’une description philosophique des vertus pour les philosophes, doivent être pris avec une certaine modification; et on doit les réduire à un sens qui les accommode aux autres passages essentiels du système secret, afin d’éviter une formelle contradiction. C’est la règle qu’on suit, pour le même auteur, quand il s’agit de la divinité du Verbe et de l’Eucharistie. Cette règle ne doit donc pas être suspecte, puisqu’on l’admet déjà pour les plus grands mystères. Sans elle, saint Clément se contredit, ne peut être entendu et n’a aucun sens supportable.

II avertis lui-même partout qu’il n’a garde de parler claire­ment et précisément sur la matière particulière de la gnose. Il commence et finit son ouvrage, en assurant qu’il écrit avec le dessein formel d’obscurcir et d’envelopper ce mystère. Le lecteur doit donc se tenir pour averti, afin d’entendre à demi-mot, et de juger de tout ce qui est dit pour les philosophes, par certains endroits qui sont singuliers et décisifs. Le lecteur gnostique entend tout à demi-mot; le lecteur qui ne l’est pas est toujours embarrassé par un mélange affecté de voies extraordinaires et de voies com­munes.

Saint Clément, qui a eu quelque opinion singulière sur d’autres choses, ne peut être soupçonné de favoriser les hérétiques gnos­tiques; il les combat ouvertement en plusieurs endroits; et il n’élève son vrai gnostique qu’en réfutant le faux avec beaucoup d’horreur. En parlant même du véritable, il dit sans cesse qu’il ne peut être tel, sans être bon, juste, chaste, modéré, orné de toutes les vertus et maître de sa chair.

On peut donc regarder saint Clément comme un témoin irré­prochable de la tradition sur la gnose; d’autant plus qu’il ne parle jamais de cet état comme de son état propre, ou d’une chose sur laquelle il avance son sentiment particulier; c’est toujours la tra­dition apostolique sur laquelle il se fonde, comme un homme qui sait bien que personne n’oserait la contredire.

Il ne reste donc plus qu’à bien examiner, par certaines paroles de saint Clément, en quoi consiste cette gnose qu’il déclare partout qu’il enveloppe34, et qu’il n’a garde de découvrir. La gnose, selon saint Clément, n’est point l’état des chrétiens ordinaires qui ont reçu la foi et la grâce de Dieu dans le baptême; c’est quelque chose de bien plus pur et de plus sublime. À la vérité, ce n’est rien de distingué35 du christianisme; mais c’est le comble de la perfection du christianisme où un petit nombre d’âmes est élevé; c’est un état où tous sont appelés et peu sont élus; peu d’âmes ont assez de fidélité à la grâce pour y parvenir. Remarquez que le secret de saint Clément ne tombe point en général sur les vérités communes du christianisme; il s’agit d’un secret particulier et inviolable, sur la gnose, qui est un état de perfection, distingué de l’état de grâce des justes ordinaires.

Quoique la perfection des vertus fût une chose si belle à montrer aux païens, pour la gloire du christianisme, et que les Pères prissent tant de soin d’en montrer l’éclat, néanmoins il y a, dans la gnose, outre les vertus sublimes que saint Clément y dépeint, un fond caché, un profond mystère, qu’il n’est pas permis de dévoiler, et qui demande la même économie que les mystères fondamentaux du christianisme. La gnose est au-dessus de l’état de foi des justes ordinaires, comme la foi des justes ordinaires est au-dessus de la sagesse des philosophes païens. Voilà sans doute un état bien digne d’attention; et le secret avec lequel il est voilé doit bien encore redoubler notre zèle pour l’approfondir.

Ce gnostique, distingué du juste, paraît déjà avoir une grande conformité avec l’homme spirituel de saint Paul36; avec l’homme à qui, selon saint Jean37, l’onction seule enseigne toutes choses; avec le contemplatif déiforme de saint Denis; avec les solitaires de Cassien, qui étaient dans l’oraison continuelle et dans l’immobilité de l’âme; avec ces hommes sublimes, dont saint Augustin dit qu’ils sont instruits de Dieu seul; avec l’âme passive et transformée du bienheureux Jean de la Croix; avec le contemplatif de saint François de Sales, qui est toujours dans la sainte indifférence. Chacun donne des noms différents; mais le fond de la chose est le même, dans les anciens et dans les modernes.

C’est une chose très remarquable de voir que saint Clément parle sans cesse de tradition apostolique, et de secret sur la gnose, comme Cassien parle de tradition secrète pour cette oraison plus sublime que la dominicale. Saint Clément ne parle que de paix, d’impassibilité, d’immobilité; et Cassien parle de paix, d’immobilité; et l’un et l’autre assurent que tout ce que fait l’âme alors est de Dieu même. Saint Denis et les autres parlent le même langage. On ne peut donc douter, si peu qu’on les lise attentivement, qu’ils n’aient tous voulu désigner la même chose. Saint Denis et saint Clément déclarent qu’il y a en cela un profond mystère, qu’il ne faut pas dévoiler; mais Cassien, qui rapporte les entretiens d’un solitaire à d’autres solitaires, s’explique avec moins de précautions, et avec un peu plus de suite et d’ordre, quoiqu’il reconnaisse néanmoins que c’est une tradition mystérieuse38.

On ne peut point dire que, selon saint Clément, le gnostique n’est autre chose que le bon chrétien, qui est d’ailleurs docte et philosophe. On pourrait se prévenir de cette pensée, sur ce que le mot de gnose signifie connaissance; et que ce Père représente sans cesse le gnostique, comme sachant, par démonstration et avec certitude, toutes les vérités. Cependant il est aisé de voir qu’il ne s’agit pas de philosophie et de science spéculative dans le fond de la gnose; quoiqu’il lui donne, pour ceux de dehors, une apparence philosophique autant qu’il le peut. D’ailleurs, il donne de la gnose aux femmes, aux esprits simples et ignorants; il veut que les deux extrémités de la religion : savoir la simple foi des catéchumènes et la gnose des parfaits, consistent à croire sans voir; il veut que la gnose laisse la foi, l’espérance, pour être toute dans l’amour; enfin, il fait de son gnostique un homme inspiré, un prophète, un homme tout miraculeux; ce qui ne convient point à la philosophie.

Le lecteur conclura donc par nécessité que le gnostique n’est autre chose que le parfait chrétien; et moi je conclurai aussi que le parfait chrétien est l’homme passif des mystiques modernes; parce qu’il est certain que le gnostique de saint Clément et l’homme passif des mystiques de ces derniers siècles ne sont que deux noms donnés à une seule et même chose. C’est ce que je vais prouver en détail par l’examen des passages.

2. De la fausse Gnose

La première chose que j’ai à prouver est que saint Clément a bien connu l’abomination des faux gnostiques; et qu’il n’a eu garde de rien dire qui ait pu les favoriser indirectement. Un saint très éclairé, qui est averti, qui parle dans un temps où une erreur est répandue, qui parle aux païens les plus faciles à scandaliser, ne dit rien de trop et n’avance rien qu’avec une extrême précaution. Voyons donc si saint Clément connaissait les gnostiques que l’Église déteste.

«J’ai connu une hérésie, dit-il; celui qui en était le chef disait qu’il fallait combattre la volupté par l’usage de la volupté même. Ce merveilleux gnostique se jetant lui-même dans les bras de la volupté, sous la fausse apparence de la combattre, prétendait être un véritable gnostique. Il disait qu’il n’y avait rien de grand à s’abstenir de la volupté, quand on ne l’éprouve point; mais que la force consiste à n’en être point vaincu, quand on est au milieu d’elle; que c’était pour cette raison, qu’il s’exerçait dans la volupté contre la volupté. Il ignorait, ce malheureux, qu’il se trompait lui-même, par cette discipline qui ne tendait qu’à rechercher les plaisirs. Aristippe a été du même sentiment que ce sophiste qui se glorifie d’avoir trouvé la vérité. Comme on lui reprochait qu’il était continuellement avec une courtisane de Corinthe, il répondait : “Je possède Laïs et elle ne me possède pas.” Tels sont ceux qui disent qu’ils suivent Nicolas». En effet, nous croyons que les gnostiques sont une branche des nicolaïtes, qui étaient connus longtemps avant l’âge de saint Clément. «Ils abusent de ce qu’il a dit qu’il fallait se servir de la chair. Car il entendait qu’il faut réprimer les passions et l’amour des plaisirs, et qu’il faut, par cet exercice, amortir les saillies de la chair. Mais ceux-ci se plongent, comme des boucs, dans la volupté, goûtent les plaisirs, croyant par là humilier leurs corps. Leur âme est plongée dans un bourbier d’iniquité. Ils suivent le dogme de la volupté et non celui d’un homme apostolique39.»

Voilà Nicolas, disciple des apôtres, véritable gnostique, qui est justifié. Voilà ses paroles prises de travers, dans un sens égaré et corrompu, qui est précisément celui qu’on attribue aux quiétistes. Notre auteur défend et explique la doctrine de Nicolas40. Quoique saint Épiphane41 parle autrement de ce diacre et qu’il rapporte l’histoire de sa chute, il est aisé de voir que saint Clément doit être bien plutôt cru, non seulement parce qu’il est si près du temps où Nicolas a vécu, mais encore parce qu’il est bien plus sûr en toutes choses que saint Épiphane. Et ainsi, voilà la fausse gnose tirée de la véritable, qui la précède dès les temps apostoliques, comme la vérité précède toujours l’erreur. Voilà les illusions impies et les infamies des faux gnostiques, découvertes dans toute leur étendue.

Mais écoutons encore saint Clément dans un autre endroit : «Je me ressouviens ici, dit-il, que quelques hétérodoxes, qui suivent l’hérésie de Prodicus, disent qu’il ne faut point prier. Mais afin qu’ils ne se glorifient point d’être les auteurs de cette doctrine impie, qu’ils sachent qu’ils la tiennent des philosophes cyrénaïques. Cette gnose impie sera réfutée en son lieu.»

Vous voyez qu’il parle ici de cette fausse gnose, comme dans l’endroit précédent; il la rend odieuse, en lui attribuant la philosophie, décriée et impudente, de la secte cyrénaïque et d’Aristippe42. II dis que ces faux gnostiques soutiennent qu’il ne faut point prier. Selon les apparences, ils avaient pris de travers l’apathie, que nous verrons dans la véritable gnose43, comme ils avaient pris de travers la maxime de Nicolas sur l’usage de la chair. Leurs discours et leurs mœurs exécrables, dont saint Épiphane nous a laissé un détail qui fait frémir, avaient apparemment fait conclure aux païens que les gnostiques s’abandonnaient aux plus monstrueuses infamies, qu’ils ne priaient point, qu’ils ne croyaient ne devoir se soucier de rien et ne demander jamais rien à la Divinité. C’est pour justifier là-dessus le véritable gnostique que saint Clément, après avoir condamné le faux avec horreur, a entrepris, dans ses Stromates, de montrer aux païens l’excellence de la gnose. «Le chrétien, dit-il, n’est donc pas athée — car c’est là ce que je voulais faire voir aux philosophes — en sorte qu’il ne fera, en aucune manière, rien de mauvais, de honteux, ni d’injuste44.» Voilà ce qui l’oblige à dire si souvent qu’il n’y a que le gnostique qui soit pieux et qui honore Dieu d’une manière qui soit digne de Lui; il répète que c’est là ce qu’il se propose de montrer.

On ne saurait donc plus douter que saint Clément n’ait écrit sur la gnose dans le fort du scandale, dans un temps où la gnose était décriée comme une impiété et une infamie, dans des circonstances où l’on avait besoin d’une apologie aussi étendue que ces Stromates, enfin dans des circonstances où il ne fallait dire d’elle que ce qu’on ne pouvait pas s’empêcher d’en dire et que les hommes du dehors étaient capables de porter. Par conséquent, jamais homme n’a été plus pressé que lui de retrancher toutes les exagérations, de lever toutes les équivoques, dont les faux gnostiques avaient si indignement abusé; d’adoucir même les expressions nécessaires; de rapprocher le plus qu’il pouvait la gnose de la voie commune, en lui attribuant toutes les vertus et toutes les pratiques que les païens pouvaient comprendre et estimer dans le christianisme45. Examinons donc dans cet esprit les paroles de saint Clément; et voyons, suivant cette idée, celle qu’il nous donnera de son gnostique.

3. De la vraie Gnose

Après avoir bien cherché dans saint Clément la différence essentielle qu’il met entre le juste ordinaire et son gnostique, il me semble qu’il la met certainement dans l’habitude du pur amour, où son gnostique est établi, quand il est arrivé au dernier degré de la gnose. Cette espèce de définition explique nettement toutes les diverses expressions de l’auteur et il n’y en a aucune qui soit contraire à cette définition. Tout vient de là, tout se rapporte là, toutes les choses qui paraissent les plus éloignées les unes des autres reviennent également à ce point, qui est comme le centre46.

Je dis que c’est l’amour qui fait le comble de la gnose. Ce n’est pas que le simple juste n’ait l’amour à un certain degré; mais l’amour pur, l’amour qui absorbe toutes les autres vertus en lui, est l’essence de la gnose parfaite. Je vais expliquer ceci dans toutes ces parties et le prouver par les paroles de notre auteur. Il faut toujours se souvenir que mon soin doit être de démêler ce que saint Clément a brouillé à dessein, et de découvrir, par la liaison des principes et par le rapport des expressions, un système suivi, dans un ouvrage très long et très varié où l’auteur déclare lui-même qu’il n’a voulu laisser aucun tissu, aucune suite, aucun vestige de système, à ceux qui ne sont pas dans l’état dont il veut parler. Je dois donc montrer : 1° que la gnose n’est point le simple état du fidèle; 2° qu’elle consiste dans la contemplation et dans la charité; 3° que c’est une contemplation et une charité habituelle et fixe; 4° que c’est une charité pure et désintéressée.

«Le premier pas vers le salut, dit saint Clément, est la foi; ensuite la crainte, l’espérance et la pénitence qui, nous disposant par la tempérance et la patience, nous conduisent à la charité et à la gnose.»

«Le premier degré du corps, dit-il ailleurs, est l’instruction avec la crainte par laquelle nous nous abstenons de l’injustice; le deuxième est l’espérance par laquelle nous désirons les choses qui sont très bonnes. Mais la charité met le comble de la perfection, comme il convient, en instruisant gnostiquement47.»

«Ceux qui s’exercent à la perfection ont la gnose devant eux, dont le fondement est la foi, l’espérance et la charité; mais la charité est la plus grande des trois48.»

Vous voyez qu’il marque divers degrés, sur lesquels ses expressions varient assez souvent; mais ce qui est le plus marqué et le plus suivi, dans son ouvrage, est que la foi fait le premier degré de l’âme convertie et justifiée; le second est l’espérance qui excite aux vertus; le troisième est la charité, qui est la gnose ou qui est unie à elle. La charité, selon la parole de saint Paul, est la plus grande de ces trois vertus, c’est elle qui absorbe, qui consomme tout. Aussi voyons-nous que saint Clément dit positivement que «la gnose finit en la charité». II avait dit un peu au-dessus : «On donnera à celui qui a la foi, la gnose; à la gnose la charité49.»

C’est pourquoi, en parlant du Verbe divin qui enseigne les hommes, il dit : «Le maître instruit le gnostique par les mystères, le fidèle par de bonnes espérances, et celui dont le cœur est encore dur par une discipline capable de corriger50»

«La foi, dit-il ailleurs, est une gnose abrégée pour les choses les plus nécessaires; la gnose est une démonstration ou compréhension forte et solide des choses vénérées par la foi; elle est édifiée sur la foi.» Il dit encore, au même endroit : «Il y a un premier changement salutaire de l’idolâtrie à la foi, et le second de la foi en la gnose51.» Mais il serait trop long de rapporter le grand nombre d’endroits où il représente comme des degrés, pour distinguer la foi du commun des fidèles et la gnose qui est la perfection.

Afin qu’on ne se trompe pas, quand il parle de la foi, il explique ce que c’est que son fidèle. L’homme, selon lui, «en tant qu’il est juste est fidèle.» La foi dont il parle n’est donc pas une foi morte et stérile; c’est une foi de justice, qui rend le fidèle juste et agréable à Dieu. Mais il ajoute les paroles suivantes : «En tant que fidèle, il n’est pas juste dans la perfection; j’entends parler de la justice selon laquelle le gnostique est appelé juste52.» Celui qui a la foi est juste, mais il ne l’est point de cette justice parfaite du gnostique. Aussi dit-il expressément ailleurs : «Nous savons que nous avons tous une foi commune, pour les choses communes, qui est qu’il n’y a qu’un Dieu; mais la gnose n’est pas dans tous, elle est donnée à peu53.» Quand il dit : «Nous avons tous une foi commune», il parle des chrétiens qui étaient dans l’actuelle communion de l’Église; et par conséquent de ceux qui sont nommés saints par saint Paul. Mais, parmi ces saints qui ont une foi commune, sur les mystères de la religion, il y en a peu qui soient élevés jusqu’à la gnose. De même que, parmi les solitaires qui vivaient comme des anges dans le désert, il y en avait fort peu qui fussent dans l’immobilité de l’âme dont parle Cassien.

Pour montrer combien cette doctrine de divers degrés parmi les chrétiens est suivie de notre auteur, je remarquerai encore qu’il dit que l’instruction de la foi n’est que l’instruction de la gnose; c’est, ainsi qu’il explique ces paroles de saint Paul : Odorem notitiae. Selon lui, la connaissance des mystères de la foi, de la substance des sacrements, en un mot tout ce qui formait, après tant d’épreuves et de catéchèses, un vrai chrétien, n’est encore qu’une odeur de la gnose, qu’un abrégé des choses plus nécessaires et les plus pressées. «C’est par elle, dit-il ailleurs, que la foi se perfectionne; et c’est par elle seule que le fidèle est parfait». «Car la perfection de la foi, dit-il, est distinguée de la foi commune54.»

C’est pourquoi il remarque «que la gloire de Moïse avait été plus découverte à Josué qu’à Caleb; et que Josué raconta ce qu’il avait contemplé, étant plus capable de voir que l’autre, et étant plus purifié que lui; l’histoire nous montrant par là que tous n’ont pas la gnose.»

Enfin il rapporte des paroles de saint Paul aux Corinthiens, où cet apôtre dit : «J’espère que votre foi augmentera et que j’aurai un sujet plus abondant de me glorifier en vous par votre perfection, afin que je puisse vous annoncer les choses qui sont au-dessus de vous.» Par là, saint Paul nous montre «que la gnose, qui est la perfection de la foi, s’étend au-delà de l’instruction ordinaire, comme il convient à la majesté de la doctrine du Seigneur et à la règle de l’Église55.»

Vous voyez par ce passage qu’on gardait à l’égard des fidèles, sur la gnose, la même économie qu’à l’égard de ceux de dehors, pour les mystères de la foi. Je crois qu’en voilà assez pour être bien persuadé que la gnose est un degré de la perfection chrétienne, très distingué de la perfection commune de ces justes de la primitive Église, qui étaient néanmoins nommés saints et qui étaient effectivement des anges dans des corps mortels. Nous verrons même encore dans la suite, par d’autres circonstances encore plus fortes, l’éminence de l’état gnostique.

Il est temps de montrer que c’est par la charité que le gnostique est distingué du simple juste.

4. La gnose consiste dans une habitude d’amour et de contemplation.

Notre auteur, parlant aux philosophes, emploie l’autorité de Platon dont il rapporte ce sentiment tiré du Théétète : «Le commencement de l’amour qui rend sage, est d’admirer les ouvrages de la sagesse.» Pour s’insinuer, il montre aux païens que saint Mathias a pensé comme Platon56 : «admirez, dit cet apôtre, dans ses traditions, les choses que vous voyez»  ; posant l’admiration comme le premier degré d’une gnose plus avancée et ultérieure.

Tous ceux qui ont lu ce que divers auteurs ont écrit de la contemplation, ne peuvent ignorer qu’ils l’ont représentée comme une admiration amoureuse, sans raisonnement; pour la distinguer de la méditation discursive par actes réfléchis. Ainsi voilà le gnostique, dont le partage est de contempler et non de méditer.

«Le gnostique, dit ailleurs saint Clément, s’applique autant qu’il peut à acquérir cette puissance de la contemplation perpétuelle.» Mais comment peut-on l’acquérir? Le même auteur l’explique en divers endroits. «Par un exercice gnostique, dit-il, il se forme une habitude.» Et ailleurs : «de serviteur il devient ami, à cause de la perfection de l’habitude qu’il a acquise par l’instruction et par le grand exercice vrai et pur57. Notre auteur mêle partout la contemplation avec l’habitude. Il dit «que le gnostique prie en tous lieux, sans que cela paraisse, en se promenant, en conversant, en se reposant, en lisant, en faisant toutes les choses raisonnables58.» Comment cela se fait-il? «Par l’habitude qui vient de l’exercice, il s’en approche plus aisément», dit-il. «Il convient, dit-il encore ailleurs, à celui qui est parvenu à cette habitude, d’être saint.» Et ailleurs : «La ressemblance avec Dieu consiste, autant qu’il est possible, à conserver son esprit dans une seule disposition à l’égard des mêmes choses59.» Il n’y a donc ni actes passagers ni méditation discursive, dans cette contemplation qui exclut toute variété de dispositions et d’objet. Il dit encore ailleurs : «S’étant exercé dans cette stabilité égale de l’esprit60.»

Vous voyez partout que le chemin de la gnose est de s’exercer activement à la contemplation, et de parvenir à l’habitude, qui est la fin de cet exercice. On commence par admirer, ce qui est sans doute une contemplation; puis on la rend peu à peu continuelle, par l’habitude qui résulte de la fréquente répétition des actes. En lisant ces choses, je crois voir et entendre les solitaires dont parle Cassien, lesquels, à force de demeurer indéclinablement fixés dans leur verset : Deus in adjutorium, etc...61 s’exerçaient pour parvenir à l’habitude de la perpétuelle contemplation, sans image ni discours, qui est l’immobile tranquillité de l’âme62. C’est sans doute à cause de cet exercice de contemplation que les contemplatifs étaient nommés des exercitants.

Mais cette ressemblance du gnostique qui s’exerce à la contemplation, avec les solitaires de Cassien, qui ne cessent de s’occuper du même verset, frappe encore plus sensiblement, lorsqu’on entend dire à saint Clément : «Soit donc qu’on dise que la gnose est une habitude ou qu’elle est une disposition, ce qui conduit en elle demeure inaltérable; les différentes pensées n’y entrant point, il ne reçoit point la diversité des images, ne songeant pas même pendant le sommeil aux images que forment les occupations du jour.» Voilà sans doute ce vide de l’esprit, cette inattention aux images, cette inaction des puissances, dont les mystiques parlent tant. Et c’est ainsi qu’Isaac, dans Cassien, veut que l’oraison pure se conserve même pendant le sommeil. Il dit que, pour arriver à la gnose, il faut «exclure ce qui appartient au corps, même aux choses incorporelles»; qu’il faut «se jeter dans la grandeur de Jésus Christ, avançant par la sainteté dans cette immensité, pour être conduit à la connaissance du Tout-Puissant, connaissant, non ce qu’il est, mais ce qu’il n’est pas63.»

Pour justifier cette contemplation qui exclut toute image des choses corporelles et incorporelles, il cite Zénon, chef des stoïciens, qui disait, dans le livre de sa République, qu’il ne fallait ni des temples ni des statues qui sont indignes des dieux. Il cite aussi Platon, qui veut que personne n’ait en particulier aucune image de nulle divinité.

Il y a, dans saint Clément, un grand nombre d’autres endroits semblables, où il représente toujours la gnose, comme une disposition fixe ou une habitude de contemplation sans images, et par conséquent sans discours, où l’on parvient par l’exercice. «Heureux, dit-il, celui qui a la science de la contemplation. Contemplant la beauté toujours subsistante de la nature immortelle, comment ou de quelle manière jamais la pensée d’une mauvaise action entrerait-elle dans ces hommes? Platon a eu raison de dire de celui qui contemple les Idées que c’est un dieu qui vit parmi les hommes. L’esprit est le lieu des idées et Dieu est le lieu de l’esprit. Il appelle celui qui contemple un dieu caché, un dieu vivant parmi les hommes. Dans le Sophiste, Socrate appelle dieu l’étranger éléate, qui était dialecticien, comme les dieux qui viennent dans les villes sous la figure des étrangers. Quand donc l’homme, s’élevant au-dessus de sa nature est avec elle-même et converse avec les idées, comme le chef du chœur dans le Théétète; cet homme, devenu semblable à un ange, sera avec Jésus-Christ occupé de la contemplation, considérant toujours la volonté de Dieu. Celui-là est le seul sage, les autres voltigent comme les ombres64.»

Mais il serait inutile de rapporter tous les passages de saint Clément; ce ne serait qu’une répétition sans fin; d’ailleurs, nous reverrons encore assez cette matière, quand nous parlerons de l’immutabilité de la gnose.

Ce grand «exercice vrai et pur», dont il parle, et qui fait la continuelle contemplation, est l’amour de Dieu, parce que, comme nous l’avons déjà vu, le commencement de la justice chrétienne consiste dans la foi, dans la crainte, dans la pénitence; le progrès consiste dans l’espérance qui anime, pour les vertus et pour les œuvres; la perfection consiste dans la gnose et dans la charité, qui sont toujours mise ensemble comme inséparables. Ainsi l’état de la gnose, élevé au-dessus de la foi, de l’espérance, se trouve dans. une habitude de charité et de contemplation perpétuelle. Il exprime encore cette contemplation, en disant, «qu’à l’égard de ceux qui ont le sens exercé, comme dit l’apôtre, et qui sont les gnostiques, leur culte est un soin continuel de l’âme et une occupation perpétuelle de la Divinité, par une charité qui ne cesse jamais65.» Voilà partout la contemplation amoureuse des mystiques.

Voilà sans doute des degrés qui ressemblent bien à ce que les mystiques nous représentent des trois voies : savoir, de la purgative, de l’illuminative, de l’unitive ou contemplative. La purgative répond à cet état de foi où notre auteur dit que l’âme est occupée de la crainte et de la résistance à ses passions; la voie illuminative ou effective répond à cet état d’espérance, où l’on s’anime aux vertus et aux bonnes œuvres; enfin la voie unitive ou contemplative répond à la gnose, où notre auteur veut que l’âme soit, par habitude, dans la charité et dans la contemplation perpétuelle; c’est alors qu’elle a outrepassé toute purification, et toute œuvre de vertu pénible.

Le même Père marque encore ces trois états, sous la figure de trois journées d’Abraham. «Le premier jour, dit-il, est la vue des choses belles; le deuxième est le désir d’une âme excellente; le troisième, l’esprit voit les choses spirituelles, les yeux de l’intelligence étant ouverts par celui qui est ressuscité66.» D’abord il montre la foi dans la conversion, puis le désir de la perfection, enfin la contemplation pure.

Quand on lit ces choses, dans un Père aussi ancien et aussi savant que saint Clément, on les respecte, sans les approfondir. Quand on les trouve dans les modernes, on n’en remarque point la conformité avec saint Clément, avec Cassien et avec les autres; et on les méprise, comme imagination de dévots ignorants, qui ont voulu, dans les derniers siècles, raffiner sur l’Évangile.

5. La gnose est une habitude de charité pure et désintéressée

On me demandera sans doute : pourquoi cet état de perfection, où la gnose est la charité plutôt que les autres vertus? La foi y est-elle éteinte? L’espérance y est-elle détruite? Est-ce que dans les degrés précédents où l’âme était déjà justifiée, il n’y avait point de charité? Pourquoi donc distinguer ainsi ces trois degrés par ces trois vertus théologales?

À cela je réponds que, dans tous les divers degrés, le juste n’est point sans charité. Mais, quoique ces trois vertus se trouvent dès le premier degré, cependant la foi domine dans le degré des commençants, c’est-à-dire cette foi qui remue le cœur pour le détromper de ses erreurs passées, pour lui faire embrasser le christianisme, pour le tourner à la pénitence, et pour le détacher de ses passions. L’espérance domine dans le second, pour animer à la pratique des vertus et des bonnes œuvres. Le troisième est la gnose, qui se consomme dans la charité pure et sans retour, sans aucun intérêt propre. Alors l’homme est uni à Dieu seul, dans une contemplation pure et fixe. C’est ce que nous voyons qu’il a déjà exprimé par ces trois journées : la première, on commence par la foi à voir le beau qu’on ne voyait pas; la seconde, on désire une âme excellente : voilà les désirs de perfection du second degré qui est la vie affective; enfin, on entre dans un troisième état où les yeux de l’intelligence et de la contemplation sont ouverts par celui qui a ressuscité.

L’amour pur, nourri par cette contemplation, a deux caractères qui le distinguent de la charité des deux premiers états. Premièrement, cette charité est affermie par l’habitude de la contemplation; en sorte que, comme nous le verrons dans la suite du système de saint Clément, elle n’unit plus l’âme à Dieu par des efforts ou actes passagers et interrompus, mais elle le tient toujours uni d’une union stable et non interrompue. Secondement, elle est pure et sans intérêt propre; car, en cet état, l’âme ne veut plus rien pour elle, comme je vais le montrer par les paroles mêmes de saint Clément. Ainsi la gnose est l’état de charité par excellence à cause de la perfection et de la permanence de cette charité du véritable et parfait gnostique.

Voici comme il parle de cet amour désintéressé, qui ne regarde plus rien par rapport à soi; nous y reconnaîtrons sans peine, à travers ces obscurités affectées, tous les caractères de l’amour pur et de l’abandon des mystiques. Il dit d’abord : «Si vous ôtez le péché, qui est la cause de la crainte, vous ôtez la crainte et à plus forte raison la punition, parce que vous avez retranché ce qui de sa nature cause les désirs». Selon lui, c’est le péché qui cause les désirs; quand l’âme est entièrement purifiée du péché, elle est exempte de désirs; qui n’a plus de péché, ni de désirs, ne craint plus la punition. Il ajoute aussitôt : «car la loi, selon l’Écriture, n’est pas établie pour le juste». Puis il cite Héraclite, qui confirme ce sentiment; et Socrate qui dit que la loi n’a point été faite pour les bons67.

Après avoir posé ces fondements, il dit : «Je crois qu’il faut ne s’approcher du Verbe salutaire, ni par la crainte du châtiment, ni à cause de la récompense des dons, mais à cause qu’il est bon simplement.» Voilà sans doute une exclusion formelle et absolue de toute crainte des peines et de toute espérance des récompenses. L’amour du vrai gnostique est bien simple et bien exempt de tout retour sur soi, puisqu’il ne lui est permis ici d’aimer sinon ce qui est bon, mais peut-être que ce Père ne parle que des peines et des récompenses périssables de cette vie; la suite montre évidemment le contraire. «Ceux qui sont tels, dit-il, sont à la droite du sanctuaire; mais ceux qui, par le don qu’ils font des choses périssables, espèrent de recevoir en échange les biens de l’incorruptibilité, sont appelés mercenaires, dans la parabole des deux frères68.» Ceux qui renoncent aux biens temporels pour la récompense céleste sont donc, selon lui, mercenaires, exclus de l’amour pur de la gnose, et relégués au côté gauche du sanctuaire.

Il va bien plus avant. Car il fait divers degrés d’hommes qui servent Dieu. Et parlant de celui qui, selon saint Paul, livre son corps pour être brûlé, il dit : «Je distribue tous mes biens, non selon la règle de la communication de la charité, mais selon la règle de la récompense, regardant ou le bienfait à recevoir, ou le Seigneur qui promet. Quand j’aurai toute la foi en sorte que je transportasse les montagnes, si je ne suis pas fidèle au Seigneur par la charité, je ne suis rien et je ne suis compté pour rien, en comparaison de celui qui rend témoignage gnostiquement devant la multitude69.» Il paraît manifestement, par cet endroit, qu’il met la gnose infiniment au-dessus de toutes les bonnes œuvres, des dons miraculeux, et du martyre même séparé de l’état gnostique.

Vous voyez que les plus grands sacrifices de la religion, faits par l’attente de la récompense, même promise par le Seigneur, lui paraissent défectueux; et qu’il les compte pour rien, en comparaison des œuvres du gnostique qui n’agit que par le pur amour, sans intérêt. Saint Clément pousse cette pensée jusqu’à un point qui a besoin d’être adouci par quelque explication; car il veut que Dieu ait préparé au vrai et pur amour du gnostique ce que l’œil n’a point vu, ce que l’oreille n’a point entendu, ce qui n’est point montré dans le cœur de l’homme; et que, pour le fidèle qui n’a eu qu’une simple foi, il lui assure seulement le centuple de ce qu’il a laissé. «Quel est, dit-il encore, un peu plus loin, le gnostique? Son ouvrage ne consiste pas à s’abstenir du mal, car ce n’est là que le fondement d’un plus grand progrès; ni d’agir pour la récompense promise selon qu’il est écrit : voilà le Seigneur et sa récompense est devant sa Face afin qu’Il rende à chacun suivant ses œuvres. Faire le bien, uniquement par amour et à cause du beau même, c’est le partage du gnostique.»

Il dit au même endroit : «II ne lui faut point d’autre cause ou motif de contemplation que la gnose même; et je ne crains point de le dire : celui qui suit la gnose par cette science divine ne la choisit point pour vouloir être sauvé. L’habitude qu’il a de connaître s’étend à connaître toujours; connaître toujours est la substance du gnostique; elle est sans interruption : c’est une contemplation continuelle et une vive substance qui est permanente. Si quelqu’un, par supposition, demandait au gnostique ce qu’il choisirait, ou de la gnose de Dieu ou du salut éternel, et que ces deux choses qui sont la même fussent séparées, il choisirait sans hésiter la gnose de Dieu, jugeant qu’il faudrait choisir cette gnose pour elle-même, puisqu’elle surpasse la foi par la charité70.»

Vous voyez toujours une sorte de charité pure et permanente, qui surpasse la foi et même l’espérance, qui fait le caractère de la gnose, et qui la met infiniment au-dessus de la foi simple, animée par un amour intéressé pour la récompense telle qu’elle est dans le commun des justes. Vous voyez que la gnose, si on pouvait la séparer du salut, serait préférable au salut même, pour une âme généreuse et gnostique, qui n’a point d’autre motif, en aimant Dieu, que l’amour de Dieu même. Voilà saint Clément qui fait ces suppositions impossibles et ces précisions métaphysiques que les savants modernes regardent, dans les mystiques, comme des raffinements ridicules et des nouveautés inventées par des cerveaux creux. Les voilà dans les mêmes termes. C’est que l’amour pur est de tous les temps, et que l’amour pur, dans la délicatesse infinie de sa jalousie, va jusqu’au dernier raffinement. Il sait bien que la vertu et la récompense ne peuvent être réellement séparées; mais il ne sait pas moins que le motif de servir Dieu, uniquement pour son bon plaisir, sans aucune vue de la récompense, et le motif de le servir pour être récompensé, sont très différents. Et ainsi, c’est avec raison qu’il sépare, du côté des motifs, ce qui ne peut être séparé, du côté de l’objet.

Mais reprenons les paroles de notre auteur : «Celui qui est parfait, dit-il, fait le bien, mais ce n’est point à cause de son utilité. Quand il a jugé qu’il est bon de faire une chose, il s’y porte sans relâche, non en négligeant ceci et en faisant cela; mais, étant établi dans l’habitude de faire le bien sans discontinuer, non à cause de la gloire que les philosophes appellent bonne renommée, ni pour la récompense qui vient des hommes ou de Dieu, il rend sa vie parfaite selon l’image et la ressemblance du Seigneur.» Saint Clément conclut, en cet endroit, que celui qui est véritablement bon, et établi dans cette habitude, imite la nature du bien, c’est-à-dire «qu’il se communique et qu’il n’agit que selon sa nature, sans autre pente que celle de bien faire».

Il reprend encore, un peu au-dessous, la même matière, sur les mêmes principes : «Celui qui s’abstient de faire l’injustice, à cause de l’espérance de la récompense que Dieu a promise aux justes, n’est pas bon par un pur mouvement de sa volonté, parce qu’Il doit être choisi et aimé pour lui-même71.» Il met encore ailleurs une très notable différence entre celui qui sert Dieu avec un amour d’espérance, et le pur gnostique, , qui est conforme à ce qu’il avait déjà dit du côté droit et du côté gauche du sanctuaire, du bonheur que l’œil n’a point vu et du centuple de ce qu’on a quitté. «  Celui-là, dit-il, est le serviteur de Dieu, qui se soumet de lui-même aux préceptes, mais celui qui est pur de cœur, non à cause des préceptes, mais à cause de la gnose, est l’ami de Dieu72.»

Remarquez les deux degrés du serviteur et de l’ami. L’un obéit à cause du commandement. Il obéit pourtant de lui-même et de bon cœur; par là, il est bien au-dessus de celui qui ne s’abstient du mal que par la crainte. Cependant, il n’est rien en comparaison de celui qui agit sans être touché de la récompense. Ce dernier est pur, par l’amour de la pureté qui est la gnose. Ce serait affaiblir l’évidence de ces passages sur l’amour qui exclut autant l’espérance intéressée que la crainte, que de vouloir les expliquer.

Il dit encore dans la suite : «  Il faut choisir la charité pour elle-même, et non pour autre chose.» Et encore un peu au-dessous : «Quand donc on est juste, non par nécessité, ni par crainte, ni par espérance, mais par choix, cette voie est appelée royale. Par elle marche une nation royale. Les autres voies sont sujettes aux chutes, on peut en être renversé et elles ont des précipices73.»

La voie royale et de liberté, dont parle saint Jacques74, est donc selon saint Clément, cette voie de leur amour, sans espérance ni crainte pour soi-même. Bien loin que cette voie de liberté porte au relâchement et à l’illusion, l’âme n’est jamais tant en sûreté que quand elle ne fait le bien que par l’amour du bien même, sans y être excitée ni par la crainte de l’enfer ni par l’espérance du para­dis. L’état qui est à craindre est celui des âmes qui ne sont point encore dans cette liberté de la gnose, et dans ce désintéressement absolu et tranquille sur leur éternité. Cette voie moins parfaite des mercenaires est sujette à des chutes et pleine de précipices. La gnose, comme il le dit ailleurs, n’enfle point, mais elle remplit d’un culte plus élevé.

On subtilisera, si on veut, là-dessus, pour éluder les paroles expresses de saint Clément qui exclut tout motif, non seulement de crainte des peines, mais d’espérance des récompenses éternelles. Ce qui est manifeste, c’est que les mystiques, dont les expressions ont le plus scandalisé sur cette matière, n’ont rien de plus fort que les termes dont saint Clément se sert. Il regarde le motif du salut et de la béatitude comme un motif intéressé et imparfait, qui n’est point la vraie vertu, ou du moins qui n’en est que le plus bas degré, qui expose à des chutes et à des précipices; et il met ceux qui servent Dieu, par ce motif, dans un rang, parmi les bienheureux, entièrement séparé de celui des vrais gnostiques, qui n’ont d’autre motif, en aimant Dieu, que d’aimer ce qui est uniquement aimable.

Qu’il est maintenant aisé d’entendre pourquoi ce Père a fait trois classes de fidèles : les premiers, qu’il met dans l’état de la foi, pour croire les vérités de la religion, pour se convertir et pour s’abstenir de tous les vices par ce principe de foi (c’est la vie purgative). Les seconds sont dans l’espérance, qui les anime pour cultiver en eux avec ferveur toutes les vertus (et c’est la vie qu’on nomme illuminative). Les troisièmes sont au-dessus de cette espérance intéressée de la récompense; ils sont établis, par l’exercice des actes, par une habitude toute formée, dans un amour fixe et permanent, qui n’a d’autre motif que l’amour même, sans envisager ni réprobation à éviter, ni salut, ni félicité à attendre (et c’est sans doute la vie unitive); ils n’aiment Dieu que pour Dieu même, sans retour d’intérêt propre. Les autres ne sont que les serviteurs, ceux-là sont les amis qui suivent la loi royale de la liberté. Les autres aiment, parce qu’ils sont fidèles et justes, mais ils aiment par l’espérance d’être récompensés; ceux-ci aiment, sans songer à eux : ils ne craignent ni n’espèrent rien pour eux, en aimant. Voilà ce qui fait que leur état est nommé l’état d’amour par excellence.

Tel est le véritable gnostique. Il contemple sans cesse la même chose, sans images, ni discours; il contemple par la foi, observe sans rien voir de distinct, car il passe au-delà de tout ce qui peut être conçu même de plus incorporel, et ne s’arrête qu’à Dieu seul et incompréhensible; il contemple, en tout temps et en tous lieux. Sa contemplation se fait par amour; et son amour est pur et per­manent. Il est permanent, comme nous le verrons dans la suite, et cette permanence s’acquiert par l’exercice et par l’habitude; il est pur, parce que le gnostique, en aimant, ne se regarde plus même pour l’éternité. Peut-on voir attentivement toutes ces circonstances et ne pas reconnaître, dans le gnostique de saint Clément, l’homme passif75 des mystiques?

Mais entrons encore davantage dans le détail; et après avoir vu que cette contemplation est fondée sur le pur amour, sans intérêt propre, considérons le second caractère de cette contemplation, qui est d’être fixe et permanente.

6. La gnose est une contemplation permanente

Saint Clément, qui nous a dit qu’il y a plusieurs degrés dans la gnose, et que le gnostique tend à une gnose ultérieure, assure que le gnostique s’applique, autant qu’il le peut, à posséder la puissance de la contemplation permanente. Voilà le gnostique qui n’est encore que dans ses commencements ou dans son progrès; il tend à la permanence et n’y est pas encore arrivé. II est devenu le maître de ce qui combat contre l’esprit; et demeurant perpétuellement dans la contemplation, voilà l’état où il arrive : il est sorti de l’état de combat contre les sens, il a dompté tout ce qui s’oppose à l’esprit. C’est ce que le Bienheureux Jean de la Croix appelle être sorti de l’abnégation76 sensitive.

«Celui qui s’est ainsi exercé, continue saint Clément, peut arriver à la sublimité de la gnose et de l’homme parfait77.» Ce n’est donc pas un terme auquel l’on tend toujours, et auquel on n’arrive qu’après la mort; au contraire, on y arrive dès cette vie. Tous les temps, dit-il, et tous les lieux lui conviennent, ayant une fois choisi de mener une vie exempte de chutes et s’étant exercé par cette stabilité égale de l’esprit.

Mais cette contemplation perpétuelle et immuable est-elle une considération perpétuelle de divers objets qui se présentent successivement? Non. «C’est un état de ressemblance avec Dieu, autant qu’il est possible; en ce que le gnostique conserve son esprit dans une même disposition, à l’égard des mêmes choses78.» Il n’admet ni les images, ni la diversité des pensées.

Voilà donc une contemplation, qui exclut toutes variétés d’actes, de dispositions et d’objets, hors ce qui est incompréhensible en Dieu, excluant tout ce qui est intelligible, même dans les choses incorporelles. C’est sans doute la contemplation négative, le rayon ténébreux et l’inconnu de Dieu dont parle saint Denys79. C’est sans doute cette nuit de la foi, dont parle le bienheureux Jean de la Croix80, où l’âme outrepassant tout ce qui peut être compris, elle atteint jusqu’à Dieu même, au-dessus de tout savoir.

Mais cette contemplation se fait-elle par l’effort de l’esprit? Non. Elle a commencé, comme nous l’avons vu, par un exercice actif qui a produit l’habitude et l’état fixe. Cet état fixe de contemplation n’est point une saillie et un effort continuel de l’esprit.. C’est cette oraison du cœur, dont Tertullien dit que les chrétiens prient. C’est cet amour pur qui prie et qui contemple sans cesse le bien-aimé. C’est cette contemplation ou regard amoureux, dont parlent tous les mystiques, qui ne consiste point, dans le travail des puissances de l’âme, mais dans l’union habituelle de l’âme avec Dieu.

Le gnostique, dit saint Clément, «demeure dans une même situation et immuable, aimant gnostiquement81.» Remarquez en passant combien l’amour gnostique, qui est le désintéressé, est au-dessus de l’autre amour.

Mais cette contemplation est-elle une espèce d’extase, qui empêche les occupations communes de la vie? Tout au contraire, c’est une union habituelle avec Dieu, qui anime l’homme et qui facilite toutes les fonctions de la vie où la Providence nous met. Écoutez saint Clément : «Ce n’est point dans un lieu marqué, dans un temple choisi, ni en un certain jour de fête marqué, mais c’est pendant toute la vie, et en tout lieu, soit que le gnostique soit seul, soit qu’il se trouve avec plusieurs fidèles, qu’il honore Dieu. C’est-à-dire qu’il lui rend grâce de l’avoir établi dans la gnose.» Il ajoute encore que «le gnostique est toujours présent avec Dieu sans interruption». «Toute notre vie, dit-il encore, étant un jour de fête, persuadés que Dieu est présent partout, nous labourons en le louant, nous naviguons en chantant ses louanges.» Il prie, dit encore ce Père, «en tous lieux et cela ne paraîtra pas à plusieurs; il prie en se promenant, en conversant, en se reposant, en lisant, en faisant des choses raisonnables; il prie en toutes manières82»; c’est à quelque chose qu’il fasse.

Toutes ces expressions marquent clairement une contemplation habituelle, sans actes réfléchis et distincts, sans effort ni contention d’esprit, sans extase ni lumière particulière : les différentes pensées n’y entrant point, comme l’assure notre auteur, et les images en étant exclues. C’est une contemplation d’état permanent et fixe, que nulle occupation extérieure n’interrompt, qui est du cœur, et non pas de l’esprit; de l’amour, et non pas du raisonnement. Aussi saint Clément dit-il que son gnostique «est attaché à la force toute-puissante, s’appliquant à être spirituel par une charité sans bornes». Qui dit sans bornes dit tout.

Voilà cet amour d’abandon, duquel on fait un crime aux mystiques. Ils n’entendent, par abandon total, qu’un amour qui n’est borné à aucune épreuve. Au reste, le mot de spirituel est, dans ce langage, plus fort et plus remarquable que dans le nôtre. Car, selon le langage de saint Paul83, il veut dire inspiré par l’esprit de Dieu; au lieu que parmi nous, d’ordinaire, il signifie seulement un homme éclairé sur les choses qui regardent les vertus. Vous voyez que c’est par un amour sans bornes et sans réserve qu’on devient l’homme spirituel, «et qu’on est fait une même chose avec l’esprit de Dieu.»

Il dit encore ailleurs84 que l’état où le gnostique est affermi est «une compréhension des choses futures». Voilà l’esprit de prophétie. Mais comment est-ce que le gnostique connaît l’avenir? Est-ce par des visions et des révélations sensibles? Non, c’est par un état nu, de pure foi et de pur amour. «Il va, dit-il, par l’amour au-devant de l’avenir.» Voilà précisément ce que disent les spirituels modernes, qui veulent une contemplation de pure foi et d’une entière nudité d’esprit, où l’âme est enseignée par la seule onction du pur amour.

Nous voyons donc une contemplation, qui ne consiste point dans des ravissements, ni dans des extases, ni dans des paroles intérieures, ni dans des communications qui ne peuvent être que passagères; tout au contraire, c’est une contemplation d’amour habituel, qui consiste dans la préparation du cœur, que nulle affaire n’interrompt depuis le matin jusqu’au soir. Tout ce qui est raisonnable et innocent, tout ce qui n’est point contraire à la raison souveraine qui est le Verbe, loin d’interrompre cette oraison, en est l’exercice et le fruit. On y est arrivé par les actes qui ont produit l’habitude; mais elle ne consiste point en actes réfléchis et passagers, ce qui renfermerait des retours et des interruptions. Au lieu que cette contemplation est simple, unie, non interrompue; c’est une union d’amour avec Dieu, toute établie et toute fixe; et non pas un effort du cœur, réitéré de temps en temps pour parvenir à l’union.

Saint Clément veut tellement établir cette union immobile et permanente du gnostique avec Dieu, qu’il use de plusieurs expressions qui ont besoin d’être adoucies et tempérées. L’excès de ces expressions, loin d’affaiblir la vérité qu’il veut établir, montre au contraire combien les merveilles de cet état intérieur surpassent toutes les expressions communes, auxquelles les théologiens rigides et scrupuleux veulent que les spirituels se bornent. Qu’on ne trouve donc pas mauvais que les mystiques paraissent un peu exagérés, sur une matière où les Pères les plus autorisés le paraissent encore plus qu’eux.

Saint Clément dit que l’âme, «par cet exercice gnostique, a acquis une vertu qui ne se peut perdre; et comme la pesanteur ne peut être séparée de la pierre, de même le gnostique ne peut perdre la gnose». Elle est affermie «volontairement, et non involontairement»; elle parvient à «ne pouvoir être perdue». C’est donc une grande chose, continue-t-il, que la gnose, puisqu’elle conserve «ce qui rend la vertu inamissible85». Il dit aussi a que «la gnose fondée sur la foi, par l’instruction du Seigneur, conduit à un état où l’homme connaît, comprend et est inébranlable86». Nous avons vu ailleurs que «connaître toujours est la substance» du gnostique, que cet état est sans interruption, que c’est une contemplation continuelle et «une substance vive qui est permanente87». Il va encore plus loin, et semble se contredire lui-même, car nous avons remarqué qu’il avait dit, parlant de la gnose : «elle est affermie volontairement, et non involontairement». À quelques pages au-dessous, il ajoute : «Le gnostique ne loue pas seulement les bonnes choses, mais il est contraint lui-même d’être bon; de serviteur bon et fidèle, devenant ami, par la charité, à cause de la perfection de l’habitude qu’il a acquise par l’instruction et par le grand exercice vrai et pur88.» Quand saint Clément paraît se contredire, il faut se souvenir qu’il ne fait que tenir parole à son lecteur, puisqu’il a promis qu’on ne pourrait développer ce qu’il dit avec une obscurité affectée, sur les mystères de la gnose. Mais ce que nous voyons clairement, c’est que le gnostique est distingué du simple juste par deux choses : la première est le pur amour sans crainte ni espérance pour soi-même; et la seconde est la permanence acquise par l’habitude, qui établit l’âme dans une contemplation continuelle et dans une union à Dieu qu’il ne craint pas de nommer «inamissible.»

Mais, continuons. «S’il arrive, dit-il, quelque accident, le gnostique n’est jamais ébranlé de sa disposition propre, car la possession éclairée de ce qui est excellent est ferme et inébranlable; la gnose ne devient jamais ignorance et l’excellent ne se change point en mal. C’est pourquoi il boit, il mange, il se marie, si la raison le dit, non par choix, mais par nécessité, c’est-à-dire qu’il se marie, si la raison le dit.»

Dans la suite, il dit encore que «le gnostique mangeant, buvant et se mariant si le Verbe le dit, et dans les songes mêmes qu’il voit en dormant, fait et pense des choses saintes, étant ainsi toujours pur pour la prière. Car il prie avec les anges, étant déjà égal à eux; il n’est jamais hors d’une sainte garde». Enfin, pour marquer que la perfection du gnostique est dans un état de consistance, il dit que, par l’amour, il est véritablement parfait; et qu’il «a crû jusqu’à la mesure de l’âge de l’homme parfait89.»

Que si quelqu’un résiste encore à tant d’expressions étonnantes, qui marquent avec évidence une contemplation continuelle et permanente, qu’il écoute le même Père qui assure que ceux dont les sens sont exercés, comme dit l’apôtre, sont les gnostiques. «Le culte de Dieu est, dit-il, le soin continuel de leur âme et une occupation perpétuelle de sa divinité, par un amour qui ne cesse jamais». «Il ne souhaitera point, dit-il ailleurs, de ressembler aux bons et aux bonnes choses, ayant par l’amour l’être de la beauté même90.» Vous voyez qu’il donne au gnostique la substance même de la vertu, de la beauté et de la bonté, et non pas des actes passagers qui y tendent. Le gnostique possède tellement le bien, ou pour mieux dire, il l’a tellement converti en sa propre substance, il est tellement devenu lui-même le bien, par la perfection et la stabilité de son amour, qu’il ne lui reste pas même à désirer quelque chose de plus permanent. Cet endroit est si fort que nous ne pouvons l’appliquer qu’au seul gnostique qui est arrivé au dernier degré de la gnose, par l’amour; puisque la gnose a bien des degrés, selon saint Clément.

Il dit enfin que l’âme du gnostique «s’étant avancée dans ce qui lui est naturel, demeure dans le repos de Dieu91.» Il faut observer qu’il représente, au milieu de la vraie Église, une portion plus pure que le reste, qu’il nomme «l’Église spirituelle», c’est-à-dire mue et agie par le Saint-Esprit. Cet état d’inspiration et de repos de Dieu est un état, non seulement permanent, mais devenu naturel au gnostique.

Si toutes ces expressions ne suffisent pas pour convaincre qu’il a voulu marquer un état très permanent, je demande quels termes peuvent rester, dans le langage des hommes, pour signifier cette permanence, quand on veut l’exprimer.

Mais, pour trancher les difficultés, il n’y a qu’à montrer ce qui reste de cet auteur.

7. La gnose est un état d’impassibilité

Saint Clément, qui cherche à se proportionner aux idées des philosophes dont il était rempli et pour lesquels il écrivait, représente son gnostique comme le sage des stoïciens; et il veut montrer que ce qui n’a été chez eux qu’une vaine idée est une réalité dans la gnose. Il dit que le gnostique est dans l’apathie.92 C’est que, selon lui, le parfait gnostique ayant passé au-delà de toute purification, de toute œuvre de vertu, de tout exercice (qui est-ce que les mystiques nomment l’abnégation sensitive), il n’est plus sujet aux mêmes inconstances qu’auparavant, l’exercice des vertus et de l’oraison l’avant affermi dans l’union avec Dieu.

«Quel besoin, dit saint Clément, le gnostique peut-il avoir de courage et de désirs, lui qui a vécu par l’âme, la conjonction, l’union, la familiarité avec un Dieu impassible et qui par là, s’est inscrit au nombre de ses amis? Il faut donc séparer le parfait et le gnostique, de tout mouvement de l’âme. Cet état produit l’apathie, et non une modération de désirs; l’apathie est le fruit du retranchement total des désirs93.»

Rien ne me paraît plus digne d’attention que cet endroit. Quand on a une fois établi l’amour pur, qui ne s’intéresse plus pour soi-même, qui ne craint ni n’espère plus pour soi, ni les biens, ni les maux éternels, qui se perfectionne pour obéir à Dieu et non pour l’intérêt de sa propre perfection, on a coupé la racine de tous désirs. C’est la sainte indifférence de saint François de Sales94. On fait excellemment toutes les choses qui mènent au salut, par la voie la plus droite; mais on ne le fait jamais par le désir de se sauver et de s’assurer une gloire éternelle. «On a soin de son âme, comme dit saint Clément, mais c’est sans s’occuper du salut de son âme et par un culte continuel de Dieu.» On sait bien que la gloire et la félicité résultent infailliblement de la fidélité et de la pureté de l’amour; mais ce n’est point à cause de la gloire attachée à l’amour, qu’on aime. «On aime, comme dit saint Clément, uniquement pour aimer, sans autre raison de son amour que son amour même95.»

Voilà la véritable et parfaite apathie, dont celle des stoïciens n’était qu’une fausse image. Que reste-t-il à désirer pour les biens temporels puisqu’on n’a plus même aucun désir des biens de l’éternité? À la vérité, on aime souverainement ces biens, en tant qu’ils sont Dieu même : car l’amour ne se dément ni ne se détruit point par une perfection chimérique; mais on ne désire plus ces biens pour soi et pour s’intéresser à soi-même. Ce n’est plus le motif de ce qui attache l’âme à Dieu. Quand Dieu ne serait point béatifiant, on ne L’en aimerait pas moins; et on ne L’aime point davantage, à cause qu’Il est la béatitude de l’âme. Ainsi le motif de la béatitude n’entre point dans le cœur du gnostique. L’amour pur met l’âme dans une extinction universelle de tous désirs, même spirituels; et c’est cette sainte indifférence qui, ôtant à l’âme tous mouvements propres, la rend souple ou passive pour recevoir toutes les impressions divines. Ne voulant plus rien par son propre choix, ni au ciel ni en la terre, elle ne veut plus rien que ce que Dieu veut en elle et lui fait vouloir.

«Le gnostique, continue saint Clément, n’a point de part avec les bons qui sont agités par des sentiments, avec les bons qui sont encore pathiques96 : il n’est sujet ni à la joie, ni au plaisir, ni à la tristesse, ni à l’affliction, ni aux soucis, ni à la crainte, ni à la véhémence, car elle est proche de la colère. Celui qui est consommé par l’amour, qui se nourrit perpétuellement, d’une manière insatiable, de la joie de la contemplation, ne peut jamais trouver de joie dans des choses petites et basses : il a reçu une lumière inaccessible, ce n’est ni pour le temps ni pour le lieu qu’il l’a reçue; il l’a reçue par cet amour gnostique qui donne l’héritage, la parfaite constitution et la stabilité. II n’est plus dans le pèlerinage, à l’égard du Seigneur, par l’amour qu’il a pour lui, quoique sa demeure paraisse sur la terre. Il ne se délivre point de cette vie (car cela ne lui est pas permis); mais il a tiré son âme des passions (car cela lui est permis). Il vit, ayant fait mourir ses désirs; il ne se sert plus de son corps; il lui permet seulement l’usage des choses nécessaires, de peur de causer sa destruction.»

«Comment cet homme a-t-il encore besoin de courage, n’étant plus dans les maux; n’étant plus présent, mais étant tout entier avec Celui qu’il aime? Quel besoin a-t-il de la tempérance? Il n’en a que faire. Avoir encore des désirs qui rendent la tempérance nécessaire pour les vaincre, ce n’est pas l’état d’un homme pur, mais d’un homme sujet aux mouvements, la force n’est nécessaire qu’à cause de la crainte; or il ne convient plus que celui que Dieu a choisi, avant la création du monde, pour le faire entrer dans la parfaite adoption, soit encore sujet aux craintes et aux plaisirs et qu’il soit encore occupé à vaincre ses passions97.»

Voici la raison pour laquelle il exclut ainsi les vertus ou forces de l’âme pour combattre. C’est qu’elle n’a plus de mal à réprimer, «c’est que Dieu est impassible. Dieu n’est pas tempérant, pour commander à ses cupidités; sa nature ne peut tomber dans rien de pénible. II n’a point de peur à vaincre, ni de désirs à dominer98.» L’homme donc, divinisé jusqu’à l’apathie, n’ayant plus de souillure, «devient unique», c’est-à-dire qu’il imite par grâce la nature simple, paisible et impassible de Celui dont il est l’image.

Qu’on se mette un peu à la place des gens dont on veut juger. Si un mystique de notre temps écrivait que l’homme passif n’est plus dans le pèlerinage, et qu’il n’a plus besoin de vertus, parce qu’il n’a plus aucun mal à réprimer, quelle horreur, quel scandale ne causerait-il pas dans l’esprit du lecteur ! Cependant il ne parlerait que comme saint Clément qui parlait aux philosophes païens, et qui parlait dans un temps où la précaution en cette matière n’était pas moins importante que dans notre siècle, puisqu’il y avait alors de faux gnostiques qui étaient abominables et contagieux.

Au reste, ce Père ne se contente pas de donner à son gnostique l’apathie, il lui donne aussi l’imperturbabilité. «Il est austère, dit-il ailleurs, non seulement à cause qu’il n’est point corrompu, mais encore parce qu’il n’est point tenté; car la tristesse ni la volupté ne peuvent ni le vaincre, ni même trouver entrée dans son esprit»; c’est ce que signifie le mot διχαστήζ. « Il ne donne rien au mouvement de l’âme, allant, d’une manière immuable où la justice le demande. Il se complaît dans tout ce qui arrive, étant persuadé que tout ce qui regarde le monde est bien conduit. »

« La tempérance, dit-il ailleurs, qui doit être choisie pour elle-même, étant perfectionnée par la gnose qui est toujours permanente, rend l’homme maître de lui-même, en sorte qu’il est un gnostique tempérant, et impassible à l’égard de la volupté; il ne peut être touché par les afflictions, comme on dit que le diamant ne le peut être par le feu99. »

« Comme la mort, dit-il encore, est la séparation de l’âme d’avec le corps, ainsi la gnose est comme la mort spirituelle, séparant l’âme, et l’attirant avec force hors des passions pour la conduire dans la vie où l’on fait le bien; en sorte qu’elle dit alors à Dieu avec assurance : je vis comme vous voulez. » Il dit ailleurs que «le gnostique fait de son tombeau un temple au Seigneur». Il ajoute, dans la suite : le gnostique «ne tombe d’aucune manière dans aucunes passions, il est déjà comme sans chair et ne se ressent plus de cette terre100.»

Il est évident que toutes ces expressions, loin de ne pas prouver ce que nous en voulons conclure, disent au contraire en rigueur beaucoup plus que nous ne voulons; et que si on les prenait aussi rigoureusement que celles des mystiques modernes, il faudrait les condamner, pendant que les mystiques, beaucoup plus précautionnés que saint Clément dans leurs expressions, demeureraient absous.

Cependant, il faut remarquer que la gnose, qui est un si grand mystère, est, selon saint Clément, cette mort spirituelle dont les mystiques ont tant parlé, et que les savants s’imaginent que les dévots modernes ont inventée sur des expériences visionnaires. Ce qu’il résulte de cette impassibilité, c’est que l’âme, après avoir passé par l’abnégation sensitive du bienheureux Jean de la Croix, qui est la pénitence active101, et après avoir passé aussi dans toutes les purifications passives, qui sont une espèce de purgatoire en cette vie, l’âme entre dans une union paisible avec Dieu, où le corps est soumis à l’esprit, quoique la concupiscence ne soit point déracinée et que l’âme demeure toujours libre pour pécher et pour déchoir de son état. C’est sans doute la conclusion la plus tempérée qu’on puisse tirer des termes de saint Clément et voilà à quoi les mystiques se bornent.

8. La gnose est la passiveté des mystiques

Nous avons déjà vu plusieurs choses de saint Clément qui marquent l’état passif102. Il dit que le gnostique est spirituel, c’est-à-dire mû par l’Esprit de Dieu; il est fait une même chose avec cet Esprit. Cette unité avec l’Esprit est cette immobilité de l’âme dont parle Cassien, par laquelle s’accomplit ici-bas cette demande de Jésus-Christ à son Père : qu’ils soient un et qu’ils soient con­sommés dans l’unité! C’est le mariage mystique, dont le Bienheu­reux Jean de la Croix et les autres parlent, qui fait que l’âme et Dieu ne sont qu’un même esprit, comme l’époux et l’épouse, dans les mariages sensibles, ne sont qu’une même chair. C’est dans ce mélange de l’âme avec Dieu qu’elle s’accoutume, comme dit notre auteur, à contempler la volonté par la volonté, et le Saint-Esprit par le Saint-Esprit, parce que «l’esprit sonde les profondeurs de Dieu, et que l’homme animal ne comprend point les choses de l’Esprit103».

Les expressions de saint Clément, qui sont si étonnantes, marquent au moins un état où l’âme est mue et déterminée par l’Esprit de Dieu. Il dit que la gnose est inamissible, que le gnos­tique est contraint d’être bon : qui dit contraint, dit au moins une impulsion étrangère et efficace. Le bien qu’il fait, dit-il, il le fait par nécessité et non par choix. Mais remarquez comme il explique cette nécessité qui ne leur laisse aucune volonté propre ni aucun choix, qui le prévient et qui le détermine sans cesse, en sorte qu’il est dans l’état de sainte indifférence que certains mystiques ont appelé involonté propre. Voici son explication qui décide : c’est, dit ce Père, que «le gnostique se marie, boit et mange, si le Verbe le dit». C’est donc l’inspiration continuelle du Verbe, qui ne lui laisse aucun mouvement propre, et qui le tient dans une nécessité, sans interruption, pour tout le détail de la vie. Tantôt il représente la gnose comme «une lumière qui s’unit à l’âme par une charité inséparable, qui porte Dieu et qui est portée par Lui». Tantôt il assure que les «pensées de ces hommes vertueux se forment par l’inspiration divine, l’âme étant, en quelque manière, affectée et le vouloir divin étant répandu en elle104.» Peut-on rien voir de plus passif dans les auteurs mystiques qui ont écrit sur la passiveté? Voilà sans doute un état où l’âme est agie.

Cet état où le Verbe parle et décide sans cesse n’est pas même interrompu pendant le sommeil. Voilà ce que plusieurs mystiques ont dit et ce qui leur a attiré la risée des savants, encore plus que des libertins, et que l’on trouve néanmoins dans un des plus anciens et des plus savants Pères de l’Église.

Il dit ailleurs que «comme le plus petit morceau de fer est attiré et mû par l’aimant, à travers plusieurs anneaux de fer, de même ceux qui sont attirés par le Saint Esprit habitent dans la première demeure105.» Ceux qui sont accoutumés à la valeur des termes, dans les écoles de théologie, savent combien une telle expression serait censurée dans un théologien particulier; on ne manquerait pas de croire que cette comparaison de l’aimant, qui attire le fer, jointe aux autres expressions que nous avons rapportées, marquerait, non seulement un état passif, mais encore une extinction de toute liberté et une absolue inaction de la volonté de l’homme qui serait mue par l’Esprit de Dieu.

Il se sert encore d’une autre comparaison très forte, pour exprimer l’attrait divin et ce que les mystiques nomment l’entraînement de l’âme. L’homme divinisé, dit-il, jusqu’à l’apathie, n’ayant plus de souillure, devient unique. De même donc que ceux qui sont sur la mer jettent l’ancre qui les affermit, en sorte qu’ils sont attirés vers l’ancre et qu’ils ne l’attirent point à eux, de même ceux qui attirent Dieu par la vie gnostique ne s’aperçoivent pas qu’ils sont attirés eux-mêmes vers Dieu.

Qu’on en rabatte tout ce qu’il faudra pour sauver le dogme de la foi, il nous en restera encore assez pour établir, par de si fortes expressions de saint Clément, que l’âme du gnostique est dans une désappropriation d’elle-même par le pur amour sans intérêt; et dans une si entière souplesse de volonté par ce détachement universel, que Dieu veut en elle, sans aucune résistance, tout ce qui lui plaît.

C’est ce que les mystiques nomment passiveté. Il ne faut point disputer des termes, ni vouloir faire dire aux gens plus qu’ils ne prétendent; je suis sûr de n’être désavoué par aucun des mystiques un peu éclairés. Encore une fois la passiveté de l’âme ne consiste que dans ce pur amour, qui fait une espèce d’involonté, pour tout ce que Dieu, par l’inspiration intérieure, ne fait pas vouloir; et par une entière souplesse à toutes les volontés qu’Il imprime. Quand je parle d’inspiration intérieure, je ne veux point parler d’une inspiration prophétique et miraculeuse. Je ne parle ici que de cette inspiration commune et journalière, par laquelle il est de foi que l’esprit de grâce agit et parle sans cesse au-dedans de nous pour nous faire accomplir sa volonté. Plus l’âme est morte à elle-même, souple et attentive, plus la voix du Saint Esprit demande en nous l’accomplissement «de la volonté de Dieu bonne, agréable et parfaite106.» Voilà à quoi se réduit cette passiveté qui fait tant de peur à ceux qui ne la connaissent pas. On n’en connaît, on n’en soutient point d’autre; c’est nier la perfection chrétienne que de la nier.

Saint Clément nous la montre dans le gnostique, qui ne fait en chaque moment que ce que le Verbe lui fait faire, par une espèce de contrainte, de violence et de nécessité, en sorte qu’il ne laisse jamais rien à son choix. Il dit ailleurs que son gnostique, «qui est un holocauste, est éclairé ou enlevé jusqu’à l’union qu’on ne peut discerner.» Ailleurs, il se sert de l’exemple de l’enthousiasme et de l’esprit sacré des poètes païens pour représenter l’inspiration prophétique de la gnose. Il ajoute ailleurs que «toutes choses sont données gnostiquement aux gnostiques.» II dis, en un autre endroit, qu’il parvient à la contemplation par une «efficace gnostique107.» Le mot de vertu efficace est lui seul très fort. Il ne faut pas douter que le terme de gnostique qui y est ajouté ne signifie quelque chose de considérable et de très mystérieux, dans un auteur qui donne la gnose pour un si profond mystère.

Il dit, au même endroit, que le gnostique a compris le psaume où il est écrit : Entourez Sion, environnez-la, racontez sur ses tours. Il assure que ceux qui reçoivent le Verbe d’une manière élevée seront comme de hautes tours et qu’ils seront affermis dans la foi et dans la gnose. Il exprime encore que la contemplation du gnostique est passive, quand il dit qu’il «contemple saintement le Dieu saint», et que, «la Sagesse qui l’assiste, Se considérant et Se contemplant elle-même sans relâche, il devient semblable à Dieu autant que cela est possible108.»

Vous voyez que le Verbe imprime continuellement à l’âme gnostique tout ce qu’il faut qu’elle connaisse ou qu’elle fasse et que l’âme ne fait que suivre par une espèce de nécessité cette impulsion efficace et continuelle, ne la prévenant jamais.

Vous voyez que l’âme et son action propre disparaissent, en quelque sorte, et que c’est Dieu qui se contemple Lui-même.

Voilà précisément l’état où Cassien assure que s’accomplit, dans l’âme du solitaire, la parole d’Isaïe par une unité consommée avec Dieu : Il sera toutes choses en toutes choses — et erit Deus omnia in omnibus; c’est-à-dire que Dieu, dans chaque action et en chaque moment, fait tout dans l’âme, et que l’âme ne fait plus d’autre usage de sa liberté que de ne résister point à Dieu et de se livrer, par un choix très libre et par conséquent très actif, à l’impulsion de la grâce109.

C’est ce que notre auteur appelle agir, penser, parler gnostiquement, et c’est ce que les mystiques appellent l’état passif.

9. La gnose est un état où l’âme n’a plus besoin des pratiques de la piété ordinaire

Ce que les spirituels appellent pratiques doit être d’abord défini. Ils appellent pratiques certains exercices de vertu excitée et méthodique, très saints en eux-mêmes, qui auront été longtemps le soutien et la nourriture de l’âme lorsqu’elle avait un besoin continuel de règles précises et d’arrangements dans tous ses exercices. Ces pratiques, si essentielles en un temps, deviennent inutiles dans un autre plus avancé, où Dieu, se communiquant davantage à l’âme, la fait entrer par ces communications dans une voie plus simple et plus libre. C’est ainsi que tous les spirituels, même les plus opposés aux voies mystiques, s’assujettissent moins aux méthodes d’oraison, et à quelque autre règle des commençants, quand ils sont affermis dans une longue habitude de la vertu et de l’oraison. On ne peut pas douter qu’il n’y ait, dans les voies intérieures, le lait des enfants et le pain solide des forts110.

Quand même quelqu’un en voudrait douter, pour les pratiques, saint Clément l’en convaincrait. Le gnostique, suivant ce Père, «n’a plus de part avec les bons qui sont encore agités par des sentiments», avec les bons pathiques; et ainsi, il n’a plus besoin des pratiques qui leur sont nécessaires : il est consommé par l’amour, et «se nourrit perpétuellement d’une manière insatiable, de la joie de contemplation». Il ne saurait donc, au milieu de cette joie que rien n’interrompt, rentrer dans les actes de tristesse, de componction, de crainte et de gémissement sur soi-même, qui sont essentiels au commun des fidèles. Ce n’est «ni pour le temps, ni pour le lieu qu’il a reçu la lumière inaccessible»; il l’a reçue par «l’amour gnostique» qui donne la stabilité entière. «Il n’est plus dans le pèlerinage, à l’égard du Seigneur, quoiqu’il paraisse encore sur la terre.» Le voilà donc exempt des vicissitudes et des précautions du pèlerinage111.

Aussi voyons-nous saint Clément, appuyé sur ce principe, entrer dans le détail, pour montrer que le gnostique n’est point assujetti aux règles des autres fidèles. «Les autres, dit-il, prennent des heures marquées pour l’oraison, la troisième, la sixième ou la neuvième; mais le gnostique fait oraison pendant toute sa vie, étant appliqué à y rester avec Dieu. Celui qui est en cet état laisse toutes les choses qui ne sont pas utiles, étant parvenu à la perfection de ce qui se fait par l’amour.» Ne voit-on pas que cette régularité, qui est d’ordinaire si utile et si sainte au simple fidèle pour les heures d’oraison, devient inutile au gnostique qui est entré dans la perfection et dans la liberté de l’esprit, en sorte qu’il n’a plus, dans son amour pur, d’autre règle que son amour même? Alors il laisse toute cette régularité d’exercices actifs. Toutes ces choses ne sont plus utiles, le gnostique «étant parvenu à la perfection de ce qui se fait par l’amour112.»

La raison fondamentale de cette liberté, c’est que le gnostique a achevé la victoire sur ses passions, c’est-à-dire la vie purgative des mystiques, qui est nommée abnégation sensitive par le Bienheureux Jean de la Croix. Saint Clément dit qu’il a délivré son âme des passions. D’où il tire cette étonnante conclusion : «Comment cet homme aurait-il encore besoin de courage, n’étant plus dans les maux, n’étant plus présent, et étant tout entier avec Celui qu’il aime?» Voilà évidemment l’homme passif, mort à lui-même, sorti de soi-même et passé en Dieu, selon le langage des mystiques tant contredit par les savants. «Quel besoin a-t-il de la tempérance? ajoute saint Clément, il n’en a que faire.» Le voilà donc ce gnostique au-dessus des pratiques des plus excellentes vertus. Il ne lui permet pas même d’avoir besoin de vaincre la tentation : «La force, dit-il encore, n’est nécessaire qu’à cause de la crainte»; et il ne veut pas que le gnostique soit encore sujet ni à la crainte, ni à la volupté. Sans doute, un tel homme est bien éloigné des retours continuels sur soi-même et des combats journaliers qui sont essentiels dans la voie de la vigilance et de la pénitence active des pécheurs convertis. Saint Clément ne veut pas même qu’il lui reste ni courage, ni force, ni tempérance, parce qu’en perdant, comme disent les mystiques, toutes ressources en lui-même, il doit tout retrouver en Dieu sans propriété.

Ce langage, qui serait scandaleux dans tout auteur moderne, est d’une merveilleuse autorité pour les mystiques, dans un Père du second siècle. Ne doit-on pas être étonné de lui entendre dire que le gnostique n’a plus besoin des vertus, parce qu’il n’y a plus en lui aucun mal à réprimer? Voilà sans doute ce qu’on ne peut souffrir dans les mystiques, qui est de prendre les pratiques méthodiques des vertus pour les vertus mêmes, et de regarder les vertus comme imparfaites, parce qu’on les conçoit comme des pratiques d’un état où l’âme est encore à elle-même et n’est point consommée dans l’unité par la mort spirituelle.

C’est pourquoi nous lisons, dans notre auteur, une chose qui achève de confirmer tout ce que nous venons de dire : c’est que toutes les vertus de l’état actif, qui est l’état des simples fidèles, ont besoin d’être renouvelées et purifiées. Alors, dit-il, «tout ce qui est vertueux est changé en mieux, ayant pour cause de ce changement le choix de la gnose113.» Faut-il donc s’étonner si les mystiques qui ont eu besoin de distinguer les choses pour les mieux expliquer, ont donné le nom de vertus humaines et naturelles aux actions de forces, de courage et de tempérance, qu’on pratique dans la voie active; et s’ils ont exclu ce terme, des actions qu’ils ont nommées surhumaines et divines, qu’on fait lorsqu’on a passé en Dieu par cette mort spirituelle et cette unité consommée, dont saint Clément parle?

Il est vrai que saint Clément dit «qu’il arrivera peut-être que quelqu’un des gnostiques s’abstiendra de viande, de peur que la chair ne soit trop portée au plaisir». Mais ces termes de «quelqu’un d’entre les gnostiques» et celui de «peut-être» marquent une pratique rare; et il est évident qu’il s’agit là d’un gnostique qui n’est point encore parvenu, au travers des progrès mystiques, jusqu’à l’apathie où il n’y a plus ni vertus à exercer, ni tentations à vaincre.

Le même Père assure qu’il est permis «à celui qui a appris suffisamment les choses qui conduisent à la gnose, de demeurer ensuite dans la quiétude en se reposant114.» Quand je voudrais faire un passage, pourrais-je le faire plus formel pour lever toute équivoque, pour prévenir toutes les subtilités, et pour faire taire tous ceux qui osent parler sans expérience d’un don de Dieu? Il n’y a plus de pratiques des vertus méthodiques à suivre, pour ce gnostique suffisamment instruit et purifié; il ne lui reste plus qu’à demeurer uni à Dieu, dans le repos inaltérable d’une perpétuelle contemplation. Tout ceci est une suite du principe que saint Clément a posé d’abord, qui est que la purification et les pratiques sont pour les deux états précédents.

«Le Verbe, dit-il ailleurs, est le Maître qui instruit «le gnostique par les mystères, le fidèle par de bonnes espérances, et celui dont le cœur est encore dur, par une discipline capable de le corriger». Le premier état est celui du pécheur pénitent, qui a encore besoin d’être frappé sensiblement, par la crainte des peines et par la discipline austère de l’Église. Le second est celui des chrétiens fervents, que les bonnes espérances des biens célestes excitent aux vertus. Le troisième est celui du gnostique que le Verbe, Maître intérieur, instruit des mystères, et qui n’a plus d’autre loi que celle de l’onction et de l’amour pur. Vouloir mettre dans l’état supérieur ce qui convient aux inférieurs, c’est renverser l’ordre; c’est gêner l’Esprit de Dieu, c’est ignorer ces voies.

Je ne puis m’empêcher d’ajouter encore ici un autre endroit de saint Clément, où il dit que l’âme du gnostique, «entrant clans l’unique demeure du Seigneur qui est la Sainte Semaine, doit être, pour ainsi parler, dans une lumière stable et proprement permanente, qui ne peut, en quelque manière que ce soit, être sujette à aucun changement». C’est dans le même endroit, un peu au-dessus, qu’il avait dit : «nous vivrons selon Dieu avec les dieux, étant délivrés de toute peine et de tout châtiment que nous souffrons de nos péchés pour une instruction salutaire. Après laquelle purification, les prix et les récompenses sont donnés aux parfaits, qui ont cessé de se purifier, et qui cessent alors de faire aucune autre fonction sainte dans les choses saintes.»

Il ne me reste plus qu’à rapporter encore là-dessus un passage de notre auteur. «Les apôtres, dit-il, ayant surmonté, par l’instruction gnostique du Seigneur, la colère, ils n’eurent plus en eux les suites des passions qui semblent avantageuses comme le zèle, la joie, la hardiesse ou courage, et l’ardeur. Par la constitution ferme de leur esprit, ils ne pouvaient plus éprouver aucun change­ment; par l’habitude de l’exercice, ils demeurèrent toujours inaltérables, depuis la résurrection du Sauveur. Quoiqu’on regarde ces choses comme bonnes, on ne doit pas les admettre dans l’homme parfait, il n’a point de courage, car il n’a point de quoi être coura­geux, car il ne se trouve point dans les choses fâcheuses115.»

Il faudrait se fermer les yeux tout exprès, pour ne pas voir qu’après cette entière purification du gnostique, il exclut non seulement les craintes et les peines du premier degré, qui est la pénitence, et l’éloignement des vices, mais encore toutes les pra­tiques des vertus actives, fondées sur une espérance intéressée du second degré. Il ne lui reste plus que son repos de la Sainte Semaine, sa contemplation, son amour libre, son union stable. II n’y a plus d’autres fonctions saintes, pour le gnostique, même dans les choses les plus saintes. La raison de cette liberté, c’est qu’il a achevé et cessé de se purifier.

10. La gnose parfaite exclut tout désir excité

Jusqu’ici la conformité entre la gnose de saint Clément et la voie des mystiques est entière. Cette conformité ne se dément en rien : tous les morceaux que nous trouvons épars çà et là, comme les débris d’un édifice, quand on les rassemble, composent aussitôt d’eux-mêmes une architecture parfaite. C’est, du premier coup d’œil, le système de l’état passif que l’on reconnaît sans qu’on n’ait besoin de rien ajouter.

Il n’y a dans toute l’étendue du système qu’une seule objection à faire, la voici : l’homme passif, dira-t-on, ne fait point d’acte, il ne demande ni ne désire rien; tout au contraire, le gnostique de saint Clément fait des actes pour remercier Dieu, car il rend grâce de tout ce qui arrive; et il forme plusieurs désirs et fait plusieurs demandes. Il a soin de son âme; il craint d’être tenté et se prive de manger de la viande, pour éviter la tentation; il demande la persévérance et l’accroissement de sa charité; il demande pour lui-même la rémission de ses péchés, il la demande pour son prochain. Il fait encore plusieurs autres prières distinctes, qui sont incompatibles avec cet état de passiveté et d’inaction, que les mystiques décrivent. Le gnostique et l’homme passif ne sont donc pas entièrement la même chose.

Pour éclairer cette difficulté, il ne faut que s’entendre les uns les autres à bien prendre la voie passive. L’on y fait presque sans cesse des actes, mais en deux manières bien différentes : il y a des actes excités, que l’on fait faute d’être entièrement passif; il y a ceux que l’on fait ensuite, non en s’excitant, mais en les recevant de Dieu d’une manière passive.

L’âme, disent tous les mystiques, n’est encore qu’imparfaitement passive jusqu’à ce qu’elle soit désappropriée d’elle-même et transformée en Dieu. Tandis qu’elle n’est encore qu’imparfaitement passive, quoiqu’elle ne l’aperçoive pas, elle s’excite aux actes; et par conséquent il y a encore en elle quelque mélange d’actes passagers et excités quoique plus simples et moins aperçus.

Quand la passiveté est consommée par la transformation, il n’y a plus rien d’actif, c’est-à-dire rien de l’action propre et excitée; il ne reste que l’usage de la liberté, pour laisser agir la grâce et pour vouloir tout ce que Dieu fait vouloir. Alors l’équilibre de l’âme, dont parle saint François de Sales116, est parfait, pour ne se donner à elle-même aucun penchant. Alors les actes et les désirs sont encore d’usage, mais d’une autre façon que dans la voie active : ce sont des actes faits passivement et des désirs imprimés. Ainsi, à proprement parler, l’âme n’est jamais sans désirs, quoiqu’elle ne l’aperçoive pas. Elle en a toujours, par un reste d’activité, jusqu’à ce que la passiveté soit consommée en elle; alors tous les désirs excités sont éteints, elle ne s’excite plus, même pour les meilleures choses. On quitte toute fonction sainte, même dans les choses les plus saintes, comme l’assure notre auteur, parce que la fidélité de l’âme consiste à suivre sa grâce et l’attrait divin. En cet état, elle est morte à tous désirs propres pour ne plus vouloir que ce que Dieu veut en elle; d’autres désirs plus purs renaissent dans son cœur : c’est Dieu qui les lui imprime, de moment à autre, comme il Lui plaît, sans que l’âme y mette autre chose qu’une non-résistance très simple et très libre à l’opération de Dieu en elle.

De là vient que les mystiques appellent les désirs actifs et excités, des désirs humains et vertueux; au lieu qu’ils appellent les désirs reçus et imprimés passivement des désirs surnaturels et divins. Mais enfin, dans toutes les voies, on a presque toujours des désirs qui s’expriment, même par des actes et par des demandes.

Il ne reste plus maintenant qu’à examiner si l’on peut objecter, comme une chose incompatible avec un système, ce qu’il renferme formellement et essentiellement. Le système de la voie passive renferme essentiellement des désirs actifs, qui vont toujours diminuant jusqu’à ce que la passiveté soit consommée; il renferme encore d’autres désirs passifs, après la consommation. On ne peut donc alléguer les désirs du gnostique, comme une preuve de différence entre lui et l’homme passif. Ce serait faire une objection absurde, faute de savoir le système que l’on veut combattre. Cela paraîtra encore plus par le détail des passages de saint Clément.

Nous avons vu, par plusieurs passages, que la gnose, de même que la voie passive, a plusieurs degrés. Nous avons vu que le gnostique tend à une gnose ultérieure. Et, au travers des progrès mystiques, il marque aussi le gnostique qui est arrivé au comble de la gnose. Enfin, nous voyons que, suivant ce Père, l’homme n’est point encore unique, exempt de toute souillure et divinisé, jusqu’à ce qu’il arrive à l’apathie qui est le comble de la gnose. Dès qu’on a posé les divers degrés de la gnose, aussi bien que de la voie passive, il est aisé de conclure que le gnostique, en certains degrés, est encore imparfait, et qu’il désire encore pour lui-même la rémission du péché, comme le marque saint Clément. Vous voyez même les degrés qu’il marque : premièrement, dit-il, il demande la rémission des péchés, ensuite de ne plus pécher, puis de pouvoir bien faire et de connaître les ouvrages et l’économie du Seigneur, afin qu’étant rendu pur de cœur par l’épignose117 qui vient du Fils de Dieu, il soit initié à l’heureuse vision de face à face. Il est donc manifeste que ce gnostique, quand il fait de telles demandes, n’est point encore arrivé à l’apathie inamissible, où il ne reste plus ni exercice des vertus, ni force, ni courage, ni maux à réprimer, ni purgation à faire : il n’est encore ni pur de cœur, ni arrivé par l’épignose, ni initié à l’heureuse vision de face à face, il n’est point encore dans l’habitude de l’apathie qui est selon saint Clément l’état de l’homme parfait, le comble de la gnose et de l’héritage.

En voilà assez, pour montrer évidemment aux gens de bonne foi que les désirs actifs du gnostique, qui est commençant, sont entièrement conformes avec ceux de l’homme passif qui n’est point encore consommé. C’est ainsi qu’il faut entendre les différentes demandes que saint Clément attribue aux gnostiques. Il demande la permanence des choses qu’il possède, l’aptitude pour celles qui doivent arriver et la perpétuité de celles qu’il recevra118; il demande aussi d’être dans la chair en gnostique et en homme qui n’a point de chair. Ces demandes sont sans doute du gnostique commençant, ou du moins qui n’est point encore unique, imperturbable, immobile, à la même disposition à l’égard des mêmes choses, parvenu à l’union stable, abandonnant toutes fonctions saintes mêmes dans les choses les plus saintes et n’ayant plus dans cette union inaltérable que le repos de la sainte semaine. Au contraire, le gnostique, tandis qu’il n’est pas consommé dans la charité stable, est encore dans les jours pénibles et laborieux de la semaine; et ce n’est qu’au dernier qu’il entrera dans le parfait repos.

Saint Clément dit encore ailleurs que «le gnostique demande le vrai bien de l’âme, coopérant ainsi lui-même pour arriver à l’habitude de la bonté, afin qu’il n’ait plus les biens comme des instructions proposées, mais qu’il soit bon». Il est manifeste que ce gnostique coopérant dans ses demandes n’est encore ni bon par état ni parvenu à l’habitude de la bonté qui est la parfaite gnose, et qu’il est encore pathique.

Il est vrai que ce Père dit encore que «le gnostique Coryphée demande que la contemplation croisse et soit permanente, comme le fidèle commun demande la santé du corps119.» La difficulté de ce passage roule sur le mot de Coryphée, qui signifie celui qui porte la parole pour les autres dans un chœur, ou celui qui excelle au-dessus des autres. Ainsi, il semble que saint Clément attribue des demandes pour sa propre perfection, au gnostique, après même qu’il est parvenu au degré plus sublime de la gnose. Voilà sans doute l’objection dans toute sa force; et on ne peut pas se plaindre que je dissimule rien de tout ce qui peut le fortifier. II est aisé de voir que ce gnostique, quoiqu’il le nomme Coryphée, n’est point parvenu par la gnose jusqu’à l’habitude de l’amour pur, qu’il nomme inamissible. Ce gnostique n’est point encore en cet état où saint Clément assure que le gnostique ne désire plus rien, parce que rien ne lui manque alors pour ressembler au beau; et il n’a plus aucun désir, n’ayant plus besoin de rien même pour l’âme. Voilà tous les désirs pour l’accroissement des biens spirituels formellement exclus.

Saint Clément ajoute qu’il est heureux à cause de l’abondance de ces biens, qu’il ne désire rien de ce qu’il n’a pas, étant content de ce qu’il a, car il ne manque point des biens qui lui sont propres, étant suffisant à lui-même, et, dans cette suffisance, n’ayant pas besoin d’autre chose. Ce même gnostique passe, dit notre auteur, des progrès mystiques jusqu’au lieu le plus éminent du repos, où il contemple Dieu face à face, avec connaissance et compréhension. «Il doit avoir surmonté l’obstacle de tout désir, pour ne plus voir la gnose de Dieu avec un miroir.» On ne saurait lire ces passages de bonne foi, et douter qu’ils n’excluent sans réserve tous désirs pour l’âme, c’est-à-dire pour l’accroissement de la perfection ou pour la persévérance.

Il faut donc que le gnostique nommé Coryphée par saint Clément ne soit pas dans le dernier degré qui est le lieu le plus éminent du repos. Celui qui demande l’accroissement de sa contemplation n’est pas encore heureux et suffisant à lui-même; il n’a pas encore surmonté tous désirs pour contempler Dieu face à face, avec compréhension; il lui manque quelque chose pour ressembler au beau; il a encore quelque désir et quelque besoin pour son âme. Ce Coryphée n’est donc pas dans le dernier degré qui est le lieu le plus éminent du repos; il lui reste encore quelques vertus à pratiquer, quelque œuvre sainte à faire. Ce Coryphée demande la persévérance, il n’est donc pas encore dans cet état de repos où il est forcé d’être bon, où il est l’être même de la bonté par une substance vive et permanente. En un mot, il n’est pas encore dans la permanence puisqu’il la demande; ou s’il la demande y étant déjà, il faut que ce soit une demande sans actes formels et réfléchis, une demande de l’esprit qui prie sans cesse secrètement en nous et pour nous former en lui sans qu’il y réfléchisse.

Ce qui confirme ce sentiment est ce que nous voyons partout dans les livres de saint Clément. Le gnostique, selon lui, prie; mais qu’est-ce que sa prière? Elle consiste dans toute sa vie qui est un commerce familier avec Dieu; son genre de prière est l’action de grâces, laquelle action n’est qu’une simple complaisance dans tout ce qui arrive. D’ailleurs, il faut observer que saint Clément, quand on l’examine de près, ne représente point la gnose comme le terme de la perfection, mais seulement comme la voie qui y conduit : le terme, c’est l’amour pur et permanent. Nous avons vu qu’il dit souvent que la gnose finit en la charité. Ailleurs il dit : il est donné à celui qui a la foi la gnose, et à la gnose la charité. Il semble mettre la charité pure et permanente autant au-dessus de la gnose que la gnose est au-dessus de la foi commune. On trouve souvent, dans ce Père, de semblables expressions. Et ainsi, le Coryphée de la gnose pourrait bien être au-dessous du gnostique divinisé et consommé dans l’amour pur et permanent. Le moins qu’on puisse faire pour n’imputer pas à un si grand docteur des contradictions extravagantes, c’est de peser ainsi chaque terme dont il s’est servi. D’autant plus qu’il parle si mystérieusement et qu’il assure que le lecteur ne le pourra jamais entendre, s’il n’est point gnostique.

Tout ce que je viens de marquer me paraît démonstratif pour prouver que le gnostique Coryphée de saint Clément ou n’est point encore divinisé et dans la consommation de l’amour pur et permanent, ou que ses demandes ne sont point des actes formels excités et réfléchis, tels qu’on les fait dans la voie active. Cela paraîtra encore plus clair lorsque nous verrons, dans la suite, ce que saint Clément dit pour montrer que, quand on entre dans le divin de l’amour, cet amour parfait n’est plus un désir, mais une union fixe.

Cependant je reconnais, avec le Bienheureux Jean de la Croix, que l’homme passif et transformé peut avoir des désirs, pour voir croître et continuer sa contemplation. Remarquez qu’il y a une extrême différence entre désirer l’accroissement de la contemplation et la persévérance finale par la recherche intéressée de sa perfection et de son salut, et désirer l’accroissement et la durée de la contemplation par l’amour pur et désintéressé des vérités divines que cette contemplation découvre. Le second désir convient au gnostique divinisé; et le premier ne peut point lui convenir, puisqu’il n’est point gnostique, comme dit saint Clément, pour vouloir être sauvé. L’amour pur de la contemplation des vérités divines est aussi loin de la demande de la persévérance pour sa sûreté propre, que le ciel est au-dessus de la terre. Quand j’entends parler saint Clément des désirs du gnostique pour pénétrer les vérités et les mystères de Dieu, loin d’être embarrassé de cette objection, je suis consolé de voir la conformité de ce Père avec les plus grands saints d’entre les mystiques modernes.

Je m’imagine entendre le Bienheureux Jean de la Croix qui dit que, l’âme étant déifiée, l’épouse et l’époux ne font plus qu’un même esprit selon la loi des noces spirituelles; que l’épouse désappropriée d’elle-même forme alors des désirs, sans mêler aucune propriété dans ces désirs, qu’elle reçoit de Dieu; et qu’usant de ces droits sur l’esprit de l’époux, elle veut que tout soit commun entre eux, pour jouir de tous les trésors de la sagesse divine. L’amour de l’épouse veut tout avoir et l’amour de l’époux ne lui saurait rien refuser. Aussi voyons-nous, dans saint Clément, que de tels désirs sont toujours efficaces : «Dieu, dit-il, accorde les demandes de ceux qui n’ont pas toujours cru fermement et qui se sont repentis de leurs péchés; mais, pour ceux qui vivent sans péché et gnostiquement, Dieu leur accorde lorsqu’ils ne font plus que penser.»

Il dit, en un autre endroit, que si «le gnostique pense seulement et invoque le Père par des gémissements inénarrables, il est auprès de Lui dès qu’il parle.» Dieu, dit-il encore, «n’attend point la voix du gnostique dans la prière, Lui qui a dit : demandez et je ferai, pensez et je donnerai.» Ailleurs, il dit : «Au seul gnostique est accordé ce qu’il demande, selon la volonté de Dieu, soit qu’il demande, soit qu’il ne fasse que penser120.» Il ne demande pas, dit-il ailleurs, mais «il exige» du Seigneur. Cette expression marque l’autorité de l’épouse sur l’époux, après la communication de l’unité spirituelle.

Une chose qui marque combien le gnostique est incapable de faire des actes réglés pour désirer les vertus, c’est que saint Clément dit que le gnostique ne doit point savoir qui il est, ni ce qu’il fait. Par exemple, «celui qui fait miséricorde ne doit point savoir qu’il est miséricordieux121»; quelquefois il aura ce sentiment de miséricorde et quelquefois il ne l’aura pas. Vous voyez qu’il n’a rien de réglé ni de sûr, et qu’il est tel que Dieu le fait être, dans chaque moment.

Voulez-vous savoir encore de saint Clément comment son gnostique fait des demandes? Il est dans une entière indifférence par lui-même, pour les choses que l’esprit intérieur lui fait demander, étant, préférablement à tout, aussi prêt de n’obtenir pas ce qu’il demande que d’avoir ce qu’il ne demande pas. Toute sa vie et son commerce avec Dieu sont pour lui une prière. Vous voyez que son repos même en Dieu est pour lui une demande éminente de tout ce qu’il ne demande point par des actes formels.

Voulez-vous savoir encore comment le gnostique prie? Nous l’avons déjà dit, et je le répète, n’attendez pas des actes variés. Son genre de prière est «l’action de grâce pour le passé, le présent et le futur comme déjà présent par la foi.» Mais cette Action de grâces, comment se fait-elle? Cette apparente multitude d’actes se réduit à se «complaire simplement dans tout ce qui arrive122.» Ainsi ce qui est exprimé, d’une manière active et multipliée, se réduit à une disposition simple et passive.

Mais rien ne nous montrera davantage la véritable pensée de saint Clément qu’une objection qu’il se fait à lui-même : «Toute union, dit-il, avec les choses belles et excellentes se fait par le désir; comment donc peut demeurer dans l’apathie celui qui désire ce qui est beau?» Voici sa réponse : «Ceux qui parlent ainsi ne connaissent pas ce qu’il y a de divin dans l’amour; car l’amour n’est plus le désir de celui qui aime, mais une ferme conjonction qui établit le gnostique dans l’unité de foi. Il n’a plus besoin ni de temps, ni de lieu. Celui qui est ainsi par l’amour dans les choses où il doit être, ayant reçu son espérance par la gnose, ne souhaite plus rien, puisqu’il a autant qu’il est possible ce qui est désirable123.»

Pour donner le dernier degré d’évidence à notre matière, nous n’avons plus qu’à examiner, de suite et en détail, les trois genres auxquels tous les désirs de l’homme se réduisent. Il ne peut désirer que les choses sensibles et passagères, ou les biens invisibles et éternels, ou enfin sa persévérance et son accroissement dans la charité. Il est évident que le parfait gnostique ne peut plus désirer aucuns biens sensibles et passagers, puisqu’il est dans l’apathie qui est l’extinction de tout désir sensible; et qu’il est distinct des fidèles simplement vertueux, que saint Clément appelle les bons pathiques. Ce Père dit même en termes formels «que le gnostique ne désire aucune des choses nécessaires à la vie, persuadé que Dieu qui connaît tout donne aux bons ce qui leur convient sans qu’ils le demandent124.» Le gnostique ne demande donc point, pour lui-même, avec l’Église, la santé, les fruits de la terre et les autres propriétés, parce que Dieu donne sans qu’on Lui demande. Et cette maxime générale tombe sur toutes choses sans restriction, car toutes choses sont données gnostiquement au gnostique. Secondement, il ne peut désirer les biens invisibles et éternels puisque nous avons vu que l’amour gnostique est si pur qu’il ne peut admettre aucun désir de récompense, et qu’en choisissant la gnose, il ne veut point être sauvé. Il ne reste donc plus que la persévérance et l’accroissement dans l’amour qu’on puisse faire désirer au gnostique. Mais, outre que le désir de la persévérance est exclu par l’exclusion formelle de tous désirs pour le salut, d’ailleurs ce désir de salut trompe beaucoup de personnes sans expérience : ils s’imaginent que, plus on aime Dieu, plus on craint de ne L’aimer pas toujours et qu’on désire de plus en plus que cet amour augmente. Ces personnes jugent absolument de tout amour par le leur, qui est très imparfait. Comme elles sont encore dans une voie multipliée d’actes fervents, excités et réfléchis, elles sont sans cesse occupées de leur amour, encore plus que du Bien-aimé; au lieu que l’âme qui aime avec une pureté et une simplicité entières, regarde, comme dit saint François de Sales125, non son amour, mais son Bien-aimé. Aussi voyons-nous que saint Clément parle dès le second siècle comme saint François de Sales a parlé dans le nôtre : ceux qui raisonnent ainsi, dit-il, ne connaissent point ce qu’il y a de divin dans l’amour. Vous voyez que ces personnes qui n’ont qu’un amour fervent et excité, ignorent les voies du pur amour, qui est une opération toute divine dans l’âme gnostique ou passive. Cette âme est trop simple et trop aimante, pour prévenir, au-delà du moment présent, si elle aimera plus ou moins dans la suite. Bien loin de prévenir l’avenir, elle n’aperçoit pas même le présent. Non seulement elle aime sans songer si elle aimera toujours, mais elle aime sans penser si elle aime actuellement.

Nous en portons un exemple bien sensible et bien continuel au-dedans de nous-mêmes : nous n’examinons point si nous aimerons toujours, ni si nous aimons actuellement une personne, pour qui nous avons la plus tendre et la plus forte amitié. Tout de même, l’âme gnostique ou passive, en aimant, ne songe qu’à aimer; ou plutôt, elle aime, sans penser si elle aime, par un amour direct dont elle suit sans réflexion l’attrait tout-puissant. Et le moindre examen de son amour lui paraîtrait une distraction. Comme elle aime sans réfléchir sur son amour, elle aime aussi sans désirer d’aimer. De là vient cette grande et décisive parole de saint Clément, car «l’amour, dit-il, n’est plus le désir de celui qui aime, mais une ferme conjonction» qui établit le gnostique dans l’unité de la foi. Il y a seulement une pente directe de tout le fond de l’âme à contempler sans cesse et de plus en plus le Bien-aimé. Mais cette pente n’est ni un désir formel ou actif, ni une demande distincte, à moins que l’époux ne l’imprime dans le cœur de l’épouse où il fait tout ce qui lui plaît. Ce gnostique n’a plus besoin ni de temps, ni de lieu. Celui qui est ainsi «par l’amour dans les choses où il doit être, ayant reçu son espérance par la gnose, ne souhaite plus rien puisqu’il a autant qu’il est possible ce qui est désirable.»

Vous voyez que saint Clément, après avoir exclu tous les désirs sensibles par l’apathie, et tous ceux des récompenses éternelles par l’amour gnostique, qui est tout désintéressé, finit par exclure encore, de la parfaite gnose, cet amour inquiet qui craint de n’aimer pas toujours, et qui désire d’aimer de plus en plus. «L’amour, dit-il, n’est plus le désir de celui qui aime; c’est une ferme conjonction du gnostique dans l’unité de la foi; il a reçu son espérance par la gnose», c’est-à-dire que sa pure charité absorbe son espérance et contient éminemment tout ce qu’elle avait de meilleur; «il ne désire plus rien parce qu’il a ce qui est désirable.» En juger autrement, c’est «ne pas connaître, dit saint Clément, ce qu’il y a de divin dans l’amour126.»

Après cet éclaircissement, fait avec tant d’exactitude, je ne crois pas qu’on puisse douter que saint Clément n’ait exclu tout désir actif et excité, de son parfait gnostique. Quand même il ne l’aurait pas dit en termes formels, comme j’ai montré qu’il l’a fait, son système entier le montrerait. Évidemment, pour lui, nous avons vu que ce Père assure que le Verbe fait en chaque moment dans l’âme gnostique, par la parole intérieure, toutes les choses les plus communes et les plus indifférentes de la vie : le gnostique se marie, se promène, boit, mange, se repose, si le Verbe le dit. À plus forte raison, ne fera-t-il point les actes intérieurs les plus importants, si le Verbe ne le dit par son inspiration intérieure. Obéir à cette parole, c’est ce qu’on appelle agir passivement.

Au reste, il faut observer que Prodicus, et les autres faux gnostiques, ayant abusé des principes de la gnose, comme nous l’avons vu, jusqu’à l’excès horrible de rejeter toute prière, tout culte et tout recours à la divinité, saint Clément entreprit de justifier la véritable gnose, que la fausse avait rendue odieuse. Son but, comme il le dit lui-même, est de montrer, dans les Stromates, que le gnostique n’est ni impie ni athée; et qu’au contraire il est le seul qui honore Dieu parfaitement. Le moins qu’il pouvait faire, dans ce dessein, était de dire ce qui est véritable, à la lettre, qui est que le gnostique, ou fidèle passif, forme des désirs et des demandes conformément aux divers états où il se trouve, c’est-à-dire activement, tandis qu’il lui reste encore quelque activité; et enfin passivement, après qu’il est entièrement sorti de l’état qu’on appelle actif.

Ce qui est remarquable, c’est ce que saint Clément a cru nécessaire de nous avertir que «le gnostique ne laisse pas de prier avec ceux qui sont nouveaux dans la foi et que sa vie est une fête127». Après nous avoir montré la prodigieuse disproportion entre l’intérieur du gnostique et celui du simple fidèle, il avait besoin de nous faire entendre que ces deux hommes ne laissent pas de vivre, dans une société extérieure de religion, et même dans une communion réelle et intérieure de prière. En effet, l’Église, toujours mue par le Saint-Esprit, ne forme aucune demande, non plus que le gnostique, qui ne soit selon Dieu et inspirée par Lui. Ces demandes sont toujours efficaces pour quelques-uns; si les uns n’en profitent pas à cause de leur indisposition, d’autres, mieux disposés, en reçoivent l’effet.

Ainsi le gnostique, que l’esprit intérieur mène, est toujours uni à l’Église, pour les demandes générales que l’esprit de grâce lui met dans la bouche. Et quoique cet homme divin n’ait plus ni règles, ni pratiques, ni exercices, ni demandes à faire pour lui, il ne laisse pas d’aller aux assemblées et de s’y accommoder même à ceux qui sont plus nouveaux dans la foi. Vous voyez que saint Clément va au-devant de toutes les difficultés qu’on fait contre l’état passif; et qu’il entre dans un détail précis, comme s’il écrivait de notre temps.

11. Le gnostique est déifié

Quand on entend dire aux mystiques qu’après les épreuves et la mort intérieure, l’âme est transformée, en sorte qu’elle est déiforme, cet état divinisé ou déifié paraît une chimère à tous les docteurs spéculatifs. Ce n’est pourtant pas une invention moderne : saint Clément, Cassien et saint Denys ne nous permettent pas de le croire. «Celui, dit saint Clément, qui obéit au Seigneur, qui suit l’inspiration et la prophétie donnée par Lui, devient parfaitement, selon l’image du Maître, un Dieu conversant dans la chair». «Le gnostique, dit-il ailleurs, est donc déjà divin et saint, portant Dieu et étant porté de Dieu128.» La traduction latine dit : Deo afflat et afflatur; quand il parle de prophétie, il entend celle du gnostique, qu’il représente comme prophète, ainsi qu’il paraîtra dans la suite.

«Celui, dit-il encore ailleurs, qui abandonne sa vie, à la vérité devient en quelque manière Dieu, d’homme qu’il était». «Le Verbe, dit-il ailleurs, scelle dans le gnostique une parfaite contemplation selon sa propre image, en sorte que le gnostique est une troisième image divine, semblable, autant qu’il est possible, à la seconde cause et à la véritable vie par laquelle nous vivons véritablement». Ces passages sont si formels, et les expressions en sont si étonnantes qu’ils n’ont besoin d’aucun commentaire pour en sentir la force. On n’a qu’à se représenter toujours combien on serait scandalisé d’un mystique de notre temps qui oserait parler ainsi. Le même Père dit encore qu’il y a une espèce d’égalité entre Dieu et l’âme du gnostique en sorte que, «comme Dieu prédestine l’âme, l’âme prédestine réciproquement Dieu, c’est-à-dire que, comme Dieu a élu cette âme par un choix éternel, de même, à son tour, cette âme a choisi Dieu129» et Le préfère à tout par un choix immuable.

Voulez-vous savoir comment la créature peut être ainsi divinisée? C’est, dit saint Clément, que «l’esprit pur et délivré du mal devient capable de recevoir la puissance divine, l’image de Dieu se formant en lui». Remarquez que ce Père parle précisément comme les mystiques. Dieu cherche tellement à se communiquer à l’âme et à n’être qu’un même esprit avec elle, qu’Il la rend déiforme, dès le moment qu’elle est purifiée. La voie de la pure foi et de la mort entière à tout amour propre est celle qui nous communique, sans danger d’illusion, cette sagesse et cette puissance qui divinisent l’âme. Le même Père dit encore que l’âme étant dans cette excellence, «l’homme devient déiforme et semblable à Dieu; et Dieu devient aussi semblable à l’homme» ou homiforme, s’il est permis de parler ainsi130.

Ce n’est pas même assez que d’avoir démontré combien ce Père les surpasse tous dans ce qui scandalise le plus les docteurs. Il faut observer encore que ces expressions, si outrées et si fréquentes, ne sont point des exagérations, mises au hasard, mais des expressions choisies, pour composer un système régulier et suivi, qui est précisément, dans toutes ses parties, celui des mystiques. Saint Clément ayant établi que l’âme devient un même esprit avec Dieu dans la gnose, remarquez que cette union est bien différente de celle qui se fait d’un homme avec une créature mortelle : qui adhaeret meretrici unum corpus efficitur131. Il dit qu’il arrive tout au contraire dans le gnostique que «son corps même devient spirituel.» Le commun des théologiens est bien persuadé qu’après la résurrection, les corps glorieux des justes deviendront en quelque sorte spirituels : surget corpus spirituale. Mais où sont les théologiens qui permettent de dire que le corps spirituel soit formé dès cette vie?

Saint Clément ajoute qu’en cet état «le gnostique reçoit, avec l’apathie, la parfaite adoption et qu’il est fils». Il dit encore ailleurs : «L’homme divinisé jusqu’à l’apathie, n’ayant plus de souillure devient, unique132.» Vous voyez que l’homme étant ainsi passé de l’état vertueux et actif, où il combattait contre lui-même et contre les tentations, en cet état divin où il n’a plus aucune résistance dans son propre fonds, il devient unique; c’est-à-dire, qu’étant auparavant composé de deux natures, dont l’une était charnelle et animale et l’autre spirituelle, alors tout se réunit à l’esprit; et la chair même, purifiée, entre dans les inclinations de l’esprit divinisé. L’homme, n’ayant plus de vertus à pratiquer parce qu’il n’a plus rien à vaincre en lui, se repose dans un amour simple, unique et tranquille du Bien-aimé.

On ne saurait réduire ces expressions à une doctrine plus modérée que celle des mystiques, qui veulent qu’après les épreuves de la purification passive, il y ait, dans l’état de transformation, non pas une extinction entière, mais une simple suspension de la concupiscence. La chair ne s’est révoltée contre l’esprit qu’à cause que l’esprit, s’aimant lui-même, rapportait les créatures à soi. Ainsi, quand l’esprit cesse de s’aimer et de se chercher dans l’usage des créatures, Dieu rappelle l’ancienne subordination. L’esprit uni à Dieu commande sans peine à la chair; et ce qui était d’abord un état naturel à l’homme innocent, dans le paradis terrestre, n’est qu’une grâce journalière dans l’homme réparé. La distinction de ces deux états dont l’un est vertueux et encore pénible, l’autre tranquille et divin, est très remarquable. C’est pourquoi, quand saint Clément parle du dernier degré de la gnose, il en exclut toutes les vertus et veut que le gnostique consomme sa perfection seulement dans ce qui est divin.

12. Le gnostique voit Dieu face à face et est rassasié.

Nous avons vu que le gnostique, étant purifié par l’épignose qui vient du Fils de Dieu, doit être initié à l’heureuse vision de face à face. Le même Père dit, ailleurs, que la gnose fait passer l’homme à travers les progrès mystiques jusque dans le lieu le plus éminent du repos, en apprenant à contempler Dieu face à face avec connaissance et compréhension. La perfection de l’âme gnostique, continue-t-il, consiste à être avec le Seigneur, ayant outrepassé toute purification et toute œuvre; c’est ce qui lui fait dire que son gnostique doit avoir surmonté l’obstacle de tous désirs, pour ne plus voir la gnose de Dieu avec un miroir. La conséquence de cette doctrine est que l’âme, voyant Dieu face à face, est rassasiée. De là vient ce que nous avons déjà vu tant de fois, que l’homme ne souhaite plus de ressembler aux bons ni aux bonnes choses, ayant, par l’amour, l’être même de la beauté. De là vient encore qu’il rapporte le sentiment des philosophes pour montrer que, «quiconque n’est encore que vertueux ne jouit ni du bonheur, ni de la perfection. Car le sage qui souffre, qui tombe dans plusieurs accidents contraires à la volonté, et qui, pour en être délivré, voudrait sortir de la vie, n’est point heureux133.»

Voilà manifestement un état, que l’on croit communément d’une sublime perfection, et qui est imparfait, selon saint Clément, en comparaison de celui du gnostique. Je veux dire l’état du fidèle, qui soupire après la mort, pour fuir les dangers et les imperfections de la vie. Quand on a parlé dans ces derniers temps d’un état plus avancé où l’âme est indifférente, les docteurs spéculatifs l’ont regardé comme une illusion et une nouveauté dangereuse.

Saint Clément ne s’arrête point là : «Le gnostique, dit-il, ne désire rien de ce qu’il n’a pas, étant content de ce qu’il a; car il ne manque point des biens qui lui sont propres, étant suffisant à lui-même par la divine grâce et, par la gnose, étant dans cette suffisance et n’ayant pas besoin des autres choses; ayant et priant tout ensemble, il est uni à l’esprit». Il parle encore ainsi ailleurs : «il ne désire rien, car rien ne lui manque pour ressembler au beau et air bon; il n’aime personne d’une amitié commune, mais il aime le Créateur dans les créatures; il n’a besoin de rien pour l’âme134.» Remarquez en passant cette exclusion de tous désirs : elle est absolue et sans réserve, même pour les biens spirituels et pour la perfection. Étant par l’amour avec son Bien-aimé, avec qui il demeure familièrement, il est heureux à cause de l’abondance de ces biens. La raison pour laquelle tout désir est exclu d’un amour si parfait, c’est, comme nous avons déjà vu clans le même Père, que quand on entre dans ce qu’il y a de divin dans l’amour, alors l’amour n’est plus un désir dans celui qui aime : c’est une «ferme conjonction» qui établit le gnostique dans l’unité de foi. Ceux qui s’imaginent qu’aimer, c’est désirer le beau, ne connaissent point le divin de l’amour. Le gnostique n’a plus besoin ni de temps ni de lieu; ayant reçu son espérance par la gnose, il ne souhaite plus rien; possédant, autant qu’il est possible, tout ce qui est désirable. Voilà ce qui fait que l’âme n’a plus qu’à se reposer en Dieu, selon le même Père, dans le sabbat mystique, qui est la fin de la semaine. Voilà ce qui fait qu’il quitte toutes les choses devenues inutiles pour lui-même, les fonctions les plus saintes et dans les choses les plus saintes. En un mot, voilà ce rassasiement, et cette béatitude commencée, dont les mystiques ont tant parlé. C’est ce qui résulte de la vision que saint Clément appelle face à face, et que les mystiques ont appelée union immédiate ou essentielle.

Il est bon de remarquer que les mystiques ont parlé moins hardiment que ce Père. Ils n’ont parlé ni de vision face à face, ni de compréhension, ni d’un état de béatitude et de possession où l’on n’est plus dans le pèlerinage. Tous ces termes, si propres à effaroucher les théologiens, et dont saint Clément est rempli, ne se trouvent point dans les spirituels modernes. Il est vrai qu’ils parlent de béatitude commencée; mais ce langage est apostolique. Nous sommes, selon saint Jacques, un «commencement de la nouvelle créature135»; nous avons, selon saint Paul, «les prémices de l’Esprit»; ce même apôtre dit que «la gloire de Dieu doit être révélée en nous136»; il représente cette gloire comme étant déjà formée et cachée dans notre fond; il ne faudra que lever le voile pour la faire éclater.

Il est vrai que les mystiques parlent d’une union essentielle et immédiate. Ils la nomment essentielle, seulement pour la distinguer des unions passagères qui se font par les actes réfléchis et interrompus des puissances, ce qui ne fait point une union aussi intime et aussi permanente. Mais ils n’ont jamais songé à prétendre qu’elle fût essentiellement la même que celle des saints dans le ciel. Il n’y a que des gens sans lecture et sans expérience sur cette matière, qui puissent leur imputer ce sentiment. Ils la nomment union immédiate pour marquer que l’âme ne tient plus à Dieu par aucun de ces dons distingués de Lui et de son pur amour, ni par aucun moyen, ni par aucune pratique extérieure et méthodique. Cette union, qu’ils nomment immédiate, n’empêche point la médiation de Jésus-Christ; car l’union, quoique immédiate, ne se fait que passivement, par l’opération plus efficace que jamais du Médiateur. Cette union immédiate n’empêche pas que le voile de la foi ne couvre l’objet; car il y a une grande différence entre tenir immédiatement à Dieu par la pure volonté, ou voir Dieu immédiatement Lui-même dans son essence, sans aucun voile. Les mystiques croient le premier, et déclarent sans cesse qu’ils aimeraient mieux mourir que de croire le second. Ainsi on ne peut leur imputer les erreurs des Bégards condamnés dans le Concile de Vienne, qu’en ignorant, avec un excès inexcusable, leur doctrine et leur langage.

Si on demande en quoi consiste ce fond intime de l’âme unie à Dieu, je réponds que c’est une manière de parler. En rigueur de philosophie, une substance spirituelle n’a ni fond ni superficie. Mais cette allégorie n’est point particulière aux mystiques; elle est également répandue dans le langage de tous les hommes. Les docteurs les plus opposés aux mystiques diront tous les jours, quand ils parleront naturellement : la pénitence suivie de rechute n’était que superficielle; la contrition qui opère une conversion stable est plus profonde; l’amour qu’on doit à Dieu doit être dans le plus intime du cœur et dans le fond de l’âme. S’il y a de la difficulté à expliquer philosophiquement ces expressions si vulgaires et si naturelles, cette difficulté, qui est de pure philosophie, est commune à tous les docteurs, autant à celui qui la fait qu’à celui contre qui elle est faite. L’embarras même qu’on trouve à expliquer le mot de «philosophique» n’empêche point que ces allégories ne renferment un sens réel et indubitable. Quand on dispute pour décider en quoi consiste la substance d’un corps, il est certain, par avance, indépendamment de la dispute, que ce corps est une substance. Quand les mystiques se sont servis d’une mauvaise philosophie, pour expliquer leur expérience, ils n’ont pas prétendu rendre leur expérience dépendante de ces explications; ils ont déclaré, au contraire, que tous leurs termes expliquaient trop imparfaitement ce qui est ineffable et incompréhensible. Ce serait tomber dans le défaut qu’on leur reproche que de vouloir faire dépendre le sublime mystère de la grâce, et l’opération divine dans les âmes plus parfaites, des différents systèmes des philosophes. Ce grand secret de Dieu, que la théologie même ne peut démêler, n’est point du ressort de la philosophie. Celle qui est la plus vraisemblable n’a pas plus de droit que la plus fausse de décider là-dessus.

Que si on me presse de dire, en philosophe, mes conjectures, j’avouerais que je ne vois nulle distinction réelle entre l’âme et ses trois puissances. Je ne suis pas même persuadé que le fond de la substance de l’âme soit autre chose que penser et vouloir. Dès que j’ôte penser et vouloir, je ne conçois plus rien qui reste. Une union, qui se fait par contemplation amoureuse ne peut se faire que par pensée et volonté. L’opération que j’appelle superficielle en l’âme, c’est une opération excitée et réfléchie; qui dit excitation réitérée, dit des efforts passagers pour sortir de son état naturel et ordinaire, pour entrer dans un autre où l’on ne sera point fixé. Ce que j’appelle le fond de l’âme, c’est un état que la nature ou l’habitude lui a donné; c’est une opération uniforme, qui n’a plus besoin d’être excitée et qui se fait toujours sans réflexion.

En veut-on un exemple?... Je donne celui d’un homme, autant livré par l’habitude que par la nature à son amour-propre. Il s’aime toujours, sans actes formels ni réfléchis; il ne craint point de ne s’aimer pas; il ne s’excite point à s’aimer; il ne songe point s’il s’aimera toujours; il ne désire point de s’aimer encore davantage; il n’examine pas s’il s’aime actuellement; il s’aime trop pour l’examiner. Il s’aime, et ne fait que s’aimer; il n’aime que soi, dans tout ce qu’il semble aimer ailleurs; il n’est tout entier, en toutes choses, qu’amour de soi-même; il ne se met jamais dans cet amour, mais il s’y trouve toujours actuellement, foncièrement et invariablement établi, toutes les fois qu’il veut s’observer. Il ne pense pas toujours à soi-même, d’une manière excitée, développée et réfléchie; c’est au contraire une opération simple, directe et continuelle. Les pensées et les affaires qui l’occupent sont des distractions, si on les considère par rapport aux actes excités et réfléchis; puisque, dans ce temps-là, il cesse de penser formellement et distinctement à lui-même. Mais, si vous regardez dans les affaires et dans les amusements journaliers, quelle est sa fin unique, directement connue et voulue sans relâche, vous trouverez qu’il s’est regardé et aimé, uniquement, sans interruption, dans tous les moments de la vie. Ces distractions n’ont donc rien de volontaires elles ne sont distractions que par rapport aux pensées réfléchies, qui sont les moindres; elles n’interrompent jamais l’attention simple et intime, ni l’amour direct qui ne consiste point dans des actes réfléchis. Ces apparentes distractions ne peuvent distraire l’âme : au contraire, elles sont la pratique de l’attention unique de l’âme à elle-même, car elle rapporte tout à son intérêt et à son plaisir, dans les affaires et dans les amusements.

Changez seulement les noms et dites du gnostique, ou de l’homme passif, touchant l’amour de Dieu, tout ce que je viens de dire de l’homme livré à son amour-propre. Vous n’aurez plus de peine à entendre cette union substantielle, immédiate et permanente, où les formalités des actes excités et réfléchis ni les pratiques méthodiques ne sont plus d’usage. Souvenez-vous seulement de croire que rien n’est impossible à Dieu; et qu’Il ne peut pas moins, par sa grâce, que la nature, par sa corruption.

13. Le gnostique a le don de prophétie

Il est temps de considérer quelle est la science du gnostique. Cette science n’est point naturelle et philosophique : «La contemplation, dit saint Clément, qui n’est encore que philosophique, souhaite la science divine». Il paraît, par ces paroles, que le philosophe peut devenir gnostique; mais que la gnose est au-dessus de toute philosophie. Nous avons vu, d’ailleurs, que le simple fidèle, l’artisan et le laboureur exercent dans leur travail la contemplation gnostique. Ce qui est à remarquer, c’est qu’il prend soin d’avertir que les femmes n’en sont pas exclues : «Pour cette perfection, dit-il, l’homme et la femme en sont également capables137.»

Il ne faut point demander comment est-ce que cette science gnostique peut s’acquérir. Cassien dit que c’est par l’appauvrissement de l’esprit qu’on parvient à l’oraison sublime et à tous les dons d’intelligence. De même, saint Clément assure que «l’esprit pur et délivré du mal devient capable de recevoir la puissance divine, l’image de Dieu se formant en lui». Voici encore comment il parle : «L’Esprit de Dieu est un flambeau qui pénètre le plus profond des cœurs. Plus un homme accomplissant la justice devient gnostique, plus l’esprit illuminant lui est communiqué138» : c’est-à-dire que, plus un homme est dans le pur amour et dans la mort à lui-même, au milieu d’une simple et obscure foi, plus Dieu se communique à lui. Il ne faut donc s’imaginer, dans le gnostique, ni extase, ni vision. Il suffit qu’il soit purifié. Dieu ne cherche qu’à se communiquer aux âmes purifiées en leur mettant simplement au cœur, pour chaque moment, tout ce qu’il Lui plaît. Après que cela est passé, il ne leur en reste aucune trace de lumière. Il les tire de l’obscurité de la pure foi; c’est une sublimité toujours momentanée, et comme par prêt, avec une dépendance et une impuissance, une petitesse et une désappropriation incroyables.

«Le gnostique, dit saint Clément, comprend ce qui paraît incompréhensible aux autres, persuadé que rien n’est incompréhensible au Fils de Dieu et par conséquent que tout peut être enseigné, car Celui qui a souffert pour nous n’a rien omis pour l’instruction de la gnose139.» Remarquez qu’il suppose que l’âme gnostique est l’épouse du pur amour à laquelle l’Époux ne peut rien refuser, ni cacher ses plus incompréhensibles mystères, comme saint Jean de la Croix nous l’assure140.

Il parle encore ici : «Nous osons le dire, celui qui a la foi gnostique sait tout, comprend tout. Et quand il est véritablement gnostique, tels qu’ont été Jacques, Pierre, Jean, Paul et les autres apôtres, il pénètre, par une sûre compréhension, les choses sur lesquelles nous hésitons. La prophétie est aussi pleine de gnose, ayant été donnée par le Seigneur et découverte aux apôtres.» Voilà, suivant ce Père, la gnose qui est le fond de l’inspiration des apôtres et des prophètes. C’est pourquoi nous avons déjà vu qu’il dit ailleurs : «Celui qui obéit au Seigneur, qui suit l’inspiration et la prophétie, devient parfaitement, selon l’image du maître, un Dieu conversant dans la chair». C’est toujours l’amour pur, selon saint Clément, qui porte la lumière divine dans l’âme; il n’en faut point chercher d’autre source. «Celui, dit-il, qui est consommé dans la charité, et qui se nourrit perpétuellement et insatiablement de la joie d’une contemplation inépuisable141.» Et un peu au-dessus, il ajoute encore ces fortes paroles : «Celui qui sait que l’état où il est affermi, est une compréhension des choses futures, va, par l’amour, au-devant de l’avenir». «Touchant les choses futures, dit-il ailleurs, que le gnostique connaît et qui ne se voyaient pas encore, il en est si persuadé qu’il les croit plus présentes que celles qui sont proches de lui.» Enfin il dit de son gnostique que, «quand il a reçu la compréhension d’une contemplation éclairée, portant ses yeux sur les choses visibles, il croit voir le Seigneur, quoiqu’il paraisse voir ce qu’il ne veut pas voir.» «De même, dit-il encore, qu’il paraissait un rayon de gloire sur le visage de Moïse, à cause de sa vertu et de son entretien continuel avec Dieu, ainsi la force divine de la bonté qui s’attache à l’âme juste par l’inspiration, par la prophétie et par l’opération efficace et familière, imprime avec un sceau, sur elle, un caractère brillant de justice, qui est comme une splendeur intelligente ou comme la chaleur du soleil. C’est une lumière qui s’unit à l’âme, par une charité inséparable, qui porte Dieu et qui est portée par Lui142.»

Au reste, cette science divine et prophétique n’a, selon lui, aucune borne. Les choses, dit-il, que le Seigneur a enseignées sont claires et découvertes pour lui, quoiqu’elles soient cachées pour les autres; car il a reçu la gnose de toutes choses. «La charité, dit-il ailleurs, persuade tout au gnostique qui ne connaît que Dieu.» Voici encore un passage étonnant : «Le gnostique, dit-il, n’a pas de peine à connaître l’avenir. Comme plusieurs, qui vivent en conjecturant, il comprend, par la foi gnostique, ce qui est inconnu aux autres; et le futur est présent en lui, par la charité; car il croit à Dieu qui ne trompe point. Et à cause de la prophétie et à cause de la présence, il a ce qu’il croit et il tient ce qui est promis143.» Vous voyez que le gnostique est sûr de n’être point trompé, non seulement à cause de la vérité qui promet, mais encore parce que les choses promises, quoique éloignées, dans l’avenir, sont déjà présentes en Dieu, pour celui à qui tout est présent dans la présence divine.

Nous avons déjà remarqué que le gnostique entend clairement, dans la parole divine, ce que les fidèles n’y entendent pas, son nom même de gnostique vient de γνώσις. Il nous a été donné, dit Jésus-Christ, de connaître les mystères du royaume des cieux, et aux autres seulement en paraboles. La gnose est l’intelligence des sens profonds et mystérieux, non seulement des paraboles manifestes, mais encore de toutes les allégories cachées. C’est ainsi que saint Paul nous a appris à trouver, dans l’Ancien Testament, beaucoup de figures allégoriques que la seule lettre ne nous aurait jamais fait soupçonner. Les plus anciens auteurs ecclésiastiques, entre autres saint Clément, sont les plus attachés à ces sens mystiques et allégoriques, dont les savants dédaigneux des derniers siècles ont un si grand dégoût et un mépris si déclaré, lorsqu’ils les trouvent dans les mystiques. Tous les fidèles, dit saint Clément, n’ont pas la gnose. Vous voyez en passant que comme la foi, selon saint Paul, n’est pas pour tous les hommes, ainsi la gnose n’est pas pour tous les fidèles. Les uns, dit-il, regardent le corps des Écritures, c’est-à-dire les dictions et la lettre, les autres en pénètrent le sens et ce qui est signifié par la lettre, cherchant comme Josué à découvrir Moïse caché avec les anges, pendant que Caleb moins éclairé ne pouvait pénétrer jusque-là144.

Saint Clément dit encore ailleurs que le gnostique entend toutes choses, dans l’Écriture, d’une manière véritable et élevée, comme comprenant la science divine. Il pousse la chose jusqu’à prétendre que son gnostique donne aux passages de l’Écriture les plus communs, et qui semblent ne pouvoir souffrir qu’un sens littéral, des sens profonds et mystérieux, qui sont plus propres et plus véritables. Par exemple, il assure que le gnostique seul entend le propre sens de ces paroles : vous ne commettrez point de fornication, vous ne tuerez point. Il sait de quelle manière cela est dit au gnostique, et non de la façon dont cela est compris par la multitude. «Les gnostiques, dit-il, dans un autre endroit, entendront bien en quel sens il a été dit par le Seigneur : devenez parfaits comme votre Père, remettant les offenses qu’on vous fait, en perdant le souvenir et vivant dans l’habitude d’impassibilité». Le gnostique trouve son impassibilité dans ce passage : un docteur pathique, borné à la lettre, ne l’y trouverait jamais. Aussi ajoute-t-il, ailleurs, que «les Écritures inconnues aux hérésies et rejetées par elles comme stériles, ont été fécondes et ont conçu pour les gnostiques.» «Les hérétiques, continue-t-il un peu au-dessous, n’ayant point appris les mystères de la gnose de l’Église et ne comprenant point la grandeur de la vérité, négligent de pénétrer jusqu’à la profondeur des choses et, ne lisant que superficiellement, ont rejeté les Écritures.» Il dit encore que le gnostique voit «comment les hérésies, c’est-à-dire les hérétiques, se sont égarées; et comment la très exacte gnose, — et le choix véritablement excellent, — se trouve dans la seule vérité et dans l’ancienne Église145.»

Quand je lis ces choses dans saint Clément, je me rappelle aussitôt ce que Cassien a dit de ces solitaires, sans études et sans lettres, qui, par l’oraison simple et continuelle, devenaient des prophètes et entendaient les mystères de l’Écriture même146. Ils ne lisaient plus l’Écriture, ils la faisaient. Je crois voir Grégoire Lopez147 qui, sans aucune instruction, avait fait une explication historique de l’Apocalypse, si précise et si littérale. Nous avons vu que le gnostique comprend les choses que nul des autres fidèles ne peut comprendre, parce qu’il a reçu la gnose de toutes choses. Il en a même la compréhension, il sait tout, il comprend tout; il pénètre, par une sûre compréhension, les choses sur lesquelles nous hésitons. D’où il s’ensuit, par une conséquence nécessaire, que le véritable gnostique, étant instruit immédiatement de Dieu, ne peut l’être par les hommes. Voilà l’homme spirituel de saint Paul qui juge de toute chose, et que personne ne peut juger; voilà l’homme de saint Jean à qui l’onction enseigne tout et qui n’a besoin que personne l’instruise dans aucune chose; voilà ces hommes que saint Denys nomme «déiformes»148; voilà ces âmes sublimes que Dieu a tellement élevées, dit saint Augustin149, qu’étant enseignées de Dieu, elles ne peuvent plus l’être par aucun des hommes.

Le même saint Clément nous montre encore que la vérité et la vertu ne viennent plus au gnostique par le dehors; et que tous les biens qu’il reçoit lui viennent du dedans, par une inspiration immédiate, lorsqu’il dit que quand le gnostique est parvenu à l’habitude de la bonté, il ne reçoit plus les biens comme des instructions qui lui sont proposées, mais «qu’il est bon en lui-même et qu’il a l’être de la bonté.» De là vient encore qu’il dit que les biens du gnostique lui sont propres et naturels. Tout cela signifie un état consistant, une substance vive et permanente, comme il le dit lui-même, où le gnostique ne reçoit plus rien du dehors. «Étant devenu semblable à Dieu, dit saint Clément, il se crée et se forme lui-même,… par un commerce et une union avec le Seigneur, de laquelle il ne peut être arraché150.»

Nous avons vu aussi qu’il est suffisant à lui même et que, dans cette suffisance, il est bienheureux. «À l’égard des grands mystères, dit-il encore ailleurs, on ne peut en instruire, il faut en contempler et en pénétrer la nature et les effets.» Ainsi, selon lui, quiconque n’a point contemplé les mystères de la gnose, ne peut en concevoir ni en juger. Il dit encore une chose qui est d’une grande profondeur : «Croire en Dieu, dit-il, sans doute est le fondement de la gnose. Il est tout ensemble le fondement et l’édifice, le principe et la fin. Les extrémités ne s’enseignent point151.» Vous voyez que, selon lui, le commencement de la foi et le comble de la gnose sont les extrémités, où l’on n’arrive point par la simple instruction et par un progrès de connaissance acquise : il y faut l’infusion du Saint-Esprit.

14. La gnose est un état apostolique

Nous avons vu, et nous verrons encore que les apôtres et les prophètes ont été gnostiques. II paraît que saint Clément attribue réciproquement aux gnostiques les mêmes dispositions qu’aux apôtres. Il veut que les vertus ne se trouvent plus dans le gnostique non plus que dans les apôtres. Ce qu’il entend par vertus, c’est une force active pour le bien; et par laquelle on s’excite à combattre terriblement contre le mal.

«Les apôtres, dit-il, ayant surmonté la colère, la crainte, les désirs par l’instruction gnostique du Seigneur, ils n’eurent plus en eux les suites des passions qui paraissent avantageuses comme le zèle, l’ardeur; et par la constitution ferme de leur esprit, ils ne pouvaient éprouver aucun changement; par l’habitude de l’exercice, ils demeurèrent toujours inaltérables, depuis la résurrection du Seigneur. Car quoiqu’on regarde comme de bonnes choses celles dont on vient de parler, quand elles sont conduites par la raison, on ne doit pourtant pas les admettre dans l’homme parfait. Il n’a point de hardiesse ou de quoi être hardi, car il ne se trouve point en des choses fâcheuses, ne regardant nulle des choses de la vie comme contraire; rien ne peut le séparer de la charité de Dieu. Il n’a pas besoin de tranquillité, car il ne tombe point dans la tristesse; et il est persuadé que tout ce qui arrive est bon. Et il ne s’irrite point, car rien ne le peut porter à la colère, lui qui aime toujours Dieu et qui est tourné tout entier vers Lui seul. Il ne désire rien; car rien ne lui manque pour ressembler au beau et au bon; il n’a aucun désir, car il n’a besoin de rien pour l’âme, étant, par la charité, avec son bien-aimé, avec qui il demeure familièrement. Il est heureux, à cause de l’abondance des biens et devient déiforme et semblable à Dieu; et Dieu devient semblable à l’homme152.»

En voilà assez, pour montrer évidemment que le gnostique est dans les dispositions les plus parfaites où les apôtres ont été avant lui. Ce n’est que par l’instruction gnostique du Seigneur, et par l’habitude de l’exercice, comme parle saint Clément un peu au-dessus de ce passage, que les apôtres, s’élevant au-dessus des vertus actives et pénibles, entrèrent dans l’apathie gnostique et dans un état inaltérable, depuis la résurrection du Seigneur. Vous voyez que les apôtres n’ont été si parfaits qu’à cause qu’ils sont devenus gnostiques depuis la résurrection du Seigneur. Ce que saint Clément dit, au commencement du passage, pour les apôtres, il le dit ensuite, sans exception, pour tous les autres gnostiques en général. Le gnostique n’a plus rien à désirer pour l’âme, il est heureux, il est déiforme et semblable à Dieu.

Mais, outre cette perfection apostolique, saint Clément lui attribue encore le don de divination pour le prochain. «Le gnostique, dit-il, comprend ce qui paraît incompréhensible aux autres, persuadé que rien n’est incompréhensible au Fils de Dieu, et par conséquent que tout peut être enseigné, car celui qui a souffert pour nous n’a rien omis pour l’instruction de la gnose.» Nous avons vu que le gnostique sait tout, par une sûre compréhension des mystères, et qu’il pénètre la profondeur des Écritures, tout autrement que les fidèles ne peuvent la pénétrer. «Les nuées, la grêle et les charbons de feu, comme dit encore saint Clément, ont passé devant le Seigneur, nous enseignant que les discours saints sont cachés, mais qu’ils sont clairs et éclatants pour les gnostiques, Dieu les envoyant comme une grêle innocente153.» Voilà, sans doute, la science apostolique attribuée à la gnose. Le Père dit encore expressément que le gnostique «connaît et comprend la loi, comme elle a été donnée aux apôtres par le Seigneur, de qui viennent les Testaments».

Il est aisé de voir que cette science divine et infuse dans le gnostique doit se répandre sur le prochain; car saint Clément dit que le gnostique a soin de lui et ensuite de son prochain, afin qu’il devienne excellent. Le voilà occupé à conduire son prochain pour le rendre parfait; c’est manifestement ce qu’on appelle direction. Saint Clément assure encore qu’il y a «trois effets de la puissance gnostique : le premier, de connaître le fond des mystères; le second, de faire tout ce que prescrit le Verbe, c’est-à-dire, sans doute, de suivre l’inspiration comme les apôtres la suivaient; le troisième, c’est de transmettre d’une manière digne de Dieu les choses cachées dans la vérité154.» Le même Père remarque, en un autre endroit, que «le pasteur, qui a soin de ses brebis, a pourtant un soin principal de celles qui, par leur nature excellente, sont capables d’être utiles à la multitude. Ce sont les personnes qui sont propres pour conduire et pour enseigner. C’est par elles que l’évidence de la Providence paraît, quand Dieu veut, soit par l’instruction, soit par la place où Il les met faire du bien aux hommes; et Il le veut toujours. C’est pourquoi Il meut ceux qui sont propres aux choses qui procurent la vertu et la paix155.» Vous voyez de simples brebis veiller à la multitude, propres à conduire et à enseigner, qui font du bien aux hommes, tantôt par l’instruction sans place et tantôt par la place où on les met. Enfin, ces personnes sont mises pour procurer la vertu et la paix au monde : ce qui marque une inspiration gnostique.

Le gnostique, dit encore saint Clément, «devenu semblable à Dieu, se crée et se forme lui-même; et il forme aussi ceux qui l’écoutent.» Voilà le gnostique qui n’a point besoin d’être conduit, et qui conduit les autres. Voilà les auditeurs du gnostique bien marqués; il les instruit, et sa parole met en eux l’ornement de la perfection. Saint Clément ajoute des expressions si étonnantes qu’on ne pourrait les croire, si on ne les lisait. «Le gnostique, dit-il, supplée à l’absence des apôtres, vivant avec droiture, connaissant exactement; et, dans ceux qui lui sont proches, transportant les montagnes de son prochain et aplanissant les inégalités de leurs âmes156.» On n’en peut plus douter, voilà le gnostique, qui, sans aucun caractère marqué, enseigne, dirige et perfectionne les âmes, avec une autorité apostolique : portant tout sur lui, comme saint Paul, et étant rempli d’une vertu efficace et miraculeuse, pour la sanctification des âmes. Dieu le fait ainsi, pour suppléer à l’absence des apôtres, laquelle doit durer jusqu’à la consommation des siècles, ce qui suppose nécessairement que Dieu donnera des gnostiques, dans tous les siècles, jusqu’à la fin.

Mais voici une chose bien remarquable et qui doit être prise comme une clé générale des Stromates. Le même saint Clément, qui nous assure tant de fois que le gnostique est dans une union inamissible, imperturbable, inaltérable et qu’après avoir consommé toute purification, il est entré dans l’apathie de Dieu, et qu’il ne peut plus être tenté, ni avoir besoin de vertu, le même Père, dis-je, nous assure que le gnostique «a des tentations»; il ajoute aussitôt : «non pour sa purification, mais pour l’utilité de son prochain157.» Voilà le gnostique tenté comme Jésus-Christ, pour autrui. La tentation ne vient pas de son fonds, qui est dans une paix imperturbable; elle vient d’une impulsion étrangère, c’est ce que semble exprimer cette expression.

C’est l’esprit de Dieu qui le mène pour être tenté, c’est un mystère de grâces. Ce qu’il a éprouvé autrefois pour lui-même, il l’éprouve de nouveau pour les enfants que Dieu donne selon la foi. Il souffre les douleurs de l’enfantement, comme l’apôtre. Il souffre, car le terme de tentations et d’épreuves comprend toutes sortes d’états violents et pénibles. Il souffre, et sa souffrance opère dans le cœur d’autrui, pour y faire germer la grâce158. Voilà un état bien gnostique, et bien conforme à celui de saint Paul159, qui souffrait une espèce de tourment de feu, et une impression de faiblesse, suivant que ses enfants en Jésus-Christ tombaient dans le mal ou éprouvaient quelque affaiblissement.

Mais pour revenir à cette clé générale dont j’ai parlé, il faut remarquer que saint Clément a voulu envelopper la gnose sous une espèce de paradoxe, quand il a dit : la gnose est une; et là même, cependant, elle admet une multiplicité; elle est sans aucun mouvement passionné et avec un désir perceptible; elle est parfaite, et elle est défectueuse. Ceux qui connaissent par quelque expérience d’eux-mêmes, ou d’autrui, les états de la voix passive, sont bien éloignés d’être surpris par ces apparentes contradictions. Elles s’éludent toutes, comme celles que nous avons vues touchant les tentations du gnostique. Il est imperturbable, inaltérable pour lui-même, mais, quand Dieu le veut frapper pour autrui, il le rend sensible et faible comme un petit enfant, pour lui faire souffrir des peines inconcevables. Dans la tentation, il paye les dettes d’autrui et représente Jésus-Christ en portant les péchés des hommes. Voilà un genre de tentations passives.

Servez-vous de la même clé, pour les autres contradictions que j’ai rapportées. Le gnostique désire et ne désire pas; il est toujours simple, toujours un, toujours le même; cependant il admet la multiplicité; la gnose en un sens est parfaite et en un autre est défectueuse. Tout cela s’accorde, si on considère les divers degrés et les diverses opérations de Dieu, pendant que l’âme meurt à tout, dans une passiveté qui n’est pas encore consommée. Elle perd de plus en plus tous les désirs actifs; elle ne peut plus former ceux qu’elle formait autrefois avec tant de ferveur; tout tombe peu à peu dans un abandon sans réserve, qui est l’amour sans bornes dont parle saint Clément.

Mais quand l’âme a passé au-delà de toute purification, et, qu’elle ressuscite, par sa transformation en Dieu, ces désirs ressuscitent aussi; alors ce sont des désirs inspirés de Dieu, et vécus passivement par l’âme; alors il n’y a plus de désirs, de volonté propre, même vertueuse, c’est-à-dire excitée avec effort. La gnose est une et toujours la même; cependant elle admet une multiplicité, c’est-à-dire que l’âme, réduite à une opération très simple qui exclut la multitude des actes excités et réfléchis, admet néanmoins passivement la multiplicité de tous les actes que Dieu imprime en elle. Elle ne sent plus rien par elle-même, et elle est dans une entière involonté, mais elle se laisse pour ainsi dire vouloir toutes les différentes choses que Dieu prend plaisir de vouloir en elle. Elle est toujours une, par son adhérence simple, directe et unique, au seul vouloir divin; et elle est multipliée à l’infini par la variété des lumières et des dispositions qui lui sont infuses. En un mot, elle est comme la grâce, qui, étant très simple dans son principe, prend toutes les formes, comme dit l’apôtre multiformis gratiae a Dei160.

Enfin, la gnose est parfaite et défectueuse; défectueuse dans son commencement et dans tous ses degrés, jusqu’au dernier; car saint Clément nous dépeint le gnostique qui passe au travers des progrès mystiques jusqu’à l’apathie; elle est parfaite, quand l’âme est clans l’union inaltérable, où elle devient déiforme. En cet état même, si éminent, il reste encore un mélange de perfection et d’imperfection; à parler en toute rigueur, l’âme n’est encore ni impeccable, ni infaillible. Bien loin de l’être, elle commet actuellement certaines fautes légères, comme celle de Moïse privé de la Terre Promise, et de saint Pierre repris par saint Paul. De plus, Dieu lui laisse certains petits défauts extérieurs, pour voiler les richesses de sa grâce. Enfin, cette âme éprouve encore, comme nous l’avons dit, des faiblesses et des tentations pour autrui. Et ainsi, elle est tout ensemble parfaite et défectueuse.

Quand je considère cet état prophétique et apostolique, attaché à la gnose, je me rappelle aussitôt avec étonnement qu’il doit y avoir des gnostiques, dans tous les siècles, pour suppléer à l’absence des apôtres; que ces gnostiques sont de tous âges et de toutes conditions, laboureurs, artisans, gens sans lettres qui n’arrivent à cette sublimité que par le pur amour et point par leurs talents; qu’ils sont de tous états, mêmes gens mariés, et des deux sexes; car les hommes et les femmes, dit saint Clément, sont également appelés à cet état apostolique. C’est une chose surprenante, et néanmoins bien manifeste dont notre auteur saint Clément, n’a parlé ainsi qu’après le prophète Joël, cité par saint Pierre, dans les Actes : «Je répandrai de mon esprit sur toute chair, sur mes serviteurs et sur mes servantes; vos fils et vos filles prophétiseront et auront des songes161.»

Après cela, je ne m’étonne plus de voir un pauvre mendiant qui instruit et qui dirige le grand prédicateur Tauler162. Je ne suis plus surpris de voir sainte Catherine de Gênes, qui dirigeait un grand nombre d’enfants spirituels comme nous le voyons dans sa vie163. Je regarde de même la bienheureuse Angèle de Foligno, qui déclare en mourant, à tous ses enfants spirituels présents et absents164, qu’elle a été donnée de Dieu pour lui rassembler tous les élus de dessus la terre au deçà et au-delà des mers. Enfin je ne m’étonne plus de voir sainte Thérèse qui dirige le bienheureux Jean de la Croix, le Père Antoine de Jésus et beaucoup d’autres prêtres et religieux, savants et vénérables. Remarquez que cette sainte a mérité que l’Église demande à Dieu d’être nourrie de sa céleste doctrine. Enfin je comprends par là avec quel Esprit saint François de Sales révère, dans une mère religieuse, des conseils pour la vie intérieure et un genre d’oraison qu’il reconnaît être au-dessus de son expérience.

15. Quelle est la sûreté de la voie gnostique

On dira que ces choses sont dangereuses; et je répondrai qu’elles ne sont dangereuses que quand elles ne sont pas vraies. Ce qui est dangereux, «sujet à des chutes, et rempli de précipices», comme dit saint Clément, c’est d’être encore pathique; et de n’être point dans la gnose. Il se fait encore ailleurs cette même objection, en parlant ainsi : «et il y en a qui disent que la gnose enfle; mais, nous leur répondrons peut-être qu’il est dit que celle qui paraît gnose peut enfler, si toutefois quelqu’un croit, que φυσιοΰν signifie enfler; mais comme le terme de l’apôtre, comme il est plus vraisemblable, signifie penser, véritablement et d’une manière élevée, le doute se trouve résolu165.»

Ce qu’il faut conclure, c’est que rien n’est plus mauvais, ni moins sûr que de vouloir être plus sage que Dieu, et de rejeter ces dons véritables, par une crainte excessive des faux. Il faut être prêt à tout, croire, avec simplicité et petitesse, sans ardeur dédaigneuse, ni respect humain, ni hésitation dans la foi. Ensuite il ne faut croire en particulier rien que ce qu’on aura éprouvé solidement, pour voir s’il vient de Dieu. Mais il ne faut être surpris de rien, et ce serait avoir peu de foi, et un cœur bien étroit, que de rejeter les dons de Dieu, par défiance ou par mauvaise volonté. «Nul don de Dieu n’est faible, comme dit saint Clément. La vérité sera persécutée jusqu’à la fin, mais elle demeurera sans que les hommes puissent l’en empêcher166.»

Voulez-vous savoir quelle est la perfection du gnostique? Souvenez-vous que, selon saint Clément, il est à la droite du sanctuaire, pendant que les autres fidèles pathiques et mercenaires ne sont qu’à gauche. Souvenez-vous qu’il est «le seul qui honore Dieu d’une manière véritable et digne de lui167.» Souvenez-vous encore que la doctrine commune des fidèles n’est qu’une gnose abrégée pour instruire des choses les plus pressées, qu’une semence et une odeur de la gnose. Voulez-vous voir la différence que saint Clément met entre les divers degrés des fidèles? «Les prophètes, dit-il, sont parfaits dans la prophétie»; il faut se souvenir que, suivant ce Père, les prophètes et les gnostiques sont la même chose. «Les justes le sont, dans la justice. Les martyrs, dans la confession; les autres dans la prédication, n’étant pas privés des vertus communes et ayant de la droiture dans les degrés où ils sont établis168.» Vous voyez qu’il met les justes, les martyrs et les docteurs de son temps, au-dessous de son gnostique qui a le don de prophétie. Ces autres hommes si éminents sont mis dans un état bien inférieur, où il leur donne seulement les vertus communes avec une droiture proportionnée à leur degré.

Nous lisons ailleurs, dans le même ouvrage, que «la gnose est uniforme, toujours d’accord avec elle-même et avec le Verbe divin.» C’est pourquoi l’apôtre dit : «Je ne vous serais point utile si je ne vous parlais ou en révélation, ou en gnose, ou en prophétie, ou en doctrine». Ceux qui ne sont pas gnostiques «ne laissent pas néanmoins de faire quelque chose de bien, comme il arrive dans ce qui regarde le courage, mais ce n’est pas selon le Verbe169.» Ces paroles supposent manifestement qu’il y a toujours quelque reste d’imperfection dans toutes les vertus pénibles et excitées des pathiques, dans l’état actif, jusqu’à ce qu’elles soient purifiées passivement par la gnose et par l’inspiration habituelle du Verbe.

Nous avons vu que toutes les vertus changent par la gnose, jusque-là que saint Clément ne veut pas que les gnostiques se réjouissent comme le simple fidèle. «Autre est la joie, dit-il, qu’il faut assigner à l’Église comme lui étant convenable; autre est la douceur qu’il faut attribuer au véritable gnostique170.»

Nous avons vu que le gnostique a passé au-delà de toute purification; qu’il n’a plus ni tache ni souillure. Le même Père dit encore que, «marchant sur les traces des apôtres, les gnostiques doivent être sans péché.» Il dit encore ailleurs que son gnostique «est pur de toutes les taches de l’âme171.» Ces expressions sont conformes à celles des mystiques, entre autres de saint Jean de la Croix qui dit, en plusieurs endroits172, que l’âme retourne à sa pureté originelle. Les théologiens spéculatifs se scandalisent de cette proposition; mais ils devraient songer qu’elle est dans toute la rigueur du dogme. La concupiscence est une peine du péché, et une source de péché; mais elle n’est pas le péché même. Elle est un désordre dans la nature, mais elle n’est point une souillure dans l’âme. Il est, de foi, que rien qui soit tant soit peu souillé n’entrera au royaume du Ciel. Les petits enfants baptisés ont la concupiscence, ils entrent dans le Ciel sans passer par le purgatoire. Voilà un exemple décisif pour montrer qu’on peut être sans aucune tache et dans la pureté originelle, avec la concupiscence.

Il faut encore remarquer que saint Augustin nous dépeint trois sortes d’hommes173. Les premiers meurent si parfaits qu’ils n’ont pas besoin des prières de l’Église. Les seconds ont si mal vécu que les prières de l’Église leur seraient inutiles. Les troisièmes sont les imparfaits qui n’ont pas assez mal vécu pour être exclus de ces prières, et qui n’ont pas assez bien vécu pour n’en avoir aucun besoin. De ces trois sortes de fidèles, les derniers passent par le purgatoire et les premiers n’y passent point. Cette doctrine de saint Augustin est fondée sur une tradition constante de toute l’Église, de laquelle il résulte qu’un certain nombre de justes sont exempts de toute souillure avant que de mourir, quoiqu’ils aient la concupiscence, puisqu’ils ne passent point par le purgatoire. Être exempt de toute souillure et de toute tache, c’est arriver à la pureté de la création. En vain chicanerait-on sur le terme de pureté, il ne peut et ne doit jamais signifier qu’une exception de toute souillure.

Quand saint Clément dit donc que le gnostique a passé au-delà de toute purification, et qu’il n’y en reste plus aucune à faire en lui, il signifie clairement par là que le gnostique est dans la pureté de la création et qu’étant sans tache, il peut aller au Ciel sans passer par le purgatoire. Il est évident qu’il n’y a plus de purgatoire pour celui dans lequel il ne reste plus ni souillure à effacer ni purification à faire. C’est pourquoi tant de saints ont cru que certaines âmes, rigoureusement éprouvées par les peines extérieures, souffrent un purgatoire d’amour en cette vie, en sorte qu’elles n’en souffrent point. d’autres après la mort. Sainte Catherine de Gênes et sainte Thérèse ont fait une vive expérience de ce feu intérieur qui consume les âmes, comme celui du purgatoire après cette vie.

Remarquez la conformité de ces deux états : c’est une peine involontaire, et imprimée sans qu’on sache comment; on ne peut ni l’éviter, ni l’adoucir, ni lui résister par courage, ni s’aider pour son propre soulagement. On ne peut qu’acquiescer passivement, pour laisser faire la justice de Dieu. Il faut que ce feu vengeur travaille seul, et par lui-même, à dissoudre l’âme et à la renouveler, par une espèce de force universelle. Ce n’est qu’en la détruisant qu’il la purifie, et qu’elle passe par le creuset pour y consommer jusqu’au moindre reste de l’amour-propre. Il faut qu’elle coule comme le métal fondu et qu’elle perde toute consistance en elle-même pour recevoir, dans les divers moules, toutes les formes qu’il plaira à Dieu. C’est par cette destruction de tout ce qui résiste et qui a encore quelque consistance propre, que l’âme, renouvelée dans le pur amour, ne tient plus à soi et se rapporte uniquement à Dieu selon la fin de la création. Il faut que cette purification foncière, qui ne s’opère que par la souffrance paisible, se fasse en ce monde, ou en l’autre. Les âmes lâches et imparfaites meurent, sans avoir laissé faire à Dieu cette opération douloureuse. Un petit nombre d’âmes généreuses se livrent, dès cette vie, aux tourments inexplicables du pur amour.

C’est ce que saint Clément nous assure que son gnostique a fait, quand il dit qu’il n’a plus besoin de vertu, ni combat à soutenir, ni taches à effacer; et qu’il a passé au-delà de toute purification. La plupart des docteurs, qui savent que certaines âmes ne passent point par le purgatoire de l’autre vie, ne songent point assez au purgatoire intérieur, par lequel elles doivent avoir été entièrement renouvelées en Jésus-Christ avant la mort.

Encore une fois, je sais bien qu’on dira que ces voies extraordinaires sont dangereuses. Ce qui est dangereux, ce n’est pas d’être dans ces voies, mais de s’imaginer faussement qu’on y est. Qu’on éprouve les âmes, et qu’on respecte toujours la voie. Ce ne sera jamais en confondant l’illusion avec le véritable attrait de Dieu, que l’illusion sera dissipée pour nous. Je ne vois rien de si indigne du christianisme et de si honteux, que de craindre la perfection comme un chemin bordé de précipices, et de chercher la pureté dans l’imperfection d’une vie commune. Pourquoi craindre de ne s’aimer plus soi-même, et de n’aimer que Dieu seul? Pourquoi craindre de renoncer entièrement à soi, et de n’avoir plus d’autre volonté que celle de Dieu? Pourquoi craindre d’être, comme les apôtres, livrés à la grâce? La vraie sûreté n’est ni dans les moyens, ni dans les actes que nous pouvons choisir.

C’est pourquoi saint Clément met une espèce d’indifférence dans tous les états; il ne s’attache qu’à la gnose. «La viande, dit-il, ne nous rendra pas recommandables, ni le mariage, ni le renoncement au mariage, sans gnose; mais la vertu qui consiste à agir gnostiquement. Toutes les choses créées pour notre usage sont bonnes, comme le mariage avec un usage modéré. Le plus grand des biens, c’est de parvenir, par une vertu impassible, à la ressemblance de Dieu174.» La sûreté ne consiste donc qu’à suivre l’attrait divin, et l’Esprit qui souffle où Il veut. En tout cela, il ne s’agit de rien faire contre la règle immuable de la loi écrite, ni contre le cours journalier de la providence. Il ne s’agit pas même de s’arrêter à des lumières ou à des révélations. Quand il ne s’agit que de mourir à tout soi-même, dans la plus obscure foi et dans l’amour le plus désintéressé, faut-il tant craindre l’illusion?

On me demandera peut-être s’il y a beaucoup de gens dans cet état. Je réponds que Dieu seul sait leur nombre. Saint Clément dit souvent que la gnose n’est pas dans tous, et qu’elle est donnée à peu de personnes. En effet il n’est que trop visible qu’il y a peu de chrétiens morts à eux-mêmes. Ce n’est pas que Dieu refuse cette grâce aux hommes : Il ne cherche qu’à se communiquer. Saint Clément dit souvent que la gnose est le bien propre et naturel à l’homme. Ce qui marque que c’est sa vocation et la fin essentielle pour laquelle il est créé. En effet, il faut que tout prédestiné parvienne à cette grâce sublime, par le purgatoire d’amour en cette vie, ou par un autre purgatoire après la mort. Il y a beaucoup d’appelés, et on peut dire même que tous sont appelés en général. La plupart des âmes n’ont pas le courage de laisser faire Dieu et de se renoncer. Elles se reprennent toujours, sur de beaux prétextes, après s’être renoncées, et ne font que languir, sans achever leurs sacrifices. Elles résistent à Dieu par les réserves secrètes qu’elles font, et ne trouvent aucune paix. Celles mêmes qui paraissent les plus courageuses ne laissent pas d’avoir encore certains retours subtils et imperceptibles sur elles-mêmes, qui entretiennent une vie secrète et maligne, dans les derniers replis d’un cœur où Dieu ne demande que mort. Tout cela contriste le Saint-Esprit, tout cela affaiblit et retarde l’opération divine.

Ainsi la multitude des fidèles lâches s’exclut elle-même de la perfection où elle était appelée; et le petit nombre d’âmes élues rend, par ces résistances secrètes, très long et très pénible un ouvrage que la grâce rendrait court et facile, si elle trouvait des cœurs simples et toujours prêts à la recevoir dans toute sa force. C’est pourquoi je ne crains pas de dire, après saint Clément, que «la gnose purifie promptement et qu’elle est propre pour faire recevoir facilement un changement en mieux. C’est pourquoi, continue-t-il, elle conduit avec facilité à l’état simple et divin, qui est fait pour l’âme, et qui lui est naturel. Elle y conduit l’âme, par une lumière qui lui est propre, la faisant passer au travers des progrès mystiques, jusqu’à ce qu’elle l’ait établie dans le lieu plus éminent du repos175.»

On ne saurait trop remarquer que, suivant ce Père, des dons si éminents sont propres et naturels à l’homme; et que cette voie, quand notre infidélité ne l’allonge point, est courte et facile. C’est pourquoi ce Père dit que la «gnose est la perfection de l’homme en tant qu’homme», qu’elle est «la propriété de l’âme raisonnable», et que l’âme du gnostique, devenue toute spirituelle et s’étant avancée vers ce que lui est naturel dans l’église spirituelle, elle demeure dans le repos de Dieu. Peut-on exprimer plus fortement que tous les hommes sont pour la gnose?

Si nous voulons reprendre maintenant les choses déjà éclaircies dans ce chapitre, voici ce que nous pourrons rassembler.

Premièrement, la gnose est la plus parfaite de toutes les voies, puisqu’il n’y a qu’elle seule qui honore Dieu d’une manière digne de Lui et qu’elle fait passer l’âme au-delà de toute purification.

Secondement, elle est la plus sûre de toutes les voies : quand elle est véritable, elle n’enfle point; loin de jeter dans l’illusion et dans l’erreur, elle est le préservatif contre toutes les hérésies. Ce n’est que faute de suivre la gnose que tant d’hérétiques ont abandonné les Écritures. Je m’imagine entendre saint François de Sales, qui disait que l’amour de Dieu changerait plus d’hérétiques que toutes les controverses : en effet, si les docteurs, au lieu de se remplir la tête de questions subtiles, de faits et de passages pour montrer l’érudition, lisaient simplement les Écritures, avec le même esprit qui les a faites, l’Église n’aurait pas tant d’erreurs à combattre.

Troisièmement, les pathiques et mercenaires, qui n’ont pas la gnose, sont dans une voie sujette à des chutes et pleine de précipices.

Quatrièmement, la gnose est propre et naturelle à tous les hommes, car elle n’est que la voie pour les ramener à la fin de leur vocation. Mais quoique tous soient appelés à cette perfection, peu sont élus, à cause de leurs indispositions volontaires; la grâce ne manque pas aux hommes, mais les hommes manquent à la grâce. Pour la perfection évangélique, il est vrai qu’il est dangereux de vouloir mettre tout le monde dans cette voie et de vouloir élever tout à coup les fidèles imparfaits, mal instruits, aux degrés sublimes, avant qu’ils se soient exercés dans les inférieurs. Mais ce n’est pas la faute de la gnose, ni de la grâce qui les invite tous, et qui est la propriété de l’âme raisonnable. C’est la faute des hommes qui, par leur indisposition, se rendent incapables des perfections extérieures.

Cinquièmement, la gnose change l’homme, de bien en mieux, avec promptitude et facilité, par une lumière qui lui est propre et naturelle. Ainsi, cette voie est courte et facile en elle-même, quoique les hommes, lâches et indociles, la rendent difficile et longue. C’est ainsi que raisonne saint Clément. Et l’abbé Isaac, dans Cassien176, raisonne de même. L’oraison sublime et continuelle est un état dont les plus simples et plus ignorants sont capables. Cependant il ne faut communiquer ce secret qu’à ceux qui ont la vraie soif. Cette oraison demande des préparations et des exercices, qui conduisent à l’habitude; elle est néanmoins plus courte et plus facile que la voie ordinaire des méditations variées. Cette conformité de saint Clément avec Cassien me rappelle aussi la conformité de leurs sentiments avec ceux du bienheureux Jean de la Croix, qui dit que177, quand les âmes sont solidement instruites et mortifiées, surtout en communauté, Dieu les appelle en peu de temps à cette oraison qui n’est plus discursive. Je conclus toujours que tout dépend de l’expérience du directeur, qui doit éprouver ce qui vient de Dieu.

16. La gnose est fondée sur une tradition secrète

Nous avons déjà vu que les apôtres, Jacques, Pierre, Jean et Paul, étaient gnostiques. Nous avons vu aussi que Josué l’était, et à plus forte raison son maître Moïse. Nous avons vu aussi que sa prophétie est renfermée dans la gnose; et par conséquent que les prophètes ont été gnostiques. II paraît que saint Clément a cru que la gnose était tout ensemble écrite et non écrite. Écrite, en ce que ceux qui en avaient l’intelligence et la pratique la trouvaient sans cesse dans les saints livres, et que ceux qui n’étaient pas gnostiques ne la trouvaient point. «La vie du gnostique, comme je le crois, dit-il, n’est autre chose qu’une suite d’actions et de discours conformes à la tradition du Seigneur. Mais la gnose n’est pas donnée à tous; car je ne veux pas que vous ignoriez, mes frères, dit l’apôtre, que tous ont été sous la nuée, que tous ont eu part à une nourriture et à une boisson spirituelles, faisant voir par là clairement que tous ceux qui ont entendu la parole n’ont compris, ni en pratique, ni en spéculation, la grandeur de la gnose178.» Nous voyons déjà la tradition du Seigneur et de ses apôtres, qui remonte jusqu’aux prophètes et à Moïse. Mais elle est une tradition secrète et enveloppée, en sorte que ceux qui ne sont pas gnostiques, voient et ne croient pas, entendent et ne comprennent pas, et lisent les mystères de la gnose avec un voile sur le cœur. «Vous trouverez donc, si vous le voulez, dit saint Clément, la gnose dans les actions et dans les écrits des apôtres.» En effet, les actions des apôtres ne montrent pas moins que leurs écrits, cet état passif, qui est tout inspiré, puisque l’Esprit de Dieu les meut en chaque chose et fait en eux tout ce qu’ils font. Cette souplesse de l’âme, qui se laisse mouvoir sans cesse à l’esprit intérieur, n’est que la perfection de notre coopération à la grâce pour pratiquer l’Évangile. Ainsi saint Clément ne craint point de dire : vous trouverez, si vous le voulez, la gnose dans leurs actions et dans leurs écrits. C’est pourquoi nous avons vu qu’il dit encore que la vie du gnostique n’est qu’une suite d’actions conformes à la tradition du Seigneur. Mais, quand il dit : «Vous trouverez si vous le voulez», il fait entendre qu’on ne trouve la gnose, dans les saintes Écritures, que quand on veut l’y trouver et qu’on l’y cherche avec préparation.

De là vient qu’il dit, ailleurs, que la gnose n’est point écrite, c’est-à-dire qu’elle ne l’est pas clairement et qu’on ne la trouve pas en rigueur dans le sens grammatical de la lettre. «La gnose, dit-il, ayant été laissée par les apôtres à un petit nombre de fidèles, sans écriture, elle est parvenue à nous.» Il faut donc exercer la gnose ou sagesse pour parvenir à une habitude de contemplation continuelle, et inaltérable. Il semble encore dire la même chose, d’une manière un peu confuse, dans un autre endroit au-dessus. «Dieu, dit-il, commande à Isaïe de prendre un livre nouveau et d’y écrire certaines choses; l’Esprit a prédit par là que la sainte gnose qui vient de l’explication de l’Écriture lui serait postérieure, la gnose n’étant point encore écrite en ce temps-là, parce qu’elle n’était point encore connue. Elle avait été communiquée, dès le commencement, à ceux qui avaient l’intelligence; ensuite, le Sauveur ayant instruit les apôtres, la tradition non écrite d’une chose écrite nous est donnée écrite sur des cœurs nouveaux par la puissance de Dieu, selon la nouveauté de ce livre179.»

Il semble résulter de ce passage que la gnose a été donnée de Dieu dès le commencement, sans écriture, à ceux qui en avaient l’intelligence, c’est-à-dire aux patriarches et aux autres saints qui ont précédé la loi écrite; qu’ensuite elle a été écrite d’une manière enveloppée et allégorique, en sorte qu’elle est plutôt dans l’explication de l’Écriture, que dans l’Écriture même; qu’enfin le Sauveur a donné à ses apôtres la tradition non écrite d’une chose écrite, c’est-à-dire une explication secrète et de vive voix, du sens le plus profond des Écritures, où le mystère de la gnose se trouve renfermé.

Le même Père dit encore : «  La gnose donnée par tradition, selon la grâce de Dieu, semblable à un dépôt, est mise dans les mains de ceux qui se rendent dignes de l’instruction par elle; la grandeur de la charité brille de lumière en lumière, car il est dit : l’on donnera encore à celui qui a la foi, la gnose; et à la gnose, la charité et l’héritage. C’est pourquoi la gnose est donnée, à la fin, à ceux qui y sont propres, et qui sont choisis; car on a besoin d’une plus grande préparation et d’exercice précédent pour entendre les choses qui sont dites alors, pour disposer sa vie, et pour arriver avec connaissance à ce qui surpasse la justice de la loi180.»

Toutes ces choses signifient que la gnose est dans l’Écriture, mais d’une manière profonde et mystérieuse, dont on n’a la clé qu’à mesure qu’on avance, par les divers degrés de la gnose, jusqu’à la charité pure et permanente qui en est le comble.

Le même Père montre l’économie et la dispensation de ces mystères en parlant ainsi : «L’apôtre montre clairement que la gnose tient le lieu principal, pour ceux qui en ont l’intelligence, puisqu’il dit aux Corinthiens : “J’espère que votre foi augmentera et que j’aurai un sujet plus abondant de me glorifier en vous par votre perfection, afin que je vous puisse annoncer les choses qui sont au-dessus de vous.” Par là, il nous apprend que la gnose, qui est la perfection de la foi, s’étend au-delà de l’instruction ordinaire, comme il convient à la majesté, de la doctrine du Seigneur et à la règle de l’Église181.»

Les choses que saint Clément dit de la gnose sont si prodigieuses et si incroyables qu’il sent bien le besoin qu’il a d’une grande autorité pour appuyer tout ce qu’il dit. C’est pourquoi il allègue si souvent une tradition, qui a deux circonstances décisives : la première, de remonter sans interruption, par Jésus Christ, par ses apôtres et par les prophètes, jusqu’aux patriarches qui sont dès le commencement, et qui ont précédé tout ce qui est écrit; la seconde circonstance est que saint Clément allègue une tradition constante, et reconnue de l’Église dans le temps même où il écrivait. Le moins qu’on puisse donner à ce grand docteur de l’Église apostolique d’Alexandrie, mère de tant d’autres Églises, c’est de supposer qu’il a connu ce qu’il disait lorsqu’il a parlé au nom de l’Église à tous les païens, d’une tradition actuelle. Il a vécu peu d’années après la mort des apôtres, surtout de saint Jean. Non seulement dans le temps où il a écrit, mais encore dans la suite de tous les siècles, il n’a jamais été ni soupçonné ni contredit, en cette matière.

Lorsque j’entends ce Père parler si affirmativement d’une secrète tradition, je me rappelle avec joie une tradition semblable, que l’abbé Isaac rapporte de son côté dans Cassien, pour les solitaires, et qu’il fait remonter jusqu’à saint Antoine182. Mais ceux qui voudraient disputer contre cette tradition, et qui s’opiniâtreraient à demander des passages formels tirés de la lettre de l’Écriture, ne sauraient être plus incrédules que ceux qui ont été réfutés par saint Clément. Voici comment il les réfute : «Après, dit-il, que nous aurons montré les choses qui sont signifiées,… alors leur foi étant plus abondante, nous leur découvrirons les témoignages de l’Écriture; les choses que nous allons dire paraissent, à plusieurs de la multitude, différentes des Écritures du Seigneur; mais qu’ils sachent que c’est des Écritures même que ces choses vivent et respirent; elles en tirent tout leur fonds, mais elles n’en prendront que l’esprit et point le langage183.» Qu’on ne s’étonne donc plus si l’état passif ou gnostique paraît aux yeux de la multitude contraire au texte des Écritures; et qu’on ne demande plus aux mystiques des passages formels pris dans la rigueur de la lettre. Selon saint Clément, il s’agit de l’esprit et point du langage.

Au reste je ne puis finir ce chapitre, sans remarquer la conformité de saint Denys aussi bien que celle de Cassien. Avec saint Clément, saint Denys dit qu’«il y a deux théologies, l’une commune et l’autre mystique; et que la mystique a ses traditions secrètes, comme l’autre a sa tradition qui est publique».

Je finis, en concluant avec saint Clément par ces paroles : «Nous savons que nous avons tous une foi commune pour les choses communes, qui est qu’il n’y a qu’un Dieu; mais la gnose n’est pas dans tous : elle est donnée à peu184.» Ceux qui connaissent l’antiquité n’auront garde de me demander si saint Clément a une autorité suffisante pour établir tout ce qu’il dit de la gnose. Quand il manquerait, par lui-même, d’autorité, il en recevrait une plus que suffisante par sa conformité manifeste avec la tradition secrète des solitaires, disciples de saint Antoine, rapportée par Cassien. D’ailleurs, saint Denys, cité par saint Grégoire le Grand et par les conciles œcuméniques, parle précisément de même. Enfin, il a une admirable conformité avec les saints des derniers siècles, tels que Tauler, le Bienheureux Jean de la Croix, sainte Catherine de Gênes, saint François de Sales, et beaucoup d’autres.

Mais quel théologien catholique oserait rejeter l’autorité de saint Clément? C’est un sublime philosophe, et par conséquent, bien éloigné d’une crédulité puérile. C’est celui de tous les Pères, sans exception, en qui éclate une plus profonde et plus étendue érudition. Sa connaissance des Saintes Écritures est admirable; aussi les a-t-il enseignées dans la plus célèbre école du monde, qui était celle d’Alexandrie. Origène même a été son disciple. Saint Jérôme dit de lui : Clemens Alexandrinus presbyter, meo judicio omnium eruditissimus… quid in libres ejus indoctum? II a fleuri, dès la fin du second siècle, au commencement de l’empire de Sévère, à peu près dans le temps que saint Irénée souffrit le martyre. Il l’avait vu apparemment, car il avait beaucoup voyagé pour rechercher curieusement la tradition des hommes apostoliques. Il était à peu près contemporain de saint Justin martyr et de l’apologiste Athénagoras. Saint Clément pape, nommé par saint Paul dans ses Épîtres, était de la même race que le nôtre : c’est Eusèbe qui nous l’assure. Et le nôtre, qui est l’alexandrin, pouvait encore avoir appris bien des traditions importantes par sa propre famille.

Il fallait que ce Père fût déjà fort âgé, un peu avant la fin du second siècle, vers l’an 194, car il assure qu’il a été instruit par des hommes qui l’avaient été eux-mêmes immédiatement par les apôtres. L’endroit où il le dit est très remarquable, nous le trouvons dans les Stromates, et Eusèbe l’a rapporté dans son Histoire :

«Je n’ai point composé cet ouvrage pour l’ostentation, c’est un trésor de mémoire que j’amasse pour ma vieillesse, un remède sans art contre l’oubli ou la malice, un léger crayon de ces discours animés, et de ces hommes bienheureux et vraiment dignes de mémoire, que j’ai eu le bonheur d’entendre, l’un en Grèce, qui était Ionien, l’autre en Italie; l’un était de Syrie, l’autre d’Égypte; deux autres dans l’Orient; l’un en Assyrie, l’autre en Palestine, hébreux d’origine. Ayant rencontré ce dernier, qui était le premier en mérite, je me suis arrêté en Égypte, l’étudiant sans qu’il s’en aperçût. C’était une abeille industrieuse, qui suçant les fleurs de la prairie des apôtres et des prophètes, a produit, dans les esprits de ses auditeurs, un trésor immortel de gnose. Ceux-là avaient conservé la vraie tradition de la bienheureuse doctrine, qu’ils avaient reçue immédiatement des saints apôtres, de Pierre, de Jacques, de Jean, et de Paul, chacun comme un fils de son père. Mais il y en a peu de semblables à leurs pères. Ils sont venus, par la grâce de Dieu, jusqu’à nous, pour nous confier cette semence divine; et je sais qu’ils se réjouiront de voir ici leurs discours, non pas expliqués, mais seulement marqués, pour les conserver. Car je crois qu’on a voulu décrire une âme qui désire que la bienheureuse tradition demeure fixée quand on dit : un homme qui aime la sagesse réjouira son père185.»

Eusèbe et saint Jérôme ont cru que ce dernier homme, hébreu d’origine, auquel il s’était attaché, était Pantène, disciple des apôtres, le même qui, revenant des Indes où il avait annoncé l’Évangile, fonda l’école d’Alexandrie où saint Clément enseigna après lui.

Ainsi quand saint Clément parle de la tradition des apôtres, touchant la gnose, il parle avec la plus grande autorité qu’on puisse trouver sur la terre, après celle des apôtres. Même, il touche à leur temps : il dit que ses maîtres ont appris de Pierre, de Jacques, de Jean et de Paul. Il cite quatre principaux disciples de ces quatre apôtres qu’il a cherchés dans des pays si éloignés les uns des autres. Ces quatre hommes si merveilleux avaient reçu immédiatement la vraie tradition de la bienheureuse doctrine. Cette bienheureuse doctrine n’est pas la simple foi des chrétiens ordinaires : c’est la gnose, qui est la matière dont saint Clément veut traiter dans ces Stromates. Cette vraie tradition de la bienheureuse doctrine ne se divulguait pas, car saint Clément ne la découvrit dans son maître qu’en l’étudiant sans qu’il s’en aperçût. C’est une semence divine qui est confiée à certains hommes. On n’a garde de l’expliquer clairement, on «la marque seulement pour la conserver». Dès le temps de saint Clément, cette tradition s’affaiblissait selon l’apparence, parmi les fidèles et parmi les pasteurs; car il dit : «Il y en a peu de semblables à leurs pères.»  Il paraît même croire que ces hommes divins, qui avaient été instruits par les apôtres sur la gnose, avaient longtemps vécu par une providence particulière, pour transmettre ce dépôt secret : «Ils sont venus, dit-il, par la grâce de Dieu, jusqu’à nous, pour nous confier cette semence divine.» Qui osera douter du témoignage si positif et si précis d’un témoin, si instruit des temps apostoliques, si saint, si savant, si respecté de tous les siècles?



17. Du secret qu’on doit garder sur la gnose

Selon saint Clément, ce qu’on écrit sur la gnose, est, pour un grand nombre d’hommes, ce que le son de la lyre serait pour des ânes. Nous avons vu que la gnose ne doit pas non plus être découverte aux simples fidèles que les mystères des simples fidèles aux païens; cette économie paraît sans cesse de tous côtés, dans les Stromates de ce Père. Quand il a parlé de la contemplation du gnostique, il ajoute : «Nous montrerons que cette contemplation a des mystères».

Il va même plus loin, car, en parlant des mystères de la foi commune, il prétend qu’il n’y a que les gnostiques qui en aient une véritable intelligence. «Ceux, dit-il, qui apprennent encore en entendent ce qu’ils peuvent; mais cela est entendu par ceux qui sont choisis pour la gnose186.» Qui est le sage? dit-il ailleurs, et il entendra ces choses. Qui est l’intelligent? et il comprendra ceci. Car les voies du Seigneur sont droites, dit le prophète, déclarant que le gnostique peut seul connaître et expliquer les choses dites d’une manière cachée par l’Esprit. Mais celui qui les comprend se taira à propos, dit l’Écriture, c’est-à-dire qu’il n’en parlera point à ceux qui en sont indignes. Il est du gnostique, dit-il encore ailleurs, de savoir quand, de quelle manière, et à qui il doit parler. Il avait déjà dit que «le gnostique est content, quoiqu’il ne trouve qu’un seul auditeur.» Il cite Pindare, qui dit qu’il ne faut point parler, devant tout le monde, des choses importantes ou anciennes; on ne le doit faire que par les sûres voies du silence. Enfin il parle ainsi ailleurs : «Cet état suffit à ceux qui ont des oreilles, car il ne faut pas développer le mystère; il faut le montrer, autant qu’il est nécessaire, pour se rappeler la mémoire de ceux qui participent à la gnose187.»

Ces passages montrent évidemment trois choses. La première, que le gnostique enseigne, quand même il serait réduit à un seul auditeur; la seconde, que loin de pouvoir être examiné, jugé, par ceux qui sont encore pathiques, il ne peut être, ni entendu, ni compris par eux, en sorte qu’il ne doit pas leur confier les mystères de la gnose, et qu’ils ne sont pas même en état d’être instruits par lui; la troisième, que tout ce que l’on dit de la gnose n’est point encore tout ce que l’expérience en a appris au véritable gnostique; qu’il ne doit pas le divulguer : ce serait violer le secret de Dieu et trahir 1e mystère. «Ce discours, dit-il en un autre endroit, a plusieurs profondeurs», ce qui marque plusieurs degrés de profondeur dans les mystères; en sorte qu’un homme qui a l’intelligence d’une profondeur, peut n’entrer point avec assez de lumière dans les autres plus grandes, faute d’être assez avancé.

Saint Clément ne cesse de dire, après avoir avancé les choses les plus étonnantes : «Je tais les autres choses, glorifiant le Seigneur». «La perfection de la foi s’étend, dit-il ailleurs, au-delà de l’instruction ordinaire comme il convient à la majesté de la doctrine du Seigneur, et à la règle de l’Église.» «II ne faut pas, dit-il encore ailleurs, développer le mystère; il faut seulement le montrer autant qu’il est nécessaire, pour rappeler la mémoire de ceux qui participent à la gnose, et qui entendront bien dans quel sens il a été dit par le Seigneur; devenez parfaits comme votre Père, remettant les offenses qu’on nous fait, en perdant le souvenir, et vivant dans l’habitude d’impassibilité188.»

II y a une infinité de passages semblables pour marquer une tradition apostolique et secrète, confiée à un petit nombre de parfaits, et qu’il ne leur est pas permis de révéler aux chrétiens pathiques et mercenaires. Mais voici trois passages, dont l’un précède les plus importantes choses, que saint Clément dit sur le gnostique; et les deux autres sont comme la conclusion de tout ce qu’il en a dit.

Voici le premier : «Nous avons décrit, dit-il, ce qui regarde les mœurs, comme en abrégé, jetant seulement les semences, comme nous l’avions promis; et ayant jeté les dogmes vivifiants qui sont la vraie semence de la gnose, afin que la connaissance des saintes traditions ne soit pas facile à découvrir par ceux qui ne sont pas initiés189.» Vous voyez partout un auteur qui ne parle qu’en abrégé, qui ne veut jeter que des semences secrètes, et qui craint de laisser entrevoir les saintes traditions aux fidèles pathiques qui ne sont pas initiés dans la gnose.

Voici le second passage : «  Mes écrits, dit-il, sont fort variés, à cause de ceux qui pourraient les lire avec ignorance et mauvaise disposition. Ils ressemblent, comme leur nom le marque, à des tapisseries : ils passent continuellement d’une chose à l’autre; ils paraissent montrer une chose par le fil du discours, et c’en est un autre qu’ils signifient; à peine ce qui est écrit trouvera-t-il un homme qui l’entende?190 »

Il ne me reste qu’à rapporter encore le dernier passage où il achève d’expliquer la nature de ces écrits : «Ces livres des Stromates, dit-il, ne ressemblent point à des jardins, cultivés avec art, et plantés avec ordre, pour le plaisir de la vue; ils ressemblent plutôt à une montagne couverte d’un ombrage épais, où sont plantés ensemble, des cyprès, des lauriers, des lierres, des pommiers, des oliviers, des figuiers, où les arbres qui portent du fruit sont mêlés, à dessein, avec ceux qui n’en portent pas. Cet ouvrage voulant être obscur, à cause de ceux qui ont la hardiesse d’enlever et dérober les fruits mûrs : ce laboureur prend de ces plantes, et les transportera ailleurs, pour en faire un jardin orné et agréable. Ces stromates, n’ont donc égard ni à l’ordre, ni à la diction. Les Grecs ne veulent point qu’on ait soin de la diction dans ce genre d’ouvrage. Et ils sèment les dogmes d’une manière obscure, et ne suivant pas ce que la vérité paraît demander. C’est afin d’exciter par là le lecteur à aimer le travail, et à devenir capable de trouver, car les appâts sont différents, à cause de la différence des poissons191.»

Il dit encore que le Seigneur «a révélé au grand nombre ce qui était pour le grand nombre, et aux petits, ce qu’Il savait qui ne convenait qu’aux petits, et qu’ils étaient capables de recevoir pour être formés». Il ajoute que «cette instruction ne peut se faire qu’à l’égard de ceux qui sont éprouvés. Je les excite, dit-il, par ces monuments que je laisse; j’en omets plusieurs, à dessein, choisissant avec discernement, et craignant d’écrire les choses que je me suis bien gardé de dire. Je ne garde point ce silence par envie, ce qui serait criminel; mais je crains pour ceux dans les mains de qui cet ouvrage tomberait, de peur qu’ils ne tombassent en l’expliquant mal, et que je ne parusse fournir un glaive à un enfant, selon le proverbe.» Enfin il assure qu’il a «oublié» beau­coup de ces choses qu’il avait eu le bonheur d’entendre, car «il y avait, dit-il, une grande force dans ces hommes bienheureux». Il dit que ces choses lui ont échappé, «par la longueur du temps». D’autres, dit-il, «se sont éteintes en s’affaiblissant dans ma pensée192.»

Le profond secret avec lequel il croit devoir cacher religieusement la gnose suffirait seul pour démontrer qu’elle renferme, tout au moins, ce que les mystiques ont dit de plus fort sur la vie intérieure. Ce secret ne serait-il pas insensé et ridicule, s’il ne contenait que les vertus des meilleurs chrétiens qui vivent dans la voie commune? Si la gnose était bornée là, les exagérations mystérieuses de saint Clément seraient, je l’ose dire, le comble de l’extravagance. C’en serait une très impie que de lui attribuer un dessein de si mauvais sens, suivi et soutenu dans un si long ouvrage.

Au reste, il est naturel qu’en lisant ces passages qui promettent une si profonde obscurité, avec des expressions si sobres, et si enveloppées, le sage lecteur me demande : qu’est-ce que saint Clément a pu donc vouloir cacher sur la gnose, puisqu’il dit si clairement, et avec tant de répétitions, des choses qui semblent si outrées? À cela, je n’ai que deux choses à répondre. La première, c’est qu’il n’a point parlé des purifications, par lesquelles le simple fidèle devient gnostique. II montre seulement qu’on parvient à l’apathie par le «grand exercice véritable et pur»; mais il n’explique point en détail en quoi consiste cet exercice. Il représente le gnostique comme s’étant élevé par le pur amour au-dessus de toute crainte et de toute espérance; mais il n’explique point ce qu’il appelle «les progrès mystiques», au travers desquels on arrive à la gnose, et enfin à l’amour qui en est le comble. Il dit que le gnostique passe «au-delà de toute purification», et qu’il n’en reste plus à faire pour lui; mais il passe légèrement, en deux mots, sur toutes ces purifications; il en détourne adroitement la vue du lecteur; il n’en parle que pour les représenter comme déjà finies. Ce n’est pas sans un grand mystère. Cet état d’épreuve et de purification rigoureuse, que les mystiques nomment état de mort et d’épreuves, et dont ils ont écrit des choses si humiliantes et si affreuses pour la nature, aurait pu scandaliser les philosophes païens, qui ne voulaient que des vertus héroïques et triomphantes. C’est le seul point de la gnose que saint Clément voile sous le silence, tout le reste est dit en des termes si forts qu’on a besoin de les adoucir pour sauver le dogme catholique.

Ma seconde réponse est que les choses qui paraissent les plus excessives dans saint Clément ne laissent pas de faire un tout aussi obscur et aussi embrouillé qu’il l’a prétendu. Si on en demande la preuve, j’alléguerai mon expérience et la peine avec laquelle il m’a fallu rassembler, dans sept livres fort longs, les morceaux épars d’un système qui sont entassés et confondus avec une infinité d’autres matières étrangères. Que si mon expérience ne satisfait pas le lecteur, je lui alléguerai la sienne propre, et celle de tant de savants hommes qui ont lu jusqu’ici saint Clément sans soupçonner même qu’il ait jamais parlé de la voie passive des mystiques.

Ce qui est néanmoins étonnant, c’est que ce Père, si sage et si éclairé, ait dit tant de choses sur un secret qu’il ne voulait pas découvrir. Que n’aurait-il pas dit, s’il eût parlé à découvert? Il nous dépeint son gnostique, dans un état différent de celui du simple fidèle qui a la foi, l’espérance et la charité. Le gnostique contemple sans cesse, en tout temps et en tout lieu, sans images ni diversité de pensées, et par conséquent sans actes ni discours. Il est toujours dans la même disposition à l’égard des mêmes choses, excluant même tous les objets incorporels qui ne sont pas Dieu, et Dieu, en tant qu’incompréhensible. Il est consommé dans l’union inamissible et inaltérable; ayant passé au-delà de toutes œuvres aussi bien que de toute purification, il n’a plus qu’à se reposer avec Dieu, qu’il voit face à face par la contemplation.

Il n’a plus besoin de vertu, parce qu’il n’a plus aucun mal à combattre, qu’il est dans l’apathie et l’imperturbabilité, que sa contemplation est devenue une substance vive et permanente, et qu’il a, ou pour mieux dire, qu’il est l’être même de la bonté. Il ne lui reste plus aucun désir à former, ni pour les biens temporels, ni pour son salut, dont l’espérance ne le touche plus, tant son amour est désintéressé; ni pour son âme, car il n’agit point pour être sauvé. Il est suffisant à lui-même. Enfin il ne désire rien, même pour sa persévérance; car lorsqu’on est entré dans le divin de l’amour, l’amour parfait n’est plus un désir, mais une union ou unité fixée et tranquille.

Cette lumière est stable. C’est une égale stabilité de l’esprit; on n’en peut jamais être arraché. C’est une vertu qui ne se peut perdre; le gnostique en cet état est dans sa disposition propre et naturelle; il a l’être même de la bonté. Il est toujours immuable dans ce que la justice demande. L’affliction ne peut pas non plus le troubler que le feu détruire un diamant. Sa contemplation est infuse et passive, car elle attire le gnostique, comme l’aimant attire le fer, ou comme l’ancre, le vaisseau; elle le contraint, elle le violente, pour être bon : il ne l’est plus par choix, mais par nécessité. La Sagesse se contemple elle-même en lui; c’est dans la volonté du Seigneur qu’il connaît la volonté du Seigneur; et par l’Esprit divin qu’il entre dans les profondeurs de l’Esprit.

Il est inspiré, prophète, mais prophète par le pur amour, qui lui rend l’avenir présent; car c’est l’onction qui lui enseigne tout; et loin de pouvoir être enseigné, il ne peut être ni entendu ni compris. Nul chrétien pathique et mercenaire, quand même il serait docteur, ne peut le comprendre, et encore moins le juger. Au contraire, c’est à lui à juger quels sont les fidèles dignes de son instruction sur la gnose. Il est dans l’état apostolique et, suppléant à l’absence des apôtres, non seulement, il enseigne à ses dis­ciples les profondeurs des Écritures, mais encore, il transporte les montagnes et aplanit les vallées dans l’âme du prochain. Il souffre intérieurement des tentations pour purifier ses frères. Enfin il est bienheureux, suffisant à lui-même, déiforme ou Dieu sur la terre; vivant dans la chair, comme sans chair, arrivé à l’âge de l’homme parfait et hors du pèlerinage.

Que le lecteur qui lit ces choses n’entreprenne pas de les com­prendre s’il n’en a aucune expérience; et qu’il croie humblement cette sainte tradition, dont saint Clément est un témoin si véné­rable. Qu’il ne juge point du don de Dieu, puisqu’il ne l’a pas encore reçu, et qu’il n’a pas même encore été digne d’en être instruit, par l’onction intérieure, comme simple disciple de la gnose. Qu’il craigne de se corrompre dans ce qu’il connaît, en blasphémant ce qu’il ignore. Qu’il prie seulement. Qu’il fasse taire sa raison, aussi bien que son imagination et ses sens, pour n’écouter plus, dans ce silence de toute créature, que la seule parole incréée. Qu’enfin, en purifiant son cœur et se renouvelant dans l’esprit intérieur, il mérite d’avoir ces yeux illuminés du cœur, dont parle l’apôtre, lesquels sont seuls dignes de découvrir le secret ineffable de l’amour divin.

Ce que je conjure le lecteur de bien remarquer à chaque page, c’est qu’il n’est pas permis de prendre les expressions de saint Clément comme un amas confus d’exagérations vagues et absurdes : ce serait une impiété. Toutes ces expressions sont précisément choisies pour former un corps régulier de système; et toutes les parties de ce système, lorsqu’on les rassemble, se trouvent préci­sément les mêmes qui composent celui de nos mystiques. L’unique différence est que les mystiques expriment les mêmes choses, avec des termes plus précautionnés. De plus, ce qui est dit par saint Clément est dit de même par Cassien et par saint Denys. Au reste, on n’a qu’à réduire équitablement les expressions étonnantes de saint Clément au sens le plus modéré, le plus adouci et le plus correct qu’on voudra, en toute rigueur théolo­gique. Je déclare au nom de tous les mystiques véritablement pieux que ce sens le plus modéré renferme encore tout ce qu’ils demandent. Fin.











PLOTIN

Je retiens deux traités mettant en valeur l’orientation mystique du philosophe.

Je joins les notices et les notes du philosophe-traducteur Bréhier.



Traité  VI 9 DU BIEN OU DE L’UN 193

NOTICE

Ce traité est, dans l’ordre chronologique de Porphyre, le premier où Plotin expose ses spéculations sur le Bien et sur l’Un; il est aussi le plus clair, le plus classique, et c’est en lui que la plupart des commentateurs puisent leurs informa­tions sur la doctrine du premier principe.

Comme on le sait, les spéculations relatives à l’Un ont, dans la pensée hellénique, dès son aurore, une place consi­dérable. On y distingue nettement deux directions princi­pales : d’une part celle des pythagoriciens et de Platon qui voient dans l’Un une réalité primordiale d’où dérivent toutes les essences et toutes les existences; à cette direction peut se rattacher la doctrine stoïcienne qui voit la raison de tout être dans la puissance qui en unifie et en contient les parties; d’autre part celle d’Aristote, suivant qui l’Un n’est, pas plus que l’être, une réalité, mais, [comme lui, un terme transcendental, c’est-à-dire un terme qui se dit également de toutes les catégories : de plus l’un et l’être sont convertibles; tout ce qui est être est un; tout ce qui est un est être 1. Plotin a suivi la première de ces deux directions : c’est par leur unité, déclare-t-il dès le début, que les êtres sont des êtres; et les deux premiers chapitres décrivent une échelle de réalités, où l’on voit le degré d’être augmenter avec le degré d’unité; c’est l’échelle proposée par le Stoïcisme : on

1. Cf. par exemple, Métaphysique, I, 1054 a 18-19; 998 b 22.

place tout en bas les choses faites de parties qui restent séparées, un chœur, une armée, puis celles dont les parties sont unies par juxtaposition, telle qu’une maison, puis les grandeurs continues, puis les corps vivants, et en particulier ceux qui atteignent leur excellence, qui consiste dans la santé et la force. À mesure que l’on monte on voit l’unité croître avec la réalité. Pour expliquer cette unité supérieure les stoïciens invoquaient la «tension», cette propriété de l’âme qui retient ensemble les parties; mais, du moment que l’âme est multiple, son unité a elle-même besoin d’être expliquée par un principe supérieur, et si ce principe est encore multiple, l’on doit remonter encore plus haut, au-delà de toute multiplicité (ch. I).

Or, l’on déduit l’unité de l’âme de celle de l’Intelligence, et l’on croit être arrivé, avec elle, au principe suprême : l’unité d’un être, même celle d’un être sensible, le principe commun de tout ce qu’il est n’est-il pas son essence? Et Plotin vise ici la thèse d’Aristote; nous sommes, avec l’es­sence ou la forme substantielle, au plan de l’être au sens principal du mot; or, principe d’être, l’essence est au même titre principe d’unité. Homme et un homme, dit Aristote (Mét. T 2, 1003 b 26), c’est la même chose. Ici, répond Plotin, l’énoncé un est le résultat de l’acte de compter; on compte un pour un seul objet, deux pour un couple, etc.; et alors le problème de la réalité de l’un revient au pro­blème plus général de la réalité du nombre. Pourtant il ne s’agit pas ici de l’unité numérique, mais de celle sans laquelle un être cesse d’être : or, même dans l’intelligible, l’être est constitué par une multiplicité de parties, les parties de la définition; le groupement de ces parties ne peut dériver de ces parties elles-mêmes. Si l’on passe de l’objet intelligible au sujet qui les pense, à l’intelligence, on la trouvera multiple, elle aussi, d’abord parce qu’il y a en elle deux attitudes possibles, l’Intelligence pouvant se tourner soit vers la multiplicité des intelligibles, soit vers son propre principe, et ensuite parce que toute pensée intellectuelle exige un dédoublement entre le sujet et l’objet. Il faut donc monter au-delà de l’essence et de l’intelligence, vers l’Un tout à fait simple (ch. II).

La connaissance de cet Un rencontre des obstacles qu’il faut écarter et exige une méthode qu’il faut suivre : c’est là le sujet de tout le reste du traité.

C’est un principe presque universel dans la philosophie grecque que la difficulté de la connaissance n’est pas dans l’usage que nous faisons des principes de la connaissance, mais bien dans la découverte de ces principes; tandis que, chez Descartes, les idées claires et distinctes, principes de la science, apparaissent à tout esprit sain et attentif, et que le grand problème est l’usage méthodique que l’on en fait dans les «chaînes de raison» qui amènent à de nouvelles vérités, Plotin est d’avis que, autant il est ardu de découvrir les principes, autant le repos et la satisfaction de l’esprit doivent être complets, une fois qu’ils sont découverts, et l’on ne doit plus chercher qu’à se maintenir auprès d’eux. Ce que Plotin enseignera, c’est donc, après les difficultés propres à cette connaissance, une méthode de découverte.

Ces difficultés sont présentées de la manière suivante : s’il est déjà difficile, comme le montre le mythe platonicien de la caverne, d’atteindre les idées, il l’est encore bien plus de saisir l’Un; car l’Un est indéterminé, et l’âme, ne consi­dérant comme réel que ce qui est déterminé, tend à le fuir pour retourner au terrain solide des choses sensibles. De plus, elle croit que la connaissance consiste à sortir de soi; elle ne sait pas que le recueillement en soi peut lui faire atteindre la réalité (ch. iii, 1-12).

La méthode d’accès à l’Un consiste donc à renverser cette attitude habituelle de l’âme. Il faut d’abord que l’âme se recueille en elle-même jusqu’à ce qu’elle ne voie plus ni figure, ni grandeur, ni masse; elle est alors dans le spirituel pur, dans l’intelligence. De cette intelligence, il faut qu’elle saisisse la pointe extrême, l’intelligence comme vision de ce qui est au-dessus de l’intelligible; elle arrive alors à une réalité dont on ne peut énoncer que des négations; elle est sans être, puisqu’elle est sans forme; étant génératrice de tout, elle n’a ni qualité, ni quantité, ni essence, on doit en nier, comme Platon l’a fait dans la première hypothèse du Parménide 1, à la fois le mouvement et le repos; elle est au-dessus des contraires; la déclarer cause universelle, ce n’est pas lui donner un attribut positif, mais cela revient à en nier tout ce dont elle est cause (ch. iii). Les paroles que l’on prononce à son sujet ne peuvent donc en aucune façon désigner sa nature; le langage est fait ici non pas pour désigner la chose, mais pour suggérer à l’âme l’attitude voulue, pour diriger l’auditeur vers l’ineffable vision; mais c’est en se détachant et comme en s’allégeant de tous les poids qui retiennent l’âme, c’est dans la solitude parfaite que l’on peut voir le parfait solitaire : tout dépend ici de l’atti­tude de l’âme; l’Un ne se refuse jamais à qui est disposé et préparé comme il faut pour le recevoir (ch. iv).

C’est cette préparation de l’âme que Plotin décrit : elle suppose tout au moins comme point de départ que l’on admet qu’il existe autre chose que les corps; une fois concédée l’existence de l’âme, le premier jalon est posé; il suffit de montrer qu’elle a son origine dans l’intelligence; en celle-ci, on saisit une multiplicité spirituelle et indivise; cette indivision, qui l’empêche de se disperser dans le langage discursif, ne peut être due qu’à l’action de l’Un, et l’on monte ainsi jusqu’à l’Un qui n’est plus un attribut (ch. v).

L’itinéraire de l’âme encore une fois résumé, Plotin cherche à montrer en quel sens le mot un est applicable à l’objet de la vision ineffable. On désigne souvent par Un l’indivisible tel que le point géométrique; ce n’est pas l’in­divisibilité de l’Un; car le point est en autre chose, et il est un minimum de petitesse, deux caractères qu’il faut refuser à l’Un, puisque, comme le dit le Parménide (138 a), il n’est ni en autre chose ni en lui-même, et puisque cet indivisible a le maximum ou l’infinité de puissance (ch. vi,

1. Les formules du Parménide [139 b, 138 b, 141 d] sont reconnaissables, ch. iii, 42-43.

1-12) 1. Pour concevoir l’Un, Plotin a plutôt recours à une sorte de méthode des limites : saisir le progrès d’unification qui va de l’âme à l’intelligence pour arriver, à la limite, à la complète unité (vi, 12-16); saisir en même temps le pro­grès en indépendance depuis les choses sensibles jusqu’à l’in­telligence, voir ce qui reste, même en celle-ci, de dépen­dance, pour arriver, à la limite, à la parfaite suffisance de l’Un; un être multiple, tel que l’Intelligence, est encore un tout qui a besoin de ses parties; mais l’Un n’a besoin de rien autre; il n’a donc pas besoin d’un lieu où loger; il est sans désir (car tout désir le détournerait de lui-même), sans volonté, sans pensée (puisque toute pensée suppose une dua­lité), ce qui ne veut pas dire qu’il soit dans l’ignorance (ch. vi).

Plotin, dans le chapitre vi, nous amène une fois de plus au sommet, dans cette indétermination où l’âme se trouve mal à l’aise; une fois de plus, il nous faut redescendre aux choses familières pour rebondir à nouveau vers lui (vii, 1-3); mais aller des choses au Bien, ce n’est pas aller d’une chose à une autre, puisque, d’abord, il est partout et omni­présent, puisque, ensuite, l’on n’y va qu’en vidant l’âme de toute forme; un objet n’est bien connu par l’âme, que si l’âme s’y assimile; pour connaître le Bien qui est dépourvu de forme, il faut donc que l’âme en soit elle-même dépour­vue; le recueillement ne consiste pas seulement à ignorer toutes les images et toutes les choses du dehors, mais à s’ignorer soi-même; il est intériorité radicale; ne pas reconnaître Dieu, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus intime en nous, c’est être, à. la lettre, un aliéné (ch. vii),

Platon dans le Timée (37 a b) et aussi dans les Lois (897 d) décrit la connaissance intellectuelle comme la rotation d’une circonférence ou d’un cercle autour d’un centre, et il montre comment, par l’effet de la descente de l’âme dans le corps, ces mouvements circulaires sont dérangés : ce sont ces images qui dominent le chapitre viii; le mouvement circulaire de l’âme a lieu autour d’un centre; elle est divine si elle reste

1. Dans ce dernier trait, on pourrait voir une des origines de la spéculation de Nicolas de Cuse sur Dieu, à la fois maximum et minimum.

attachée à ce centre, dont s’écartent les âmes des hommes et des bêtes : le Bien ou l’Un est comme le centre commun de tous ces centres; mais il faut concevoir ces cercles comme des réalités non pas matérielles, mais spirituelles; ce sont des cercles où il n’y a aucun écart local entre la circonférence et le centre : le seul éloignement, en ce qui concerne les réalités spirituelles, c’est l’altérité; c’est parce que notre âme en est chargée qu’elle est éloignée du centre. L’âme ne cesse pas d’être ce cercle qui entoure l’Un; mais (et ici l’on reconnaît la grâce avec laquelle Plotin sait renouveler les images vieillies), l’âme est comme un chœur qui, toujours dansant autour du chef de chœur, peut pourtant se tourner vers lui ou se détourner vers les spectateurs (ch. viii).

Tout ce qui rattache l’âme au Bien par l’intérieur d’elle-même, voilà ce que Plotin s’efforce de faire voir au cha­pitre ix : le Bien est en effet pour elle une cause perma­nente d’intelligence et de vie : elle a son image dans la lumière dont la production n’amoindrit en rien la source lumineuse, et qui est omniprésente dans l’espace où elle se répand; on ne peut donc s’éloigner du Bien au sens local du mot; l’éloignement n’est ici que l’amoindrissement de l’être; la vie impassible et vertueuse naît pour l’âme, lors­qu’elle se rattache au Bien. C’est la vie intime de l’âme qui est appelée ici en témoignage, l’amour qui lui est consub­stantiel, celui qui la porte en haut, opposé à la séduction qu’exercent sur elle les choses d’en bas. Mais le témoin suprême et irrécusable, c’est pour Plotin, l’expérience directe, la vision du Bien : impressions directes de lumière, de légèreté, de satisfaction amoureuse, auxquelles nulle dialectique ne peut suppléer (ch. ix).

À plusieurs reprises et encore ici, l’expérience mystique de Plotin se présente faite de rares et courts moments d’éléva­tion d’où l’âme retombe pour n’en plus garder qu’un sou­venir plus ou moins effacé : c’est pourtant dans ces brefs instants que l’âme retrouve sa vraie nature; et ainsi s’accuse le vif contraste entre une destinée normale qui est rarement ou jamais atteinte et un état habituel qui est anormal. L’on peut indiquer au moins à quelles conditions cette vision deviendra permanente : c’est par une transformation intime de l’âme qui se simplifiera à un tel point qu’elle deviendra identique à son objet; l’état final (qui existe déjà ici-bas en de rares moments) est une union absolue, que l’on appelle improprement vision, puisque la vision suppose encore une distinction entre le voyant et la vue (ch. x).

Ce traité nous conduit ainsi des vues rationnelles des deux premiers chapitres où l’Un nous était apparu dans sa fonction unificatrice du multiple, à une expérience directe où tout besoin d’expliquer à disparu, puisque les choses multiples, la variété des formes à expliquer ne sont plus là et que l’âme est seule à seule avec le Bien. Il ne s’agit plus à aucun degré d’une explication rationnelle des choses, mais d’une expérience ineffable et incommunicable. Plotin emploie, pour en parler, la langue des mystères; et l’image, sans doute familière à ses auditeurs, des initiations mysté­rieuses, flotte à travers tout le dernier chapitre. Tout, dans ces mystères, est énigme à interpréter : le secret ordonné aux non-initiés signifie l’ineffabilité de la vision suprême (xi, 1-4); il y a dans un temple la chapelle (naos) qui contient les statues des dieux et le sanctuaire (adyton) qui est l’habi­tation du dieu lui-même (17-21) : bien différente de la contemplation des statues est l’union avec Dieu qui a lieu dans le sanctuaire, où l’initié cesse d’être lui-même (xi, 11 — 12). Toutefois, il ne faut pas voir dans ces images la moindre tendance au ritualisme : ce sont de purs symboles, et c’est ce que sait le «prêtre savant» (xi, 28) pour qui le «sanc­tuaire est invisible»; mais Plotin tient pourtant à des sym­boles dont la parenté avec sa propre pensée se révèle évi­dente; comme lui, les cultes mystérieux ont toujours cherché autre chose qu’une simple contemplation méditative, une union de fait avec le dieu, une assimilation avec lui, où s’abîme et se consomme la conscience personnelle et qui est «la fin du voyage» (xi, 45).



TRAITE VI 9 DU BIEN OU DE L’UN

1 C’est par l’Un que tous les êtres ont l’existence1, aussi bien les substances qui sont des êtres au premier sens du mot que les attributs qui sont, comme on dit, dans les êtres. Quel être existerait, s’il n’était un? Séparés de l’unité, les êtres n’existent pas. L’armée, le chœur, le troupeau n’exis­teront pas, s’ils ne sont pas une armée, un chœur et un troupeau. La maison et le vaisseau eux-mêmes ne sont pas s’ils ne possèdent pas l’unité; car la maison est une maison et le vaisseau un vaisseau, et s’ils perdaient cette unité, il n’y aurait plus ni maison ni troupeau. Les grandeurs continues, aussi, n’existeraient pas, si l’unité ne leur appartenait; divisez-vous une grandeur? Dès qu’elle perd cét attribut de l’unité, elle change d’être. Il en est de même des plantes et des animaux; chacun d’eux est un seul corps; mais s’il échappe à l’unité et se fragmente en parties multiples, il perd l’être qu’il possédait et n’est plus ce qu’il était; il se change en d’autres êtres qui, tous tant qu’ils sont, sont chacun un être. Il y a santé, lorsqu’il y a unité de coordina­tion dans le corps, beauté lorsque l’unité tient unies les parties, vertu dans l’âme, lorsque l’union de ses parties va jusqu’à l’unité et à l’accord. — Puis donc que c’est l’âme qui, en fabriquant le corps, en le façonnant, en lui donnant la forme et l’ordre, ramène tout à l’unité, faut-il remonter jusqu’à elle et dire que c’est elle qui est l’Un? Ou bien, de même qu’elle fournit aux corps d’autres propriétés, sans

1. On pourrait traduire aussi : ont l’essence, ou : sont ce qu’ils sont. La cause de l’essence est d’ailleurs ici mal distinguée de la cause de l’existence; le principe d’unification des êtres est l’un et l’autre.

être elle-même ce qu’elle donne (par exemple elle leur fournit la forme et l’idée, qui sont différentes d’elles), de même, si elle leur donne l’unité, faut-il croire que cette unité qu’elle donne est différente d’elle et qu’elle fait de chaque être un être, en contemplant l’Un, comme elle fait un homme en contemplant l’homme idéal, et dans cette contemplation de l’homme idéal, recueille ce qu’il y a d’unité en lui? Car chacun des êtres dont on dit qu’il est un être, est un dans la mesure où le comporte son être; moins il est, moins il a d’unité et plus il est, plus il a d’unité. Et sans doute l’âme qui est différente de l’un, a plus d’unité dans la mesure où elle a plus d’être, mais elle n’est pas l’un lui-même. L’âme est une; mais l’un est en quelque manière un accident de l’âme; âme et un sont deux choses comme corps et un. — La grandeur discontinue, comme un chœur, est très loin de l’un; la grandeur continue en est plus près; l’âme y parti­cipe encore davantage. Yeut-on ramener au même l’âme et l’unité, sous prétexte que l’âme ne saurait exister sans être une? Mais d’abord tous les autres êtres n’existent qu’avec l’unité, et pourtant l’un est différent d’eux; le corps n’est pas la même chose que l’un, mais il participe à l’un. Ensuite cette âme unique est multiple, bien qu’elle ne soit pas faite de parties; car il y a en elle plusieurs facultés, les facultés de raisonner, de désirer, de percevoir qui sont unies par l’un comme par un lien. Donc l’âme, être un, introduit l’unité dans les êtres; mais elle-même la reçoit de l’action d’un autre être1.

2 N’est-il pas vrai que, pour chaque être particulier, son essence est identique à son unité, et que, pour l’ensemble de l’être et de l’essence, l’essence du tout est identique à l’unité du tout? De telle sorte qu’en découvrant l’être, on découvre également l’un. Par exemple, si l’essence est l’Intelligence,

1. L’Un, première hypostase, peut être confondu avec la troisième, l’Âme; c’est cette confusion qui a été commise par les stoïciens, qui identifient le Dieu suprême à l’âme du monde, dont la tension, répandue à travers les choses, est cause de l’unité des êtres. Elle peut aussi être confondue avec la deuxième hypostase, l’Intelligence : c’est la thèse d’Aristote qui sera, au chapitre iii, l’objet de l’examen de Plotin : cf. la Notice.

L’Un est aussi l’Intelligence, qui est ainsi le premier être et la première unité, et qui fait participer les autres choses à l’être et, dans la même mesure, à l’unité. Que dira-t-on, en effet, qu’est l’Un, sinon l’être lui-même! N’est-il pas identique à l’être? «Homme et un homme, c’est la même chose». Ou bien c’est que chaque chose a un nombre; comme d’un couple on dit deux, ainsi d’une chose seule on dit un; donc si le nombre est un être, manifestement, l’un est aussi un être; et il faut chercher ce qu’il est. Mais si le nombre n’est qu’un acte de l’âme qui parcourt les choses en les comptant, l’un ne sera pas non plus une réalité. Maintenant la raison nous disait que, si un objet perd son unité, il n’est absolument pas. Il faut donc voir s’il est vrai que l’un et l’être sont identiques en chaque être, et dans leur ensemble. Mais, si l’être d’un objet n’est que la multiplicité de ses parties, et s’il est impossible que l’un soit une multiplicité, l’un et l’être sont choses différentes. L’homme est animal, raison­nable, et plusieurs choses encore, et ces parties multiples sont liées par une unité; donc l’homme est autre chose que l’un, puisque l’homme est divisible, et l’un indivi­sible. L’être universel ayant en lui tous les êtres est à plus forte raison une chose multiple et différente de l’un, et il possède l’un par participation. Cet être uni­versel en effet possède la vie et l’intelligence, puisqu’il n’est pas une chose morte; il est donc multiple. Fut-il seulement intelligence, alors même, il est nécessairement multiple; il l’est bien plus, s’il est une intelligence qui contient des idées; car les idées non plus ne sont pas une : elles sont plutôt des nombres, aussi bien chaque idée parti­culière que l’idée totale; elles ne sont une qu’au sens où le monde est un. D’une manière générale donc, l’Un est le terme premier; l’Intelligence, les idées et l’être ne sont pas des termes premiers. Chaque idée est composée de plusieurs choses et elle est postérieure à ces choses; et les choses dont elle est composée lui sont antérieures.

Que l’Intelligence ne peut être le terme premier, c’est encore manifeste pour les raisons suivantes : l’Intelligence doit consister dans l’acte de penser, et l’Intelligence supérieure, celle qui ne contemple pas d’objets extérieurs à elle, pense ce qui est avant elle; car en se tournant vers elle-même, elle se tourne vers ce qui est avant elle, ou bien elle est elle-même être pensant et objet pensé, et alors elle est double et non pas simple; donc elle n’est pas l’Un; ou bien elle contemple un autre objet qu’elle, et c’est alors un objet supérieur et antérieur à elle; ou bien elle contemple à la fois elle-même et cet objet supérieur, et alors elle est postérieure. Or il faut poser l’Intelligence comme un être qui, d’une part, est proche du Bien et du Premier et regarde vers lui, et qui, d’autre part, est uni à elle-même, se pense elle-même et se pense comme étant toutes choses. Il s’en faut donc bien qu’elle soit l’Un, puisqu’elle a des aspects si variés. L’Un n’est donc ni la totalité des êtres (puisque, alors, il ne serait plus un), ni l’Intelligence (car, de cette manière aussi, il serait la totalité des êtres, puisque l’Intel­ligence est cette totalité), ni l’être; car l’être c’est toute chose.

3 Qu’est donc l’Un, et quelle nature a-t-il? Il n’est pas étonnant qu’il ne soit pas facile de le dire, puisqu’il est difficile de dire ce qu’est l’être ou l’idée, alors pourtant que notre connaissance est appuyée sur des idées. D’autant que l’âme, si elle va jusqu’à un objet privé de toute forme, est incapable de le saisir parce qu’elle n’est plus déterminée, parce que rien n’y dessine plus, pour ainsi dire, aucune empreinte; alors elle chancelle et craint de ne plus rien posséder; aussi, en un tel état, elle se fatigue et trouve son plaisir à redescendre; et elle tombe jusqu’à ce qu’elle arrive aux choses sensibles, où elle se repose comme sur un terrain solide; comme la vue, fatiguée des trop petits objets, a plaisir à en trouver de grands. Mais lorsque l’âme veut voir par elle-même, comme elle voit seulement en s’unissant à son objet, comme elle est une, grâce à cette union avec lui, elle ne croit pas tenir encore ce qu’elle cherche, parce qu’elle n’est pas différente de l’objet de sa pensée. Et, pourtant, c’est ainsi que doivent procéder les recherches philosophiques sur l’Un. Puis donc que l’Un est l’objet de notre recherche et que nous examinons le principe de toutes choses, le Bien et le Premier, il ne faut pas s’éloigner des objets qui sont au voisinage des premiers, et tomber jus­qu’aux derniers de tous; il faut se ramener soi-même des objets sensibles qui sont les derniers de tous jusqu’aux premiers objets; il faut être affranchi de tous les vices, puisque l’on tend vers le Bien, il faut qu’on remonte au principe intérieur à soi-même et que l’on devienne un seul être au lieu de plusieurs, si l’on doit contempler le principe et l’Un. Il faut devenir Intelligence, confier son âme à l’In­telligence et l’y assurer, afin qu’elle s’éveille pour recevoir l’objet de la vision de l’intelligence; il faut qu’elle contemple l’Un par l’Intelligence, sans y ajouter aucune sensation, sans admettre en l’intelligence rien qui vienne de la sensation; il faut qu’elle contemple le plus pur des objets par la pure Intelligence et par ce qu’il y a de primitif dans l’Intelligence. Lors donc que celui qui s’est équipé pour la contemplation de cet objet, imagine en lui une grandeur, une forme, ou une masse, ce n’est pas l’intelligence qui guide alors sa contemplation, puisque l’intelligence n’est pas faite pour voir de pareils objets, mais c’est l’activité de la sensation ou de l’opinion qui suit la sensation. C’est l’intelligence qu’il faut prendre comme annonciatrice de ses propres pouvoirs. Or l’Intelligence peut voir soit ce qui est avant elle, soit ce qui lui appartient, soit ce qui dépend d’elle. Ce qui dépend d’elle est simple et pur, bien plus encore ce qui lui appartient, et encore plus, ce qui est avant elle, ce qui n’est donc pas intelligence, mais antérieur à l’intelligence. L’Intelligence est quelque chose, et elle est un être; mais ce terme n’est pas quelque, chose, puisqu’il est avant toute chose; il n’est pas non plus un être; car l’être a une forme qui est celle de l’être; mais ce terme est privé de toute forme, même intelligible. Car puisque la nature de l’Un est génératrice de tout, elle n’est rien de ce qu’elle engendre. Elle n’est pas une chose; elle n’a ni qualité ni quantité; elle n’est ni intel­ligence ni âme; «elle n’est ni en mouvement ni en repos; elle n’est pas dans le lieu ni dans le temps1»; elle est en soi, essence isolée des autres, ou plutôt elle est sans essence puisqu’elle est avant toute essence, avant le mouvement et avant le repos; car ces propriétés se trouvent dans l’être et le rendent multiple. — Mais, si elle n’est pas en mouvement, comment donc n’est-elle pas en repos? — C’est parce que l’une de ces propriétés, être en mouvement et être en repos, ou bien toutes les deux se trouvent nécessairement dans un être, et parce que ce qui est en repos est en repos par la

1. Cf. Parménide, 139 b, 138 b; 141 d.

participation au repos et n’est pas identique au repos; donc le repos est un accident qui s’ajoute à lui, et il ne reste plus dans sa simplicité. Nous disons, il est vrai, qu’il est une cause; mais c’est là attribuer un accident non pas à lui, mais à nous; c’est dire que nous tenons quelque chose de lui, tandis qu’il reste en lui-même. Si l’on parle avec exac­titude, il ne faut en dire ni ceci ni cela, mais ce sont nos propres sentiments qu’il faut essayer d’énoncer par des paroles, en l’abordant de l’extérieur et en tournant autour de lui, tantôt de près, tantôt de plus loin à cause des diffi­cultés qu’il comporte.

4 La plus grande de ces difficultés, c’est que nous ne le comprenons ni par la science ni par une intuition intellec­tuelle, comme les autres intelligibles, mais par une présence supérieure à la science. L’âme s’éloigne de l’unité et n’est pas absolument une, lorsqu’elle saisit un objet par la science; car la science est un discours, et le discours est multiple; elle dépasse donc l’unité et tombe dans le nombre et la multiplicité. Il faut donc surmonter la science et ne jamais sortir de notre état d’unité; il faut s’éloigner de la science et de ses objets; il faut abandonner toute autre contempla­tion, Même celle du Beau, car le Beau est postérieur à lui et vient de lui, comme la lumière du jour vient tout entière du soleil. C’est pourquoi Platon dit qu’on ne peut le dire ni l’écrire1». Mais nos paroles et nos écrits dirigent vers lui; ils nous font sortir du langage pour nous éveiller à la contem­plation; ils montrent en quelque sorte la voie à celui qui veut contempler. Car l’on va jusqu’à lui apprendre la route et le chemin; quant à la contemplation, elle est l’œuvre de celui même qui veut contempler. Si donc l’on ne va pas vers la contemplation, si l’âme n’a pas l’intelligence de la splen­deur de là-bas, si elle ne subit pas et ne retient pas en elle cette passion amoureuse de l’amant qui, voyant l’objet de

1. Dans la «première hypothèse» du Parménide, 142 a, qui est interprétée par tous les néoplatoniciens comme se rapportant au pre­mier principe. L’absence de toute détermination dans l’Un de Platon a pour contrepartie, comme on le voit au début du chapitre, l’expé­rience d’une présence, dont il n’est pas dit un mot dans le Parménide, mais que les néoplatoniciens recherchent dans la République, le Banquet et le Phèdre.

son amour, trouve en lui son repos, si celui qui reçoit la lumière véritable, et illumine toute son âme en s’approchant d’elle, est retenu, dans sa montée, par un poids qui fait obstacle à sa contemplation, s’il ne monte pas seul, mais s’il emporte avec lui ce qui le sépare de lui, et s’il ne s’est pas encore réduit à l’unité (car lui, il n’est absent de rien, et il est absent de tout; présent, il n’est pas présent sauf à ceux qui peuvent le recevoir et qui se sont disposés de manière à s’y ajouter et à entrer en contact avec lui grâce à la ressem­blance entre eux et lui; ils ont en eux une puissance ap­parentée à lui et qui vient de lui; lorsque cette puissance se trouve dans l’état où elle était lorsqu’elle leur est venue de lui, ils sont alors capables de le voir, autant qu’il peut être objet de contemplation); si donc il n’est pas encore à son niveau, s’il reste en dehors de lui, pour toutes ces raisons ou bien parce qu’il manque d’instruction raisonnée ou de foi dans l’instruction qu’on lui donne1, qu’il ne s’en prenne qu’à lui et qu’il s’efforce de s’isoler en s’écartant de tout; quant au manque de foi dans les raisons qu’on lui donne, qu’il fasse les réflexions suivantes.

5 Quiconque pense que les êtres sont gouvernés par le hasard ou par un pouvoir spontané et qu’ils sont dominés par des causes corporelles, est repoussé bien loin de Dieu et de la notion de l’Un. Notre discours ne s’adresse pas à lui, mais à ceux qui admettent une nature autre que les corps et qui remontent jusqu’à l’âme. Il faut donc comprendre la nature de l’âme et savoir, entre autres choses, qu’elle vient de l’Intelligence et qu’elle possède la vertu en participant à la raison qui vient de la même source. Ensuite il faut entendre par intelligence autre chose que la faculté de rai­sonner et de conclure; les raisonnements impliquent déjà

1. Il faut remarquer comment s’introduit ici la foi (grec), liée à l’instruction : ce passage nous donne quelque lumière sur l’auditoire de Plotin et sur le scepticisme qu’il devait parfois rencontrer chez ses disciples : par foi, il entend d’ailleurs non pas la foi en une révéla­tion, mais la confiance en des raisons, confiance qui peut préparer la vision mystique, mais qui n’y équivaut pas. Le début du chapitre v exclut pourtant de ses auditeurs les partisans du matérialisme épi­curien.

des éléments séparés et un mouvement; les sciences sont des discours intérieurs à l’âme et se manifestent par des paroles parce que l’Intelligence les a produites à l’intérieur de l’âme. Nous voyons l’Intelligence comme une chose sensible par une perception immédiate, nous voyons qu’elle domine l’âme et qu’elle en est le père puisqu’elle est le monde intel­ligible; et il faut dire que, dans le calme et l’immobilité, elle contient tout en elle-même et qu’elle est toutes choses, mul­tiplicité indivise et pourtant distincte; la distinction n’y est pas celle des paroles qui sont pensées une à une; et pourtant il n’y a pas de confusion entre ses parties; chacune ressort séparée des autres; il en est comme dans les sciences; tout ce que l’on sait est indivisible et pourtant tout est séparé de tout. Telle est donc cette multiplicité où tout est ensemble, et ce monde intelligible. Il est voisin du Premier, et la rai­son nous affirme qu’il existe nécessairement, si l’on admet l’existence de l’âme. Il est supérieur à l’âme; mais il n’est pas le Premier, parce qu’il n’est ni un ni simple; c’est l’Un qui est simple et qui est le principe de toutes choses. Il est antérieur à celui des êtres qui a la valeur la plus haute, parce qu’il y a nécessairement un terme antérieur à l’Intelligence; celle-ci veut être l’Un; pourtant elle n’est pas l’Un, mais semblable à l’Un; elle ne se disperse pas, et elle reste véritablement avec elle-même parce qu’elle est voisine de l’Un et qu’elle vient après lui; mais elle a eu l’audace de s’écarter de lui. La merveille qui est avant elle, c’est l’Un; ne disons pas : c’est ce qui est un, afin d’éviter d’énoncer l’un comme attribut d’un sujet autre que lui. En réalité aucun nom ne lui convient; pourtant, puisqu’il faut le nom­mer, il convient de l’appeler l’Un, mais non pas en ce sens qu’il soit une chose qui a ensuite l’attribut de l’un. Il est d’ail­leurs bien difficile de le connaître de cette manière, et on le connaît mieux par son produit qui est l’être; il amène l’intelligence à l’être; sa nature est telle qu’il est source des biens les plus grands et puissance génératrice des êtres, bien qu’il reste en lui-même et ne s’amoindrisse pas; il n’est pas dans ses propres produits puisqu’il est antérieur à eux; et il faut l’appeler l’Un pour nous le désigner l’un à l’autre, pour que ce nom nous conduise à une notion indivisible, et unifie notre âme; mais nous ne disons pas qu’il est un et indivi­sible, au même sens que le point et l’unité numérique; l’un, en ce dernier sens, c’est le principe de la quantité, et la quantité n’existerait pas s’il n’y avait d’abord la substance et ce qui précède la substance; il ne faut donc pas appliquer notre pensée au point ou à l’un numérique, mais saisir ce qu’ils ont de semblable et d’analogue à l’un suprême en simplicité et en absence de toute multiplicité et de toute division.

6 Quel est donc le sens du mot un? Comment l’ajuster à notre pensée? Nous admettons des sens plus nombreux que ceux d’unité numérique et de point; dans ces derniers sens, l’âme, faisant abstraction de la grandeur et de la pluralité, aboutit à un minimum; elle s’appuie sur un indivisible, mais un indivisible qui est dans le divisible, par conséquent en une autre chose. Mais «ce qui n’est pas en autre chose» 1, n’est donc pas dans le divisible, et il n’est pas indivisible à la manière d’un minimum; et en fait il est la chose la plus grande de toutes non par les dimensions, mais par la puissance; car un être inétendu peut être grand par sa puis­sance (d’ailleurs les êtres postérieurs à lui2 sont indivisibles et sans parties quant à leur puissance non quant à leur masse). Il faut admettre aussi que son infinité consiste non dans l’inachèvement de sa grandeur ou du nombre de ses parties, mais dans l’absence de bornes à sa puissance3. Lors­qu’on se le représente comme une intelligence ou comme un dieu, il est plus que cela; et lorsque, par réflexion, on l’unifie encore, il est toujours bien plus que tout ce que l’on peut se représenter de lui, parce qu’il a plus d’unité que la notion que l’on a de lui; car il est en soi et il n’a pas d’attribut. On pourrait concevoir son unité par la notion de ce qui se suffît à soi-même; car il doit avoir au plus haut point ce caractère de suffisance, d’indépendance et de perfection. : toute chose multiple et non une a du défaut, tant que de multiple, elle n’est pas devenue une; la substance a besoin

1. La formule vient de la première hypothèse du Parménide, 138 a.

2. À savoir les intelligibles qui n’ont, pas plus que l’un, étendue ni masse.

3. C’est le vrai infini, tel qu’il a été déterminé dans le traité VI sur les Nombres, ch. xvii et xviii, qui font ressortir, comme ci-dessous, le caractère d’indépendance de l’infini.

de lui pour être une; mais lui, il n’a pas besoin de lui-même; car il n’est que lui-même. Un être multiple a besoin de toutes ses parties tant qu’elles sont; et chacun de ses composants, existant avec les autres et non en lui-même, a besoin des autres; un tel être, en chacune de ses parties comme dans son ensemble, montre du défaut. Puisqu’il doit y avoir une chose tout à fait indépendante, seul l’Un doit être tel qu’il n’ait besoin ni de lui-même ni d’autre chose. Il ne recherche aucune assistance ni pour être, ni pour être bien, ni pour occuper sa place; étant cause pour les autres choses, il ne tient pas d’elles son être, et quant au bien-être, quel bien y aurait-il en dehors de lui? Le bien ne lui appartient pas par accident, puisqu’il est en lui-même le Bien. Enfin «il n’occupe pas de lieu»; il n’a pas besoin d’être fixé en un lieu comme s’il ne pouvait se soutenir lui-même; ce qui reçoit une situation, c’est l’être inanimé, c’est la masse qui tombe, tant qu’elle n’a pas été fixée. Mais c’est par lui que les autres êtres reçoivent leur situation; par lui, ils ont l’exis­tence et en même temps le lieu qu’il leur assigne. En outre, avoir besoin d’un lieu, c’est un défaut; or, le principe n’a pas besoin des choses qui viennent après lui; principe de toutes choses, il n’a besoin d’aucunes; car il n’y a de besoin que lorsqu’il y a désir du principe. De plus, supposons que l’Un ait besoin de quelque chose; il cherche alors évidem­ment à n’être plus un; il aura donc besoin d’un élément destructeur de lui-même; or, tout ce qu’on appelle besoin dans un être, se rapporte au bien et à la conservation de cet être. Il n’y a donc aussi pour lui aucun bien; il n’a pas non plus de volonté; il est au-dessus du bien et n’est pas à lui — même son propre bien; mais il est le Bien pour les autres choses, au cas où elles sont capables d’en recevoir quelque chose. Il n’a pas de pensée, pour qu’il n’y ait pas en lui d’altérité; il n’a pas non plus de mouvement; il est anté­rieur au mouvement et à la pensée : car à quoi pensera-t-il sinon à lui-même? Alors, avant de penser, il serait ignorant, et il aurait besoin de pensée pour se connaître, lui qui se suffit absolument à lui-même! Donc, il n’est pas vrai, parce qu’il ne se connaît pas et ne se pense pas, qu’il y aura en lui de l’ignorance; car pour qu’il y ait ignorance, il faut qu’il y ait un autre être et que l’un ignore l’autre; mais lui, qui est seul, n’a rien d’autre à connaître ni à ignorer; et, étant avec lui-même, il n’a pas besoin de la pensée de lui-même. Mais il ne faut même pas dire de lui : il est avec lui-même, sous peine de ne pas lui conserver l’unité1; il faut nier de lui l’acte de penser et de comprendre, la pensée de lui-même et des autres choses; il faut le placer non pas dans la catégorie des êtres pensants, mais plutôt dans celle de la pensée; car la pensée ne pense pas elle-même, mais est cause qu’un autre être pense; or, la cause n’est pas identique à son effet. Donc, ce qui est cause de toutes les choses n’est aucune d’entre elles; et il ne faut pas l’appeler Bien, puisqu’il produit le bien; mais, en un autre sens2, il est le Bien qui est au-dessus de tous les autres biens.

7 Si, parce qu’il n’est aucune de ces choses, vous n’en avez qu’une idée indécise, fixez votre pensée sur les choses, et partez des choses pour le contempler; mais, dans votre contemplation, ne laissez pas votre pensée se précipiter au-dehors; car il n’est pas situé à tel ou tel endroit, comme s’il privait de lui-même les autres choses; il est là, présent à qui peut le toucher, absent pour qui en est incapable. Il n’est pas possible de penser à un objet si l’on pense à un autre et si l’on reste près de cet autre; il ne faut rien ajouter à l’objet pensé, si l’on veut penser cet objet en lui-même; de même il faut bien comprendre qu’il n’est pas possible de le penser, tant que l’on a dans l’âme l’empreinte d’un autre objet, et tant que cette empreinte y est actuelle­ment, pas plus qu’une âme prise et occupée par un objet ne peut recevoir l’empreinte de l’objet contraire; mais comme on dit de la matière qu’elle doit être sans qualités, pour recevoir les empreintes de toutes les qualités, ainsi et bien plus encore l’âme doit être dépourvue de formes, pour qu’il ne s’y loge aucun obstacle qui l’empêche d’être remplie et éclairée par la Nature Première3. S’il en est ainsi, qu’on se retire du monde extérieur, et qu’on se tourne totalement vers

1. Ces deux lignes résument l’argument du Parménide (138 a b) dé­montrant quel’Un de la première hypothèse n’est pas en soi.

2. Au sens de principe des choses qui dérivent de lui; il est le bien de ces autres choses.

3. La comparaison faite ici entre l’âme et la matière rappelle, surtout par la raison qui en est donnée, les passages où Aristote (De Anima III 6) assimile l’intellect à la matière.

l’intérieur; qu’on ne se penche pas sur les choses du dehors; qu’on ignore tout, d’abord en y disposant son âme, et au moment de la contemplation, en en chassant toute forme; ignorons même que c’est nous qui sommes en train de contempler; puis après s’être uni à lui et avoir eu avec lui un commerce suffisant, qu’on aille annoncer aux autres, si on le peut, ce qu’est l’union là-bas (c’est sans doute, pour une pareille union, qu’on a appelé Minos ou «le familier de Zeus» 1; du souvenir qu’il gardait, il institua des lois qui en sont les images; et il se rassasiait du contact avec le divin pour établir ses lois); ou bien, si l’on estime les occupations politiques indignes de soi, qu’on reste, si on le veut, dans cette région supérieure; ce qui est la manière d’être de celui qui a beaucoup contemplé. Dieu, dit [Platon], n’est extérieur à aucun être; il est en tous les êtres; mais il ne le savent pas. Ils fuient loin de lui, ou plutôt loin d’eux-mêmes2. Ils ne peuvent donc atteindre celui qu’ils ont fui, ni en cher­cher un autre après s’être perdus eux-mêmes; un fils, tombé dans la démence et hors de lui-même, reconnaîtra-t-il son père? Mais celui qui apprend qui il est saura aussi d’où il vient.

8 Si donc une âme se connaît elle-même, si elle sait que son mouvement n’est pas en ligne droite sinon dans le cas où il est interrompu, et que son mouvement naturel est un mouvement circulaire3 non pas autour d’un point extérieur, mais autour d’un centre; si elle sait que le centre est l’ori­gine du cercle, elle tournera autour du centre dont elle est issue; elle se suspendra à lui; elle se rassemblera vers ce point, vers lequel devraient se porter toutes les âmes, mais vers lequel seules les âmes des dieux se portent éternelle­ment. En se transportant vers lui, les âmes sont des dieux; car un dieu, c’est un être attaché à l’Un; ce qui s’en écarte bien loin, c’est l’homme du commun et les animaux. — Ce que nous cherchions, est-ce donc comme le centre de l’âme?

1. Le mot est d’Homère, Odyssée, chant XIX, v. 178.

3. Ce passage (et tout ce qui suit) insiste avant tout sur l’intério­rité de l’Un; il est placé idéalement au bout du mouvement de re­tour par lequel le moi se retrouve lui-même.

3. Le mouvement circulaire est psychique, non physique; II Enn., II.

Ne faut-il pas croire que c’est autre chose, le point où coïn­cident tous ces centres, ainsi nommés par analogie avec le centre d’un cercle visible? Car l’âme n’est pas un cercle, au sens d’une forme géométrique; cela veut dire seulement que l’antique nature se trouve en elle et autour d’elle, que les âmes sont parties de cette nature et, bien plus, qu’elles en sont complètement séparées. Dans notre situation actuelle, une par­tie de nous-mêmes est retenue par le corps (comme si l’on avait les pieds dans l’eau et le reste du corps au-dessus); nous élevant au-dessus du corps par la partie de nous-mêmes qui ne baigne pas en lui, nous nous rattachons par notre propre centre au centre universel, comme les centres des grands cercles d’une sphère coïncident avec le centre de la sphère qui les comprend, et nous avons en lui notre repos. Si ces cercles étaient des cercles corporels et non pas les cercles de l’âme, ils seraient liés au centre selon un rapport local, et, puisque le centre est en un point déterminé, ils seraient autour de lui. Mais puisque les âmes sont elles-mêmes intelligibles, et que lui, il est au-dessus de l’Intelligence, il faut penser que la liaison par laquelle l’être pensant se relie à l’objet pensé se fait par des puissances différentes, et bien plutôt, que l’être pensant est présent à son objet grâce à un rapport de similitude et d’identité et se lie avec lui à cause de sa communauté de nature, quand il n’y a pas d’obstacle. Car les corps s’em­pêchent de communiquer entre eux; mais les êtres incor­porels ne sont pas arrêtés par le corps, et ce qui les éloigne les uns des autres, ce n’est pas le lieu, mais l’altérité et la différence; lorsque l’altérité disparaît, les êtres, n’étant plus différents, sont présents les uns aux autres. Donc lui, qui n’offre en lui aucune différence est toujours présent; mais nous ne lui sommes présents que lorsque l’altérité n’est plus en nous. Lui ne tend pas vers nous de manière à nous entourer, c’est nous qui tendons vers lui et qui l’entourons. Mais, si nous sommes toujours autour de lui, nous ne regar­dons pas toujours vers lui. Un chœur en chantant fait tou­jours cercle autour du coryphée, mais il peut se détourner vers les spectateurs; ce n’est que lorsqu’il se tourne vers lui, qu’il chante comme il faut, et qu’il fait un cercle parfait; de même nous l’entourons toujours, lui; lorsque nous cesse­rons de l’entourer, ce sera pour nous la destruction totale et nous ne serons plus; mais nous ne sommes pas toujours tournés vers lui1; et lorsque nous regardons vers lui, c’est là notre fin et notre repos; notre voix ne détone plus et nous dan­sons vraiment autour de lui une danse inspirée.

9 Dans cette danse, on contemple la source de vie, la source de l’intelligence, le principe de l’être, la cause du bien, la racine de l’âme. Toutes ces choses ne s’écoulent pas de lui en amoindrissant sa substance; car il n’est pas une masse corporelle; sinon ses produits seraient périssables; or ils sont éternels, parce que leur principe reste identique à lui-même; il ne se partage pas entre eux, mais il reste entier. C’est pourquoi ses produits aussi sont permanents, comme la lumière qui subsiste, tant que le soleil subsiste; car il n’y a pas de coupure entre lui et nous, et nous n’en sommes pas séparés, quand bien même la nature corporelle, en s’insi­nuant, nous attire à elle. Il nous est donné par lui de vivre et de nous conserver; mais il ne se retire pas après ces dons; il continue à fournir à nos besoins tant qu’il sera ce qu’il est. Ou plutôt, ici même, nous nous penchons vers lui et vers notre bien; notre éloignement de lui [n’est pas un éloigne­ment de lieu], mais seulement un amoindrissement d’être. Ici même, l’âme se repose du mal en se retirant dans une région purifiée du mal; ici même, elle connaît par l’intelli­gence et elle atteint l’impassibilité; ici même est la vie véri­table. La vie actuelle, quand elle est sans dieu, n’est qu’une trace ou image de la vie de là-bas; cette vie idéale, c’est l’acte de l’intelligence, et par cet acte, elle engendre des dieux en res­tant immobile grâce à son contact avec l’Un; elle engendre la beauté, la justice et la vertu. L’âme, fécondée par Dieu, est grosse de tous ces biens, et cette fécondation est pour elle le commencement et la fin; le commencement parce qu’elle est issue de cette région lointaine; la fin parce que le Bien est là-bas, et que, arrivée là, elle redevient ce qu’elle était; ici, c’est la chute, Y exil, la perle des ailes2; mais ce qui montre que

1. Cette belle image est empruntée au type de danse connu sous le nom de «chœur cyclique». Cf. l’art. Cyclicus chorus dans le Dic­tionnaire des Antiquités de Daremberg et Saglio. «  Le chœur cyclique se mouvait encerclé; il formait une ronde en chantant et en dansant autour de l’autel du dieu»; mais le centre pouvait être occupé (et. fig. 2256) par un coryphée porteur de lyre.

2. Expressions de Platon Phèdre, 246 c; 246 c.

le Bien est là-bas, c’est l’amour consubstantiel à l’âme, selon la fable de l’union d’Éros avec les âmes, que l’on voit dans les peintures et dans les récits1. Puisque l’âme est différente de Dieu, mais qu’elle vient de lui, elle l’aime nécessairement; si elle est là-bas, elle l’aime d’un amour céleste; ici, c’est seu­lement d’un amour vulgaire. Là-bas est l’Aphrodite céleste; ici l’Aphrodite populaire, semblable à une courtisane. Et toute âme est une Aphrodite; c’est ce que signifient la naissance d’Aphrodite et la naissance simultanée d’Eros2. Donc, par nature l’âme aime Dieu, à qui elle veut s’unir, comme une vierge aime un père honnête d’un amour honnête; elle arrive à la naissance comme une vierge séduite par une promesse de mariage; ayant passé à l’amour d’un être mortel, elle est séparée de son père par violence; mais elle n’a plus que haine pour cette violence; purifiée des souillures de ce monde et préparée à retourner vers son père, elle est dans la joie. Pour ceux qui ignorent cet état, qu’ils imaginent d’après les amours d’ici-bas ce que doit être la rencontre de l’être le plus aimé; les objets que nous aimons ici sont mortels et caducs; nous n’aimons que des fantômes instables; et nous ne les aimons pas réellement; ils ne sont pas le bien que nous cherchons. Le véritable objet de notre amour est là-bas, et nous pouvons nous unir à lui, en prendre notre part et le posséder réellement, en cessant de nous dissiper dans la chair. Quiconque a vu sait ce que je dis; il sait que l’âme a une autre vie, quand elle s’approche de lui, est près de lui et y participe; dans cette disposition, elle sait que celui qui donne la vie véritable est là; et elle n’a plus besoin de rien. Tout au contraire, il lui faut déposer tout le reste et s’en tenir à lui seul; il lui faut devenir lui tout seul, en retran­chant toute addition; alors nous nous efforçons de sortir d’ici; nous nous irritons des liens qui nous rattachent aux autres êtres; nous nous replions sur nous-mêmes et nous

1. Il s’agit de la fable d’Éros et Psyché. Sur les représentations figurées de ces rapports d’Éros avec Psyché, cf. Dict. des Antiquités de Daremberg, art. Psyché, p. 747-748.

2. Banquet, 180 d : «c’est une chose connue de tous que l’Amour et Aphrodite sont inséparables»; une plaque d’argent reproduite dans le Dict. des Antiquités (Art. Cupido, p. 1602) montre Éros rece­vant Aphrodite sortant de la mer.

n’avons aucune part de nous-mêmes qui ne soit en contact avec Dieu. Ici même, l’on peut le voir et se voir soi-même, autant qu’il est permis d’avoir de telles visions; on se voit éclatant de lumière et rempli de la lumière intelligible; ou plutôt on devient soi-même une pure lumière, un être léger et sans poids; on devient ou plutôt l’on est un dieu, embrasé d’amour… jusqu’à ce que l’on retombe sous le poids, et que cette fleur se flétrisse.

10 Pourquoi donc ne reste-t-on pas là-bas? — C’est qu’on n’est pas encore tout à fait sorti d’ici. Mais il arrivera un moment où la contemplation sera continue et sans obs­tacle venu du corps. La partie de nous-mêmes qui voit n’est pas celle qui est entravée par cet obstacle; et même si elle cesse de contempler, son activité se manifeste par la connais­sance scientifique qui consiste en des démonstrations, en des preuves, et en un dialogue de l’âme avec elle-même; mais l’acte et la faculté de voir ne sont plus la raison; ils sont meilleurs que la raison, antérieurs et supérieurs à elle, tout aussi bien que leur objet même. Si l’être qui voit se voit lui-même à ce moment, il se verra semblable à son objet; dans son union avec lui-même, il se sentira pareil à cet objet et aussi simple que lui. Mais peut-être ne faut-il pas employer l’expression : il verra. L’objet qu’il voit (puisqu’il faut bien dire qu’il y a deux choses, un sujet qui voit et un objet qui est vu; dire que les deux ne font qu’un serait beaucoup d’audace), l’objet qu’il voit, donc, il ne le voit pas en ce sens qu’il le distingue de lui et qu’il se représente un sujet et un objet; il est devenu un autre; il n’est plus lui-même; là — bas, rien de lui-même ne contribue à la contemplation; tout à son objet, il est un avec lui comme s’il avait fait coïncider son propre centre avec le centre universel. Même ici-bas, lorsqu’ils se rencontrent, ils ne font qu’un, et ne sont deux que lorsqu’ils se séparent. Et c’est pourquoi il est si difficile d’exprimer ce qu’est cette contemplation. Comment déclarer qu’il est, lui, un objet différent de nous-mêmes, alors que nous ne le voyions pas différent, mais uni à nous, lorsque nous le contemplions1?

1. Tout ce chapitre décrit une vision qui est en même temps et du même coup une union.

11 C’est ce que veut dire l’ordre, donné dans les mystères, de ne rien révéler aux non-initiés; c’est à vrai dire parce que le divin ne peut se révéler qu’on refuse de le faire voir à qui n’a pas eu le bonheur de le voir lui-même. Comme il n’y a plus là deux choses, comme le sujet qui voit ne fait qu’un avec l’objet qui est vu (ou uni à lui plutôt que vu), si l’on se souvient après coup de cette union avec lui, on aura en soi-même une image de cet état. L’être qui contemplait était alors lui-même un; il n’avait en lui aucune différence avec lui-même ni sous aucun autre rapport; aucune émotion en lui; dans son ascension, il n’avait plus ni colère ni désir; plus de raison, plus de pensée même en lui; et, puisqu’il faut le dire, lui-même il n’est plus : arraché à lui-même et ravi par l’enthousiasme, il se trouve en un état calme et pai­sible; ne se détournant pas de l’être de l’Un, il ne tourne plus autour de lui-même; mais il reste tout à fait immobile; il est devenu l’immobilité elle-même; les belles choses n’at­tirent pas ses regards; car il regarde au-dessus de la Beauté elle-même : il a dépassé le chœur même des vertus, comme l’homme entré à l’intérieur d’un sanctuaire a laissé derrière lui les statues placées dans la chapelle; c’est elles qu’il reverra les premières quand il sortira du sanctuaire, après l’avoir contemplé intérieurement et après s’être uni non plus à une statue ni à une image du dieu, mais au dieu lui — même; et ce ne seront que des contemplations de second ordre. Mais la contemplation qu’il avait dans le sanctuaire, était-elle bien une contemplation? Non sans doute, mais un mode de vision tout different1, sortie de soi, simplification, abandon de soi-même, le désir d’un contact, arrêt, intel­ligence d’un ajustement, s’il contemple ce qui est dans le sanctuaire. Dès qu’il veut regarder autrement, il n’y a plus rien. Ce sont là des images et les manières dont les plus savants d’entre les prophètes2 ont expliqué en énigmes ce qu’est la vision du Dieu. Mais un prêtre savant comprend l’énigme et, venu là-bas, il atteint une contemplation réelle

1. C’est la vision unitive dont il était question tout à l’heure.

2. Plotin se réfère ici à une tradition symbolique qui existe sous de multiples formes; l’exégèse allégorique des cultes des mystères se trouve par exemple chez Philon d’Alexandrie (cf. mes Idées phil. et relig. de Philon, p. 242-246).

du sanctuaire. Même s’il n’y vient pas, même s’il pense que le sanctuaire est tout à fait invisible, qu’il est la source et le principe, il saura de science certaine qu’on ne voit le prin­cipe que par le principe, et que le semblable ne s’unit qu’au semblable, et il ne négligera aucun des éléments divins que l’âme est capable de contenir; et avant la contemplation, il demande le reste à la contemplation. Le reste est pour celui qui est monté au-dessus de toutes choses; car c’est ce qui est avant toute chose. Car l’âme, par nature, refuse d’aller jusqu’au néant absolu; quand elle descend, elle va jusqu’au mal, qui est un non-être, mais non l’absolu non-être; dans la direction inverse, elle ne va pas à un être différent d’elle, mais elle rentre en elle-même, et elle n’est alors en nulle autre chose qu’en elle-même; mais, dès qu’elle est en elle seule et non plus dans l’être, elle est par là même en lui; car lui est une réalité qui n’est pas une essence, mais qui est au-delà de l’essence, pour l’âme avec qui il s’unit. Si l’on se voit soi-même devenir lui, on se tient pour une image de lui; partant de lui, l’on progresse comme une image jusqu’à son modèle, et l’on arrive à la fin du voyage. Si l’homme déchoit de la contemplation, il peut raviver la vertu qui est en lui; il comprend alors sa belle ordonnance intérieure et retrouve sa légèreté d’âme; par l’intermédiaire de la vertu, il arrive à l’intelligence, et, par l’intermédiaire de la sagesse, jusqu’à lui. Telle est la vie des dieux et des hommes divins et bienheureux; s’affranchir des choses d’ici-bas, s’y déplaire, fuir seul vers lui seul1.

1. Comparer la formule de Numénius d’Apamée : (grec) (dans Eusèbe, Préparation évangélique, liv. XI, ch. xxii).



Ennéade 194TraitéVI 7 DE L’ORIGINE DES IDEES : DU BIEN

NOTICE

I. — Du Monde intelligible (ch. i-xiv).

Le Timée a toujours fait, avec l’admiration, le tourment des commentateurs néoplatoniciens, non seulement parce que Platon y retrace la genèse du monde, alors qu’ils le croient éternel et qu’ils ne peuvent attribuer d’autre croyance au maître, mais surtout parce que l’auteur de cette genèse est un démiurge qui agit à la manière d’un artisan humain, réfléchissant, combinant, fabriquant les pièces l’une après l’autre. Cela est vrai en particulier de l’organisme animal dont le démiurge a confié la fabrication aux dieux inférieurs; on voit ces dieux, imitant leur père, créer les organes qui seront plus tard utiles à la conservation de l’animal et les ajuster l’un à l’autre. Ce mode de produc­tion, raisonné et prévoyant, contredit le genre de causalité des hypostases plotiniennes qui agissent par rayonnement sans calcul, et qui donnent à l’être produit une vie inté­rieure et spontanée.

Le début de ce traité témoigne de cette difficulté. Plotin le commence en citant et en paraphrasant le passage (Timée, 45 a-b) où Platon montre les dieux, chargés par leur père d’envoyer les âmes dans la région du devenir, en train d’assujettir les yeux et les autres organes des sens sur le visage parce qu’ils prévoient les dangers auxquels l’homme échap­pera grâce à ces sens (1, 1-5). Tout le reste du chapitre 1 est destiné à montrer que cette explication finaliste ne peut être prise & la lettre : la faculté de sentir et la sensation auraient été ajoutées par Dieu à l’âme & son entrée dans le monde sensible, afin de soustraire le corps au danger qu’il y court, donc en vertu d’un raisonnement; mais ce raison­nement qui, dans la supposition qu’on fait, est inévitable, est en même temps impossible; tout raisonnement doit en effet partir de prémisses immédiatement connues; il n’y a d’autre connaissance immédiate que la sensation ou l’intelli­gence; dans le cas supposé, les prémisses ne peuvent être empruntées à la sensation, puisque les choses sensibles n’existent pas encore; mais si elles viennent de l’intelligence, la conclusion doit être une science; or, elle ne peut être une science, puisqu’elle est supposée porter sur les choses sen­sibles. Il s’ensuit que l’on ne peut attribuer ce raisonnement à Dieu. D’ailleurs, Dieu n’a que faire de raisonner; le raison­nement est lié à la discussion, il suppose, comme le dit ici Plotin, une alternative et il envisage, au moins comme possible, la solution contraire : or, la perfection divine est incompatible avec l’alternative; tout ce qui est divin est complet et ne peut se faire partie par partie. Pourtant (et c’est ce qui explique la manière de parler de Platon), tout se passe comme si Dieu avait raisonné, comme s’il avait fabriqué les parties les unes en vue des autres; le finalisme est donc une manière de parler humaine et légitime, mais qui ne pénètre pas la nature de l’intelligence divine (ch. I).

La cause de notre erreur, c’est que nous prêtons à l’intel­ligence divine des traits qui n’appartiennent qu’à l’intelli­gence humaine. La description que Plotin fait ici de l’intel­ligence humaine est empruntée aux Seconds Analytiques d’Aristote : Aristote y écrit (I, ch. xiii) : «La connaissance d’une chose et celle du pourquoi de la chose sont des connais­sances différentes, d’abord dans la même science, et, en celle-ci, doublement : en un premier sens, quand le syllo­gisme n’a pas pour prémisses des propositions immédiate­ment connues; car on n’atteint pas alors la cause première, qui est l’objet de la connaissance du pourquoi; en un second sens, quand les prémisses sont immédiates, mais ren­ferment non pas la cause, mais l’inverse de la cause, parce que cette réciproque est plus facile à connaître»; dans ce second cas, la prémisse est empruntée à la sensation et le raisonnement a lieu par induction; on voit, par exemple, que les planètes ne scintillent pas, et l’on conclut qu’elles sont proches de la terre; le raisonnement fondé sur la cause partirait à l’inverse de la proximité pour conclure l’absence de scintillation. Selon Plotin, c’est cette séparation entre la connaissance de la chose et celle du pourquoi qui n’a pas lieu dans l’intelligence divine. Comme l’indique Plotin, Aristote paraît admettre, même dans la science humaine, des cas où la connaissance de la chose est aussi connaissance de son pourquoi; l’interposition du soleil entre la terre et la lune donne à la fois la définition et le pourquoi de l’éclipse (II, 11-13); il en est ainsi à plus forte raison dans l’intelligence divine. S’il paraît en être autrement, si l’être nous paraît séparé de son pourquoi (si bien que nous demandons le pourquoi à un démiurge transcendant), c’est que nous séparons les essences les unes des autres : l’image de l’uni­vers sensible doit nous aider ici à comprendre l’intelli­gible (11, 30 sq.) : tout y est solidaire, et chaque chose s’explique par le tout; il en est ainsi à plus forte raison dans le monde intelligible; le pourquoi de chaque partie est dans le tout, mais il est aussi dans chaque partie, puisque chaque partie est toutes les autres. Ajoutons que, dans cette assimi­lation de l’être à son pourquoi, qui fait de chaque être une sorte de causa sui, il faudrait se garder de voir une sorte de preuve ontologique qui déduirait l’existence de l’essence. Il y a ici, pour un lecteur moderne, quelque ambiguïté qui tient à l’emploi du mot pourquoi (mot que j’ai traduit par raison d’être); il s’agit non de la raison de l’existence, mais bien nettement de la raison de l’essence; on demande pourquoi un être est ce qu’il est, mais non pourquoi il est (ch. II).

La discussion, en ces deux chapitres, paraît dans l’ensemble donner tort au Timée : or telle n’est pas du tout l’intention de Plotin, qui s’en explique au début du chapitre III; il rappelle (d’accord avec presque tous les interprètes anciens du Timée) que Platon ne parle de la genèse des choses sen­sibles que par hypothèse, et il renvoie le lecteur à un pas­sage (27 d) où, en définissant, le sensible «ce qui devient toujours», Platon aurait indiqué son vrai sentiment; il l’a marqué ailleurs en disant (218 ab) que le monde sensible est beau, ce qui suppose qu’il est à chaque instant complet dans toutes ses parties (iii, 7-10); et il a bien fait sentir que, lorsqu’il dit : «Dieu crée telle chose en vue de telle autre», c’est chez lui simple manière de parler, puis­que le démiurge, dans son discours aux dieux inférieurs (41 bc), déclare qu’il leur faut créer les espèces de vivants «afin que le monde soit achevé, qu’il soit absolument par­fait, que le Tout soit vraiment le Tout» : réponse que Plotin étend au problème d’où il est parti, celui de l’origine des sens : la vue n’existe que pour la perfection de l’orga­nisme. On voit à quelle subtilité Plotin (ou, plus vraisem­blablement, les interprètes qu’il suit ici) étaient conduits pour trouver chez Platon ce qu’ils y cherchaient (ch. iii).

Pourtant la solution de Plotin ne va pas sans difficulté; elle amène à conclure que la faculté de sentir de l’homme existe déjà dans son modèle intelligible, ce qui semble impli­quer ou bien que l’intelligence sent les choses sensibles, ou bien que cette faculté reste sans exercice jusqu’à l’entrée de l’âme dans le devenir, c’est-à-dire que sa chute lui ajoute une perfection (ch. iii, 22-33).

Les quatre chapitres suivants sont consacrés à l’examen de cette objection : elle met en jeu les rapports de l’homme sensible avec l’homme intelligible, et c’est pourquoi Plotin entreprend d’abord de définir l’homme sensible. On est pris, dans cette recherche, entre deux difficultés : ou bien on définit l’homme par l’âme seule, et l’on oublie alors qu’il est un animal composé d’une âme et d’un corps, ou bien on le définit par le couple de l’âme et du corps, et l’on oublie deux règles de la définition : la première, c’est qu’elle ne doit comprendre que des termes éternels, la seconde c’est

est imparfaite, tant qu’elle ne fait qu’énumérer les éléments du couple sans indiquer leur racine commune (ch. IV). Il faut remarquer que les définitions essayées dans ce chapitre sont de type aristotélicien; la première définit par la forme, la seconde par le couple forme et matière, et les objections qu’élève Plotin font implicitement la critique de la méthode aristotélicienne de définition. Et, en effet, au chapitre v, il substitue à cette méthode celle du platonisme : au lieu de considérer des termes groupés extérieurement, il envisage une série hiérarchique de termes dont chacun est l’image du précédent; au couple âme-corps, il substitue le ternaire âme, raison séminale, reflet de l’âme dans le corps, qui est non une synthèse de termes distincts, mais une même réalité se dégradant peu à peu; il y a l’homme de degré supérieur qui est l’& me, et l’homme de degré inférieur (les fonctions sensitives et végétatives) qui en est l’image; par là, Plotin justifie la définition platonicienne de l’homme qu’il avait citée au début du chapitre iv : «l’âme se servant du corps»; elle est vraie, en un sens propre, de l’homme au sens inférieur du mot et, en un sens dérivé, de l’homme au sens supérieur. L’homme sensible est donc le reflet dans le corps de l’homme intelligible (ch. v). Mais cette définition semble, au premier abord, aggraver l’objection que discute Plotin : n’en résulte-t-il pas en effet que la fonction sensitive est propre à l’homme sensible? Plotin répond par une considé­ration qu’il emprunte au Timée (47 a-d) : Platon y dit que la sensation de la vue, dans le spectacle de l’ordre céleste, et la sensation de l’ouïe, qui nous fait connaître l’harmonie et le rythme, nous font atteindre un ordre intelligible; les sen­sations d’ici ne peuvent-elles pas être prises comme des images des sensations de là-bas. Mais, avant de développer ce point, Plotin revient au ternaire qui équivaut, chez lui, à la définition de l’homme : seulement il le présente d’une façon un peu autre qu’au chapitre v : intel­ligence intuitive, pensée discursive, sensation, tel est ici son schéma, évidemment emprunté au fameux passage de la République (509a-510b) sur les degrés de connaissance; théologiquement, il répond au ternaire : dieu, démon, homme, qui sont comme un premier, un deuxième et un troisième homme. Une difficulté vient de la destinée de l’âme telle que la décrit Platon : comment l’âme, ainsi décrite, pourrait-elle entrer dans le corps d’une bête? Plotin y donne une première réponse : l’entrée dans un corps de bête implique deux choses : il faut que l’homme inférieur, le reflet, se détache de son modèle, s’isole et choisisse pour ainsi dire l’inintelligence; il faut ensuite que lui soit fournie la raison séminale du corps de bête vers lequel l’âme aspire; cette raison lui est fournie par l’«homme du deuxième rang» qui contient en puissance les raisons de toutes les espèces vivantes, mais qui développe celle de l’homme lors­qu’elle reste orientée vers l’intelligence et celle de la bête lorsqu’elle se laisse séduire par son propre reflet (ch. vi, 9-36). Puis à la même question, il donne une seconde réponse : les lois générales de l’ordre imposent à chaque âme sa place dans l’univers, et il est conforme à la nature que chacune, dans le choix de son corps, se conforme au plan dessiné par l’âme du monde (ch. vii, 1-17). Cette double réponse à la même question implique, entre l’initiative indi­viduelle des âmes et l’ordre du monde, une sorte d’harmonie très analogue à ce que Leibniz entendra par harmonie pré­établie.

Après cette longue parenthèse, Plotin revient enfin à la question principale, la présence de la faculté de sentir dans l’intelligible : il y a entre le sensible et l’intelligible une continuité, puisque le sensible est comme une image à demi-effacée de l’intelligible : et rencontrant le formule qui devait être chez Descartes et au xviie siècle, à la base de la théorie de la connaissance, il affirme cette continuité en considérant les sensations comme des pensées obscures, de même que les pensées sont des sensations claires (ch. vii, 17-31).

La présence de la faculté de sentir dans la réalité intelli­gible n’est qu’une des difficultés qui résultent de la solution que Plotin a donnée à la question de la démiurgie des corps animés; il en résulte aussi que l’on doit placer dans l’intelli­gence les modèles intelligibles des bêtes. Mais comment admettre que des êtres déraisonnables soient dans l’intelli­gence divine? À cette question Plotin donne d’abord deux réponses très générales : l’une est tirée des considérations de la deuxième hypothèse du Parménide qui affirme qu’il y a dans l’intelligible une infinité de termes; l’autre dérive du Sophiste (a 48 e) qui accorde à l’intelligence une vie parfaite et complète, qui ne se borne donc pas à la vie raisonnable (ch. viii). Les considérations suivantes écartent ce qu’il y a de choquant à placer des bêtes en Dieu. D’abord les ani­maux intelligibles sont au-dessus des sensibles autant que l’homme intelligible est supérieur à l’homme sensible (ix, 5-9). De plus l’intelligible est au-dessus de la raison discur­sive, et l’absence de raison y est une supériorité (ix, 9-10). Au reste le platonicien n’admet pas entre la bête et l’homme cette discontinuité absolue qu’affirme le stoïcisme : il y a des lueurs de raison chez l’animal (ix, 10-20). On sait de plus que, dans l’intelligible, la chose connue est identique au sujet qui la connaît : le cheval intelligible, étant l’objet de l’intelli­gence, est donc lui-même une intelligence (ix, 20-28). Il faut enfin se figurer la vie de l’intelligence comme une sorte de mouvement de procession où l’inférieur procède du supérieur jusqu’à épuisement total des possibilités, comme dans la division logique : non pas cependant que l’on puisse parler d’un terme inférieur, et cela pour deux raisons : d’abord parce que chaque intelligible, s’il est en acte cet intelligible, est en puissance tous les autres intelligibles, ensuite parce que, à mesure qu’il y a en un sens appauvrissement de détermination d’un intelligible au suivant, il y a par compen­sation enrichissement en un autre sens; les bêtes ont moins de raison que les hommes; mais elles ont en revanche des ongles, des serres, des dents ou des cornes : la vie reste ainsi partout égale à elle-même; nulle imperfection ne s’intro­duit dans l’intelligible (ix, 28-46). Il y a donc des diversités spécifiques dans l’intelligible; mais elles n’impliquent pas une infériorité au sens propre, et la vie reste toujours (comme la vertu, malgré la diversité de ses espèces) au même niveau (ch. x).

À supposer qu’il ne soit pas absurde de placer dans l’intel­ligence la faculté sensitive et les animaux, pourra-t-on souf­frir que l’on y place les plantes et les éléments, ce qu’il faut pourtant si le sensible ne peut contenir aucune détermina­tion positive, aucune «forme» qui ne vienne de l’intelligi­ble? Les plantes à la rigueur sont des êtres vivants, et la vie n’est pas incompatible avec l’intelligence : mais que dire des choses inanimées comme les éléments? Sur ce point la réponse de Plotin se rattache à une philosophie de la nature, liée elle-même à des cultes naturalistes qui donnent à la pensée du philosophe son atmosphère : c’est en effet dans l’image de la terre mère qu’il voit la preuve manifeste d’une vie élémen­taire, qui suppose une raison séminale, et par conséquent une racine intelligible; de cette vie il donne comme témoignage la formation des métaux, qui croissent dans les mines comme des êtres vivants, et le soulèvement des montagnes. Le feu ne serait pas une forme s’il se produisait, comme on le dit, par de simples causes mécaniques comme le frottement; mais le frottement ne fait que mettre en évidence le feu déjà contenu dans la matière, et il ne peut tenir sa forme que d’une âme. Plotin se réfère à la preuve traditionnelle de la vie des élé­ments, celle qui admet, d’après l’Epinomis, qu’il y a dans chacun d’eux, des animaux faits de cet élément, des animaux d’air et de feu : et il explique par la discontinuité des masses ignées et par la fluidité de l’air et de l’eau que l’âme de ces trois éléments soit moins manifeste que l’âme de la terre (ch. xi).

De toutes ces explications résulte l’image d’un monde in­telligible doué d’une vie, d’une richesse et d’une variété in­comparables : loin d’être abstrait, desséché, ce monde intel­ligible est plus concret que le monde sensible : il faut remarquer que l’image qu’en donne Plotin au chapitre xu est toute sensuelle, et, si l’on peut dire, ultrasensuelle : chaleur, saveur, couleur, douceur, harmonie, tout cela nous met sur la voie de cette impression de la vie universelle; mais cela ne suffît pas encore : la nuance émotive commune à toutes ces quali­tés, en quoi elles communiquent et se pénètrent, voilà l’intel­ligence dans toute sa profondeur (ch. xii).

Plotin a montré jusqu’ici que tout exigeait que rien de positif ne fût dans le sensible qui ne fût d’abord dans l’intel­ligible; procédant dans ce chapitre xiii d’une manière plus abstraite et développant une idée déjà indiquée au chapitre x, il veut montrer maintenant comment la variété des formes dérive de la nature de l’intelligence. Il est guidé, dans cette démonstration, par le souvenir des passages du Sophiste sur les genres premiers et du Timée sur les cercles de l’âme du monde; dans les deux cas, Platon ajoute l’autre au même pour introduire le mouvement et la diversité. De même, Plotin montre ici comment une intelligence ne peut être active que si elle passe du même à l’autre, puis opère une synthèse du même et de l’autre : c’est là un ternaire qui est comme le schème de toute son activité; car le même et l’autre renferment tous les mêmes et autres particuliers : ainsi s’ouvre un champ toujours varié d’activité qui ne compromet d’ailleurs pas son unité, puisque ce champ n’est pas diffé­rent d’elle-même (ch. xiii). Puis, pour faire mieux saisir cette unité multiple, il la compare, selon une image qui revient sou­vent chez lui, à la raison séminale d’un animal, qui contient dans l’indivisible tous les détails compliqués d’une structure organique; il faut donc se figurer le monde intelligible de Plotin à la fois comme un organisme indivisible dont toutes les parties sont animées et comme une série hiérarchique de genres et d’espèces : ces deux images ne coïncident pas, et, dans la fin de ce chapitre, Plotin passe sans cesse de l’une à l’autre (ch. xxv).

II. — Le Bien (ch. xv-xiii).

Avec cette seconde partie du traité, l’on aborde une des œuvres qui font le mieux comprendre la nature de la mys­tique de Plotin; la transcendance du Bien au-dessus de toute détermination, l’union de l’âme avec le Bien au-dessus de toute connaissance, tels en sont les deux motifs essentiels. Son point de départ qui reste jusqu’au bout le thème prin­cipal de sa méditation, c’est le fameux texte de la République, où Platon montre dans le Bien l’origine commune de l’in­telligence et de l’intelligible : «Ce qui donne aux choses connues leur vérité et à l’être connaissant la faculté de les connaître, c’est l’idée du Bien; imagine-la comme la cause de la science et de la vérité en tant qu’elle est connue; mais cause de deux choses si belles, la connaissance et la vérité, tu dois croire qu’elle est autre chose qu’elles et bien plus belle encore; comme la lumière et la vision sont, doit-on pen­ser, choses solaires sans être le soleil lui-même, ainsi faut-il croire que la connaissance et la vérité ont la forme du bien, mais que ni l’une ni l’autre n’est le Bien, et que la nature du Bien leur est très supérieure. — Voilà, dit Glaucon, une beauté sans mesure, si elle produit la science et la vérité, et si elle les surpasse de loin en beauté; et ce n’est certes pas le plaisir que tu entends par là. — Parle comme il faut, dis-je, et surtout considère l’image suivante du Bien. — Laquelle? — Tu reconnaîtras, je pense, que le Soleil donne aux choses visibles non seulement la capacité d’être vues, mais la génération, l’accroissement et l’aliment, sans être lui-même génération… Ainsi faut-il dire que les choses connues tiennent du Bien non seulement cette pro­priété d’être connues, mais aussi l’être et l’essence, le Bien n’étant pas lui-même essence, mais surpassant même l’essence en dignité et en puissance» (République, 5o8 e-5o9 b). La plus grande partie du développement de Plotin est un éclair­cissement de ce texte : nous aurons à voir ce qu’il y ajoute.

Les «choses connues» dont parle Platon, c’est chez Plotin la multiplicité organisée des intelligibles, et 1’ «être connais­sant» est l’intelligence.

Mais Plotin, voulant surtout ici expliquer l’origine de la multiplicité, précise ces termes tout autrement que Platon : du Bien vient, en l’Intelligence, une puissance, et cette puis­sance se fragmente : elle se fragmente parce que l’Intelligence est incapable de la supporter dans sa totalité, et, de cette fragmentation, vient la multiplicité intelligible. De cette multi­plicité, Plotin donne des images qui nous interdisent de songer à une multiplicité par juxtaposition dans l’espace : un visage où se refléterait la vie de tous les visages vivants, une âme qui brillerait de la lumière de toutes les âmes pures; mieux encore : c’est dans un sens opposé à la division spatiale qu’il la faut chercher : c’est en rentrant en nous-mêmes et en nous identifiant à elle. Plotin corrige ainsi son image de la procession qui nous invite à passer de l’Un au multiple, par l’image inverse de la conversion qui fait saisir ce qu’il reste d’un et de bien dans le multiple (ch. xv).

C’est la présence et la nature de ce caractère de bonté qui appartient aux intelligibles, qui va faire l’objet des chapitres suivants. Ce qui l’explique, c’est d’abord la genèse de l’Intel­ligence à partir du Bien : cette genèse se fait en deux phases, dont la description est empruntée au symbolisme solaire de la République : il faut que l’alternance des saisons et des jours expose toutes les parties de la terre au rayonnement du soleil pour qu’il produise en elle la lumière et la vie; de même il faut que ce qui n’est pas encore intelligence se convertisse et s’oriente vers le Bien, pour que, tournant autour de lui 1, éclairé et fécondé par lui, il devienne intelligence. De ces deux phases, la conversion et l’éclairement-fécondation, il faut remarquer pourtant que Plotin avait d’abord donné une image un peu différente (xvi, 10-14); il nous montre le sujet qui doit devenir intelligence ayant du Bien une vision «qui n’est pas intellectuelle» parce qu’elle n’est pas celle d’une multiplicité organisée, puis qui devient connaissance intellectuelle, c’est-à-dire connaissance du multiple, par l’inca­pacité de penser le Bien tout entier à la fois. Cette image est voisine de celle que l’on a rencontrée au chapitre xv; mais il est difficile de la faire coïncider avec celle à laquelle s’ar­rête maintenant Plotin : dans la première, il y a d’abord vision sans forme, puis vision des formes multiples; dans la

1. En tant que métaphysicien, Plotin est copernicien avant la lettre : la source de lumière doit être au centre.

seconde, il y a, dans la première phase, une conversion vers le Bien, et dans la seconde, une double vision simultanée, celle des intelligibles et celle de la lumière qui les éclaire (ch. xvi).

Le chapitre xvii est destiné à montrer que la genèse de l’Intelligence, telle qu’on l’a décrite, répond aux conditions de toute genèse : Plotin suppose qu’on lui objecte que toute génération se fait du semblable au semblable : le Bien ne pouvait donc produire la multiplicité qu’il ne possède pas (ainsi argumentera à peu près Avicenne, dans sa théorie de la production des intelligences). Plotin y oppose la génération de l’inférieur par le supérieur, celle qu’Aristote avait mise en lumière dans le fameux adage : «L’homme engendre l’homme, et le soleil aussi l’engendre»; dans cette deuxième sorte de génération, le producteur n’a rien en lui de ce qu’il produit. Comme le soleil fait éclore la multiplicité des formes limitées, le Bien fait foisonner les vies et les intelligences mul­tiples. Pour faire comprendre cette production, il répète à deux reprises, l’image déjà utilisée au chapitre xvi (14-18); d’abord du Bien vient la Vie, trace du Bien, puis cette Vie possède la vision du Bien, de cette vision naît enfin l’Intelli­gence (xvii, 14-16 ; 32-34).

Une fois décrite ainsi la genèse de l’Intelligence, là ques­tion posée au chapitre xvi : en quoi consiste la bonté qui vient en elle du Bien? n’est pas résolue; car cette genèse nous fait distinguer, au niveau de cette deuxième hypostase, plusieurs termes : la Vie, l’Intelligence proprement dite, les Formes; ces termes ont, comme on peut le voir, leur place marquée dans cette genèse : la Vie est l’acte premier, l’Intelligence est l’acte achevé, le Beau et les Formes, c’est ce qui se surajoute à cet acte; chacun de ces termes a sa nature particulière, et son bien particulier selon sa nature. Mais en quoi consiste le caractère identique, qui fait qu’on les dit bons, voilà une question qui n’est pas résolue en disant qu’ils viennent du Bien (ch. xvm).

De cette question, il présente successivement trois solu­tions, toutes trois insuffisantes.

D’abord on identifie le Bien au désirable et l’on dit, comme ceux qu’avait critiqués Aristote dans la Métaphysique (A 7, 1072 a 29) : le Bien nous paraît bien parce que nous le dési­rons. Mais le bien devient ainsi comme une circonstance étrangère à l’être, alors qu’il en est le fond; de plus le désir a des objets variables, et, sans autre critère que lui, il n’y a pas de raison pour croire le Bien commun à tous les êtres (chap. xix, 1-9).

Une deuxième solution, celle qui a été indiquée par Pla­ton au livre II de La République (352 e), consiste à identifier le bien d’un être avec sa vertu, c’est-à-dire avec les conditions optimum dans lesquelles il accomplira la fonction propre. Mais la vertu n’a de sens que par rapport à son opposé, le vice, et il n’y a pas de vice dans les intelligibles. De. plus la vertu s’ajoute à la quiddité de l’être vertueux; or l’intelligible est bon par lui-même (ch. xix, 9-21).

Une troisième solution veut se fier, plus qu’à nos désirs, à l’intuition immédiate que nous avons des choses : les pytha­goriciens selon Aristote (Métaphysique, A, 4, 986 a 22) avaient rangé les caractères ou principes des choses en des couples, dans chacun desquels le premier terme était par lui-même bon, et l’autre mauvais. C’est à une série de ce genre que Plotin se réfère ici : ordre désordre, commensurable incom­mensurable, etc., autant de couples dont le premier terme indique un bien. Si l’on considère maintenant l’ensemble de ces premiers termes, l’on verra qu’ils viennent tous de l’Intelligence : on en conclura que le caractère bon cherché est l’Intelligence, objet du désir de toute vie et de toute âme. À cette construction, Plotin objecte l’expérience intérieure : dans l’âme, le désir du bien est distinct du désir de l’intelli­gence, et antérieur à lui; l’intelligence n’aurait par elle-même rien de précieux, et l’âme ne la désire que parce qu’elle conduit au Bien (ch. xx).

Ce n’est que par une «nouvelle méthode» que l’on résou­dra la question : cette méthode est celle même que Plotin vient d’indiquer dans la réponse à la troisième des solutions; elle consiste, quittant l’analyse des concepts, quittant même le niveau de l’intelligence, à saisir comme le frémissement intérieur de la vie de l’Âme dans son rapport immédiat au Bien : l’objet de l’amour primitif et essentiel de l’âme, voilà finalement où l’on trouvera le Bien. En apparence cette «méthode» est semblable à celle qui faisait de nos désirs la règle du Bien et que Plotin a écartée au chapitre xix : mais maintenant il ne s’agit plus d’un désir quelconque, mais de l’amour essentiel : l’Âme n’aime pas l’intelligence pour elle-même; elle n’aime non plus pour soi rien de ce qui lui est propre; elle n’aime aucune chose parce qu’elle est ce qu’elle est, mais uniquement parce que, sur cette chose, rayonne cette lumière du Bien que nous cherchons (ch. xxi).

La «folie amoureuse» du Phèdre (251 c), à laquelle songe ici Plotin, ne se rapporte nullement à l’objet tel qu’il est connu, mais à ce qui rayonne par lui; le Platon du Phèdre a démontré que l’Intelligence serait par elle-même inerte sans le désir du bien : l’expression, le chatoiement, la chaleur, la grâce, voilà tous les éléments non formels, indescriptibles en termes de connaissance pure (comme le seraient la symétrie et la forme) qui engendrent le désir (ch. xxii).

La notion que nous pouvons avoir du Bien est donc liée à cette excitation amoureuse de l’âme qui, loin de la dissiper comme les désirs dont il était parlé au chapitre xix, la ramène au contraire vers un centre. Elle y trouve son repos, parce qu’il n’y a aucun terme supérieur au Bien : de lui vient toute chose; il se suffit à lui-même, et il est logiquement antérieur au mal, qui n’existe que par rapport à lui : l’analyse réfléchie de la notion du Bien justifie donc l’impression de l’âme amoureuse : c’est le principe qui produit tout, maintient tout, produit dans tous les êtres ce qu’il y a de plus inté­rieur à eux-mêmes, la vie des vivants, la pensée de l’intelli­gence (ch. xxiii).

Seulement la réponse a, en quelque manière, dépassé la question : on demandait ce qu’était le rayonnement du Bien dans l’intelligence, et c’est au Bien lui-même qu’on arrive. Plotin indique formellement qu’il remet la question à plus tard, et qu’il lui faut traiter d’abord un certain nombre d’apories. Il dresse au chapitre xxiv la liste de ces apories : ou plutôt, c’est un essaim de questions pressées, qui indiquent les faces multiples d’un même problème et dont les solu­tions ne peuvent être distinctes. Il importe pourtant, pour la clarté, de les séparer avec précision : 1° Le Bien est-il bien comme bien d’un certain être ou comme bien de toutes choses? 2° Le Bien est-il désiré à cause de ce que l’on en reçoit, ou grâce à la jouissance qu’il procurera? (C’est la fameuse question de l’amour pur qui passionnera la mystique du XVIIe siècle). 3° Dans les deux cas, il y a des difficultés : dans le premier, il faut dire ce qu’on en reçoit; dans le second, si ce qui nous fait goûter la joie est le Bien lui-même ou autre chose. 4° Le Bien est-il bien par ce qu’il a en propre ou par un caractère qui s’ajoute à lui? 5° Est-il le Bien à la fois pour autrui et pour lui-même? 6° Est-il le Bien pour toute nature? 7° C’est une question qui nie implicitement la distinction que Plotin s’est efforcé d’établir entre les désirs du chapitre xix, et l’amour du chapitre xxi : on demande en effet si l’intelligence et la vie ne sont pas des biens à cause des plaisirs qu’on en tire et parce qu’ils satisfont l’amour de soi, et non pas à cause de la présence en eux d’un Bien transcendant : c’est l’objection de l’Épicurien (ch. xxiv). On voit que ces difficultés concernent toutes non le Bien en soi, mais les rapports du Bien avec les êtres dont il est le bien.

C’est chez Platon que Plotin cherche le principe des réponses qu’il va donner, et il s’adresse d’abord au Philèbe. Platon y montre (21 c) que le Bien n’est ni dans l’intelligence seule ni dans le plaisir seul, mais dans un mélange qui comprend à la fois l’intelligence et le plaisir pur (65 a). On peut en tirer des solutions à la deuxième question : le Bien est désiré par la joie qu’il nous procure, et à la cinquième question : la joie n’existant que pour l’être qui désire, le Bien ne peut être bien pour lui-même. Seulement ces ré­ponses ne s’appliquent pas aux problèmes posés, parce que Platon, dans le Philèbe, étudie non le Bien en soi, celui de la République, mais le bien pour nous (xxv, 1-16). Au sujet du Bien en soi, les réponses naissent d’elles-mêmes de sa place dans la hiérarchie : à la première et à la deuxième question, l’on doit répondre que le Bien est désirable en lui-même, puisque, d’une manière générale, le bien d’un être est toujours le terme qui lui est immédiatement supérieur dans la série métaphysique des réalités. (Reste pourtant tou­jours la question que Plotin avait ajournée au début du cha­pitre xxiv et qu’il ajourne encore ici. Qu’est-ce que la lu­mière que le Bien rayonne sur l’Intelligence?) (ch. xxv).

Mais ces solutions, pour ainsi dire mécaniques et for­melles, fondées sur le rang de préséance des hypostases, ne suffisent guère à Plotin, et il lui faut employer l’autre méthode dont il a donné un exemple au chapitre xxi. Une expérience intérieure, qui ne peut être trompeuse, fait sentir à l’âme qu’elle est arrivée jusqu’au Bien; ce n’est pas l’expé­rience du plaisir qui dissipe et égare l’âme; c’est celle d’une amélioration intérieure et de la fin de l’inquiétude. La preuve de la réalité de ce Bien est empruntée à Platon : «N’est-il pas évident, dit-il (République, 505 d) que, en matière de justice et de beauté, on peut rechercher l’apparence,… mais qu’il ne suffit à personne de posséder des biens apparents, et que, ici, tout le monde méprise les faux semblants?», pas­sage qui a inspiré toute la fin du chapitre (ch. xxvi).

Cette considération nous ramène à la troisième question : si un être reçoit quelque réalité du Bien, quelle est cette réalité? La réponse reconnue de tous, c’est : cette réalité est la forme; le bien de la matière est la forme; le bien de l’âme est la vertu, qui est une forme. Mais on interprète la formule de deux manières : certains (ceux que Plotin visait au chapitre xxi) définissent le bien d’un être par son propre, et ils estiment que la forme est immanente à l’être; Plotin pense que le bien, désigné par la forme, est au contraire toujours transcendant. On voit là l’irréductible opposition entre l’immanentisme d’esprit stoïcien et le transcendanta­lisme platonicien; c’est l’amor sui (xxvii, 18-19) qui reste, pour le premier, le principe de la vie spirituelle; mais, pour le second, il ne peut atteindre sa propre forme et donc s’ai­mer lui-même que s’il la reçoit d’une réalité supérieure qui est donc, avant lui, l’objet de son amour. De tout cela résultent les réponses à trois des questions posées au cha­pitre xxiv. Troisième question : le Bien c’est la forme. Sep­tième question : le désir du Bien est autre chose que l’amour de soi. Cinquième question : elle ne peut avoir de sens, puis­qu’il n’y a rien de transcendant au Bien. Deuxième question : le Bien est désiré parce qu’il est bien, quoiqu’il reste encore douteux s’il serait recherché, même s’il n’était pas accompa­gné de plaisir (ch. xxvii).

Reste la sixième question : le Bien est-il bien pour toute nature? En la posant, Plotin devait songer à la difficulté qu’il développe ici : le Bien, pour la matière, c’est, a-t-on dit, de recevoir la forme; mais, par là, elle se perd comme matière; comment, si on met en elle un désir, pourrait-elle avoir le désir de se perdre elle-même? D’autre part, la ma­tière est, pour Plotin, le mal; comment le mal pourrait-il désirer le Bien? Il y a donc au moins une nature, c’est la matière, pour laquelle le Bien ne devrait pas être un bien. Dans cette difficulté, on reconnaît l’objection d’un dualisme tel que celui des manichéens, notamment dans la personni­fication de la matière, que Plotin suppose pour donner un sens à l’objection. La réponse de Plotin est des plus curieuses : une fois admis que le Bien n’est pas dans le propre, on peut admettre qu’un être, comme le mal, ait la haine de lui-même (ch. xxviii).

Puis reparaît 1’ «objection obstinée», celle des deuxième et septième questions : voudrait-on le Bien s’il n’était accompagné de plaisir? Plotin répond d’abord que nous possédons le Bien d’une manière d’autant plus solide que nous avons moins de besoins (et par conséquent, ajoute-t-il implicitement, moins de plaisirs, puisque le plaisir est lié au besoin). Puis, allant plus loin, il se demande d’où vient cette objection; évidemment de personnes qui, comme les Péripatéticiens, appliquent mal la notion du Bien, en y faisant entrer, en dehors de l’intelligence, la richesse et les biens extérieurs; mais cette mauvaise application porte elle-même témoignage contre eux, puisqu’ils cherchent le bien hors de l’intelligence, bien qu’ils le placent à tort au-dessous et non au-dessus. Plotin, tout comme Êpictète et les stoïciens, n’admet pas qu’il puisse y avoir erreur sur la notion même du bien; dire que l’être et la vie ne sont pas des biens en soi, c’est témoigner contre ses propres sentiments (ch. xxix).

Plotin, continuant l’examen de la difficulté, revient à l’examen de la thèse du Philèbe (65 a) dont il avait parlé au chapitre xxv, et qui voit dans le bien pour nous un mélange d’intelligence et de plaisir; elle doit être admise à condition de-donner au mot plaisir le sens que lui donne Platon : la joie rationnelle qui accompagne l’Intelligence; il emploie le mot en un sens métaphorique et ne veut désigner que l’ai­sance, la facilité qui accompagne la Vie véritable et sans obstacle (ch. xxx). Ainsi s’achève l’examen de l’essaim de questions posées au chapitre xxxiv.

Plotin va maintenant reprendre le problème si longtemps ajourné : qu’est-ce que la lumière qui, du Bien, rayonne sur l’Intelligence? Il commence par retracer encore cette expé­rience de l’âme amoureuse, dont le Phèdre dessine les traits principaux : impression d’une lumière et d’une vie plus grande qu’elle venue jusqu’à elle; choc de là rencontre; désir passionné; effort pour imiter ce qu’elle voit; mépris des beautés sensibles, souillées et périssables; affermissement de son être propre et sentiment de sa réalité, tels sont les caractères de cet état supérieur (ch. xxxi).

De cette expérience intérieure de la Beauté, Plotin déduit d’abord par réflexion et raisonnement les caractères du Bien d’où elle rayonne. Ici sont énoncés, issus d’ailleurs du Parménide (137 c 142 a), les principes de ce que Denys l’Aréopagite appellera la théologie négative : on doit nier du Bien tout ce qui appartient à son produit; son produit c’est la forme, il est donc sans forme; c’est tous les êtres, il n’est donc aucun des êtres sinon en ce sens qu’il est leur principe; il n’a, comme l’avait dit le Parménide (137 a-e), ni grandeur ni figure. Toutefois, à la fin du chapitre, Plotin marque l’affinité avec lui de son produit primitif, qui est le Beau; on connaît en effet la théorie expressionniste du Beau; le Beau n’est pas forme ni symétrie, il est sans forme et, par là, très près du Bien; il paraît ici comme un inter­médiaire entre le Bien et les formes (ch. xxxii).

Cette esthétique de l’informe, Plotin, s’inspirant du Ban­quet, la développe au chapitre suivant en des remarques ingénieuses : toute analyse diminue la beauté, par exemple l’analyse par le langage qui sépare des choses unies entre elles, l’analyse de la vertu qui s’arrête à la multiplicité des vertus; la forme déterminée et fixe n’est jamais qu’un point de départ pour aller plus haut; jamais, même dans les amours terrestres, il n’y aurait pour les amants d’objet aimé, s’ils ne substituaient à la forme visible une image spirituelle et incorporelle qu’ils entretiennent seulement par la présence de l’aimé : on aime toujours au-delà de ce qu’on voit. Si le beau est sans forme, en est-il donc ainsi à plus forte raison du Bien (ch. xxxiii).

Après cette détermination de l’idée du Bien par la réflexion, Plotin revient à l’expérience intime de l’âme amoureuse, mais à un niveau supérieur, au niveau du Bien; il montre dans ce chapitre comme les phases diverses de cette expérience : d’abord la préparation : l’âme se dépouille de toutes les formes, et ne laisse entrer en elle la préoccupa­tion d’aucune réalité déterminée. Puis l’apparition du Bien; c’est une union, où l’âme a complètement perdu la notion d’elle-même comme réalité distincte du Bien. C’est cette espérance d’union qui est la réponse définitive et aussi la seule possible à la question de la réalité du Bien; la joie, l’absence d’inquiétude et d’appréhension, le mépris de tout le reste sont témoins de cette réalité (ch. xxxiv).

Donc l’itinéraire qui a mené l’âme jusqu’à l’Intelligence l’en a ensuite détachée : mais elle n’a pu s’en détacher qu’en la suivant d’abord; ainsi un homme, entrant dans un palais, en admire tous les détails avant qu’il ait vu le maître de maison, qui lui fait tout oublier : nous ne sommes plus ici dans l’atmo­sphère platonicienne, mais dans celle des mystères hellénis­tiques : la dernière initiation, la vision du dieu, fait oublier tout ce qui l’a préparée. Mais, retournant en arrière, l’on s’aperçoit que tous ces préparatifs sont indispensables : autre­ment dit, l’Intelligence, au niveau de laquelle est mainte­nant l’âme, a deux fonctions hiérarchisées et inséparables : la première, c’est la vision sans forme du Bien, la seconde c’est la vision des formes; la seconde (on l’a vu dans les chapitres sur la genèse de l’Intelligence) dépend de la pre­mière, qui lui est supérieure : l’«ivresse» de la contem­plation unitive lui vaut mieux que la «sobriété» de la connaissance intellectuelle; et pourtant elles sont simulta­nées. L’âme, elle, n’atteint l’unité que par l’intermédiaire de l’Intelligence, et en s’identifiant au Bien par la partie la plus haute de cette intelligence (ch. xxxv).

On a vu le contraste, pour la détermination du Bien, entre la méthode raisonnée du chapitre xxxii et la méthode d’expérience aux chapitres suivants. Dans le chapitre xxxvi, Plotin insiste sur cette divergence de méthode en la ratta­chant à Platon; dans la République (5 o 4 e), Platon avait parlé de «l’idée du Bien», en disant qu’elle était «la plus grande des sciences», et il la déterminait par son analogie avec le soleil; dans la première hypothèse du Parménide (137 c), pour dire ce qu’était l’Un qui n’est pas, il procédait par des négations successives; dans le Banquet (210 a-e) enfin, il nous faisait monter vers le Beau, en partant des êtres issus de lui : ce sont ces trois procédés que désigne Plotin sous le nom d’analogie, de négation et de gradation ascendante : réunis, ils forment la voie de réflexion, qui conduit au Bien comme objet de science. Mais de cette voie, il faut distinguer celle du Phèdre, celle qui, par les purifications et les vertus, amène à l’union avec un Bien qu’on ne voit plus de l’extérieur; alors, après le degré préparatoire de l’ordre intérieur, on abandonne la pensée et on s’unit à la lumière qui la produit en rayonnant sur elle. Et ainsi se résout la question que Plotin avait posée d’abord au début du chapitre xxiv, puis à la fin des chapitres xxv et xxviii, en remettant chaque fois à plus tard sa solution : Qu’est-ce que cette lumière que le Bien rayonne sur la pensée? On voit maintenant cette solution; elle est dans une intuition immé­diate qui nous identifie à cette lumière et que ne saurait remplacer aucune détermination réfléchie (ch. xxxvi).

La fin du traité est consacrée à des discussions d’objections et à des formules nouvelles de la thèse posée. Plotin veut d’abord s’expliquer avec les Péripatéticiens qui attribue la pensée au premier principe, puisqu’ils en font la pensée de la pensée (Métaph. A 9, 1074 b 34). À quoi Plotin fait cette remarque profondément platonicienne que la valeur d’une pensée vient de celle de l’objet qu’elle pense; il en résulte que le fait de se penser ne le rend pas supérieur à ce qu’il était avant de se penser (xxxvii, 1-10). Les Péripatéticiens répondront qu’il faut bien qu’il pense, puisqu’il est acte pur : mais ou bien il est l’union de la pensée et d’une cer­taine essence, et alors il ne serait plus simple; ou bien il est pensée, et alors il ne pense pas (xxxvii, 10-16). Si l’on objectait les êtres intelligibles qui sont des actes et qui pour­tant pensent, il faudrait répondre qu’ils ne pensent que parce qu’ils sont multiples et ont à chercher à unir cette multiplicité; et il faut ajouter que l’absence de pensée n’est pas chez l’Un une privation, puisqu’il n’a point à faire cette recherche dans son absolue simplicité (ch. xxxvii). Il est seulement difficile de formuler cette absolue simplicité; c’est ce que l’on essaye en unissant pour le désigner l’article au nom par une crase (xxxviii, 1-9). Pourtant, après ces explications, le Péripatéticien ne reste pas moins révolté d’une thèse qui prive le principe suprême de la connaissance de soi. Plotin maintient fermement que, si ce principe était la pensée du Bien, il faudrait qu’il eût avant lui le Bien qu’il pense. Il admet pourtant que s’il n’a pas la pensée de soi, il a pourtant de lui-même une intuition simple : c’est que pensée suppose, dans l’objet, une multiplicité que n’implique pas du tout intuition (ch. xxxviii); Platon a très clairement indiqué, dans le Sophiste et dans le Parménide, que l’autre ou le différent était la condition de toute pensée, de la pensée de soi comme de celle de toutes choses; on ne pense que des choses différentes de soi et des choses différentes entre elles; ce contact simple avec soi, que Plotin appelait tout à l’heure intuition n’est donc pas la pensée (xxxix, 1-19). L’objection insiste encore; elle dénonce cette espèce de scandale qu’il y a à faire du principe, en le privant de toute connaissance de soi et des êtres, quelque chose d’inerte et d’indéterminé comme la matière. Et la réponse de Plotin est que cette apparente inertie est l’immo­bile majesté du souverain suprême; cette immobile majesté revient en quelques lignes à quatre reprises comme un refrain : le style de Plotin ressemble ici à celui d’un auteur d’hymne plus qu’à celui d’un philosophe (ch. xxxix).

Pourtant, selon un procédé constant chez lui, il veut recourir en même temps qu’à l’intuition (qui n’appar­tient qu’à un petit nombre) et à la démonstration qui contraint, à la persuasion : c’est l’objet des chapitres qui suivent. Ce n’est pas simple répétition : il suppose en effet que ses contradicteurs ont admis qu’il y a un principe anté­rieur à l’Intelligence; cela admis, ce principe peut-il penser? Mais d’abord si la pensée était acte du Bien, l’Intelligence ou bien se réduirait à cet acte, et elle ne serait plus une hypostase indépendante, ou bien ne serait plus, comme on le dit, l’acte premier : et si l’on dit que la génération de la pensée par le Bien est elle-même un acte, il s’ensuivrait qu’il y a un acte antérieur à l’acte premier, une pensée antérieure à la pensée première. Enfin, on convient que la pensée est au même niveau que l’essence : dire que le Bien, générateur de l’essence, pense, ce serait dire qu’il y a une pensée supérieure à l’essence (xl, 1-37). La nature de la pensée est enfin incompatible avec l’intériorité absolue du premier principe; selon Plotin, en effet, la pensée, même sous sa plus haute forme, naît d’un désir et d’une recherche; elle suppose donc une réalité antérieure et extérieure à elle-même (ch. xl); la pensée en effet est comme un auxiliaire qui est accordé à des êtres aveugles par eux-mêmes, comme la lumière à l’œil; elle répond à un besoin; comment la supposer dans une réa­lité qui n’a aucun besoin, et dont on ne peut même dire (c’est ici la solution définitive de la cinquième question du chapitre xxiv) qu’il est un bien pour lui-même? Énoncer un attribut d’un sujet, c’est marquer non l’enrichissement, mais la déficience de ce sujet; et Plotin revient à la théologie négative (ou à ce que Denys l’Aréopagite appellera ainsi) et en emprunte la formule au Parménide (142 a) (ch. xii). Enfin le dernier chapitre est consacré à affirmer la hiérarchie des trois hypostases, en la rattachant au texte si souvent cité des Lettres de Platon (312 e); ce texte, tel qu’il est inter­prété, met la pensée au second rang et l’exclut du premier.





Traité  VI 7 Comment est née la multiplicité des idées : du Bien

1 Dieu, ou bien le dieu qui envoie les âmes dans le séjour du devenir, «a placé sur le visage des yeux lumineux» et a donné à chaque sensation ses organes propres; il prévoyait que l’animal se conserverait, en percevant d’avance, par la vue, l’ouïe et le tact, les objets qu’il a à fuir ou à rechercher. Mais comment donc l’a-t-il prévu? Car il n’est pas vrai qu’il y ait eu d’abord d’autres êtres qui ont ensuite péri parce qu’ils n’avaient pas de sensations et que Dieu ait alors donné aux hommes et aux autres animaux les organes grâce auxquels ils devaient se préserver de la souffrance. Dira-t-on qu’il savait que l’animal serait exposé à la chaleur, au froid et à toutes les actions des choses extérieures, et que, le sachant, pour empêcher le corps de périr trop facilement, il a donné aux âmes la sensation et les organes par lesquels elle s’exerce? Mais ou bien les âmes ont déjà la faculté de sentir quand il leur donne l’organe de la sensation, ou bien il leur donne l’un et l’autre. S’il leur donnait aussi la faculté, les âmes, avant ce don, ne seraient pas capables de sentir; mais si elles avaient déjà cette faculté au moment de la naissance, et si elles l’avaient en vue d’entrer dans le devenir, la tendance à entrer dans le devenir leur serait naturelle. Il est donc contre nature que ces facultés existent en dehors du devenir et dans la région intelligible; elles sont faites afin que les âmes soient ailleurs que dans l’intelligible, dans un lieu mauvais; la providence agit ainsi pour les conserver quand elles sont en ce lieu; tel est le raisonnement de Dieu, et en général tout raisonnement.

Mais quels sont les principes des raisonnements? S’ils procèdent d’autres raisonnements, il faut absolument en venir à un ou plusieurs principes antérieurs au raisonne­ment. Que sont donc ces principes? C’est la sensation ou bien l’intelligence. Mais il n’y a pas encore de sensation; c’est donc l’intelligence. Mais si les prémisses sont intelligence, la conclusion est science; donc elle ne peut porter sur une chose sensible. Comment en effet une faculté de raisonner qui commencerait par l’intelligible et finirait par lui pourrait-elle arriver à penser l’être sensible? Donc la providence qui s’exerce sur l’animal et en général sur l’univers ne naît pas d’un raisonnement; il n’y a plus du tout de raisonnement là-bas; mais on emploie les mots «raisonnement et prévision» 1 pour indiquer que toutes choses sont telles qu’un sage, ici-bas, les aurait faites par raisonnement, ou les aurait prévues. Le raisonnement est utile chez des êtres qui sont au-dessous de ceux qui ne raisonnent pas, parce que ces êtres manquent d’une faculté supérieure au raisonnement; la prévision est utile, parce que celui qui prévoit ne possède pas la faculté qui permet de se passer de prévision. La prévision en effet vise à ce qu’il arrive non pas tel événement, mais tel autre; et elle redoute, en quelque sorte, l’issue contraire; mais, où il n’y a qu’une issue, il n’y a pas de prévision. Le raisonne­ment, de son côté, pose un des deux termes d’une alterna­tive2. Mais, s’il n’y en a qu’un, à quoi bon raisonner? Com­ment ce qui est seul, unique et développé en un seul sens comporterait-il le choix d’un terme à l’exclusion de l’autre? Car, dans ce dernier cas, un terme doit exister, si l’autre n’existe pas, et une fois arrivé à l’existence, il apparaît utile et salutaire; c’est là le domaine de la prévision et du raison­nement. — Or, c’est en supposant un raisonnement en Dieu que nous avons dit en commençant qu’il a donné à l’animal des sensations et des facultés; mais les a-t-il données? Et comment les donnerait-il? Question fort embarrassante. Si tous les actes de Dieu doivent être parfaits, s’il est impie de supposer en lui la moindre chose qui ne soit un tout achevé, il faut que toute chose qui est de Dieu contienne toutes choses, les contienne toujours, et que l’avenir y soit déjà présent. Il n’y a donc en elle rien qui s’ajoute après coup,

1. C’est Platon qui les emploie dans Timée, 30 b, 33 a, 34 a, 73 a.

2. Cette théorie du raisonnement a été longuement développée dans IV Ennéade, III, 18; IV, 6 et 12.

mais ce qui là-bas lui était déjà présent arrive à la naissance plus tard en autre chose. Si donc ce qui doit arriver à la nais­sance est déjà présent en elle, il est nécessaire qu’il y soit, comme si il avait été prévu pour l’avenir; il existe afin qu’elle ne manque de rien à ce moment; il existe, pour que rien ne lui fasse défaut. Donc l’être a déjà toutes ses parties, il les a toujours, et il les a de manière qu’on puisse dire après coup que l’une existe après l’autre; car, en se développant et en se déployant en quelque sorte, il peut manifester telle propriété après telle autre, bien qu’il porte à la fois toutes ces propriétés, c’est-à-dire qu’il en ait en lui le principe.

2 Partant de là, l’on peut comprendre la nature de l’in­telligence. Si nous la voyons mieux que toute autre chose, nous ne voyons pas quelle est sa grandeur. Nous admettons en effet qu’elle saisit la chose même, mais non pas la raison de la chose, ou, si nous l’admettons, nous croyons qu’elle sai­sit séparément la chose et sa raison. C’est que nous considé­rons l’homme ou son œil, par exemple, comme une statue ou l’œil d’une statue. Mais l’homme intelligible est à la fois un être et une raison d’être; l’homme intelligible (ou son œil) doivent être de nature intellectuelle et être des raisons d’être; ils n’existeraient pas du tout, s’ils n’étaient des raisons d’être; mais, ici-bas, chacune de ses parties est séparée, et l’être aussi est séparé de sa raison d’être. Là-bas, tout est dans l’unité, et la chose est identique à la raison d’être. (Sou­vent d’ailleurs, même ici, la chose est aussi identique à la raison d’être; par exemple [chez Aristote], l’éclipse et sa raison d’être.) Qu’est-ce qui donc empêche que, dans les autres cas, chaque être soit une raison d’être, et qu’être une raison d’un être, ce soit là son essence? Bien plus, c’est une nécessité; et elle se manifeste à ceux qui tentent de bien comprendre l’essence d’un être. Car chaque chose est ce qu’elle est grâce à son essence. Je veux dire non pas que la forme est, pour chaque être, la cause de son être (cela aussi est exact), mais que, si l’on développe chaque forme dans son rapport avec elle-même, l’on trouvera en elle sa raison d’être. Car, si cette forme était inerte et sans vie, elle n’aurait pas du tout en elle sa raison d’être; mais puisqu’elle est une forme qui appartient à l’intelligence, d’où tirerait-elle sa raison d’être sinon d’elle-même? Serait-ce de l’intelligence? Mais elle n’est pas séparée d’elle, puisqu’elle est elle-même intel­ligence. Si donc elle doit posséder les propriétés qui ne man­quent à aucune intelligence, elle ne doit pas manquer non plus de posséder sa raison d’être. L’Intelligence possède sa raison d’être, et par conséquent chacun des êtres qui sont en elle, la possède; mais ces êtres sont tels qu’ils n’ont pas besoin qu’on demande pourquoi ils sont; dès qu’ils possèdent l’être, ils ont en eux la cause de leur existence. Puisqu’ils ne dérivent pas du hasard, la raison d’être ne leur fait pas défaut; possédant tout, ils possèdent en même temps cette perfection d’être des causes. Et, s’ils répandent leurs dons sur les êtres qui participent d’eux, c’est qu’ils possèdent aussi leur raison d’être. De même que, dans notre univers composé de partie multiple, toutes les choses s’entrelacent, et que, comprenant tout, il comprend aussi la raison d’être de cha­que chose; de même aussi que, en chaque objet, la partie est envisagée dans son rapport au tout et que chaque partie ne naît pas l’une après l’autre, mais que chacune constitue par rapport aux autres à la fois une cause et un effet; de même et bien plus encore toutes les parties du monde intelligible se rapportent à l’ensemble et chacune d’elles à elle-même. Si donc leur existence est consubstantielle et ne dépend pas du hasard et si elles ne doivent présenter aucune discontinuité, les effets auront en eux-mêmes leurs causes; et chaque être intelligible est sans cause parce qu’il possède en lui sa cause. Et s’il n’a pas de cause à son être, s’il se suffit à lui-même, s’il est isolé de toute cause, c’est qu’il a sa cause en lui-même et avec lui-même.

D’ailleurs puisque là-bas rien n’est en vain, et puisqu’il y a en chacun des intelligibles tout ce que contient le monde, l’on pourra dire la raison d’être de chacun d’eux. Là-bas, la raison d’être est antérieure ou plutôt simultanée à l’être. Elle est non pas raison d’être, mais manière d’être; ou plutôt raison et manière d’être ne font qu’un. En effet, que pour­rait-il y avoir de superflu dans l’intelligence? Et un objet pensé par elle pourrait-il être autre chose qu’un produit parfait? Or, s’il est parfait, on ne peut dire quel défaut il a, ni par conséquent pourquoi il n’existe pas. Si il existe, l’on peut dire pourquoi il existe; sa raison d’être est donc dans son existence. Elle est donc en chacun des objets et des actes de l’intelligence. Par exemple l’homme intelligible est l’homme tout entier rassemblé en lui-même; et, possédant à la fois dès le début toutes ses pro­priétés, il a une réalité pleine et entière. D’ailleurs s’il n’était pas tout entier, et s’il fallait y ajouter, il appartiendrait au devenir; or il est éternel, donc il est tout entier. L’homme engendré, c’est celui qui devient homme.

3, Mais qui empêche donc Dieu de délibérer au sujet de celui-ci? — C’est peut-être qu’il est sur le modèle de l’homme intelligible, de telle sorte qu’on ne peut rien lui retrancher ni lui ajouter. [Platon] dit que Dieu délibère et raisonne en vertu de son hypothèse : car il suppose [dans le Timée] que les choses naissent. Alors sans doute il y aurait place pour la délibération et le raisonnement. Mais en ajou­tant qu’elles «deviennent toujours» 1, il nie que Dieu ait raisonné; car il n’est pas possible de raisonner dans l’éternel; pour cela, il faudrait oublier l’état de choses antérieur. De plus, si les choses vont s’améliorant, elles n’étaient donc pas belles dès l’abord : si elles étaient belles, il faut qu’elles restent identiques à elles-mêmes. Mais les choses sont belles, si elles sont unies à leur cause; car même ici-bas, un être est beau, parce qu’il a toutes ses parties. La forme d’un être contient toutes ses propriétés et elle occupe la matière; l’oc­cuper, c’est n’en rien laisser sans l’informer. Mais, elle en laisserait quelque chose, si une forme faisait défaut, par exemple un œil ou une autre partie; de sorte que, questionné sur la cause de chaque partie, il faut répondre par le mot : tout. Pourquoi y a-t-il des yeux? Afin que le corps ait toutes ses parties. Pourquoi les sourcils? Afin qu’il ait tout. Et en effet si l’on répondait que telle partie existe pour la conser­vation de l’être, cela voudrait dire qu’elle est dans l’essence de l’être la partie destinée à conserver cette essence, et qu’elle lui est par conséquent unie. Donc l’essence existait avant cet organe, donc aussi sa cause, qui est une partie de l’essence, donc aussi cet organe qui appartient à l’essence. Toutes les parties existent les unes pour les autres; l’es­sence totale parfaite, complète et belle, est unie à la cause; elle est dans la cause; l’essence, la forme et la raison d’être sont une seule chose. — Si donc, la capacité de sentir et

1. C’est l’expression de Platon dans Timée 37 d d’avoir telles sensations existe dans la forme d’un être par suite d’une nécessité et d’une perfection éternelles, si l’Intel­ligence, par sa perfection même, a en elles les causes d’un être, de sorte que, après la naissance de cet être, nous voyons combien il était raisonnable qu’il soit tel qu’il est1 (car la cause intelligible est une et complète; il n’est pas vrai que l’homme intelligible soit seulement une intelligence et que la faculté de sentir lui soit ajoutée lorsqu’il se prépare à entrer dans le devenir) 2, s’il en est ainsi, comment l’Intelli­gence ne s’abaisserait-elle pas jusqu’ici? Que serait en effet la faculté de sentir, sinon la perception des choses sensibles? Et comment n’est-il pas absurde qu’il y ait là-bas dès l’éter­nité une faculté de sentir, mais que cette faculté s’exerce et passe de la puissance à l’acte, juste au moment où l’âme devient pire?

4 — Pour résoudre cette difficulté, retournons à ce que nous avons dit de l’homme intelligible. Mais peut-être faut-il d’abord dire ce qu’est l’homme sensible; car nous ne le savons pas exactement; et pourtant nous sommes à la recher­che de l’homme intelligible, comme si nous le savions. Cer­tains croient peut-être que l’un est le même que l’autre. Commençons donc par là notre recherche : l’homme sen­sible a-t-il une définition différente de celle de l’âme qui produit cet homme sensible, et lui fournit la vie et la pensée? Ou bien l’homme est-il l’âme qui fait cela? Ou bien est-il une âme qui se sert d’un corps vivant? Puisque l’homme est un animal raisonnable, et puisqu’un animal est composé d’une âme et d’un corps, sa définition ne peut être identique à son âme. Mais, si la définition comprend l’âme raisonnable et le corps, comment aurait-elle une existence éternelle puisque la définition de l’homme ne naîtrait, que lorsque l’âme et le corps s’uniraient. La définition exprimerait seu­lement ce que doit être ce composé; elle ne serait pas une réalité telle que l’homme en soi; mais elle ressemblerait plutôt à une de ces définitions qui n’atteignent pas l’essence;

1. Toute la critique du finalisme est à rapprocher de l’Évolution Créatrice de H. Bergson; cf. particulièrement p. 100 et ch. ii, 53.

2. Comme paraissait le dire Platon dans le texte du Timée (45 a-b) cité au début du traité.

elle ne se rapporterait pas à la forme qui est dans la matière, mais elle exprimerait un composé de forme et de matière1. S’il en est ainsi, l’on n’a pas encore découvert ce qu’est l’homme, c’est-à-dire la réalité conforme à cette défini­tion. Si l’on dit que «la définition des choses sensibles pa­reilles à l’homme doit effectivement être un couple, ceci en cela», c’est que l’on ne juge pas à propos de dire confor­mément à quelle définition ces choses ont leur être. Il le faut pourtant; et s’il faut formuler avant tout les défi­nitions des formes engagées dans la matière, il faut saisir la raison qui fait que l’homme est homme, surtout quand on se vante de définir l’essence des êtres, çe qui est la définition au sens propre. Qu’est donc l’être de l’homme? C’est-à-dire : qu’y a-t-il en lui qui fait qu’il est un homme? Je dis bien en lui et non hors de lui. Est-ce que sa définition est : animal raisonnable, c’est-à-dire un couple de termes, ou bien est-elle la cause productrice de l’animal raisonnable? Qu’est-elle donc elle-même? Remplaçons dans notre formule animal par vie; l’homme est alors la vie raisonnable. Mais y a-t-il vie sans âme? Car ou bien l’âme produit la vie, et l’homme n’est plus alors qu’un acte de l’âme et non plus une substance; ou bien l’homme est l’âme même. — Mais si l’homme est une âme raisonnable, comment cette âme, lorsqu’elle passe en un animal différent, n’est-elle plus un homme?

5 Il faut donc que l’homme soit défini autrement que par l’âme. Qui empêche que l’homme ne soit un couple, à savoir, l’âme prise sous telle raison déterminée; cette raison serait en quelque sorte un des actes de l’âme, acte qui ne peut exister sans un sujet qui agit. Telles sont bien les raisons spermatiques; elles n’existent pas sans l’âme, et elles ne sont pas simplement des âmes; les raisons qui produisent un être n’étant pas sans âme, il n’est pas étonnant

1. Toute cette discussion sur la définition de l’homme est suggérée par Aristote et ses commentateurs : Aristote admettait trois sortes de définitions, par la forme, par la matière et par l’union des deux (Métaphysique Z 1043 a 14); cf. Hamelin, Le système d’Aristote, p. 118-12/4. Cf. VI Ennéade V, 2, 24; sur l’homme sensible et intelligi­ble, III Enn. II, 7; VI Enn. IV,

que les substances productrices soient des raisons. Mais, celles des raisons qui ne produisent pas l’homme, de quelle âme seront-elles les actes? Est-ce de l’âme végétative? Non, mais elles seront les actes de l’âme animale, âme plus lumi­neuse et par conséquent plus vivante. Telle âme est venue en telle matière; par ce qu’elle est, par les dispositions qu’elle possède dans le corps, elle est l’homme; mais elle donne au corps une forme qui lui correspond, et elle y produit un reflet de l’homme, autant que le corps est capable de le recevoir, comme le peintre produit à son tour, un homme encore inférieur à ce reflet. Elle produit dans ce reflet des disposi­tions, et des puissances; mais tout cela est effacé, parce que ce reflet n’est pas le premier homme. Elle y produit encore les diverses espèces de sensations qui sont claires en apparences, mais qui sont obscures, comparées aux sensations supérieures dont elles sont l’image. L’homme supérieur à ce reflet a une âme plus divine, une humanité meil­leure et des sensations plus claires. C’est lui que Platon définit comme «une âme qui se sert d’un corps» 1; cette addition veut dire, que, s’il plane au-dessus de l’âme qui se sert du corps, au sens primitif du terme, il s’en sert du moins en un sens dérivé. Comme il engendre en effet un être capable de sentir, il l’accompagne en illuminant sa vie; ou plutôt il ne l’accompagne pas, il se l’adjoint. Il ne sort pas lui-même du monde intelligible, mais, bien qu’il y reste attaché, il tient, suspendue à lui, une âme inférieure; par sa propre raison il s’unit à la raison de cette âme; et c’est pourquoi cet être obscur est éclairé par son éclat.

6 — Comment! dans cette âme supérieure, il y a une faculté de sentir2! — Oui; mais elle sent les sensibles de là-bas et elle est telle qu’ils sont là-bas. Et c’est pourquoi

1. L’expression est de Platon, Alcibiade 130 a, cité I Ennéade I, 3 3 dans un traité écrit après celui-ci, et où sont développées sur l’homme, des considérations tout à fait analogues à celles qui rem­plissent ce chapitre et le précédent; cf. l’index au mot homme.

2. C’est en effet la conclusion, hostile en apparence, au plato­nisme, qu’implique la discussion. Le procédé de Plotin est ici moins, comme chez Platon, le retranchement que la sublimation du donné.

nous pouvons sentir une harmonie sensible; c’est que l’homme sensitif, en la recevant par les sens, la fait corres­pondre finalement à l’harmonie de là-bas, comme il fait correspondre le feu sensible à ce feu de là-bas que l’âme supérieure perçoit selon son rapport naturel avec lui. Si les corps sont ainsi dans l’intelligible, l’âme supérieure les sent et les perçoit; c’est parce que l’homme intelligible, c’est — à-dire l’âme en une certaine disposition, est capable de les percevoir, que l’homme inférieur, son image, en contient les notions en image.

L’homme qui est dans l’intelligence est le premier de tous; il illumine un second homme; et celui-ci en illumine un troi­sième. Ce troisième et dernier homme possède en un sens tous les autres, non qu’il devienne pour eux, mais il est auprès d’eux. Tantôt nous agissons selon le dernier de ces hommes; tantôt notre acte vient du précédent; tantôt il vient de l’homme supérieur; et chacun de nous est celui de ces trois hommes selon lequel il agit. Sans doute il les possède tous trois; mais, en un sens, il ne les possède pas. Quand la vie de rang inférieur ou du troisième homme se sépare du corps, si la deuxième vie l’accompagne sans se séparer des êtres supérieurs, on dit que l’une est là où est l’autre. Mais, quand elle prend un corps de bête, on s’étonne, et on se demande comment c’est possible, puisqu’elle est la raison d’un homme. C’est qu’elle est tout, mais que, dans des temps différents, elle agit différemment : tant qu’elle est pure, avant de devenir mauvaise, elle veut être homme et elle est homme : cela vaut mieux pour elle et elle fait ce qui vaut le mieux; mais, avant l’homme, elle forme des démons, qui sont de l’espèce de l’homme du second rang; et, encore au — dessus de cette espèce, il y a l’homme du premier rang qui est un démon supérieur ou plutôt un dieu1. (J’appelle démon une image de Dieu qui se rattache à Dieu comme l’homme du second rang se rattache à l’homme du premier rang. Je dis : à l’homme du premier rang et non pas à Dieu; car cet homme diffère de Dieu, parce qu’il y a une différence entre les âmes, même si elles sont de même rang. Il faut d’ailleurs entendre par démons l’espèce particulière de

1. Dans cette hiérarchie, Dieu, démon, bête, l’homme n’est pas nommé; il est comme l’exposant commun de ces trois termes.

démons, à laquelle Platon donne ce nom). Mais, lorsque l’âme qui se rattachait aux régions supérieures lorsqu’elle était homme suit le choix que l’âme inférieure a fait d’un corps de bâte, elle fournit alors la raison de l’animal; elle possède en effet cette raison; mais c’est là un acte inférieur.

7 — Mais si elle se façonne un corps de bête parce qu’elle est dépravée et dégradée, elle n’est pas en principe destinée à produire un bœuf ou un cheval; la raison du cheval et le cheval sont donc pour elle contre nature. — Moins conforme à la nature, sans doute, mais non pas contre nature; c’est que, d’une certaine manière, elle est, dès le principe, cheval ou chien; si elle peut, elle fait mieux; mais si elle ne peut pas, elle fait ce qu’elle peut, parce que l’ordre veut, en tout cas, qu’elle produise. Les artisans qui savent fabriquer beaucoup d’objets, fabriquent ceux qu’ils ont reçu l’ordre de fabriquer, ou ceux dont leur matière veut bien s’accommoder. Qui empêche que la puissance de l’âme de l’Univers, puisqu’elle est la raison séminale uni­verselle, dessine une première esquisse avant que les puis­sances de l’âme soient venues d’elle? Cette esquisse éclaire en quelque sorte la matière en avant-coureur; les âmes n’ont pour produire qu’à suivre les traces du dessin et qu’à en articuler une à une les parties; et chacune conforme son attitude à la partie qu’elle approche, comme un danseur au thème dramatique qui lui a été donné.

Voilà à quoi nous arrivons, en suivant les conséquences de nos principes. Mais notre sujet était celui-ci : en quel sens la faculté de sentir appartient-elle à l’homme intelligible, sans que pourtant les êtres intelligibles fixent leur regard sur les choses du devenir? Il est évident pour nous (et le raisonnement le démontre) que les êtres intelligibles ne regardent pas les choses d’ici-bas, mais que celles-ci se rattachent à ceux-là et en sont les images; que l’homme sensible tient de l’homme intelligible des puissances qui s’orientent vers les êtres intel­ligibles; que les choses que l’on sent ici sont unies à l’homme sensible, et que les choses que l’on sent là-bas sont unies à l’homme intelligible. Les êtres intelligibles peuvent être nommés sensibles, bien qu’ils soient incorporels, parce qu’il sont, à leur manière, objets d’une perception. La sensation, ici-bas, que nous nommons sensation parce qu’elle se rapporte à des corps, est plus obscure que la perception qui a lieu dans l’intelligible, et elle n’est plus claire qu’en apparence. Nous nommons sensitif l’homme d’ici-bas, parce qu’il perçoit moins bien et perçoit des images inférieures à leurs modèles; ainsi les sensations sont des pensées obscures, et les pensées intel­ligibles sont des sensations claires.

8 Voilà pour la faculté de sentir. Comment se fait-il, maintenant, que le cheval intelligible ou tout autre animal intelligible ne consentent pas à diriger leurs regards vers les animaux sensibles pour les produire? Si c’est pour engendrer ici-bas un cheval ou un autre animal, l’intelligence a dû en découvrir la notion. Pourtant, comment serait-il possible qu’elle n’ait la notion du cheval, qu’après qu’elle a voulu engendrer un cheval? Évidemment, quand elle veut pro­duire un cheval, la notion du cheval existe déjà : il n’est donc point possible qu’elle en ait la notion, seulement pour le produire; et le cheval qui n’a pas été engendré précède le cheval qui doit venir après. Puis donc qu’il existait avant cette génération, puisqu’il n’a pas été pensé, afin que la génération ait lieu, c’est que l’intelligence qui possède le cheval intelligible le possède d’elle-même, sans jeter ses regards sur les choses d’ici-bas, et qu’elle ne possède pas cette notion (pas plus que les autres), seulement afin de produire ces choses. Les intelligibles existent, et les choses s’ensuivent nécessairement, parce qu’il n’est pas possible de s’arrêter aux intelligibles. Qui pourrait arrêter une puissance capable à la fois de rester en soi et de procéder?

— Mais pourquoi y a-t-il là-bas de tels animaux? Que font-ils en Dieu? Des animaux raisonnables, soit! Mais qu’y a-t-il de vénérable dans cette foule de bêtes? Qu’y a-t-il plutôt de moins vénérable? — D’une part, l’unité de l’intelligence doit être évidemment multiple, puisqu’elle vient après l’un absolu; sinon, elle ne serait pas après lui, elle serait lui. Puisqu’elle vient après lui, elle ne peut le dépasser en unité, mais seulement lui être inférieure; donc puisque le parfait est un, elle doit être plus d’un; car la multitude est un défaut. — Qui empêche qu’elle soit deux? — Chacun des deux termes compris en cette dyade ne pour­rait être absolument un; ils doivent être au moins deux, et il en est de même de ces deux nouveaux termes. De plus, la dyade primitive contenait le mouvement et le repos; elle contenait l’intelligence et la vie, l’intelligence parfaite et la vie parfaite : non point une seule intelligence, mais une intelligence universelle qui contient toutes les intelligences particulières, et qui est aussi grande et même plus grande que toutes ensemble. Sa vie n’est pas non plus celle d’une seule âme, mais celle de toutes les âmes, et elle a le pouvoir supérieur à toutes de produire chacune d’elles; elle est donc l’animal parfait, et ne contient pas seulement l’homme; sans quoi l’homme seul existerait ici-bas.

9 Soit! dira-t-on; elle contient les animaux les plus nobles; mais comment pourrait-elle renfermer des animaux vils et sans raison ! Il est évident qu’un être est vil parce qu’il est sans raison, puisque la raison donne sa valeur à un être. Si sa valeur lui vient de l’intelligence, l’absence d’in­telligence avilit. Comment cependant un être inintelligent et sans raison pourrait-il exister en cette Intelligence où est tout être et d’où tout procède? — Avant d’aborder ce sujet et de répondre à ces questions, comprenons bien que l’homme sensible n’est point pareil à l’homme intelligible et que, par conséquent, les autres animaux sensibles ne sont pas non plus pareils aux animaux intelligibles. De plus, il n’y a pas là-bas d’être raisonnable; il y a peut-être ici un homme raisonnable; là-bas, il est plus que raisonnable. — Pourquoi l’homme est-il donc ici-bas le seul être raisonnable? — Il y a là-bas des différences entre l’intelligence de l’homme et celle des autres animaux; il y a aussi des différences de rai­son. Il y a en effet, chez des animaux autres que l’homme, beaucoup d’actes réfléchis; pourquoi ne seraient-ils pas rai­sonnables sans l’être autant que l’homme? Pourquoi, d’ail­leurs, tous les hommes ne sont-ils pas également raison­nables? Il faut songer que ces vies multiples, qui sont comme des mouvements, et ces pensées multiples ne doivent pas être les mêmes, et qu’il doit y avoir de grandes diversités dans les vies et les pensées. Il y a des espèces de vie plus lumineuses et plus claires, puis des vies qui viennent après celles-là, au premier, au second et au troisième rang. Il y a aussi diverses espèces de pensées; les unes sont les Dieux; les autres sont au second rang, au rang auquel se trouve ici-bas l’être raisonnable; après eux viennent ceux qu’on appelle les êtres sans raison. Mais, dans le monde intelligible, l’être dit sans raison est raison, comme l’être sans intelligence est une intelligence; car, penser un cheval, c’est être une intel­ligence, et la pensée d’un cheval est également une intelli­gence. Et, si elle n’était que pensée, il n’y aurait rien d’absurde à ce qu’elle fût pensée d’un être sans pensée; mais, puisque la pensée est identique à son objet, comment pourrait-elle être pensée, si son objet était sans pensée? L’in­telligence se rendrait alors elle-même inintelligente. Or elle ne se rend pas inintelligente, elle se particularise seulement, comme la vie même qu’elle pense. Or, comme une vie, quelle qu’elle soit, ne cesse pas d’être vie, une intelligence ainsi particularisée ne cesse pas d’être intelligence : d’autant que l’intelligence qui a pour objet un animal quelconque ne cesse pas de penser toutes choses, l’homme par exemple, puisque chaque intelligence partielle qu’on pourrait choisir est toutes choses, bien qu’en un sens autre que l’intelligence universelle : elle est telle chose en acte, mais elle, est tout en puissance. Or, nous ne saisissons dans un être que ce qui est en acte; et ce qui est en acte y occupe le dernier rang. Par conséquent, c’est par sa partie inférieure que telle intelli­gence est l’idée du cheval; c’est parce que, dans sa procession graduelle vers une vie plus basse, elle s’est arrêtée là; et une autre s’arrêtera encore plus bas. Les puissances de l’intelli­gence, en se développant, laissent toujours quelque chose en haut; elles abandonnent quelque chose à mesure qu’elles procèdent; elles abandonnent une chose, puis une autre; et voyant la défectuosité de l’animal, qui est apparu en elles par suite de ce défaut même, elle trouve autre chose à lui ajouter : par exemple, s’il n’a plus les moyens suffisants de vivre, apparaissent les ongles, les serres, les dents aiguës ou les cornes. Ainsi, à mesure que l’intelligence baisse, elle se relève d’un autre côté et il lui suffit d’elle-même pour trou­ver en elle un remède aux défauts des êtres.

10 — Comment? Là-bas, il y a du défaut! Là-bas, les cornes servent à se défendre! — Non, mais à compléter et à parfaire l’animal. Comme animal, comme intelligence, et comme vie, il doit être parfait; et si une qualité lui manque, il en a une autre. Les différences spécifiques viennent de ce que l’une remplace l’autre, si bien que l’ensemble forme un animal parfait, une intelligence parfaite, une vie parfaite et que chacun en son genre est parfait. Si l’intelligence est faite de choses multiples, elle doit être une égale­ment; mais on ne peut parler de choses multiples, si elles sont toutes les mêmes; ce serait alors l’absolue unité. Elles doivent donc être spécifiquement différentes, comme en tout être composé; et chacune y subsiste. Il en est ainsi des formes et des raisons. Par exemple, de combien de choses est faite la forme de l’homme, malgré son unité qui les domine! Choses inférieures et supérieures, œil et doigt, tout y appar­tient à un être unique; et, comme l’infériorité de certaines choses vient de leur rapport à l’ensemble, une telle infério­rité est une supériorité. La raison séminale est un animal avec autre chose qui n’est pas identique à l’animal. La vertu contient ce qu’il y a de commun à toutes les vertus, ce qu’il y a dé propre à chacune et l’ensemble est beau parce que le caractère commun à toutes n’a pas de différence.

11 On dit que le ciel lui-même n’a pas dédaigné les ani­maux, et que l’on y voit beaucoup d’entre eux. C’est que notre univers contient toutes choses. D’où les tient-il? Y a-t-il là-bas tout ce qu’il y a ici? Oui, du moins tout ce qui a été produit par une raison et selon une forme. — Pour­tant notre univers contient du feu, de l’eau, des plantes. Or, comment peut-il y avoir des plantes là-bas? Comment le feu ou la terre y sont-ils des choses vivantes? Ou bien ce sont des choses vivantes, ou bien ce sont des choses mortes; et alors l’être intelligible ne vit pas tout entier. Que sont donc les êtres de ce genre dans le monde intelligible? — Les plantes, d’abord, peuvent convenir à la raison; nos plantes, ici-bas, ne sont-elles pas une raison qui a rang de vie? S’il y a, à l’intérieur de la matière, une raison de la plante qui fait qu’elle est, si cette raison est une certaine espèce de vie ou d’âme, et si elle est une unité, ou bien elle est elle-même la plante première, ou bien elle ne l’est pas, mais il y a alors avant elle une plante première, d’où elle provient; en effet la plante première est unique, et la multiplicité des plantes dérive nécessairement de cette plante unique; s’il en est ainsi, elle doit à plus forte raison être vivante et être plante, les autres plantes tiennent d’elle une vie de second ou de troisième rangs, selon la trace qu’elles en conservent. — mais la terre, qu’en est-il?. Qu’est l’être de la terre? Qu’est-ce que la terre de là-bas, celle qui possède la vie? — Ou d’abord qu’est celle d’ici? C’est-à-dire quelle est son essence? Il faut bien qu’elle ait, même ici-bas, une forme et une raison. Quant à la plante, disions-nous, sa raison séminale, même ici-bas, était vivante. Y a-t-il donc aussi une raison vivante dans la terre d’ici-bas? Considérons ce qui s’engendre et se forme en elle de plus terrestre, et nous trouverons, même ici-bas, une nature à la terre. Pensons aux minéraux qui s’accroissent et se font en elle, à la formation des montagnes qui se sou­lèvent de l’intérieur; c’est dans tous ces cas parce qu’une raison animée les crée et les informe du dedans, et cette rai­son c’est la forme de la terre, forme créatrice : elle est comme ce qu’on appelle dans les arbres la nature, et c’est au bois de l’arbre que correspond ce à quoi l’on donne le nom de terre; retranchée dé la terre, une pierre est comme une branche d’arbre qu’on aurait coupée; si elle ne subit pas ce retranchement, si elle y reste rattachée, elle est comme la branche non coupée d’une plante vivante. Ayant trouvé que la nature créatrice intérieure à la terre est une vie dans une raison séminale, nous en tirons facilement la preuve que, à plus forte raison, la terre de là-bas est vivante, qu’il y aune vie raisonnable de la terre, terre en soi ou terre primitive, d’où vient la terre d’ici-bas. Si, à son tour, le feu est une raison dans la matière, ainsi que les autres choses de même sorte, s’il ne naît pas d’un hasard spontané,… car d’où vien­drait-il? Non pas du frottement, comme on pourrait le croire1; car il faut déjà du feu dans l’univers pour que le frottement agisse; il faut que les corps frottés en contien­nent; car la matière n’a pas une telle puissance qu’elle le tienne d’elle-même. Si donc il est raisonnable d’admettre qu’il faut quelque chose pour le produire et l’informer, que serait cette chose, sinon une âme capable de produire du feu, c’est-à-dire une vie et une raison, deux choses qui reviennent au même? C’est pourquoi Platon2 dit que, en chacun des éléments,

1. Le frottement des nuages entre eux est, chez Démocrite et les stoïciens, l’explication de l’éclair (Diels, Doxographi Graeci, p. 369,

1 Cf., chez Aristote, la lumière solaire s’explique parle frottement des sphères célestes contre l’air (Ibid., 451, 3).

2. Cf. Platon, Epinomis, 984 c. d.

il y a une âme, pour cette seule raison qu’elle produit ce feu, le feu sensible. Même ce qui, ici-bas, produit le feu, est donc une vie ignée, un feu très véritable. Par consé­quent le feu intelligible est encore plus véritablement du feu et plus vivant encore : le feu en soi est un être vivant.

Même raisonnement à propos des autres éléments, l’eau et l’air. Pourquoi ces éléments n’auraient-ils pas une âme comme la terre? Il est évident qu’ils sont dans l’animal univers et qu’ils sont des parties de cet animal; pourtant la vie n’est pas apparente en eux, pas plus que dans la terre; pour la terre aussi, on peut seulement déduire sa vie des êtres qui naissent en elle. Or, il y a aussi des animaux dans le feu et, plus visiblement encore, dans l’eau; et il y a des animaux de nature aérienne. Mais les feux, en s’allumant et s’éteignant de suite, échappent à l’âme qui est dans l’élément tout entier; et le feu ne forme pas une masse permanente, qui puisse manifester l’âme qui est en lui. Il en est de même de l’air et de l’eau; s’ils avaient une nature consistante, ils laisseraient voir Pâme qui est en eux; mais, comme ils sont nécessairement fluides, ils ne manifestent pas l’âme qu’ils possèdent. Il paraît en être d’eux comme des liquides qui sont en nous, du sang par exemple : la chair et ce qui, en elle, vient du sang, nous paraît animé; mais le sang, n’étant pas senti, paraît privé d’âme. Pour­tant, il doit contenir une âme, puisqu’il n’a en lui aucun mouvement violent; mais il est toujours prêt à se séparer de cette âme qui est en lui. C’est ce qui doit arriver dans les trois éléments dont nous parlions. Aussi les animaux qui sont faits d’air condensé ne reçoivent-ils pas d’impressions sensibles. De même que l’air est éclairé en passant devant une source lumineuse au rayonnement fixe et immobile, tant que dure son passage, ainsi, dans son mouvement cir­culaire, il passe devant l’âme, puis cesse d’y passer. Il en est de même des deux autres éléments.

12 Reprenons : puisque, disions-nous, notre univers a pour modèle l’être intelligible, il doit y avoir d’abord là-bas un animal universel, et, si c’est un être parfait, il doit être toutes choses. Là-bas, le ciel est un être animé; il n’est donc pas privé de ce qu’on appelle ici des astres; et c’est là l’être même du ciel. Il y a aussi là-bas une terre qui n’est point déserte, mais bien plus animée que la nôtre; elle a en elle tous les animaux qu’on appelle ici terrestres, ainsi que les plantes qui possèdent la vie. Il y a là-bas une mer, une eau universelle dont le flux et la vie restent stables, et elle a en elle tous les animaux aquatiques. L’air est aussi une partie de ce monde intelligible, ainsi que les animaux aériens qui lui correspondent; étant en un milieu qui vit, comment ne vivraient-ils pas, d’autant qu’il y a des animaux même dans notre air? Comment donc ne serait-il pas nécessaire que tout animal fût là-bas? À la nature de chacune des grandes divisions du monde intelligible, correspond nécessairement la nature des animaux qui sont en elle. Aux propriétés et à l’être du ciel intelligible, correspondent les propriétés et l’être de tous les animaux qui sont en lui, et qui ne pourraient pas ne pas y être, sans qu’il cessât lui-même d’exister. De­mander d’où viennent ces animaux, c’est demander d’où vient ce ciel, c’est-à-dire d’où vient l’animai, ou encore d’où viennent la vie, la vie universelle, l’âme universelle et l’in­telligence universelle, en un endroit ou il n’y a ni pauvreté ni dénuement, mais où toutes choses sont pleines et bouil­lonnent de vie. C’est comme un courant venu d’une source unique; il n’est pas comparable à un souffle ou à une cha­leur, mais plutôt à une qualité unique qui possède et conserve en elle toutes les autres, à une douceur qui serait en même temps odeur, en qui la saveur du vin s’unirait avec toutes les autres saveurs, et toutes les couleurs; elle a toutes les qualités perçues par le tact, et aussi toutes celles qui sont perçues par l’oreille, parce qu’elle est toute harmonie et tout rythme.

13, Car l’intelligence et l’âme qui en vient ne sont pas des êtres simples; elles renferment toutes choses dans leur variété, d’autant que chacune de ces choses y est simple et sans composition, comme un principe et un acte. L’acte de l’être qui occupe le dernier rang dans le monde intelligible est simple; mais l’acte de l’être qui occupe le premier rang, c’est tous les actes. L’intelligence, dans son mouvement, se meut toujours de la même manière et reste semblable à elle-même; pourtant, elle n’est pas identique et une dans toutes ses parties, puisqu’elle est tout; et même chacune de ses parties n’est pas une, mais se divise, à son tour, à l’infini. Nous pouvons dire d’où part ce mouvement et quel est son terme : mais l’intermédiaire est-il, comme une ligne ou comme un corps, semblable à lui-même et sans variété? Qu’aurait-il alors de vénérable? S’il ne présentait aucune différence, si nulle altérité ne l’éveillait à la vie, l’intelli­gence n’agirait pas; et un tel état ne se distinguerait pas de l’inactivité. Avec un mouvement conçu de la sorte, l’intelli­gence aurait une seule vie et non pas toute vie : or il faut que tout vive en elle et partout, et qu’il n’y ait rien en elle qui soit sans vie. Elle doit donc se mouvoir, ou plutôt avoir achevé son mouvement dans toutes les directions. Si c’était un terme simple qui se meut, elle ne contiendrait que ce terme unique; ou bien elle-même ne procède pas, ou bien, si elle procède, il y a autre chose qui reste immobile; il y a alors deux termes; si le second est le même que précédent, l’unité reste, et il n’y a pas eu véritablement procession; s’il en est différent, elle procède grâce à cette différence, et, du même et de l’autre, elle fait un troisième terme. Venu du même et de l’autre, le terme engendré a pour nature d’être à la fois même et autre : je dis autre en général, et non autre sous un rapport particulier; je parle aussi du même en général. Étant le même en général et autre en général, il n’est pas un terme à faire défaut aux «autres» particuliers; sa nature est de s’étendre à tout terme pour le rendre autre. Si tous ces «autres» particuliers étaient anté­rieurs à l’autre universel, celui-ci en subirait l’influence; mais, puisqu’ils ne le sont pas, il les engendre tous, ou plutôt il les est tous.

Il n’est donc pas possible qu’il y ait des êtres, si l’intelli­gence n’agit pas. Par cet acte, l’intelligence produit les êtres l’un après l’autre, en menant en quelque sorte partout sa course vagabonde, mais sans sortir d’elle-même, parce qu’il est naturel à la véritable intelligence de se parcourir elle-même; sa course s’accomplit au milieu des essences qui l’accompagnent dans toutes ses allées et venues. Mais, comme elle est partout, cette course est une station en soi. Cette course s’accomplit en effet dans la «plaine de la vérité» dont elle ne sort pas. L’intelligence l’occupe tout entière : elle s’en fait comme un lieu pour son mouvement; mais le lieu n’est pas différent de l’intelligence dont il est le lieu. Cette plaine est variée pour offrir une carrière à parcourir; si elle n’était pas sans cesse et partout variée, l’intelligence s’arrêterait; et si elle s’arrêtait, elle ne penserait plus; une fois immobile, elle aurait fini de penser, et alors elle ne serait plus. Donc l’intelligence est pensée active; son mouvement universel remplit l’essence universelle; et l’essence universelle est une pensée universelle qui embrasse la vie universelle. Après un être, elle en pense sans cesse un autre, parce que le même, en cet être, est également autre; et un autre être lui appa­raît toujours, dans cette division ne cesse pas. Et toujours sa marche a lieu à travers la vie et les êtres vivants, comme un homme qui parcourt la terre rencontre toujours la terre, malgré la différence des pays. Là-bas aussi, c’est toujours la vie que l’intelligence parcourt, mais une vie toujours diffé­rente et jamais la même. Mais, à travers ces vies différentes, elle garde le même cours; elle ne change pas, et sa perma­nence et son identité coexistent avec ces différences. Si elle ne gardait pas son identité à travers les êtres différents, elle serait complètement inactive, elle ne serait pas en acte, et il n’y aurait plus d’acte. Pourtant, elle est elle-même ces autres êtres, et c’est pourquoi elle est universelle. Si elle est intelligence, elle est universelle; sinon, elle n’est pas intelligence. Si elle est universelle, parce qu’elle est toutes choses, et s’il n’y a rien qui n’entre dans la somme de toutes choses, il n’y a rien en elle qui ne soit différente, afin de concourir, par sa différence même, à la somme de toutes choses; si une chose y était identique à une autre sans aucune différence, ce serait autant à retrancher du propre de l’essence, puis­qu’elle ne contribuerait en rien à parfaire la somme des êtres.

14 On peut se servir d’exemples tirés de la pensée intel­lectuelle pour connaître ce qu’est l’intelligence et pour mon­trer comment elle ne peut exister sans admettre de différences dans son unité. Quel exemple voulez-vous prendre? La raison séminale d’une plante ou d’un animal? Si elle n’était qu’unité sans variété, elle ne serait pas une raison, et ce qu’elle engendre serait matière; la raison doit être toutes choses, et, une fois engagée dans la matière, elle ne permet à aucune partie de la matière de rester uniforme; par exemple le visage ne forme pas une masse uniforme; c’est un nez et des yeux; le nez, à son tour, n’est pas uniforme et contient

des différences; ce sont ces différences qui font qu’il est le nez; s’il était un être uniforme, il ne serait qu’une masse de chair.

De même il y a de l’infinité dans l’intelligence, parce qu’elle est une «unité multiple», non pas à la façon d’une maison, mais à la manière d’une raison multiple en elle-même. Dans la figure unique de l’intelligence, qui est comme une enceinte, se trouvent des enceintes intérieures qui y limitent d’autres figures; il s’y trouve des puissances, des pensées, et une subdivision qui ne va pas en ligne droite, mais la divise intérieurement, comme un animal universel qui comprend d’autres animaux, puis d’autres encore, jus­qu’aux animaux et aux puissances qui ont le moins d’exten­sion, c’est-à-dire jusqu’à l’espèce indivisible, où elle s’arrête. Il y a division; et il n’y a pas confusion, bien qu’il y ait unité; là règne l’Amitié intelligible, qui n’est pas celle du monde sensible; celle-ci en est une image, parce qu’elle unit des parties séparées. L’Amitié vraie, c’est l’unité de toutes choses, sans aucune division; or il y a des divisions dans notre ciel, Platon l’affirme.

15 Qui donc, au spectacle de cette vie multiple et uni­verselle, première et une, ne s’éprend pas d’un tel amour qu’il méprise toute autre vie? Les'autres vies, celles d’en bas, ne sont qu’obscurité et petitesse; viles et impures, elles flétrissent la pureté. Si vous tournez les yeux sur elles, vous cessez de voir la vie pure, et de vivre de cette vie intelligible qui comprend toutes les vies à la fois, et où il n’y a rien qui ne vive et ne vive d’une vie pure et sans mal. Les maux sont ici-bas, où il n’y a qu’une trace de vie et d’intelligence; là-bas est son modèle que Platon appelle «ce qui a la forme du bien», parce qu’il possède le Bien grâce aux Idées. Il y a le Bien, et il y a l’Intelligence qui est bonne parce que sa vie consiste, à contempler. Les êtres qu’elle contemple ont la forme du Bien, et elle les possède, dès qu’elle contemple le Bien. Le Bien vient en elle, non tel qu’il est dans sa transcen­dance, mais tel qu’elle peut le recevoir. Le Bien est prin­cipe; et c’est de lui que l’Intelligence a en elle les êtres qu’elle a produits. Quand elle le regarde, il n’est pas plus permis à l’intelligence de ne rien penser que de penser ce qui est en lui; sinon elle n’engendrerait pas. De lui, elle tient la puissance d’engendrer et de s’emplir des êtres qu’elle en­gendre : il lui donne ce qu’il ne possède pas lui-même. De l’Un vient, pour l’Intelligence, une multiplicité; incapable de contenir la puissance qu’elle en reçoit, elle la fragmente et la multiplie, afin de pouvoir ainsi la supporter partie par partie. Les êtres qu’elle engendre viennent donc de la puis­sance du Bien, et ils ont la forme du Bien; elle-même est bonne, puisqu’elle est faite d’êtres qui ont la forme du Bien; elle est le bien dans sa variété. Si on la comparait à une sphère vivante et bigarrée, et si on se la représentait comme un être sur la face de qui resplendit, tout l’éclat de visages vivants, ou encore comme l’union de toutes} es âmes pures et sans défaut qui ont à leur sommet l’intelligence universelle, dont l’éclat intellectuel illumine toute cette région, on la verrait bien alors, mais de l’extérieur, et comme un être en voit un autre; il faut plus; il faut devenir soi-même intelli­gence et se prendre soi-même pour objet de contemplation.

16 Pourtant il ne faut pas en rester à cette beauté mul­tiple; il faut faire un bond de plus et la quitter; partant du ciel (du ciel intelligible et non sensible), il faut se demander avec étonnement qui l’a engendré et comment il l’a été. Chacune de ces formes qu’il contient a sa particularité et comme son empreinte spéciale; mais elles ont toutes un ca­ractère commun qui les traverse, c’est la forme du Bien. L’être leur est aussi commun à toutes. Enfin, si elles contien­nent chacune des animaux particuliers, elles ont aussi la vie qui leur est commune à toutes; et peut-être ont-elles encore d’autres caractères communs. Mais considérons-les seulement comme bonnes : pourquoi le sont-elles? Il est peut-être op­portun de commencer cette recherche parles considérations suivantes : lorsque l’Intelligence regarde vers le Bien, pense — t-elle l’Un comme une multiplicité, et le multiplie-t-elle en elle parce qu’elle est incapable de le penser tout entier à la fois? Mais elle n’est pas encore intelligence, quand elle le regarde, et sa vision n’est pas une pensée intellectuelle. Ou plutôt, il ne faut pas dire qu’elle le voit1; elle vit, orientée vers

1. Il faut distinguer : 1° l’acte de conversion vers le Bien; 2° la vision des essences multiples qui en résulte et qui est proprement l’intelligence.

lui; elle se suspend à lui; elle se tourne vers lui; le mouve­ment de l’intelligence arrivant à sa plénitude parce qu’il ramène vers le Bien et le fait tourner autour de lui, comble les vœux de l’Intelligence; il n’est plus un simple mouvement, mais un mouvement achevé et complet; par suite, toutes choses ont été engendrées; elle le sait par la conscience qu’elle a d’elle même, et elle est dès lors intelligence; elle est l’intelligence en sa plénitude, pour posséder ce qu’elle doit voir; elle voit les êtres et, avec eux, la lumière qu’elle reçoit de celui qui lui a donné les êtres. Et c’est pourquoi on dit que le Bien n’est pas seulement la cause de l’essence, mais la cause qui fait voir l’essence1. De même que le Soleil est à la fois la cause par laquelle sont engendrées les choses sensibles et par laquelle elles sont vues et qu’il n’est ni ces choses engendrées, ni cette vision, de même le Bien est la cause de l’essence et de l’intelligence, et il est la lumière cor­respondant aux objets que voit l’intelligence et à l’intelli­gence qui les voit; il n’est donc ni les êtres ni l’intelligence; il est leur cause, et il permet la pensée, grâce à la lumière qu’il répand sur eux. L’intelligence naît quand elle est rem­plie; une fois qu’elle est remplie, elle existe; en même temps qu’elle atteint sa perfection, elle voit. Son principe est donc le Bien qui existe avant qu’elle soit remplie : principe différent d’elle, extérieur à elle, qui la remplit, et dont elle reçoit comme une empreinte, en se remplissant.

17 — Mais comment ces êtres et l’intelligence elle-même naissent-ils, s’ils ne sont pas plus dans le Bien qui les remplit que dans l’intelligence qui se remplit? Car, avant d’être rem­plie, l’intelligence ne les possédait pas. — C’est qu’il n’est pas nécessaire qu’un être qui donne possède ce qu’il donne; en pareille matière, l’être qui donne doit être considéré comme supérieur à ce qu’il donne. Voyez comment naît un être : il faut d’abord un être en acte; et ce qui vient après lui doit être en puissance ce qu’il est en acte2; l’être primitif est au-delà des êtres qui viennent après lui; l’être qui donne est au-delà de ses dons; il leur est supérieur. Si donc il y a un terme

1. D’après le texte fameux de Platon, République VI 5096.

2. C’est le grand principe de la métaphysique d’Aristote : L’être en acte est antérieur à l’être en puissance (Métaphysique II, 8 104 965).

antérieur à l’acte, il est au-delà de l’acte, et, par conséquent au-delà de la vie. Si la vie est en l’intelligence, celui qui lui a donné la vie a plus de beauté et plus de prix que la vie elle-même. L’intelligence a la vie, sans qu’il y ait besoin d’aucune variété dans le principe qui la lui donne; la vie est une trace de ce principe, mais elle ne lui appartient pas. Au moment où la vie dirige vers lui ses regards, elle est illimitée; une fois qu’elle l’a vu, elle se limite, sans que son principe ait lui-même aucune limite; ce regard vers l’Un apporte immédiatement en elle la limite, la détermination et la forme; La forme est en ce qui la reçoit : mais ce qui produit la forme est lui-même sans forme. Quant à la limite, elle ne lui vient pas de l’extérieur, comme une enceinte limite une éten­due; la limite est celle qui peut venir à cette vie universelle, multiple et infinie, du rayonnement de la nature du Bien. Ce n’est point d’ailleurs la vie de tel être particulier; sinon, elle serait déjà limitée, puisqu’elle serait la vie d’un individu. Si elle se limite, c’est parce qu’elle est une unité multiple. Cha­que élément de cette multiplicité a lui-même sa limite; car, à cause de la multiplicité de la vie, il est lui-même une mul­tiplicité qui a reçu une limite, et, par cette limite, il est un. En quoi donc consiste l’unité résultant de cette limite? En l’intelligence; la vie qui a reçu une limite est l’intelligence. En quoi consiste sa multiplicité? En une multiplicité d’intel­ligences. Tout est donc intelligence; il y a l’intelligence uni­verselle et les intelligences particulières. Est-ce que l’intelli­gence universelle qui contient les intelligences particulières ne contient que des intelligences identiques à elle? Non, car elle n’en contiendrait qu’une; si elles sont multiples, elles doi­vent en être différentes. Mais comment peuvent-elles présen­ter une différence? C’est parce qu’elle est l’unité totale, que l’intelligence universelle est différente des autres; cette tota­lité n’est pas identique à l’une quelconque des intelligences.

Donc il y a d’abord la vie qui est une puissance univer­selle, puis une vision qui vient de l’Un et qui contient tous les êtres dans sa puissance, enfin l’Intelligence qui, en nais­sant, fait apparaître les êtres eux-mêmes. L’Intelligence siège en eux, non pas pour y trouver un fondement, mais pour être le fondement de la forme des êtres premiers grâce à la vision qu’elle a de ce qui est sans forme.

L’Intelligence répand sa lumière sur l’âme, comme l’Un répandait la sienne sur l’Intelligence; en limitant l’âme, elle la rend raisonnable et lui donne une trace de ce qu’elle pos­sède. L’Intelligence elle-même est une trace de l’Un; et puis­qu’elle est une forme et qu’elle se développe en une multi­plicité, l’Un est sans forme; c’est ainsi qu’il peut produire la forme. S’il était lui-même une forme, l’Intelligence ne serait que son verbe. Le Premier doit être sans aucune multipli­cité; car, s’il était multiple, il dépendrait d’un terme différent de lui et antérieur.

18 En quoi les êtres qui sont en l’Intelligence ont-ils la forme du bien? Est-ce en tant que chacun d’eux est une forme, ou en tant qu’ils sont beaux? En quoi donc? C’est que tout ce qui vient du Bien contient une trace et une empreinte qui sont celles du Bien ou qui sont nées de lui, de même que le feu ou le doux laissent une trace d’eux-mêmes; car de l’acte issu du Bien elle a l’existence; l’intelli­gence est par lui; et la beauté des formes vient de lui, et tout ce qui a la forme du bien, vie, intelligence ou idée. Mais qu’y a-t-il de commun entre toutes ces choses? Elles viennent toutes du Bien; mais ce n’est pas suffisant pour qu’elles soient identiques; elles doivent seulement avoir quelque chose de commun; elles peuvent venir d’un même principe sans être identiques et le même don fait à plusieurs êtres devient différent dans les êtres qui le recevront. Or, ce qui a été donné pour que l’acte premier pût s’accomplir est différent de ce qui a été donné à cet acte, une fois achevé; et ce qui s’ajoute à l’acte exige encore un don différent. Rien n’empêche que chacune de ces trois choses ait la forme du bien, mais sous un rapport différent. Sous quel rapport ont — elles avant tout la forme du bien? Mais d’abord, il faut bien voir ceci : est-ce que la vie est un bien, en tant que telle, si on la considère isolément et dénuée de toute autre propriété? Est-ce seulement la vie qui vient du Bien qui est un bien, donc une certaine vie déterminée par un élément différent d’elle et qui lui vient du Bien? Mais encore qu’est cette vie déterminée? Celle du Bien? Mais cette vie n’appartient pas au Bien; elle est issue de lui. Puisqu’il y a dans cette vie-là quelque chose qui vient du Bien, puisqu’elle est la vie essen­tielle, et puisque rien de vil ne peut naître du Bien, il faut dire qu’elle est bonne, en tant que vie. Il faut en dire autant de la véritable et première Intelligence; et il est évident aussi que chaque idée est bonne et a la forme du Bien. Ou plutôt chaque idée possède un certain bien qui est soit commun à toutes, soit plutôt différent pour chacune, un bien de premier rang pour l’une, un bien de second rang pour celle qui la suit.

Une fois admis que chaque être issu du Bien possède un bien en sa substance, et que, par là, il est bon (la vie par exemple n’est point un bien par elle-même, mais seulement la vie véritable, issue du Bien; et il en est de même de l’In­telligence réelle), il faut considérer en tous ces êtres ce quel­que chose d’identique. Sans doute, ces êtres sont différents, et lorsque l’on énonce d’eux le même attribut, cet attribut peut très bien être inhérent à leur essence même; pourtant on peut l’isoler par la pensée, ainsi qu’on isole l’attribut animal des sujets homme et cheval comme leur genre, et l’attri­but chaud du feu et de Veau, comme attribut primitif de l’un et attribut secondaire de l’autre. Il est possible' aussi que le bien se dise de chacun d’eux par homonymie.

Donc, est-ce que l’attribut bon est inhérent à leur essence? Chacun est bon tout entier, mais le bien n’y est pas d’une seule et même manière. Comment donc? Ont-ils chacun une partie du bien? Mais le bien est indivisible. Oui, il est unique, mais chacun le possède à sa manière : l’acte premier est un bien, la limite imposée à cet acté est aussi un bien, ainsi que l’union de l’acte et de la limite; l’acte premier est un bien, parce qu’il existe par le Bien; la limite, parce qu’elle est un ordre issu du Bien; leur union, pour ces deux raisons. Du Bien ne procède rien d’identique; ainsi d’une même per­sonne peuvent venir la voix, la marche et bien d’autres actes, tous également bien faits. — Oui, dira-t-on, ici-bas, parce qu’il y a de l’ordre et du rythme; mais là-bas, qu’y a-t-il de pareil? Ici-bas, ces actes ont une beauté qui leur est exté­rieure et qui leur vient de l’ordre extérieur établi entre des parties différentes l’une de l’autre*, Mais là-bas les choses sont bonnes en elles-mêmes; grâce à quoi sont-elles bonnes? Il ne faut pas croire qu’on a résolu la question en disant qu’elles viennent du Bien. Sans doute, il faut reconnaître que cette origine les rend précieuses; mais on désire encore compren­dre en quoi consiste leur bonté ? 19

19 Abandonnerons-nous au désir et à l’âme la solution de la question? Et, nous confiant à l’impression de l’âme, défini­rons-nous le bien par le désirable? Ne chercherons-nous pas pourquoi l’âme désire? Alors que nous apportons des démons­trations sur la quiddité de chaque être, abandonnerons-nous au désir la détermination du bien? II en résulterait plusieurs absurdités : d’abord le Bien ne serait qu’un attribut. De plus, il y a beaucoup d’êtres qui désirent des choses différentes. Gomment décider, par le seul désir, si l’une est meilleure que l’autre? Et sans doute nous ne saurons pas ce qui est meil­leur, puisque nous ignorons ce qui est bien.

Définirons-nous le bien par la vertu de chacun des êtres? Nous arriverons ainsi à un concept fixe et à une définition; et c’est là une bonne méthode. Mais, arrivés là-bas, que dirons-nous, quand on demandera comment les êtres sont bons par eux-mêmes? Chez les êtres inférieurs, nous reconnais­sons bien une nature telle que la vertu, bien qu’elle n’y soit pas à l’état pur; mais là-bas, nous ne la connaissons pas primitivement par comparaison avec des choses intérieures; là où il n’y a rien de mal, où tout ce qui est meilleur l’est de soi-même, nous serons fort embarrassés. Ne sommes-nous pas embarrassés parce que nous demandons le pourquoi? Or, comme les êtres intelligibles sont bons par eux-mêmes, la question du pourquoi se réduit à celle de la quiddité. Même si nous affirmions que la cause du bien est différente de l’être bon, notre embarras ne serait pas moindre, parce que notre raisonnement ne va pas jusque là-bas. Mais il ne faut pas abandonner, et il faut voir si nous verrons plus clair par une autre méthode.

20 Puisque, maintenant, nous n’avons pas confiance dans les désirs pour déterminer l’essence et la qualité du bien, faut-il avoir recours au jugement et aux choses elles-mêmes, qui nous présentent des oppositions de contraires telles que : ordre et désordre, proportion et disproportion, santé et maladie, forme et difformité, existence et destruc­tion, et en général naissance et disparition? Comment douter que le premier terme de chaque couple soit dans l’espèce du bien? Et s’il en est ainsi, il faut aussi ranger du côté du bien les causes productrices de ces qualités. Donc la vertu, l’intel­ligence, la vie, l’âme (au moins l’âme intelligente) sont dans l’espèce du bien, ainsi que tout ce que désire l’âme intelligente. — — Pourquoi, dira-t-on, ne pas s’arrêter à l’intel­ligence, et ne pas poser qu’elle est le Bien? L’âme et la vie sont en effet des traces de l’intelligence, et l’âme désire l’intelligence1. Elle juge et elle aspire à l’intelligence; elle juge que la justice est meilleure que l’injustice, que chaque espèce de vertus est meilleure que l’espèce correspondante de vices; et ce qu’elle a estimé le plus haut, c’est ce que sa volonté choisit. — Sans doute, si l’âme n’aspirait qu’à l’intelli­gence, il faudrait un plus long développement pour montrer que l’intelligence n’est pas le terme dernier et que tout être n’aspire pas à l’intelligence, tandis que tout être aspire au bien; ceux qui n’ont pas l’intelligence ne cherchent pas à la posséder; et ceux qui ont l’intelligence ne s’arrêtent pas là et cherchent encore le Bien; ils aspirent à l’intelligence par raison; mais ils cherchent le Bien, avant même de raisonner. Mais puisque l’âme désire aussi vivre, exister et agir toujours, l’intelligence n’est pas l’objet de son désir en tant qu’intelligence, mais en tant qu’elle est un bien, qu’elle provient du Bien, et qu’elle conduit au Bien. Et il en est de même de la vie.

21 Quel est donc le caractère unique, présent en toutes ces choses, qui fait que chacune d’elles est un bien? Ayons l’audace de le dire : l’Intelligence et la vie intelligible ont la forme du bien; et on les désire en tant qu’elles ont cette forme. Elles ont la forme du Bien, cela veut dire que la vie est l’acte du Bien, ou plutôt un acte dérivé du Bien, et que l’intelligence est cet acte même, quand il reçoit une limite. En elles-mêmes, vie et intelligence sont pleines de clarté, et elles sont d’abord recherchées par l’âme, parce que l’âme vient d’elles et parce qu elle y retourne, donc parce qu’elles sont propres à l’âme et non parce qu’elles sont des biens. Pourtant, si elles possèdent l’image du bien, elles ne sont pas non plus à dédaigner. Car un objet a beau être propre à l’âme; s’il n’est pas un bien, l’âme le fuit; et elle se laisse même attirer par des objets bien éloignés de ses objets propres et bien inférieurs à eux; si elle s’éprend pour ces objets-là d’un amour passionné, ce n’est pas parce qu’ils sont ce qu’ils sont, c’est parce qu’il s’est adjoint à eux un autre élément

I. Voyez aussi, ch. xxi, 1. 8-io sur ce désir de l’âme.qui leur vient du Bien. Comme la lumière qui s’est mélangée à la substance des corps, a besoin d’une autre lumière pour se rendre visible, ainsi il faut aux êtres intelligibles, si lumi­neux qu’ils soient, une lumière supérieure à la leur, pour devenir visibles à eux-mêmes et aux autres.

22 Lorsque l’on voit cette lumière, on se porte vers les intelligibles, on s’attache à cette lumière qui se répand sur eux et l’on en jouit, comme, ici-bas, on s’éprend non pas des corps eux-mêmes, mais de la beauté qui se reflète en eux. Chaque intelligible est par lui-même ce qu’il est; mais il ne devient objet de désir que si le bien le fait chatoyer, en lui donnant des grâces, comme il donne l’amour à celui qui désire. L’âme reçoit en elle une influence de là-haut; elle s’agite; elle est transportée par l’aiguillon du désir, et l’amour naît en elle 1. Auparavant, l’âme n’est point du tout entraînée vers l’intelligence, si belle qu’elle soit; l’intelligence n’a qu’une beauté inerte, avant d’avoir reçu la lumière du bien; l’âme, d’elle-même, s’affaisse indolente; elle reste inerte, et, bien que l’intelligence lui soit présente, elle a la paresse de penser. Mais dès que la chaleur de là-bas l’a gagnée, elle prend des forces, elle s’éveille, elle a réellement des ailes, et, bien que passionnée pour ce qu’elle voit à présent auprès d’elle, elle s’élève, légère, vers un objet plus haut grâce au souvenir qu’elle en a. Et, tant qu’il y a des objets plus hauts que son objet actuel, elle s’élève, soulevée spontanément par celui qui l’a douée d’amour. Elle s’élève plus haut que l’intelligence, et, si elle ne peut poursuivre sa course au-dessus du Bien, c’est qu’il n’y a rien au-dessus. Si elle demeure à l’intelligence, elle contemple alors des objets beaux et vénérables, mais elle n’a pas encore du tout ce qu’elle cherche; c’est comme lorsqu’on est en présence d’un visage, beau sans doute, mais incapable d’émouvoir, parce que sa beauté n’est pas empreinte de grâce. C’est pourquoi, même ici-bas, il faut dire que la beauté consiste moins dans la symétrie que dans l’éclat qui brille en cette symétrie, et c’est cet éclat qui est aimable. Pourquoi en effet sur un visage la beauté est-elle éclatante, tandis que le visage mort

1. La description du transport de l’âme est suggérée par le texte célèbre du Phèdre 251 c.

n’en conserve qu’une trace, avant même que ses proportions disparaissent par la corruption de la chair? Les plus belles statues sont les plus vivantes, même si d’autres ont des pro­portions plus justes; et un homme laid vivant est plus beau que la statue d’un homme beau1. C’est parce qu’il est plus désirable; mais il est plus désirable, parce qu’il a une âme; il a une âme parce qu’il possède davantage la forme du bien; il la possède davantage, parce que la lumière du bien a fait briller ses couleurs; ainsi il s’éveille, il s’allège, et allège avec lui le corps qu’il possède, en lui donnant toute la bonté et l’énergie dont il est capable.

23 Celui que l’âme poursuit, qui donne sa lumière à l’intelligence, et dont la moindre trace nous émeut, ce n’est pas grande merveille, s’il a un tel pouvoir pour attirer vers lui, et pour nous rappeler des routes où nous errons, afin de trouver en lui le repos. Puisque tout vient de lui, il est supérieur à tout, et tout lui est inférieur. Comment le meil­leur des êtres ne serait-il pas le Bien ! Et, puisque la nature du Bien doit se suffire à elle-même au plus haut point et n’avoir besoin de nulle autre chose que d’elle-même, quelle autre trouverait-on supérieure à celle-là? Elle est ce qu’elle est, avant toute autre chose, lorsqu’il n’y a pas encore.de mal. Si les maux viennent ensuite dans les choses qui ne participent pas du tout au Bien, et qui sont au dernier rang2, si, en allant vers ce rang inférieur, on ne trouve rien au-delà des maux, les maux sont le contraire du Bien, sans qu’il y ait entre eux et lui aucun intermédiaire. Tel est donc le Bien; ou il n’y a pas du tout de Bien, ou, s’il doit exister, il est cela et rien d’autre. Si l’on disait qu’il n’existe pas, il n’y aurait pas alors de mal; il serait naturellement indifférent de préférer n’importe quoi; mais c’est bien impossible! Ce qu’on appelle les biens se ramène à lui; mais lui ne se ramène à aucun autre. — Que produit donc un tel prin­cipe? — Il a produit l’intelligence; il a produit la vie, et, par l’intelligence, les âmes et tous les êtres qui participent à

1, Tout ce passage se réfère à une théorie de la beauté expression qui a été développée I Enn. VI, ch. 1 et 2.

2. Il s’agit ici de la matière qui est le mal absolu; voyez surtout Enn. VIII, ch. 3 et 8.

la raison et à la vie. Source et principe de tous ces êtres, qui pourrait dire à quel point il est un bien? — Mais mainte­nant, que fait-il? — Maintenant? Il conserve ces êtres; il fait penser les êtres intelligents, en leur inspirant l’intelligence; il fait vivre les vivants, en leur insufflant la vie; et il fait au moins exister les êtres qui ne sont pas capables de vivre1.

24 — Que nous fait-il à nous? — Disons encore une fois quelle est cette lumière dont l’intelligence est illuminée, et à laquelle participe l’âme. Ou plutôt remettons la question à plus tard, et demandons-nous d’abord si le Bien est le Bien et s’il est appelé Bien, parce qu’il est spécialement l’objet des désirs d’un être particulier et le bien de cet être, ou si nous l’appelons le Bien, parce qu’il est le Bien pour tous les êtres. Et l’on pourrait, de ce qu’il est désiré, tirer une preuve qu’il est le Bien; mais il faut encore que cet objet du désir ait une nature qui justifie son nom de Bien. Le désire-t-on parce que l’on en reçoit quelque chose, ou à cause de la joie que l’on goûte? Dans le premier cas, qu’est-ce donc qu’on reçoit? Dans le second, pourquoi est-ce le Bien et non pas autre chose qui nous fait goûter la joie? Est-il le Bien par ce qu’il a en propre ou par autre chose que lui? Et encore n’est-il toujours que le Bien d’autrui, ou est-il à lui — même son propre Bien? Certainement être un bien, ce n’est pas être un bien pour soi-même, mais pour autrui. Pour quelle nature est-il le Bien? Il y a des natures, pour lesquelles il n’y a pas de bien du tout. Et il ne faut pas non plus laisser de côté une objection que pourrait nous faire un adversaire de mauvaise humeur : «Vous mettez tout sens dessus dessous avec vos termes pompeux! Vous dites : la vie est un Bien, l’Intelligence est un bien, et pourtant le Bien est au-delà de la vie et de l’intelligence. Et pourquoi l’intelligence serait-elle un bien? En quoi celui qui pense les idées possède-t-il le bien par cette contemplation? Séduit par le plaisir de cette contemplation, il se trompe peut-être, en disant qu’elle est un bien, comme il se tromperait en disant que la vie est un bien, parce qu’elle est agréable. Mais s’il n’y trouvait aucun plaisir, pourquoi verrait-il là des biens? Dirait-il que c’est

1. Nous trouvons ici l’indication de la triade intelligence, vie, être, qui jouera un grand rôle dans le platonisme postérieur.

un bien pour lui d’exister? Mais quel profit tirerait-il de l’existence toute seule? Quel intérêt aurait-il à exister plutôt qu’à ne pas exister, si l’on ne trouvait le principe de cet intérêt dans l’amour qu’il a pour lui-même? C’est cette séduc­tion de la nature et la crainte de l’anéantissement qui font croire que ce sont là des biens.»

25 C’est peut-être à cette objection que songeait Platon, lorsqu’il faisait entrer le plaisir dans le mélange qui constitue la fin, et lorsqu’il écrivait dans le Philèbe que le bien n’est pas simple et ne réside pas dans la seule intelligence; il n’était point partisan de cette thèse que le Bien est le plaisir, et il avait raison; mais il ne pensait pas qu’on dût admettre comme bien une intelligence privée de tout plaisir, parce qu’il n’y voyait rien qui pût nous attirer. Peut-être plutôt jugeait-il que le Bien doit faire notre joie parce qu’il a en lui une nature telle que le plaisir, et qu’un objet désiré procure toujours de la joie à qui l’atteint; d’où il résulte que pour qui n’éprouve pas de joie, il n’y a pas de bien; d’où vient que, si la joie n’existe qu’en un être qui désire, elle n’existe pas dans le principe premier : et alors le Bien ne serait pas [bon pour lui-même]. C’est là une idée raison­nable : c’est que Platon, dans le Philèbe, recherchait non pas le Bien premier, mais notre bien; c’est absolument différent, et le Bien premier est tout autre que ce bien, qui est défectueux et peut-être composé : c’est pourquoi ce qui est seul et unique n’a rien de ce bien, mais est le Bien en un sens différent et supérieur. Oui, le Bien doit être dési­rable; mais il n’est pas le Bien parce qu’il est désirable; il est désirable, parce qu’il est le Bien. Pour l’être qui est à l’extrémité supérieure des êtres, le Bien est ce qui est avant lui; en général il y a une hiérarchie ascendante telle que chaque réalité soit le bien pour celle qui est au-dessous d’elle, pourvu que cette marche ascendante n’abandonne pas l’éga­lité du rapport entre un terme et le suivant, et continue toujours vers un terme supérieur. On s’arrête alors à un terme extrême après lequel il n’est plus possible de monter : c’est là le Premier, la réalité au sens propre, qui est cause pour tous les autres termes. Le bien de la matière, c’est la forme; et si la matière sentait, elle aimerait la forme. Le bien du corps, c’est l’âme, sans laquelle il ne pourrait ni exister ni se conserver. Le bien de l’âme, c’est la vertu. Plus haut encore est l’intelligence et, au-dessus d’elle, la nature que nous appelons le Premier. Chacune de ces réalités pro­duit un effet dans les réalités dont elle est le bien; l’une produit l’ordre et la régularité; l’autre produit la vie; l’autre, la pensée et le bonheur; enfin le Bien produit dans l’intelligence ce que nous disons venir de lui en elle; c’est qu’elle est un acte issu de lui, et qu’il lui donne ce que nous appelons lumière. Nous verrons plus tard ce qu’est cette lumière 1.

26 Un être capable de sentir, en venant auprès du Bien le connaît et il dit qu’il le possède. — Et s’il se trompe? — il faut que ce soit une image du bien qui le trompe; si cette image existe, le Bien existera comme modèle de cette image qui le déçoit; et lorsque le Bien survient en lui, il se détache de ce qui l’avait trompé. Le désir même que ressent chaque être et les efforts qu’il fait témoignent qu’il y a un bien pour tout être. Pour les êtres animés, leur bien leur est donné par un autre être; mais, chez l’être animé, c’est un désir qui lui fait rechercher son bien. Ainsi les morts reçoivent des vivants soins et honneurs : mais ce sont les vivants eux-mêmes qui pourvoient à leurs propres besoins. La preuve qu’on a atteint le Bien, c’est qu’on s’améliore, qu’on n’éprouve plus de regret, que l’on est rempli de lui, que l’on reste auprès de lui et qu’on ne cherche plus autre chose. C’est pourquoi le plaisir ne se suffit pas à lui-même : il n’est jamais satisfait du même objet; un même objet ne reproduit pas le plaisir; et l’on se plaît à des objets toujours différents2. Le Bien que la volonté choisit ne doit donc pas être une simple affection qui peut se rapporter à n’importe quoi; celui qui prend cette affection pour le Bien n’a point d’objet qui le remplisse, et se borne à éprouver l’affection qui, chez un autre, résultera du Bien. C’est pourquoi on n’admettrait pas qu’on pût éprouver cette affection, si l’on ne possède pas

1. Cf. plus bas chapitre xxxi; cette lumière est celle par laquelle l’intelligence illumine la nature.

2. C’est par Platon (République VI, 5o5 b et Philèbe 11 b) qu’est suggérée la discussion du Bien comme plaisir; au ch. 25, 1. 3, Plotin se réfère expressément à un passage de Philèbe 66 c, qui voit dans le plaisir un élément du bien.

l’objet qui la produit, par exemple, qu’on pût éprouver le plaisir de la présence de son enfant, alors qu’il est absent, ou, si l’on fait consister le bien à se remplir le ventre, qu’on pût goûter les plaisirs de la table sans manger, ni goûter les plaisirs de l’amour sans s’unir à la femme que l’on désire et sans rien faire.

27, Mais que doit-il survenir en un être pour qu’il ait ce qui lui convient? — — Une certaine forme, dirons-nous. En la matière doit venir la forme; en l’âme doit venir la vertu qui est une forme. — Mais cette forme n’est-elle pas un bien pour l’être, parce qu’elle lui est propre, et parce que son désir le pousse vers ce qui lui est propre? 1 — Non pas. Le semblable d’un être est aussi propre à cet être; mais s’il veut son sem­blable et se réjouit de le posséder, ce n’est pas encore ainsi qu’il tient son bien. — — Dire le bien d’un être, ce n’est donc pas dire ce qui lui est propre! — Non, le bien d’un être doit s’estimer par quelque chose de mieux que par ce qui lui est propre, par quelque chose de supérieur, vis-à-vis de quoi il n’est lui-même qu’un être en puissance. Il en a besoin, parce qu’il est en puissance; et, puisque la chose dont l’être a besoin est meilleure que lui, elle est un bien pour lui. La matière est, de toutes les réalités, la plus déficiente, puis vient la dernière des formes qui est en contiguïté avec elle; car après la matière, on monte vers le terme suprême. Si donc un être est son bien à lui-même, sa perfection et sa forme, qui sont supérieures à lui, seront à plus forte raison son bien. Cette forme qui est un bien pour elle-même l’est aussi pour lui, parce qu’elle le rend bon. — Mais pourquoi est-elle un bien pour lui? N’est-ce pas parce qu’elle lui est tout à fait propre? — Non pas, mais parce qu’elle est une part du Bien. C’est pourquoi, plus pur et meilleur est un être, plus il a de penchant vers lui-même. Il est donc absurde de demander par quoi le Bien, étant le bien, est un bien pour lui-même 2, comme s’il devait sortir de sa propre nature pour se trouver et ne pas se contenter du bien qu’il est lui-même. Mais on doit demander si, pour la réalité absolument simple, où il

1. Cette objection est la continuation de celle que Plotin se faisait adresser au ch. xxi.

2. Réponse à la cinquième question posée au ch. xxiv; cf. la notice.

n’y a pas du tout une chose et une autre, le penchant vers soi-même est son bien 1.

Si nous avons raison, notre marche ascendante nous conduit jusqu’à un Bien qui consiste en une nature positive; ce n’est point le désir qui fait qu’il est le bien; c’est parce qu’il est le Bien, qu’on le désire et qu’on ressent du plaisir à le posséder. Faudrait-il vouloir le Bien, même si sa possession n’était pas suivie du plaisir, c’est une question à traiter pour elle-même.

28, Mais il faut voir maintenant ce qui résulte de notre argumentation. — Si le bien survenu à un être est en tous ces cas une forme, et si le bien pour la matière est de rece­voir la forme, est-ce que, si elle avait une volonté, elle voudrait devenir seulement forme? Mais alors, ce serait vouloir se perdre elle-même; or tout être cherche son propre bien, — C’est peut-être qu’elle ne cherche pas à être matière, mais à être simplement, et qu’elle veut, par la possession de la forme, rejeter hors d’elle-même le mal. — Mais comment le mal aurait-il le désir du Bien? — À vrai dire, nous ne mettons pas le désir dans la matière; nous ne faisions qu’une supposition en lui accordant le sentiment, s’il est possible de le lui accorder en gardant sa nature. Quand la forme vient, comme un rêve du bien2 s’ajouter à la matière, elle la met en un rang meilleur. — Si le mal, c’est la matière, c’est bien dit; mais si le mal est autre chose, le vice par exemple, et si son être avait le sentiment de lui-même, son penchant vers le mieux serait-il encore un bien pour lui? — Ce n’est point le vice lui-même qui choisit le meilleur, c’est le sujet cor­rompu par le vice. — Mais, si son être est identique au mal, comment choisirait-il le Bien? — Croyez-vous que le mal s’aimerait lui-même, s’il avait le sentiment de ce qu’il est? Comment ce qui est détestable serait-il aimable? Souvenez-vous que nous ne mettions pas le bien d’un être en ce qui lui est propre. Mais en voilà assez là-dessus.

1. On peut se le demander; car le penchant vers soi implique déjà une certaine dualité incompatible avec la simplicité de l’être; cf. au traité suivant les chapitres xii et xiii.

2. La matière elle-même est un fantôme (Il Enn. V, 5) et les for­mes que l’on voit apparaître en elle sont seulement des images des formes réelles (V Enn. IX, 5).

Si, dans tous les cas, le Bien c’est la forme, et si, à mesure que l’on monte, la forme est de plus en plus forme (car l’âme est forme plus que la forme du corps; dans l’âme, il y a une forme plus éminente, et une autre plus éminente encore; enfin l’intelligence est forme plus que l’âme), le bien est du côté de ce qui est contraire à la matière et de ce qui se dépouille de la matière; c’est ce que fait chaque être autant qu’il peut, jusqu’au principe le plus dépouillé possible de tout élément matériel. Oui, la nature du Bien s’éloigne de toute matière; ou plutôt elle n’en a jamais été près, et elle reste réfugiée en une réalité sans forme, d’où procède la forme première. Mais à plus tard ce sujet.

29, Mais si le plaisir ne suit pas du Bien, et s’il y a dans le Bien, antérieurement au plaisir, quelque chose d’où naît le plaisir, pourquoi le Bien ne serait-il pas aimable? Dire qu’il est aimable, ce serait dire par là même qu’il est le plaisir. — Quoi! le Bien pourrait exister, et il serait possible qu’il ne fût pas aimable! Dans ce cas, on pourrait avoir le sentiment de la présence du Bien, sans avoir la connaissance qu’il est présent. — Qui empêche qu’on le connaisse, sans pour cela sentir une émotion à le posséder? Ce serait le cas du tempérant et plus encore, de l’être affranchi des besoins. C’est pourquoi le Premier non plus n’a pas cette émotion, non seulement parce qu’il est simple, mais parce que la pos­session n’est agréable que chez l’être qui a des besoins. Ce point deviendra tout à fait évident quand on aura éclairci tout ce qui reste à éclaircir, et quand on sera débarrassé de l’objection obstinée dont nous parlons. Elle consiste à demander ce que l’on gagne, en fait de bien, à posséder l’intelligence; notre adversaire ne s’émeut pas d’entendre tout ce que nous disons, parce qu’il ne le comprend pas; il n’entend que des mots; ou il donne aux mots un sens qu’ils n’ont pas; ou encore il cherche le Bien dans les choses sen­sibles et le met dans les richesses et choses analogues. Il faut lui répondre que, en méprisant les biens que nous lui pré­sentons, il reconnaît par là même qu’il a en lui la notion du bien; mais, ne sachant à quoi elle s’applique, il les juge d’après cette notion du bien qu’il a en lui. Car il ne pourrait dire : ce ne sont pas des biens, s’il n’avait aucune expérience ni conception du bien. Peut-être même pressent-il, par son objection, que le Bien est plus haut que l’intelligence1. De plus, s’il ignore le bien et les notions voisines auxquelles son esprit s’applique, qu’il parte de son contraire pour arriver à le comprendre. Mais il dira peut-être que ce contraire, à savoir le défaut d’intelligence, n’est pas un mal : et pourtant tout le monde veut être intelligent et se vante de l’être; la preuve, ce sont les sensations, qui aspirent à être un savoir. Si donc l’intelligence, et particulièrement la première intelligence est chose précieuse et belle, que dire du générateur et du père de l’intelligence, si l’on peut se le représenter? À mé­priser l’être et la vie, on témoigne contre soi-même et contre ses propres sentiments; et si l’on se dégoûte de la vie mé­langée de mort, c’est ce mélange qui est odieux, et non pas la vie véritable.

30 Faut-il donc mélanger le plaisir au bien2? Et la vie, sans cela, est-elle imparfaite, fût-elle la contemplation des choses divines et de leur principe? C’est ce qu’il convient de voir maintenant, en nous attachant au Bien.

Croire que le bien est fait de l’intelligence comme sujet et du sentiment qui résulte en l’âme de l’exercice de l’intelli­gence, ce n’est point dire que la fin ou le bien lui-même est la réunion des deux; c’est dire que l’intelligence est le bien, et que nous ressentons de la joie à posséder le bien; et c’est là une opinion sur le bien. Mais il y en a une autre, d’après laquelle le plaisir se mélange à l’intelligence; des deux résulte un sujet unique; on ne tient le bien que si l’on possède ou si l’on contemple une intelligence de ce genre : seul et isolé du plaisir, rien ne pourrait exister ni être désiré comme un bien. Mais, comment l’intelligence se combine-t-elle avec le plaisir pour ne faire avec lui qu’une seule chose? Ce n’est plus le plaisir du corps que l’on peut songer à mélanger avec l’intelligence, c’est clair; mais ce n’est pas

1. Plotin cherche dans les amis du plaisir, dont il discute ici la thèse (ce sont les mêmes adversaires qu’au chapitre xxiv) et dans les objections qu’ils font contre l’identification du Bien et de l’Intelli­gence, l’aveu ou tout au moins le pressentiment de cette vérité qu’il faut chercher le Bien ailleurs que dans l’Intelligence.

2. Comme l’a fait Platon dans le Philèbe; cf. la note au chapitre XXVI.

davantage la joie de l’âme, si cette joie n’est pas raisonnable1. En réalité tout acte, toute disposition, toute vie sont suivis ou accompagnés d’un certain élément accessoire qui, parfois, fait obstacle au cours naturel de la vie et s’y mélange en la contrariant et en l’empêchant de s’appartenir à elle-même, et qui, en d’autres cas, rend l’activité pure et distincte et donne à la vie tout son éclat; comme c’est cet état de l’in­telligence qui est aimable et souhaitable, on dit alors qu’elle est mélangée de plaisir. Mais c’est parce que l’on n’a pas d’autre mot. C’est ainsi qu’on emploie métaphoriquement bien des expressions qui désignent les choses que nous aimons : «enivré de nectar, on se rend au festin, le père des dieux a souri» 2, et mille autres expressions poétiques. Cet état est bien en vérité le plus plaisant, le plus aimable et te plus désiré, non pas qu’il consiste en un mouvement; il a sa cause en quelque chose qui lui donne de la couleur, de la lumière et de l’éclat. C’est pourquoi Platon ajoute au mé­lange la vérité; avant le mélange, il met ce qui lui donne la mesure; «la proportion et la beauté qui sont dans le mé­lange, dit-il, viennent de là-bas jusqu’au Beau3.» C’est donc selon le Beau et dans le Beau que nous avons part au Bien. Ce qui est réellement désirable pour nous, c’est de remonter par nous-mêmes jusqu’à ce qu’il y a de meilleur en nous, à savoir la proportion, la beauté, la forme bien composée, la vie claire, intelligente et belle.

31 Puisque toutes choses ont la beauté et la lumière grâce à celui qui est avant elles, par lui l’intelligence possède cet acte éclatant de lumière par lequel elle illumine la nature, et, si l’âme a le pouvoir de vivre, c’est qu’une vie plus grande qu’elle est allée jusqu’à elle. Elle est soulevée là-haut, et elle y reste, contente d’être auprès de lui. L’âme

1. Les stoïciens distinguaient la joie, qui accompagne la sagesse, du plaisir qui, étant une passion, est toujours un mai. Plotin admet la distinction; mais, d’autre part, comme platonicien, il a à justifier Platon d’avoir employé le terme de plaisir, dans le Philèbe, dans le sens de joie raisonnable; c’est ce qu’il fait dans ce qui suit.

2. Ces expressions sont d’Homère, Iliade, chant V, 426; c’est un des rares textes où il y ait chez Plotin souvenir des allégories homé­riques.

3. Philèbe 65 a.

qui le peut se tourne vers lui afin de le connaître et de le voir; elle se réjouit de le contempler, et, pour autant qu’elle peut voir, elle est dans une stupeur joyeuse. Elle reçoit de sa vision comme un choc; elle a conscience d’avoir en elle quelque chose de lui, et dans cette disposition, elle est consumée de désir, de même que ceux qui voient le portrait de l’aimé cherchent à voir l’aimé lui-même. Comme on voit les amants prendre les attitudes de l’aimé, et disposer leurs corps et leurs âmes à la ressemblance de l’aimé, pour ne pas lui être inférieur, autant qu’ils le peuvent, en tempérance et dans toutes ses autres vertus (sans quoi ils seraient dédai­gnés par l’aimé, s’il a ces vertus : et ils ne peuvent s’unir à lui que s’ils les ont), de la même manière l’âme aime le Bien parce qu’elle a été, dès le début, poussée par lui à l’aimer1; et celui qui possède spontanément cet amour n’attend pas l’avertissement des beautés d’ici-bas2; dès qu’il a cet amour, ignorant même qu’il le possède, il est toujours à la recherche du Bien; voulant monter jusqu’à lui, il dédaigne les beautés d’ici-bas; oui, il voit les beautés de cet univers sensible, et il les dédaigne parce qu’il les voit incarnées en des corps, souillés par le lieu même où elles résident, et se divisant dans l’étendue; certes, ce ne sont pas les beautés de là-bas; celles-là, si hautes soient-elles, ne supporteraient pas d’être plongées dans le bourbier des corps pour s’y salir et y dispa­raître; et lorsqu’il voit les beautés d’ici-bas lui glisser des mains, il sait fort bien qu’elles tirent d’ailleurs cet éclat qui circule en elles. Puis l’âme se transporte là-bas, où elle est habile à découvrir son aimé; et elle ne s’arrête pas avant de l’avoir saisi, à moins qu’on ne lui arrache aussi son amour. Alors elle voit toutes les beautés et les réalités véri­tables; elle se fortifie, parce qu’elle est remplie par la vie de l’être; elle devient elle-même un être réel; elle a l’intel­ligence de l’être réel, parce qu’elle est auprès de lui; elle sent enfin ce qu’elle cherchait depuis longtemps.

32 Où est celui qui a produit une pareille beauté et une pareille vie? Où est celui qui a engendré l’être? Vous voyez

1. L’initiative de l’amour vient donc du Bien, non de l’aimé.

2. La relation avec le Bien est donc directe, et une dialectique comme celle du Banquet n’est pas nécessaire pour y conduire.

bien la beauté répandue sur toute la variété des idées : la beauté réside là. Mais, maintenant que nous sommes dans le Beau, il nous faut voir d’où viennent ces idées, et d’où vient leur beauté. Leur principe ne doit pas être une quel­conque d’entre elles; car il serait une idée et une portion de l’intelligible. Il n’est point telle forme, ni telle puissance, non plus que toutes les formes qui sont engendrées et résident dans le monde intelligible; il doit être au-dessus de toutes les puissances et au-dessus de toutes les formes. Le principe, c’est ce qui est sans forme, non pas ce qui manque de forme, mais ce d’où vient toute forme intellec­tuelle. Ce qui est engendré, par le fait même qu’il devient, devient quelque chose et possède une forme qui lui est propre; mais ce que personne n’a produit, qui pourrait le produire? Donc il n’est aucun des êtres, et il est tous les êtres; aucun d’eux, parce que les êtres lui sont postérieurs, et tous, parce qu’ils viennent de lui. — Pouvant tout faire, quelle grandeur a-t-il donc? — Il est «infini», et, s’il est infini, il n’a pas de grandeur; la grandeur est dans les choses qui viennent bien après lui; et s’il produit leur grandeur, il ne doit pas la. posséder (l’essence n’est pas grande à la manière d’une quantité; et c’est encore après elle que vient ce qui possède une grandeur étendue). Pour le principe, il est grand, en ce sens que rien n’est plus puissant que lui et ne peut lui être égalé; qu’y a-t-il en lui à quoi puissent s’égaler les êtres qui n’ont rien d’identique à lui? Exister pour l’éternité, s’étendre à tout ce qui est, ce n’est pas là ce qui donne sa mesure, et cela n’indique pas davantage en lui l’absence de la mesure : comment d’autres choses pour­raient-elles le mesurer? «Il n’a donc pas non plus de figure1.» Or, le désirable dont on ne peut saisir ni la figure ni la forme, est le plus désirable et le plus aimable; l’amour qu’on a pour lui est sans mesure; oui, l’amour est ici sans limites, puisque l’aimé est lui-même sans limites; sa beauté est d’une autre espèce que la beauté; c’est une beauté au-dessus de la beauté. Puisqu’il n’est pas un être, quelle beauté aurait-il? Mais, comme il est aimable, il est le générateur de la beauté. Force productrice de toute beauté, il en est

1. Il y a là plusieurs réminiscences du Parménide; le bien infini, Parm.,. 137 a; l’absence de figure, Parm., 137 e.

à la fois l’efflorescence et la cause, il l’engendre et la porte à son plus haut degré par la surabondance de beauté qui vient de lui. Il en est donc à la fois le principe et la fin. Principe de beauté, il donne la beauté aux choses dont il est le principe; et cette beauté qu’il engendre ne consiste pas dans une forme; elle est elle-même sans forme, bien que, sous un autre rapport, elle consiste en une forme; car ce qu’on appelle la forme ne peut être qu’en autre chose; prise en elle-même, elle est sans forme. C’est ce qui parti­cipe à la beauté qui reçoit la forme, ce n’est pas la beauté.

33 C’est pourquoi, lorsqu’on dit beauté, il faut éviter de songer à une forme déterminée, et de la placer devant ses yeux, afin de ne pas tomber de la beauté elle-même dans les choses qu’on appelle belles parce qu’elles participent obscuré­ment à la beauté. L’essence sans forme est belle, parce qu’elle est une essence; une essence est d’autant plus belle qu’elle est dépouillée de toute forme, par exemple de la forme qu’elle prend quand elle est exprimée dans le langage; le langage sépare les choses les unes des autres, et distingue par exemple la justice et la tempérance l’une de l’autre, quoiqu’elles soient belles toutes deux. Pour l’intelligence, penser à un être particulier, c’est s’amoindrir, même si elle saisit, à la fois, tous les êtres qui sont dans le monde intel­ligible; si elle saisit chacun d’eux en particulier, elle se réduit à une seule forme intelligible; si elle les saisit tous à la fois, elle a bien une variété de formes; mais elle est encore en état d’infériorité. Il lui faut contempler, au-dessus de cette variété, la beauté totale, cette beauté variée sans variété 1, que l’âme désire, sans se dire à elle-même pourquoi elle la désire; mais le raisonnement nous indique que cette beauté est la réalité vraie parce que la nature du parfait et du désirable consiste en une réalité complètement dénuée de forme. C’est pourquoi, quelque être que l’on montre à l’âme, si cet être se réduit à une forme, elle cherchera, au-dessus de lui, la réalité qui lui a donné cette forme. Le raisonnement fait voir

1. C’est cette formule qui résume le mieux les thèses sur la beauté, déjà indiquées au chap. xxii et développées dans ce chapitre et le pré­cédent; la Beauté, variée parce qu’elle est au-dessous du Bien, seul simple, est sans variété parce qu’elle n’est aucune forme en particulier.

que l’être qui a une forme et la forme elle-même ont une mesure, qu’ils ne sont pas, par conséquent, la réalité totale qui se suffit à elle-même et qui est belle d’elle-même, mais qu’ils résultent d’un mélange. Sans doute ils sont beaux; mais la réalité véritable, qui est au-dessus du beau, ne doit pas avoir de mesure, et par conséquent ne doit ni avoir de forme ni être une forme. La réalité première, le Premier est sans forme : à ce degré, la beauté est la nature du bien intelligible.

La preuve, c’est ce que ressentent les amants : tant qu’ils s’en tiennent à l’aspect visible, ils n’aiment pas encore; mais, de cette forme ils se font en eux-mêmes, dans leur âme indivisible, une image invisible; alors l’amour naît. S’ils cherchent à voir l’aimé, c’est afin de féconder cette image et de l’empêcher de se flétrir. Et s’ils comprenaient qu’il faut monter jusqu’à une réalité encore plus dénuée de formes que cette image, ils en auraient le désir; car, dès le début, ils sentaient bien que cette lueur, effacée qu’ils voyaient leur donnait le désir de la pleine lumière.

La forme est la trace d’une réalité sans forme; celle-ci engendre la forme, et non à l’inverse; elle l’engendre, dès que de la matière se présente. Mais la matière est nécessaire­ment à l’extrême éloignement, puisqu’elle ne tient d’elle-même aucune forme, pas même les formes inférieures. Si donc l’aimable est non pas la matière, mais l’être informé par la forme; si la forme qui est en la matière vient de l’âme; si l’âme est, un plus haut degré, forme et dési­rable; si l’âme est, à un plus haut degré, forme et désirable à un degré encore supérieur, il faut admettre que la nature première du Beau est sans forme.

34 Nous ne nous étonnerons pas.de voir complètement affranchi de toute forme, même intelligible, l’objet qui produit cet immense désir : dès que l’âme s’enflamme d’amour pour lui, elle se dépouille de toutes ses formes, et même de la forme de l’intelligible qui était en elle; elle ne peut ni le voir ni s’ajuster à lui, si elle continue à s’occuper de n’importe quel autre objet; elle ne doit rien garder pour elle, ni bien ni mal, afin de la recevoir seule à seul1. Sup­posons que l’âme ait la chance qu’il vienne vers elle, ou

1. Sur cette double solitude, cf. le dernier mot des Ennéades.

plutôt que sa présence se manifeste à elle, lorsqu’elle s’est détournée des choses présentes, et lorsqu’elle s’est préparée en se faisant aussi belle et aussi semblable à lui que possible, préparation et arrangement intérieurs bien connus de ceux qui les pratiquent : alors elle le voit subitement apparaître en elle; rien entre elle et lui; ils ne sont plus deux, mais les deux ne font qu’un; plus de distinction possible tant qu’il est là (voyez-en l’image ici-bas chez l’amant qui veut se confondre avec l’aimé); elle ne sent plus son corps, parce qu’elle est en lui; elle ne dit plus qu’elle est un homme, un être animé, un être ou quoi que ce soit; contempler de tels objets, ce serait rompre l’uniformité de son état; et elle n’en a ni le loisir, ni la volonté. Elle le cherche, va au-devant de lui quand il se présente, et voit non plus elle, mais lui. Qui est-elle donc pour voir? C’est ce qu’elle n’a pas le loisir de considérer1. Elle n’échangerait rien contre lui, lui promit-on le ciel tout entier, parce qu’elle sait bien qu’il n’y a rien de meilleur et de préférable à lui; elle ne peut monter plus haut, et les autres choses, si hautes qu’elles soient, la force­raient à descendre. En cet état, elle peut juger et connaître que c’est bien là ce qu’elle désirait; et elle peut affirmer qu’il n’y a rien au-dessus. Là-bas, pas d’erreur possible 2; où trouver plus vrai que le vrai? Ce qu’elle dit existe donc; elle le dit plus tard et le dit tacitement; la joie, qu’elle éprouve n’est pas fausse; et elle déclare que cette joie n’est pas due à un chatouillement du corps, mais au retour à son bonheur d’autrefois. Tout ce qui lui faisait plaisir auparavant, dignités, pouvoir, richesse, beauté, science, tout cela, elle le méprise et elle le dit; le dirait-elle si elle n’avait rencontré des biens meilleurs? Elle ne craint aucun mal, tant qu’elle est avec lui, et qu’elle le voit. Et si, autour d’elle, tout était détruit, elle y consentirait volontiers, afin d’être près de lui seule à seul : tel est l’excès de sa joie.

1. Ce chapitre contient la description la plus complète qui soit chez Plotin de l’attitude mystique, avec ses deux pôles : indétermina­tion de l’objet, indétermination du sujet.

3. À partir d’ici jusqu’à la fin du chapitre, Plotin se préoccupe du critère de la vérité de l’état mystique : il la place 1° dans son objet, qui est la vérité; 2° dans la nature complètement originale du senti­ment qui lui est lié (cf. déjà chap. xxx); 3° dans la transformation de nos jugements de valeur sur les biens et les maux.

35 Elle est alors toute disposée à mépriser l’intelligence qui avait tant d’attrait pour elle en un autre temps; la pen­sée, c’est un mouvement, et elle ne veut plus bouger. Elle ne parle même pas de celui qu’elle voit. Et pourtant, elle ne le contemple que parce qu’elle est devenue intelligence, qu’elle s’est comme intellectualisée, et qu’elle est venue au lieu intelligible; venue en ce lieu, elle possède l’intelligible et elle pense; mais dès qu’elle voit l’objet suprême, elle abandonne tout. Ainsi un homme entré dans une maison richement ornée, regarde et admire toutes ces richesses, avant d’avoir vu le maître de la maison; mais dès qu’il le voit, dès qu’il l’aime, ce maître qui n’est point une froide statue, mais qui mérite réellement d’être contemplé, il laisse tout le reste pour le regarder uniquement; il le fixe et ne détache pas de lui son regard; mais il ne voit plus, à force de regar­der; l’objet de sa vision finit par se confondre avec la vision même; ce qui était d’abord un objet est devenu vision; et il oublie tous les autres spectacles. L’on conserverait peut-être mieux l’analogie, si l’on disait que, au visiteur de la maison, se présente non plus un homme, mais un dieu, qui n’appa­raît pas aux yeux du corps et remplit l’âme de sa présence.

L’intelligence doit donc avoir deux pouvoirs, celui de pen­ser, pour voir ce qui est en elle, et celui de voir ce qui est au-delà d’elle-même : c’est une intuition qui reçoit son objet; d’abord l’âme le voit seulement; puis, en le voyant, elle devient intelligence et s’unit à lui. Le premier de ces pou­voirs est l’acte de contempler qui appartient à une intelli­gence sage; le second, c’est l’intelligence qui aime. Hors d’elle-même et enivrée de nectar, elle devient intelligence aimante en se simplifiant pour arriver à cet état de plénitude heureuse : et une telle ivresse vaut mieux pour elle que la sobriété.

Est-ce en un temps différent que cette intelligence a la vision des êtres partie par partie, et qu’elle a cette autre vision? Un exposé didactique présente ces visions comme des événements : mais, en réalité, I’intelligence possède toujours et la pensée, et cet état où elle ne pense pas, mais où elle a de l’Un une vision différente de la pensée. Car en voyant l’Un, elle possède les êtres qu’il engendre, et elle connaît par sa conscience ces êtres engendrés qui sont en elle. Or, les voir, c’est ce qu’on appelle penser; mais elle voit aussi l’Un par cette puissance d’elle-même qui lui permet de penser. Pour l’âme, elle voit l’Un, en brouillant et en effaçant les contours distincts de son intelligence, qui d’ailleurs reste là-haut; ou plutôt son intelligence voit la première; cette contemplation va jusqu’à l’âme, et les deux ne font qu’un. Le Bien, s’éten­dant en elles deux et se liant intimement à la combinaison qu’elles forment à elles deux, circule en elles et les unit; il est près d’elles et leur donne le bonheur de le sentir et de le contempler; il les élève si haut, qu’elles ne sont plus dans un lieu, et qu’elles ne sont même plus en une chose diffé­rente d’elles, bien que, par nature, une chose soit toujours dans une autre. C’est que lui, il n’est nulle part; le lieu intelligible est en lui, mais lui n’est pas en une autre chose. Aussi l’âme ne se meut pas, parce que le Bien est immobile; elle n’est même plus une âme, parce qu’il ne vit pas, mais qu’il est au-dessus de la vie; elle n’est pas non plus intelli­gence, parce que le Bien ne pense pas et qu’elle doit être semblable à lui; or il ne pense pas, parce qu’il n’est pas non plus objet de pensée1.

36 Le reste est clair, et ce dernier point a aussi été traité. Pourtant il faut en parler un peu encore maintenant en commençant où nous en sommes et en procédant par le rai­sonnement pour le connaître. La connaissance ou le contact du Bien est le plus grand de nos objets; Platon dit que c’est la plus grande des sciences» 2; il entend par science non pas la vision du Bien, mais la connaissance raisonnée que nous en avons avant cette vision. Ce qui nous en instruit, ce sont les analogies, les négations, la connaissance des êtres issus de lui et leur gradation ascendante; mais ce qui nous mène jus­qu’à lui, ce sont nos purifications, nos vertus, notre ordre intérieur, c’est que nous arrivons à prendre pied et à résider dans l’intelligible et que nous nous rassasions des choses d’en haut; ainsi l’on devient contemplateur de soi-même et des

1. Tout ce qui précède indique clairement qu’il s’agit non d’une connaissance du Bien par l’âme, mais d’une transmutation de l’âme par le Bien.

2. République 5 o 4 e. Le commentaire qui suit la formule de Pla­ton montre que les trois voies vers le Bien qui ont été reprises par Denys l’Aréopagite et par tous les mystiques occidentaux (analogie, négation, progrès) appartiennent au raisonnement, non à la vision.

autres choses et en même temps objet de sa propre contem­plation; et, devenu essence, intelligence, et animal total, on ne voit plus le Bien de l’extérieur. Dans cet état on est près de lui; il est immédiatement au-dessus; oui, il est bien près, puisqu’il rayonne sur l’intelligible. Alors, laissant toute connaissance raisonnée, conduit jusqu’au beau et rési­dant en lui, on étend sa pensée jusqu’à lui en qui on est; et, emporté par la vague montante de l’intelligence, soulevé jusqu’en haut par le flot qui se gonfle, «on voit tout à coup» 1, sans savoir comment; et la vue, en s’approchant de la lumière, ne se borne pas à faire voir aux yeux un objet différent d’elle; l’objet qu’on voit, c’est la lumière elle-même. Il n’y a point alors un objet qu’on voit et une lumière qui le fait voir, pas plus qu’il n’y a une intelli­gence et un objet pensé, mais une pure lumière qui engendre intelligence et objet et leur permet d’exister à un rang infé­rieur; une simple lumière qui engendre l’intelligence, et ne s’éteint pas en l’engendrant, mais reste ce qu’elle est et engendre par le fait même qu’elle est : car, si elle ne restait pas ce qu’elle est son produit n’existerait plus.

37 Ceux mêmes qui louent le Bien de pensée2, ne concèdent pas qu’il pense les êtres inférieurs issus de lui (pourtant, dit-on quelquefois, il est absurde, qu’il ne connaisse pas les choses différentes de lui); donc ceux-là, n’ayant pas trouvé d’objet plus précieux que la pensée, lui donnent seulement «la pensée de lui-même». Comme si le fait de penser le rendait plus vénérable I Comme si la pensée de soi le rendait supérieur à ce qu’il est par lui-même! Comme si ce n’était pas lui qui rend la pensée vénérable! Qu’est-ce qui fait son prix, la pensée de soi ou lui-même? Si c’est la pensée, il n’a donc pas de prix par lui-même, ou il en a moins que par la pensée. Si c’est lui-même, il est parfait avant de penser, et ce n’est pas la pensée qui le rend parfait. Si l’on dit : «il faut qu’il pense, puisqu’il est acte et non puissance», ou bien il est une essence qui pense toujours et c’est pour cela qu’on dit qu’il est un acte; et alors on y

1. Banquet 210 e, qui marque surtout la soudaineté de la vision.

2. Aristote pour qui Dieu est pensée de la pensée; les lignes 3-4 se réfèrent à Métaphysique A 7, 1072 b 10.

distingue deux choses, l’essence et la pensée; on ne parle plus d’une réalité simple; on lui ajoute une différence, comme la vision en acte s’ajoute aux yeux, même s’ils voient tou­jours. Ou bien on veut dire qu’il est en acte, parce qu’il est acte et pensée; mais, s’il est pensée, il ne pense pas, pas plus que le mouvement ne se meut. — Quoi! ne dites-vous pas vous-mêmes que les êtres intelligibles sont des essences et des actes? [et pourtant ils sont et ils pensent]. — Oui, mais nous admettons qu’ils sont multiples et distincts; tandis que le Premier est simple; nous accordons la pensée à l’être qui vient d’autre chose; cet être cherche en quelque sorte sa propre essence; il se cherche lui-même et cherche son auteur; il se retourne pour contempler et il connaît; alors il est juste de dire qu’il est intelligence; mais la réalité qui n’est pas engendrée et qui n’a rien avant elle, mais qui est toujours ce qu’elle est, quel motif aurait-elle de penser? C’est pour­quoi Platon dit avec raison qu’elle est «au-dessus de l’Intelli­gence» 1. Car, ne pas penser, c’est le fait d’une intelligence actuellement sans pensée; être sans pensée se dit d’un être dont la nature implique la pensée, quand il n’exerce pas cette pensée. Mais pourquoi attribuer la privation d’une fonc­tion à un être qui n’a pas cette fonction, et dire qu’il ne l’exerce pas? Autant dire que c’est une privation chez vous [qui n’êtes pas médecins] de ne pas exercer la médecine. Or le Bien n’a aucune fonction, parce qu’il ne lui sert à rien d’agir; c’est assez d’être lui-même, et il n’y faut rien cher­cher en dehors de lui, parce qu’il est au-dessus de tout; il suffit à lui-même et aux autres qu’il soit ce qu’il est.

38 Ne disons pas même : il est; car il n’a pas besoin d’être. Ne disons pas : il est bon; ce qui ne convient qu’à une chose dont on dit qu’elle est. Si nous disons : il est, ce n’est point au sens où l’on dit une chose d’une autre, mais pour désigner qui il est. Dire de lui : le Bien, ce n’est pas dire que le Bien lui appartient à titre d’attribut, c’est le désigner lui-même. On ne peut non plus dire : Bien, en ne le faisant pas précéder de l’article, parce que, si l’on sup­prime l’article, l’on n’a plus rien à désigner; mais afin de

1. Platon (Rép., 509 b) dit au-dessus de l’essence; mais pour Plotin, l’être est identique à l’intelligence.

ne pas faire de l’article et du nom deux choses distinctes, et comme il n’y a plus besoin de la copule est, nous employons la crase (Txyaôdv). — Mais qui admettra qu’une pareille nature n’ait pas le sentiment et la connaissance d’elle-même? Pourquoi n’aura-t-il pas cette connaissance : je suis? — Ce n’est pas possible. — Pourquoi ne dira-t-il pas de lui : je suis Bien? — Parce que ce serait dire de lui qu’il est. — Mais, disant simplement le Bien, qu’ajoutera-t-il? Sans doute on peut penser le Bien sans ajouter il est, si on ne l’at­tribue point à un sujet; mais celui qui se pense lui-même comme le Bien, devra absolument penser : Je suis le Bien; sinon, il aura la notion du Bien, mais l’idée ne se présentera pas à lui que cette notion, c’est lui. Il faut donc qu’il ait cette pensée : je suis le Bien. — Si le Bien, c’est cette pen­sée elle-même, elle sera la pensée non de lui-même, mais du Bien, et il ne sera pas lui-même le Bien, mais la pensée. Mais si la pensée du Bien est différente du Bien, le Bien est donc antérieur à la pensée qu’il en a. Mais, s’il est antérieur à la pensée, il se suffît donc à lui-même et n’a pas besoin pour être le Bien de se penser lui-même; ce n’est donc pas en tant que Bien qu’il se pense, mais en tant qu’il serait un être déterminé. Et rien ne lui appartient, qu’une certaine intuition simple relative à lui-même1.

39 Et, s’il n’est ni distant ni différent de lui-même, qui peut avoir cette intuition de lui-même, sinon lui-même? C’est pourquoi [Platon] a raison de mettre l’altérité là où il y a intelligence et essence : l’intelligence doit toujours saisir du même et de l’autre en pensant2. L’intelligence ne se dis­tingue de l’intelligible que parce que l’intelligible se rapporte à elle comme une chose différente d’elle; elle ne contemple­rait pas toutes les choses, s’il n’y avait entre elles aucune différence qui leur permît d’être toutes les choses; sans cette différence, il n’y aurait même pas deux choses. De plus, si

1. A savoir un mode de connaître qui ne suppose pas un dédou­blement en sujet et objet.

2. C’est ce que Platon fait dans le Sophiste (254 d) où le même et l’autre sont deux genres suprêmes de l’être (qui est identique, pour Plotin, à l’intelligence) et dans la deuxième hypothèse de Parménide, 146 a sq.

elle pense, elle ne peut se penser toute seule, puisque sa pensée est totale. Pourquoi, dans ce cas, ne penserait-elle pas toutes choses? C’est qu’elle en serait incapable. D’autre part un être qui se pense lui-même n’est pas un être simple; on ne peut se penser soi-même qu’en pensant à soi comme à une chose différente; et nous avons dit qu’il n’y a pas de pensée de soi-même, si l’on ne consent pas à se contempler comme quelque chose de différent. D’autre part, l’intelligence, en se pensant, devient multiple, elle est intelligible, pensante, en mouvement; elle a, en un mot, tous les caractères qui appartiennent à l’intelligence. En outre, il convient de bien remarquer, comme on l’a déjà dit ailleurs, que chaque pen­sée, si elle est vraiment une pensée, doit avoir une certaine diversité; une sorte de mouvement complètement simple et identique, tel que serait un contact, n’a rien d’intellectuel.

— Quoi ! Il ne connaîtra ni lui-même ni les autres choses I — Non, il se tiendra immobile dans sa majesté. Les autres choses lui sont postérieures; il était avant elles ce qu’il était. Leur pensée est acquise; elle est toujours variable, parce que ses objets ne sont pas immobiles, et, seraient-ils immobiles, elle est multiple. Car on ne peut admettre que des êtres infé­rieurs à l’intelligence possèdent la substance en même temps que la pensée, tandis que les pensées de l’intelligence seraient des contemplations vides de réalité. — La Providence? — Il suffît qu’il soit, lui dont tout dérive. — Quel rapport a-t-il lui-même, s’il ne se pense pas lui-même? — Il restera immo­bile dans sa majesté. C’est de l’essence que Platon disait qu’elle pensera; mais elle, elle ne restera pas immobile dans sa majesté; c’est que l’essence pense, mais c’est ce qui ne pense pas qui reste immobile dans sa majesté. Ces mots res­ter immobile désignent une idée qu’on ne peut traduire autre­ment; mais il est bien d’opinion que ce qui dépasse la pensée est plus vénérable que la pensée et seul réellement vénérable.

40 Ceux qui ont été en contact avec lui savent bien qu’il ne faut pas lui attribuer la pensée1. Mais, il faut ajouter à ce que nous avons déjà dit des paroles qui persuadent (si toutefois l’on peut ici se servir des signes du langage). Il faut unir la conviction à la force contraignante des démonstrations.

1. Appel à l’expérience, seule entièrement convaincante.

Il faut donc bien savoir que toute pensée vient d’un être et qu’elle est la pensée d’un être. Unie à la chose dont elle provient, elle a pour sujet l’être dont elle est la pensée; elle naît en s’ajoutant en quelque sorte à cet être dont elle est l’acte, et dont elle complète la puissance, mais sans rien engendrer elle-même; elle n’est que l’achèvement de l’être dont elle est la pensée. Si la pensée est ainsi unie à l’essence et la fait exister, elle ne peut être dans le principe d’où elle provient; car, si elle était en lui, elle n’engendrerait rien. Étant puissance d’engendrer, elle engendre en elle-même; son acte, c’est l’essence; elle est avec l’essence, elle est dans l’essence; pensée et essence ne sont pas des choses différentes; et si cette nature se pense elle-même, il n’y a qu’une différence logique entre le sujet pensant et l’objet pensé qui est une multiplicité, comme on l’a montré plusieurs fois. Voilà donc l’acte premier, celui qui fait exister l’essence; et l’essence est l’image d’un autre principe, assez grand pour engendrer l’essence. Si cet acte était l’acte du Bien et non un acte qui provient du Bien, elle ne serait rien qu’acte du Bien, et elle n’aurait aucune existence en elle-même. Mais, puisqu’elle est l’acte premier et la pensée première, il n’y a avant elle ni acte ni pensée. Donc, en montant, on passe de l’essence et de la pensée à ce qui n’est plus essence ni pensée; on arrive, «au-delà de l’essence1» et de la pensée, à ce principe merveilleux qui n’a en lui ni essence ni pensée, mais qui est solitaire en lui-même, et n’a nul besoin des choses qui sont issues de lui. Ce n’est pas en agissant d’abord qu’il engendre l’acte; sans quoi, il serait en acte avant que l’acte soit engendré. Ce n’est pas en pensant qu’il engendre la, pensée; sans quoi il penserait, avant que la pensée soit engendrée. Car, si cette pensée est la pensée du Bien, elle est inférieure au Bien; donc elle n’appartient pas au Bien (en disant que la pensée n’appartient pas au Bien, je ne veux pas dire qu’il ne soit pas possible de penser le bien; admettons-le; je veux dire que cette pensée n’est pas dans le Bien lui-même; sinon le Bien ne ferait qu’un avec un terme inférieur à lui). Puisque la pen­sée est inférieure au Bien, elle existera en même temps que l’essence; car si elle était supérieure à l’essence, l’intelligible [qui est l’essence] serait inférieure à la pensée.

1. Formule de Platon, République, 509 b

Donc la pensée n’est pas dans le Bien, et elle est inférieure à lui; c’est le Bien qui lui donne sa valeur; mais elle est ailleurs qu’en lui, et le laisse aussi dégagé d’elle-même que des autres choses. Dégagé de toute pensée, il est purement ce qu’il est, et ne subit pas l’entrave de la pensée qui supprimerait sa pureté et son unité. Si on l’imaginait à la fois comme pen­sant et comme pensé, comme essence et comme pensée liée à l’essence, si on voulait ainsi qu’il se pensât lui-même, il fau­drait un autre Bien avant lui. Car l’acte et la pensée étant soit la perfection d’un sujet qui est différent de lui, soit une réalité inséparable de ce sujet, suppose avant elle une nature différente d’elle, grâce à laquelle elle possède l’acte de penser. La pensée n’a de quoi penser que parce qu’il y a autre chose avant elle; lorsqu’«elle se pense elle-même» 1, elle apprend en quelque sorte ce qu’elle a en elle, en contemplant un être différent d’elle. Si l’on suppose qu’il n’y ait rien autre chose avant elle, et qu’elle n’ait en elle rien qui vienne d’un autre, que pensera-t-elle, et comment se pensera-t-elle? Que cher­cherait-elle? Que désirerait-elle? Elle cherche, dit-on, quelle est l’étendue de sa puissance. Alors sa puissance est extérieure à elle, en tant qu’elle la pense; je le dis toutefois, à condition que la puissance qu’elle apprend ainsi à connaître soit diffé­rente de la puissance par laquelle elle l’apprend. Mais si les deux sont identiques, qu’a-t-elle à chercher?

41, Car la pensée, c’est peut-être un secours accordé à des êtres qui, certes, sont divins, mais qui sont de rang inférieur et qui, d’eux-mêmes, seraient aveugles. Mais quel besoin l’œil aurait-il de voir un être, s’il est lui-même lumière? L’être qui a besoin de se servir de ses yeux cherche la lumière parce qu’il ne tient de lui-même que ténèbres. Si la pensée est une lumière, et si la lumière ne cherche pas la lumière, le pur éclat qui ne recherche pas la lumière ne chercherait pas à pen­ser et ne s’adjoindrait pas la pensée. Que lui ferait et que lui ajouterait cette intelligence, qui ne se suffit pas à elle-même pour penser? Le Bien n’a donc pas le sentiment de lui-même : il n’en a nul besoin; car il n’y a pas en lui deux choses ou même davantage : l’intelligence elle-même, la pensée (car la pensée n’est pas l’intelligence), et en troisième lieu l’objet

1. Formule d’Aristote; cf. ci-dessus, chap. vii, I et la note.

pensé, qui, lui aussi, est nécessaire. Et si intelligence, pensée et intelligible sont identiques, c’est parce qu’ils sont arrivés à l’unité absolue, en s’effaçant l’un dans l’autre; mais comme, d’autre part, ils se distinguaient, puisqu’il y a trois termes différents, ils ne sont pas le Bien.

Donc il faut abandonner tout le reste, quand on arrive à la nature la meilleure, puisqu’elle n’a pas besoin d’aide. Lui adjoindre quelque chose, c’est la diminuer, puisqu’elle n’a besoin de rien. Pour nous, la pensée est une belle chose, parce que l’âme a besoin de posséder l’intelligence; elle l’est aussi pour l’intelligence, parce que l’être est identique à l’in­telligence, et parce que c’est la pensée qui l’a fait être. Il faut donc que l’intelligence soit liée à la pensée, et qu’elle ait sans cesse la connaissance d’elle-même, qu’elle sache qu’elle est cette pensée et que les deux ne font qu’un. Si elle était seu­lement unité, elle se suffirait à elle-même et n’aurait pas besoin de cette connaissance. Le précepte : «connais-toi toi-même», ne s’adresse qu’aux êtres qui sont multiples et, à cause de cette multiplicité, ont la tâche de dénombrer leurs parties et d’apprendre à connaître combien il y en a et ce qu’elles sont; c’est qu’ils ne savent pas tout ou même ne savent rien d’eux; ils ignorent quelle est la partie dominante en eux, et ce qui fait qu’ils sont eux-mêmes. Mais, même si le Bien était quelque chose pour lui-même, il serait trop grand pour se penser, se connaître et avoir conscience de lui-même : en réalité, il n’est rien pour lui-même; il n’introduit rien en lui, mais il se suffit à lui-même. Il est un bien non pour lui-même, mais pour les autres; les autres ont besoin de lui, mais il n’a pas besoin de lui-même; ce serait admettre cette absurdité qu’il peut se manquer à lui-même. Donc il ne se contemple pas; car, de cette contemplation, devrait survenir en lui un être déterminé. Il laisse tout cela aux choses qui viennent après lui; et sans doute il n’a, présent en lui, rien de ce qui appartient aux autres choses, pas même l’essence. Il n’a donc pas non plus la pensée, puisque l’essence est où est la pensée, et que la pensée première et l’être au sens propre sont tous deux ensemble. C’est pourquoi il n’y a de lui «ni formule, ni sensation, ni science» 1, puisque rien ne peut lui être attribué qui lui appartienne. i.

1. Tiré de la première hypothèse du Parménide 142 a.

42 Lorsque vous êtes embarrassé à ce sujet, lorsque vous vous demandez où placer ces réalités auxquelles le raisonnement vous amène, rejetez dans les êtres de second rang ces formes que vous croyez vénérables, et n’allez pas donner au Premier ces attributs de second rang, pas plus que vous ne donnez ceux du troisième aux êtres de second rang; mettez les êtres de second rang autour du Premier, et les êtres du troisième rang autour du second. Ainsi vous les laisserez chacun à leur place; vous suspendrez les choses inférieures aux choses supérieures, comme si elles circulaient autour de centres qui demeurent en eux-mêmes. [Platon] dis bien : «Toutes choses sont autour du roi de toutes choses, et exis­tent pour lui1.» Toutes choses veut dire tous les êtres; pour lui, parce qu’il est cause de leur être, parce qu’ils tendent vers celui qui est autre qu’eux et qui n’a en lui rien de ce qu’ils ont; car ils ne seraient plus tous les êtres, si celui-là possédait quelqu’une des choses qui sont après lui. Si donc l’intelligence est un de ces êtres, il ne possède pas l’intelli­gence. [Platon], en disant qu’il est la cause de toutes les belles choses, place manifestement le beau dans les idées et le met au-dessus de toute beauté : en plaçant les belles choses au second rang, il dit que celles qui surviennent après elles, au troisième rang, dépendent d’elles; et il place clairement autour des choses du troisième rang celles qui en proviennent, en mettant notre monde sensible dans une âme. Donc l’âme est suspendue à l’intelligence, et l’intelligence au Bien; toute chose est donc suspendue à lui par des intermédiaires, qui sont ou proches de lui ou voisins de ceux qui en sont proches; et au maximum d’éloignement se trouvent les choses sen­sibles qui sont suspendues à l’âme.

1. Texte souvent cité de Platon, Lettres, 312 e.



TABLE DES MATIERES



Table des matières

MYSTIQUES DE L’ANTIQUITÉ JUDÉO-CHRÉTIENNE & GRECQUE 3

Des origines au troisième siècle 3

Avant-propos : Pour introduire des mystiques de toutes cultures 5

Mystiques ayant vécu en Occident « avant l’an mil ». 17

Livre de JOB 21

Présentations 21

La Bible, tome II , Gallimard, 1959, sous la direction d’Édouard Dhorme, Introduction, II. Le livre de Job 22

Jean Steinmann, LE LIVRE DE JOB, Les Éditions du CERF, 1955, Chapitre premier 23

Job 25

CHAPITRE PREMIER 25

CHAPITRE II 28

CHAPITRE III 30

CHAPITRE IV 33

CHAPITRE V MOI, j’ai vu un insensé prenant racine… 35

CHAPITRE VI 38

42

CHAPITRE VII 42

CHAPITRE VIII 45

CHAPITRE IX 48

CHAPITRE X 52

CHAPITRE XI 55

CHAPITRE XII 58

CHAPITRE XIII 62

CHAPITRE XIV 66

CHAPITRE XV 69

CHAPITRE XVI 74

CHAPITRE XVII 77

CHAPITRE XVIII 79

CHAPITRE XIX 82

CHAPITRE XX 86

CHAPITRE XXI 90

CHAPITRE XXII 94

CHAPITRE XXIII 98

CHAPITRE XXIV 100

CHAPITRES XXV-XXVI 104

CHAPITRES XXVI-XXVII 106

CHAPITRES XXVII-XXIV 108

CHAPITRE XXVIII 111

CHAPITRE XXIX 115

CHAPITRE XXX 119

CHAPITRE XXXI 123

CHAPITRE XXXII 128

CHAPITRE XXXIII 131

CHAPITRE XXXIV 135

CHAPITRE XXXV 141

CHAPITRE XXXVI 143

CHAPITRE XXXVII 148

CHAPITRE XXXVIII 151

CHAPITRE XXXIX 156

CHAPITRE XL 160

CHAPITRE XLI 164

CHAPITRE XLII 167

ÉPILOGUE 168

PLATON 173

République, livre 7, La caverne 177

Phédon 189

PHILON d’Alexandrie 211

Les Thérapeutes 213

Manière de composer chez Philon 213

B. Les données concrètes concernant les Thérapeutes. 214

C. Thérapeutes et esséniens. 221

D. Les Thérapeutes et l’origine du monachisme. 223

Les catoques du Serapeum 225

De la vie contemplative ou des orants 229

Intention de l’auteur 229

Aspirations mystiques 231

Abandon des biens 232

La « colonie » du lac Maréotis 234

Occupations des Thérapeutes : contempler 234

Prier 235

Méditer ; composer des hymnes 236

La réunion du septième Jour 236

Les soins du corps 237

Les banquets païens générateurs d’affreux pugilats 238

Beuveries 238

Les banquets « italiens » 239

Honteux gaspillage 240

Les deux banquets auxquels Socrate prit part 240

Le banquet des Thérapeutes 242

Préliminaires et prières 242

Les Thérapeutrides 242

Le service des tables 243

Frugalité de la boisson et de la nourriture 244

L’homélie du président 244

La méthode allégorique 244

Les chants 245

Le repas 245

La veillée sacrée 245

MATTHIEU l’Apôtre 251

Des Béatitudes au Notre Père 251

Appel des premiers disciples 251

Jésus et les foules 251

Le sermon sur la montagne 252

Les béatitudes 252

Le sel et la lumière 254

Jésus et la loi 256

Meurtre et réconciliation 257

Adultère et scandale 258

La répudiation 258

Le serment 258

Le talion 260

L’amour des ennemis 260

L’aumône 261

La prière 262

Le « Notre Père » 262

Le jeûne 266

PAUL deuxième Fondateur 269

Épître aux Galates 269

Épître aux Philippiens 273

Fondation de l’Église de Philippes et Captivité 273

L’envoi de la lettre 273

La captivité de Paul 274

Authenticité et intégrité 275

La démarche de la pensée 275

Épître aux Philippiens 277

Adresse 277

Action de grâce et prière 277

La captivité de Paul et le progrès de l’Évangile 279

Constance dans la lutte 281

Concorde et humilité 281

La tâche des chrétiens 285

Missions de Timothée et d’Epaphrodite 285

La vraie justice et l’élan vers le Christ 287

Concorde, joie, paix 291

Reconnaissance pour les dons reçus 291

Salutations finales 293

CLÉMENT d’ALEXANDRIE 297

Le gnostique 297

Présentation 297

1. Idée générale de la Gnose 299

2. De la fausse Gnose 302

3. De la vraie Gnose 305

4. La gnose consiste dans une habitude d’amour et de contemplation. 308

5. La gnose est une habitude de charité pure et désintéressée 312

6. La gnose est une contemplation permanente 318

7. La gnose est un état d’impassibilité 323

8. La gnose est la passiveté des mystiques 327

9. La gnose est un état où l’âme n’a plus besoin des pratiques de la piété ordinaire 330

10. La gnose parfaite exclut tout désir excité 334

12. Le gnostique voit Dieu face à face et est rassasié. 346

13. Le gnostique a le don de prophétie 350

14. La gnose est un état apostolique 355

16. La gnose est fondée sur une tradition secrète 368

PLOTIN 383

Traité  VI 9 DU BIEN OU DE L’UN 383

NOTICE 383

TRAITE VI 9 DU BIEN OU DE L’UN 389

Ennéade TraitéVI 7 DE L’ORIGINE DES IDEES : DU BIEN 405

NOTICE 405

I. — Du Monde intelligible (ch. i-xiv). 405

II. — Le Bien (ch. xv-xiii). 411

Traité  VI 7 Comment est née la multiplicité des idées : du Bien 423

TABLE DES MATIERES 469

fin 473



fin


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1Nombreux sites proposant des téléchargements, dont www.cheminsmystiques.fr

2 Systèmes devenus caducs, idéologies condamnées par expériences, référentiels évolutifs sous contraintes cosmologiques.

3 Chronologie mystique I Des origines à 1600 et Chronologie mystiques II De 1600 à nos jours.

4 L’extrémité de l’Asie a subi deux vagues d’invasions («les peuples de la mer» du ~XIIe siècle AC, les «barbares» Huns au Ve siècle DC). «Les livres» (= la Bible, biblia, βιβλία des traducteurs grecs) ont maintenu une continuité entre cultures du croissant fertile et égyptienne et culture gréco-romaine, puis de nouveau entre cette dernière et l’Europe chrétienne avant que notre Renaissance ne prenne relais. D’où leur importance justifiée même si elle fut pesante prise à la lettre.

5 Roger Bastide, Les problèmes de la vie mystique, Armand Colin, 1931, Introduction.

6 Présentation “verticale” chronologique et non “horizontale” par Traditions : Chronologie mystique I Des origines à 1600, Un Florilège établi par Dominique Tronc, coll. ‘Chemins mystiques’, 2017, Présentation, 7 sv. - Voir aussi Synthèses et Études I, Dominique Tronc, Lulu, 2020, 80-82, 92-97, 137-141.

7Benoît de Canfield, Règle de perfection III, 7, éd.  Arfuyen, 2008.

8Lilian Silburn, « Le Vide, le Rien, l’Abîme”, Coll. Hermès n° 6, 1969.

9Entrée : «~1370 Le Nuage d’Inconnaissance».

10Galates 2, 20.

11 Une moyenne ! ici onze auteurs  pour sept au tome suivant « II. Antiquité Ve-Xe siècles ». Plus tard moins de figures sont bien représentées, mais on y associe des « brindilles » expliquées ou regroupées, telles les sections «  Le bouddhisme ancien » du tome X, le « Tao poétique » du tome XII. — Un thème prend alors la place de figures individuelles.

12 “Les mots ajoutés à la traduction sont encadrés par des crochets [ ]. Les mêmes crochets juxtaposés signalent que des mots ont été supprimés.” Dhorme, clxxxii).

13 Vide entre crochets introduit par E. Dhorme.

14 Jeanne Hersch, L'étonnement philosophique, Une histoire de la philosophie, Gallimard, 36 sv.

15 Entre Platon m. 347/348 AC et Plotin m. 270. Voir Bréhier, Histoire de la Philosophie, PUF Quadrige 392, 398-399.

16 Dictionnaire de Spiritualité, Philon d’Alexandrie, fasc.12, 1984, col. 1352-1374, citations col. 1355, 1358, 1367, 1373. et Bréhier, op.cit., cit. 394.

17 Les œuvres de Philon d’Alexandrie : 29/ De Vita Contemplativa, Introduction et notes de FDaumas, traduction PMiquel, Éditions du Cerf, 1963.

18 L’étude est passionnante. J’omets ses parties techniques et toutes ses notes. L’étude couvre les pages 11 à 76, soit la moitié du volume n°29/De Vita Contemplativa, op.cit.

L’autre moitié se partage entre texte grec, notes, traduction en pages impaires. Je livre la traduction entière en sauvant quelques notes. Je ne peux m’empêcher de citer ici la conclusion de l’étude qui va au-delà de la restitution d’un écrit d’un ‘philosophe’:

[…] “Philon avait lu et médité les pages merveilleuses de l'Éthique à Nicomaque sur la béatitude procurée par la vie de l'esprit et sur la supériorité de la vie contemplative : « Si donc l'esprit, par rapport à l'homme, est divin, une existence conforme à l'esprit sera, par rapport à la vie humaine, divine. Il ne faut donc pas suivre ceux qui conseillent de ne songer qu'aux choses humaines, puisque nous sommes hommes, et de refuser les immortelles, puisque nous sommes mortels. Au contraire, dans la mesure du possible, nous devons nous rendre immortels et tout faire pour vivre en conformité avec la partie la meilleure de nous-même ; car le principe divin, si faible qu'il soit par ses dimensions, l'emporte et de beaucoup sur tout par sa puissance et sa valeur. » Il [Philon] avait trouvé chez les Thérapeutes une vie conforme à cet idéal. Cela l'a amené même à préciser le sien. Aussi cet esprit enclin au mysticisme a-t-il dépassé quelque peu les sommets, déjà élevés, où tendait Aristote, et a-t-il atteint une attitude spirituelle d'amitié divine qu'il a décrite ailleurs comme "l'union avec le Dieu qui aime à donner". [...]



19Lois particulières – l’Abraham – Commentaire allégorique des saintes Lois, textes cités auparavant. (Oeuvres de Philon aux éditions du Cerf n°24-25, 14, 2).

20Lire le bel Hymne d’Akhnaton ~1350 AC (in D. Tronc, Poésie Mystique en Occident I , Lulu, 2020, 14-17).

21 Ajout du traducteur

22 Sur les demi-dieux, les sarcasmes de Clément dépassent les moqueries de Philon, puisqu’il les compare à des mules : cf. Protreptique, II, 41, 4, p. 99. Ce sont des lieux communs de la littérature juive qu’amplifiera la littérature chrétienne. NDE.

[DT : J’omets de nombreuses notes, car elles sont le plus souvent très érudites. Ici, cette première note retenue au fil de la reprise de traduction est la cinquième dans l’édition Daumas].

23 La populace alexandrine était «adonnée aux superstitions pour TACITE (Hist., IV, 71). Aussi, on comprend que l’apologétique juive avait eu beau jeu. NDE.

24 Guerriers troyens peu estimés d’Homère.

25 «Or ces hommes divins et incomparables ont progressé, je l’ai dit, de bas en haut, comme par une céleste échelle, induisant par un raisonnement vraisemblable le démiurge à partir de ses œuvres. Mais si certains ont été en mesure de le saisir par lui-même, sans s’aider pour cette contemplation d’aucun autre mode de pensée, il faut évidemment les ranger parmi les saints et authentiques serviteurs et amants de Dieu.» Praem. 43 (trad. Beckaert). Dans Confus. 97, Philon définit la philosophie «s’efforcer d’avoir une vision claire des choses divines».

26 C'est une sorte de grâce admirablement décrite dans Her. 69-70 : « Ainsi donc, mon âme, si tu ressens le désir d'hériter des biens divins, ne quitte pas seulement « ton pays », le corps, « tes parents », les sens, « la maison de ton père », la parole, mais prends la fuite et sors de toi-même. Comme les gens possédés de Dieu ou pris de fureur corybantique, sois saisie de transports divins à la manière des prophètes quand Dieu les inspire. Car c'est quand l'esprit est possédé de Dieu, qu'il n'est plus maître de lui-même mais agité et comme affolé par un brûlant amour du ciel, qu'il est entraîné par l'Être véritablement existant et attiré par Lui dans les régions d'en haut, tandis que la Vérité lui montre le chemin et ôte les obstacles de sa route pour qu'il s'avance sur une voie large et sans encombre, c'est alors qu'il jouit de l'héritage. » E. HAVET (Le Christianisme et ses origines, Paris 1878, t. III, p. 407) avait déjà finement noté chez Philon les linéaments d'une pensée sur la grâce.

27 Lieu commun dans l’enseignement du temps. On le retrouve chez CICÉRON, Tusc., V, 39, 114-115; De finibus, V, 29, 87. Allusions à la négligence de Démocrite pour ses propriétés, HORACE, Épîtres, I, 12, 12-13. Et pour Apollonios de Tyane, on sait qui «il s’attacha ceux de ses parents qui étaient dans le besoin en leur donnant sa fortune, ne se réservant pour lui-même que peu de choses; il disait que lorsque Anaxagore de Clazomène avait abandonné ses terres aux bœufs et aux moutons, il s’était montré philosophe plus pour les animaux que pour les hommes» (PRILOSTRATE, Vie d’Apollonios de Tyane, I, 13). NDE.

28 [...] Festugières, Révélation, I, 312 s. JAMBLIQUE (De vita pythagorica, 15, 65), écrit : «Vers le soir, il faut, avant de se livrer au sommeil, éviter les conversations, éloigner les agitations et les bruits de la journée, purifier son intelligence troublée, se rendre calme et propre à recevoir des rêves salutaires.» Depuis longtemps, les sages égyptiens avaient tenu grand compte des songes, et y voyaient un moyen donné par Dieu aux hommes, parmi d’autres, d’écarter les coups du sort :

«Il (Dieu) a mis à leur disposition la magie pour être une arme,

Pour repousser le coup des événements funestes

Et le songe aussi bien la nuit que le jour.»

C’est ainsi qu’un roi de la dynastie héracléopolitaine, avant 2 000, s’exprimait dans un développement sur la Providence divine (Enseignements pour le Roi Merikarê, P 136-137; voir VOLTEN, Zwei altâgyptische politische Schriften, Copenhague 1947, p. 75). Mais à l’époque de Philon à peu près, un livre de sagesse démotique (cf. F. LEXA, Papyrus Insinger, Paris 1926 et P. A. BOESER, Trans-kription und Ûbersetzung des Papyrus Insinger, Leyde 1922) contient ces vers qui sont bien dans l’atmosphère de l’écrivain alexandrin :

«Il produit le sommeil qui éloigne la fatigue et la veille pour se préoccuper du nécessaire.

“Il produit les remèdes qui éloignent les maladies et le vin qui fait passer la tristesse.

“Il produit le rêve pour montrer son chemin à celui qui en a été gratifié, durant son aveuglement.»

Sur ces rêves, dont les meilleurs semblent avoir été obtenus de jour pendant le sommeil cataleptique, et le moyen d’en obtenir, cf. Notre « Sanatorium de Dandara», dans le Bulletin de l’Institut français du Caire, t. LVI, 1957, p. 50 s. Sur l’ensemble de la question, voir l’étude très complète de SAUNERON, Les songes et leur interprétation, coll. Sources Orientales, Paris 1959, p. 19-61.

29 Il s’agit du fameux triangle rectangle sacré, dont les côtés avaient respectivement pour longueur 3, 4, 5. [...]

30 François de Fénelon, Le Gnostique de saint Clément d’Alexandrie, la tradition secrète des mystiques, Arfuyen, 2006.

31Avec le court Pédagogue, les abondants Stromates, le bref Protreptique, un appel pressant à la conversion, Clément veut fournir les matériaux nécessaires au public très divers de «l’école chrétienne» d’Alexandrie, qu’il enseigne vers 190.

32Selon Eusèbe, Hist. Eccl. VI 13,4 : «Dans les Stromates, il ne fait pas seulement une tapisserie de ce qu’il tire de la Sainte Écriture… il rapporte et développe aussi les doctrines de la plupart des Grecs…»

33Pour faire entrer doucement dans l’âme (Littré, 3e sens).

34qu’il enveloppe : qu’il cache (Littré, 4e sens).

35rien de distingué : pas séparé.

36I Cor. 2, 15 : «l’homme spirituel juge de toutes choses, et lui ne peut être jugé de personne.» (trad. Amelote, 1687).

37I Jean 2, 27.

38Dans son «Examen de la IXe conf. de Cassien», rédigé le même été 1694, Fénelon souligne «la perpétuelle continuité d’oraison… l’immobile tranquillité de l’âme» («Examen» publié avec les Justifications de Mme Guyon, 1790, t. III, 335).

39Stromates, livre II, chap. 20, 177-178 (référence valide pour les deux citations de ce paragraphe, et pour la suivante). Fénelon utilisait l’édition gréco-latine des œuvres de Clément parue en 1629 à Paris, qu’il a généralement retraduit sur le grec. (Cognet).

40Les rapports entre les nicolaïtes et le diacre Nicolas demeurent encore aujourd’hui obscurs.

41Épiphane de Salamine (-403), auteur du Panarion ou «boite à drogues», qui aborde plus de soixante hérésies.

42Réputé adepte des plaisirs, ayant écarté les critères du bien et du mal.

43Au chap. 7.

44Str. VII 9.

45Clément s’oppose avec modération aux «parfaits» et orgueilleux valentiniens, aux marcionites se livrant volontairement au martyre, aux nicolaïtes. Il établit de nombreux parallèles au moyen de citations illustrant le «travail préparatoire» réalisé par les philosophes grecs.

46«Le temple de la spiritualité fénelonienne se dresse… sous la forme auguste d’une basilique. Le point central est l’autel du pur amour.» (Dudon, Le Gnostique…, 1930, Préface, p. 147).

47Str. II 6, 31; IV 7, 52.

48Str. IV 7, 54 ; I Cor. 13, 13.

49Str. VII 12, 77; VII 10.

50Str. VII 2, 6.

51Str. VII 10, 57.

52Str. VI 11, 97 ; 12, 101.

53Str. IV, 15; I Cor. 8.

54Str. IV 16, 100 ; VII 10, 55; IV 16, 101.

55Str. VI 13, 132; II Cor. 10, 1 min 5 s-16; Str. VI 18, 164.

56Str. II 9, 45. Le mot attribué à saint Mathias circulait dans les cercles de Basilide, Isidore, Valentin.

57Str. VII 7, 44; 11, 62.

58Str. VII 7, 48.

59Str. VI 9, 72; VII 14, 86; IV 22, 139.

60Str. VII 7, 46.

61Justifications, t. III, 1790, «Examen de la Xe conf. de Cassien», p. 360 : «Cette formule donnée par les plus anciens Pères est, Deus in adjutorium meum intende. [réf. en note : “Ps. 69, v. 2 : ‘Mon Dieu, venez à mon aide.’].

62Justifications, t. III, 1790, «Examen de la IXe conf. de Cassien sur l’Oraison continuelle», p. 335 : «La fin que le Moine se propose… et la perfection de son cœur, c’est de tendre… à l’immobile tranquillité de l’âme…»; p. 361 : «Méditez donc, dit Isaac… en dormant…»

63Str. IV 22, 139 ; V 11, 71; 11, 76 pour les justifications suivantes.

64Str. IV 25, 155. Clément assemble ici des fragments empruntés à Euripide, Platon, Homère.

65Str. VII 1, 2-3.

66Str. V 11, 73.

67Str. IV 9, 10.

68Str. IV 6, 29 ; 6, 30.

69Str. IV 18, 112.

70Str. IV 22, 135–136.

71Str. IV 22, 137–138 ; 144 & 146.

72Str. VII 3, 19.

73Str. VII 11, 67; 12, 73.

74Jac. II 8, 12.

75«Vous ne sauriez être trop passif selon les desseins de Dieu sur vous; mais comme votre cœur doit toujours être également ouvert pour recevoir les opérations de Dieu sans y mettre rien du vôtre… il faut vous laisser conduire comme une chambre qui laisse tout entrer et sortir…» (Lettre de madame Guyon à Fénelon, 26 décembre 1689). — passiveté mystique permettant l’in-action divine.

76abnégation : renoncement.

77Str. VII 7, 44.

78Str. IV 22, 139.

79Théologie mystique I, 1 : «… elle emplit de splendeurs… les intelligences qui savent fermer les yeux.»

80Montée du Carmel, livre 2, chap. 4 : «… l’âme doit se tenir dans les ténèbres… afin de se laisser guider par la foi…»

81Str. VI 9, 73.

82Str. VII 7, 35 sv.

83I Cor. 2, 15; Gal. 6, 1.

84Str. VI 9, 77.

85Inamissible : qui ne peut se perdre.

86Str. VII 7, 46-47; 10, 57.

87À la fin du chap. 4.

88Str. VII 11, 62.

89Str. VII 12, 70; 12, 78; 11, 68.

90Str. VII 1, 3; VI 9, 73.

91Str. VII 11, 68.

92L’état du sage qui méprise la douleur ou même qui ne la perçoit plus. (Lalande).

93Str. VI 9, 73-74.

94Traité de l’amour de Dieu, livre IX, chap. 15.

95Str. VII 1, 3; 11, 67.

96pathiques : ceux qui demeurent sujets à leurs passions.

97Str. VI 9, 74-75.

98Str. IV 23, 152.

99Str. VII 7, 45; 11, 67.

100Str. VII 12, 71; IV 22, 137 ; VII 14, 86.

101Montée du Carmel, livre I, chap. 13; Nuit obscure, livre I, chap. 12.

102Le mot passiveté (et non passivité) est réservé à cet état.

103I Cor. 2, 14.

104Str. VI 12, 104; 17, 157.

105Str. VII 2, 9.

106Rom. 12, 2.

107Str. VII 2, 14; VI 18, 168; VII 138, 3.

108Str. VII 13, 83; IV 23, 152.

109Reprise de 1. Idée générale de la gnose : «… et l’un [Cassien] et l’autre [saint Clément] assurent que tout ce que fait l’âme alors est de Dieu même.».

110I Cor. 6, 2.

111Str. VI 9, 74.

112Str. VII 7, 40.

113Str. VII 2, 12.

114Str. VII 6, 33; VI 11, 91.

115Str. VII 10, 57; 10, 56; VI 9, 71.

116Traité de l’amour de Dieu, livre IX, chap. 15.

117Nous n’avons pas retrouvé cet hapax : il s’agirait d’une communication partagée.

118Str. VII 7, 44.

119Str. VII 7, 38; 7, 46.

120Str. VI 12, 101; VII 7, 49; VI 9, 78.

121Str. IV 22.

122Str. VII 12, 72; 7, 43.

123Str. VI 9, 73.

124Str. VII 7, 46.

125Traité de l’amour de Dieu, livre IX, chap. 9.

126Fénelon explicite la «réponse» donnée précédemment (Str. VI 9, 73).

127Str. VII 7, 49.

128Str. VII 16, 101; 13, 82.

129Str. VII 16, 95; 3, 16; VI 9, 76.

130Str. III 5, 2; VI 9, 72.

131I Cor. 6, 16 : «… celui qui se joint à une prostituée est un même corps avec elle». (Sacy).

132Str. VI 9, 76; IV 23, 152.

133Str. II 21, 128.

134Str. VII 7, 44; VI 9, 71.

135Jac. 1, 18.

136Rom. 8, 23.

137Str. VI 7, 61; IV 19, 119.

138Str. III 5, 42 ; IV 16, 107.

139Str. VI 8, 70.

140Cantique spirituel, strophe 27.

141Str. VI 8, 68; VII 16, 104; VI 9, 75.

142Str. VI 9, 77; VII 12, 74; 12, 76; VI 12, 104.

143Str. II 12, 53; VI 9, 77.

144Matthieu 13,11 sur les mystères du Royaume — Str. VI 15, 132; 13, 132 pour la comparaison avec Josué et Caleb.

145Str. VII 14, 88; 16, 94; 16, 27.

146Cassien, Instr. V 34.

147Gregorio Lopez (1542-1596) mystique dont la culture inhabituelle fut acquise probablement à la Cour de Philippe II, partit jeune au Mexique où il vécut en anachorète. Son Explicacion… del Apocalipsis fut publiée en 1678. Sa Vida… rédigée par son compagnon Losa, publiée en 1613, fut traduite par le jésuite Conart en 1644, puis par le janséniste Arnauld d’Andilly en 1675. Ce beau témoignage enflamma l’imagination des lecteurs à la recherche de figures comparables à celles des Pères du désert.

148Hiérarchie céleste, [376D] : «Ayant eux-mêmes reçus… la plénitude du don sacré… chargés par la Bonté théarchique de répandre ce don au-dehors… ils ont nécessairement humanisé le divin…». (trad. Gandillac).

149In Psalmos, 113.

150Str. VI 9, 73; VII 7, 38; IV 22, 136 ; VII 3, 13.

151Str. V 11, 71; VII 10, 55.

152Str. VI 9, 71-72.

153Str. VI 8, 70; 15, 116.

154Str. IV 21, 130 ; VII 1, 4.

155Str. VI 17, 158.

156Str. VII 12, 77.

157Str. VII 12, 67.

158J. — M. Guyon, Vie 3.10.3 : «C’est un tourment excessif… Il n’est jamais causé par réflexion et n’en peut produire aucune… Il ne purifie point… On n’ignore point que c’est pour des âmes que l’on souffre…»

159II Cor. 2, 29.

160I Pierre 4, 10 : «Que chacun de vous emploie pour le service du prochain le don qu’il a reçu, comme étant de fidèles dispensateurs des diverses grâces de Dieu.» (Amelote).

161Joël II, 28; Actes II, 17.

162Entretien avec «l’ami de Dieu», l’an du Seigneur 1346, dans la ville de Cologne (v. Notice historique… traduite de Surius par Noël, t. I, 1911).

163Cercle de disciples constitué autour des activités de Catherine auprès des malades et des pauvres (Hôpital des incurables fondé en 1499).

164Outre le franciscain Arnaud, le «bon copiste» auquel Angèle de F. (1248-1309) dicte le Livre des visions et instructions, quatre lettres évoquent un cercle de fidèles.

165Str. VII 12, 73; 16, 104.

166Str. VI 18, 167.

167Str. VII 1, 2.

168Str. IV 21, 133.

169Str. VII 10, 33; I Cor. 14, 6; Str. VII 10, 39.

170Str. VII 16, 101.

171Str. IV 9, 75 ; VII 13, 83.

172Nuit obscure, livre II, chap. 24 : «Ma demeure étant pacifiée», «§ 3. Ce repos et cette quiétude de la demeure spirituelle, l’âme l’obtient selon l’habitus d’une manière parfaite, autant du moins que cette vie mortelle en est susceptible». (trad. Marie du Saint-Sacrement).

173Enchiridion, 110.

174Str. IV 22, 146.

175Str. VII 10, 56-57.

176Coll. X, chap. 10.

177Nuit obscure, livre I, chap. 8 : «… il ne s’écoule pas un long temps avant qu’elles y entrent, et la plupart d’entre elles y entrent.»

178Str. VII 16, 104.

179Str. VI 15, 131.

180Str. VII 10, 55-56.

181Str. VI 18, 164-165.

182Coll. X, chap. 10.

183Str. VII 1, 1.

184Str. IV 15, 97.

185Str. 1, 1; Eusèbe, Hist. Eccl. V, 11.

186Str. VII 1, 2.

187Str. I 10, 49; VII 14, 88.

188Str. VII 3, 13; VI 18, 163.

189Str. VII 18, 110.

190Str. IV 2, 3.

191Str. VII, fin.

192Str. I 1, 13; 1, 14.

193 PLOTIN, Ennéades VI2 Trad. E. Brehier, « Les Belles Lettres », Paris, 1963, VI 9, NOTICE, 163 sv. - VI 9 DU BIEN OU DE L’UN, 170 sv. - Notre’ édition des Ennéades couvre sept tomes. La notation est assez confuse, mélangeant chiffres romains et latins en hauts de pages ou tables: I Vie de Plotin, Traités1 à 9 ; II 1 à 9 ; III 1 à 9, ;IV 1 à 9 ;V 1 à 9, ;VI1 1 à 5 ; VI2 6 à 9 ; au total les 54 traités (dont les deux reproduits en ce fin de tome : VI 9 suivi de VI 7). - Nouvelles traductions disponibles sous la direction de Pierre Hadot et al.


194PLOTIN, Ennéades VI2 Trad. E. Brehier, « Les Belles Lettres », Paris, 1963, VI 7 NOTICE, 43 sv. - VI 7 DE L’ORIGINE DES IDEES : DU BIEN, 66 sv.

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